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Copyright 2021 Dominique Tronc

Cabinet mystique

CARMES I Jean de Saint-Samson – Dominique de Saint-Albert – Maur de l’Enfant-Jésus



CARMES I




Jean de Saint-Samson

Dominique de Saint-Albert

Maur de lEnfant-Jésus






JEAN DE SAINT-SAMSON

Un Florilège

présenté par Dominique Tronc


Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi.

Le Cabinet mystique (Première partie)

Textes choisis dans l’ensemble de l’œuvre

Direction de Dominique de Saint-Albert

« Autorité » pour Madame Guyon

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples

Pour aller plus loin !







Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi

Le Cabinet mystique & extrait de l’Œuvre assemblée par le Père Donatien de Saint Nicolas. Sources manuscrites.

Textes choisis.

La direction de Dominique de Saint-Albert

Une autorité pour Madame GuyonTextes et études assemblés par Dominique Tronc















Présentation


Cet ouvrage prend la suite du Vrai Esprit du Carmel réduit en forme d’exercice pour les âmes qui tendent à la Perfection... édité en 2012 dans la collection «Sources mystiques» du Centre Saint-Jean-de-la-Croix.

Il poursuit ma restitution de l’assemblage établi par le Père Donatien de Saint-Nicolas et paru en 1658. Le Vrai Esprit couvrait de la première page des œuvres 1 à la page 133, suivi d’un Cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées qui couvrait les pages suivantes jusqu’à 224. Donatien poursuit ensuite un assemblage qui couvrira plus d’un millier de grandes pages 2.

Je prolonge une restitution très partielle en me limitant à la première partie du Cabinet mystique, des pages 134 à 192, décrivant un «plateau mystique» atteint après une rude montée.

Comme pour le Vrai Esprit j’ai retrouvé en partie les sources manuscrites qui sont présentées et corrélées à la suite du texte de Donatien. Il revoit et simplifie au détriment d’un souffle qui traverse les dictées du grand carme aveugle. À la décharge de Donatien, il s’agissait de faire apprécier un maquis de dictées plus ou moins fidèles à l’exposé oral.

J’ai complété largement ce bref texte par un florilège privilégiant des lettres adressées surtout au disciple bien-aimé et autre mystique accompli, Dominique de Saint-Albert, disposant cette fois d’une édition établie par S. Bouchereau et parue dans une revue difficilement accessible.

Puis au-delà du présent travail, que faire? Depuis 1950, l’année de parution du travail majeur de S. Bouchereaux, peu d’entre nous ont pris le relais. À ma connaissance trois ont commis des études fournies3 : mon ami Max de Longchamp, le grand carme Hein Blommestijn et moi-même. Une édition intégrale des meilleurs manuscrits, ceux du fond de Rennes, nous livre trois volumes totalisant déjà presque 800 pages (mais seulement un petit quart des 4000 pages manuscrites), mais n’a pu être poursuivie. Le fallait-il? Qui entreprendrait la lecture d’un tel corpus inégal?

Max de Longchamp propose une approche introduisant un choix de cinq traités abordant les «questions essentielles auxquelles se confrontent les âmes d’oraison». Je reconnais son souci pastoral. Il présente lumineusement ces pages. Pour aller plus loin, on lira les études érudites de Bouchereaux suivi par Blommestijn.

J’ai photographié les manuscrits de Rennes en distribuant les milliers de photographies établies sur banc par doubles pages en suivant l’inventaire établi par les archives d’Ille-et-Vilaine avec contribution de S. Bouchereau qui recommande d’éviter tout mélange! Ainsi de génération en génération un souci de préserver et de transmettre se transmet.

Je recommande donc d’oublier l’idée d’une reconstitution hasardeuse et déformante d’une œuvre qui ne fut que dictée à l’aventure d’un transcripteur souvent novice puis futur spirituel disciple de Jean. On a aujourd’hui tout ce qu’il faut pour ouvrir le dossier Saint-Samson. Dans ce but je propose un fil conducteur et je suggère une approche progressive.

Il s’agit certes d’un gros dossier requérant effort, mais il s’agit surtout de retrouver le plus grand des mystiques français. Je l’égale à l’autre Jean (de la Croix) dont l’œuvre fut mutilée. Notre second Jean n’a pu être reconnu comme nous venons d’en exposer les raisons concrètes : dictées au sort aventureux, imprimés infidèles.

Voici donc en ouverture à ce travail poursuivi de restitution partielle d’un couronnement au Vrai Esprit par la première partie du Cabinet mystique un mode d’emploi (ouvrant sur quelque rappel de que nous venons de souligner).

Il est bâti sur un état des lieux aujourd’hui devenu favorable : plusieurs ouvrages publiés depuis la grande thèse publiée chez Vrin en 1950 et leur mise à disposition en photos doubles pages sur notre base «JEAN DE SAINT-SAMSON»; de même pour le principal fond manuscrit, œuvre d’un bon copiste qui ne requiert guère qu’une heure pour se familiariser avec ses rares abréviations.



Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi.


Jean de Saint-Samson est l’auteur mystique français le plus important du dix-septième siècle, mais méconnu, car le plus problématique vu de ses sources textuelles.

L’aveugle a dicté aux novices qu’il a ainsi formé. On possède des sources manuscrites fiables à Rennes et des imprimés d’époque. La dernière édition par Donatien en deux volumes in-folio publiés à Rennes en 1658 s’est imposée.

II est préférable de recourir aux sources manuscrites, car Donatien a fortement adapté et protégé son maître. Cependant les quatre mille pages qui nous sont parvenues sont issues de nombreuses dictées de qualité variables, le sens mystique profond dépendant de la compréhension de tel auditeur-transcripteur. L’oralité du maître entraîne fréquentes répétitions et absence d’une organisation suivie dans l’exposé.

L’«Œuvre» de l’aveugle ne peut être reconstituée (et ne serait guère complète : certains manuscrits attestés ont disparu) tandis que la compilation de ce qui reste — les quatre mille pages pour Rennes seul -- serait indigeste. Ceci justifie partiellement le travail à la serpe commis par Donatien en conformité avec l’esprit du temps.

On dispose aujourd’hui de quoi? Trois premiers tomes d’un projet d’édition intégrale en dix tomes des seuls manuscrits de Rennes. S’y ajoutent des textes bien choisis par Max de Longchamp. Puis notre édition du Vrai Esprit du Carmel associe l’ouverture construite par Donatien pour son grand œuvre publié en 1658 à une partie retrouvée de sources manuscrites. On y vérifie la liberté, l’adoucissement et certaines précautions prises par le disciple-éditeur4.

Je propose de préférence à toute entreprise éditoriale majeure le recours à un vaste dossier associant l’in-folio de 1658 aux archives de Rennes et aux éditions modernes, soit l’essentiel ici assemblé et harmonisé. Son fil conducteur est fourni par la table de 1658 associée au descriptif détaillé des archives de Rennes avec renvois aux éditions modernes. L’ensemble informatique est autonome. C’est probablement une direction inhabituelle, mais elle prépare le bon accord avec une évolution technique en cours où la linéarité du récit classique ou «livre» est sacrifiée par la facilité d’établir des liens entre sources images et textes voire sur un même écran.

L’ensemble informatique que je présente est autonome. C’est probablement la direction adaptée à une évolution qui menace à terme le support linéaire du livre tel qu’il s’est établi depuis cinq siècles.

Le fil conducteur reprend successivement les éditions modernes disponibles, la table de Donatien de 1658, le relevé des archives départementales d’Ille-et-Vilaine, lettre H boîtes 39 à 43, dossiers d’origine par boîte.

Éditions, table et relevé sont associés par soulignement des dossiers lorsqu’ils peuvent être remplacés au moins partiellement par une édition moderne.



Éditions modernes

La bibliographie récente comporte les principaux ouvrages qui suivent :

La Réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson par Suzanne-Marie Bouchereaux, Paris, Vrin, 1950. (490 pages)

O.E.I.L. :

Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, Texte établi et présenté par Hein Blommestijn, O. Carm et Max Huot de Longchamp, «Sagesse chrétienne», O.E.I.L., Paris, 1984. (157 pages) [L’Aiguillon, les flammes... & L’Epithalame]

Jean de Saint-Samson (1571-1636) L’Eguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’Amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu et dieu mesme, Edition du manuscrit de Rennes, Introduction et commentaire, Auctore Hein Blommestijn, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Romae, 1987. (397 pages)

F.A.C. (3 vol.) :

Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 1 L’aiguillon, L’éguillon, les flammes, les flèches, e tle miroir de l’amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu en Dieu mesme, Edition critique par Hein Blommestijn, O. Carm., Institutum Carmelitanum — Rome & FAC-éditions – Paris, 1992. (136 pages).

Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 2 Méditations et Soliloques 1, Edition critique par Hein Blommestijn, O. Carm., Institutum Carmelitanum — Rome & FAC-éditions – Paris, 1993. (371 pages)

Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 3 Méditations et Soliloques 2, Edition critique publiée par Hanneke Hooft, Edizioni Carmelitane — Rome & FAC-éditions — Paris, 1999. (289 pages).

S.C. :

Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’Amour, Textes établis et présentés par Max Huot de Longchamp et Hein Blommestijn, «Sagesses chrétiennes», Ed. du Cerf, 1989. (206 pages. Disponible) [cinq textes présentés individuellement : La pratique essentielle de l’amour, Exercices de l’Amour suprême, Le retour de l’épouse à son Epoux, Exercice de l’amour simple, Résumé de la vraie liberté]

VE :

Jean de Saint-Samson, Le Vrai Esprit du Carmel, Œuvre assemblée par le Père Donatien de Saint-Nicolas – Sources manuscrites, édition critique présentée par Dominique Tronc avec une étude par le Père Max Huot de Longchamp, «Sources mystiques», Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2012. (607 pages. Disponible).

CM:

Cabinet mystique associé à un florilège dont des lettres & Lire Jean de Saint-Samson, mode d’emploi, le présent volume, 2018.


On est reporté à certaines de ces éditions par soulignements dans la liste des Œuvres spirituelles et mystiques de 1658 ou dans le catalogue des manuscrits de Rennes (selon que l’édition privilégie la source imprimée de Donatien ou qu’elle est une transcription de manuscrits).

Je suggère l’approche du grand mystique suivant la progression suivante :

(1) S.C. pour ses lumineuses présentations et les textes adaptés à la lecture moderne,

(2) VE précédé d’une présentation de Jean de St-Samson; permet de comparer pas à pas Donatien à quelques-unes de ses sources,

(3) CM élargi par l’adjonction d’un florilège et proposant une approche sur dossier qui met en relation les publications et les manuscrits sources,

(4) O.E.I.L. pour L’éguillon et l’épithalame,

(5) F.A.C. respectant rigoureusement les ms de Rennes,

[6) [ou mieux en (1)!] recours à ma base «JEAN DE SAINT-SAMSON» permettant le recours direct aux manuscrits de Rennes ainsi qu’aux études dont et depuis Bouchereaux. Ses photographies en haute résolution5 sont distribuées sous des répertoires respectant le catalogue détaillé infra. L’arborescence de ~160 dossiers soit ~7000 fichiers couvre ~6 Go.

On aura ainsi l’accès facilité au moins matériellement à Jean de Saint-Samson, le mystique cité le plus abondamment (en compagnie de l’autre Jean et de Catherine de Gênes) par madame Guyon, dernière très grande figure mystique du même siècle.

Jean de Saint-Samson a été occulté pour des raisons très matérielles, mais les saisies multiformes (parfois informes) de ses dictées n’ont pas été largement détruites comme ce fut malheureusement le cas d’écrits de Jean de la Croix6.



Liste de 1658 & catalogue des ms. de Rennes 

Voici en corps réduit la liste de l’édition 1658 suivie du catalogue des manuscrits de Rennes7. Elle n’est à ce jour que très partiellement soulignée...

Reprise de l’Introduction établie par Blommestijn, page 90 et suivantes :

... Je donne seulement cet advis aux mistiques consommez, affin que s’ils les desirent voir en leur pureté et vérité, ils aient recours aux originaux, lesquels ils trouveront bien plus amples en beaucoup d’endroits. Ledit père en aiant beaucoup retranché, et en plusieurs endroits des livres qu’il a faict imprimer, lesquels i'ay veüe et confrontez. C’est pourquoy les souverainement mystiques seront bien plus satisfaicts des originaux ou des coppies faictes sur iceux, pourveu qu’elles soient si bien corrigées qu’elles soient du tout semblables aux originaux. Le R.P. Boniface confenne bien mon sentiment sur cela dans la relation qu’il a faict.8

Malgré le désir du P. Joseph d’une édition plus adaptée au caractère propre de la mystique de Jean de Saint-Samson et aux mistiques consommez, rien n’en a été fait depuis lors. Jusqu’à nos jours, les impressions de 1651-1659 restent en fait l’unique voie d’accès praticable aux écrits de Jean de Saint-Samson.

C’est donc pour nous un devoir de donner un aperçu du contenu des Œuvres spirituelles et mystiques de 1658-1659, dont les titres sont généralement cités :

Liste de 1658.

L. 1 : Le Vray Esprit du Carmel, 23 chapitres, 1-133 = VE

L. 2 : Le Cabinet Mystique adressé aux âmes plus illuminées, 17 chapitres en deux parties, 134-224 = CM (première partie)

L.3 : Règles de Conscience et de Conversation extérieure.

Traité 1 : Miroir de Conscience pour les personnes spirituelles, 224-242.

Traité 2 : Un autre Miroir des Consciences, 242-280.

Traité 3 : Règles de Conversation pour les personnes spirituelles, 280-301.

L. 4 : Le Miroir et les Flammes de l’amour divine, disposant l’âme à aymer Dieu en luy-mesme, 8 chapitres, 302-336.

L. 5 : Soliloques ou Entretiens intérieurs, affectifs et familiers, de l’Ame avec Dieu, 9 soliloques, 337-384.

L. 6 : Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’amour divin, 38 contemplations, 385-528.

L. 7 : Méditations pour les Retraites ou Exercices de dix iours, Première Partie. Des méditations appartenant à la Vie purgative, 30 méditations, 529-586.

L. 8 : Lumières et Règles de discrétion pour les supérieurs, 587-616.

L. 9 : Recueil de plusieurs lettres spirituelles, 80 lettres, 617-680 = CM partie lettres dont reprise Bouchereau pour Dominique de Saint-Albert

L. 10 : De la Simplicité divine, 5 traités, 681-744.

L. 11 : De l’Effusion de l’homme hors de Dieu, et de sa Refusion en Dieu par voye mystique, 3 traités, 745-781.

L. 12 : La Mort des saincts précieuse devant Dieu, ou les moyens de pâtir et mourir saintement, et dans l’esprit de Dieu, 9 chapitres, 782-846.

L. 13 : Observations sur la Règle des Carmes, 14 chapitres, 847-892.

L. 14 : La Conduite des Novices, 19 chapitres, 892-968.

L. 15 : Divers Traitez.

Traité 1 : De la perfection et décadence de la Vie Religieuse, 969-979.

Traité 2 : En quels cas on peut refuser, ou quitter la charge de Supérieur, 980-988.

Traité 3 : Lumières pour l’establissement et maintien des Réformes, 988-998.

Traité 4 : De la Sainte Communion, 998-1002.

Traité 5 : Des Possessions diaboliques, adressé à un Exorciste, 1002-1010.

Traité 6 : De l’Excellence et très-haute Dignité du Sacerdoce, 8 chapitres, 1010-1032.

Traité 7 : De la Force Chrestienne, 1032-1044.

Poésies Mystiques, 9 cantiques spirituels, annexe 1-16.

Les manuscrits originaux dont Joseph de Jésus parlait, 9 ne sont plus conservés, sauf un petit nombre de lettres. Les copies faites sur ces originaux sont conservées à Rennes, aux Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine : les liasses 39 à 44 du fonds Grands Carmes de Rennes.

Catalogue des ms.

Le catalogue de ces manuscrits nous donne un aperçu plus précis des écrits spirituels et mystiques de Jean de Saint-Samson. Il est donc utile de le reproduire ici, à côté de la table des matières des Œuvres imprimées :

Liasse 9 h 39 :

n. 1 : Exercice d’elevation d’esprit à Dieu, ff. lr-3r.

n. 2 : Stances et Sonnets et autres Cantiques tres mistiques, sur divers suiets en forme de vifs aiguillons de l’amour de Dieu, du mes-pris de soy mesure, et autres suiets, 127 cantiques spirituels, ff. 5r-147r.

n. 3 : Lettres de f. Jean de S. Samson, 39 pièces de papier.

n. 4 : Vie de f. Jean de S. Samson, collection établie par le P. Joseph de Jésus, ff. lr-195r.

Liasse 9 h 40 :

n. 1 : De la douloureuse agonie de nostre Seigneur au jardin. Exercice 6mc, ff. I r-7v.

n. 2 : La vie de nostre Seigneur en general, ff. 9r-21r.

Comme nostre Seigneur lava les pieds de ses Apostres, ff. 21r-25v. L’Exercice 5me de l’institution du tres saint Sacrement, ff. 25v-28v.

n. 3 : Traité de la fréquente Communion, fi. 29r-37v.

n. 4 : Advis pour la direction d’un bon confesseur, If. 39r-48r.

n. 5 : Lumieres et verités mistiques dans le flux et l’ordre de la divine Sapience, plusieurs desquelles monstrent evidemment la plus perdüe misticité du total de son simple obiect. Ce flux est large, simple, haut, secret et perdu, sans art, passant d’une verite à l’autre en sa naifve simplicité. Le tout tiré et deduit en deux volumes pour supreme plaisir du perdu mistiques, ff. 49r-139v.

n. 6 : Sommaire de la vraie liberté des plus perduz en l’Esprit, ff. 141r-148r. = S.C.

n. 7 : Regle de discretion pour discerner les bons et mauvais esprits, ff. 149r-152r.

Des mouvements des Diables et des bons Espritz, ff. 152v-154r. Collections de l’autheur, quelqu’uns desquelles il a simplifiées : Lumieres et verités touchant la discretion des Espritz. Le plus haut Estat de Sapience. Poursuitte du titre premiere. Autres Regles touchant la discretion des Esprits. Annotation 9e sur la conferance septiesme. Il y a d’autres Regles que l’on appelle de discretion des Espris, comme de S. Ignace et du Pere Jan de Jesus-Maria. Règles pour discerner les Esprits du B.H.P. Ignace de Loyola de la Compagnie de Jesus, ff. 154r-164v.

n.8 : Difference de la vraie simplicité de la seule nature, ff. 164r-176v.

n.9 : Le Retour et arrestée fruition de l’Epousc en son Époux en la vie vitalle de la mesme Épouse en jcelui, ff. 177r-198v. = S.C.

n.10 : Exercice de l’amour simple, profond et unique, digere pour les vrais amoureux de Dieu en soi meme, tant pour y entrer, le commencer de l’acquerir, que pour le poursuivre et le finir heureusement à sa tres grande gloire, ff. 199r-228v. = S.C.

n. 11 : Des exercices de l’amour unique, de l’Espouse à son Espoux. = S.C.

Conversation familiere de lame amoureuse avec Dieu. Que c’est qu’aspiration et ses effets. Traité de l’estat de l’amour pur. De lame blessée, outrée, et languissante d’amour, If. 229r-252v. Comme on cognoist les divers amours, le vray et divin, et le naturel, 6 advis, ff. 253r-270v.

L’Epithalame de l’Époux divin et incarné et de l’Épouse divine, en l’union conjugalle de son Époux, ff. 271r-290r. = F.A.C. 2 (335-360fin) & O.E.I.L. (127-155)

Que c’est que Religion et religieux (cf. 9 h 41, n. 1), ff. 291r-298v.

n. 12 : L’Eguillon et le miroir des vrais Carmes de notre observance, vrais Enfans de S. Elie, contenant et montrant le vray Esprit de notre Regle et sa vive Pratique, Premiere Partie, 14 chapitres; 2e Partie : Des œuvres de surerogation qui nous sont libres par notre Regle, Chap. quinziesme; Supplement de cet œuvre conte. nant diverses verités touchant les matieres de l’ordre dicclui appartenant aux superieurs, chap. 16e; Continuation de ce discours; Autre discours deduit en faveur des superieurs, ff. 299r-457r.

Traité de la correction deduit dans les concepts des Su peres. En conséquence de mon traité sur la Reigle, ff. 457r-477v.

Autre genre de desordre appartenant aux superieurs majeurs, If. 478r-480v.

Autres verités et lumieres, ff. 481r-482r.

Autres verités concernantes les superieurs, ff. 482r-513r.

Autres verités, ff. 513r-518v.

Liasse 9 h 41 :

n.1 : Le cabinet mystique des directeurs plus illuminés, 58 reigles, ff. lr-65r.

Que c’est que Religion et que d’estre religieux (cf. 9 h 40, n. 11), ff. 65r-69v.

n.2 : Plusieurs belles sentences des Peres que de Seneque, dont il a parafrazé les unes, meslé de son esprit en d’autres, et tourné en trançois les autres, ff. 71r-158r.

Beau discours de la vraie solitude, ff. 158r-160r.

n. 3 : Du bien jnfinj de la tribulation dedans les hommes en la merveilleuse gloire de Dieu, et en l’extreme bien d’eux mesmes et specialement en ce quj doit estre sainct, ff. 161r-176v.

n. 4 : De l’jnfinie Excellence de Dieu, et de l’jnfinie estime que les hommes en doivent avoir, ff. 177r-185v.

n. 5 : Exercices ordonnés pour la Recolection des dix jours, 30 méditations, ff. 187r-282v. = F.A.C. 2 (15-186)

Liasse 9 h 42 :

n. 1 : La chaine de toutes verités simplement fluées et reflués de la divine sapience : L’extreme difference des esprits, tant selon science que selon simple, profonde et perdiie sapience, et mesme dans les commencens à servir Dieu; Partie seconde : D’innombrables verités de sapience toutes enchaisnées les unes aux autres; Autres diverses verités mistiques propres aux directeurs; Autres verités mistiques tant pour les parfaits que pour ceux qui s’advancent; Des faux oysifs et de l’eminent repos dedans le mesme suplement de cest exercice; 3e Partie : De l’effusion des hommes hors de Dieu et la reffusion de certains d’eux en Dieu selon leur total; Compendieuse conduitte propre pour adresser une âme judicieuse; Que c’est que la discretion et de ces effets; Les causes de la ruine des hommes et comme on peut connoitre le commancement de sa réformation, ff. lr-148r.

n. 2 : Exercice journalier pour un seculier commençant. «tout ou rien, Tout ou rien, tout ou rien. Deus meus et omnia, tout ou rien»; Poursuitte de cet exercice; Advis touchant cet exercice, ff. 149r-170v.

Que c’est que abstinence, fi. 171r-178r.

n. 3 : Traitté pour les Superieurs de la discretion des esprits, 179r-268v.

n. 4 : La difference des premiers Religieux d’avec ceux de ce temps, ff. 269r-283v.

n. 5 : Autre traité de la differance des deux voies, mistique et commune, ff. 285r-316r.

De l’excellence de la pauvreté religieuse et la maniere de l’exercer deument en bien questant et de son contraire en ceux qui l’exercent mal, tant en mal questant que par tout ailleurs, ff. 317r-332r.

Discours de la vieillesse, ses divers effets dedans les hommes et combien ils la doivent craindre, ff. 333r-338v.

n. 6 : L’eguillon, les flammes, les fleches, et le miroir de l’amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu en Dieu mesme, ff. 339r-405v. F. A.C. 1 complet & O.E.I.L. (31-125) & Thèse Blommestijn

n. 7 : Bref et compendieux Confessionnaire, montrant à ceux qui tendent vivement à la perfection les fautes et pechés dont ils se doivent accuser, au moins tous les huict jours une fois, ff. 407r-462r.

Liasse 9 h 43 :

n. 1 : L’exercice des esprits amoureux, solitaires en leurs solitudes, digeré en forme de soliloque, tant pour les plus parfaits, que pour les moins parfaits, montrant l’excellence de l’amour Essentiel aux Hommes amoureux, et l’excellence de l’amour aux Hommes moins parfaits et de moindre vol, tres utile tant aux uns qu’aux autres, 30 contemplations, fi. lr-192r. = F.A.C. 3 complet

n. 2 : Exercice monstrant le port de nostre Religion, en faveur de ses plus saints Enfans, 8 chapitres, ff. 193r-248v.

n. 3 : Exercice actuel pour darder aux mourans les dards plus propres et plus convenables, qui soit possible de rencontrer et digerer en ce temps; Preparation actuelle a la mort accommodee au commun des hommes, ff. 249r-256v.

n. 4 : Pratique amoureuse deduite dans les plus profonds excèz de l’amour en l’obiect universel du mesme amour, dedans les profonds abysmes de sa passion, qui montre les Effets du mesme amour extatique, tant dehors que dedans, ft. 257r-289v. = F.A.C. 2 (263-384)

n. 5 : Pratique Essentielle de l’amour en soi mesme, dont la theorie est divine; Récapitulation de tout ce fond, ff. 289v-300v. = S.C.

n. 6 : Contemplation des merveilles du tres sainct Sacrement, tant en soy qu’en ses Effets, ff. 301r-310r. = F.A.C. 2 (214-251)

n. 7 : Exercice merveilleux sur la passion du fils de Dieu en la crea-turc et de la creature en luj, ff. 311r-318r. = F.A.C. 2 (214-251)

n. 8 : Exercice pour entrer en la vie sureminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever, 10 chapitres, ff. 319r-326v.

n. 9 : Occupations tres mistiques et tres simples de l’âme avec Dieu tres propres pour la rendre souverainement amoureuse de luy, ff. 327r-330v.

n. 10 : Exercice servant d’adresse pour les âmes, qui commencent à passer de la vie active a la contemplative, ff. 331r-334v.

n. 11 : Directoire pour assister les malades et les consoler a la mort, 12 discours; Sommaire et Suplément de ce petit traite de la tribulation, fl. 335r-432v.

n. 12 : L’Exercice des amoureux de Dieu, ordonné pour une personne sacrifiee a Dieu volontairement en la calamite publique, ff. 432v-438v.

n. 13 : Exposition sur le chap. 12 de l’Ecclesiaste. De panser a Dieu des la jeunesse et n’attandre le temps de l’affliction, ff. 438v-452v.

n. 14 : Exercice d’aspirations amoureuses, simple et unique en l’amour même, contenant les flammes amoureuses de l’amour en soi même, propre a estre tous fours fidellement pratiqué de rame veritablement devenüe amour à force d’aymer, et plus specia-lement dessus la Croix, tant en la vie qu’en la mort, ff. 453r-461r.

n. 15 : Advis d’importance aux Directeurs, ff. 461r-462v.

Liasse 9 h 44 :

n. 1 : Documents : 25 pièces, 1 registre (129 f).

n. 2 : Lettres originales (1624-1636), 10 pièces, adressées à : Valentin de Saint-Armel (6), M. Douet (3), et Donatien de Saint-Nicolas (1).

n. 3 : Diverses lettres qu’il a escrites a differentes personnes, tant religieux, religieuses, que seculiers et d’eminente condition, 93 lettres, ff. 1r-129r.




Le Cabinet mystique (Première partie)



Forme1

Avertissement

L’édition du texte.

J’adopte l’orthographe moderne, modifie la ponctuation (généralement surabondante à une époque où la lecture était souvent orale et communautaire), et introduis (rarement) des nouveaux paragraphes.

J’indique les paginations de l’in-folio entre parenthèses (laissant de côté le repérage secondaire imprécis utilisant des lettres placées entre les colonnes).

J’ajoute un repérage des manuscrits et de leurs folios, ce qui permet de comparer la mise en forme de Donatien au jet des dictées, ici reproduits à la suite de l’édition de Donatien — ou mieux : de lire directement le discours du mystique aveugle.

Un «mode d’emploi» est utile compte tenu de la complexité du fond; des translocations et transformations opérées par Donatien. L’exemple est emprunté au début du Cabinet mystique. Le texte source se retrouve dans le fonds des Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, boîte «9 h 43», dossier n° 10, f ° 331 et suivants. Soit le résumé placé en tête de la transcription : «43n10 Exercice servant d’adresse.... f ° 331-334 (Cabinet ch. 1)»

Du bon usage d’une œuvre commune.

Donatien a découpé des dictées à sa disposition, puis les a classées pour composer les Œuvres du Vénérable. Il l’a fait le plus souvent en donnant un titre de chapitre à chaque bloc découpé.

Je suggère un usage doublé du volume : lecture de Donatien relecture par les dictées faisant ainsi bon usage d’une œuvre à deux auteurs, Jean le mystique et, s’efforçant d’être à son service, Donatien, infidèle disciple à l’esprit clair.



Livre second. Le cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées.

Première partie contenant divers traités ou exercices, proportionnés aux différents états de la vie contemplative.

Chapitre Premier. Des attraits qui disposent plus prochement l’âme à la vie contemplative. Et de l’amour nu et essentiel.

[43n10, 331 r °] L’âme qui est parvenue à Dieu, par la secrète et sensible onction du Saint Esprit, et qui se sent être par-dessus toutes choses créées, dont l’impression lui est si insipide, que l’esprit rebouche à cela, comme à ce qui est sous ses pieds ou pour mieux dire, comme à ce qui n’est rien du tout : cette âme est élevée et tirée en Dieu, d’une si simple et si vive manière, qu’elle est déjà en quelque façon au-delà des discours, qui expriment les grandeurs et les perfections divines. Son présent état et d’élévation en quelque simple unité d’esprit : ce qui fait en elle un repos et une quiétude, en simple et nue contemplation de Dieu, lequel l’entendement regarde de son œil simple, vivement pénétré par ses fréquentes lumières et par ses divins attouchements.

Ceci a fait diverses impressions au cœur et dans l’âme, en quelque unité d’esprit, par-dessus le discours sensible; l’opération conforme à un tel état étant savoureuse et secrète, et beaucoup plus spirituelle et essentielle, que sensible : car elle est par-dessus les discours dont on se sert pour s’élever en Dieu par considérations et méditations, même de l’amour divin. Cet état dis-je, et sa simple opération consiste en un regard d’esprit nu et simple, qui tenant l’œil de l’entendement ouvert, n’a besoin que d’un peu d’effort très simple et très subtil, pour demeurer en vigueur.

Toute l’âme suit ainsi cet attrait d’une lumière très spirituelle, qui surpasse totalement le sensible; et dans sa nudité, elle est plus attentive à regarder et contempler continuellement son objet, qu’à parler à lui; d’autant qu’elle voit et sent bien que ses discours la distraient plutôt de lui, qu’ils ne l’en approchent. Car étant si subtilement tirée, pénétrée et agie, elle se sent être en une tout autre région, que celle du sens; à savoir en la région des purs et simples esprits, sous laquelle est tout l’amour sensible, toutes ses considérations, méditations et directions. De sorte qu’elle n’a plus de nécessité de s’occuper de ces matières, ni même des vertus comme vertus; n’ayant rien que l’amour [331v °] simple et nu, à qui elle doive satisfaire.

Tout cela se passe en certaines âmes, ainsi affectées et pénétrées, plus par les diverses irradiations et splendeurs des divins attraits, que par ordre de méditations, dirigées pour pouvoir se disposer le cœur et les puissances intérieures aux attouchements divins. C’est par ces attraits divins, que tant de splendeurs, et de si (135) subtiles et secrètes connaissances lui ont été montrées à tour et retour, qu’elles-mêmes n’en sauraient rien exprimer, cela excédant sa capacité. Ces âmes n’ont point d’autre terme pour cela que l’ineffable. En quoi on peut voir qu’elles sont élevées par-dessus toutes les similitudes que les hommes peuvent concevoir pour appréhender Dieu dans les premiers états de la science mystique.

De vrai, qui ne serait bien versé en cette science divine, ne comprendrait pas facilement leur état; et certainement cette voie est bonne, sûre et excellente au-dessus des voies qui se trouvent dans le sens, et qui requièrent la fréquente occupation de l’homme dans son industrie, et dans son pouvoir actif. Il faut donc suivre Dieu, sans crainte de tromperie, et avec une humble assurance, dont le vrai et continuel témoignage est que l’amour ne répugne en rien à la vérité de son fond; et qu’aux plus grandes difficultés, il n’a besoin que de soi-même, sans autre raisonnement qui lui soit inférieur, surpassant tout cela par la vue simple et nue de son infini objet.8

Lorsqu’une telle âme est contrariée à l’extérieur par le jugement des hommes, elle croit avoir rencontré ce qu’elle cherchait, c’est-à-dire de quoi exercer son amour au-dehors, à l’imitation de notre Sauveur, qui l’a ainsi exercé à l’extérieur, par un travail de plus de 30 ans. Elle regarde ainsi Dieu incessamment, et est en continuelle admiration sur sa bonté, sur sa miséricorde, et sur les merveilleux effets de son divin amour. Elle voit comme quoi il est sorti du sein paternel, est descendu ici-bas, se revêtant de notre humanité, pour nous faire Dieu par participation et par adoption, autant excellemment par manière de dire, que nous le voudrons. C’est de quoi éternellement ravir notre esprit en lui, en sorte que mille vies ne suffisent pas pour récompenser un si merveilleux amour, à l’endroit de si viles et si misérables créatures que nous sommes. Mais puisque nous sommes sa semblance, et lui la nôtre, il ne peut qu’il ne nous aime infiniment, nonobstant notre extrême faiblesse et indigence. Si bien que nous recevons de lui, et la première disposition nécessaire à l’amour, et l’exercice et la perfection du même amour, qui se fait par continuelles louanges que nous lui donnons.

C’est à cette perfection qu’il faut [332 r °] parvenir avec un ardent désir, et y étant parvenu, il y faut demeurer, pour conformer pleinement notre vie à la sienne. Or pour faire cela comme il faut, rien n’est tant à désirer que la tranquille souffrance. Car en cela consiste la pleine félicité des amoureux esprits, en cette présente vie, de souffrir cette amoureuse guerre, et la soutenir en pleine paix de cœur et d’esprit et en très grandes délices; ce qui toutefois ne sera pas plus tôt, qu’on ne soit mort à toutes choses par dedans. Car pendant qu’on sent de la répugnance à quelque chose, c’est signe que le cœur n’est pas entièrement plein de Dieu ni l’esprit entièrement assujetti à sa Majesté.

Il faut donc toujours mourir à ses répugnances, et si elles durent toute la vie, il les faut supporter allègrement, et arrêter là. C’est en cela qu’est alors notre perfection; et cela vaut mieux que d’avoir la jouissance des délices, des secrets, des lumières, et des ravissements mêmes que Dieu nous puisse donner en cette vie. Les ravissements de la volonté sont infiniment meilleurs pour nous que ceux de l’entendement, ceux-ci étant sujets à grandes illusions et tromperies.

En effet l’état que nous avons ici exprimé est une sorte de vrai ravissement, puisqu’il attache son sujet à Dieu continuellement vu, quoiqu’imparfaitement. Car il a ouvert l’œil simple de l’entendement médiocrement illuminé, pour la nue contemplation. En quoi le divin Esprit, qui ravit et tire en quelque façon tout l’homme inférieur à soi, se délecte plus qu’on ne le saurait penser. Il est vrai qu’en cet état, on ressent bien la pesanteur des croix par le dehors, mais n’importe; l’âme ne court point là, non pas même pour voir, ni pour découvrir qui c’est qui lui donne les coups, ou de quelque part les choses lui arrivent. Car elle est très certaine que cela lui vient de la paternelle main de Dieu, et que telle croix lui est très nécessaire, pour la tenir en son devoir d’amour mutuel et réciproque envers Dieu.

Dans cette pratique, l’âme vraiment fidèle à Dieu, se ravit de plus en plus en son amour, ce qui l’enfonce et la perd en l’abîme de son objet, où elle ne voit ni fond ni rive, et où elle se repose en très grand plaisir, cependant que le corps est affligé; et plus il est l’affliction, tant mieux il est à l’âme. Ainsi tout l’homme est illustré, soit en l’amour sensible, soit par-dessus le sens, d’une façon digne de Dieu, qui fait cela par ses opérations très (136) secrètes. En quoi certes l’âme est revêtue d’une singulière beauté et perfection, en tout sens et manière; et elle est rendue de plus en plus digne de la jouissance infinie de Dieu, et qu’il jouisse d’elle pleinement à très grand plaisir. Les douceurs et contentements qui se goûtent ici, ne se peuvent comprendre ni concevoir de celui qui n’en a rien expérimenté; et on voit assez que nous exprimons choses grandes, merveilleuses, et très secrètes; aussi [332v °] est-ce de ce fond si merveilleux, que tout bien sort incessamment à son effet.

Or je dois dire ici que Dieu nous demande la sortie hors de nous aux œuvres extérieures, telles qu’elles puissent être, selon notre état et condition, et en l’ordre de l’obédience des supérieurs. Si la condition est de travailler manuellement il le faut faire divinement, comme chose ordonnée et voulue de Dieu; n’appliquant que le corps à cela, tandis que l’esprit repose doucement dans le sein amoureux de Dieu. Il faut bien se donner de garde de travailler avec trop d’empressement, ce qui ne se pourra faire, si l’âme se trouve de longue main recueillie, et perdue en Dieu son objet; car alors tout l’homme inférieur est sujet à l’esprit, et partant toutes les actions des sens sont esprit; et tout cet ordre étant si unique et si un, a la force de le ravir au-dedans, en sorte qu’il ne sent plus de contrariété entre l’une et l’autre de ces parties.

Les exclamations d’une telle âme entièrement perdue au fond de son esprit, comme nous la supposons, s’y tant est qu’elle en puisse encore former, pourront être celles-ci : O Amour! ô grandeur! ô Majesté! ô Beauté! ô essence de toute essence! Amour infini! Miséricorde infinie! ô mon tout! ô le tout de l’amour créé! ô mon cher époux! ô ma chère vie! ô ma satiété! ô feu tout consommant! ô mon bien infini, etc. Tels seront ces mots enflammés dont vous vous servirez pour exclamations fréquentes; lorsque vous vous sentirez plein d’étonnement sur la beauté et les merveilles de Dieu. Entre ces exclamations il doit y avoir intervalle de temps, et une se pourra répéter plusieurs fois. De là suivront vos amoureuses extases, comme effets et regorgements d’amour, de douleur, et d’étonnement. Tout cela elle est faite un amour anagogique, et totalement perdu au fond de la créature en l’immensité de Dieu : où comme dans un abîme sans fond, l’âme est tombée de longue main, pour n’en jamais sortir.

Mais celui qui se persuadant être en cet état serait encore attaché à quelque exercice, comme beau et excellent, ceci ne lui conviendrait point : vue que ceci suppose l’entière mort, et perte d’un homme totalement divin, d’une façon très sur-mondaine et très mystique; quoi que ce ne soit pas encore ici un état de sur-éminence en soi-même, mais seulement une très proche disposition à la vie suréminente. Ceux à qui on ne peut tirer assez au long des exercices spirituels ne sont qu’en eux-mêmes, et vivent plus à eux qu’à Dieu; quoi qu’ils semblent ne respirer qu’esprit. Ils sont très éloignés de voir la merveilleuse éminence de tout ce raccourci, d’autant qu’il leur semble que plus un exercice est étendu, plus il est excellent. Cela peut bien être, et est en effet lorsqu’on le veut ainsi déduire pour soi-même; mais c’est une déduction théorique, à laquelle ces hommes-là n’entendent et ne [333 r °] comprennent rien, quoiqu’il leur semble le contraire.

Or pour retourner à mon sujet, les personnes de cet exercice sont revêtues d’une souveraine discrétion et prudence; toujours également composés en leurs mœurs, gestes, et paroles; et tout plein de lumière et de sagesse. Leur modestie reluit merveilleusement à l’édification de tous. Enfin l’homme qui est arrivé à cet état, vivant par-dessus toutes choses en la vie de Dieu, n’a qu’à aller toujours son chemin, par la pratique quelque bonne voie d’esprit. Néanmoins il n’y doit ni tendre, ni penser de soi-même; mais s’il s’y trouvait tiré, il le devrait dire à quelqu’un consommé en la science mystique des esprits; de peur d’être trompé, prenant le chemin de soi-même, pour le chemin de Dieu. Que si le pouvant faire commodément, il ne se voulait découvrir à personne des maîtres de cette divine science, sans doute dès là même il serait trompé. Toutefois il faut bien regarder à qui d’entre eux on se découvre.

Ces hommes ici doivent donner suffisamment les nécessités à leurs corps, tant la nuit que le jour. Car comme la différence qui est entre les parfaits et les sensuels, consiste en ce que ceux-ci donnent le moins qu’ils peuvent, il faut que la discrétion soit toujours leur sûre guide partout. Il est vrai que bien peu se trouve ici parvenu, selon la perfection de cet état; mais parce qu’ils s’y ont de la disposition, c’est assez qu’ils y tendent, s’ils n’y (137) sont arrivés. S’ils n’y sont qu’imparfaitement, ils doivent produire les actes d’un amour vigoureux, conformément à leur pouvoir actif; car n’étant point passé, et moins encore arrêté ici, il leur faut ouvrir et élargir leurs cœurs, par actes d’amour et étendu et dilaté par colloques affectifs, qui réduisent et accommodent toutes les vertus à l’amour, pour les rendre une seule chose comme lui-même en son appétit et occupation vers Dieu.

Que si le regard intérieur de l’âme est si vif et pénétrant, il ne lui sera pas besoin de former des actes beaucoup étendus, auquel son appétit et son cœur répugnent; d’autant qu’elle a mieux et plus que cela. Mais il faut bien être attentif à cet ordre, pour voir si on peut et quand on peut former des actes étendus et dilatés; car sans cette attention et pratique, on serait plus oiseux d’esprit qu’actif.

Si comme j’ai dit, l’appétit rebouche trop à ses actes, c’est un signe évident qu’il n’en a pas besoin pour lors; d’autant que la force de son regard le tient attentif et recueillir en esprit, en la contemplation de son objet, qui est Dieu. Mais si ce regard n’est acquis de longue main, il ne sera que passager et subit; et n’élèvera l’âme à la contemplation de son objet, qu’autant qu’il durera. Il est vrai [333v °] qu’en ce cas, l’âme après s’être bien occupée aux colloques, se doit exciter en elle même par une vive et pure attention à soi, recueillant toutes ses forces en unité, et demeurant attentif à regarder l’objet qui l’attire. Quand elle sera tirée de là à elle-même, elle doit avoir recours à ses actes, ainsi faisant, elle évitera la fausse oisiveté d’esprit, qui est ici fort à craindre. Car il se trouve trop de fainéants, qui prennent l’apparent pour le vrai, et qui pour avoir quelquefois senti quelque douce et forte attraction, qui les a élevées par-dessus les choses sensibles, à la contemplation et jouissance de Dieu, il leur semble toujours être là placés et arrêtés; ce qui n’est que pour quelque temps. Alors il ne faut que suivre le regard dont on est tiré tandis qu’il dure se servant des paroles enflammées que j’ai ci-devant spécifiées, ou de secrets et subtils gémissements amoureux au-dedans de soi; ce qui est très facile à l’âme passée en esprit, à force de recevoir les divines infusions, qui de longue main l’ont toute pénétrée d’amour et de lumière. Mais quand on se sent pleinement à soi, il faut former ses actes avec étendue de cœur.

Pour s’étendre ainsi, on se pourra servir des considérations de l’infini amour de Dieu à l’endroit des hommes; comme il l’a fait le monde, et nous a créés par amour, et pour son amour : chose très merveilleuse, et digne d’étonnement! Cet amour nous paraît en tout ce que nous voyons, entendons, et possédons. Tout cela, ce sont autant de voix qui nous convient à l’aimer comme notre éternel principe, et notre dernière fin, par la jouissance de laquelle nous devenons pleinement rassasiés en toute la plénitude de Dieu. Mais nous ne participeront de sa déité, qu’à proportion que notre amour aura été grand et ardent en son endroit, et que nous aurons toujours tout fait en un temps, et en un autre, tout pâti selon l’esprit et le corps pour son amour. Selon aussi que nous aurons été fidèles à toujours mourir, à la vive et éternelle imitation de notre Seigneur, et que nous aurons profondément gravé sa seule image en notre cœur, pour mouler notre vie sur la sienne très sainte et très sacrée.

On se pourrait émerveiller de ce que certains, plus ou moins tirés de Dieu en esprit, et qui s’occupe par de simples exercices conformes à l’amour, néanmoins ne sont pas discrets. Ce qu’on peut dire à cela, c’est que l’amour dont on est vivement dominé ne veut point de discrétion. Il suffit à l’âme amoureuse de satisfaire de tout soi à l’amour, comme elle en est satisfaite et contente en sa suave réplétion. De sorte qu’alors les excès de cet amour sont merveilleux en la créature. Mais comme cela n’est pas nécessaire, il ne peut être ainsi quand plus personne; et néanmoins il y a quelque ordre et disposition pour ceci au commencement de la conversion de la créature à Dieu.

Quand donc la créature est laissée à elle-même, elle doit recourir à son industrieuse occupation, selon les moyens et l’ordre que son amour lui en fournit. [334 r °] Elle n’aura pas toujours besoin de s’occuper d’une même sorte, selon l’ordre de quelque exercice digéré et ordonné pour cela; mais elle doit suivre son amour qui est Dieu, selon la voie par laquelle il la tire à soi; c’est-à-dire qu’elle doit accommoder son cœur à la sorte d’affection vers son objet, dont elle se sent touchée, tirée, et vivement enflammée de lui. Que si elle ne sent rien de cela, elle se doit occupée vers son objet, dans le plus pur amour qu’il lui sera possible.

Car c’est à la bonne âme désireuse de (138) suivre fidèlement son amour nu, d’aimer nullement et essentiellement, c’est-à-dire sans sentiment, et sans consolation d’amour sensible, autant qu’il faudra. Elle doit mourir dénué de tout, et aux dépens de tout ce qu’elle est, rendant ainsi sa vie totalement outrée plus de l’amour de son objet que de douleur; et si d’aventure on se sent porté volontairement à chercher sa consolation en soi-même, et par les sens, qu’on sache que l’on ne vaut rien. Quoique quand on l’aurait fait, on ne doive pas perdre courage, mais seulement recommencer tout de nouveau à se convertir à Dieu, et reprendre son exercice accoutumé. C’est de quoi je ne veux point parler, non plus que de ce qui ne convient pas au vrai amoureux, dominé de longue main de l’amour divin, en la pure nudité de son simple fond; auquel Dieu réside pour soi-même, et pour la créature qui y est réduite, pour y vivre nuement à très grand plaisir.

J’avertis aussi qu’il se faut ici abstenir de rien dire de ses sentiments, bons ou mauvais : cela ne peut être attribué qu’à puérilité et à légèreté; d’autant que le vrai amoureux doit être inconnu, et doit cacher soigneusement ses secrets plus intimes. Mais ceux qui sont vains, légers et enfants, les produisent incontinent à tout le monde, ce qui les arguë (sic) tous de grande faiblesse, et on a très grande raison de s’en défier, comme de ce qui est dominé de soi-même en la fausse et déceptive douceur de l’amour de la nature, réfléchie sur elle-même. C’est son propre de publier son excellence à tout le monde voire beaucoup plus avantageusement qu’il n’y en a deux. Elle n’a qu’elle même pour fin, et ne veut contenter qu’elle, et non Dieu; convertissant les touches et lumières de Dieu, à ses propres goûts et délices.

C’est la pratique de tous les infidèles mercenaires, qui ne serviraient Dieu, s’ils n’en espéraient la récompense. Telle est la différence entre l’amour de grâce et l’amour de nature, qui se ressemblent en sentiment de goût, mais leurs intentions sont infiniment contraires. Car les uns tendent incessamment à Dieu par un ardent amour; et les autres regardent soi-même, ne servant Dieu que pour leur propre amour et repos.

À mesure donc que le vrai spirituel s’avance en ceci, il doit infiniment craindre et éviter ces propres recherches, et observer soigneusement les subtils appétits, et des inclinations de la nature spiritualisée, à se chercher partout, si on manque de mourir incessamment. C’est pourquoi tout ce qu’on désire beaucoup tant bon et saint puisse-t-il être, doit être rejeté : non que la chose soit mauvaise en soi, mais parce que la nature la voudrait pour sa proie et sa satisfaction. [334 v °]

Donnez-vous garde de tirer à vous ce que vous verrez et entendrez des créatures, afin de n’empêcher de la liberté de votre cœur par les formes et images dont il serait dépeint; ce qui serait une grande faiblesse et défaut d’esprit, spécialement si vous cherchiez ces sujets-là de vous-même. Que si d’aventure vous vous y trouviez engagé par obédience, laissez tout cela au-dehors, comme chose qui est indigne de vous, et que vous abhorrez comme la mort. Néanmoins il faut laisser Dieu pour Dieu, et on n’y perd rien; parce que l’âme peut lui être si attentive en son introversion, que tout ce qui frappera ses sens par le dehors, n’entrera nullement au-dedans. C’est pourquoi avec fort peu d’effort raisonnable, on leur ferme l’entrée, et cependant que telles choses dures, on ne demeure pas moins attentif à Dieu au dedans, que si rien ne se passait. Il est vrai que cela suppose qu’on s’est exercé l’esprit de longue main; car ce désordre est la très grande peine des commençants, et c’est là qu’ils se ruinent par leur effort désordonné.

Chapitre 2. Des rigueurs de l’amour, de la caliginosité divine; et de la suressence des mystiques.

Il y a un temps indéterminé, auquel le bonheur de l’amour même, consiste en l’infélicité de la créature, quoiqu’en cela même elle soit très heureuse au total de l’amour. L’ordre de l’amour en l’amour même est tel; et dès là la créature est si déiforme, qu’on ne saurait jamais la trouver au-dehors ni ailleurs. Que dis je? Ce mot de Déiformité, est trop peu à notre concept très bas et très faible; car elle est remplie de Dieu surcomblément, en toute son infinie étendue et plénitude. Là ne se trouve rien d’elle, et elle est engloutie par-dessus toute la fécondité du même amour, qui va sortant d’unité, et rentrant en sa même unité, où l’âme est totalement réfuse et refluée en l’effet et en l’effort du même amour. C’est sans (139) doute la merveille des merveilles que la félicité, en quelque façon pleine et consommée, puisse être avec la même misère, en même temps, et en même sujet. Mais si l’amour incréé est si près, et néanmoins si éloigné; par ce que son infinie plénitude ne peut être atteinte que d’une infinie distance : cette vie si suréminente et si perdue, ne doit aussi être atteinte ni comprise de ce qui est sensible, quoique que d’ailleurs il semble être très spirituel.

Que si l’expression et la sortie de ces sublimes états est si noble et si excellente, à raison de la clarté, profondeur, et délices suprêmes de son flux; combien sera ineffablement ineffable la réduction, plongement, la totale submersion, et transfusion en l’ordre et en la vue de tout ceci, à quiconque le verra, l’entendra, et le goûtera? Mais cela ne sera jamais d’aucune créature, qu’elle ne soit cette même mer.

Il faut référer toutes ces vérités en profond étonnement et admiration. Les sages et bien sensés le feront facilement et sans peine, et plus ils seront avancés en la vie de l’esprit, plus aussi tout ceci et toutes choses semblables les raviront. C’est ici la vie de l’esprit très pur et très séparé; dont on ne peut rien dire ni comprendre; parce ce que ce négoce amoureux est d’autant plus éloigné du sensible, et de l’intelligible, que c’est Dieu qui le fait en la créature par-dessus elle, au total de soi-même. Je ne pensais pas passer si avant, ni parler de cette perdue mysticité, mais comme je m’y suis vu entrer, j’ai pensé de poursuivre mon entrée, afin que celui qui y est, se puisse voir et observer fidèlement par le moyen de ceci, et du reste de mes écrits. Celui qui n’y est pas, qu’il pleure la misère des pauvres hommes, qui ne se plaisent qu’à ramper, et qui à peine arrivent jamais seulement au lustre de l’être moral. Ce n’est pas que je désire ni que je crois que tous puissent toutes choses. Mais ceux-là y sont obligés, qui sont appelés à choses grandes et hautes, par la totale reformation des trois excellentes demeures de leur âme, le plein et le suprême lustre de laquelle ils verront par ceci, en ceux qui ont le bonheur d’être totalement transfus en toute la Déité, pour ne vivre jamais plus que de sa propre vie.

Au reste il se peut trouver des personnes tirées de Dieu d’abord, assez fortement, dans le brouillard mystique, qui dans leur suspension et obscurité, sont plutôt contemplant la divinité, par une opération mystique, que faisant purement oraison. Mais comme il se fait qu’en cette suspension ils se trouvent angoissés, et plus ou moins mourant au-dedans; à peine leur saurait-on persuader où ils sont, ni ce qu’ils sont. La raison est que la nature veut toujours sentir, et savoir; et ce n’est le propre que des saints consommés s’il faut ainsi dire, de se perdre entièrement par une totale indifférence d’avoir ou de n’avoir pas, d’être ou de n’être pas. Si bien que quand les directeurs rencontrent semblables sujets, cela ne leur est pas une petite peine; parce qu’encore qu’ils les voient et les jugent très bien, il semble toujours à ces âmes qu’ils ne leur disent jamais ce qu’elles sont. Et s’ils ne se donnent de garde, ils les affligent plus qu’ils ne les consolent.

À cette conduite de Dieu si immédiate, succède l’exercice des créatures, qui frappant incessamment à tort et à travers, tiennent cette pauvre personne dedans des mortelles et infernales langueurs : si bien que c’est merveille comme une pauvre créature peut longuement résister à tant de mauvais effets. Aussi est-ce là que ceux qui sont amers, se dépitent, et quittent tout, abhorrant pour jamais la vie de l’esprit. Et qui leur commanderait la pratiquer toute leur vie, les mettrait en un enfer tous vivant.

Mais puis que nous avons déduit si amplement, réductivement, et sur-essentiellement ce traité, selon tout l’ordre et le fond de la suprême mysticité, depuis son premier état jusqu’au dernier, il faut que nous nous avancions de plus en plus en ses incompréhensibles et inaccessibles abîmes. Ces abîmes ne sont autres que la suressence de telles âmes, qui semblent être toutes pénétrées de cette suressence, dans le débord de tout son flux amoureux, qui les inonde et les pénètre totalement en tout leur fond et essence. Mais l’âme est infiniment au-delà une seule chose, au tout infini de toute l’étendue de sa suressence; ou à mesure et proportion de l’abyssale et infinie profondeur de son flux unique et simple, perçu en ineffable saveur et plaisir, et à mesure que cet état s’améliore en l’ordre des divers succès convenables à une telle suréminence, l’âme qui en est là, vient peu à peu, et comme par degrés, a diminuer ces premiers embrasements, et toutes ces légères corruscations et splendeurs précédentes, (140) très mystiques, et très déiformes. De sorte qu’elle demeure peu à peu sans perception, discernement, ni distinction de tout cela.

Cependant l’âme continue toujours de suivre d’une course très rapide et subtile le feu de son amour suressentielle, très unique, très éternel, et très présent, ou enfin elle se trouve arrivée au suprême point de sa félicité en cette vie. Félicité qui est le repos très simple, unique, large et suréminent, lequel est l’effet de la totale et irrécupérable perte de tout son sujet au tout de sa suressence. Le sortir explicite de l’art, si simple, si unique, si large, et si suréminent qu’il puisse être, est vécu et senti comme rien, et est autant éloigné que le moyen, de sa fin. C’est alors que cette consommation béatifique se commence, laquelle s’accroît et s’augmente jusqu’à son suprême lustre et accomplissement, par le suréminent repos, et en l’abîme du même repos.

Alors l’âme se perd infiniment au-delà de ses premiers abîmes de transfusions et transformations, de splendeurs, et de sciences et notions mystiques, toutes très convenables à un état si suréminent. Si bien que désormais ainsi fondue en tout ce même feu, au-delà de tous ces effets, elle est devenue totalement ignorante de l’exercice si suavement amoureux de tout ce divin jeu, activement exercé de toute elle en tout Dieu. Ici son simple, unique et suprême repos lui suffit abondamment, par-dessus toute la connaissance et perception que jamais elle a eue, au flux débordé, et au très impétueux et très rapide effet du feu très actif de tout Dieu en tout elle, et de toute elle en tout Dieu. Enfin elle jouit de tout Dieu en tout lui-même, d’une manière incomparablement plus noble que jamais, en l’éminence de son regard, et de son repos fruitif, qui est simple, unique, et ineffablement ineffable, tant en vue qu’en saveur.

C’est là et ainsi que tous les saints et amoureux esprits se sont entièrement perdus, à vive force de fluer sans cesse en cette suressence infiniment infinie et spacieuse; où tout le créé et toute fruition n’est et ne fait au-dehors qu’un très petit ruisseau, et au-dedans n’est que cette même suressence, et comme une seule chose dedans le tout de son abîme incréé, sans fond, sans rive, sans bornes, sans terme, sans nom, sans compréhension, ni pénétration d’autre que d’elle-même; par-dessus toute opération active, jouissants de tout et en toute son étendue, en repos et délices totalement convenables à son infini félicité. C’est ce que j’ai déduit ailleurs, et pour cette heure je montre le dernier et suprême état de l’âme bienheureuse en cette vie, par le succès de tous les états consommés de cette si divine, perdue, et suréminente vie.

Ici donc l’âme est en pleine jouissance de Dieu, en toute manière qui se puisse expérimenter en ce corps mortel et passible : et tant plus ce divin repos se subtilise par le véritable progrès que l’âme fait en lui, tant plus il lui est délicieux, et remplit la jouissance qu’elle a de son objet. Comme c’est là que l’âme est toute, c’est là aussi qu’elle s’abîme toujours de plus en plus en sa suressence objective; en laquelle elle est même chose, sans distinction ni différence perçue, en son infinité infinie, la vue égalant l’amour; et la joie égalant la vue et l’amour ineffablement comme une seule chose; mais plus on parle de ceci comme que ce soit, moins on en dit.

Il est vrai qu’avant que le repos soit arrivé à son éminence par la consommation du sujet, il y a une grande diversité de constitutions, au moyen de quoi le sujet est rendu fort de plus en plus, pour mourir fortement et sans cesse, pour la conservation de son véritable et pur repos; duquel l’âme veut avoir la jouissance, comme de sa toujours présente éternelle félicité, en l’aspect et au regard de son divin objet. C’est de quoi nous avons amplement traité en l’éminence perdue de nos écrits, si bien que je ne veux pas autrement ici approfondir cette matière pour m’y perdre, attendu que ce n’est pas de quoi il est ici question.

Seulement veux-je dire ici, qu’il n’y a que le vrai mourant ou le vrai mort, qui puissent soutenir le vrai repos, (qui est l’effet du regard divin) en vraie et sainte oisiveté, à laquelle seul convient éternellement mourir en son objet. L’âme qui est en cet état de sainte oisiveté, peut seule, et non autrement que par sa fidélité à mourir, soutenir l’effort très douloureux et presque insupportable de ce repos hors de soi, où elle va suivant à tels frais le regard, qui secrètement l’attire à soi. Si bien qu’à mesure que l’âme se consomme par les morts mystiques, qui semblent devoir supprimer toute la vitalité de nature, le pur esprit, ou mieux dire, tout le fond où toute (141) l’âme est réduite, reçoit nouvelle constitution, et nouvelle force et vigueur. Si bien qu’en cet ordre de suréminence merveilleuse, toute l’âme est forte toujours de plus en plus, pour appéter, suivre et chérir son repos, en son éternel et indéficient regard : ce qui est toujours infailliblement suivi de toutes les vertus occurrences. Si bien que ce qui n’est plus n’a rien, et Dieu infini est et a tout là-dedans. Et à mesure que la consommation se fait, toute l’âme étant plus forte, par cela même; le repos est aussi plus facile, et la jouissance de son divin objet est aussi plus grande et plus étendue.

Chapitre 3. De l’amour brûlant et consommant.

D’autant que ce que nous disons ici, appartient à la vie suréminente, il faut remarquer que ceux-là seuls sont propres pour entrer en cette sorte de vie, qui ont épuisé toutes leurs forces, et leur pouvoir actif à force d’aimer, et de correspondre en bon ordre aux opérations, et aux attouchements de Dieu, qui en suite de ces opérations divines, se trouvent en un état d’amour pur, s’y étant disposé avec la grâce de Dieu, par un amour fidèle et réciproque aux siens; qui après un long temps de travail, sont enfin devenu amoureux, dans un état plus passif qu’actif. Qui après avoir fait l’expérience de leurs forces à soutenir généreusement, en joie et patience de cœur et d’esprit, les diverses et pénibles morts de l’amour nu, ont le courage de continuer éternellement l’ordre et le plaisir de ce jeu actif, en leurs propres objets. Qui sentant leurs forces actives toutes épuisées par l’aspiration active, purement amoureuse, et unique, jusques là que tout acte ne leur est plus à rien en faveur, en vue et en impression, à cause du pénétrant aspect de l’immensité de Dieu; le vont contemplant, et le voient déjà au dernier acte de ses actes infinis. C’est-à-dire, que ses divines perfections, et son essence très simple ne leur sont qu’une même chose; d’où l’amour créé et actif n’approche aucunement par ses actes, ni l’entendement par sa connaissance, quoi que très lumineuse, sinon d’une distance infinie.

En effet, la vue et la science très certaine que ces âmes ont de leur divin objet, les rend déjà malades et langoureuses, elle se voit de l’union et unité divine, retire mieux, de la très haute et très perdue unité de Dieu, en laquelle toutes âmes mortes d’amour, et totalement passé et transfus. Cependant elles trouvent et sentent qu’il n’y a point de remède à la Plaie que l’amour leur a fait, dont les effets sont aussi grands et plus différents encore en elles, que ne l’écrivent les plus excellents mystiques.

Il est vrai que tout ceci est l’œuvre d’un grand temps. Mais aussi ces âmes en sont mieux expérimentées, versées et même arrêtées et établies en tous les très divers et différents effets de cet amour, voire en chaque degré d’amour acquis jusqu’à celui-ci. Car c’est ici le dernier, qui ôte et supprime tous les degrés qui ont été, tant selon l’amour que selon les vertus; lesquelles ont servi de moyen à l’amour nu. Et il faut que l’âme ait été si fidèle à tout cela, que son esprit ne la remorde (sic) point d’infidélité sur aucun de ces différents, et si pénibles efforts, que l’amour pur et nu doit souffrir, jusqu’au dernier et suprême point du pouvoir de sa vie active.

Pour ce qui est de l’amour actif et réciproque entre Dieu et l’âme, quoique ce soit chose très grande, cela a précédé ces derniers et divers effets, qui sont pourtant en telle sorte derniers, qu’ils sont un long temps totalement changés, ou pour mieux dire, annulés ce, comme ce qui n’a jamais été; à cause de certains plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme, qui produisent de tous autres effets en elle. C’est le feu divin, et ineffablement délicieux, coulé en la terre de l’homme, je veux dire en son esprit; auquel toute l’âme étant convertie, on doit croire que tout l’homme est très divin, autant qu’il est possible selon le présent état.

En effet la déiformité est si excellente, que les anges mêmes s’en étonnent, à cause de ce qui est intervenu en ceci de la part de l’homme, qui est la très libre application de son franc arbitre, pour aimer infatigablement Dieu son divin objet, vers lequel amour l’a fait courir roidement en un temps, et voler en l’autre; et enfin il a atteint son objet à force de courir après lui, tantôt à l’odeur de ses parfums, tantôt et beaucoup plus souvent, en morts et destitutions de sa présence sensible, et est parvenu à l’union inséparable d’avec lui. (142)

Mais quand l’objet touche l’âme par soi-même si vivement et si profondément qu’elle succombe à son pouvoir amoureux, sous l’effort impétueux qui la ravit au total de cet infini objet : alors elle ne voit en lui qu’immensité de feu, d’embrassement, d’excellence, de bonté, et de perfection, toutes essentielles à l’objet même. Car tout cela n’est que lui-même en lui-même; et l’âme lui est déjà si étroitement et inséparablement unie, qu’elle a quelque sorte de communion à toutes ses perfections, en toute sa déité. Car elle est pleine de Dieu selon la capacité présente de son vaisseau, qui n’en peut davantage contenir en son présent état. La déiformité est déjà si grande et si haute en la créature, que Dieu se complaît déjà grandement en elle, en l’aspect, ou pour mieux dire, en la jouissance de sa beauté.

Mais comme ce n’est pas ici que se doit terminer le suprême accomplissement de l’épouse en son époux, Dieu redouble ses profonds attouchements en elle, afin de la pénétrer encore mieux des attraits vifs et enflammants de son feu amoureux, lequel dévore et consomme tout ce qu’il trouve et rencontre de fort et capable par sa grâce, de recevoir et souffrir telle touche, sans défaillir totalement à sa vie naturelle. C’est ici que Dieu déjà commence à illustrer et orner l’âme des richesses, autres que jamais il n’avait fait, en l’élevant par les attouchements et successifs opérations de son feu amoureux, en un trop plus haut état et constitution d’union, de vue, de plaisir, de transformation, de repos, et de fruition.

Ici l’âme meure et expire pour jamais, au désir de sa compréhension : tout son plaisir étant l’incompréhensibilité infinie de son amour, lequel on comprend infiniment milieu en mourant d’amour, qu’en languissant du même amour. J’exprime choses grandes en mes termes, il n’y a remède, me comprendra qui pourra, lesquels termes je désire laisser en leur énergie, sans m’étendre trop largement à les expliquer à la manière de plusieurs mystiques, qui s’étendent et sortent à plus de paroles et au dehors, que leur conception n’en peut porter.

Sur quoi je veux bien dire que ce qui est implicite, est d’abord vu, pénétré, et anticipé totalement par celui qui ne sort pas volontiers aux expressions : et qu’il voit, comprend, porte et endure toute vraie publicité de son semblable, sans souffrir la moindre altération. C’est un secret autant profond et mystique, que la science mystique est très secrète et cachée en elle-même, en l’ordre de ses contemplations, sentiments et notions, et en tout l’ordre de tant de différences si unique et si unies, au total de l’unité même de Dieu, lequel ravit puissamment l’âme en tout lui-même, pour être soutenue et jouir de tout lui selon son état possible par cet ineffable et délicieux exercice du divin amour. C’est déjà de là que l’âme ne peut jamais ressortir vivante, si toutefois elle est telle que je le suppose. Ces vues et ces notions contiennent infinie vérité, elles sont d’une telle étendue, que pour les voir et les comprendre, il sera nécessaire au lecteur d’avoir non seulement une vue très active, mais encore une très longue et entière expérience de tout ceci, en éternelle fruition de son infini objet.

Cependant je dirai sur ceci ce que j’ai encore écrit ailleurs, que ceux qui ont été ravis dans ce degré à la connaissance du divin objet, sans que l’amour réciproque et mutuel que la créature ait précédé (ce que j’entends en mon sens et comme il faut) sans doute quoiqu’ils soient élevés à une très haute contemplation, dans le caligineux et très lumineux brouillard que Dieu fait en eux, dans lequel ils sont élevés en lui-même hors du créé et du créable, néanmoins l’ignorance qu’ils ont eux-mêmes, et les défauts des vertus les tireront le plus souvent de leur jouissance et contemplation. Et il en sera ainsi autant de temps que l’âme acquiescera à sa nature et à ses passions, et manquera de vertu dans les rencontres; surtout de la vraie humilité, et du parfait et accompli amour, tel qu’il doit être en la créature déiforme. C’est pourquoi il serait requis nécessairement et absolument que telles personnes vécussent en solitude entière et parfaite, autant de corps que d’esprit.

L’âme qui est vraiment parvenue à tout ceci, doit laisser ses actes, ses soupirs, ses regards, ses subtils mouvements, et sa très simple aspiration, pour se laisser désormais mouvoir et ravir passivement à Dieu, en l’enceinte de son immense et dévorant feu. C’est un état si nouveau à l’âme, à cause des ineffables effets qu’il produit en l’unité, en la vue, et en la fruition de son objet, que toute sa jouissance compréhensive précédente est du tout évanouie et effacée, par le succès de (143)

celle-ci. Car cet état la rend feu dedans le même feu de Dieu, qui l’engloutit et la dévore en soi, dont les délices ineffables sont proportionnés à la jouissance présente, voire dès la première et très rapide attraction, de tout le sujet en l’objet, s’il faut ainsi dire.

Ce que l’âme a ici à faire, c’est de jouir en ineffable largeur et saveur de son objet, qui de plus en plus la ravit en toute son immensité, pour désormais être et vivre tout seul en elle sans elle; sans pourtant qu’elle désiste de sa vie naturelle. Mais comme cette ineffable perception et jouissance ne dure pas toujours en même largeur, et saveur abyssale, ce feu immense diminue peu à peu l’effet de son flux rapide, dans l’ensemble des hautes et basses puissances. Et même cela se fait et se sent diversement, ce feu agissant plus de temps aux uns qu’aux autres. Aussi est-il beaucoup plus vif et plus actif à embraser certaines âmes, et à les consommer : ce qui procède de la diverse disposition que Dieu a mise en la créature pour cela, tant pour répondre à toute cette immensité, que pour la soutenir plus ou moins de temps.

Alors la créature est rendue si simple, si large, et si ineffable, par la vive opération de ce feu très simple et très délicieux, qu’il lui semble vraiment être lui-même, sans distinction ni différence. Car il pénètre par sa vivacité très simple et très vive toute la substance de l’âme, si bien qu’elle se sent comme substantiée en la substance du même feu, qui l’embrasse, la consomme, et l’étend rapidement et suréminent âme en son total, pour n’être plus que lui-même. La créature semble être alors en jouissance de la gloire de Dieu, et quoi qu’elle vive encore dans un corps mortel, il lui semble néanmoins que ce n’est plus, tant ce feu la remplit de lumière, d’amour, et de délices. Elle est si une, si simple, si uniforme, qu’elle n’est plus qu’esprit très pur, séparé de la vie et de l’usage de ses sens, lesquels même participent souvent à cette fête si solennelle, qui se fait en plénitude de jubilation, l’âme jouissant alors, ainsi que j’ai dit, de la gloire des bienheureux selon son état présent, et à sa manière possible.

Tel est l’ordre et l’effet des plus prodigieuses opérations de Dieu en certaines créatures, qui vivent de là en avant, comme ce qui n’a jamais senti n’y savouré la terre. Car quoiqu’elles ne soient pas entièrement ravies hors de leur corps par l’immensité de ce feu amoureux, à la manière que le sont souvent ceux qui sont dans une ardente action d’amour en l’état actif; elles sont néanmoins aussi loin hors d’elle-même, que ce feu qui les élève et les agite en tout soi, est grand et immense en lui-même, et capable d’engloutir et de perdre irrécupérablement tout ce qu’il touche très fortement par sa très suave, très simple, et très une opération, au tout de son immensité.

Là l’âme étant perdue entièrement à ses sens et à leurs opérations, demeure très esprit selon sa propre substance, laquelle étant très pénétrée de ce feu de gloire (s’il est permis de le dire ainsi) n’a plus d’autre vie que la vie du même feu qui la dévore, et qui la consommera bientôt par succession d’états et de degrés, si elle a ce bonheur que de le pouvoir soutenir, en la propre vie de lui-même. Là toutes les intellections et les formes créées sont aussi parfaitement anéanties, que si elles n’avaient jamais été. Vérité très assurée, vu la fruition et jouissance de cet état de profonde extase, dans laquelle on ne fait autre chose que soutenir et regarder son objet immense dans son infinie fruition. Et même s’il arrive qu’on fasse quelque chose de l’usage de ses membres par acte commandé de la raison, c’est par cela que toute l’âme se perd et s’extasie de plus en plus en l’abîme de son infini objet béatifique.

Or cet ordre et cet usage d’action n’est jamais choisi de l’âme pour cet effet; car déjà elle vivrait en elle et pour elle-même, et non pas en Dieu. Son ordre et sa règle est la volonté de Dieu qui lui est manifeste, soit pour agir conformément au bon usage, et au bien-être de son corps, soit pour le bien-être et le bon exemple d’autrui : hors de là, la solitude de ce corps est le propre lieu de semblables créatures. Au reste, supposé que le feu qui brûle ici, n’embrase et ne brûle pas toujours d’une pareille manière, et qu’il diminue son ardeur et son action par degrés successifs : en cela même l’âme se sent moins violentée et agitée; et cela se fait et se sent fort diversement, si bien que le feu par succession de temps, est tellement éloigné de l’âme, qu’il semble enfin être du tout éteint.

Nous ne disons point ici ce que le Père, le Fils et le Saint Esprit, ont fait distinctement et séparément en la violence de cet immense feu, dans l’entendement, la mémoire (144) et la volonté. Cela nous serait aussi facile, que d’exprimer les vérités suressentielles et uniques de la même unité, très une par-dessus toute fécondité; dans laquelle l’esprit amoureux est totalement embrasé de l’immensité du feu de cette suressence, qui le dévore pour le consommer entièrement.

Néanmoins en tout ceci les paroles et les concepts n’ont point de force, ni de vérité, par manière de dire. Ici il n’y a ni terme ni nom, ni éternel ni éternité, tout est réduit en la très une, très simple, et très heureuse essence de Dieu, un en Trinité de personnes, ce que les mystiques plus excellents et plus perdus déduisent très éminemment, et moi sans comparaison d’eux, j’en ai écrit conformément à mon état. On ne me comprendra pas, mais n’importe; ceux qui seront de mon état et de ma pratique, me verront et me comprendront assez. Enfin l’esprit suit toujours les attractions et les attouchements du feu d’amour, voire en ce qui lui en reste, pour l’attirer éternellement en sa très sainte, infinie et suressentielle immensité.

Je m’étonne beaucoup de ce que certains qui ne font état que de la doctrine, et d’une vie morale, nous attaquent sur nos termes; je vois assez qu’ils n’ont pas lu les Pères de l’Église, ni les doctes et graves Expositeurs de saint Denys, à très bon droit qualifié théologien de l’église, non plus que les autres mystiques ni les scolastiques mêmes sur ces matières. Plusieurs sont assez doctes en tout autre sujet que celui-ci, et néanmoins ils en veulent parler dans les rencontres comme gens entendus, ne sachant pas que ces matières ne s’apprennent que par expérience savoureuse; et que le sens et l’intellect humain n’en approchent non plus par la spéculation, que la terre du ciel; et pour parler avec saint Paul, que ce qui est animal approche de Dieu.

Mais passons à d’autres choses, et disons que quelques-uns peuvent être tirés à cette vie suréminente sans de si grands effets et efforts de ce feu ardent et dévorant. Aussi sont-ils de moindre excellence que ceux dont nous avons parlé, qui ont ressenti en eux, et rapidement suivi l’activité de tout ce feu immense et dévorant, selon l’ordre successif de ses très actives opérations. Mais quoi que ce soit, celui qui est ici arrêté, ou dedans le brouillard, ou dedans le feu; est en sa bienheureuse fin, pourvu que laissant sa vie et ses opérations naturelles comme telles, il suive l’opération divine, qui le tire toujours à soi en l’effet d’un subtil et continuel regard, qui touchant la suprême pointe de son entendement, y fait une impression ineffable, et y produit un regard dans son bienheureux et béatifique objet.

Ce regard est simple et retiré du sens, comme Dieu qui le fait, et comme l’âme qui le reçoit et le pâtit, y joignant le sien immédiatement et sans cesse, par une très mystique, très simple, et très savoureuse inclination. Cela fait repos et fruition à l’âme éternellement regardante, en suréminence d’amour mutuel et réciproque. Mais encore que cela soit ainsi arrêté et établi, tout à l’entrée de la voie, il se trouve pourtant ici grande variété d’effets des attouchements mystiques, et des manifestations que Dieu fait de soi à l’âme. J’en ai essentiellement exprimé et réduit tout ce que j’en désirais pour moi.

Il suffit de savoir en cet endroit, que depuis que l’âme a été vraiment touchée, tirée et ravie aux splendeurs mystiques, ce divin regard lui est désormais inséparable et indéficient; si toutefois elle n’y met empêchement de son côté : choses qui lui est aussi aisées à faire (spécialement en temps de mort et de nudité extrême) qui lui est aisé de vivre à soi et pour soi, suivant la vie et le repos de pure nature. En ce cas le regard divin s’évanouit, et l’âme ne se souvient plus de Dieu. Au contraire, quand l’âme suit attentivement son divin regard, elle a continuellement souvenance de Dieu, et elle est incessamment provoquée à le suivre.

Parfois Dieu la frappe doucement au plus profond d’elle-même, et étant excitée par cet attouchement très bref et subit, elle est toute renouvelée au-dedans, et remplie de force et d’esprit, d’amour et de délices. Dieu semble lui dire par ce sien attouchement si fréquents : Me voici dedans toi, ne craint point de me perdre. Ce qui est si admirable, que la foi de l’objet et de son regard en l’âme, lui est continuellement renouvelée par cet aiguillonnant et excitant regard, et par cette touche très délicieuse, très vive, et très suave. Ainsi elle est de plus en plus assurée de son objet, et mourant toujours à sa propre vie, elle s’abîme et se perd irrécupérablement en lui; afin qu’il soit et qu’il vive tout seul en elle, sans elle. (145) Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vie que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfus en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible, conformément à ce que j’en ai dit ailleurs avec les mystiques.

Il est à propos que nous voyons l’ordre que nous devons tenir en nos opérations extérieures, car il n’en faut point dans les intérieures, si faire se peut, et autant qu’il est en nous, au moins pour l’entendement agent et actif. Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et en la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu. Il est assez facile de le faire en spéculation; mais l’abyssal amour qui nous a anéanti en lui volontairement et librement de notre part, est infiniment autre en foi et en nous, que cette pure, quoique véritable spéculation; soit naturelle, soit surnaturelle en amour actif et mystique.

Cette foi est en nous une habitude surnaturelle, et un moyen mystique pour ceci, spécialement lorsqu’elle est précédée par des pratiques expérimentales que les mystiques ont réduites en certaine méthode, distinguant en nous l’anéantissement en actif et passif. L’anéantissement passif est quand, soit par dedans soit par dehors, il n’y a aucune autre opération de l’âme, que de regarder et contempler Dieu purement en repos; et ils appellent très à propos telle action passive, par ce que nous ne faisons tout ce temps-là que endurer l’action divine, en force, joie, et repos d’esprit.

Au contraire, ils appellent anéantissement actif, lors qu’il nous faut faire raisonnablement tant intérieures qu’extérieures, quelque chose nécessaire à notre bien naturel ou moral, et que tout cela dans notre vue et sentiment n’est rien, comme s’il n’avait jamais été. Or pendant cette action nécessaire que Dieu fait plutôt en nous, que non pas nous-mêmes, si ce n’est instrumentalement; Dieu ne désirant pas que nous perdions notre regard par infidélité, passe au-dedans de notre esprit à guise d’un foudre et d’un éclair pénétrant, et se manifeste à nous d’une manière admirable. Mais il s’en trouve peu qui ne soient longtemps douteux et chancelants sur tout ceci, ne se voulant pas entièrement perdre, ni se donner en proie à Dieu.

Souvent les Maîtres plus expérimentés en cette divine science, ne sont pas encore assez éclairés pour résoudre leurs disciples, qui cherchent et demandent doctrine, instruction, lumière et remède. Mais Dieu merci, il s’est trouvé des mystiques qui ont pris la peine d’écrire toutes ces raisons, et il est plus à propos d’y envoyer nos disciples, que de nous peiner à les leur fournir. Si la vive voix doit avoir plus d’effet, nous pourrons l’y ajouter d’une manière plus réduite, plus concise, plus unique, et plus essentielle.

J’ai brièvement et succinctement écrit de ces moyens purgatifs et illuminatifs, en mes exercices, comme choses très expérimentées, ou par moi-même, ou par ceux qu’il m’a fallu conduire en toute cette voie. Car il importe beaucoup d’écrire, puisque cela peut réussir au très grand bien et avancement de la postérité, et de ceux qui présentement en ont besoin. Ces écrits donc leur serviront de guide et de flambeau; ce que je ne dis pas tant pour le regard des miens que de ceux des autres. Quelques-uns auront à suffire de ceci, pour cette heure, tant pour les adresser et illuminer, que pour les fortifier, affermir, maintenir, et rendre stablement immobiles en l’éternelle vue, souvenance, fruition et repos de Dieu leur infini objet. Que si on se sent activement porté à rechercher outre ceci, quelque chose de curiosité et de doctrine, c’est sans doute signe qu’on n’est pas vivement pénétré en son fond. Car celui qui jouit de ce bien, est autant éloigné de tout autre appétit, que l’homme purement humain et animal, attaché à soi-même, et à sa vie bestiale, est éloigné de Dieu infini.

Dans ce très noble état, qui est déjà par-dessus tout ordre de moyen, c’est-à-dire très simple en la fruition de l’objet, en très simple repos; les âmes jouissent de Dieu, et reposent en lui imperceptiblement, par une très secrète et très nue force passive, dont l’effet est plus excellent en elles, que la force du précédent état, qui faisait une simple et nue adhésion (146) du sujet à l’objet. Car ici cette force constitue et arrête l’âme en repos et fruition, très loin au-delà de toute intelligence, en simplicité très unique et très perdue.

C’est ici que le perpétuel expirer et mourir convient éternellement à l’âme, afin de suivre par ce moyen en ignorance et sans connaissance, ce qu’il lui semble ignorer et ne voir pas. Son inclination active et jouissante qui la met dans un très simple, très suréminent, et très perdu repos de fruition, est l’effet de son regard très unique, très simple, et très perdu. Si bien que l’un vient par infaillible conséquence de l’autre. En cet endroit tant plus la créature sent son être, tant moins il y en a pour elle, en la vérité de sa foi très stable et très arrêtée, qui la rend immobile et inaltérable en son infini objet éternel, auquel elle est entièrement et de tout point réfuse, et pour dire plus, totalement transfuse, comme ayant passé et repassé souvent d’abîme en abîme.

Tous ce qui se pense et qui s’explique de ce fond très concis et très réduit, si haut et si perdu qu’il puisse être, ne montrent que le large et l’étendue de la très éloignée circonférence de tout ce degré. Et quoi que ceci semble se terminer au rien par paroles; il montre toutefois le suprême centre final, et l’éternel objet du bonheur et du plaisir de Dieu même, et par conséquent de tout ce qui a été éternellement en lui, comme dans son principe idéal; où tout cela n’est qu’une seule chose, au tout de cette unité, laquelle surpasse toutes formes créées.

L’âme qui est ici établie, est perdue et fondue en l’immensité de ce feu consommant, qui meut tout, sans être mû; et qui arrête tout rapidement en son ineffable contemplation, laquelle on peut dire totale, en attendant mieux. Et ce mieux ne sera que le succès du présent état, continué en la très simple et très présente éternité du moment très éternel où tous les vaisseaux seront surcomblés en toute la plénitude de l’objet, jusqu’à regorger admirablement le même bonheur, et la même gloire en très grande abondance; ce qui comblera ineffablement la béatitude, tant essentielle qu’accidentelle de chacun. Comme donc le meilleur et le plus intime de tout ce bonheur, est possédé de l’âme dès ici-bas, en la manière que je l’ai amplement déduit ailleurs, c’est au maintenant de tout ceci qu’elle doit vivre, comme ce qui n’a jamais eu vie pour soi, et demeurer comme ce qui n’a jamais sorti. C’est à mon sens, voir et comprendre des déductions infinies de très suréminentes vérités : et qu’on ne dise pas que c’est trop voir et trop entendre; car il est impossible d’être tout dans le Tout est pour le Tout, à moins de cela.

Chapitre 4. De la hauteur, longueur, largeur, et profondeur des mystiques; et quelques enseignements pour leur conduite.

De cette perte si absolue du vrai mort, il est facile de voir qu’en cette sorte de science, de contemplation, de vue, et en quelque façon de pleine jouissance, le large des excès (sur ceci même) est infiniment autre que le haut. La raison et, que le haut n’est que l’atteinte du pouvoir de l’entendement actif; à cause de quoi ses formes et conceptions, même les plus perdues, ne sont rien pour ceci; non plus que la manifestation de tout ce fond et de cette mer infinie. Il est pourtant vrai qu’encore qu’on n’exprime rien de ceci en particulier, on exprime ce semble tout ce fond et cette mer, en faveur et en sentiment ineffable; et cela est l’effet de l’ineffable fruition et jouissance qu’on a de cette même mer incompréhensiblement vue, et pénétrée ineffablement, sans bornes et sans limites. Là ne se trouve ni passé ni futur; et toute cette jouissance nous remplit de tout bien, et d’indicible plaisir, comme il est convenable à la félicité des âmes totalement consommées en cette mer suressentielle, autant qu’il est possible dans l’état de viateur.

Il est donc vrai que le profond est ici excellent, et qu’il se conçoit et se produit en ces formes avec un goût et une saveur très exubérante. Néanmoins le large flux qui en l’exubérance du très Saint Esprit va s’écoulant du large infini de toute cette mer, semble être la même mer, et le même fond, pour sa simplicité ineffable. Aussi un tel flux ou écoulement ne fait autre chose que montrer à son Agent pâtissant, toute l’excellence de son infini objet au total de lui-même; si bien qu’en fluant, on entre au fin fond d’iceluy d’une manière plus ineffable et mystique, que concevable.

C’est en semblables déductions que les hommes doctes et de pure nature sont (147) grandement trompés, lesquelles ne concevant que le haut, par leur intelligence et raison humaine, sont tous vides de cette science et connaissance. Leur connaissance n’est que naturelle et temporelle; et quoi qu’ils en fassent grand cas, elle n’est qu’appréhension humaine. De sorte qu’en matière d’atteindre Dieu en lui-même, on la peut comparer aux bras d’un enfant d’un jour, pour atteindre le ciel empyrée. Voilà qu’elle est l’effet de la pure spéculation naturelle, dans les hommes qui ne vivent que de la raison humaine.

Néanmoins le haut est excellent dans les mystiques de très haute et très profonde action, et par le moyen du haut, ils aboutissent au large en la pénétration des manifestations et notions très intellectuelles et très amoureuses, et en toutes sortes d’effets très simples et très enflammés; dont la très suave et très abondante vue fait que l’âme contemple son divin objet en lui-même; ravie, ou totalement hors de ses sens, ou même demeurant dans ses sens comme sans y être. Ces opérations sont très excellentes, très élevées, et très subtiles de la part de l’objet en la créature, laquelle les reçoit, et les soutient avec ineffable plaisir; et cela se peut mieux savourer que concevoir ni exprimer.

Tout ceci ne procède pas toujours de la haute et intellectuelle spéculation, mais pour l’ordinaire du large, convenable à la très excellente contemplation, qui tient presque toujours l’œil simple ouvert à fixement contempler son objet. Néanmoins tout l’ordre et toute la pénétration de cet état, ne fait point une mysticité suréminente; et quoique parfois on en ressente des effets, cela ne dure pas pour toujours; si bien qu’on n’est point en cet état sans quelques propres actes plus ou moins subtils ou éminents. Mais après ces rapides opérations mystiques, ces âmes reprennent leurs actes, ne pensant nullement à s’introduire d’elles-mêmes en la voie et vie suréminente, dont elles ont eu quelques attouchements, qui les ont ravis et étonnés durant leur effet. Elle se laisse mouvoir, tirer et conduire très expressément à Dieu, s’il lui plaît de les tirer à soi en cette vie si noble, si savoureuse, et si perdue, et il le fera par les moyens qu’il a pour cela. Quant à elles, il ne leur importe. Ce n’est pas l’excellence de cet exercice ni le perdu état de la vie suréminente qui fait leur bien et leur repos; c’est le plaisir éternel de Dieu en pleine et éternelle conformité, et par-dessus toute distinction de ceci ni de cela. Voilà quel est le fond universel de la très excellente mysticité active des saints.

Quand est du haut purement naturel, et de toute son affirmation, tout cela est menteur à l’égard du large, perdu dans la mer suressentielle de l’objet, en laquelle il est si parfaitement pénétré de Dieu, qu’il est lui-même en son total; comme aussi tout le flux du large n’est rien du tout aux hommes de pure nature; et ils n’ont que les oreilles battues de cela. Mais laissant ces contrariétés si différentes d’action, d’appétits, et d’effets; disons qu’encore que le large soit perdu, et que le haut mystique comme mystique soit très excellent, le bonheur de Dieu rend les saints et les autres heureux dès ici éternellement par-dessus tout cela. La simple impression qui pénètre vivement le sujet est infiniment meilleure et plus noble que son expression à l’extérieur; d’autant qu’en l’exprimant, on détruit en quelque manière sa très savoureuse et très pénétrante impression.

Ne comprendra qui pourra, et me croira qui voudra; je n’ai pas déduit ces termes de largeur et de hauteur sans profonde raison de science et d’intelligence mystique. Car il est vrai que celui qui ne goûte que le haut, voire même au meilleur sens, n’est aucunement mystique; d’autant qu’être mystique, signament en notre manière perdue, c’est être totalement mort et perdu à tout l’appétit actif et sensible, et à tout le flux de sa mysticité telle qu’elle puisse être dedans le large perdu; si ce n’est qu’il soit excellemment et souverainement mystique, en arrêt et constitution de très suréminente mysticité, en laquelle il n’y a que mer, et totalité de Dieu; comme étant la même mer en elle-même, non seulement en la compréhension ou pénétration de la créature en elle, mais de son infinité infinie en son total.

Celui dont qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement, et ne sait ce que nous disons. Sur ceci on conçoit un très mystique secret, qui est que pour l’ordinaire telles âmes n’ont été touchées, tirées ni ravies en leur objet qu’avec grand mélange de leur amour purement naturel; ce qui fait qu’en vérité elles n’ont reçu aucune infusion ni impression mystique (148) comme mystique : chose profondément considérable pour les directeurs.

Ensuite de quoi je dis, que s’il se trouve quelqu’un pour lequel on ne puisse concevoir ni parler assez hautement des opérations, intelligence, et actions divines; qu’on croie hardiment qu’il n’a rien de mystique au fond, pour n’avoir été touché assez profondément de Dieu pour cela. Car les attouchements de Dieu sont amour et lumière très savoureuse, en connaissance, science, et intelligence spirituelle très mystiques et très perdues en la science expérimentale de l’objet en lui-même. Quand donc on voit que cela n’est nullement en quelqu’un, on ne doit pas présumer de le tirer au centre et au repos des plus excellentes Aigles, qui est la théologie mystique en la fruition et la contemplation de son propre objet, selon le plus haut état de suréminence qui se puisse appréhender; ni même selon l’état tout premier d’icelle.

De ceci le docte et lumineux directeur verra assez ce que je ne le lui exprime point autrement, que comme effet d’appétit de propre excellence. L’entendement qui est ému de sa propre excellence, ne s’humiliera jamais par raison, s’il ne se résout de mourir éternellement à la raison, tant sur l’ordre que sur le désordre, en tous événements. L’amour naturel, qui ne vit que pour soi-même et non pour Dieu, ne conduira jamais son sujet à la perfection, pour une infinité de raisons tirées tant de la part de l’objet, que de la part du sujet. C’est pourquoi les directeurs doivent avoir les yeux bien ouverts, tant pour connaître ceux qu’ils conduisent, que pour les garantir de semblables précipices. Je sais que lorsque cela est sans malice affectée, il y aura quelque remède qui consiste à concilier les extrêmement au juste milieu : ou pour dire comme il faut, en changeant le mensonger au vrai.

L’âme trompée ne désire rien tant que d’être désabusée, par l’entière créance et confiance qu’elle a en son directeur. Mais si elle est grandement touchée de propre excellence en son appétit, elle s’en servira même pour tirer Dieu à elle, et en faire sa proie et son gibier. C’est pourquoi il doit donner ordre que ces âmes vivent tellement sous sa conduite, qu’elles lui puissent rendre compte de tous leurs mouvements, intentions, affections et appréhensions; autrement sans doute si elles ont la science de faire quelque chose d’elles-mêmes, ce sera plutôt en faveur de leur amour-propre, que du pur amour de Dieu. Ce qu’on ne doit trouver non plus étrange en telles créatures, que de les voir vivre.

Cet amour propre est très grossier en quelques-uns, et très subtil dans les autres. Dans les meilleurs de ceux-ci, il est fort semblable à une fontaine, qui va bouillonnant à gros bouillons; leur désir ne leur donnant ni paix ni repos, tant il désire avidement et sensiblement la perfection, et comme leur cœur est instable et non rassis, cela est cause que Dieu n’y a pas d’accès pour les toucher, pénétrer, et dominer tout seul, entièrement et souverainement; et pour les remplir des divins effets de son savoureux esprit, afin qu’ils puissent vivrent de sa vie propre, en quelque constitution qu’ils soient.

Ceci soit dit en passant au directeur de ces âmes, pour l’avertir de se tenir sur ses gardes en choses de si grande importance; et qu’il se défie de soi, de sa lumière, et de ses forces; se confiant en Dieu, dont il a les affaires en main, pour les conduire à sa seule gloire. Que s’il voit quelqu’un de ceux-là, bien désireux de se réformer, et de se changer s’il est besoin, autant et en la manière que voudra son conducteur vraiment illuminé de Dieu; et si celui-là craint beaucoup d’être purement en nature en son présent état haut ou bas; c’est un signe qu’il est et qu’il vit en Dieu, et non pas en nature; pourvu qu’il sache et veuille réprimer l’ardeur de ses désirs désordonnés et naturels, pour se rendre comme une eau très calme et très reposée, et ainsi être éternellement dominé de Dieu seul. Mais qu’il avise bien qu’il en soit ainsi, sans qu’il retienne aussi gros de propriété de soi-même qu’un cheveu, autrement ce ne serait rien faire.

Pour ce qui est des vrais morts dont j’ai parlé ci-devant, notre Sauveur doit être leur objet, en sa Passion, en sa vie, et en ses œuvres très amoureusement opérées pour notre salut; et cela comme Dieu même en son essence. Car nous devons être des éternels imitateurs selon notre total, de ses œuvres, douleurs, et vertus héroïques; et cela en notre vue, science, et intelligence, d’une manière simple et suréminente, par laquelle nous voyons Dieu, et l’imitons, vivant de lui et en lui, morts et perdus à tout. Bref nous devons avoir une crainte extrême de manquer si peu que ce soit à cette pratique, nous conformant en tout et partout à son amour, à sa Passion, et à sa vie. (149) le reste des particularités de tout ce sujet sont choses superflues et à laisser. Moins on peut ici avoir d’art, on pratiquera cette vie plus purement; et il n’est pas tant bon de faire lire à ceux qui commencent cette vie, des livres si dilatés et si pleins d’art, afin que leur esprit demeure plus simple. C’est la mort et la Croix qu’ils ont à suivre, pour y vivre et y mourir éternellement en diverses manières, spécialement jusqu’à ce qu’ils soient entièrement consommés en Dieu, de la propre vie duquel ils vivent comme lui-même, sans plus faire de distinction entre sentir, ou non; vivre, ou mourir; repos, ou action. Car tout leur est une seule chose en l’immensité infinie de leur objet, sans division, sans changement, sans divertissement quelconque de son éternelle contemplation en simple et éternel repos, ni de leur fruition éternelle et suressentielle, très mystique, unique, et ineffablement délicieuse.

Cependant il faut que l’âme demeure bien composée au-dedans et au-dehors, pour ne rien laisser sortir d’elle dans ses mouvements, qui contrarie et préjudicie à son état de si loin que ce soit. Et le tout à la très vive imitation de notre bienheureux Sauveur, contemplé comme un seul objet en sa divine humanité, et comme une seule vie, en la foi et véritable science de son Tout, et du rien de la créature. Elle doit choisir quant à soi, autant qu’il est en elle, le repos d’anéantissement, et du rien passif. Mais ce que la discrétion, charité, obédience, ou même le simple bien-être du prochain exigera d’elle, elle le doit faire sans la moindre réflexion, priant pour ce qui lui sera commandé, ou pour ce qu’elle voudra, un certain temps; par quelque signe qui lui sera connu, et gagnant les indulgences quand elle en aura l’occasion.

Quant aux mauvaises pensées et sentiments, il est très difficile que l’âme en cet état n’en sente un infini regret, lors que cela s’émeut furieusement dans le sens; et rien n’est à craindre de cette part non plus que d’autre chose que ce soit, comme seraient les efforts, suggestions, mouvements, tentations, et illusions des diables, en quelque façon que ce soit. Mais elle doit se garder d’elle-même, et d’être désordonnément libre. Car c’est ce que le diable prend pour effet de superbe; en quoi on le doit juger infiniment aveugle au fait du vrai bien, et de la sapience divine. Néanmoins il est très facile à ces personnes ici de s’aveugler en leurs propres sorties, œuvres, et paroles, comme serait de mépriser des autres, présumer de soi-même, avaler tout, bien et mal, d’une même manière. Pour n’y pas tomber, et pour rencontrer heureusement par tout, il faut avoir recours à ce que j’ai écrit de la conversation, et à mes autres écrits.

À peine se trouve style aucun qui veuille passer à l’action comme il faut, pour crainte de perdre son repos sensible. C’est être aveugle et ignorant, car c’est infailliblement l’action qui perfectionne et approfondit la contemplation, la jouissance et le repos en son objet; pourvu qu’on agisse avec entière circonspection de soi-même, tant au-dedans qu’au-dehors. Et en s’abandonnant toujours et partout, vous rendez votre repos simple, au-dedans de l’esprit, où vous jouissez simplement et tranquillement de Dieu par votre même repos, qui ne peut être autre que lui-même, nonobstant tous les efforts des espèces sensibles, qui semblent s’opposer à cela de la part du sens.

Je dis bien plus, que par tels combats de l’esprit et du sens, l’esprit s’enfonce et s’approfondit d’autant plus en Dieu son objet, en semblables abandonnements et guerres vous pensez être éloigné de lui, et qu’en cela même vous serez plus profondément absorbé et transformé en lui. Car Dieu étant ce qu’il est en sa nature, est infiniment éloigné de votre sentiment, et par conséquent la délectation que vous y pouvez prendre vous éloigne de Dieu, et vous tient d’autant plus en vous-même, que vous pensez être en Dieu, et lui satisfaire en cela. Au contraire les abandonnements de vous-même en Dieu, vous enfoncent infiniment en lui, quoique que cela vous soit imperceptible, et contraire à votre sens.

Cependant, rendez-vous tranquille, simple et attentif au-dedans, à la vue perpétuelle de votre objet divin, et ne vous empêchez point mal à propos des objets transitoires. Ils ne vous doivent point toucher, si vous êtes une personne vraiment morte comme vous le devez être, pour vivre en perpétuelle contemplation de Dieu hors du sens, par-dessus l’opération de l’entendement, et au-delà de l’admiration. Ne laissez aucune sortir vos pensées hors de vous-même, c’est-à-dire rendez-vous tellement simple et tranquille au-dedans, par une simple et raisonnable retenue d’esprit, que vous ne permettiez pas que votre esprit (autant [150] qu’il sera en vous) se divise si peu que ce soit, par aucune espèce produite imaginairement et à sont déçu.

Quand vous vous apercevrez de telles dissipations et divisions d’esprit, il faudra les rejeter, sans user d’actes formés; vous servant de la retenue simple raisonnable, qui se fait par un très simple désir et appétit. Cela vous sera acte sans acte, en l’effet très simple de votre appétit raisonnable. Que s’il arrivait que quelque passion ou tentation s’émût désordonnément au-dedans de vous, c’est à Dieu à les dissiper quand il lui plaira; puisqu’il est, et non à vous qui n’êtes pas. Et ce ne sera point mal à propos de dire que c’est Dieu qui les endure en votre être créé; partant c’est à lui d’en faire ce qu’il lui plaira, sans qu’il soit besoin de vous en émouvoir autrement.

C’est en cet état qu’on jouit du haut et du large, du long et du profond dedans le total du simple infini, c’est-à-dire en tout Dieu. Et cela se fait mieux et tout autrement sans agir, que par le flux et action de la créature, qui doit être morte à elle-même. Si néanmoins on veut dire qu’il n’importe pas d’agir, je n’y contredis pas; seulement dirai-je, que ce que j’avance ici est très véritable en mon sens, et que notre jouissance est si excellente en cela même, que c’est un tout autre état, faisant tout autre constitution et arrêt, conformément à ce que j’en ai déduit ailleurs. C’est pourquoi il nous faut mettre toute pleine de demeurer vraiment morts, sans que la moindre altération se trouve en notre vie.

Au surplus, celui qui voit et perçoit quelque moyen pour ceci, est affecté de ce moyen, et partant il est éloigné d’être en cet état, autant que le moyen tel qu’il soit, est éloigné de la dernière fin, laquelle excède infiniment tout moyen. Les très subtiles pénétrations d’ordre et de lumière, vue et pénétrée même dedans le dernier moyen, ne sont rien pour tout ceci, et ne servent que pour donner satisfaction à l’âme. Plusieurs y sont grandement trompés, qui voyant les hautes, profondes, et larges pénétrations, déduites selon toute la fécondité de ce fond, croient que c’est là la cime de la très perdue contemplation, et fruition de Dieu. Mais cette contemplation est par-dessus toute fécondité sortie, et n’est autre chose que le même objet très ravissant en lui-même, et qui est au-delà de toute forme sortie et sortante. De sorte qu’il y a une différence infinie entre la vraie contemplation, et ces pénétrations ou lumières dont j’ai parlé ci-devant.

C’est ce divin objet qui ravit éternellement toute l’âme, d’une très douce et presque imperceptible rapidité, par son très simple et très affectant regard, lequel arrête tout le sujet en éternelle fruition de son objet infiniment aimable et délicieux. Cette âme a toujours son très grand vaisseau, surcomblé et plein de l’infinie mer de ce divin objet, ou pour mieux dire, elle et son vaisseau sont totalement perdus en l’immensité infinie de cette mer, en toute plénitude de fruition, de plaisir, et d’ineffable repos; qui est le plus pur, et le plus simple état de tout ce bienheureux ordre de fruition d’ineffables délices. Voilà ce que notre âme va suivant éternellement de mieux en mieux, et de plus en plus : c’est là qu’elle se perd sans ressource, et n’en sort jamais, ni n’en saurait sortir; ce qui est être le même objet au total de lui-même : d’où les formes spécifiques sortantes sont menteuses, même au respect de sa fruition et jouissance, pour la félicité du sujet.

Cela étant ainsi, ce que l’on doit faire, c’est se perdre toujours là-dedans, ainsi que j’ai dit, autant qu’il sera possible, par plongement et pénétrations ineffables repos moyen duquel, au-delà de tout moyen ne se transformera de mieux en mieux en son même objet; et on ira de plus en plus pénétrant sa profondeur et son immensité de dans le fin fond de son infinie substance suressentielle, au-delà de tout ce qu’elle fait pour se communiquer à sa créature, et la rendre totalement bien heureuse. Appréhendant ainsi sa Majesté infinie au fin fond d’elle-même, dedans son total, on voit à même temps tout ce qui est jamais sorti et peut sortir d’elle, totalement réfus en elle, en la félicité de l’objet et du sujet en soi-même. Mais d’autant que la circonférence de tout ceci est infinie, de là est que le sujet ici arrêté très stablement, demeure immobile en soi-même, pour l’arrêt de tout soi en cette constitution très suréminente, très perdue, et très simple; en laquelle il a et possède tout, comme en la propre source et principe du Tout, et s’en va incessamment recoulant toutes ses forces à son éternel principe.

Ici donc on se délecte plus à se perdre irrécupérablement en cette mer infiniment spacieuse, qu’à parler de ses effets (151) sortants, et de ses ravissantes propriétés, qui toutes remplissent l’univers d’infinie perfection. Nous ne nous délectons même plus comme autrefois, à tirer toutes les émanations et propriétés distinctes de la Trinité, tant au-dehors, qu’en elle-même; et dans notre constitution présente, nous sommes comme forcés (en amour et liberté infinie) de nous laisser ravir et emporter à la fruition de l’essence à nous très suressentielle, par-dessus toute la personnalité et sa distinction.

Notre paradis étant là, nous ne saurions désirer en détourner notre œil simple, dont le plaisir et la fruition ravit notre total très subtilement, d’une activité douce, très simple, et très continuelle. Aussi les âmes que ce flux ne ravit point sont-elles très éloignées de cet état, et même de ces derniers et plus proches moyens; voire encore leur pourrais-je donner un lieu plus bas en cette circonférence d’infinie étendue, comme leur étant plus convenable. Mais quoi que cela soit ainsi, il faut trouver ici le propre lieu de tous, et laisser à chacun la fruition de son objet, en l’ordre et exigence de son propre lieu, et décret de suréminence.

Celui qui sort facilement et subtilement à la manifestation et déduction de ceci, même en ses moyens, est sans doute très excellent mystique comme mystique, et jouit de son objet en sentiment divin. Mais un tel flux n’est mystique que selon la violente activité du feu, qui agit et ravit ses sujets en fort grande différence de degré de sentiments et de goûts. Car le sujet se devant consommer dedans ce feu, il se fait que tant moins le feu est violent par l’agitation et effort du sens, tant plus le sujet est devenu le même objet en consommation, et en immense fruition et félicité très présente, très large, très une, très ineffable, très unique et très éternelle, de sorte que le sujet est là réduit (ce lui semble) à un très petit point, lequel néanmoins est cause de toute cette félicité si perdue et si ineffable. Ceci a ordre d’infinies vérités secrètes dedans la créature, lesquelles elle ne doit nullement communiquer. Il est vrai que quand elle le ferait, il n’importerait pas, mais ce ne serait que paroles non comprises, et de nulle impression, de sorte qu’on en ferait pas l’état que le mérite ce secret, vu sa perdue suréminence.

Tout ceci ne sera rien à celui qui n’est pas perdu; mes termes et mes concepts lui seront comme chose de néant. Aussi comment serait-il possible que celui qui n’a jamais été même jusqu’à l’éminence de son être, par la perte et abandonnement de tout soi, peut avoir quelque impression de ce flux si simple et si perdu? Car mes concepts si perdus et si mystiques, semblent infondre la mer; comme de vrais ils le font à celui qui en a été plusieurs fois et de longtemps la propre enceinte, et qui pour cela est accoutumé à en recevoir le flux et le reflux en son infinie capacité; lequel flux noie et perd en soi tout ce qui lui est contraire et étranger, ainsi que s’il n’avait jamais été. C’est ainsi que la mer invoque la mer, comme un abîme invoque un autre abîme, et comme la sphère du feu invoque la sphère du même feu. Arrêtez-vous là, ceux qui n’êtes pas capables de me surpasser; et ne me jugez pas à l’aune de votre lumière, telle qu’elle soit.

Pour ce qui est du haut, élargi dans sa hauteur, quoiqu’il soit très excellent, cette même très perdue mysticité n’est point encore sous sa compréhension, ni de sa lumière, ni de la tendue de son fond, ni de sa pénétration.

Mais ce n’est pas tant de quoi il s’agit ici, que de nous plonger profondément en notre mer suressentielle, pour jouir là-dedans de notre félicité en la sienne infinie. Que si rien n’est jamais sorti, il ne faut pas aussi que cet ordre s’altère de si loin que ce soit de notre part, dont l’intelligence est aux vrais mystiques. Nous devons nous perdre en la plus haute manière possible, demeurant ici arrêtés par continuel plongement, selon la très simple activité et tendue de notre suréminence. Nous révérons tout ce qui s’écoule de ce fond par l’organe des mystiques, faisant la due et convenable distinction de leur flux en chacun d’eux, lequel affecte diversement l’esprit, selon l’éminence du moyen plus ou moins noble. Car chaque moyen a sa constitution, son ordre, et son flux compréhensible, qui affecte directement son sujet.

Quoi que ce soit, c’est assez dire en ce lieu, que la pénétration qui affecte profondément, est l’effet et l’écoulement du plus excellent moyen, lequel incorpore son sujet au total de sa fin, par la rapide activité de son flux; ce qui contient en soi si grande plénitude de délices, que c’est grande merveille comme la créature les peut soutenir, sans défaillir à sa vie naturelle. Mais ce qui excède par trop ceci, comme nous l’avons déjà montré, c’est (152) être jouissant de l’objet en lui-même, infiniment loin de la créature.

Il faut savoir que la créature en cet état est encore grandement éloignée de sa consommation, tandis qu’elle est capable de recevoir quelque chose en la lumière divine, soit pour la simple spéculation, soit pour le goût, soit pour l’extase; qui sont choses toutes différentes. Car sa consommation ne doit et ne peut être que la fin et le succès de tous ces moyens mystiques. De sorte que si le sujet a été trouvé fort, tout cet ordre de mysticité moyenne a eu son succès, par une abondance d’effets si prodigieux, si mystiques et si laborieux, que le seul souvenir en est très plaisant au vrai et perdu mystique. Mais ce qui est resté de ceci à l’âme perdue en Dieu, est toute autre chose; et c’est ce qui la ravit imperceptiblement, et en quoi s’accroît et s’augmente de plus en plus sa très simple et ineffable jouissance. Bonheur qu’elle possède en son repos ineffable, très simple et très unique; qui lui fait expérimenter qu’on ne peut aller ni passer outre. Car ici la compréhension de la créature, son goût, et toute sa jouissance et par-dessus toute expression.

Nous avons déduit et exprimé le plus éminent et le plus simple de tout cet état en notre Désert de la solitude, et ailleurs; je n’en produirai pas davantage, sinon que nous jouissons en vérité de tout le simple fécond et unique, c’est-à-dire de tout Dieu en son unité et fécondité, en la source infinie de l’Amour qui flue également de la fécondité des deux personnes, comme de son simple, présent, et originaire principe. Là, toute la simple fécondité ravie en la force de son amour, elle jouit des ineffables embrassements et délices l’un de l’autre, et l’un en l’autre, pour leur mutuelle et réciproque complaisance; et cette complaisance se fait et se possède également, en égalité de leur amour mutuel et complexif, je veux dire, par le réciproque embrassement savoureux, et par leur transfusion totale en leur simple unité. Dans cette unité toute la fécondité se possède incompréhensiblement en simple repos hors de l’être créée, par le même simple unique Esprit, lequel procède activement de cette infinie fécondité par voie de connaissance et d’amour très simple et vigoureux. Et cette fécondité est toujours également subsistante au-dedans, pour faire amour en soi égal à soi-même, ravissant son mutuel et unique objet comme par un total engloutissement d’amour et de joie.

Tout ceci n’appartient qu’au parfaitement mort, vivant d’une vie divine, tout ceci est en lui par-dessus toute distinction et différence, l’être créé demeurant toujours. Il soutient et endure toute cette unique action de suprême félicité, par-dessus la connaissance réflexe de tout cela même, et demeure en cette fruition stable et arrêtée au total de son objet, sans avoir égard à ceci ni à cela. Car il n’y a que l’être unique et absolu, infiniment éloigné du créé, qui soit et qui vive en cette fruition de son total; et comme tout l’être créé a flué de là, il y reflue continuellement de tout son effort, et y trouve le rassasiement et la réplétion de son appétit.

Les diables n’y recoulent pas à cause de leur malice extrême; ni les méchants hommes, à cause qu’ils préfèrent la pourriture et le rien à leur principe éternel, qui est l’objet final de tout être capable de jouir de ce souverain bien. Et encore qu’à la fin de la vie plusieurs d’entre eux le connaissent, le désirent et y coulent, et partant soient sauvés; néanmoins d’autant qu’ils ne le font pas de toutes leurs forces et activité, en ardent et continuel amour, ils ne jouiront que d’une bien petite béatitude en son aspect.

Mais ceux qui se sont anéantis par amour infini en leur éternel objet, leur gloire et leur jouissance après cette vie, en toute plénitude d’accomplissement, et au surcomblé débordement de toute plénitude, sera d’autant plus noble et excellente en clarté, que la clarté du soleil surpasse la lueur d’une très petite chandelle. C’est à quoi tout cet état de très sublime et très perdue jouissance, et de l’éternelle contemplation de notre infini objet nous dispose de plus en plus; par ce que son désir infini, est de nous faire ici et là, d’autres lui-même, sans diminution possible du sien.

Pourquoi le celer? ce que nous n’osons dire est vrai. Ce qui est Tout ici-bas (en un sens) doit aussi après cette vie être Tout et totalement, en tout ordre, et en tout sens et manière. Que si toute notre vie avec ses dépendances ne peut être arrêtée ailleurs, il faut de nécessité qu’au jour très éternel et très, car, elle soit regorgeante de tous les biens et joies de la vitale vie de toute vie; et cela avec un avantage infini, par-dessus de tout ce qui n’a vécu qu’en sa propre vie et pour soi. Croiront autrement ce serait chose du (153) tout éloignée de la vérité.

Il faut donc que sans empêchement de notre part, Dieu qui est éternellement vivant en soi-même, et sa bienheureuse vie, ne reçoivent jamais la moindre altération en nous; et tout ce qui peut intervenir d’empêchement à notre imparfaite et non pleine fruition, ne doit nullement entrer, ni faire en nous la moindre impression. Je sais que se connaître ainsi ce n’est point agir en homme, mais en ange; néanmoins il en doit être de la sorte en la vie de la vie, dans laquelle comme dans une mer infiniment spacieuse nous sommes totalement engloutis et submergés, pour sa propre vie, vivant d’elle en son total. J’ai fait cette digression pour les hommes de moindre amour et de moindre vol, que ne sont ceux de qui je décrivais ci-dessus l’état et le fond, afin de leur faire voir de quel bien ils sont et seront privés peut-être éternellement par leur faute. Quant aux hommes communs, quoique bons et bien vivants, tout ce langage leur est barbare, et totalement inconnu. Car il les bien même à des personnes plus excellentes et plus saintes.

Retournant donc à cette très simple suréminence et perdue constitution, de laquelle je parlais ci-devant; je dis qu’elle n’a que les ineffables délices, en très simple, très étendu et très perdu repos. C’est cette fruition, qui pénétrant toujours de plus en plus l’Immense total, s’augmente et s’accroît par subtilité et simplicité de repos, lequel semble être le moyen et l’effet de ladite fruition, en divers sens et manière. Celui qui est ici placé et arrêté m’entend bien.

Tout ce qui se peut dire de toute cette fruition, c’est ce mot, repos ineffable, dont l’expression forte en demeurant, aussi bien que toutes les formes et espèces de tout ce discours. Mais l’objet infini qui est la cause de tout ce bonheur, demeure non exprimé en notre très large et très étendue fruition; laquelle n’a que le simple et l’ineffable pour notre sortie. Ceci dis-je, n’exprime rien du tout, ni de soi, ni de notre fruition perçue toujours de mieux en mieux et de plus en plus. Car plus nous sommes éloignés de nous sentir de si loin que ce soit, plus aussi cela est, au suréminent ordre, et en la suréminente nature de notre divin objet. Si bien qu’en cela même nous semblons ne différer nullement de notre surcomblée béatitude et félicité. Néanmoins encore que nous en jouissions, en son acte, nous en sommes pourtant très éloignés quant à notre total.

Mais il est ici question de ne varier nullement de cet état, d’autant qu’à mesure et proportion de notre arrêt et stabilité en notre fruition objective (quoiqu’imparfaite selon l’ordre des vrais viateurs, qui sont aucunement compréhenseurs) notre plénitude sera excellente en l’infinie immensité de l’objet, et dedans son très dévorant feu, où nous demeurerons compris et compréhenseurs. Une telle fruition semble être due à l’amant de l’amour éternel, défailli et défaillant éternellement à soi.

De plus, notre éternel félicité sera encore souveraine en cela, qu’il nous semblera boire cet immense mer, et ses infinies délices; et néanmoins nous n’en boirons que selon notre mesure et capacité. Car cette mer objective ne peut ni ne doit autrement donner, ni communiquer tout du sien. Cela néanmoins sera très distinct en chacun, et en tous, avec la joie et le plaisir de tout Dieu en leur enceinte et capacité. Il semble aux pauvres hommes atterrés, qu’ils disent choses grandes sur ceci, et néanmoins ce n’est qu’ombre et filière très grossière, et pour dire comme il faut, c’est le même rien dans le sentiment de saint Paul.

Il ne semble pas que cet état soit ce qu’il est, sinon à celui qui est totalement perdu en tout le simple de l’abîme, qui va ravissant et perdant de plus en plus toute âme qui lui a répondu en tout sens et manière. Là désormais et depuis longtemps ce qui n’était qu’en partie, est totalement évacué comme ce qui n’a jamais été. Le Tout a anéanti la partie en son total, et rien n’est ici qu’amour, que sapience, que clarté en simplicité immense, dedans le très dévorant feu du même Tout, comme une seule et même chose en son total. De sorte que Dieu demeurant Dieu tout bienheurant (sic), la créature demeure très déifiée et déiforme. Et tout cela en une telle suréminence de félicité, que nos vues et nos concepts n’y ont rien.

Ici on ne reçoit plus rien des splendeurs mystiques ni des excellentes notions qu’elles nous montrent, sous des formes très simples et très spirituelles. L’âme a outrepassé tout cela dedans la très forte et très suave violence du feu divin; et la douce activité de ce feu a entièrement consommé tous les appétits, quant à l’amour sensible et raisonnable. Le repos (154) divin a succédé à tout cela, lequel a eu pour sa consommation tous ces degrés jusqu’à la fin. Ensuite donc de tout cela nous jouissons de notre suprême objet, et le même repos est encore l’effet de notre suprême jouissance. De sorte qu’il nous est effet et moyen sans moyen, puisque dans ce repos nous jouissons toujours de mieux en mieux de notre objet en son total. À quoi il faut que tout l’homme réponde en tous événements, anéanti comme ce qui n’est point.

Ce repos n’est rien de moins en sa perfection, que l’imparfaite et entière consommation du sujet en son objet. Alors toutes les opérations divines se font et s’exercent en l’unité de l’essence, par dessus et au-delà de toute la fécondité et personnalité. Nous ne faisons ici que montrer notre véritable arrêt et stabilité en l’ordre et en la constitution de notre jouissance. De là est que nous ne disons ici rien autre chose, car ce que nous en dirions, nous serait trop moins; et cependant il semblerait être infiniment plus à la vue, connaissance et sentiment de ceux qui ne sont pas mystiques, ou même de ceux qui étant mystiques ne sont pas perdus entièrement. Il n’y a point de doute que la jouissance des mystiques en cette vie, ne soit de différents degrés, même selon cet état. C’est pourquoi après cette vie la pleine et entière jouissance de la gloire différera grandement en chacun d’eux : je dis même comme mystique. Et quoi que nous buvions tous, ce semble, la mer en la mer, ce sera pourtant en fort différent ordre et constitution.

On ne sait que dire sur ceci, parce que c’est un abîme insondable et impénétrable. Il est pourtant vrai que c’est un grand plaisir de pénétrer comme quoi cette gloire remplit et comble souverainement les saints, de bonheur en leur infini objet; et comme plus on boit cette mer, on a plus de soif, en expérience de sa propre incapacité, comparée à la totalité de cet objet en lui-même. Mais quoi que l’on puisse concevoir de ceci, tout cela ne nous arrêtera jamais, et cela est autant éloigné de nous, que l’infinie essence est éloignée de son image et représentation; ou pour mieux dire de la capacité possible de la créature.

Telle est notre fruition en elle-même; et ce que nous possédons, nous le possédons en si haute, si profonde, et si perdue suréminence, que le concept et le simple flux de tout cela même ne nous est rien. Mais tant plus tout ce flux et toute cette expression ne nous est rien, tant plus et tant mieux nous sommes Tout et jouissons du Tout en tout lui-même. Car si le flux est si noble, à plus forte raison le sera la mer qui le produit. Cela supposé, tout ce que nous concevons de plus riche, de plus plein, de plus fécond, et de plus actif pour cela, nous le voyons plutôt en son entier reflux, qu’en son simple flux.

Puis donc que le devoir de la créature est de refluer de toutes ses forces en son éternel Principe, tant plus elle y sera consommée, et perdue en plus éminente manière, elle sera vue en son infinie suressence, et en son total, comme ce qui n’est jamais sorti; ce qui est la merveille des merveilles. Et quoique ce qui est beaucoup moins perdu ici, soit admirable et bienheureux en cette infinie essence dont il jouit, laquelle contient tout bien comme une seule et unique chose; il l’est beaucoup moins à proportion de l’autre.

On ne s’étonnera pas de pouvoir parler si brièvement et si concisément d’une si infinie et si réduite amplitude. Car si pour en exprimer quelque chose, nous sortions aux plausibles et communes similitudes, nous semblerions à la vérité dire choses grandes en notre abondance. Mais nous n’en dirons rien, c’est pourquoi dans notre très simple concision et ineffable déduction et réduction, nous voyons, concevons et pénétrons mystiquement. Et quoique que nous anticipions tout en notre vue et en notre goût, tout cela n’est pourtant rien, non pas même au respect de notre flux; attendu que nous jouissons totalement de l’incompréhensible beauté, accompagnée de toutes ses perfections essentielles, comme d’une seule et unique chose en son total : ce qui nous fait et cause une ineffable suavité et plaisir en très simple et très unique repos.

La somme son en ceci bien trompés, qui ne sauraient sortir au plus haut de ceci que par voie de négation. Mais nous, nous sortons non seulement en niant et en nous taisant, mais nous sortons, comme j’ai dit, en demeurant, comme très perdus mystiques, dans notre rien, abîmés au même Tout, dedans le fond et la perception de tous nos semblables. (155)

Chapitre 5. De la transfusion de l’âme en l’unité suréminente de Dieu.

Supposé que vous soyez passés et transfus en simplicité d’essence en l’abîme objectif de la charité, qui est l’essence divine même, vous vous trouverez comme sans sentiment, tant de vous que de Dieu même, et sans pouvoir ni vouloir agir par saintes aspirations, qui supposent action formée. Ni même par regards simples et subtils, qui supposent quelque pouvoir d’agir, et par conséquent quelque désunion et entre-deux de simple et subtil moyen, dont on se sert pour se transformer davantage et plus parfaitement dans l’essence même de l’époux..

L’on commence déjà ici à voir Dieu simplement, sans formes et sans images, par-dessus le sens et les formes actives. Tout cela est anéanti avec la propre vie de l’âme, en ce fond vigoureux et suressentiel, dans lequel elle est transfuse; et son appétit actif étant entièrement supprimé par la force de son simple amour, elle commence à jouir de l’époux à pur et à plein en simple essence, par le moyen même de ses simples attouchements, qui la dilatent et l’étendent tout autrement en simplicité, que jamais elle n’avait sentie.

Là les simples délices sont si profondes, et simplifient tellement l’âme qui les ressent, qu’il lui semble être passé en l’étendue de l’essence de Dieu, qui est le fleuve d’où s’écoulent ces mêmes délices. Et Dieu se délecte singulièrement d’en inonder toute l’âme, pour l’unir à soi tout autrement que jamais, en l’union d’unité. En quoi on peut dire que l’âme est Dieu en Dieu même, non par nature, mais en amour et par amour; d’autant qu’elle a et possède ce qu’il possède, d’une tout autre amplitude, largeur et profondeur, qu’elle ne faisait aux unions simples et profondes de son action précédente. Car celle-ci est union au-delà de l’union, en l’unité suressentielle de soi-même, comme on pourrait dire que l’unité de l’âme et du corps fait un même de deux parties unies et conjointes d’un lien et d’un amour inséparable.

Je crois que j’exprime naïvement par cette similitude, autant qu’il est possible, cette déification profonde et suressentielle de l’âme, déjà acquise en ce premier degré, dans lequel elle est si pleinement regorgeante des délicieuses et efficaces actions de Dieu, tant en dehors que dedans, qu’elle ne perçoit ni ne sent autre chose que cela en cela même. De là vient que sans son su et sans son action, elle s’enfonce et s’abîme de plus en plus dedans son fond abyssal, qui la ravit puissamment et efficacement, par la douce et rapide force du torrent de ses très efficaces et submergeantes délices, à quoi l’âme répond puissamment, au plus secret de son esprit. Et cela lui est manifeste et évident, en ce qui lui est comme impossible de vouloir fait résistance à l’effort et l’action vigoureuse de Dieu en elle.

C’est ici que se fait et se possède abondamment dès cette vie, la béatitude objective; selon que l’amour a été vigoureux et impatient en son action sensible. Car à proportion de cela, Dieu prend plaisir de venir à l’âme par nouveau avènement, en distinction d’abîme et de profondeur de soi-même et de ces mêmes délices : de sorte que l’âme qui en est comblée, se voit étendue en la Déité même, par-dessus la différence et la distinction personnelle.

Là il n’y a point d’instant. Là l’amour spiré tire et ravit tout au lien d’unité suressentielle, où l’essence est oisive et en repos; et cela se fait en amour, et en des délices infinis de toute la distinction tirée et réduite à l’unité, par la douce et infinie force de l’amour; qui jouit de soi-même en soi-même, en l’unité unique du propre et égale distinct, hors de distinction et de différence. De la personnalité distincte sort à sa propre et béatifique action en la compréhension de tout elle-même et de tout le distinct; entrant par la force du même amour spiré, en unité et repos d’amour jouissant, où la jouissance d’amour et de délices est au-dessus de la compréhension de l’unité, de ce qui est hors de cette même unité, c’est-à-dire de toute créature existante et possible.

Cet amour et ces délices consistent dans le suprême regard que cette même essence fait sur toute la simple étendue, d’où le créé n’approche que d’une distance infinie : c’est à savoir du créé à l’incréé. Ainsi l’étroite connexion des personnes est tirée uniquement, et faite unique en unité, et elle sort derechef (sans sortir) à la distinction et compréhension béatifique de tout elle-même nuement et (156) suffisamment, au-delà de la compréhension de toute créature.

Or les délices communiquées au créé, c’est-à-dire à l’âme, par cet être, éternel en soi-même et en sa simple étendue, sont si douces, si savoureuses et si profondes, par-dessus les délices de l’action, ou pour mieux dire, en comparaison des précédentes unions objectives, qu’elles tirent et ravissent tout leur sujet en admiration, causée non par l’ignorance, mais par la simple et suprême connaissance objective que l’âme a de l’abîme très profond de son béatifique Objet; dont l’amour unique et les savoureuses délices la comblent et l’inondent entièrement, jusqu’à les regorger bien souvent aux autres.

Les secrets et les vérités là communiquées, sont profondes et assurées, et n’ont point de distinction ce semble, en leur douceur, essence et suavité perçue de cette essence suressentielle, qui les communique et les verse; et cela souventefois en réelle abondance, que l’une n’attend pas l’autre, par manière de dire. Non que je veuille dire que ces vérités ne soient purs effets communiqués distinctement et en distinction, par cette même unique essence suressentielle; mais elle les verse et les fait voir sous des formes spécifiques, très savoureuses et très simples.

En ce degré et en cette divine foi, l’âme jouit, contente, et repose, soit en profondeur de délices, soit en profondeur de simples vues; qui est un degré beaucoup au-delà de celui-ci, et de plusieurs autres qui sont entre l’un et l’autre, pour faire arriver l’âme au dernier et suprême point de la consommation. Dès ici dis-je, et pour jamais elle est en fruition de tout cela, dans la jouissance objective de son unique objet, sans temps, sans éternité, sans admiration; et possédant ainsi son bien objectif en la suprême plénitude suressentielle de lui-même, elle se va plongeant et étant dans le temps ni plus ni moins qu’une goutte d’eau jetée dans la mer, se perd et anéantit à elle-même, s’incorporant à ce corps élémentaire; où elle est conservée, toute perdue à soi-même pour jamais, et sans jamais en pouvoir sortir telle, ou comme elle était, et en distinction.

Je ne veux pas dire qu’ici, ni même en la suprême consommation de l’esprit parvenu au dernier point et degrés des profondeurs consommées et consommantes, l’essence créée de l’âme ne lui demeure, pour simplement subsister et agir à toutes ses fonctions nécessaires. Mais elle est perdue à son appétit sensitif et actif, par lequel elle désirait impatiemment retourner à son souverain principe, et son bien unique et objectif, sans jamais avoir envie d’en sortir, pour retourner à son appétit actif. Car dans la profonde jouissance qu’elle a de ce bien objectif, et de ses divines délices, moyennant ses personnelless lumineuses et suressentielles caresses, elle sait très bien qu’il y a une distance infinie entre la commune possession, qui consiste dans la profonde union, et la très parfaite et entière possession du bien objectif possédé en lui-même, en la réplétion du Simple surpassif, où l’âme étant arrivée, opère d’une manière inconcevable, non par elle-même, mais par la très simple action de Dieu, qui l’agite, la tire, er la ravit hors d’elle-même et de tout le créé, en l’abîme incréé, de profondeur en profondeur, et de plénitude en plénitude.

Ceci se fait perceptiblement et distinctement en un temps; et par succession de temps et de profonde possession de son objet béatifique, imperceptiblement, simplement et efficacement. Ce qui étant ainsi, l’âme jouit de son suprême bien dans un très simple et tranquille regard et repos, qui ne sait plus ce que c’est, par manière de dire, que les profondeurs abyssales, faites de Dieu en elle-même, en très simple et très profonde nudité, et étendue d’elle-même en Dieu; où les faveurs et les délices goûtées et perçues pleinement sont du tout inexprimable; car comment pourrait-on exprimer ce qui est par ce qui n’est pas? Pour mieux dire, ce qui n’est pas parce qui est?

Or encore que Dieu ne fasse rien ici que s’établir lui-même en la créature, cela se fait tout autrement en elle-même, je veux dire, par-dessus elle-même, par-dessus les sens, et par-dessus sa compréhension. C’est cette très nue et très simple action divine qui l’agite, l’attire, l’enfonce, et la perd totalement au plus profond de l’abîme de son compréhenseur non compris, dedans le fond interminable et sans fond, où elle est en éternelle fruition et possession de son dit compréhenseur, soit en délices et en vue, soit par-dessus les délices, en la très simple vue de iceluy, soit en perception ou imperception. Néanmoins dans ce sublime et souverain degré de plongement et approfondissement imperceptible, que l’âme fait (157) nuement en la suressence de son objet béatifique; elle jouit d’une entière certitude, science, et assurance ce qu’elle voit, qu’elle est, et qu’elle possède en son simple suprême repos objectif, et de son degré suprême.

Or avant que d’arriver à la consommation, qui est le dernier et suprême état de cette foi, et qui comme les autres, contient plusieurs degrés de suréminence; il faut que l’âme passe une infinité de détroits, tantôt de douleurs internes et indicibles, tantôt de pauvretés et misère, par les retraites que l’époux fait du sens, et non jamais de l’esprit; tantôt d’abstraction d’elle-même et des choses créées, et tantôt d’indicible lumière extatique, qui extasie profondément l’âme en abstraction d’elle-même et du créé. Ceci se fait en distinction perceptible en divers temps, et en divers degrés : et puis ces extases cessant et se perdant, l’âme revient tout à soi pour librement agir et faire ses fonctions, et alors l’état de sa consommation se commence, en l’éminence de ce degré.

De là encore procèdent autres états, par l’entière destitution du plus simple et actif de Dieu; qui ravissent ou extasient leur sujet par profonds et divers attouchements, par des embrassements très étroits, et du tout incompréhensible, et par des allées et venues de l’époux, très vites et très légères, très-unes, très simples, très délicieuses et très lumineuses, qui perdent toute l’âme en l’inondante étendue de l’essence suressentielle. Mais tout ceci est inexprimable et inconcevable, à celui qui ne l’a pas expérimenté; et ceci se fait en moyen sans moyen : ce que les mystiques plus profonds appellent Modinescience.

Voilà comment la contemplation mutuelle de l’époux et de l’épouse se fait perpétuellement de l’un en l’autre; par laquelle l’épouse est faite semblable à l’époux, et est le même époux en lui, par lui même, et par ses secrets inconnus, et simples moyens; lequel époux excède en lui-même la profondeur abyssale et incompréhensible de ses profonds, simples, nus, et vigoureux attouchements et toutes les manifestations des vérités et des lumières suressentielles. Voilà dis-je, la jouissance et fruition de l’époux et de l’épouse toute perdue en son époux, en l’amour simple et réciproque l’un et l’autre, par-dessus le même amour flué et fluant de l’époux en l’épouse, et reflué et refluant de l’épouse en l’époux. Voilà comme quoi elle est ce qu’il est, et possède tout ce qu’il est et ce qu’il a, puisqu’elle le possède à pur et à plein en sa propre et unique unité, par-dessus la similitude de soi-même, qui suppose encore quelque distinction ou séparation : mais dessus tout cela elle est lui-même, sans altérité ni différence perceptible. [souligner la netteté de la déclaration]

Or ce fond est si admirable, si vigoureux, et si fécond, et le plus souvent si obscur, qu’il ne peut être atteint de l’entendement humain, que d’une infinie distance; et pour lors l’entendement se voit et se sent totalement perdu là-dedans, sans en vouloir jamais sortir vivant; nonobstant les détresses qui puissent arriver au commencement de ceci, par l’action de Dieu même. Les mystiques appellent cela : Pati divina in pace animae. En toutes ces choses, dis-je, consiste la vie suréminente de l’esprit, et la béatitude du même esprit, ravie en son compréhenseur non compris, et du tout incompréhensible.

Mais il y a divers moyens pour entrer ici, qui tous sont de Dieu immédiatement. L’un d’eux toutefois semble avoir quelque chose de l’humain, auquel l’âme semble agir en quelque manière secrète; et l’autre est très obscur, qui ravit incontinent par son activité l’âme qui le souffre, en la caliginosité, brouillard, et obscurité de lumière, en la même divinité suressentielle. Cette obscurité se fait par la profonde abondance de lumière, qui éblouit l’entendement; lequel ainsi ébloui regarde obscurément et comme de loin son béatifique objet.

Mais ce second moyen n’est pas toujours le plus sûr ni le meilleur (à mon avis) d’autant que l’âme qui est en cette obscurité hors d’elle-même demeure presque toujours sans connaissance de soi-même au fait des actions directes et ordonnées directement. Bien souvent aussi ce moyen est donné à ceux qui se sont exercés à vive pointe d’entendement, pour appréhender Dieu d’une manière haute et sublime et ayant ainsi atténué toutes leurs forces et leurs capacités, par le succombement des formes et images de leur activité, Dieu les fait entrer en lui par un très vif rayon de pénétrante lumière, qui en la force de sa pénétration éclatante, les introduit au secret de son repos; là où étant rendus simples, ils ont toujours leur œil simple ouvert pour regarder Dieu fixement, par-dessus sa compréhension, et tout à fait hors d’eux-mêmes. Ces (158) personnes ont très grand besoin de bonne conduite toute leur vie, d’autant qu’à peine leur obscurité est-elle jamais illuminée.

Il faut savoir sur ceci, que le meilleur est d’être d’un naturel vraiment affectif et amoureux, et de s’exercer ainsi par profondes aspirations, jusqu’à ce que l’âme ait entièrement consommé et anéantit toutes ses forces actives en son objet, en la manière que je pense avoir dite ci-dessus. Ce moyen est la vraie et sûre entrée à son unique repos, pourvu que l’on se comporte fidèlement dans les diverses douleurs et assiègements, que Dieu fait longuement et souvent souffrir à ses épouses. Mais la plupart de ceci est souvent accompagnés de lumineuses et délicieuses vues; et cela se passe vitement en l’âme à guise d’éclairs et de foudres très légers, qui montrent toujours manifestement leur bienheureux auteur comme en propre personne. Et quoique souvent ceci se passe en grandes douleurs et angoisses, qui se fait ressentir au plus profond de l’esprit; néanmoins la délicieuse et lumineuse manifestation de l’époux en lui-même, tout à découvert, rendent les douleurs fréquentes de ce degré tolérables et acceptables.

Cela même a très grande force pour encourager de plus en plus l’épouse, à supporter les pénibles et langoureux efforts, qui procèdent des assiègements généraux et universels de son époux; lequel en ce temps désastreux, paraît manifestement prendre ses délices à aller et venir ainsi légèrement de son épouse en lui-même, et de lui-même en son épouse. Toutefois il lui montre ici si amplement et à découvert sa naïve beauté, et ses subits et légers moments de divines, lumineuses et délicieuses coruscations, qui par de nouveaux dons, lumières, et délices la renouvellent toute au-dedans et au plus intérieur d’elle-même, que dans la souffrance et passion de tels effets, elle demeure suspendue entre l’admiration et le ravissement. Quoiqu’elle demeure libre, pour vouloir souffrir le concours actif qui se passe en elle, sans y vouloir nullement contrarier. Cependant elle demeure comme étranglée en ces abandonnements, ainsi que les pendards attachés à un gibet, où ils doivent mourir sans rémission. Il est vrai qu’elle se trouve quelquefois détachée et délivrée de ce gibet et abandonnement, par son même époux, sans l’avoir désiré. Et quand elle se voit et se sent jouissant d’un tel bienfait, moyennant la favorable manifestation de son époux, elle reprend nouvelles forces, nouveau courage, nouvelles consolations, et nouvelles joies. De sorte que cette présence personnelle, dont la nue et essentielle beauté la ravit éperdument en sa contemplation objective, lui fait perdre le souvenir de ses infernales langueurs passées. Or cependant qu’elle est ainsi pour un temps attentive de toutes ses forces, à la contemplation et fruition de son objet béatifique, vu pleinement et à découvert, pour sa propre félicité; cet objet et ce sien repos ainsi possédé, s’écoulent d’elle, et il lui succède de plus pénibles et infernales langueurs, qui ne se sauraient imaginer. De sorte que l’épouse même à sujet de douter si son époux a quelque mémoire d’elle. Puis après pendant qu’elle se trouve ainsi chancelante et pantelante en ses pénibles sursauts, l’époux revient à elle, qui par sa soudaine et légère présence, fait évanouir tout le passé, faisant paraître à son épouse le paradis, au comble et au large des attrayantes, ravissantes, et lumineuses caresses personnelles, d’une plus ample manifestation, étendue, et plénitude. Laquelle surcomble toute son épouse de joie et d’amour, plus qu’il n’avait encore fait; de sorte qu’il récompense au double et d’un plus que double effet, la longueur et le délai et de son absence, par sa présence et par ses manifestations délicieuses.

Il faut ici noter que l’épouse n’est jamais sans son époux, ni sans le voir; mais pour la mieux exercer, et achevé de purger son amour, il se retire d’elle quant à son inondante manifestation, qui ravissait auparavant toutes ses puissances sensibles de sa douce et impétueuse impulsion. De sorte que ce bien lui manquant par la retraite et l’absence de son époux (comme il lui semble, si elle n’est bien instruite en amoureuse exercitation) ses douleurs et langueurs se renouvellent, et se font sentir pires que jamais : ainsi l’épouse est en danger, si elle ne demeure stable et constante en ses langueurs, à attendre en patience et force d’esprit le retour de son époux. Mais enfin après avoir bien vu les pénibles combats et langoureuses détresses de son épouse sur son absence, il retourne plus délicieux et plus lumineux que jamais. C’est ainsi que le paradis objectif s’augmente en l’épouse, à mesure des pénibles et mortelles absences qu’elle souffre de la part de son époux. (159)

Mais il faut être averti de ne pas sortir ni directement ni indirectement à la consolation sensible, si on veut être fidèle. Il faut que l’épouse rende preuve de sa fidélité, en mourant et expirant en son époux autant de temps qu’il lui plaira. Dans ce temps d’angoisse et de nudité d’esprit, l’âme est grandement crucifiée et tourmentée quand on l’afflige à tort, ou quand on offense Dieu. Elle a besoin alors d’une grande force et patience d’esprit, pour demeurer contente et généreuse sans sortir d’elle-même. Quoique le plus souvent elle appréhende beaucoup la durée des croix qu’on lui donne. Mais quand l’époux lui est favorable par sa ravissante manifestation, rien ne la peut atteindre. De tout ceci on peut colliger les divers effets état de l’épouse, et surtout sa délicatesse, et pour mieux dire, sa débilité en celui-ci, à cause de sa nudité, accompagnée le plus souvent de douleurs et de langueurs infernales, qui procèdent des divines actions de l’époux. Je ne désire point me dilater davantage sur cette dernière matière, la laissant à l’expérience de celui qui sera arrivé à ce degré.

Chapitre 6. Es mort pénible de l’amour consommant, du gibet pénible d’amour, et du regard divin.

[9 h 43, n.8, f ° 320r °]9 Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles et maximes de sa voie très divine, très éminente, et très abstraite, qui consiste en une entière mort et annihilation de toutes choses, aussi bien que de soi-même; et supposé qu’on soit très éloigné, et abstrait éminemment de tout ce qui est, et qui pourrait être; je dirai seulement qu’au temps des très grandes désolations et langueurs intérieures que Dieu fait ressentir à l’âme, exerçant en elle et avec elle, l’œuvre divin de son amour; elle se doit bien garder de se plaindre à personne, ou de chercher consolation au-dehors parmi les créatures, sous prétexte d’indifférence, ou autre que ce soit.

Il ne lui sera non plus permis de faire aucune lecture tout ce temps-là; ce serait secrètement se délivré du gibet amoureux; si ce n’est que l’obédience, charité, ou nécessité exprès, le demandassent autrement. Toutefois quand elle ne sera point ainsi attachée ni détenue au gibet d’amour, et dans la très douloureuse et langoureuse mort de l’esprit en Dieu, elle pourra sans danger dire quelque chose, pourvu que cela soit du tout affectif. Quant aux lectures spéculatives, elles lui sont défendues, d’autant que par ce moyen l’intellect tout assoupi et comme mort à son action, reprend vie, force et vigueur, afin de s’attacher par son inclination active, aux images et espèces créées. Ce qui fait que la puissance amative se ressent comme recourbée, et diminuée en la force de son inclination jouissante, élevée et suractive; quoi qu’auparavant elle fût très éminemment élevée, épurée et abstraite par une continuelle et très divine action, regardant fixement avec un insensible surnaturel amour, son divin objet, son centre, son repos unique, et sa suprême félicité.

Cette puissance donc se trouvant ainsi diminué en sa force active, élevée et jouissante, cela pourrait tant continuer, qu’elle se trouverait entièrement supplanter, et comme du tout sans vie et sans forces, par la vivacité de l’intellect ranimé. Et comme on semblerait alors tout atterré (sic), on irait réfléchissant sur le plus haut acte que l’entendement ait pu, ou n’eût pu jamais former par son industrie, pour voir et regarder Dieu; en quoi même on ne se trouverait pas moins plongé en soi-même, et parmi les choses créées.

On doit sur ceci admirer profondément la précédente élévation, action et union de son esprit en l’esprit incréé, voire au-delà de toute éminence d’être et non-être; ce qui aura grand force pour confirmer et établir la foi de l’esprit ainsi simplifié, insensiblement et suréminemment uni à l’esprit suressentiel. Que si10 comme il a été dit, la volonté se trouve du tout sans forces, et l’entendement au contraire en vigueur, il faudra remédier à cela par des lectures purement affectives, et continuer autant de temps que la nécessité le requierera. Ce qui se fera sensiblement reconnaître.

Le gibet amoureux dont nous avons parlé, est de deux sortes. Le premier auquel âme se trouve comme pendue et étranglée, après les premières attractions et manifestations très nues, très simples, très divines et très efficaces de l’essence divine; touchant, tirant, et mouvant l’âme au-dedans, les tendant et la dilatant dans son immense étendue11 et spatiosité, comme entièrement perdue à soi-même. Après, dis-je, le progrès de (160) telles caresses, ce même esprit souverain accoutumé d’exercer le divin ouvrage de son amour en l’âme, lui soustrayant et autant la satisfaction de sa divine présence, et de ses délices divines, au-dehors et quant au sens.

Cela lui fait souffrir de très grandes et angoisseuses douleurs, et même impatiences d’esprit, mais en amour. Elle demeure comme suspendue en son pouvoir d’agir, et si profondément tirée et absorbée, qu’il ne lui est pas quasi possible de parler à l’extérieur, ni désirer de le faire. Ainsi elle est contrainte d’endurer sans remède des angoisses et douleurs d’amour très intérieures; d’autant que ce qui pourrait venir de sa propre industrie, ou de quelque autre créature, ne peut rien pour sa consolation. Aussi ne peut-elle désirer d’être consolé, ni recevoir consolation, ni d’elle-même, ni de tout ce qu’on puisse faire ou dire de plus haut et de plus divin.

Voilà le sujet de son angoisse heureuse et pénible mort. En effet, ses conceptions et celle des autres, tant élevées qu’elles puissent être, sont moins que rien, au respect de cet esprit très suréminent, qu’elle voit ineffablement, et duquel elle est regorgeante et surcomblée, par son immense et infinie étendue amoureuse, jouissant pour lors de très grande lumière, et de ses amours, quoi qu’en tristesse amoureuse d’esprit : infiniment joyeuse au plus profond de soi-même, de se voir ainsi détenue, attachée, et étranglée à ce gibet, sans en pouvoir ni vouloir sortir.

L’autre gibet de l’âme amoureuse est d’une tout autre sorte. Elle s’y trouve attachée et étranglée beaucoup plus langoureusement et angoisseusement en comparaison. Car après tous les degrés de manifestation, de vues très lumineuses et très délicieuses de l’essence divine, et après la fidèle pratique de toutes leurs familières, douces et délicieuses caresses essentielles et personnelles, le désir de l’âme est surcomblé en sa capacité répétitive et active, qui fait que l’âme est très profondément, et insensiblement unie et transformée en l’essence divine du suressentiel, et suréminent esprit, qui par son activité l’unit à lui-même, infiniment au-delà de tout être et non-être.

De là vient qu’après que l’âme se sent destituée du désir semblable d’action et d’affection, elle tombe peu à peu après en des tristesses, angoisses, douleurs et impatiences d’esprit; et il lui semble, si elle n’est bien fondée et instruite, qu’elle n’a plus rien de Dieu, ni de sa divine connaissance; s’étonnant de ce que si un coup, et sans s’en apercevoir, elle se voit tomber en telle extrémité de misères, de langueur et de morts, pour avoir perdue, comme elle craint, son objet infini, et ces infinies délices et caresses.

Elle se voit si ignorante [f ° 321r °] de Dieu, et des choses qui lui appartiennent, qu’elle croit qu’il n’y a aucun, si misérable puisse-t-il être, qui le soit autant qu’elle. D’où vient que ses douleurs, angoisses, et impatiences augmentant de plus en plus, sa pauvreté et d’isolation viennent à tel point, qu’elle voudrait pouvoir mourir mille fois. Néanmoins elle voudrait bien s’en délivrer, non pour son intérêt ce lui semble, mais pour recouvrer sa perte infinie, et par conséquent sa connaissance, sa vie, ses amours, et ses délices objectives. Toutefois si elle voit que les moyens, tant de la part de Dieu, que de la créature, lui manquent; elle se résigne entièrement, pour être à jamais affligée et désolée de toutes parts, voire même étranglée en ce gibet. Ce que nous avons dit servira ici de règle infaillible.

Il faut néanmoins noter que quand on sortira aux lectures purement affectives, ou intellectives et affectives ensemble, on jugera et verra alors combien on était séparé et abstrait, non seulement du sens, mais encore du non-être par excellence de négation, au-delà de tout être, par le moyen du très simple, très intime et très éminent regard de Dieu par-dessus tout sentiment, perception, et intelligence épurée et séparée. Car on se sentira par telle lecture continuée quelque temps, sensiblement et manifestement approchée des sens, en quoi la nature se trouvera fâchée d’une part, et satisfaite de l’autre. Cela servira grandement à l’âme, pour ne plus jamais douter de la très réelle vérité de son perpétuel, très éminent, très simple, et très intime regard; lequel par sa très subtile action et élévation, la jette, l’abîme, l’enfonce, l’attire, l’arrête, et l’établit plus profondément en essence divine, qu’on ne peut jamais exprimer ni entendre.

Il faut noter que les offenses commises contre Dieu, spécialement de ceux qui doivent être parfaits, font extrêmement augmenter leurs croix, douleurs et langueurs, s’impatientant de plus en plus là-dedans; et ils aimeraient beaucoup mieux (161) pour lors mourir, que vivre ainsi détenus en telles détresses et mortelles angoisses; et sur ce sujet ils meurent et expirent entièrement en Dieu, leur divin objet.

Que s’il arrive encore que la créature impute quelque chose à quelqu’une de ces âmes, ou lui donne quelque mortification contre toute raison; comme son désir et sa fin sont infiniment éloignés du moindre vice ou imperfection, c’est merveille si telle âme ne sort pour lors à sa justification, et à montrer aux créatures qui l’affligent si mal à propos, combien elle est épurée de toute fin créée, et par conséquent de tous objets, désirs et affections sinistres. Voilà les causes du gibet amoureux de l’âme vivante seulement à Dieu et en Dieu, destituée d’elle-même, de ses sens, et de leur propre opération, et transformée au-delà de toute créaturalité, en unité suréminente et essentielle de Dieu.

Il faut encore savoir une autre cause des susdites morts et désolations, c’est que Dieu semble se retirer de l’âme pour n’être plus vu d’elle perceptiblement, au moins en sa parfaite clarté et beauté. Sa Majesté infinie prend plaisir à cela; allant et venant en l’âme par ses divins élancements et attouchements très vifs, très suaves, très efficaces, et surétendus; et se retirant sans se retirer. Or l’âme se voyant privée de son objet pleinement vu et perçu, tombe incontinente en angoisse et désolation d’esprit, et souffre quelquefois des secrètes douleurs et mouvements au plus profond [f ° 321v °] de l’esprit, qui la rendent si languide et angoisseuse, à cause de la retraite de son objet béatifique, qu’il lui semble plutôt devoir mourir, que vivre.

Mais cet esprit infini ne veut pas ni pour toujours, ni même longuement laisser ses épouses en cet mortelle angoisse : il retourne à elles de fois à autre pour la délivrer, et se montrer plus amplement que jamais; leur communiquant des sciences, et des secrets de sa divinité, plus abondamment, et du tout autrement que jamais. Mais tout cela se fait et se passe si soudainement, qu’il est impossible à l’âme ainsi touchée et tirée de Dieu, de dire ce qu’elle goûte dans la manifestation présente de ce divin esprit : ne pouvant faire alors que souffrir la jouissance infiniment délicieuse, et du tout indicible de son époux, dans le sein suressentiel duquel elle est non seulement endormie, mais encore entièrement absorbé, ravie, et engloutie; sans rien voir tout ce temps-là, de ce qui a être, ou le pourrait avoir; ni rien de distinct et de séparé. Cela, dis-je, passe soudainement, et ce qui demeure de telles manifestations pour pouvoir être exprimé est en une très simple vue de raison12, ou en une très simple raison, hautement élevée. Mais cela se trouve fort court, au respect de ce qu’on a vu et senti en la pleine jouissance de ces manifestations indicibles et inexplicables.

Or il n’y a degré d’amour qui n’ait ses propres illuminations infuses par degrés; et ces illuminations se surpassent les une des autres, à mesure que par vives exercitations d’esprit on parvient à l’amour acquis et infus par divers degrés. Si donc on ne cesse point son introversion amoureuse au fait de cette montée, on arrivera par succession d’amour et de temps, du plus bas degré au plus haut et plus éminent. Mais cette pratique amoureuse requiert des esprits vifs et vigoureux en amour, et qui ne se lassent jamais à l’action, ni même de partir et de mourir en ce pénible, mais agréable travail d’amour. Car les divers succès et événements, tantôt de jouissance, tantôt de privations, tantôt de douleurs et de passions, tantôt de languides et mortelles morts, sont en si grand nombre, qu’il est impossible de pouvoir exprimer ce qui en est.

Ce que je dirai seulement est qu’à mesure qu’on monte et parvient à ces degrés d’amour, les destitutions, privations et langueurs sont plus pénibles, et paraissent intolérables. Car comme les souverainement parfaits se voient privés de délices de la présence objective de l’amour tout lumineux et radieux, je veux dire de Dieu même accompagné de ses dons; ils meurent et expirent en ces croix, de mortelles langueurs, et outrés de languides et angoisseuses souffrances plus cruelles qu’on peut penser.

La raison est qu’à proportion que l’âme a été remplie des lumières et des délices divines, et que par ce moyen elle a pleinement perçu et connu l’infinie amabilité et excellence de Dieu son objet. Cela dit, redouble de plus en plus la grièveté de ses mortelles croix, en la pauvreté et misère où elle se voit réduite par l’absence de son objet béatifique, délicieux et lumineux, ressenti, et perçu pleinement en la réplétion, ou plutôt en l’inondation de toutes ses puissances hautes et basses. Car le moindre intervalle de temps de la désunion et séparation sensible de ces (162) deux sujets également ravis de l’amour l’un de l’autre, est une mort cruelle à l’âme qui ne vit et ne respire qu’en la jouissance de son plus qu’aimable objet.

Néanmoins étant ce qu’elle est, toute consommée et perdue en amour, par-dessus toute perception et jouissance de son bien-aimé, elle sait bien se dépouiller de ce bien si délicieux, pour partir et mourir en ce gibet et séparation sensible, autant de temps qu’il voudra. Car la volonté de telles âmes est tellement transfuse en celle de Dieu, qu’on ne les peut plus dire être deux, mais une; savoir est la volonté seule de Dieu, tant en l’action et jouissance, qu’en la destitution, pauvreté, passion, et mort, en temps et en éternité. [oui, avec moins de pathos, en sec; et sans «Dieu»]

Quant aux moins parfaits, leurs pauvretés, misères et langueurs sont telles; qu’est le degré de manifestations dont ils ont joui, et de l’amour infini acquis où ils sont parvenus. La suprême fidélité est également requise aux uns et aux autres, pour arriver au comble de tout bonheur, j’entends au suprême et dernier degré de l’amour, où l’âme par la continuelle pratique de tout ce que dessus, puisse demeurer fixement et immobilement par-dessus toutes choses, et soi-même, et sa propre unité, transformé en celui qui la tire et ravit à soi, par la force de ses illustres et attractives splendeurs, et de son infinie beauté, bonté et amour, comblé d’infinies délices. C’est ce que nous avons dit ailleurs; que la lumière en la lumière luit en ténèbres, et les ténèbres ne la comprennent point; mais la lumière comprend la lumière, par cela même que la lumière comprend la lumière, non autrement que la lumière en la lumière.

Pour ce qui est du regard divin13, lequel demeure pour jamais dans l’âme, l’agitant et la ravissant par son active impétuosité, très simple et très subtile; ce n’est autre chose que Dieu même, au-delà de tout être et non-être, transformant l’âme par sa très spirituelle agitation, actuelle et en suressentielle unité; qui fait que l’âme qui est tirée et agitée n’est plus en soi, et n’a plus rien de soi, ni des choses créées. Elle est Dieu même en quelque manière, vû qu’elle est entièrement anéantie, tant à elle qu’à toutes choses; et transformée par l’acte continuel de Dieu même, en sa mêmeté suressentielle, et est comme impossible à une telle âme, d’en être distraite, ni tant soit peu séparée.

Ce regard ne peut être compris que de Dieu même qui le fait, tirant et élevant l’âme en lui-même. De sorte que l’on doit plutôt dire qu’il est entièrement de Dieu, qu’en partie de l’âme : sinon en tant que l’âme pâtit l’action de ce divin regard en la suprême pointe de son esprit, tirant, élevant, et transformant le sien en Dieu. On le doit dis-je, plutôt dire être Dieu même, que quelque autre effet particulier. Car comme Dieu infini se comprend lui-même tout et totalement, en sa suprême plénitude suréminemment distante de toute plénitude; ainsi se comprend-il soi-même par soi-même en l’âme qu’il élève, ravit, et agit activement, tirant et ravissant le regard de l’âme au sien et par le sien, pour jamais n’être plus séparé de son être suréminent, qu’on peut appeler non-être, par excellence de négation.

Cela se trouve parfaitement véritable, en ce que l’âme ne connaît et ne discerne nullement ce regard, ou pour mieux dire, ne discerne point Dieu en ce regard. Que si elle ne l’ignorait pas, mais qu’elle le vit et le comprit dans le cercle de sa capacité intuitive, il serait autant éloigné de la nature de Dieu, comme la capacité de la nature intellective créée, est éloignée de celle qui est infiniment au-dessus de toute nature, telle qu’elle soit et puisse être, émanée et tirée en évidence à elle-même du sein de la suressentielle unité. Ainsi ladite âme qui est en Dieu par-dessus toute perception, serait autant éloignée de la suressentielle unité, que les sentiments et notions intellectuels créés en sont éloignés.

Cela étant ainsi, il faut donner à l’âme une règle expresse, pour l’assurer qu’elle est toujours en Dieu, non jamais distraite de ce regard; et que par le moyen dudit regard elle est passée, séparée, et perdue à son être, et divinement plongée, absorbée, engloutie, et totalement transformée en être propre de Dieu. Cette règle sera que quand quelque mouvement, angoisse ou passion que ce soit, se fera ressentir en la nature, le simple désir d’agir et de se jeter en Dieu, sans acte formé, la devra assurer qu’elle a son regard aussi fixe, quoique très simple, que jamais elle n’eût. Partant, le désir d’agir, et l’acte formé, lui seront même chose; et le temps auquel elle pourra ainsi désirer, sera celui que nous avons spécifié; ou bien quand par assoupissement de la nature abattue en elle-même [f ° 322r °], elle craindrait être distraite, quoiqu’elle ne le soit (163) aucunement, comme nous avons dit, ce qui est très assuré et véritable14. Que si la nuit par la permission divine, et durant le sommeil, il était survenu quelque illusion au corps ou à l’imagination, on s’assurera à son réveil de son unité suressentielle, à la pratique de ladite règle; c’est-à-dire en voyant si on a désir d’agir en Dieu; ou si ce désir même est passé en acte.

Chapitre 7. De la vraie liberté des esprits plus perdus en Dieu.

[40n6, 141 r °] Il y a plusieurs états et degrés en l’humilité, les uns sont en l’action, et sont en grand nombre et en grande différence : car autres sont les humiliations des commençants, et autres celles des profitants. Et tous ceux qui s’y adonnent avec désir, affection, sentiment, et intention, se perdent eux-mêmes dans ces différents degrés, pour glorifier Dieu seul. Mais d’autant que j’en ai traité fort amplement au sujet de cette vertu, je ne le désire point répéter ici. Seulement dirai-je que la vraie liberté des saints et vrais spirituels, dans son action sortie, est prise de ceux qui ne le sont pas, pour la même superbe. Aussi est-il vrai qu’à cause des défauts qui s’y peuvent rencontrer, il n’est rien de plus difficile à connaître, que la vraie humilité en telles personnes : d’autant que la vraie liberté n’en fait rien paraître en ses actions ni paroles sorties. [141v °], Car cette même liberté outrepasse tout propre intérêt, tant en soi-même, qu’en d’autrui. Elle franchit librement toute crainte et respect humain, et n’envisage que la pure gloire de ce Dieu, que ces personnes-là désirent ardemment sur toutes choses; mourant à tout ce qui est du dehors, et même à cette pratique.

Au contraire, ceux qui leur sont inférieurs en vertu, cherchent souvent leur repos et leur bien, en ce qu’ils tirent à eux-mêmes l’envisagement qu’ils font de Dieu, et les motifs de sa gloire. Ils le font fort inconnuement, et ne connaissent ce désordre en eux-mêmes, qu’à proportion qu’ils sont illuminés. Aussi est-il impossible que ce qui n’a rien de l’esprit, le voit et goûte l’esprit dans les actions et paroles sorties du vrai spirituel; d’autant que les vues de l’esprit sont simples et uniques en leur élévation, pénétration, et étendue, et qu’elles pénètrent d’un clin d’œil des vérités infinies. Là où ceux qui leur sont contraires ne font état que des actions de vertu et de perfection, acquises et conservées à force de bras. C’est pourquoi ils jugent les parfaits par leurs propres imperfections et défauts; et sont souvent si pleinement blessés d’amertume en leurs cœurs, et d’autres immortifications intérieures : par exemple, de défiance et d’aversion de ces personnes spirituelles, ne pouvant plus croire de bien d’elles qu’à très grande peine, et à force de persuasion.

Cependant ces personnes de si bas aloi, ne font en comparaison des spirituels totalement perdus, que terre, que sens, que tout désordre, qu’immortification de leurs mouvements et passions au-dedans; spécialement au fait des actions [142 r °] d’autrui. Ce qui serait encore bien plus véritable, si elles étaient en autorité; parce que cela même leur donnerait toute licence de faire ainsi15. Néanmoins il faut entendre ceci, non quant au vice, mais quant aux moyens, et à l’ordre de vraie perfection.

Au reste, il y a beaucoup de naturels, qui ne sauraient jamais concevoir les attouchements de Dieu. Moins encore rien y en a-t-il qui soient capables de mourir à eux-mêmes, en exercice de vertu nue. Car l’ombre n’est pas la vérité, et le vrai ne consiste pas en l’apparence. Et cela, dis-je, à cause qu’ils n’ont jamais défailli à eux-mêmes jusqu’à ce point. Je dis bien plus, j’estime qu’ils ne le sauraient faire, à cause de l’obstacle de leur naturel; parce qu’il est trop vif aux exercices. Il me semble que les mystiques n’ont pas assez amplement montré cette vérité, afin de faire voir à ceux à qui ceci touche, qu’ils ne se doivent pas tromper, ni pour eux, ni pour les autres. Pour eux, dis-je, en ne s’estimant pas plus que ce qu’ils sont, que ce qu’ils font, et que ce qu’ils peuvent. Et au contraire, estimant les autres ce qu’ils sont, au-delà de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent; d’autant que selon des esprits qu’il faut voir, sentir et juger par esprit, et les goûter d’un simple et éminent acte : ce qui est bien éloigné de s’offenser, et se navrer soi-même mortellement. Aussi n’est-ce pas merveille que la chair et le sang ne goûtent [142v °] que charnellement.

Les personnes donc qui sont entièrement abstraites et perdues à soi-même, sont pur esprit en leurs affections et (164) sentiment; et ne se laissent pas prendre comme oiseaux de nature, dedans les filets très subtils et déliés de semblables recherches; demeurant ordonnés et vraiment attachés à Dieu sans la moindre détention d’eux-mêmes. Ceux au contraire qui ne sont qu’en la matière, gisant en l’ordre de la raison sensible, ne sont pour le plus qu’oiseaux de nature, de vol plus ou moins subtil, dont la différence est aussi grande, que la nature est diverse dans les divers esprits, et se délecte diversement en ses voies. Il faut ainsi concevoir et parler de la vie purement naturelle, et de la nature vivante en ses propres recherches.

Mais ceux qui sont perdus pour la vie de l’esprit le sont entièrement, pour vivre totalement de Dieu, en parfaite mort et abstraction. Tout leur est une seule chose en l’abîme de la vie, en laquelle ils se perdent et engloutissent toujours de plus en plus : et ainsi la liberté active et sortante des personnes saintement libres, voile et couvre l’humilité, la patience, la mortification, et la haine de soi-même dedans ces actes sortis. Et quant à ce que l’on dit, que le mouvement corporel et la foi de l’esprit, et que ses habitudes se connaissent par ses mouvements, cela est vrai, et s’entend de ceux qui n’ont que la vie de la nature, bonne ou mauvaise. Aussi ceux qui vivent davantage dans la nature, quoiqu’au plus haut des bonnes mœurs, et qui mettent en cela toute leur perfection, ne sont nullement capables de discerner l’esprit là où il est, ni ses procédures. Et encore qu’il soit vrai, que les plus perdus dont nous parlons [143 r °] ne soient pas exempts de recherches; n’importe, ils sont totalement hors de la capacité de ceci.

L’esprit de Dieu fonde et pénètre toutes choses, voit les choses profondes de Dieu; cependant que les meilleurs et les plus subtils de ceux-ci semblent pénétrer des cieux par l’activité de leur vol. Ce n’est pas sans raison, croyez-moi, que les personnes perdues, telles que nous le supposons ici, sont crues et dites spirituelles; d’autant que la nature étant totalement morte et éteinte en elles, Dieu seul y vit et règne pleinement et absolument, sans le moindre empêchement de leur part.

Il est inconcevable combien cette doctrine a de conséquentes vérités dedans son étendue, lesquelles aboutissent les unes aux autres, en faveur du pur, simple, et unique esprit; duquel ceci n’est que la seule entrée. C’est pourquoi il est à propos de n’en pas faire ici plus profonde déduction; mais seulement dire aux hommes imparfaits, de quelque vie qu’ils soient en exercice, qu’ils se donnent diligemment de garde de se blesser et s’offenser eux-mêmes sur les actions, pratiques, et paroles des personnes plus spirituelles et plus perdues. Car leur voie leur est totalement inconnue, et en leur disant qu’elles sont libres, c’est tout leur dire.

La nature lorsqu’elle est seule, s’intéresse facilement sur la moindre raison amorcée et couverte de son propre intérêt : et elle tire désormais tout à elle, convertissant en boue et en fumier ce qui est fin or et perle précieuse. Au contraire le vrai mourant, et celui qui est entièrement mort, laisse aller les choses présentes leur train, après avoir simplement raisonné là-dessus en l’ordre de Dieu. [143v °] Ainsi ceux qui sont dans la vie de nature, ne veulent rien perdre de leurs droits sous prétexte de leur bonheur; et quoiqu’ils n’en soit pas idolâtre, comme on dit, cela néanmoins les délecte et les arrête; et quand il n’y aurait autre mal en cela, que de ne se vouloir pas renoncer à eux-mêmes, pour le meilleur et le plus grand bien du public, c’est un fort grand mal, et une fort grande dissimilitude d’avec Dieu. Mais qui changera l’esprit des hommes sinon Dieu, Père de tous les esprits?

Quand donc les hommes de cette vraie vie spirituelle, se portent et passent au large, ou par excès, ou sans excès, il faut croire que le sujet le requiert et l’exige ainsi, dans l’être de Dieu, en toute l’étendue du vrai bien, considéré en sa substance, en ses circonstances, et en ses moyens. Car c’est tout cela que la liberté divine produit en l’éminente, simple, large et toute pénétrante vue de la divine sapience. Et l’importance en ceci est, que le libre agent n’excède pas son moyen, ni en soi ni en ceux auxquels il sort.

En ce point git la difficulté; car ceux à qui on sort, sont pour l’ordinaire si éloigné de l’esprit, que ceux qui sont spirituels, sont obligés de s’exciter raisonnablement, pour leur faire voir la pureté et nécessité de leurs motifs, ordres et pratiques, en la vue de l’ordre de Dieu. Et comme il faut que cela se fasse plus ou moins activement, pour donner suffisant poids à leurs vérités, et par cela même arrêter et affecter la raison, l’esprit, et même le cœur de ceux avec lesquels on traite : cela fait que l’excitation des agents est plus ou moins vive, forte, et de longue (165) haleine, s’il est nécessaire; afin que par le moyen d’une vive, forte, lumineuse et pénétrante [144 r °] impression, on grave fortement et profondément sa vue et son concept en autrui, et afin de faire voir combien les concepts présents sont importants.

Toutefois quand les esprits sont égaux, ils s’illuminent l’un l’autre, ils se pèsent et s’étendent lumineusement en impression savoureuse et délectable, sur leurs sorties, et pour mieux dire sur leurs manifestations : d’autant que d’égal à égal les concepts ne sont point appris sorties, mais manifestation de lumière et de vérités, laquelle touchant de soi le sujet qui la reçoit, entre au même instant en son entendement et en sa raison, et l’affecte par une vive, pénétrante, large, savoureuse et délicieuse impression. Que si quelqu’un ne reçoit pas sitôt l’esprit et l’intelligence du concept de l’autre, cela peut être pour avoir été trop cherché, raisonné, et tiré à vive pointe de spéculation. Cela fait qu’on n’est pas sitôt touché de telles manifestations, et qu’il faut s’y appliquer par spéculation. Ces vérités ne sont pas semblables à celles qui sont infuses, quoiqu’elles ne soient pas sans affecter et illuminer la raison, non plus que sans saveur et délices; mais ce n’est pas en comparaison des manifestations internes purement infuses, qui fluent simplement et facilement d’un sujet en l’autre, telles qu’elles ont été reçues de Dieu, source de toute lumière et vérité16.

Néanmoins rien de ceci ne doit contrarier à la simplicité du fond, de si loin que ce soit; car autrement on sentirait des obstacles et des empêchements pour la liberté du cœur, et pour la libre introversion du fond : ce qui serait être bien éloigné d’être attaché à Dieu, puisque semblables [144v °] entre eux sont séparation et obstacle. Aussi est-il vrai que celui qui durant son action se sent divisé et multiplié en soi-même, par l’attraction des espèces tirées à lui, et qui lui font impression, n’est pas simple, unique, pur, ni abstrait, pour n’avoir encore reçu les vives touches et opérations de Dieu en ses puissances hautes et basses.

Tout cela étant dit, le flux simple du vrai spirituel n’étant bien souvent déduit en sa sortie qu’en large explicité, ne peut entrer en la raison et en l’entendement de celui qui n’est pas esprit; car n’ayant eu aucune expérience ni goût de l’esprit, il ne le peut recevoir pour en être affecté et touché : de sorte qu’il faut que le flux sorti du spirituel demeure sans effet au-dehors. Mais il affecte tout de nouveau l’esprit du sujet d’où il est sorti, en demeurant dedans; si bien que sortir sans aucun effet, c’est perdre le temps.

Au reste, il y a grande différence entre comprendre l’esprit et le goûter; le comprendre seulement est purement au dehors de la vie sensible, dedans la capacité de l’entendement et de la raison du sujet. Mais l’affecter et le goûter ne convient qu’à l’esprit, auquel le voir, le comprendre, et le goûter ne sont qu’une seule chose, en simplicité de lumière et de sentiment. J’entends par l’esprit, l’habitude, l’acte, et l’effet du don d’intelligence, qui fait simplicité de pensée, et pureté et netteté de cœur; ce qui n’est point excellemment acquis que par l’entière mort des passions, et de tout [145 r °] l’homme tant intérieur qu’extérieur. Si bien que celui qui n’a point la mortification de ses passions, ou qui n’en a guères, n’est pas suffisamment disposé à recevoir le don d’entendement, sans l’infusion et l’excellence habitude duquel, il est impossible d’être passé ni changé en esprit.

Ceux donc qui gisent au-dehors sont sans vie d’esprit. Je dis bien plus, certains s’occupent aux profonds exercices plus intérieurs, et néanmoins, n’avancent rien pour ceci : la raison est, que sans doute ils n’ont pas le naturel propre pour recevoir les fréquents attouchements de Dieu, ni pour s’y exercer toujours et comme il faut. C’est pourquoi il ne se faut pas étonner de voir toujours ces personnes avec beaucoup de défauts et de manquements, vu que la vraie perfection consiste en éternelle abstraction, et mort continuelle de tout l’homme en tout Dieu.

Pour retourner à mon sujet, je dis que l’homme spirituel doit se donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit point empêché en sa nue et libre introversion et contemplation de Dieu; en la fruition duquel il prend son repos, dans l’abîme de son propre fond. Aussi semblables hommes ne sortent que rarement, et fort à propos, pour sujet de très grande importance, et toujours en l’ordre et prévision de la raison illuminée. S’il faut dissimuler leurs croix, ou les manifester, il ne savent faire également. S’ils les dissimulent, cela est le meilleur, s’ils ne le font pas [145v °] cela est aussi le meilleur selon l’ordre et l’exigence des diverses personnes, et les différentes circonstances des sujets, des temps, et des lieux. (166)

Mais celui qui se verrait réduit à ne vouloir ni de pouvoir dissimuler, en ce qui le doit toucher d’office, spécialement sur la conduite qu’il aurait d’autrui; celui-là serait très fort, très abstrait, et du tout mort à tout le créé, et à soi-même. Aussi est-ce l’ordre de ne rien dissimuler en choses de cette conséquence, dont les raisons sont infinies en la vue et en la science des vrais esprits. Toutefois ils pourraient être si mal associés, qu’ils seraient bien obligés de dissimuler, parce qu’on serait incapable de goûter leurs procédures.

Enfin ils savent distinguer et ordonner toutes choses en temps et lieu, en poids, en nombre et en mesure; sans jamais excéder au moyen de leurs procédures; en quoi la lumière et l’intelligence les précèdent et les préviennent. Encore donc qu’ils ne soient pas bien reçus, ni goûtés, ils ne doivent pas néanmoins être jugés et condamnés indiscrètement d’avoir mal agi, pour les causes susdites. Car si celui avec lequel ils ont traité a un bon désir et une bonne conscience, il aura pour le moins été excité à la crainte de Dieu, par la parole qu’on lui aura dite; et ce qu’on lui aura proposé, objecté, ou refusé, lui servira de vif aiguillon pour se rendre à l’Esprit, qu’il ne voit, ne goûte, et ne comprend pas. Ainsi le vrai spirituel ne sort jamais sans bon effet.

Il ne doit pas exiger par trop ses propres droits ni en toute leur étendue; ce qui pourrait bien arriver sans qu’il l’aperçût. Parfois néanmoins on peut faire comme si on les voulait exiger jusqu’à quelque extrémité, si on veut avoir à suffire ce qui est dû; et cela se fait ainsi diversement, selon la vraie science expérience qu’on a des [146 r °] esprits, avec lesquels on a à traiter en une matière si délicate, et si secrète, que celle de la conduite des esprits, lesquelles on désire acheminer à Dieu en vrai ordre de commencement et de progrès, selon qu’ils se disposent, ou se trouvent disposés, par le succès des vrais exercices de piété et de vertu.

Enfin parlant ici des spirituels, tels que je les suppose, c’est d’eux bien plus expressément que de ceux d’un moindre état que le Saint Esprit prononce ces paroles : dites au Juste que tout ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense volontairement et de propos délibéré, est bien fait; d’autant que Dieu est hautement glorifié de lui en tout cela, et il mangera le fruit de ses inventions.

Au reste, autre chose est la liberté de cœur pour l’esprit, pour demeurer en Dieu; et autre la liberté de l’esprit, pour fluer au-dehors esprit et vie. L’une est pour soi en Dieu même, l’autre sort de soi avec l’œil simple de son intention, en la très simple vue de Dieu. L’une est dans le progrès de la perfection de tout son sujet; et l’autre produit en temps et lieu à ses semblables ou à ses contraires la même perfection acquise, pour la très haute gloire de Dieu en tout sens et manière. Or cette liberté sortie est très charitable, et n’offense personne; au contraire, elle ne sortirait jamais si ce n’était pour tout édifier. Mais la liberté de la chair, et de la corruption du péché, qui domine incessamment les fols, détruit et ruine tout.

Pour ce qui est des spirituels non entièrement morts à eux-mêmes, et vivant à Dieu, l’indignation [146v °] leur est fort ordinaire; à raison de quoi ils ressemblent fort aux fols desquels je viens de parler. Il est fort à craindre, qu’à cause de leur grande ignorance, aveuglement, et superbe, ils ne soient de pire condition devant Dieu, que ceux qui sont totalement fols, charnels et corrompus en leurs appétits. Si ces pauvres aveugles entendent ceci, ils auront très juste sujet de pleurer, et de mettre toute peine et diligence possible à se changer; apprenant à mourir vraiment à eux-mêmes, à leurs jugements corrompus et à tout le reste des propriétés de leur amour-propre. Car ils fourmillent de ces monstrueux effets, et ne le croient pas. Choses si déplorables pour eux, que leur vie n’est que vil fumier devant Dieu, et tandis qu’ils y demeureront, Dieu s’éloignera toujours de de plus en plus, en sorte que leur mort sera fort à redouter.

Mais quoi que je dis, de l’indignation qui règne dans les fols, et dans les peu sages spirituels; j’estime que la subite et presque inconnue indignation du spirituel, n’est pas une si mauvaise passion que la timidité. Parce que sans doute il faut que le spirituel soit parfaitement consommé, et très exact observateur de soi-même en ses sorties, spécialement en la répréhension et correction des fols, et même des spirituels qui tombent assez souvent. C’est pourquoi en ce cas, cette subtile indignation peut compatir avec l’esprit de Dieu et la perfection. Encore qu’on ne puisse nier que c’est un empêchement à leur avancement [147 r °] et progrès; et (167) s’ils n’y remédient avec douleur et gémissements amoureux, en profonde humilité de cœur, ils ne passeront jamais totalement en Dieu, pour vivre comme un seul esprit en tout lui, quelques sublimes exercices qu’ils puissent avoir.

La timidité donc dans les vrais sages, est un plus grand désordre et d’un pire effet, que l’indignation. D’autant que craignant trop l’intérêt et le dommage des créatures, le leur s’y trouve compris. De sorte qu’ils sont pris et enlacés dans ce rets comme oiseaux de nature non assez forts, libres, et actifs pour rompre ce lacet; et en le rompant comme ils devraient, s’envoler au même instant en Dieu, par-dessus tout respect et considération humaine. Le trop de prudence les fait dégénérer en la prudence de la chair; et cela fait souvent qu’ils n’entreprennent pas le bien qui se présente, à cause qu’ils ne sont ni fort, ni perdus entièrement.

Au reste, celui qui soutient tout également au-dehors de soi, en impuissance et en ignorance de moyen, de lumière, et de vérité dedans soi, et sans réflexion; est le plus saint entre les saints, pour ainsi dire. Mais cela est de l’impassibilité en l’Impassible. Et d’ordinaire si l’homme ne se sent, il ne laisse pas pour cela de se chercher aussi subtilement, que sa constitution est haute et perdue, ce que les saints n’ignorent pas.

[147v °] Il y a grande différence de constitution en tout ceci, touchant les actes réflexes; les plus bas desquels, pris et vu dedans le vrai progrès, sont en différents degrés. Les autres encore dedans la perfection active, sont plus hauts, et plus purs, plus subtils, plus déliés et plus cachés. Ce que chacun pourra voir clairement en son avancement notable, et le verra toujours plus clairement, à mesure et à proportion qu’il s’avancera vers son principe éternel et originaire. Car commençant dès lors à le contempler par-dessus toute admiration, par une élévation et un transport rapide de son entendement arrêté en l’aspect de Dieu son objet, il lui fera très clairement voir combien il est important au suprême contemplatif, de ressembler parfaitement à son vif et éternel exemplaire; en l’éternelle et infinie essence duquel toutes choses vivent, et plus merveilleusement les anges et les saints hommes. Car ils sont et se meuvent en Dieu comme une seule chose avec lui, en tout lui-même. Et pour parler des plus nobles et des meilleurs de ceux-ci, étant sortis de Dieu, ils y sont reflués et rendus heureux, presque au même instant.

Quant à nous qui n’avons pas en nous le feu d’amour si vivement et ardemment allumé, nous devons continuellement recouler en notre origine, qui est notre centre, et notre fin naturelle et très surnaturelle. C’est là qu’est tout notre bien, notre repos, et toute notre félicitée, infinie en intention et extension, mais très finie et bornée au [147v °] respect de l’objet tout le bien heureux de soi et en soi, considéré en la plénitude de tout son bonheur et de sa gloire. Cette félicité quoique très une en nous tous, quant à notre objet infini, sera distincte, quant à la participation que nous devons tous avoir de Dieu en toute plénitude.

Mais ce n’est pas tant de quoi il est ici question, que de montrer que le suprême contemplatif doit accompagner son image qui est en Dieu, de sa très parfaite similitude, tant selon l’amour éternel et temporel, que selon les vertus temporelles, faites éternelles en l’ordre de l’amour éternel, simple et unique; de telle sorte que tout ne soit qu’un, ce qui est tout dire au mort et au perdu contemplatif qui m’entend bien. Le fond, l’essence, et la raison de tout ceci sont éternels en l’immensité infinie de tout leur abîme, qui ne reçoit ni augmentation ni diminution. Je sais que certains s’étonnent de me voir tellement perdre, et si perdu, que je le suis en mon vol. Et moi je m’étonne autant qu’ils ne quittent tout, et ne se perdent comme moi en la mer infiniment spacieuse de notre félicité.

Chapitre 8. De la vraie vie en unité sans différence17.

Ce que nous avons dit jusqu’à présent de l’excellence des âmes plus hautement déifiées de Dieu en Dieu, présuppose qu’on a surpassé toute action, toute passion, et toutes les plus hautes élévations qui se puissent atteindre, tant en l’action qu’au-delà de l’action. Il faut maintenant que je dis quelque chose de ce qui se fait, et s’expérimente par ces âmes toutes perdues et consommées à elles-mêmes, et déifiquement déifiées, bien loin au-delà des plus hautes et plus excellentes déifications et transformations précédentes, qui se sont faites en l’action et suraction, et en la passion et surpassion. (168)

Je dis donc que ces âmes sont toutes perdues en l’unité jouissante, qui en tant qu’unité, n’opère point; mais est oiseuse. De cette unité les personnes de la Trinité sortant chacune à sa propre action, se béatifient et se bien-heurent infiniment par un seul acte perpétuel, qui est au-delà de toute compréhension, et intelligence créée. Là il n’y a ni temps ni éternité, mais infiniment au-delà, cette essence suressentielle réside et demeure tout en soi et par soi; se comprenant toute et totalement en sa suprême plénitude : et cela par un regard très fixe et immobile qu’elle fait sur toute son infinie étendue et plénitude, sans distinction de personnes.

C’est en cette plénitude et étendue que les âmes dont nous parlons sont transformées en Dieu, et très largement étendues, au-delà de toutes bornes et limites créées et créables. Elles sont, dis-je, Dieu même dans un sens véritable, soit en caliginosité, soit en lumière; soit en passion, soit en surpassion, soit en ignorance, soit par-dessus l’ignorance. Et nous expérimentons que cela est ainsi par les perceptions sans connaissance, voire par-dessus cela même : ce qui nous porte bien loin au-delà de toute connaissance18.

Ce que j’ai dit est vrai, que chacune des trois personnes comprend et connaît cette essence infinie, au-delà de tout ce que nous avons spécifié de suréminent, et au-delà de toute personnalité. Non que la compréhension actuelle des personnes distinctes, soit au-dessous du vaste infiniment surétendue de leur commune essence : mais je parle ainsi à cause de l’étroite connexion qui les lie, entrelace, et unis en cette leur plus essentielle unité; en laquelle les divines personnes jouissent de leur pleine félicité, repos et oisiveté, au-delà toute personnalité distincte. Or cela se fait ainsi en nous, dans toute manière exprimée ci-dessus.

On peut encore dire pour notre regard, que comme nous connaissons sans connaître, et percevons sans percevoir; ainsi en ce même état, nous expirons sans expirer, mourrons sans mourir, et vivons sans vivre. Que nous sommes transformés en Dieu, et sommes lui-même au-delà de tout ce qui s’en peut dire ou concevoir; vu que Dieu est infiniment au-delà de ce qui se peut nommer. Que dans cette science infiniment suressentielle unité, il jouit sans éternité, et sans temps, de tout soi, en soi et par soi-même. Qu’encore que nous soyons lui-même, nous différons pourtant infiniment de cette suressentialité suressentielle, d’autant qu’elle est et n’a rien de créé ni de créable, pour sa propre félicité surinfiniment étendue. [commenter cette libre vastitude]

Cependant nous sommes divinement transformés en elle par-dessus toute raison et appréhension; notre être créé nous demeurant toujours : car croire autrement, ce serait chose étrange, et du tout absurde. Là, dis-je, bien loin au-delà de toute fruition perçue, nous sommes ce que Dieu est, nous avons ce qu’il a, nous possédons ce qu’il possède; et cela en notre amour tout surpassé, ou plutôt en son amour activement actif, et continuellement enduré. C’est en cela même qu’il vit, qu’il agit, qui pâtit, qu’il entend et connaît, et qu’il se meut en nous. Bref, nous sommes lui-même, en nous-mêmes; et pourtant sans nous-mêmes.19 Car comment serait-il possible que cette infiniment noble et divine substance peut très hautement béatifier tant de très excellentes substances créées, par une force active d’une plus qu’admirable bonté et amour, si en lui-même il n’était infiniment au-delà de toute béatitude et félicité, qu’il puisse communiquer en sa très haute, très étroite, et très parfaite union à toute excellence d’être créé et créable?

Il n’y a donc que lui en lui, il y a que son être essentiel en sa suressentialité, et il n’y aura et il n’y eût jamais aucun être créable, qui nonobstant toute la jouissance compréhensive qu’il aie de lui, en lui, et par lui, lui puisse être uni et conjoint, sinon d’une infinie distance. Car s’il était et pouvait être autrement, cet être créé serait une substance divine et incréée. Que si par impossible, il pouvait arriver que quelque substance créée en approchât, par passion excessive d’union jouissante, au-delà du degré et des bornes et limites de sa capacité créée, je dis en excessive abondance d’influences, ou bien en excessive destitution, au plus profond de l’esprit; cette substance créée serait au même instant réduit à rien.

Ainsi on peut facilement voir comme quoi Dieu, infiniment au-dessus de ce qu’on peut dire ou concevoir, est différent en lui-même de toute créaturalité, en sa substance infiniment abstraite; en laquelle il est et réside; ce comprenant tout et totalement soi-même en nous-mêmes, sans nous et au-delà de nous. Ce qu’il fait par la force active de son regard amoureux; ou pour mieux dire, de son continuel amour actif, qui va ravissant et agitant (169) nos âmes, bien loin au-delà de leur propre essence, et de toute essence créée. Car c’est son unité jouissante et oisive qui la ravit ainsi en sa plénitude superessentielle; en laquelle comme nous avons dit, il n’y a aucune distinction de personnes, mais seulement toute essence infiniment abstraite de tout ce qui est, de tout ce qui n’est pas, et de tout ce qui peut être.

En cet état l’âme se trouve tout autre qu’elle-même; toute et totalement anticipée de chacune des personnes distinctes, qui (comme nous avons dit) sortent à leur propre action béatifique, sans sortir de leur commun repos et jouissance possédée, et de cette leur et nôtre noble commune unité suressentielle. Toutefois leur repos personnel excède le nôtre, d’autant plus et d’une infinie distance, que leur nature, leur personnalité, et leur substance divine excèdent la créaturalité, et capacité de nos âmes, tant active que suractive, tant passive que surpassive. Lesquelles néanmoins, parce qu’elles sont là consommées par une entière consommation de tout elles-mêmes, sont transformés en Dieu, bien loin au-delà de tout ce que les hommes peuvent concevoir par ce nom, je dis même en leurs perceptions perçues, et en leurs imperceptions perçues.

Voilà à mon avis en quoi la déiforme déification de la créature, qui a excédé toute créaturalité est différente de la totale déité, infiniment abstraite de tout ce qui est créé, non créé, ou créable. Si suressentiellement suressentielle, et suréminemment éminent qu’il puisse être; se connaissant et se comprenant toute elle-même, en soi, par soi et pour soi.

Ce que je dirai encore des âmes déifiées par transformation, en toute la manière exprimée ci-dessus; c’est que ce qui semble à présent procéder de leur vie propre, de leur propre action, et de leur passion, n’est que Dieu, qui vit, agit, et pâtit en elle [énergie]; dans l’essence duquel étant entièrement consommés, perdues, et totalement transformées, elles sont Dieu même au-dessus de tout nominalité de Dieu, comme nous avons dit ci-dessus. [difficile expression de l’expérimental, témoignage qui fait la valeur, etc.] De sorte que l’on peut dire, et on le doit croire, que ce que l’on désire et demande de telles âmes, est au même instant sans instant, fait et ordonné, non tant par elles, que divinement et de Dieu même, soit en action ou suraction, soit en passion ou surpassion, soit en perception ou imperception, en l’ignorance ou par-dessus l’ignorance.

Cela s’expérimente ainsi en nos perceptions, et plus hautement et divinement encore en nos imperceptions perçues, et encore beaucoup mieux en notre ignorance, et infiniment mieux au-delà de notre ignorance. Car là il semble qu’il n’y a et qu’il n’y subsiste que cette infiniment simple essence en tout soi et pour soi-même, au-delà de tout, et sans nous. Ceux qui expérimentent ce que je dis m’entendent bien, et seuls savent si je dis vrai.

Je dis encore que tant en perception qu’en imperception, tant en notre connaissance qu’en notre ignorance, étant entièrement transformés, et étendus dans l’essence suressentielle de ce bien infini et incréé, nous n’avons et n’admettons ni différence, ni distinction, ni temps, ni éternité. Et que colloqués et surétendus au-delà, en cette même suressentielle unité, au plus haut degré de transformation, nous sommes tout ce qu’il est, non en partie, ni en inégalité. Bien moins encore en distinction ou différence, excepté la différence que nous avons donnée ci-dessus. Car il est ici ni tout ni parties, mais tout Tout, bien loin de toute partie; et cela par excès d’action et de passion, et encore bien loin au-delà de la suraction et surpassion : sans différence, en différence, et bien loin de toute différence.

Là le vide est tout plein, mais par différence du plein, et sans différence du plein. Là le vide ou indigent, non vide ni indigent, et surcomblé du plein, du plus plein, du très plein, voire de la même plénitude, au-delà de la plénitude. Cela se fait par excès non d’action ni de passion, mais bien loin au-delà, par excès de passion et de surpassion : ce que je dis sans prétention de contrarier à tout ce que j’ai exprimé ci-dessus. [tout ce ch essentiel et inouï]

Chapitre 9. La consommation du sujet en son divin objet, ou la souveraine consommation de l’âme en Dieu par amour.20

À la fidèle pratique de ce que nous avons donné ci-devant, succède un autre exercice; et un autre encore à celui-ci. L’un est d’amour surpassant en simple moyen, l’autre est l’amour (170) passé, encore en très simples moyens. L’un achève de supprimer le pouvoir actif, et l’autre aboutit aux dernières fin du très simple actif; et là commence le passif : ce qui se fait par divers moyens, diversement efficaces, et diversement aussi sentis en plusieurs sortes d’événements, que l’âme souffre dans l’état passif, ou actif.

Mais je ne désire point écrire de ceci selon les moyens et les effets des degrés déjà acquis en l’éminence de cet état; je ne pense pas qu’on en puisse écrire plus pertinemment ni autre chose que les mystiques, dont les uns se trouvent théoriques et suréminents, et d’autres se trouvent pratiques et suréminents aussi. On peut dire que les uns sont en lumière pure et simple, écoulée en simples et lumineuses formes d’amour, non tellement quellement surpassée, mais d’amour totalement transfus et consommé dans le Simple, c’est-à-dire dans la très Sainte Trinité de l’essence divine, en l’abyssale profondeur de laquelle le Simple fécond est vu facilement sortir, conformément à l’abîme de son Simple unique fécond. Ainsi ils font assez voir la profondeur abyssale du Simple unique, par-dessus la suréminence même.

D’autres moyens se trouvent tirés en lumineuse pratique, écoulée aussi du même fond, non si vigoureux, ni si totalement consommé comme est le précédent; mais qui monte encore comme par degrés de simples et efficaces moyens, aux divers étages de la suréminence de cet état, entièrement consommé et consommant. De sorte que pour laisser à chacun ce qui est le sien, je me servirai du mien seulement puisqu’il n’est pour autre que pour moi, et qu’à grande peine sera-t-il jamais entendu d’autre, en ce qu’il est selon moi. Il faut donc selon ceci, que nous parlions d’une suréminence totalement consommée, autant qu’elle le peut être en l’Incréé, en la substance du créé.

Cet état n’est autre chose que la très simple transfusion de tout le créé en l’incréé, lequel créé se dilatant par succession de temps là-dedans de plus en plus, jusqu’au dernier point de consommation de consommante consommation, se trouve entièrement perdu pour jamais en ces abîmes de profondeur. Alors il se trouve simple unique je dis qu’il se sent et se voit d’une très simple vue, simple dans la très simple unité de l’essence, divine par simplicité consommée, et qui consomment le Simple dans le simple. De sorte que le Simple fécond flue du simple unique, en distinction ni différence; mais son reflux de fécondité en unité se perd tout là-dedans, et se fait sans distinction ni différence.

C’est ici la mysticité même, possédée en repos et en jouissance active du Simple, je veux dire de Dieu en lui-même; et cela moyennant l’activité de ses simples écoulements, fluant rapidement au simple fond du simple créé, pour son entière consommation, et pour sa perpétuelle jouissance, en repos consommé, par-dessus la compréhension et la foi de cela même; tout n’étant ici que jouissance expérimentale pour jamais, sans qu’il en puisse être autrement, par manière de dire.

Or Dieu, simple unique possédant ainsi son sujet par l’activité de son rapide flux, le rend en distinction sans distinction de soi-même. Il le fait fluer, sans sortir ni franchir son simple fond originaire, et refluer en son même simple unique fond, comme en son propre lieu et abîme; là où il est jouissant par-dessus la jouissance, hors de tout le créé et le créable. C’est ainsi que le simple fonds du simple créé, s’enfonce et s’abîme en son simple fond originaire, sans cesser l’activité de sa pénétration, ou pour mieux dire, de son flux jusqu’à ce qu’il est franchi les dimensions de ce flux, qui va simplement pénétrants son simple fond originaire.21 La étant arrêté et établi, il est fait identité de son même fond vigoureux, simple, et originaire; et cela se fait et se contient en éminence d’une double fécondité, fait unique en unité du simple fond vigoureux, qu’il a produit en la force active de sa simple éminence. Car le simple fond du simple créé, se dilate et se perd à même temps totalement au-dedans de l’abîme de son fond originaire, qui est Dieu, allant à cet effet, et s’enfonçant là-dedans comme de plénitude en plénitude, et d’abîme en abîme, jusqu’à ce qu’il soit arrivé, comme nous avons dit, au dernier point de mêmeté et d’identité possible. Ce que nous entendons toujours dire, sauf la distinction et la différence qui demeure toujours entre l’être incréé et le créé.

Suivant donc ce que nous avons dit, le simple créé est du tout rendu simple, par la force active et rapide de son simple objet, qui ensevelit en soi et avec soi les âmes qui le comblent de ses simples inondations de point de manière que la créature ainsi (171) faites simple, ne peut jamais désirer sortir de là, pour se faire autre, à cause du bonheur qu’elle a d’être rendue même esprit avec lui.22

Toutefois ce mort enseveli dedans le vaste de son simple fond, pourrait se ressusciter, et sortir de là à soi-même : mais à vrai dire, si cela était, il n’y aurait plus pour lui ni simple, ni simplicité; et il serait dès là même, tout autre pendant tout ce temps-là. C’est pourquoi il lui faut une grande force d’esprit pour n’en revenir jamais à ce point. Cela est et se fait ainsi quelquefois, à cause de sa simple nudité, qui fait que tout ce qui procède du dehors l’atteint et le pénètre vivement, jusqu’à son fond; et à cause que sa vie n’est pas supprimée ni supprimable en sa racine.

Mais l’esprit généreux se tient ferme, il s’attache pour lors à la science certaine et à ses maximes; et de deux temps qu’il se figure, il prend le vrai et le certain, et laisse toujours l’autre, comme ne lui convenant pas. Il a ses moyens pour se maintenir en nudité, comme je l’ai dit, demeurant en cela et pour cela même, non pas insensible aux traits qui frappent par le dehors, mais également immobile et inaltérable dedans l’abîme de son simple fond, qu’il possède à pur et à plein, en simple et profonde jouissance de tout soi, tant en perception qu’en imperception. Néanmoins d’ordinaire, en cet état, cette possession et jouissance réciproque se fait presque toujours en imperception. De là vient que dans ce même état, et dans cette jouissance imperçue et imperceptible, Dieu n’inonde que rarement la créature de son flux divin. Mais quand cela se fait, elle est alors jouissante perceptiblement de son fond simple vigoureux; avec des délices plus simples et plus efficaces, qu’on ne le peut exprimer.

Or tant en ceci, qu’en la simple nudité on se donne bien de garde de simplifier le simple, dedans la simplification du sens : ce qui est beaucoup comprendre. Car Dieu seul doit produire cet effet, et non autre que lui-même. C’est pourquoi parlant à cette heure de ce qui doit maintenir le saint immobile en son origine, je dis que c’est l’abstraction qu’il doit avoir en toutes choses, pour demeurer comme nous avons dit, ainsi que le mort en sa sépulture, ne désirant jamais ressusciter, que son simple vivant, qui est Jésus-Christ, ne lui apparaisse. Et alors il apparaîtra avec lui vivant et glorieux, en l’abîme de la vie et de la gloire d’iceluy même, quant au créé. Alors le simple créé aura pleine fruition du simple incréé; et cette jouissance et fruition perçue, tant en naissance qua’en réflexion, abîmera le créé en l’incréé.

De ce que dessus on collige facilement que celui qui est vraiment simple, est supérieur à toutes choses, et à tout soi-même. C’est lui et non autre qui en tous événements, et en toutes choses, atteint puissamment d’une fin à l’autre : car la lumière luit en ténèbres, et les ténèbres ne la comprennent pas. Mais s’il arrive que les ténèbres disparaissent par la radieuse et éclatante lumière, qui a force de les dissiper, les ténèbres alors sont comprises, et totalement dissipées.

Quant au simple incréé, hypostatiquement uni à notre nature, il la rendue en un instant simple, en l’union et en l’unité de soi-même; de sorte que quant à la fruition compréhensive, c’a toujours été même état d’éminente fruition objective, perçue toujours également : encore que la réflexion du simple flux de ce rapide simple, n’inondât pas jusqu’au débordement ses plus passes puissances. Mais pourtant il faut croire que cet étage plus bas n’a pas été totalement privé de cette abondante inondation, sinon au temps de son délaissement sur la croix; encore le fond suprême et essentiel n’eut-il rien à ce pitoyable succès.

Mais retournons à notre premier sujet, et disons que le simple fécond incréé, émané en fécondité, tire et ravit tout le fécond, et cela par la force active et efficace de son amour actif et jouissant, lequel tire rapidement toute son égalité au nœud et lien de simple unité, par-dessus la différence et la distinction. De cette manière il sort activement à sa propre action pour sa pleine félicité, jouissant cependant en cette (sic) leur connexion et unité ineffable, d’amour, de joie, et de délices exubérantes, en excès de toute plénitude, et capable de combler et surcombler de bonheur et de félicité une telle nature, je dis tout le simple et unique fécond; qui va sortant sans sortir et est unique en jouissant et reposant dans les simples embrassements de tout le second, en simple unité et jouissance de tout lui en lui même. Ceci est si éloigné de la créaturalité qu’il est de nécessité que par honneur et révérence profonde, toute créature s’en taise à jamais.

Il faut encore savoir que tous ceux qui (172) pensent avoir atteint ce degré de consommation simple dans le simple, n’y sont pas arrivés. Attendu que telle consommation n’est jamais entière et parfaite que par la totalité nudité de son sujet; ce qui est dire et comprendre choses grandes. Au surplus, la mort de ces âmes ainsi consommées, sont très vive : mais pour n’user point de redites, nous passerons à d’autres morts simples en action, et qui se font en surpassion; je ne dis point en quoi, ni comment, parce que cela n’est pas à présent nécessaire. Mais ce genre de mort est bien le plus subtil de cet exercitation, d’autant qu’il répond directement à l’éminence suprême de ce degré.

Je tiens encore très expressément que aucun docte ne saurait arriver à cette suprême voie, si ce n’est par un miracle de la grâce; et moins encore ceux des doctes qui y aspirent, ou qui semblent y être, ne peuvent-ils jamais arriver à ce dernier degré. Les raisons en sont infinies et profondes; dont la déduction serait de trop longue haleine. Cela fait que je ne m’étonne pas si l’esprit n’y conçoit point l’esprit; mais je m’étonne bien que l’esprit inférieur, qui bien souvent est contraire à l’esprit, juge de l’esprit qui lui est supérieur, et du tout contraire.

Davantage les susdites âmes consommées, ont à se garder fort subtilement et sagement de soi-même, et des diables. Aussi observent-elles toujours la raison illuminée, et s’en servent fidèlement partout. Elles ne sont touchées des choses que par le dehors, et non jamais dans leur fond; et étant simples comme elles sont toutes perdues et abîmées en Dieu, rien ne les peut atteindre ni toucher. Elles pratiquent perpétuellement la vertu dans l’objet de la simplification, agissant ainsi simplement, en la force divine, dans tout ce qu’elles ont à faire, comme si d’effet elles en étaient totalement inondées.

En la force du même objet, ces âmes ne laissent rien sortir du dedans de soi, demeurant ainsi pour jamais paisible et tranquille en Dieu, et jouissant de lui par-dessus la jouissance de lui-même; infiniment au-delà de la simplification simplifiante, radieuse, savoureuse, et illuminante du même simple. Cela se fait en simple perception, et infiniment mieux et autrement en très simple imperception. Elles se servent aussi du dehors, pour s’instruire dans le besoin, et c’est un effet de la raison illuminée, qui ne leur manque point dans leur nécessité.

Que si les doctes en la scolastique, et qui sont mystiques (ce qui est bien rare) procédaient ainsi par une simple vue et appréhension de raison illuminée; spéculant simplement et tout d’un coup par dehors, sans s’arrêter à discourir là-dessus avec l’entendement actif, ils ne désisteraient point d’être mystiques. Quelques-uns disent qu’il n’importe pas de spéculer les choses naturelles ou surnaturelles, comme surnaturellement, et en la simple et nue foi, par laquelle on est attachée en ce temps-là simplement à son divin objet. Mais ils ne remarquent pas assez que l’action de l’entendement lui donne vie peu à peu, pour d’essencié, simple et surpassé qu’il était totalement, le rendre peu à peu sensible et naturel. J’en ai donné la raison ailleurs; et pour la même raison il ne faut pas dire que c’est la même chose de parler de la langue, et d’agir de l’entendement, nonobstant la doctrine contraire c’est assez de parler par expérience.

D’abondant telles âmes ne désirent point paraître, ni sortir en évidence à elles-mêmes, si elles n’y sont mises et tirées sans elles, et sans leur su : ou si ce n’est qu’elles jugeassent que cela fût pour leur très grande utilité ou nécessité. Comme par exemple, il s’est passé un certain temps, auquel le premier acte du simple fécond, je dis de la très Sainte Trinité, se communiquant à elles en temps ordonné, leur versait ses vérités en l’entendement, auquel temps, et durant lesquelles infusions simplement et divinement spéculées en contemplation simple, et sous très simples formes, ces âmes pouvaient se sentir obligées de les tirer de ce simple fond, pour leur future nécessité. Néanmoins ayant fait perte de tout cela, parce qu’elles se sont écoulées en ce fond originaire, d’où elles avaient très fécondement fluées, elles ne peuvent douter que cela n’ait été fait pour leur entière et totale consommation en ce même simple et vigoureux fond.

Il y a une différence presque infinie entre le simplifié au-dehors, et le simplifié au-dedans. La simplification du dehors procède toujours d’objets qui sont au-dehors. Au contraire, la vraie simplification du dedans procède toujours des objets intérieurs, qui montrent évidemment son simple et intime Objet, en l’éminence de soi-même, conformément à ce que l’on est, et à ce qu’on a en cela même.

Ces âmes se donnent bien garde de blesser ni offenser leur transcendance en (173) parlant trop servemment et activement; d’autant que cela les atterrerait et les rabaisserait aux sens. Elles ne font rien au-dehors ni au-dedans, qui soit contraire à la vraie simplicité. Et quand ces âmes semblent admirer quelqu’une des choses divines, telles admirations ne sont au-dehors, pour la même raison que j’ai déduite en pareil sujet.

Finalement c’est ainsi que le simple fond du simple créé est agi de Dieu, et de son acte continuel, par-dessus soi, je dis hors de soi, non tellement quellement en l’unité de ses simples puissances, mais tiré et ravi par le rapide et simple flux de cette activité, en la très simple unité du Simple second et unique, d’une manière autant ineffable, qu’elle est divine de la part d’un tel Moteur. Ce qui se fait ainsi en la suprême pointe de l’esprit, en la puissance séraphique, par le moyen de la scintille imperceptible, qui n’est autre que le simple même; lequel par elle et en elle, ou pour mieux dire par-dessus elle, ou du tout hors d’elle-même, et de tout le créé, tire et ravit tout le sujet à soi et en soi, l’éclairant et l’enflammant en simple amour, et d’une simple clarté, en toute la manière que nous avons exprimé à notre pouvoir, et du tout autrement qu’il ne nous est possible de l’atteindre.

C’est en cela même que nous sommes satisfaits, et totalement contents en l’incompréhensibilité de notre actif compréhenseur; et ce notre repos jouissant est toujours désiré, quoiqu’on le possède. Que si nous le comprenions, il ne pourrait, ce me semble, jamais nous satisfaire, au contraire il nous serait tourné en continuelle inquiétude [recherche]. La raison aucunement illuminée touche facilement cela. Mais tout ceci est tout autre, tant en sentiment qu’en profondeur de lumière, en l’abîme du simple incréé, où le simple fond du simple créé est totalement englouti et perdu à soi-même, approfondissant son simple fond originaire de plus en plus, et par une plus simple action proportionnée à l’éminence son état, et de son pouvoir; et toutes ses délices sont de ce qu’il sait et vois que ce simple fond objectif et fruitif ne doit et ne peut jamais être compris ni atteint du simple créé consommé en Dieu. En cela consiste sa suprême félicité.

On ne peut nier que la plupart de ce discours ne soit aussitôt rentré en son fond, qu’apparu au-dehors, à cause que le simplifier n’est pas le simple, qui est beaucoup comprendre. Et je veux bien que le lecteur sache que plus les formes de ces discours sont simples et basses, plus aussi la lumière qui les a tirées pour les manifester, est simple, subtile et suréminente; et le sentiment d’icelle profond, efficace, savoureux et délicieux. De sorte qu’on peut dire que tout ceci est plus ineffable que concevable et exprimable.

Ici il n’y a ni passé ni présent, ni même encore le maintenant éternel; qui à peine a été perceptible, même dès l’entrée de cette voie, à cause de la vie efficace des premières modinesciences. La raison est, parce que le simple ne connaît ni ne sait point le distinct ni l’instant. C’est ici que le simple fécond incréé réfléchissant sur soi produit un autre soi-même en distinction égale; lequel par la même fécondité, et par un simple et rapide flux en sa seconde origine, produit avec elle un autre égal distinct dans les ineffables, simples et délicieux embrassements de leur commune jouissance; qui se termine en la simple et commune unité de leur essence, totalement exempte d’actes.

C’est là que le simple fond du simple créé, est reçu par le simple unique incréé aux embrassements et à la jouissance de l’unité simple et unique, par-dessus toute fécondité, dedans laquelle toute l’âme vraiment simple flue secondement de simple unité, et reflue en la même simple unité, par-dessus toute fécondité; où elle est toute étendue, perdue, et entièrement consommée au repos ineffable de son unique jouissance. Et ainsi se fait et se renouvelle sans cesse cette sortie de fécondité, sans sortir d’unité jouissante.

C’est encore ici que l’âme du simple voit et connaît toute la fécondité sortante au-dehors, laquelle opère diversement en toutes choses, sans diversité, tout d’un seul acte, et sans sortir d’elle-même : et ce en action et opération commune, en simplicité et uniformité absolue de tout soi; conservant ainsi l’admirable fond de cette âme, et le comblant de sa perfection, par ses secrètes et invisibles opérations. Ici elle obtient et possède son image idéale en similitude, non toutefois si parfaitement au-dehors qu’au-dedans; et qu’il ne se puisse davantage. Car cela est totalement dû à l’humanité Sainte de notre Seigneur. Mais nonobstant, cet état diffère grandement de la gloire que nous attendons, comme j’ai dit. (174)

Davantage, le cœur ou l’œil simple de l’esprit, qui est arrêté à fixement regarder et contempler pour toujours son objet, en profonde et totale attention, par la force de sa subtile et rapide action intuitive; est toujours ouvert également, pour fixement contempler ce ravissant et béatifique objet, en repos et délectation ineffable, au-delà de la compréhension, et de la faveur délicieuse de cet ineffable repos, possédé en l’unité divine par-dessus toute fécondité et distinction. Et cette vue est si grande et si simple en l’éminence de cette totale transfusion de l’âme, en l’unité simple du simple unique fécond : qu’elle rejette bien loin toute division de la science acquise de ceci par l’opération et l’exercice des sens : car ces sciences-là ne sont aux âmes de ce degré, que ténèbres et obscures nuit, qui les atterre et recourbent presque du tout à elles-mêmes.

Un docte théologien parlant un jour à un certain, des effets de la gloire des bienheureux, lui dit que là les doctes apprendraient les sujets de la foi beaucoup plus parfaitement qu’on ne le pourrait faire ici. Sur quoi l’autre demeura grandement étonné, et sans lui répliquer en son admiration, conclut en lui-même que cela était vrai pour telles gens, et non pour lui : attendu que son simple Objet et la jouissance d’iceluy, lui sont un, par-dessus la foi, et par-dessus toute science. La raison de cela se prend de l’amour par-dessus l’amour, en amour totalement possédé, ou pour mieux dire totalement possédant, en surpassion et imperception perçue, et en perception imperceptible.

D’où il est facile de voir, que cette jouissance est toute science, et toutes délices; en ce qu’elle est toute amour par-dessus amour, en l’amour même; d’où flue tout amour, hors de l’amour : et que les délices effectifs de cette jouissance suffisent à leurs sujets par-dessus amour en l’amour même. Les sciences donc sorties et acquises, sont vues par le suprême contemplatif très inférieures, et du tout éloignées de sa simple et suréminente jouissante objective, où tout ce qui peut être acquis est suréminemment contenu et possédé. De sorte que telles personnes voient manifestement les fonds découverts par la vive, sensible, et intellectuelle spéculation des doctes, après quoi toutefois ils le désirent pas sortir, de peur de se diviser et multiplier, s’ils ne le sont d’office.

La cause de tout cela est leur simple jouissance objective, dont le repos actif en action surpassive, consommant son sujet, fait qu’il demeure totalement perdu à lui-même, et attentif à ce qu’il contemple nuement et fixement en sa fruition pleine et entière, laquelle le consomme de plus en plus en la simple unité de son simple et unique objet. Cela fait, dis-je, que ces personnes ici voient, connaissent et entendent clairement tout ce qui sort des doctes, sans admiration; d’autant qu’ils sont supérieurs en éminence de toute science, intelligence, et connaissance spéculée. Non que je veuille dire que ces personnes ici puissent résoudre les difficultés qui naissent là-dessus; mais cela leur est assez de voir et de posséder toutes ces lumières, en la pleine et entière possession de leur simple et unique objet.

Ces personnes ici agissent et pâtissent toujours tranquillement et de tout soi, soit aux actions passives, soit aux souffrances mortelles, avec une acceptation entière et totale, qu’elles en font à leur abord. Cependant elles demeurent toujours également tranquilles, paisibles, et immobiles en la suprême jouissance et contemplation de leur souverain bien objectif, qui se contient et se possède en l’unité simple du même Simple unique. Je n’entends pas dire que la vie de telles personnes soit supprimée en ses racines; car cela ne peut être, et sans cela le sujet même ne subsisterait pas quant à soi. C’est assez qu’il se voit reformé, par son bienheureux retour en son simple et unique principe, auquel et avec lequel il est devenu un en identité et mêmeté, par amour consommé.

Ce qui est admirable en ceci, c’est que l’âme sainte du Sauveur convertie totalement, et d’un seul acte et instant en l’unité simple de son Simple unique incréé, ait voulu participer et convenir avec les communs hommes, quant aux communes dépendances du bien-être, conformément à la commune nature d’iceux, suspendant pour ce même effet tant et autant qu’il le voulait, et comme il a voulu en temps et lieu, les influences de sa grâce efficacement lumineuse, pour pâtir et mourir tout nu, totalement destitué de consolation, tant au-dedans qu’au-dehors.

Davantage il est tout manifeste que la connaissance de toutes choses, et de toutes les sciences prises en elle-même, ne peut bien heurer (sic) son sujet; d’autant que l’appétit créé étant d’une capacité (175) infinie pour appéter ce qui concerne sa suprême félicité, et son souverain bien en lui-même; il ne peut être rempli totalement qu’en la jouissance de son suprême et simple objet béatifique : moyennant son amour languide, défaillant, et totalement surpassé.

Au contraire, plus la connaissance et science des hommes est grande, moins semblent-ils capables d’aimer totalement et éperdument leur suprême et dernière fin. La raison de cela est que par la science naturelle, ils tirent Dieu à eux, l’accommodent et le conforment à leur sens, et le proportionne à leur intelligence, ce qui fait qu’ils sont toujours sensibles, et vagabonds parmi toutes sortes d’objets créés. La Sapience au contraire tire et ravit ses sujets par différents moyens, et puis par-dessus les moyens, et enfin par-dessus l’amour même; les établissant ainsi en bon ordre, par succession de degré acquis au-dessus de tout moyen : ce qu’elle fait imperceptiblement en son sujet, dans sa jouissance et fruition, et dans son repos jouissant, totalement consommé, autant qu’il le peut être, en son final et béatifique objet.23.

Il sera facile de voir ensuite de tout ceci, combien l’homme est misérable, pris et laissé en lui-même, et tandis qu’il suit à bride abattue le train de sa corruption. Et combien au contraire l’homme est grand, qui rejetant ce misérable joug, s’élève autant qu’il lui est possible, vers son Rayon originaire, jusqu’à son identité, en fruition unique de sa simple unité. Tout ceci se possède et se contemple perpétuellement et infiniment au-delà de l’admiration; laquelle ne peut ni ne doit avoir lieu, sinon dans les premiers traits et attraits, dont la vivacité et la simple efficace fait que l’âme commence à expérimenter les inondations rapides, et les savoureuses délices de la simplicité du Simple incréé en lui-même, tout à l’entrée de cette voie.

Il n’est pas toujours à propos de demander l’avis des choses plus importantes au fait de la souveraine discrétion, à ceux qui sont plus hautement illuminés; et ce pour plusieurs raisons. La principale est, que les choses dont il les faudrait consulter, sont trop multipliées, soit par nécessité, soit autrement, dans la spéculation ou dans les choses extérieures, qui sont trop proches des sens, et qui abattent et éloignent trop l’esprit de la simple et abstraite lumière du discernement. Cela ferait qu’étant ainsi offusqué, abattus et ténébreux en eux-mêmes, et ne leur restant presque que l’effort du sens raisonnable, ils ne pourraient discerner les vérités plus intérieures, secrètes et lumineuses.

Mais quand on les pourra remarquer simplifiés et illuminés, tirés et étendus au-dedans, en tranquille et paisible jouissance de la lumière divine, par eux discernée et reconnue; alors ils seront propres à juger des vérités plus intérieures et divines, dont on les pourra consulter. Cela se fera par une application suffisante des sens, en la perception de leur regard et de leur simple lumière sur la vérité dont il sera question : et telle approche ou application est nécessaire pour le bon discernement d’une vérité importante et secrète. Que si on ne concevait pas d’abord les lumières et les vérités découvertes des personnes illuminées, il faudrait les leur faire expliquer, en sorte qu’on les pût toucher et entendre.

Tout ce qui paraît lumière et vérité ne l’est pas toujours. Il faut que les vérités infuses soient clairement digérées s’il est possible, en sorte qu’on les puisse voir sans voile ni obscurité. Que si la vérité touche vivement la raison illuminée de celui qui la reçoit, en sorte qu’elle s’imprime en elle lumineusement et perceptiblement, en la manière qu’elle a été infuse à celui qui la communique; il est probable que telles vérités sont divinement infuses, et de suprême discrétion, et grandement secrètes. Que si la raison illuminée n’en est pas touchée, et si elle ne voit cela que communément et de tout le moins, ou bien en sa superficie; il est à présumer que telles choses ne sont qu’effort du sens naturel, ou de l’inclination raisonnable, et proportionnellement convenable à la nature spiritualisée; à qui en semblables cas, ou pour ses ténèbres, ou pour ses efforts apéritifs, mouvements du sens, des passions, et de l’appétit raisonnable; semblent être grandes lumières. Quant à ceux qui sont en de perpétuelles épaisses ténèbres, non jamais éclairées, et qui pour cette cause ne savent comment ils marchent ni ce qu’ils sont; on ne les doit jamais consulter de telles ni d’autres choses.

De ce que j’ai dit touchant l’inhabilité des personnes plus hautement illuminées, au discernement des choses qui sont d’une souveraine discrétion (ce qui est infaillible) j’excepte ceux qui se trouvent tellement anticipés et regorgeants de lumière, qu’ils la font découler (176) au-dehors par abondance de paroles mystiques, par lesquelles ils s’efforcent de découvrir la vérité perçue en leur lumière. Mais comme leurs lumières se trouvent abondantes et simples au dedans poussant néanmoins ses effets lumineux au-dehors par abondance de simples et fluentes paroles, ils ne découvrent, ni ne font voir en leur abondance que le simple effet, et non l’esprit de ces vérités.

Cela se fait ainsi pour l’ordinaire, d’autant que leurs lumières et vérités sont si grandes, qu’elles en sont mêmes offusquées en certaine manière, ne pouvant les exprimer comme ils les voient et ressentent, sinon seulement en leurs effets. Ces lumières sont plus aux sens et au dehors, qu’au-dedans et au profond de l’esprit; et ces exubérances montrent assez que ces lumières sont sensibles par les effets de leurs simplifications. Ceux qui jouissent de leur simple et abstraite lumière, voient d’infiniment loin toutes telles lumières, ainsi doucement écoulées aux autres, comme effets d’une bien plus grande lumière, dont ils jouissent en eux-mêmes : laquelle ils dilatent par paroles les plus significatives qu’ils peuvent, pour l’exprimer au-dehors en son fond et en sa source.

De plus, ce qui fait que telles gens, à mon avis, ne mettent rien de leur esprit ni de leur sentiment perçu au-dehors, que c’est que la simple lumière de raison simplement illuminée, est comme submergée et suffoquée par telles inondations de lumière sortie et écoulée; qui est cause que telle lumière est autre que simple (je veux dire, simple en vue et en perception de simple intimité) et que telle lumière est plus propre à recréer, remplir, et simplifier les sens, que le pur esprit. De tout ce que dessus on jugera facilement que ceux-là sont très capables de juger des plus secrètes vérités infuses, et que si d’abord ils semblent n’en pas toucher l’esprit, c’est parce qu’ils sont bien loin au-delà de telles vérités; attendu que la jouissance en imperception, est infiniment au-delà de toutes vérités perçues et imperçues.

Mais à ce propos je veux éclaircir plus au long la différence très vraie des illuminés, et de ceux qui ne le sont pas. Les noms illuminés sont très divisés, épars, et multipliés hors d’eux-mêmes, par la force de l’inclination naturelle de leurs sens intérieurs et extérieurs, qui leur fournit toutes ces diverses figures et images au-dedans. De sorte qu’on voit ces gens-là parler et discourir des choses les plus hautes. Mais parce que tout ce qu’ils ont, et tout ce qui sort d’eux, n’est entré que par l’effort de leurs sens et de leur appétit naturel, étant infiniment éloigné de l’unité surnaturelle de l’esprit; et parce qu’ils ne sont nullement touchés de l’esprit de Dieu, et n’ont ni l’excellente charité ni les vertus infuses; ils se montrent tels en tout le reste de leurs œuvres, qu’ils se sont faits connaître en leur discours; et ne saurait jamais adresser, non pas même les moins illuminés, par leurs instructions à l’unité d’esprit. Cela fait que les illuminés les fuient comme le plus grand empêchement et détourbier de leur lumineuse unité.

Les illuminés sont au contraire; car ils sont tirés, stable, arrêtés, et immobiles au-dedans de leur esprit, toujours également paisible, tranquilles et sereins; simplifiés et étendus par la force lumineuse et active des rayons du soleil de justice; et tirés à l’unité surnaturelle et suressentielle de l’esprit. Là ils sont doués des qualités infuses du même esprit divin; là ils voient, contemplent, et jouissent de ce même esprit, qui les daigne si hautement qualifier, enrichir, et honorer de soi-même, accompagné de ses dons lumineux et délicieux; surtout de cette vie de sapience, attribuée à la seconde personne de la sacrée et très Sainte Trinité.

Ces personnes sont si submergées de lumières et de délices, qu’elles versent à ceux qui les entendent un esprit simple et lumineux, adressant et tirant par sa subtile et lumineuse force infuse, ceux qui sont déjà illuminés davantage et plus profondément au-dedans, à l’unité surnaturelle. Et quant à ceux qui ne sont pas illuminés, le même esprit versé par ces divins canaux, dissipent en quelque manière quelque chose (sinon tout) des brouillards et des ténèbres dont ils sont environnés, en la force de tous leurs sens actifs. Nous parlons ici des parfaitement illuminés, qui le sont et pour eux et pour les autres; et quant à ceux qui n’ont pas suffisante lumière pour eux, ils ne peuvent illuminer les autres par leurs instructions, aussi ne désirent-il pas sortirent au-dehors pour cela.

Ceux aussi qui sont arrivés au brouillard caligineux, après avoir passé tous les degrés qui précèdent celui-ci, des illuminations divines infuses, et qu’il vont regorgeant souvent d’eux-mêmes pour l’illumination des autres; ceux-là ne peuvent en ce brouillard caligineux, ou en ce (177) degré de suréminente élimination, désirer sortir au-dehors; d’autant qu’ils sont très doucement, simplement, et profondément tirés à l’unité surnaturelle de l’esprit, ou leur œil simple et toujours également ouvert, pour toujours également voir en oisiveté et cessation d’action, par-dessus toutes formes et images, la lumière de l’esprit lumineux, versant toute lumière par divers degrés d’amour et d’illumination divine. Ceux-là dis-je, ainsi profondément abstrait et ravis hors d’eux-mêmes au plus profond de l’esprit, ne désirent nullement sortir par extroversion, sous quelque prétexte que ce soit : car les délices objectifs de l’essence divine, incessamment reçues et versées en leur entendement par la sapience incréé du Fils, leur sont si douces et savoureuses, que les sortir hors de là, leur sont des morts.

Je ne veux pas dire que ceux qui sont arrivés à ce degré d’illumination, soient du tout destitué d’action, ni de moyens d’union, et de transformation : mais leur action et leurs moyens sont si simples, si subtils, et si éloignés des sens, qu’il semble n’y en point avoir. Car il y a des degrés d’amour et d’illumination en ce divin sabbat et repos, sans comparaison plus haut que celui-ci; ou les moyens et les actions entre Dieu et nous sont entièrement supprimés. Ceux qui sont parvenus à ce degré, sont revêtus de Dieu même et de ses divines lumières, qui transforme toutes les puissances, l’esprit, et l’essence même de l’âme beaucoup mieux, que dans les précédents degrés d’illumination. Elles les transforment, dis-je, en Dieu, qui est le très pur centre, repos unique, et toute la félicitée de tous les esprits illuminés, tant en la grâce que dans la gloire.

Il fait bon converser avec cette sorte d’esprits, spécialement quand ils sont extraordinairement touchés, tirés et étendus par la lumineuse et divine influence, qui pour lors regorgent d’eux, sans quasi qu’ils s’en aperçoivent; à cause de la grande facilité et simplification dont ils coulent à guise de flot, par leurs paroles très simples, très lumineuses, et illuminantes, lesquelles vont simplifiant ceux qui ont le bonheur de participer à ces divins torrents de délices.

Mais on se doit bien donner de garde de les faire sortir aux paroles de longue haleine, quand ils sont aux croix et mortelles angoisses des soustractions divines. Car alors ils sont indigents et pour eux et pour les autres; de sorte qu’autant de paroles qu’on les contraint de mettre en avant, ce leur sont autant de pointures mortelles. Que s’il faut par nécessité qu’ils parlent, il faudra qu’ils lisent quelque lumineuse et simple matière, afin d’être aucunement animés et facilités à discourir. Mais il ne faut pas qu’ils attachent leur discours à une matière; mais qu’ils se laissent emporter par diverses affections, à ce que l’esprit de Dieu leur dictera et où il les portera.

Disons encore qu’il y a certains illuminés, qui sont tellement enveloppés de caliginosités obscures et ténébreuses, par l’opération de Dieu, duquel ils jouissent sans distinction en eux-mêmes, en sorte qu’ils sont tous ignorants des choses divines; soit pour n’en n’avoir guère entendu ni connu, soit pour les avoir oubliées et surpassées, par les efforts abstractifs de ce ravissant Esprit, sans qu’ils s’en soient presque aperçus. Ceux-ci n’ont rien qu’ils puissent communiquer à personne, et ne sauraient exprimer leur état.

Ce que leurs directeurs ont à faire, c’est de les faire travailler aux vertus extérieures, et de leur donner dextrement parfois quelque coup de vive mortification, qui atteigne leur fond. Ce moyen bien pratiqué pourra par succession de temps dissiper leurs épaisses ténèbres, et les illuminer en eux-mêmes, pour voir le degré de leur élévation.

Pour le regard de ceux qui se sont totalement excédés à force d’aimer, et qui par ce moyen sont rentrés au brouillard caligineux de la très simple obscurité, simplement et absolument lumineuse, à cause de l’abondance de la lumière versée en l’entendement, tant en moyens, que par-dessus le très simple moyen, et toutefois en moyen très simple, du tout exempt de science de moyen; qui par cette surabondance s’est trouvé comme tout à coup et sans y penser, tout obscurci et obténébré. Telles âmes assises en ce brouillard caligineux, obscurément illuminées, ne sont nullement propres, non plus que celles dont nous avons parlé ci-devant, à discerner et juger des lumières et vérités de qui que ce soit; d’autant qu’elles ne savent ce qu’elles font, ni où elles vont, ni ce qu’elles font en leurs propres œuvres et conduites.

Elles sont enveloppées en ce brouillard très obscur, et gisent en ténèbres, autant inaptes à juger, sentir et discerner des notions, vérités et illuminations (dont elles [178] ne sont touchées purement que par le dehors) comme elles sont inconnues à elle-même en cette leur (sic) simple obscurité. Et même en cet état elles agissent indiscrètement et inconnuement, en la force leur sens passionné, sans savoir où elles marchent, ni ce qu’elles font. Tandis qu’il en sera ainsi, elles n’auront autre joie ni satisfaction en elles-mêmes, et auront toujours assez d’afflictions sur leurs propres et ordinaires défauts. Elles auront même besoin tout ce temps-là, pour le moins, et peut-être toute leur vie, d’une très sûre et lumineuse guide, qui prennent un soin spécial d’elles.

Ce n’est pas mon dessein de me dilater plus amplement sur ce sujet. J’ai seulement voulu faire voir manifestement l’excellence de leur simple fond, et le bonheur de ces personnes, qui leur est inconnu. Lesquelles néanmoins ne doivent être consultées sur quoi que ce soit, à cause de leur propre indigence et impuissance à se connaître et se discerner elles-mêmes. Car pour l’ordinaire ces pauvres personnes sont dignes de très grande compassion.

Mais ceux qui se sont consommés, dans lesquelles toutes les plus hautes, plus profondes et plus simples lumières et manifestations sont tombées en un, par divers succès des illuminations : et en qui ces illuminations ont enfin dissipé et éclairci le brouillard; à l’obscurité duquel a succédé la très claire, très simple et très consommante lumière. Ceux-là sont pour toujours amplement et profondément capables de tout voir, tout atteindre, tout juger; et d’illuminer autrui par l’exubérance de leur très simple et très efficace lumière. Laquelle par sa simple fécondité, simplifie et dilate efficacement et simplement les fonds qui en sont touchés. Aussi leur est-elle versée par l’infusion pour ce même effet.

Or pour reprendre notre premier fil, il faut encore dire, que l’âme transfuse en l’unité suréminente de Dieu, selon que nous l’avons dit, est unique, et par-dessus la fécondité personnelle; contemplant son objet béatifique ineffablement. Ceci se fait par plusieurs degrés, et en innombrables manières. Car comme ainsi soit que les manifestations essentielles et personnelles de Dieu en l’âme, se fassent de moment à autre, elles paraissent néanmoins et se font voir diversement, par des effets de différent goût et saveur, et par diverses lumières et vérités infuses au plus secret de l’esprit qui en est pénétré; de sorte qu’il est en cela même très profondément tiré et extasié hors de soi et de tout le créé, par une attraction efficace, qui en même temps et par cette même action, l’enfonce et l’abîme de plus en plus en l’essence suressentielle de son simple objet.

Là repose doucement l’âme par son simple, fixe et indéficient regard, et elle est totalement, pour ainsi dire la mêmeté de son image et exemplaire, infiniment au-delà de sa similitude; et cela se possède hors de l’être créé en l’Etre simple, contenant tout. Il y a longtemps que les négations de ceci ont succombé; et les soustractions, les interceptions, et les ignorances mêmes sont présupposées à la plus haute et plus éminente élévation de cet état. Et comme dit saint Denys, suit la connaissance des êtres en la jouissance vraie et réelle de l’Être simple et unique, totalement abstrait et séparé de l’être et du non-être, par éminence de négation. Mais comme cette voie est du tout éminente en ses moyens, vues, et sentiments; aussi a-t-elle selon cela plusieurs degrés et états, comme nous l’avons dit.

Il y a trois états pour l’accomplissement et perfection de cette voie. Le premier est purgatif, le second illuminatif, et le troisième consommant. Mais il ne faut pas entendre ces états comme en la voie précédente; c’est tout autrement et selon l’éminence de toute cette voie. Le premier donc est lumineux et langoureux, ayant divers degrés pour sa perfection. Le second est lumineux et extatique, ayant aussi plusieurs divers degrés d’illumination; par lesquels son sujet est profondément illuminé, et extasié hors de soi et du créé, en abondance de saveur et de délices. Et par succession de temps et de degrés d’illuminations abyssales, il est ravi en son objet, pleinement perçu, comme de profondeur en profondeur, et d’abîme en abîme, avec des délices et des faveurs inexprimables.

Quand donc telles perceptions sont refuses, et totalement fondues en unité par-dessus la fécondité; alors l’état suprême et dernier de la consommation se commence, et arrive à sa perfection et accomplissement total, par les divers effets de Dieu, et par son action continuelle en l’âme, qui sont divers degrés de suréminente élévation. L’esprit étant arrivé à cet état, est totalement consommé en son objet béatifique, et jouissant de lui, (179) et de son suprême repos, par-dessus toute perception perçue et perceptible : ce qui est en effet et en vérité, être simple dans le Simple et le Simple même. Les expériences de ceci se font voir, sentir et goûter toutes autres que ce que nous en avons écrit ici. Mais pour dire tout ce qui en est, et tout ce qui se pourrait dire de cette voie, pour en manifester les secrets, il faudrait un assez gros volume.

Disons maintenant que ce que c’est que Théologie mystique. Ce n’est autre chose que Dieu ineffablement perçu, lequel ne peut qu’ineffablement sortir; n’ayant autre entrée ni sortie de lui que lui-même, en ceux qui en simplicité d’essence sont un avec lui, en plénitude de consommation. Ici on voit la lumière illuminante sortie de la lumière, n’être pas la lumière, mais lumière de lumière : laquelle montre la lumière, non à ses possesseurs, mais à ses indigents. [communication?] C’est en cela que la profonde et suprême mysticité en sa pure simplicité, n’admet rien hors du très-Simple. Et pour ce elle ne doit pas être jugée selon ses paroles, mais en sa simplicité tant sortie que non sortie, et en son infinie étendue lumineuse, en laquelle elle voit tout sans être vue, et juge tout sans être jugée.

Pour entrer en cette si haute et suprême vie d’esprit, il faut avoir surpassé presque innombrables degrés, qui consistent tous en une parfaite purgation, illumination et union : car ces choses sont comme les fondements de tous les sous-entendus degrés. Le premier est une vocation interne, ressentie d’en haut, animant et aiguillonnant l’âme qui la ressent, à avoir toutes choses créées en nulle estime, et surtout soi-même; désirant pour jamais être la fable et le jouet de tout le monde. Ceux qui, quelques progrès qu’il leur semblât avoir fait en la vie de l’esprit, ne voudraient pas s’exposer même publiquement à telles pratiques; se doivent croire autant éloignés de ce premier degré, que leurs sentiments et désirs y répugnent.

Le deuxième degré est une perpétuelle horreur du moindre péché véniel, voire de la moindre imperfection, continuellement ressentie en soi-même. Car ne s’anéantir qu’en spéculation, et en connaissance (à quoi on parvient facilement par la seule nature) est autant s’éloigner de Dieu, qu’on s’en pense approcher24.

De ce troisième degré fidèlement pratiqué procède l’indifférence, dont la continuelle pratique fait que l’on vit, et que l’on meurt en temps et en éternité, en la manière qu’il plaît à Dieu, par l’entière soumission de soi-même à ses supérieurs, et à toute humaine créature, pour se laisser mouvoir et tirer par eux comme ils voudront; étant du tout mort et insensible à soi-même, et victorieux de tous les appétits, en continuel, pénible et très intérieur combat; savoir est de la propre sagesse, du propre jugement, des propres complaisances, et de toutes autres propriétés, qui dominent pour l’ordinaire dans les personnes purement raisonnables.

Cette indifférence dont nous parlons présuppose la prompte et entière exécution de la volonté de Dieu, tant en agissant, qu’en pâtissant et mourant, avec une vraie et parfaite résignation, qui doit être acquise à force de violence faite à soi-même, avec une forte et roide activité. De l’indifférence procède l’exercice de toutes les vertus, tant au-dehors quand l’occasion s’en présente, qu’au-dedans par actes magnanimes et vigoureux, sans toutefois se persuader de les avoir acquises. Ce qui est fort facile à croire au fond vigoureux en amour, qui ne sait ce que c’est que réfléchir sur soi ni sur autrui : mais sans cesse vigoureusement agir et pâtir en Dieu, par actuelle renonciation de soi, jusqu’à consommé chair et sang. Si on n’est arrivée à ce point, on ne peut dire avoir acquis quelque chose de l’esprit.

La disposition à cela est d’être si profondément tiré au-dedans de soi-même, qu’on soit comme privé de l’usage de ses sens, et comme mort entièrement à iceux, se sentant autant éloigné de leurs objets, que si on en était à cent lieues loin. Mais avant d’y parvenir, il faut avoir passé l’activité naturelle des sens intérieurs à force d’amour pur; et avoir uni à l’esprit le sens commun, la fantaisie, l’estimative, l’imagination, et l’intellective même; tout cela étant destitué d’action, et changé en vrai et simple amour divin, toujours élevé par une vive activité en son Objet. Cela ainsi vigoureusement pratiqué, l’âme appuyée sur son Bien-aimé, arrivera jusqu’au dernier degré de son action, sans s’en apercevoir, pour là expirer en Dieu.

Au reste, qu’on ne pense point pouvoir parvenir à une si haute union et contemplation de Dieu par sa seule industrie. Mais ceux qui se sentiront ainsi vivement animés, touchés, tirés, dilatés, et étendus au-dedans d’eux-mêmes, par vraie simplification d’esprit, se remettront de (180) tout cela entièrement entre les mains de leurs supérieurs; leur déclarant tout leur sentiment, mouvement, affection, pensées et désirs.

Chapitre 10. Suite du précédent sujet, en forme de supplément ou d’appendice

§ 1 En quoi consiste l’état de la souveraine consommation de l’âme en Dieu par amour. Oisiveté simple. 25.

Cet état consiste en une élévation26 d’esprit, par-dessus tout objet sensible et créé; par laquelle on est fixement arrêté au-dedans de soi, à regarder Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit. Cela s’appelle Oisiveté simple, par laquelle on est possédé passivement par-dessus toute espèce sensible en27 simplicité de repos : duquel repos on jouit toujours également, soit que l’on fasse28 quelque chose au-dedans de soi, ou bien au-dehors, par action ou discernement raisonnable.

La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure, et sans science de Dieu même. En cette nudité et obscurité, l’esprit est élevé par-dessus toute lumière intérieure à cet état29, en quoi il ne peut agir de ses puissances internes; parce qu’elles sont toutes unanimement tirées et arrêtées, par l’efficace de leur unique et simple objet, qui est Dieu; lequel les arrête nuement et simplement en suréminence de vue et d’essence, au plus haut de l’esprit par-dessus l’esprit. Tout cela dis-je, se fait en la nudité et obscurité du fond du tout incompréhensible; et là tout ce qui est sensible, spécifique et créé, est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité d’essence et d’esprit. Alors les puissances sont fixement arrêtées au-dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu : il les arrête toutes également à le contempler; les ravissant et les occupant simplement par l’opération de son continuel regard qu’il fait en l’âme, et que l’âme fait mutuellement en lui.

Ceci est le continuel30 regard de l’esprit purement agi d’une manière passive, et qui ne fait rien qu’envisager son objet, et le contempler perpétuellement en sa nue, profonde et simple jouissance31. Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux, pour la profondeur et l’excellence de cet état. Bref en cette constitution, il n’y a ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom, ni espèce ni admiration, ni différence de temps passé ou futur, ni même présent; non pas même le maintenant éternel. Tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même; se complaisant ainsi dans les âmes, en qui il lui plaît de faire cette noble opération.

§2. Fidélité de l’âme requise en cet état.

C’est à l’âme ainsi ennoblie, et transformée en fond et en lumière suressentielle, de répondre de tout soi à celui qu’elle voit, et qui l’attire en soi-même par cette simple extase32. Elle doit être continuellement attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels qui naissent presque33 continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature qui la sollicite toujours à connaître et à sentir son état, et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache; ne pouvant se perdre continuellement comme il faut, hors du sens, et hors de ce qui est spécifique et créé. Ce qui néanmoins est nécessaire pour pouvoir aisément en profonde et simple paix de l’esprit, jouir de son Objet, en simple et unique repos, accompagné de très simples et très intimes lumières, amour et délices.

Or si cette âme est vraiment fidèle, quoiqu’elle souffre au-dehors, soit en l’agitation naturelle de ses puissances, soit en son corps; ces agitations la rendent de plus en plus occupée profondément à son regard divin et simple à son repos; jouissant en cela même du paradis en terre, en certaine manière. Mais34 beaucoup mieux et plus profondément, en la vérité de son entière attention et en la sérénité de ses puissances : supposé dis-je, qu’elle réponde uniquement et toujours à celui qu’elle voit et contemple. Voilà pourquoi c’est à l’âme qui a reçu cet infini bien, de se plonger incessamment par sa simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu; qu’il a ravi de lui et par lui en lui-même. Plus une telle âme se sent aggravée aux sens, tant plus elle se doit resserrer par son attention, afin que répondant par sa fidélité à son devoir réciproque, elle contemple toujours également, nuement et simplement son bienheureux objet; autant qu’il est possible l’âme élevée par la bonté divine à cette haute dignité et suréminence d’état.

Mais les morts très diverses et innombrables (181) qu’il est nécessaire de souffrir en cette simple nudité, sont presque intolérables. Et si on ne possédait la simple force, et le reste des dons de Dieu simplement, on ne pourrait pas les supporter. Encore y en a-t-il beaucoup qui ne les supportait qu’avec de grandes impatiences : sortant aux créatures, et à la consolation des sens, ou même tâchant de retourner à leurs exercices actifs. Cela vient de ce qu’ils ne peuvent et ne veulent être sans quelques sentiment et attache, ni se résoudre à mourir toujours également au sentiment et non sentiment; pour s’abandonner si véritablement, que tout cela leur soit une35 seule chose en la contemplation et jouissance perpétuelle de leur objet36. Dans lequel objet ils doivent être totalement refus et fondus, au-delà de même de la transfusion, si pénétrante, si profonde, et si abyssale qu’elles puissent être. Dans laquelle très simple, très subtile, et très profonde pénétration, l’âme consommée en Dieu est son objet même, sans distinction ni différence; en la manière que je l’ai expliqué ailleurs. Et tant moins il y a de science, de perception, et de sentiment de ceci dans les puissances, tant plus excellemment et profondément cela est. [oui, difficile…]

§3. L’âme en cet état passant en Dieu d’une manière inconnue devient Lui-même et en jouit ineffablement.

C’est en cette très noble, simple et attrayante opération, que les forces de l’âme sont intimement tirées, et fixement arrêtées en cet abîme objectif qui est Dieu même; lequel les tire et les ravit ainsi continuellement par sa très noble et pénétrante action. Là, l’âme profondément arrêtée à contempler fixement son simple, unique, et abyssal objet, le savourer et le goûter en très simple et unique repos, et en plénitude de fruition, s’il faut ainsi dire; à cause des très simples et très efficaces délices de Dieu même, son objet; qui est et qui fait ce même repos en lui-même, en l’abyssale et ravissante unité de toute sa fécondité. Bref, il n’y a là que vue, que science, en ignorance; que clarté et lumière en obscurité; qu’amour très simple, en très pure et très simple charité; qu’ineffable expérience au-dessus de cela même que nous en pourrions exprimer.

Il n’y a aucun moyen humain, pour pouvoir véritablement concevoir, et encore infiniment moins pour exprimer la ravissante saveur, et la savoureuse joie que fait et contient ce très unique et simple repos, qui n’est autre que Dieu; duquel l’âme jouit en cela même, autant qu’il est possible. Et cela s’expérimente et se possède d’autant mieux hors de soi, et par-dessus les puissances de l’âme en la totale et très Sainte ignorance, et nudité d’esprit; que ce divin objet est lui-même pour lui-même souverainement le comble de son total bonheur, et son paradis, pour sa propre et totalement totale félicité.

C’est ce qui abîme l’âme en son propre fond, non tellement quellement, mais en l’essence totale de toute la divinité : pour n’être plus que lui-même, de lui, et en lui. Là où entièrement perdue par une totale refusion des puissances et d’appétit, elle jouit parfaitement de sa félicité selon qu’il est possible à une substance créée, en ce corps mortel. À laquelle félicité elle est totalement arrêtée et attentive; pour de plus en plus, et de mieux en mieux la contempler, et en jouir à son aise, d’une manière ineffable.

À cette suressentielle contemplation, l’âme se sent très secrètement ravie par la très simple, très unique, et très secrète opération; qui se fait du fond, au fin fond de la même unité et essence divine, pour elle, et pour son infini et total repos. Et ainsi l’âme qui est entièrement abîmée en sa divine fruition objective, jouit de ses mêmes délices objectives; qui lui sont toutes présentes en expérience de goût et de saveur ineffable, au-dessus de cela même qui est exprimé par ce nom d’ineffable. D’où on voit qu’il faut et par nécessité, et par révérence due à ces divines opérations, que la créature se taise, et ne passe pas outre les termes de son propre rien, au fait de son imbécile et très inutile pouvoir, à vouloir comprendre et exprimer ces abîmes qui sont sans fond et sans rive.

§4. De l’inondation et dégorgement d’amour, où l’âme est surcomblée de délices divines

C’est ici que le paradis s’écoule quelquefois en l’âme : qui la noie de délices divines, de simple amour, et de lumière en toutes ses puissances, plus suavement, plus intensivement, et plus uniquement qu’on ne peut concevoir. Il s’en trouve néanmoins à qui cela n’est jamais arrivé, et n’arrivera jamais, si ce n’est à l’article de la mort; lesquels cependant sont ici placés et arrêtés, à fixement regarder Dieu en lui-même, par leur simple et nue foi, et en toute la manière susdite; vivant de foi sur la terre comme justes qu’ils sont, voire même au milieu de leurs pénibles morts.

Mais il y en a d’autres, de plus excellentes lumière et perfection, à qui le paradis se (182) manifestent plus souvent; et à d’autres très souvent. Dont ils demeurent tellement illustrés par toutes sortes de bonheur, et de perfection : qu’on les en voit entièrement comblés, jusqu’à facilement le regorger aux autres par le dehors. Néanmoins le plus haut et le plus intime état en ceci, consiste en dans la très simple et très intime opération de Dieu, et de l’esprit; à laquelle il contemple Dieu incessamment, en imperception, par manière de dire, de ce qu’il voit et qu’il sent. Et toutefois il sait et voit bien qu’il contemple en arrêt et stabilité ferme et immobile, son divin objet en lui et par lui-même; duquel il est ainsi secrètement satisfait en esprit : et il n’en peut être autrement, au moins pendant que l’âme demeure fidèle à son introversion, et attention très simple et très unique.

Tout ce qui se pourrait dire de plus que tout ceci, serait beaucoup moins que ce qui en est. C’est pourquoi il le faut taire, puisque c’est l’effet des divines splendeurs en elles-mêmes, ou pour mieux dire en leur propre sujet; et que ceci se passe en un très secret silence; où Dieu est contemplé, et tout ce qui est en lui, et de lui. De vrai, cette simple jouissance et cette étincelle de très pure, très simple, et continuelle contemplation, est du reste de la gloire précédente, reçue en la pure et totale substance de l’âme; lors qu’elle a été totalement fondue et consommée au feu vif et tout dévorant de la même Déité, qui a allumé et fait ce feu en toute sa propre substance.

C’est là que l’âme a été toute consommée et anéantie à soi-même, et rien ne lui reste maintenant que cette très simple jouissance, qu’elle a plus et éminemment qu’on ne peut dire ni concevoir. Car c’est Dieu même qui fait cette jouissance par sa très simple action, laquelle ravit très secrètement l’âme à soi et en soi, la comblant de très simples délices, de lumières et de charité; pour jouir en délicieux repos de tout ce que le créé ne peut comprendre. Aussi est-ce ici la même Déité en tout elle-même, où tous les esprits perdus à soi, sont renouvelés incessamment au total de cet abîme, en leur éternelle et totale consommation.

§5. En quoi consiste le point de l’entière consommation de l’âme en Dieu; l’excellence de cet état et comme l’âme y devient divine.

Comme la fin de quelque chose que ce soit, est plus noble en soi-même et en son entier accomplissement, que tous les moyens qui y sont ordonnés : de même ce dernier état, dont nous parlions à la fin de l’article précédent, surpasse de beaucoup en soi-même toutes les manifestations, vues, et notions illuminantes, purgeantes, enflammantes, et consommantes des traits, attraits, et opérations diverses des personnes de la très Sainte Trinité. Car ces opérations des divines personnes se font après ceci pour un certain temps successivement en amour, dans l’âme toute substantiée au total et immense abîme de toute l’unique fécondité. Comme aussi cela s’accomplit en un autre temps, par succès, au-delà de tout cet effet là : en l’étendue infinie des abîmes simples et imperceptibles de la divinité, infiniment au-delà de toute la créaturalité présente et possible.

Or toute cette jouissance objective au temps de son total flux et reflux successif, est ainsi que j’ai dit, un paradis écoulé en terre; c’est-à-dire dans l’âme unie au corps. [oui] Lequel paradis en la force de ses opérations très fort efficaces, et de ce divin de ce jeu actif, opère dans l’âme une immensité d’amour, de lumière, de science, de connaissance, et délices. Ne faut-il donc pas dire et croire ensuite de cela, que l’âme est toute fondue, liquéfiée, et totalement consommée en Dieu son objet béatifique : et que l’effort amoureux des ardeurs toutes consommantes de ses infinies et continuelles opérations, à guise d’un feu dévorant, ou de foudres et d’éclairs très pénétrants, l’anéantissent à elle-même, et la rendent totalement réduite et transformée en toute sa substance divine, jusqu’à l’entière consommation d’amour.

L’âme donc étant parvenue à cette heureuse consommation, par sa fidélité à répondre selon son total au divin amour consommant; ne fait plus de distinction ni de ceci ni de cela, ni même de ces éternelles, foudroyantes, et très pénétrantes splendeurs, qu’elle a ci-devant soufferts, en l’effort du feu d’amour vivement allumé, qui l’a infiniment mieux substantiée, fondue, et convertie en soi, que le feu matériel ne convertit en soi les métaux qu’on lui suppose.

Et lorsque tous ces embrassements sont entièrement passés, tous moyens sont réduits à un, en cet abîme unique et fécond par-dessus la fécondité, tant en unité qu’en fécondité; où la fruition et la contemplation sont éternelles, et également égales, tant en fécondité qu’en unité. (183)

§6. Que le feu d’amour agit toujours sur l’âme, tandis qu’il y a quelque chose à consommer en elle.

Tandis qu’il reste quelque force en la créature à consommer, ce divin feu agit toujours selon son total, pour la réduire et la transformer totalement en toute l’étendue infinie de sa substance divine; d’où il est impossible de vouloir jamais sortir : d’autant que cela est la totale félicitée de l’âme, et son souverain accomplissement en cette vie. Que si elle eût toujours eu des forces naturelles à consommer, ce feu tout consommant d’amour immense, eût aussi toujours duré et agit par sa noble action, qui transforme tout en soi. Mais comme il est de nécessité que tout ce qui est de la créature cède à la consommante action de l’amour, cela est cause que cette jouissance et cette contemplation éternelle est si pure, si simple, et si intime en simplicité de repos et de délices, comme elle est en cet état de parfaite consommation.

Toute la théorie de ceci est exprimée par les mystiques, avec des similitudes prises des effets de la nature. Par ces déductions il s’élargissent et se répandent très lumineusement et simplement, faisant assez voir et sentir la force qu’assure le feu d’amour éternel, qui les embrase jusqu’à leur entière consommation. Si bien qu’étant ainsi consommée, ce feu vit en eux : et ils jouissent de la félicité infiniment abyssale qui lui appartient, très pleinement et totalement en toute l’étendue de son actuelle, éternelle et totale compréhension. Par même moyen tout ce que ce feu a transformé et consommé en soi et par soi, est lui-même sans différence ni distinction, autant que cela peut être vrai dans une créature.

En effet il n’est plus possible l’âme ainsi consommée, de se divertir de cette très simple fruition, par intention et volonté; d’autant que ses forces sont entièrement consommées, pour n’avoir jamais d’appétits contraires; je dis de volonté et d’attention; parce que la vie dont on vit ici, est éternel, simple, et suressentielle, en repos et fruition de l’essence divine. Car l’âme dans sa consommation est totalement refuse et perdue en cette divine essence, avec tous les bienheureux esprits, qui se sont amoureusement perdus par leur amoureux, perpétuel, et très vigoureux plongement en laquelle s’étant totalement surpassés, et rien ne se trouvant plus d’eux; cette union intime fait qu’il n’y a plus qu’une infiniment simple, amoureuse, et amiable essence et substance; de laquelle et en laquelle ils vivent tous de pareil vie et plaisir qu’elle même. [!]

Au reste tout ce qui vit éternellement au Père, vit même éternellement au Fils. Et tout ce qui vit au Fils et au Père, vit pareillement au Saint Esprit; qui embrasse et ravit à soi et en soi toute la fécondité, et nous avec elle en toute l’étendue de cette sûre suressentielle essence, dont les personnes sortent incessamment à leurs béatifiques actions, et nous avec elles, en rentrant incessamment avec nous en ce (sic) leur repos ineffable et infini.

§7. Que ce sublime état ne tombe point sous le sens et ne se peut exprimer

Tous les états qui précèdent celui-ci en quelque voie que ce soit sont déduits chez les mystiques. Mais celui-ci les contient toutes d’une assez divine manière; par laquelle on se voit et on se sent fondu et réduit en un très petit point, qui est le centre unique, d’où sont tirées toutes les lignes qui se peuvent concevoir. Ce qui tombe sous le sentiment, et sous la simple et spécifique perception, semble plutôt montrer ce qui est créé, en une excellente manière, que l’incréé où nous sommes arrêtés : lequel nous tient purement rattaché par-dessus tout amour, en nudité et simplicité unique et du tout suressentielle : par-dessus tous les effets susdits du feu divin, qui embrasait et consommait toute l’âme en soi au temps de son action. De sorte que l’âme étant ici arrivée, ne trouve rien que dire, ni que penser; non pas même pour exprimer ce qu’elle a vu ou senti dans les états précédents, et encore beaucoup moins en celui-ci.

Quiconque donc penserait que les formes, ou les discours intellectuellement tirés, fussent propres à en exprimer quelque chose, se tromperait grandement, vu que si simplement qu’on se puisse déduire, ou réduire sur cela, ce n’est encore rien exprimer, en comparaison de ce qu’on a vu et senti : et encore infiniment moins de ce qu’on voit et consent à présent. C’est pourquoi au même temps que le feu divin embrase tout l’homme par son action, c’est lui qui le sent opérer si vivement et si suavement en toutes ses puissances, en est de plus en plus embrasé, et entièrement consommé en toute son infinie amplitude.

L’esprit ainsi rempli d’une indicible et inconcevable volupté, s’efforce d’en faire paraître quelque chose au-dehors pour (184) son propre soulagement; tirant et réduisant comme il peut ce qu’il en exprime, afin de renforcer par cela même sa vie mourante par les effets de ces attractions si suaves et si délicieuses. Mais il sent assez par expérience, qu’il n’en exprime rien en vérité, attendu que telles opérations divines, qui embrasent et consomment ainsi tout l’homme, ne tombent point sous le sens, non plus que Dieu même qui les fait. Car Dieu est ineffable non seulement en lui-même, mais encore en ce qu’il est et ce qu’il fait par ses fortes et embrasantes manifestations en la créature, qui est ici élevée; laquelle le soutient non seulement pour être toute tirée et unie, mais encore pour être toute transformée en cette suressentielle suressence, comme elle est selon toute soi-même, en sa totale perte et chute en ce feu suressentiel et divin.

§8. Différence notable entre l’état d’inondation d’amour, et celui de la consommation suressentielle de l’âme en Dieu

Il y a grande différence entre ce présent état, et le précédent, qui consistait en toutes ces opérations divines, lesquelles allaient toujours augmentant dans la créature ce feu divin, qui de moment à autre la transformait de plus en plus en toute son étendue en lui-même. Car Dieu pour lors était selon toute sa substance au total de la créature; laquelle en cela même qu’il était et qu’il faisait en elles, et qu’il lui faisait voir, était aussi toute tirée, et toute pleine de Dieu jusqu’à regorger d’amour et de délices à l’infini, s’il faut ainsi dire.

Dans ce premier état, l’âme heureuse est infiniment étendue et élargie en toute cette divine vastité, qui va l’inondant d’amour, de lumière et de gloire, comme si jamais elle n’avait vu ni senti les choses créées, ni été tirée de Dieu à elle-même. Ce qui la va consommant de plus en plus selon son total; et la perdant et fondant toujours en cette mer d’amour infini et éternel. Par conséquent elle est aussi de plus en plus déifiée par ces si nobles effets divins. En sorte que Dieu ne cesse point ce divin jeu tout consommant qui n’ait réduit jusqu’à la totale consommation son épouse, qui pâtit ces continuelles opérations très diverses, et qui succèdent l’une à l’autre, tant pour le plaisir et la félicité de Dieu qui les fait, que d’elle qui les endure, et les doit toujours endurer à ses très agréables dépens.

Étant donc ici heureusement arrivée, elle se trouve en l’état présent qui consiste en ce que nous avons dit ci-dessus. Et maintenant elle ne voit, et n’a rien de soi-même, quoiqu’elle soit en puissance d’être, de voir les créatures, et de sortir à icelles; si elle voulait s’oublier jusque-là par son extrême folie. Mais étant réduite et fondue comme elle est totalement selon ses puissances et son essence, elle est là arrêtée et établie infiniment au-dessus de tout le passé en Dieu. Arrêtée dis-je, fixement selon la plus haute cime de ses puissances, à contempler en jouissance et en repos l’infinie immensité de Dieu en lui-même, en l’amour continuel du très Saint Esprit, et de la très Sainte Trinité. Où et en laquelle elle est entièrement retirée, par cette éternelle et infinie production, avec les Personnes divines; et mise en repos jouissant en l’amour infini et éternel du Saint Esprit, qui tire toute la personnalité en soi. Et d’autant plus que la créature se trouve nue et destituée de tout sentiment de ceci, tant mieux. Et tant plus elle est là, tant plus aussi elle est telle que nous la disons en cette suressentielle essence. En laquelle son repos et sa jouissance excèdent infiniment toute compréhension, d’une manière très subtile, que Dieu même opère en elle par son amour continuellement agissant et continuellement pâtissant.

§9. Que tout ce qui ce dit de cet état, n’est rien à l’égard de ce qui en est, et pourquoi les mystiques n’en parlent que par excès

Il y aurait une infinité de choses à dire touchant ce sublime état. J’en ai exprimé quelque chose ici et ailleurs; et tout cela n’est rien que bégaiement et que ténèbres, au respect de ce qui en est. Les auteurs mystiques pleins de ce divin amour ont disertement décrit et établi plusieurs états et manières dont Dieu se sert pour allumer son amour infini en sa pauvre créature, et pour la consommer en lui. Partout lesquels moyens et l’état qui procède l’un de l’autre à guise d’une montée, ils ont conclu et exprimé des choses très grandes, et du tout incroyable à celui qui ne les a point éprouvées. Mais tout cela même n’a été et n’est autre chose que de très excellents moyens ordonnés à leur ineffable et suréminente fin à laquelle l’âme étant heureusement parvenue par sa totale consommation, elle est en quelque de cette manière en son paradis : soit en amour pratique, soit en amour jouissant et fruitif.

Mais comme j’ai dit ci-dessus, lorsque l’on est atteint de cet amour, et qu’on y est élevé, on en digère et écrit pour soi ce que l’on peut. Cependant comme on voit qu’on n’a ni esprit ni parole pour (185) exprimer ce qu’on sent et ce qu’on voit en cet abîme infini de toutes richesses et délices; on fait souvent des excès pour s’exprimer. Comme serait de dire en quelques rencontres : plus que Dieu, au-delà de Dieu, etc. Ce qui paraît grandement rude. Mais parce qu’on ne voit ni terme ni nom, pour répondre à ce dont on se sent tout embrasé, comme d’un feu très dévorant, en cet immense abîme d’amour éternel; on s’exprime comme on peut. Ce qu’on fait, non par ignorance, mais en profondeur de science expérimentale, que l’on a de ce que Dieu est en soi-même autant qu’on le voit, qu’on le goûte et qu’on le possède en lui-même, en toute son infinie étendue. Il ne se faut donc pas arrêter à semblables paroles, qui sont de vrais hors du langage de la science commune, mais bien au sentiment et à l’esprit qu’ils contiennent; ou pour mieux dire, aux mouvements embrasés qui les poussent au-dehors, et qui nous font voir à nous-mêmes ce que nous sentons de Dieu, et ce que nous sommes en Dieu.

Or il est vrai que plus les formes et les façons de parler sont simples, d’autant mieux et plus conformément à ce que Dieu est, et à ce qu’il fait en nous, nous nous répandons et exprimons nos mouvements, nos vues, et nos sentiments très simples, embrasés et uniques. Lesquels étant les effets des opérations divines en nous, nous montrent cet abîme infini d’amour et de lumière, vivement et efficacement opérante, en faisant et produisant soi-même, lorsqu’il remplit totalement nos puissances de lui-même, selon l’acte continuel et total de son infinie félicité. Selon lequel nous sommes tous fondus, étendus, et entièrement perdus en son unité infiniment surétendue et suressentielle. Là nous demeurons en un amour très pur, très paisible, et très éternel, s’il faut ainsi dire. Car nous sommes là éternels, même par-dessus l’éternité; en tant que nous sommes totalement perdus, même à ces sentiments et vues-là, si peu que ce soit distinctes du même objet qui nous abîme et nous perd de plus en plus en lui-même.

De là vient que nous sommes sans aucun désir de sortir de là, pour réfléchir en aucune façon sur nous-mêmes, pour voir où nous sommes, et ce que nous sommes. Car nous avons une science très certaine de l’état présent, par lequel nous sommes morts et anéantis à nous-mêmes et à toute être, par l’opération de Dieu, mais particulièrement à nous-mêmes, qui est tout dire. Et là nous demeurons ainsi fondus et perdus en celui, par l’opération duquel nous vivons de l’aspect fruitif et jouissant de son infinie essence divine; selon la mesure et la façon que Dieu tient pour cela, en l’arrêt et constitution de nos puissances.

§10. Que la manière d’exprimer ou de décrire cet état est d’autant plus noble qu’elle approche plus de la pratique

C’est la vérité, que les déductions et réductions pratiques de tout cet état, sont incomparablement plus nobles, que les sentiments et les vues théoriques sur le même sujet. Car celles-ci tirent entièrement au-dehors, par voie d’art et de science. Au contraire les déductions pratiques tirent et réduisent en Dieu même (qui les fait et qui les réduit) tout ce qu’elles semblent mettre au-dehors. Et cela sous formes et expressions très simples, conformément au très simple et vigoureux fond, qui les a produits en son simple et suréminent aspect, pour son suprême bien : et comme pour servir de miroir à l’âme, qui voit là-dedans Dieu reluire en son immense et ineffable clarté.

Il y a néanmoins une théorie qui est autant pratique que théorique : laquelle sort à sa déduction d’une manière très simple, très réduite et très concise, évitant toutes l’explicité contenue sous ces très simples formes ou façons de parler; ce qui est en somme tout ce que les auteurs mystiques ont mis en évidence. Cette sorte de théorie tire au-dehors par le dedans, au-dedans même : rentrant toute au lieu, je veux dire, au plus intime fond d’où elle est coulée, et qui l’a débondée comme par regorgement d’amour, de lumière, de goût, et des délices très simples et très divines. Cette théorie montre et tire à l’âme tout Dieu, selon toute sa divinité, toute sa clarté, tout son amour, toute sa beauté, et tout le comble de sa félicité, autant qu’elle en est capable en cette vie mortelle. De sorte que l’âme qui est embrasée du feu de cette divine et suressentielle unité possède un plein paradis de délices, en cela même que ces simples formes et manifestations lui font savourer à l’infini de la Déité même, qui semble les verser.

Néanmoins quoiqu’il en soit ainsi, il ne faut aucunement s’appuyer sur cela, pour son repos : ce serait tirer Dieu à ses sens, et tomber en un très grand erreur : vue que l’âme serait tout tirée et réduite (186) au créé et non à l’Incréé. Au contraire, il faut qu’elle demeure tout attentive et arrêtée à suivre le trait amoureux de Dieu, qui l’attire, la fond et l’abîme très simplement, nuement, et imperceptiblement en sa totalité très simple et très unique. Néanmoins elle pourra quelquefois en venir aux actes, pour sa nécessité.

§11. Que l’âme en ce sublime état doit toujours demeurer anéantie et ne plus revivre à soi

Puisque Dieu a bien daigné prendre plaisir à nous anéantir en lui, et à nous-mêmes; et que par ce moyen qu’il a satisfait à son amour, il faut que pour satisfaire aussi bien en tout de lui-même, nous demeurions anéantis selon lui, et en lui, et selon nous en notre total : sans faire cas de nos réflexions et de nos effusions naturelles, qui ne sont et ne sont rien de nous, à cause de notre parfaite et entière transfusion en toute l’étendue de Dieu; dans lequel nous sommes, nous nous mouvons, et vivons de sa même vie divine, et qui est la cause de notre paradis ici-bas.

L’âme néanmoins, autant qu’il est en elle, doit toujours demeurer en fruition, tant selon le plus subtil effet de ses puissances nues au-dedans, qu’en ses sens et en son corps, et par le dehors; demeurant vraiment morte, non seulement par foi, mais aussi par action, tant au-dehors qu’au-dedans. Et quoiqu’elle doive être très résolue à l’amour pratique de pure obédience, les directeurs de telles personnes doivent soigneusement regarder à les laisser en leur repos, si faire se peut. À tout le moins prendre garde à quelles actions ils les emploient, afin de n’empêcher l’œuvre de Dieu en eux. Mais les hommes ne sont point en cette peine, vu que difficilement se trouve-t-il personne qui soient en cet état, ni même au chemin d’y parvenir.

Faisant abstraction de ceci, je dis qu’il importe beaucoup d’être vraiment mort; voire par manière de dire, sans agir mystiquement, et de vivre au-dessus de la même mysticité en son objet éternel et infini : selon que j’ai écrit ailleurs en la règle des plus subtiles propriétés de l’esprit. Quoi que sauf tout meilleur jugement, il n’importe pas beaucoup dans la nécessité, d’agir mystiquement. Pourvu que cela se fasse impérativement, par le signe le plus léger et par la moindre action qu’on puisse faire, afin de connaître et de savoir son désir. Si on dit que ceci même peut être une attache, je n’y contredis pas, vu que ma règle est encore plus subtile. Il faut user de lumière et de discrétion, pour cette pratique, et se souvenir toujours que moins on aura de discernement au-dehors, ou à soi-même, tant mieux on sera mort, et perdu en son éternel abîme. C’est ce que j’entends exprimer en la simple, profonde, et large unité de mes écrits.

Or c’est choses fort déplorables, qu’il ait fallu que des personnes d’une telle pratique, et d’un tel état, aient fait de si longues et si mauvaises expériences, sans en découvrir les causes, quoique cela se soit fait à bonne foi. Partant il faut qu’on se règle à ceci ou pour se réformer, ou pour se maintenir : rejetant la licence, que je semble avoir donné ici et là (de l’image même de notre Sauveur) pourquoi et sur quoi que ce soit. Et qu’on s’établisse en son repos central, unique et objectif, selon le très pur et simple fond, très large et très profond, soit de mes écrits, soit d’autres semblables ou meilleurs. Car ceux de cette nature sont très perdus, et contiennent très suréminemment tout ce qu’ont les auteurs tels qu’ils puissent être. D’autant qu’ils sont faits en théorie et pratique très une et très perdue, très large et très profonde, très longue et très sublime.

§12. Que les réflexions sur soi-même et sur son état en certaines occasions ne sont pas défendues à l’âme contemplative

Si quelque chose était capable de nous affliger, ce serait entre autres, le pouvoir que nous avons de réfléchir sur nous-mêmes : en quoi il semble que nous soyons pas en la très pure charité. Cela est vrai en effet, à la prendre selon nous, selon nos sentiments, et selon le propre de nos puissances, qui se trouvent toujours en nous en pouvoir d’agir naturellement. Mais en tant que par foi et par vérité selon cela nous sommes morts à nous, et vivant à Dieu et en Dieu, pour lui donner pleine et totale jouissance de notre vie, à son infini et éternel plaisir et satisfaction. Ainsi, dis-je, et en cette vérité infaillible, nous sommes en la très pure charité; parce que tout ce qui est naturel en nous, est et se fait sans nous. Et cela est de l’effet de notre anéantissement pratique.

Cependant il faut que tout cela se trouve ainsi vrai en l’acceptation des difficultés innombrables, telles que Dieu nous puisse présenter, même à l’infini. Tellement que pour accomplir toute cette vérité en leur suprême comble, il nous faut armer de force et de foi; qui n’est et ne doivent être en nous, autre chose que Dieu même, tant en sa vie divine, qu’en ces divins effets. (187)

Or quoi que nous ayons dit, qu’il fallait se donner de garde de se tirer aux sens : on pourra néanmoins quelquefois le faire, pour voir ses manquements et son ordre. Surtout, pour y voir ce qu’on doit être, faire, et endurer. Et pour y découvrir que continuellement on doit mourir, et expirer en cette infinie essence; pour y demeurer vraiment et parfaitement et pour observer toutes les circonstances, que la raison illuminée fera voir devoir être observées au-dehors, et au-dedans, conformément à cette voie.

L’âme donc se donnera diligemment garde des créatures, et surtout d’elle-même; en considération des malins et très subtils instincts naturels, qu’elle ne voit pas en elle, nonobstant toutes considérations; afin d’être si pur en son introversion, qu’elle ne s’usurpe jamais, de si loin que ce soit, l’être de Dieu (car c’est ainsi qu’il faut dire) pour la vie et pour le plaisir de son propre être, qui n’est que mensonge et misère. Enfin qu’elle demeure attentive à s’observer soi-même, pour ne rien faire d’elle-même en quelque sorte que ce soit. [!]

§13. Lumière pour découvrir les plus subtiles attaches de la nature

Nous avons dit ci-dessus, qu’il ne faut point se chercher soi-même selon la nature. Et comme il est très difficile de la voir, si elle est spiritualisée en elle-même, et par les exercices extérieurs, à cause de la très grande ressemblance qu’elle a avec l’esprit, il faut donner ici quelques règles pour la découvrir. Ce qu’il faut faire par voie d’esprit. Car les exercices extérieurs étant plaisants à la nature comme ils sont, elle s’en appâte, et les pratique avec plus ou moins d’avidité. C’est ce qu’ont fort bien montré tous les plus excellents mystiques; et moi sans comparaison d’eux, je n’eusse presque pas pensé qu’elle eût tellement tiré à elle ses propres exercices, comme elle fait en vérité. Car en tout ce qu’elle fait, ou ce qu’elle laisse à faire; elle n’a égard qu’à son propre bien, et à la récompense qu’elle en prétend.

Cela se voit manifestement, quand il est question de l’ôter et la divertir, pour la réduire à sens contraire d’elle-même; et lorsqu’on la prive, ce lui semble, des moyens plus propres et plus efficaces de son salut, qu’elle regarde comme son souverain bien, pour s’y reposer et délecter éternellement (car elle ne sait et ne sent rien de meilleur, ni plus désirable que cela) elle s’excite là-dessus par dehors, en l’effort du sens, aux pleurs, aux regrets, et aux gémissements; se répandant et se manifestant à tous par ses sentiments passionnés, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Ainsi elle se fait voir comme forcenée en elle-même, excitant la raison à s’inquiéter, et à se dépiter de plus en plus, et l’importance est qu’elle croit qu’il faut faire ainsi. Ainsi la plupart des personnes qui se gouvernent de la sorte, se forcent grandement à cela; et excitent tous ces efforts et ces mouvements, par eux-mêmes et de propos délibéré. [oui]

D’ici on peut voir combien c’est une chose misérable de ne se pas tirer en Dieu par les exercices intérieurs; par le moyen desquels on le connaît, on le sent, et on le goûte en lui-même par son vrai amour. Lequel amour détache la créature du dehors, la tirant simplement au-dedans; pour l’établir, l’affermir, et l’arrêter par vrai repos en Dieu seul, à quelque prix que ce soit, d’action ou de souffrance. C’est pourquoi les hommes ne sont point tant trompés, qu’à juger des Esprits; et de ce qui se manifeste par l’esprit et par le goût, excédant toute la vue et la spéculation de la raison morale. Car l’amour et la dévotion de ces pauvres personnes ne sont quasi qu’intérêt et concupiscence. Au contraire, l’amour et la dévotion des hommes vraiment intérieurs sont de charité pure à l’endroit de Dieu; sans considération de ceci ni de cela. Ils savent bien conformer toujours et partout leur volonté à la volonté divine, encore que Dieu ne leur dût rien donner de ses goûts, ni ici-bas, ni au ciel en sa gloire; attendu la distinction, qu’ils savent très bien, de chacune de ces choses.

Selon toutes ces vérités, tout ce qui reluit n’est pas or. C’est par l’esprit qu’il faut juger de l’esprit, non par le sens, qui contrefait l’esprit; et moins encore par le corps, qui le plus souvent à presque tout en cette action. C’est dis-je, en vrai esprit, par le vrai esprit, et par le solide intérieur, qu’il faut asseoir son jugement, tant pour les vrais commençants, que pour les vrais profitants. Il est vrai que beaucoup sont enlacés pour jamais là-dedans; et d’autres rompent ces lacets par l’abondante faveur de Dieu. Mais tout cela est du fait, et de la science des bons et expérimentés directeurs, auxquels quiconque s’abandonnera parfaitement, il sera adressé et tiré au vrai ordre, par les moyens et les exercices de la solide vertu; fondé qu’il sera même en la profonde (188) humilité de cœur, selon le total anéantissement et mépris de soi-même.

§14. De la constance et souveraine résignation de l’âme consommée en Dieu

On ne peut nier que le repos suressentiel de notre âme en Dieu, ne nous soit grandement délectable et satisfactoire, comme infiniment élevé au-dessus de l’appétit, qui est entièrement supprimé en nous. Car par ce repos nous sommes en quelque façon compréhenseurs, quoique ce soit d’une très grande distance, en comparaison de ce que nous attendons et espérons de l’être un jour, en la totale réplétion de toutes nos puissances créées. Néanmoins avec le présent état qui est en nous hors de nous, et partant si éloigné de notre total, ne laissons pas de porter et ressentir de continuelles misères en leur cause, qui sont toutes vivantes en nous; c’est-à-dire la subtile inclination naturelle. Cela dit, nous fait bien ressentir que nous ne sommes pas bienheureux, non pas même d’une infinie distance. Car nous ressentons à l’infini au-dedans et au-dehors de nous, la guerre et la douleur. Quand au-dehors spécialement, nous devons être dans tous ses efforts si pénibles et si angoisseux, stables comme des rochers au milieu d’une mer agitée de la furie des vagues, sans être aucunement ébranlés.

Ainsi quoiqu’il nous puisse arriver en la voie en laquelle nous vivons (étant néanmoins morts) ne nous doit aucunement atteindre le cœur, ni la puissance suprême, ni même les sensitives. Par ce que Dieu qui vit en nous, qui nous meut, qui agit, et qui endure en nous, accepte le tout par notre ministère, sans altération de lui-même. Que s’il se trouve quelque altération volontaire de notre part, cela ne convient point à son être, ni à sa vie divine et très heureuse; mais à notre infidélité, par laquelle nous vivons à nous-mêmes en cela, ainsi que j’ai exprimé ailleurs.

Partant il est besoin que nous demeurions grandement attentif à nous observer, pour ne rien faire de nous-mêmes, en quelque sorte que ce soit. Que si être mort, c’est être tout perdu à soi et à toutes choses, il faut que comme tels, nous demeurions en notre sépulture, qui est l’abîme infini et éternel de Dieu. C’est de cet abîme que nous ne voulons jamais sortir vivants; c’est pourquoi nous allons toujours nous étendant aux choses qui sont au-devant de nous, sans nous empêcher de ce qui est en arrière; et nous poursuivons à bon escient et à tout reste le prix, dont nous avons déjà de si divines arrhes dès cet exil. C’est-à-dire ce que Dieu a, et ce qu’il est en lui-même, qui sera notre continuel objet, et notre continuelle et éternelle fruition.

Il est certain nonobstant que nous sommes plus pauvres en la voie qu’aucune créature; à raison des dissemblances de notre vie extérieure, d’avec celles de notre bien heureux Sauveur. Je dis quant à ce que nous sommes obligés de sentir de contraire à lui au-dedans et au-dehors de nous, à raison de notre simple nudité d’esprit; et que nous ne représentant pas si vivement selon notre total sa divine et humaine vie, en notre humanité, que nous désirerions bien, et ainsi qu’il serait requis. Mais nous nous résignons à l’infini, tant en ce défaut là, qu’en toute autre occurrence. Ainsi notre résignation est infinie et sans fin : et n’a pas même le présent ni l’éternité; quoiqu’il soit vrai qu’elle doit prendre fin avec nous. Au reste nous ne pensons point toutes ces distinctions et réflexions; d’autant que nous ne sommes point, étant parfaitement anéantis à nous-mêmes.

§15. Que l’âme consommée en Dieu jouit d’un vrai paradis, nonobstant toutes les misères de la vie présente

Dieu nonobstant une infinité de misères qui nous environnent, est la cause de notre paradis ici-bas; en ce qu’il est, en ce qu’il possède, et en ce qu’il fait en soi-même et pour soi-même, qui est sa totale et infinie félicité. Quand il voudrait que jamais nous ne le possédassions autrement, que nous le possédons à présent dans notre totale transfusion en toute son étendue divine, nous serions par cela même en notre paradis en tous événements, fut-ce dans les enfers. Car la félicité des bienheureux ne consiste pas seulement dans la gloire et félicité dont ils jouissent, le voyant et le comprenant en tout lui-même; leur félicité souveraine et principale, est l’infinie félicitée de Dieu, dont ils jouissent en inondations et dégorgements de son amour consommé envers eux. Par ce moyen il les élève, et les revêt de sa même gloire et félicité; par laquelle ils le comprennent en très grande faim, et en très pleine satiété, sans contrariété quelconque. De leur amour, de leur science, et de leur joie, résultent toutes les raisons de l’amour essentiel et glorieux, en plénitude de clarté et de joie accidentelle, en eux. Et tout cela prend sa source interminable de Dieu même, et de toute influence éternelle de ses (189) finies communications glorieuses, consommant par cela même qu’il opère amoureusement et glorieusement en eux, la gloire de chacun d’eux, de moment à l’autre, et à l’infini. D’où se fait que chaque bienheureux possède la joie et la gloire de tous les autres, et en jouit comme de la sienne propre, en très divers et différents degrés, conformément à la charité qu’il aura eue envers Dieu ici-bas.

Or l’acte de charité dont nous aimons à présent notre objet infini en lui-même, c’est l’acte même de notre gloire essentielle, lequel lorsque nous serons clarifiés de la lumière de gloire, sera tout plein, tout parfait, tout accompli en l’immense amour, clarté, ardeur, joie, et largeur de toute notre âme. Laquelle ensuite de l’éternelle réplétion d’elle-même, inondera son propre corps de tout cela, et que tout ce qu’elle est. Si bien que l’homme ainsi plein de Dieu, sera Dieu même en effet de totale participation de la gloire immense et infinie : comme créature néanmoins, et non comme Dieu. Ce que je ne me veux point approfondir pour cette heure.

§16. Qu’il faut suivre fidèlement le rayon divin si on désire parvenir à l’unité suressentielle et à la consommation en Dieu

C’est chose étrange, que l’homme ne veut point connaître ni Dieu, ni soi-même, par la sapience divine, mais bien par la seule science naturelle. Il considère et spécule, non ce qu’il est; mais ce qu’il peut, et ce qu’il fait naturellement de ses puissances naturellement reformées ou non reformées; et s’applique activement à cela plutôt qu’à désirer Dieu affectueusement, et par amour actuel, pour le connaître et le goûter par sa sapience divine, en se convertissant à lui par vrai exercitation d’amour et de vertu. Car l’effet de cette sapience est de faire entièrement divorce entre nous et la chair, pour vivre à Dieu, et nous unir à lui en la vive force du rayon vif et amoureux; duquel nous touchant le fond du cœur, il attire fortement toutes nos puissances à lui quand nous nous appliquons amoureusement à le suivre. Alors l’homme voit de quel état d’excellence et de hauteur il est déchu, et en quelle misère il est réduit, ne pouvant de soi-même aborder le souverain bien, et infiniment moins s’unir à lui, si Dieu même ne fait cela en lui, par les écoulements fréquents de son très fort et vif rayon.

Or les uns usent bien de ce divin rayon, et les autres le négligent (même après l’avoir reçu, suivi, et respecté quelque temps) comme une chose de néant, qu’ils ne reçurent, ne virent et ne sentirent jamais. Mais les mieux avisés, et les vrais fidèles ont toujours suivi ce Rayon perfectif, et y ont en sorte coopéré par leur vigoureux et indéficient amour, qu’il les a totalement réduits et transformés en lui. Ensuite de quoi totalement anéantis, ils sont en lui parfaitement perdus et fondus, flottant au long et au large de son essence, en sa similitude par-dessus toute similitude et distinction d’action et de vue, par-dessus leurs puissances. Ils vivent désormais en sa propre vie, hors de distinction et de différence (en la manière que les vrais mystiques le conçoivent) afin de reposer simples et uniques, en cette jouissance : de sorte que par une attentive et continuelle mort à eux-mêmes, ils pratiquent une vie toute divine en cet ineffable repos, qui ne tombe sous aucune forme, et vont se plongeant de plus en plus en leur fond originaire. C’est ce qui les fait abhorrer toute créaturalité, gémissant comme aggravés sous le faix pénible de ce corps, de ce qu’ils ne jouissent à pur et à plein de l’essence divine.

On monte ainsi l’escalier d’Amour divin, par amour et par vertu, joints inséparablement ensemble, qui conduit enfin jusqu’à l’amour consommé de l’objet final. Là, par les divers succès des opérations de Dieu, on est de plus en plus rempli des divines productions de son Esprit, qui contiennent diverses simples vérités de la sapience éternelle. Ainsi après s’être totalement perdu, on se trouve anéanti et consommé là-dedans; par une entière refusion de tout soi, de tout désir, de tout don, de toute science et connaissance : jouissant de Dieu en lui-même, par-dessus tout moyen perçu et perceptible.

Tout ceci est possédé et contenu en cette suressentielle unité; en laquelle nous le possédons entièrement, et d’une manière inconcevable, par-dessus tout ceci et tout ce qui s’en peut exprimer. Et ce ferme arrêt, cette immobilité, cette science infinie, cette double fécondité, cette simple unité, cette effusion, et cette refusion, ce goût très subtil, cette ignorance et cette connaissance, cette vie et ce repos, sont les propres effets de la Sapience inconcevable, qui fait et contient en tout soi à cet infini, notre objet éternel. En la vie, et de la vie duquel nous sommes perdus, et du tout absorbés, et enfin entièrement consommés en elle, d’elle, et pour elle sans aucune ressource. (190)

§17. Enseignement et lumières importantes pour se maintenir en cette unité suressentielle

Il faut que l’âme se tienne très attentive à la contemplation de son objet, selon le plus nu et le plus pur de cet exercice. C’est-à-dire, conformément à son regard très pur, très simple, très nu et très unique; suivant attentivement son inclination très simple, très active, et très jouissante, laquelle nous tire en l’abîme incréé de notre infini objet. Mais disons plutôt que nous y ayant tirés quelquefois, il nous y tient très fixement et immobilement arrêté; pour le contempler en lui-même, très étendus et perdus en sa totalité par-dessus toute distinction et différence. Que s’il reste quelque moyen de cela en la créature, il n’est comme point distingué, ni distinguable de l’opération même de Dieu en ce sien ouvrage très simple et très perdu. Si bien qu’il se faut bien garder de ne jamais varier de là, sur quoi ni pour quoi que ce soit.

Il faut vivre ici inconnu en ignorance, et en pureté, empêchant la nature de s’attacher subtilement aux espèces procédant du désir naturel de savoir, de connaître, de sentir. Car ceci ne se passe pas à présent comme il faisait au commencement ni comme en l’avancement, mais tout autrement et d’une manière infiniment plus subtile. Par ce que l’âme est ici forte et arrêtée, ayant pouvoir sur ses subtiles inclinations, pour arrêter par une simple façon, la très subtile action de ses puissances. Mais il faut y être attentif et arrêté, et bien éviter ici la multiplicité, faisant état de mourir et d’expirer en esprit, pour demeurer entièrement arrêté en notre jouissance et contemplation divine.

Ce qui est plus pénible en ceci, c’est l’assoupissement de ses puissances, fort ordinaire est facile aux âmes qui sont en cet état, à cause de leur totale destitution. On y remédiera, en tenant cette puissance libre et allègre par sa propre et expresse industrie, les détournant dextrement et simplement, tant ici qu’ailleurs, de tous objets imaginaires, curieux, et délectables à la nature; et les tenants perdus à toutes choses créées, tel qu’elles puissent être. Or comme la pesanteur du corps contribue souvent à cet assoupissement, il faut y prendre garde, et changer souvent de posture, si besoin est. [question]

Il faut aussi diligemment se donner garde d’empêcher l’âme en sa paix et en son arrêt, par les excessives et indiscrètes souffrances du corps. Quand elles nous viennent de la part de Dieu, sans les avoir procuré de nous-mêmes, il en faut faire gloire et estime. Mais si par indiscrétion l’âme s’en va, et se répand par les souffrances du corps, tirant toutes sortes d’images créées, quoique très spirituelles et très simples, en cela même elle n’en jouit pas parfaitement ni comme il faut de son repos; selon la totale activité de sa très simple et très unique inclination et transcendance. Cela, dis-je, nous empêche de suivre le très saint et très unique trait de Dieu même; qui nous constitue et nous arrête en lui d’une manière imperceptiblement perceptible, et pour l’ordinaire du tout imperceptible.

De vrai tant plus cela est, et se fait imperceptiblement, tant plus et tant mieux nous sommes simples, uniques, étendus, et perdus au total de notre infini objet. Et ce d’une science et notion qui excède toute science et notion de tout ce qui se puisse secondement tirer et fluer d’ici, pour exprimer et manifester cette constitution perdue et unique.

§18. De l’exercice que les parfaits reçoivent des diables et combien soigneusement ils doivent s’observer eux-mêmes

Nonobstant tout ce que je puis avoir dit ailleurs de l’exercice, que les plus parfaits reçoivent des diables, il est fort à craindre qu’eux-mêmes n’en soient la cause, par la subtile recherche qu’ils font d’eux-mêmes, retenant quelque chose de l’actif, soit mental, soit vocal, et vivant selon cela; ou quelque autre chose que ce soit, sous prétexte de craindre de s’aveugler, et d’obténébrer leur conscience. De sorte qu’ils ne vivent pas comme morts, mais comme vivants à eux-mêmes. Il leur semble que tels actes et procédures soient acte de mort, sous prétexte d’annihilation active; et ainsi ils vivent souvent en quelque subtile propriété d’eux-mêmes, en quoi ils sont cause que les diables les travaillent de nuit diversement : outre les autres subtiles recherches qui peuvent être en leur vie. Car il y en aura toujours jusqu’à ce qu’ils soient totalement et parfaitement perdus. Que si étant vraiment morts, ils se trouvaient encore travaillés; n’importe, ils doivent avoir recours à la mort même, leur unique remède.

Or ce que les diables prétendent ceci, c’est qu’ils nous croient superbes, en ce que nous jugeons assez souvent leurs illusions de nulle importance, et ne le disons pas à nos confesseurs ou supérieurs. Mais ils se trompent grandement (191) vu que ces choses sont si peu importantes, qu’elles ne méritent pas qu’on les dise. Néanmoins il est bon de les dire une fois pour toutes, si on en a la commodité et liberté : sur quoi est requise une très grande discrétion. D’ici on voit que les personnes dont nous parlons ne laissent pas d’avoir plusieurs choses à craindre en cette vie en elles-mêmes; de sorte qu’il faut qu’elles demeurent vraiment et entièrement abstraites, et sans empêchement quelconque.

Au reste, qui reçoit en cet état quelque empêchement, montre ou faiblesse, ou indiscrétion, ou défaut de vraie humilité et de défiance de soi-même, ou pour mieux dire, d’anéantissement total. Ce qui se trouvant en quelqu’un, il peut dire qu’il y a en lui beaucoup à réformer. Il faut donc bien prendre garde à soi, et rendre tout le dehors conforme à son état intérieur, par l’étroit règlement des sens et de tout le corps, sans faire différence de ceci ou de cela. Mais à cause de quelques circonstances qui sont hors de nous, et qui sont l’effet et la pratique de notre très simple et unique liberté d’esprit : il nous les faut toutes réduire à rien, pour la perfection et le complément de notre unique essentielle pratique. On ne sait peut-être ce que je dis ici. Mais n’importe, je m’entends bien, me comprendra qui pourra.

§19. De l’obscurité divine et comme il s’y faut comporter

J’ai parlé ailleurs, de l’environnante et pressante obscurité de Dieu; de laquelle, et en laquelle il tire certaines âmes en plus ou moins grande pressure et angoisse : serrant vivement les puissances par sa suspension, quelquefois jusqu’à leur ôter même le pouvoir réflexe; sans toutefois leur ôter l’acte élicite et commandé qui se fait par dehors. Cette divine obscurité est la Divinité même, qui se rend ainsi obscure à l’âme, et surtout à l’entendement, qui en est environné, et ébloui par abondance de sa très grande lumière. Là, dis-je, il est divinement élevé et suspendu en admiration, en la très ravissante beauté de l’Objet qui le remplit de soi-même; et le ravit de plus en plus à le contempler suressentiellement en abondance, et même en plénitude de délices. Ce qui se fait d’une manière totalement nue, abstraite, et simple en l’unité suressentielle de Dieu même; où l’homme est élevé, sans bien souvent qu’il en sache rien ni où il est.

Les mystiques ont divinement écrit de cet état, mais ce que je prétends dire ici de ceux qui sont ravis à ces nobles spectacles éternels, où ils sont environnés de la divine obscurité qui est Dieu même, et dans lesquels Dieu fait cette obscurité pour sa suprême gloire, et pour la perfection de sa créature; c’est que si ces personnes sont prises et élevées à cet état, étant encore imparfaites et sans les habitudes des vertus, je les estime perdues, quoique ce ne soit nullement l’intention de Dieu, mais seulement leur propre faute. Et cela pour causes que je ne veux point ici autrement déduire. Il me suffit qu’il soit vrai que cet état ne leur convient nullement, supposé leurs défauts et leurs désordres. Néanmoins il n’y a pas de doute que s’ils voulaient, il ne leur tournerait point à ruine, comme il fait à plusieurs. Au reste, entre ces personnes, sa Majesté a pitié de qui il lui plaît, pour ne la laisser pas périr de mort éternelle, en leurs spirituels péchés, comme sont aveuglement, superbe, précipitation et toutes autres misères.

Mais celui qui est bien exercé, et qui a acquis l’habitude des vertus et la mort de soi-même; plus encore l’union amoureuse, en la savoureuse contemplation du même amour; cette divine obscurité ne lui nuit pas. Car étant humble et mort comme il est, il est disposé à la soutenir en la force de l’esprit divin, avec sagesse et discrétion. Néanmoins ne désirant pas s’appuyer sur sa sagesse, il communique ses sentiments à qui il doit; comme à celui qu’il sait être accompli en toute telle théorie et pratique, pour sa seule conduite.

§20. Que le silence du désert intérieur vaut incomparablement mieux que toute sortie et manifestation de ce sublime état d’amour suressentiel

La demeure du désert spirituel est infiniment meilleure et tout autre que la libre sortie du dehors (quoi que l’un et l’autre, à le bien prendre, doivent être même chose en cet état) si ce n’est que la pure nécessité, et la profonde discrétion de charité nous en tire pour un peu de temps. C’est à quoi ceux qui sont vraiment constitués, doivent avoir soigneusement égard; laissant là toutes choses, qui ne les doivent toucher ni empêcher, non plus que ce qui n’est point; attendu que rien n’est comparable à la vraie essentielle solitude de ce très profond désert. À cela il faut rapporter tout ce que j’en ai dit en ce traité, le tout n’étant qu’une seule chose : c’est-à-dire le fond très suressentiel, et la vie même, suressentielle, en l’infini abîme objectif (192) de tout le créé, et de tout le créable. Duquel fond tout ce qui sort selon quelque distinction et notion, si suréminente qu’elle puisse être, n’est rien de ce que nous sommes, et de ce que nous voyons là-dedans.

Que si quelques sorties et notions expriment quelque chose de ceci à nos semblables, c’est en cela même que nous tous ne sommes point autre, ni ailleurs que dans cet état. Si bien que l’intelligence de nos formes nous demeure en notre jouissance et fruition objective, suressentielle et unique. L’explication, déduction, et expression de quoi serait plutôt imputée à témérité, qu’à vrai et juste raison. Aussi ne le faisons-nous pas : et nous nous donnerons bien de garde de sortir à moins que ceci, qui n’est nullement dehors, mais dedans l’abîme même, en lui et comme lui. Que s’il y a quelque distinction en ceci comme sorti, c’est pour nous découvrir et manifester au long et au large cet abîme, comme il est en lui-même et en nous, hors de nous : et tout autrement hors de nous qu’en nous. C’est là qu’il nous faut demeurer, pour le complément total de notre vie, de notre voie, et de notre fruition. Sauf ce qui au même abîme nous en fait sortir, sans en sortir, y demeurant sans distinction de sortie ni de demeure.

§21. Conclusion de tout ce traité où l’auteur rend raison pourquoi il a plus particularisé les merveilles de ces états que tous les auteurs mystiques

Quelques mystiques très saints, et très pleins de cet amour infini, dont nous avons parlé en tout ce traité, en ont dit des merveilles; et l’ont déduit et tiré en pure et enflammée théorie. De sorte qu’ils semblent devoir embraser et faire fondre tous les esprits qui les livrent dans le feu immense de cet amour infini. Ils disent, et il est vrai, qu’une seule goutte de cet amour répandue en enfer, l’anéantirait et le changerait en un paradis. Enfin cet amour a été si fort, si vif, et si ardemment embrasé, et a produit tant de prodigieux effets en leur total; que c’étaient grandes merveilles, qu’ils n’expiraient de moment à autre.

Or il n’ont tous osé, à cause de leur profonde humilité, réduire ce très vif et très ardent amour, et tous ses infinis effets en pure pratique; ils se sont contentés de le faire voir théoriquement, comme nous avons dit; montrant néanmoins quand et quand, quelque chose de ses effets. Admirant leur profonde humilité, nous prenons d’eux et de leur doctrine, ce qui nous sert; conformément à ce qui est nôtre, selon ce que Dieu a fait en nous, et y fait continuellement par son infini amour et bonté. Ce que nous déduisons et réduisons expressément, pour nous servir d’exemple et de miroir, dans lequel nous voyons reluire Dieu en son infinie clarté, et en tout ce qu’il est et ce qu’il a, comme nous avons déjà dit.

Que si même les excellentes personnes de propre exercice, ne comprennent et n’entendent pas ceci, ils le pourront laisser à ceux lesquels étant constitués en vie et voient consommée selon la voie, m’entendront et me comprendront très bien : sinon possible au tout, au moins en la plupart de mes écrits; si dis-je, elles sont telles que je les suppose. Car pour ne comprendre pas les vérités qu’on lit, il n’est pas permis pour cela de les blâmer : ce serait légèreté et témérité, et plutôt un effet d’ignorance, que de bon sens et de sagesse. C’est pourquoi ces personnes-là ne s’en empêcheront point autrement, s’il leur plaît. Se souvenant au reste que la vie de l’esprit doit être totalement inconnue à ceux qui l’ont en moindre degré. Cela doit arrêter tout court un chacun, pour admirer ce qu’il ne peut concevoir ni comprendre.

[Fin de la première partie. La Seconde partie du cabinet mystique, contenant plusieurs règles de discrétion pour les esprits plus illuminés est omise]


Correspondances mss. de Rennes au Cabinet mystique de Donatien





Manuscrits de Rennes > > > Edition Cabinet mystique

Boite n° liasse

n° folios

Chapitres Cabinet







39n1

1 r ° -3 v °

10 § 1-2

40n6

141 r°-148 r °

7

40n9 & Max p90


3

40n9 & Max p90


4

43n8

320 r°-322 r °

6

43n8

326 r ° -326 v °

8

43n10

complet

1





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Chapitres Cabinet

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39n1

1 r ° -3 v °

10 § 1-2



§3





§21





Sources manuscrites

Nous éditons les sources manuscrites relevées sur le corpus de Rennes dans l’ordre de classement de ce dernier (décrit au début de ce volume). Entre parenthèses leurs titres sont suivis du ou des numéros de chapitre(s) du Cabinet mystique par Donatien. Parfois on indique une reprise modernisée dans l’édition de la Pratique essentielle de l’amour (S.C.)

43n10 Exercice servant d’adresse.... f ° 331-334 (Cabinet ch. 1)

n 10 : Exercice servant d’adresse pour les âmes, qui commencent à passer de la vie active a la contemplative, ff. 331 r ‑334 v. /

Exercice servant d’adresse pour les âmes qui commencent à passer de la vie active à la contemplative.

L’âme qui est parvenue à Dieu, plutôt par la secrète et sensible onction du très saint esprit, en telle sorte qu’elle se sent être par-dessus toutes choses créées, l’impression desquelles lui est insipide l’esprit débouchant à cela comme à ce il est sous ses pieds, et plutôt disant comme il faut rien du tout, alors une telle âme est en quelque sorte élevée en Dieu, qui l’attire d’une simple et vive manière en soi-même déjà en quelque sorte au-delà des discours qui exprimant en eux-mêmes la grandeur de Dieu en la déduction de sa perfection. Car le présent état de l’âme est la simple élevé en quelque unité simple d’esprit, ce qui fait reporter quiétude en la simple et nue contemplation de Dieu, que l’entendement regarde de son œil simple et vivement pénétré des fréquentes lumières par ses divins attouchements. Ce qui a fait diverses impressions au cœur et dedans l’âme en quelque unité d’esprit par-dessus le discours sensible, l’opération de quoi conforme à un tel état est savoureuse et secrète et déjà beaucoup spirituelle et essentielle que sensible, ce qui est par-dessus les discours dont on se sert pour s’élever par degrés de considérations et méditations mêmes de l’amour divin en Dieu même. Ce simple état qui par sa simple opération est en un regard d’esprit nu, simple et élevé par-dessus le discours étendu, d’autant que ce simple regard qui tient l’œil simple de l’entendement n’a à affaire que d’un peu d’effort, très subtile et très simple pour demeurer en vigueur, ce que toute l’âme? suit d’une manière très simple et totalement surpassée du sensible.

Ainsi l’âme qui est en cet état simple et nu, est plus attentive à regarder et contempler presque continuellement son objet, que parler à lui, d’autant qu’elle voit et sent bien que ses discours la distraient plutôt de son objet qu’ils ne l’en approchent. Car l’âme qui est ainsi subtilement tirée, pénétrée et agitée, se sent être en une tout autre région des purs et simples esprits, dessous laquelle est tout l’amour sensible, toutes ces méditations, considérations et digestions, n’ayant pas de nécessité de s’occuper autour de ces matières-là, ni même des vertus comme vertus, n’ayant rien qu’amour [331v °] simple et nu à qui elle doive satisfaire par soi-même. Tout cela est, se fait et se passe ainsi en certaines âmes ainsi affectées et pénétrées, plus par les divines irradiations et splendeurs des divines attractions, que non pas par ordre de méditations digérées pour pouvoir se disposer le cœur et les puissances intérieures aux attouchements divins. C’est là que tant de divines splendeurs et de si utiles et secrètes connaissances lui ont été montrées à tour et retour par succession de temps et d’ordre qu’eux-mêmes n’en sauraient rien exprimer, d’autant que cela est vu excéder leur capacité. Si qu’ils n’ont d’autres termes en eux-mêmes pour l’expression de cela que l’ineffable, en quoi ils se voient être élevés par-dessus toutes les similitudes que les hommes peuvent concevoir pour appréhender Dieu dans les premiers états de la science mystique. Et de vrai qui ne serait bien versé en cette science divine, il ne comprendrait pas facilement les états, si bien que toutes choses bien déduites, cette voie est bonne et sûre et assez excellente, voire par-dessus les voies qui se trouvent dans le sens qui requiert la fréquente occupation de l’homme, conformément à son industrie et à sa possibilité.

Il faut suivre en ce chemin Dieu, sans crainte de tromperie, mais avec toute humble assurance. Le vrai témoignage continuel de tout quoi est qu’un tel amour ne répugne à rien à la vérité de son fond, et qu’aux plus grandes difficultés il n’a besoin que de foi même rend la simple et nue vue de son infini objet qui est Dieu. Si bien que quand un tel homme est contrarié à l’extérieur par le jugement des hommes, il croit pour lors avoir fait rencontre de ce qu’il cherchait. Ce qu’étant ainsi, il trouve de quoi exercer son amour par dehors à l’imitation de notre Sauveur qu’il l’a ainsi exercé dehors par le travail de ses divines mains, voire par l’espace de trois ans. Aussi est-ce Sa Majesté qu’une telle âme regarde incessamment tant par dedans que par dehors, par dedans c’est-à-dire qu’elle est en continuelle admiration sur sa bonté, sur son amour, et sur sa miséricorde en l’aspect qu’elle a des merveilleux effets de tout cela. Pour tout quoi exécuter pleinement, tant en soi-même qu’en nous, il est sorti du sein Paternel et est descendu ici-bas en nous, pour en restant notre humanité nous faire Dieu par participation et par adoption en sa divinité, autant excellemment par manière de dire que nous le voudrons, ce qui est de quoi ravir notre amour de lui et en lui en telle sorte que mille vies toutes données en gros de chacun de nous ne suffisent pas pour récompenser un tel et si merveilleux amour à l’endroit des viles et misérables créatures que nous étions et nous sommes encore. Si bien qu’étant sa semblance et lui la nôtre, il ne peut qu’il ne nous aime infiniment, nonobstant notre extrême faiblesse et indigence. Si bien que nous recevons tout de lui, tant depuis les premières dispositions nécessaires à notre amour, qu’en l’exercice et la perfection des mêmes exercices tant par continuelles louanges de l’aimer en nous. Si bien que c’est là qu’il faut [332 r °] parvenir par ardent désir, et y étant parvenu il y faut demeurer pour reformer en pleine conformité notre vie à la sienne, pourquoi bien et dûment faire rien n’étant à appéter que la tranquille souffrance en laquelle consiste la pleine félicité des amoureux esprits en cette présente vie d’amoureuse guerre soufferte et soutenue en pleine paix de cœur et d’esprit en très grands délices, non toutefois plutôt qu’on ne soit mort à toutes choses par dedans.

Or cependant que l’on sent de la répugnance à quelque chose, c’est signe que le cœur n’est pas entièrement plein de Dieu, ni l’esprit entièrement assujetti à sa maîtrise. C’est à ces répugnances mêmes qu’il faut toujours mourir, que si elles durent toujours, je dis toute la vie, il les faut supporter allègrement et arrêter là et en cela notre perfection. Ce qui est meilleur en cette vie que d’avoir la jouissance des délices, des secrets et de toutes les lumières dans les ravissements mêmes que Dieu nous puisse donner en cette vie, attendu que les ravissements de la volonté sont infiniment meilleurs pour nous que ceux de l’entendement qui sont sujets à grandes illusions et tromperies. Au reste l’état que nous avons ici exprimé est une sorte de ravissement puisqu’il attache son sujet à ce qui est continuellement vu quoiqu’imparfaitement, qui est Dieu en soi-même qui a ouvert l’œil simple de l’entendement médiocrement illuminé pour la contemplation nue, en quoi et de quoi l’esprit qui ravit et tire en quelque façon tout l’homme intérieur à soi, se délecte plus que l’on ne saurait penser. Et encore qu’en cet état on dit ressente bien la pesanteur des croix par dehors, c’est tout un, l’âme ne court point là, non pas même pour voir et appréhender qui lui donne les coups, ni de quelle part les choses lui arrivent, très certaine qu’elle est que cela lui arrive de la paternelle main de Dieu. Telles croix lui étant si nécessaire pour la tenir en son devoir d’amour mutuel et réciproque à l’endroit de son objet qui est Dieu infini, en l’ordre et exercice et pratiques de quoi, une telle âme vraiment à Dieu, se ravit de plus en plus en son amour, qui l’enfonce et la perd en l’abîme de son objet, auquel elle ne voit ni fond ni rive, où elle se repose à très grand plaisir cependant que le corps est affligé, de quoi tant plus que l’un a c’est-à-dire le corps, tant mieux il est à l’âme, ainsi tout l’homme est illustré, soit en amour sensible, ou par-dessus le sens d’une façon digne de Dieu qui fait cela par opération secrète. En quoi certes l’âme est revêtue d’une singulière beauté en tout sens et manière de perfection, en quoi elle est rendue de plus en plus digne de la jouissance infinie de Dieu, de laquelle Dieu jouit ainsi pleinement à très grand plaisir. Ces états du jeu amoureux qui se passent ici et le délicieux esprit ne se peuvent comprendre ni concevoir de ce qui n’en a rien expérimenté. Si bien qu’on voie partout ceci que nous exprimons choses grandes, hautes et merveilleuses, très secrètes et cachées à tous ceux que nous disons [332v °] c’est de ce fond si merveilleux que tout bien sort incessamment son effet.

Or Dieu nous demande la sortie hors de nous aux œuvres extérieures telles qu’elles puissent être selon notre état et condition et en l’ordre de l’obédience des supérieurs, que si la condition est de travailler manuellement il faut qu’il le fasse divinement comme chose ordonnée et voulue de Dieu, n’appliquant que le corps à cela, et que l’esprit repose cependant doucement au sein amoureux de Dieu, se donnant expressément de garde de procéder activement à sa besogne, ce qui se pourra faire si l’âme se trouve de longue main recueillie et perdue en son objet. Car alors tout est sujet à l’esprit, et tout étant sujet à l’esprit, toutes les actions des sens pour lors sont esprit, d’autant que tout l’homme pour lors est esprit. Ce qui est si merveilleux qu’il ne se saurait penser, tout cet ordre étant si unique et si un à la force de l’esprit qui ravit au-dedans, qu’il ne sent plus de contrariété entre l’un et l’autre. Au reste, les exclamations d’une telle âme entièrement perdue au fond de son esprit, comme nous la supposons ici, si tant est qu’elle en puisse encore former, doivent être celles-ci «O amour», et c’est assez pour un grand temps, et puis après faire encore la même exclamation, et un autre intervalle celle-ci : O grandeur, O majesté, O beauté, O essence de toute essence, O amour infini, O miséricorde infinie, O tout, O le tout de l’amour créé, O mon cher époux, O ma chère vie, O ma satiété, O feu consommant, O ma perte, O mon infini bien, tels seront les mots enflammés dont vous vous servirez pour exclamations fréquentes, quand vous vous sentirez plein d’étonnement sur la beauté et merveille de votre époux. Ce qui sera les secrets effets de vos amoureux (sic) extases comme les effets de vos regorgements d’amour, de douceur et d’étonnement, tout ce qui est l’effet d’un amour anagogique et totalement perdu au fond là de la créature en l’immensité de Dieu, en l’abîme sans fond duquel âme est tombée de plus ou moins longue main pour ne jamais sortir de là.

Au reste, celui qui pense être ici et se sent encore attaché à quelque exercice que ce soit pour les appéter beaux et bons, il n’y a encore rien en cet exercice pour lui, lequel exercice montre l’entière mort et l’entière perte d’un homme entièrement divin d’une façon très surmondaine et très mystique aussi n’entends-je pas dire, que cet état soit de suréminence en soi-même, mais bien que ce même état est très proche et très convenable disposition pour entrer en la vie suréminente. Au reste les hommes qui semblent revêtus d’esprit et ne respirer qu’esprit à qui on ne peut tirer et déduire ceci en assez long fil et en assez longues déductions, qu’ils croient hardiment et tout le monde aussi, qu’ils ne sont qu’en eux-mêmes et n’ont qu’eux-mêmes pour fin, et qu’ils vivent plus à eux qu’à Dieu. Ils sont tous très éloignés de voir la merveilleuse éminence de tout ce raccourci, leur semblant que plus un exercice est déduit, plus il est excellent, ce qui peut bien être, et est de fait en celui qui le veut ainsi déduire à soi-même et pour soi, à la déduction théorique de quoi ces hommes-là n’entendent et ne [333 r °] comprennent rien quoi qu’il leur semble bien? avis le contraire, ce qui n’est rien moins en eux que le sentiment de l’auteur.

Or comme les personnes de cet exercice sont revêtues, par conséquence nécessaire, d’une souveraine discrétion et prudence, ce qui les fait voir toujours également composés en toutes leurs mœurs et paroles, en tout quoi il paraisse partout plein de lumière et sagesse. La modestie desquels reluit merveilleusement l’édification de tous. Si bien que l’homme qui est arrivé à cet état vivant par-dessus toutes choses en la vie de Dieu, auquel il est très semblable, n’a qu’a aller toujours son chemin, tant par ceci que par autre voie et chemin d’esprit, auquel elle la pourra peut-être introduire, à quoi elle ne pourra ni tendre ni penser de soi-même, s’il s’y trouverait davantage tiré, il le devrait dire à quelqu’un consommé en la science mystique des esprits, de peur d’être trompé en prenant le chemin de soi-même pour le chemin de Dieu, au moins si faire se peut commodément. Que si quelqu’un se trouvait en quelque état que ce soit ne se voulait découvrir à personne des maîtres de cette divine science, sans doute ce serait en cela même qu’il serait trompé, et néanmoins se faut-il bien garder à qui d’entre eux on se découvre. Enfin c’est ainsi que l’homme est fait et rendu divin pour vivre divinement par le dedans et par dehors.

Ces hommes ici doivent donner suffisamment la nécessité à leur corps tant la nuit que le jour. Il est vrai que la différence qui est entre les parfaits et la sensuelle et que comme la sensuelle donne moins qu’ils doivent du cœur à Dieu, les parfaits au contraire ne retiennent du leur pour eux que le moins qu’ils peuvent, et néanmoins leur discrétion est toujours leur seul guide partout. Or nonobstant toute considération, bien peu se trouvent ici être parvenus selon la perfection de cet état, mais pour ce qu’ayant de la disposition à cela, c’est assez qu’ils y tendent s’ils n’y sont arrivés, de sorte que s’ils y sont moins parfaitement, ils doivent produire les actes d’un amour vigoureux, conformément au pouvoir qu’ils en ont. Car n’étant point passé, et moins encore arrêté ici, il faut ouvrir et élargir son cœur par actes d’amour étendu et dilaté par colloques du même amour, qui réduisent accommodent toutes les vertus à soi-même pour les rendre une seule chose comme lui-même à son appétit et son occupation autour de Dieu, que si le regard intérieur est si vif et si pénétrant, l’âme qui l’a, qui le revoit et le fait, il ne lui sera pas besoin de former des actes beaucoup étendus, auquel son appétit et son cœur répugnent, d’autant qu’ils sont mieux et plus. Mais il faut bien être attentif à cet ordre pour voir si on peut et quand on peut former des actes étendus et dilatés. Car sans l’attention à cet ordre et la pratique, on serait plus oiseux d’esprit qu’actif. Que si, comme j’ai dit, l’appétit rebouche trop à ces actes, c’est indice manifeste qu’il n’en a pas pour l’heure de besoin. Car la force son regard sera telle que de le tenir attentif et recueilli en esprit en la contemplation de son objet. Mais si le regard n’est acquis de longue main, il ne sera que passager et subit et n’élèvera l’âme la contemplation de son objet qui est Dieu, qu’autant qu’il durera. Il est vrai que [333v °] l’âme en cet endroit après cette bien occupée aux colloques se doit exciter par elle-même, recueillant toutes ses forces en unité, demeurant attentive à regarder l’objet qui la tire plus ou moins. Et quand elle sera tirée de là à elle-même, elle doit avoir recours à ses actes, ainsi faisant elle évitera la fausse oisiveté d’esprit, qui est fort à craindre en cet endroit. Car il se trouve trop de fainéants qui prennent l’apparent pour le vrai, qui pour avoir quelquefois senti quelque forte et suave attraction qui les a vivement recueillis et élevés par-dessus les choses sensibles à la contemplation et jouissance de Dieu, il leur semble toujours être là placés et arrêtés, ce qui n’est pas et ne peut être ainsi que pour quelque temps de plus ou de moins. Et lors il ne faut que suivre le regard dont on est tiré tandis qu’il dure, se servant des paroles enflammées que j’ai ci-devant spécifiées, ou des secrets et subtils gémissements amoureux au-dedans du fond. Ce qui est très facile au cœur et à l’âme plus ou moins passée en esprit et devenu esprit à force de recevoir les divines infusions qui l’ont toute pénétrée d’amour et de lumière de longue main.

Enfin, quand on se sent pleinement à soi, il faut former ses actes avec étendue de cœur, se servant à cet effet de l’infini amour de Dieu à l’endroit de ses créatures, pour l’amour desquelles il a fait le monde et tout ce qu’il contient, et nous aussi pour l’amour de soi, chose si merveilleuse à voir et sentir et si pleine d’étonnement qu’il ne se peut penser. Ainsi est-ce cet amour que tout ce que nous voyons, entendons, pénétrons, jouissons, nous montre et publie fortement qui avec innombrables voies nous convie à l’aimer comme notre éternel principe en soi-même et comme notre dernière fin, en la jouissance de laquelle nous demeurons pleinement, rassasiés en toute la plénitude de Dieu, de la déité duquel nous participons, autant merveilleusement et difficilement que notre amour sera grand gardant toute notre vie en son endroit, pour toujours tout faire en un temps, pour tout pâtir selon l’esprit et le corps en un autre temps, et pour toujours mourir en cela même, tant en éternité qu’en temps, à la vive et éternelle imitation de notre seigneur la seule image duquel nous devons graver profondément en notre cœur pour mouler notre vie sur la sienne très sainte et très sacrée. Au reste on se pourrait émerveiller sur ce qu’on ne voie pas ici en certains tirées de Dieu plus ou moins en esprit, qui s’occupent par simples exercices conformes à l’amour, et néanmoins on voit qu’elles ne sont pas discrètes. Ce qu’on peut dire à cela est, que l’amour vivement senti et dont on est vivement dominé, ne sait point de discrétion de laquelle il ne veut point croyant qu’il lui suffit, pourvu que comme il est satisfait et content en la réflection de son amour qui le remplit suavement, qu’il lui satisfasse de tout soi; si bien que tout ce temps les excès de l’amour sont merveilleux en la créature qui les fait et les souffre en la vive activité de son agitation et occupation, mais comme cela n’est pas nécessaire cela ne peut être ainsi qu’en peu de personnes. Et néanmoins il y a quelque ordre et disposition pareille à ceci de plus ou du moins, au commencement de la conversion de la créature à Dieu, les raisons de quoi sont infinies de la part de Dieu, et de la nécessité de la créature, de quoi il ne nous est de besoin de parler autrement.

Comme donc la créature est laissée à elle-même pour recourir à son industrieuse occupation, il faut qu’elle fasse selon les moyens et l’ordre que son amour lui en fournit [334 r °] n’ayant pas toujours besoin de s’occuper de même sorte, selon l’ordre de quelque exercice digéré et ordonné pour cela, mais elle doit suivre son amour qui est Dieu, par et selon le trait et la voie par laquelle il la tire à soi, c’est-à-dire qu’elle doit accommoder son cœur à la sorte d’affections vers son objet dont elle sent touchée, tirée et vivement enflammée de lui, et quand elle ne sent rien de cela, elle se doit occuper par le plus pur amour au tout de son objet qu’il lui sera possible. Or c’est à la bonne âme désireuse de suivre fidèlement son amour nu, d’aimer nuement et essentiellement, c’est-à-dire sans sentiment et sans consolation d’amour sensible, tant et comme il faudra, comme nous l’avons dit, mourant icelle toujours toute nue aux dépens de tout le sien, rendant ainsi la vie totalement outrée plus de l’amour de son objet, que de douleur des effets, de quoi nous ne parlons ici autrement. C’est assez que l’on sache que c’est un faire le faut, et si d’aventure on se se sent désireux de chercher sa consolation en soi-même et par les sens tout ce temps-là et qui pis est si on le fait, qu’on sache et qu’on voie hardiment ne rien valoir, néanmoins quand on l’aurait fait ne faudrait perdre courage, il faudrait recommencer tout de nouveau à se convertir à Dieu, et reprendre son exercice accoutumé, de quoi je ne veux non plus aussi parler. Non plus que de ce qui ne convient pas au vrai amoureux dominé de longue main de son amour en la pure nudité de son simple fond, auquel Dieu réside pour soi-même et pour la créature qui y est réduite pour y vivre nuement à très grand plaisir.

Or il est vrai qu’il se faut ici abstenir de ne rien dire de ses sentiments bons ou mauvais, ce qui ne peut être attribué qu’à puérilité et légèreté, est et doit être caché et inconnu de tout le monde, réservant soigneusement ses secrets plus intimes pour soi, mais ceux qui sont vains, légers et enfants, les produisent incontinent à tout le monde, ce qui les argue (sic) tous de très grande faiblesse, et on a très grande raison de s’en défier, comme de ce qui est dominé de soi-même, et la fausse et déceptive douceur de l’amour de la nature réfléchie à elle-même, le propre de laquelle est de publier son excellence propre tout le monde, voire beaucoup plus avantageusement qu’il n’y en a. Cette méchante nature ne veut et ne désire qu’elle pour fin, c’est-à-dire qu’elle ne veut contenter qu’elle et non Dieu, convertissant pour elle-même les touches et lumières de Dieu, ses propres goûts et délices, pour se délecter en sa propre excellence, en cela même ce que font tous les infidèles mercenaires, qui ne suivraient point à Dieu d’amour perfectif s’ils n’en espéraient infinie récompense. Tel est la discrétion de l’amour de grâce, et l’amour de nature, qui se ressemblent de sentiment de goût, mais les intentions sont infiniment contraires. Car les uns regardent incessamment en Dieu, qu’ils appellent d’ardent amour, et les autres regardent incessamment eux-mêmes pour l’amour et le repos de qui ils servent à Dieu. Si qu’à mesure que le vrai spirituel s’avance en ceci, il doit infiniment craindre et éviter les recherches de soi-même et observer soigneusement et subtilement les subtils appétits et les subtiles inclinations de la nature spiritualisée en eux à se chercher partout, si on cesse de mourir incessamment à tout cela. C’est pourquoi tout ce qu’on désire beaucoup, tant bon et saint puisse-il être, doit être rejeté, non que la chose soit mauvaise en soi, mais pour ce que nature le voudrait pour en fait sa proie à sa satisfaction. [334 v °]

Vous voyez donc ici le plus et le moins et la différence qui est en cela même, si que vous y voyez tout ce qui vous est nécessaire de connaître et de savoir pour demeurer bien ordonné au dedans et dehors aussi. Vous donnant de garde de tirer ce que vous serrez et entendrez des créatures, afin de n’empêcher la liberté de votre cœur par les formes et images dont il serait de peine. Ce qui vous? taxerait à vous-même de grande faiblesse et défaut d’esprit et vous ferait voir grandement imparfait, spécialement si vous cherchez ses sujets de vous-même. Que si d’aventure vous vous y trouviez engager par obédience, laissez tout cela dehors comme chose qui est indigne de vous et que vous abhorrez comme la mort. Néanmoins il faut délaisser Dieu pour Dieu, en quoi on ne peut rien, pour ce que l’âme peut être attentive à Dieu en son introversion que tout ce qui frappera ses sens par le dehors n’entrera nullement au-dedans. Et c’est pourquoi avec fort peu d’effort raisonnable on leur ferme l’entrée, et cependant que telle chose dure on ne demeure pas moins attentivement en Dieu au-dedans que si rien ne se passait. Il est vrai que cela suppose être exercé à l’esprit de longue main. Car ce désordre est la très grande peine des commençants. Et c’est là qu’ils se minent par leur effort désordonné. Au reste il est à propos que vous vous attachiez tellement à cet exercice, le lisant attentivement et soigneusement, que vous laissiez les livres, d’autant qu’il contient amplement et très excellemment pour vous, tout ce qui se traite appartenant à diverses matières, de tout quoi n’avez point affaire en ayant cet exercice, cependant donc et autant de temps que vous appetirés (sic) quelque chose, croyez que vous n’êtes pas capable de cet exercice, et que vous êtes infiniment loin dessous lui, duquel si vous n’êtes plein vous lui serez très inférieur et très loin de lui. Car il est impossible que la créature qui se sent affectée selon ce qu’il contient puisse vouloir appéter chose moindre dehors ni dedans, tous les jours lui sont une même chose.


40n9 Le retour… chap. 3 & 4 (Cabinet . . . chap. 3 & 4 — La pratique essentielle de l’Amour, 89 sv.)

n. 9 : Le Retour et arrestée fruition de l’Épouse en son Époux en la vie vitalle de la mesme Épouse en jcelui, ff. 177 r ‑198 v.

Le retour et arrêtée fruition de l’épouse en son époux en la vie vitale de la même épouse en iceluy.

Puisqu’il me faut écrire de ce que je ne pensais pas davantage, ni autrement que ce que j’en avais écrit, il faut voir qui sont ceux qui sont propres pour entrer en la vie suréminente. Il faut donc savoir que ceux qui ont épuisé toutes leurs forces actif pour aimer en l’ordre des successives opérations et degrés des attouchements de Dieu en eux, qui ont fait et constitué l’âme en état de pur amour par le moyen de l’amour réciproque et fidèle de sa part, en telle sorte que telles âmes aient été véritablement amoureuses plutôt en état passif qu’actif, et cela par le moyen du long temps, au moyen de quoi l’âme puisse avoir quelque expérience de sa force à soutenir en joie et patience d’esprit et cœur, généreusement les diverses et pénibles morts de l’amour nu. Que si telle âme a tant de courage, que de continuer éternellement l’ordre [177v °] et le plaisir de ce jeu actif en son propre objet, en la dite sentence ses forces actives toutes épuisées par l’aspiration active purement amoureuse et unique, si que tout acte à cette occasion ne lui soit plus rien, en saveur, en vue, et en impression au pénétrant aspect de l’immensité de son objet lequel elle voit et contemple déjà au dernier acte de ses actes infinis, en telle que ses perfections et son essence très simple, ne sont que lui-même, duquel l’amour créé et actif, n’approche non plus en ses actes, ni l’entendement en sa connaissance très lumineuse, que d’une distance totalement infinie. Cette vue et cette science si certaine rendent les âmes malades et langoureuses pour la grande distance dont elles se voient éloignées de l’union d’unité divine. Mais pour dire mieux, pour se voir et se sentir encore éloignées de la très haute et très perdue unité de Dieu, en laquelle toute âme morte d’amour, est totalement passée et transférée; et cependant une telle âme se sent et se trouve sans remède à la plaie que lui a fait amour, dont les effets sont aussi grands et plus différents encore en elle que ne l’écrivent les plus excellents mystiques. Que si tout ceci est de l’ordre des successifs effets d’un long temps, une telle âme est en tout cela même mieux expérimentée, versée, voire arrêtée et stabilisée, en tous les très divers et très différents effets de tout ceci, voire en chacun degré d’amour acquis jusqu’à celui-ci qui est le dernier qui ôte et supprime tout, qui ont tous été, tant selon l’amour que selon les vertus vivement occurrentes en moyens à l’amour nu, à tout quoi il faut que l’âme aie été si fidèle que son esprit ne la remorde point d’infidélité sur aucun de si différent, divers et si pénibles efforts qu’il convient à l’amour pur et nu de souffrir jusques au dernier [178 r °] et suprême point du pouvoir de sa vie active. Quant est du jeu actif de Dieu et de l’âme en l’amour réciproque l’un de l’autre, tout cela, dis-je, qui est chose très grande et inconcevable a précédé ces derniers effets, qu’ils sont pourtant en telle sorte désunis, qu’ils sont un long temps totalement changé, ou pour mieux dire, annulés comme ce qui n’a jamais été, par les succès des plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme que jamais, produisant de tous autres effets en elle que les précédents, ce qui est le feu divin et ineffablement délicieux coulé en la terre de l’homme, non pas comme en la terre, mais en l’esprit de l’homme, auquel toute l’âme est convertie. On doit dire et croire, que tout l’homme est très divin en sa manière possible selon le puissant état auquel la déiformité de l’homme est si excellente, que les anges mêmes s’en étonnent à cause de ce qui est intervenu en ceci de la part de la part de l’homme, en la très libre application et son franc arbitre, pour aimer infatigablement et à perte d’haleine à vive et roide course, Dieu, son infini objet, après lequel amour la fait courir en un temps et voler en l’autre, ayant atteint son objet à force de courir après lui; tantôt en l’odeur de ses onguents et parfums, en un autre temps, et plus souvent qu’autrement en mort et destitution de sa puissance sensible, son union, ou pour mieux dire, l’union de lui et d’elle inséparablement en leur conjugale union. Mais quand l’objet, en l’effort impétueux de sa grandeur et de son amour, touche l’âme par soi-même si vivement et si profondément, qu’il faut que l’âme succombe à son pouvoir amoureux, à l’effort impétueux qui la ravit au total de son infini objet, en qui elle ne voit, et ne sent qu’immensité de feu, d’embrasement, d’excellence, de beauté et de perfection toutes essentielles à l’objet même, pour notre tout cela que lui-même [178v °] en lui-même, et l’âme déjà étroitement et inséparablement à cette nature surdivine à communion à tout cela en toute la déité, où elle pleine de Dieu à la capacité puissante de son vase, qui n’en peut davantage contenir en son présent état en quoi la déiformité est déjà si grande et si haute en la créature, que Dieu se complaît déjà grandement en elle en l’aspect, mais en la jouissance de sa beauté. Mais comme ce n’est pas ici que se doit terminer le suprême accomplissement de l’épouse en son époux, ou si vous voulez, de la créature en Dieu. Dieu redouble tout ceci, je dis ses profonds attouchements en sa créature afin de la pénétrer encore mieux des très vifs et enflammés traits et attraits de son feu amoureux tout dévorant et consommant, tout ce qu’il trouve à rencontrer fort et capable pour recevoir, soutenir et endurer, sans défaillir totalement à sa vie naturelle en telle touche. C’est ici que déjà Dieu commence à illustrer et couvrir l’âme de toutes autres richesses que jamais il l’avait fait, en l’élevant par successifs attouchements et opérations de son feu amoureux en un trop plus haut état et constitution d’union de vue, de plaisirs, de transformation, de repos et de fruition que tout le précédent.

Or c’est ici que l’âme meurt et expire pour jamais au désir et sa compréhension, tout son plaisir étant dans l’incompréhensibilité de son amour, lequel on comprend infiniment mieux et tout autrement en mourant d’amour, qu’en languissant du même amour. J’exprime choses grandes en mes termes. Il n’y a remède, me comprendra qui pourra. Lesquels termes dis-je, je désire laisser en leur énergie [179 r °] sans me défendre trop largement.

[...]

[La plus grande partie de la transcription reste à établir. Je renvoie à l’adaptation qui s’avère excellente éditée dans La pratique essentielle de l’amour, section «Le retour de l’épouse à son Époux», 89-137]

43n8 Exercice... vie suréminente f ° 319-326 (Cabinet chap. 6)

43 n.8 : Exercice pour entrer en la vie sureminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever, 10 chapitres, ff. 319 r ‑326 v. /

[319 r °] Exercice pour entrer en la vie suréminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever,/ Chap. Premier.

Pour entrer en cette si haute et suprême vie de l’esprit il faut avoir surpassé presque innombrables degrés, qui consistent toutes en une parfaite purgation, illumination et union. Ces choses étant comme les fondements de toutes les sous-entendus degrés, dont les premiers sont une vocation ressentie d’en haut, animant et aiguillonnant l’âme qui la ressent, à avoir toutes choses créées en nulle estime et surtout soi-même, désirant pour jamais être la fable et le jouet de tout le monde. De façon que ceux qui quelque progrès qu’il leur semblât avoir fait en la vie de l’esprit, ne voudraient s’exposer à telle pratique, faite d’eux et en eux publiquement, doivent croira être autant éloignés de ce premier degré de la vie spirituelle, que leurs sentiments et désirs répugnent en eux-mêmes à cela.

Le deuxième degré est un perpétuelle horreur du moindre péché véniel, voire de la moindre imperfection, continuellement ressentie en soi-même; car ne s’anéantir qu’en spéculation et connaissance, à quoi on parvient facilement par la seule nature, est autant s’éloigner de Dieu qu’on s’en pense approcher.

De tout ce que dessus fidèlement pratiqué procède l’indifférence, par la continuelle pratique de laquelle, on vit, on meut en éternité et en temps, en la manière qu’il plaît à Dieu, par l’entière et volontaire soumission de soi-même à ses supérieurs, et à toute humaine créature, tant vile qu’elle soit sans aucune réserve d’appétit naturel tant secret qu’il soit, pour se laisser mouvoir et tirer par iceux comme ils voudront, étant du tout morts et insensibles à eux-mêmes par la pleine victoire obtenue de tous leurs appétits, en continuel, pénible, et très intérieur combat. Savoir est de la propre sagesse, propre jugement, propre complaisance et de toutes autres semblables propriétés, qui dominent pour l’ordinaire les purement raisonnables. Nous ne parlons point ici des gens si grossiers que ceux qui manifestent pensant couvrir leurs inclinations animales et sensuelles du prétexte de la volonté de Dieu, de laquelle ils se disent seulement être ému à vouloir diverses choses selon la diversité des natures et inclinations diverses qui se retrouvent en eux. [319 v °]

Car telles personnes doivent croire n’être nullement susceptibles ni capables de l’esprit de Dieu, mais souvent très proche du péché mortel.

Or cette indifférence dont nous parlons, présuppose la prompte et entière exécution de la volonté de Dieu conçu et manifesté pour à quelque prix que ce soit la pratiquer, tant en agissant, pâtissant et mouvant; tout cela ne pouvant être en parfaite pratique, que par la vraie et parfaite résignation acquise par continuelle violence faite à soi-même, par une forte et roide activité qui jamais ne se lasse.

Or de l’indifférence procède l’exercitation active et nécessaire de toutes les vertus, qui doivent être l’ornement de l’âme, comme d’humilité, obédience, pauvreté d’esprit, et de toutes les autres vertus, lesquelles il convient diligemment acquérir en pratiquant fidèlement les actes à l’extérieur quand l’occasion s’en présente, et au-dedans par actes magnanimes et vigoureux. Sans toutefois se persuader de les avoir acquises, ce qui est fort facile à croire au fond vigoureux en amour, qui ne sait que c’est que réfléchir ni sur soi ni sur autrui, mais sans cesse vigoureusement agir et pâtir en celui et pour celui qu’il anime, de l’ardent amour duquel, on le doit voir incessamment brûler par actuelle renonciation de tout soi, jusques à consommer chair et sang. Car si on est arrivé à ce point, on ne se peut dire avoir acquis quelque chose de l’esprit.

Or on remarquera plus ou moins de disposition à cela, en celui qui plus profondément tiré au-dedans de soi-même, sera comme privé de l’usage de ses sens et comme mort entièrement à iceux, se sentira autant éloigné de leurs objets que s’il en était cent lieues loin, ce qui est la plus proche disposition à l’union divine qui se puisse voir. Mais auparavant que d’y pouvoir parvenir, il faut avoir passé l’activité naturelle des sens intérieurs à force d’amour pur et nu; savoir est le sens commun, la fantaisie, l’estimative, l’imagination et l’intellect même, étant tout cela destitué d’action en eux et changé en simple et vrai amour divin toujours activement élevé par vive impétuosité en son objet, lequel étant ainsi vigoureusement pratiqué arrivera par soi-même appuyé sur son bien-aimé, jusqu’au dernier degré de son action possible sans s’en apercevoir pour là expirer en Dieu. Au reste, qu’on ne pense point pouvoir parvenir à si haute union et contemplation de Dieu, dont on jouit parfaitement par la consommation de cette pratique, par sa seule industrie, mais ceux qui se sentiront ainsi vivement animés et touchés du profond amour de Dieu, et profondément tirés, dilatés et étendus au-dedans d’eux-mêmes par vraie simplification d’esprit, se remettront de tout cela entièrement entre les mains de leurs supérieurs, leur déclarant tous leurs sentiments, mouvements, affections, pensées et désirs, leur étant plus apertes [ouverts] qu’à eux-mêmes; ne leur étant même permis de désirer que ce que lesdits supérieurs voudront. Ce point est totalement nécessaire. Ceci soit dit seulement pour voir ce qu’on est, ou ce qu’on n’est pas, ce qu’on a, ou ce qu’on n’a pas.

(320) Les pénibles morts d’amour consommant, chapitre second.

Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles très éloignées et abstraites de la plus que divine et éminente voie de l’espoir lesquelles consistent comme l’on sait, en une entière mort et annihilation de toutes choses créées aussi bien que de soi-même, il ne sera pas besoin d’en parler davantage. Je dirai seulement qu’au temps des très grandes désolations que Dieu fait ressentir aux amis, exerçant en icelles le plus que divin jeu de son amour, qu’elles se doivent donner de borne de se plaindre à personne, ni de chercher consolation dehors, parmi les créatures sous prétexte d’indifférence; n’étant non plus permis de faire aucune lecture tout ce temps-là, attendu que faire ainsi, ce serait secrètement se délivrer du gibet, si ce n’est que l’obédience, charité ou nécessité le requiert autrement. On pourra néanmoins lire sans danger, quand on ne sera point détenu par la très douloureuse mort de son esprit en Dieu, pourvu que ce qu’on lira soit du tout affectif. Quant aux lectures purement spéculatives et intellectuelles, elles sont défendues, si l’obédience et étude ne le requiert autrement. La raison de cela est, que par telles spéculations non nécessaires, l’intellect tout assoupi et comme mort, à son action reprend force et vigueur pour par son inclination active s’attacher aux images et aspects créés nécessaires à son action. Ce qui fait que la puissance amative de très éminemment élevée qu’elle était par une plus que divine action continuelle, regardant fixement par un insensible et surnature amour son divin objet, centre et repos de sa suprême félicitée. Cette puissance, dis-je, se retrouve au même temps par ce moyen dominée et sa force active élevée et jouissante, ce qui pourrait tant continuer que ladite puissance amative, se retrouverait entièrement supplantée, voire comme du tout sans vie et force, par la vivacité de l’intellect animé en inclination, et on semblerait lors être du tout atténué. Et voyant le plus haut qu’eut jamais pu former l’entendement pour voir et appréhender Dieu, on se verrait en l’aspect de ce même acte, comme du tout abattu en soi-même et parmi les choses créées; sur quoi on remarquera la différence du pouvoir fini de l’intellect en son action, d’avec la volonté élevée par amour au-dessus de tout intellect créé : et cela dis-je, se verra le fini et l’infini. La raison de cela est [f ° 320v °] que ce que l’un achève à force d’action, l’autre pour l’avoir surpassé à force d’amour actif le possède en passif et lors se voit la suréminente élévation de son esprit en l’esprit incréé, voire au-delà de toute éminence d’être et. non-être. Ce qui aura grande force pour confirmer et stabiliser la foi de l’esprit ainsi insensiblement transformé en son objet. Que si, comme j’ai dit, la volonté se retrouvait du tout sans force, et l’entendement au contraire sans vigueur, il faudra remédier à cela par lectures purement affectives, continuées autant de temps que la nécessité le requerra, ce qui se fera sensiblement reconnaître.

Le gibet amoureux dont nous parlons est de deux sortes. Le premier auquel l’âme se retrouve pendue et comme étranglée après les premières attractions et manifestations très nues, très simples et très efficientes de l’Essence divine, touchant, tirant, et mouvant l’âme au dedans, la dilatant dans l’immense vacuité et spaciosité de la même divine essence, où elle est entièrement perdue à soi-même. Après dis-je le progrès de telles et très délicieuses caresses et manifestations, ce même esprit suprême a de coutume d’exercer le jeu de son divin amour en telles âmes, leur soustrayant la satisfaction de soi-même quant aux fins, la dénuant et appauvrissant de cette jouissance, souffrant pour lors la susdite âme de très grandes angoisses, douleurs et impatiences d’esprit, mais en amour, demeurant comme suspendue entièrement en son pouvoir et désir d’agir, ne lui étant même presque possible de pouvoir ni désirer ni parler. Ainsi elle est contrainte d’endurer ces angoisses et douleurs d’amour très intérieures, sans qu’il lui soit possible d’y remédier; d’autant que aucune chose en elle ni hors d’elle, de la peut consoler, mais elle demeure étranglée en ce gibet sans en pouvoir vouloir sortir.

L’autre gibet est d’une tout autre sorte que le premier, auquel l’âme se trouve détenue et étranglée beaucoup plus péniblement qu’au premier, car après tous les degrés de manifestations et vues très lumineuses et délicieuses caresses de l’Essence divine, le désir de l’âme est surcomblé de sa capacité appétitive et active, qui fait qu’elle est très profondément et insensiblement unie et totalement transformée en Dieu qui la ravit jusque soi-même, au-delà de tout être et non-être, et de là vient qu’après qu’une telle âme se sent destituée du désir d’action et affection au sens, elle tombe peu à peu derechef en d’autres tristesses, douleurs et impatiences d’esprit que les premières, lui semblant (si elle n’est bien fondée et instruite en ce fait) qu’elle n’a plus Dieu, ni rien de sa connaissance, s’étonnant comme si à coup et sans s’en apercevoir, elle se voit être tombée en telle extrémité de misères, de langueurs et de morts, pour avoir perdu, comme elle craint, son objet infini, et se voyant plus ignorante [321 r °] de Dieu que puisse être aucun chrétien ni si misérable aussi qu’elle est, d’où vient que ses douleurs et impatiences s’augmentent de plus en plus en sa pauvreté et désolation et vient à tel terme qu’elle voudrait pouvoir mille fois mourir, toutefois elle désirerait bien s’en délivrer, non pour son propre intérêt ce lui semble, mais pour recouvrer sa perte et par conséquent sa vie, ses amours; ses délices objectives, néanmoins si elle voit que les moyens ou de sa part ou des créatures lui manquent à son effet, elle se résigne entièrement d’être pour jamais désolé de toutes parts, voire étranglée sans fin en ce gibet.

Ce que nous avons dit au commencement servira ici pour règle infaillible : il faut ignorer, que quand par nécessité on sortira aux lectures purement affectives, ou intellectuelles et affectives, on verra alors combien on était abstrait non seulement des sens, mais aussi de tout être, de non-être par excellence de négation, ce qui se fait par le très simple regard en Dieu, se sentant la susdite âme par telle lecture continuée quelque temps approcher insensiblement des sens. En quoi la nature se trouvera comme fâchée d’une part et consolée de l’autre, ce qui servira grandement pour ne plus jamais douter de la plus que réelle vérité de son perpétuel et très simple regard, lequel par sa très subtile action, l’abîme, l’enfonce et la stabilise en l’esprit de Dieu, si profondément qu’on ne le peut comprendre.

Je dirai encore sur ce sujet des morts de l’esprit, que les imperfections de ceux qui devant être parfaits ne le sont pas, augmentent grandement leur croix de l’esprit, lequel ainsi agité et détenu en de telles détresses, meurt et expire en son plus que divin objet. Que s’il arrive que les hommes ennemis de la perfection religieuse lui imputent mal à propos quelque chose, ou l’attristent en quelque manière que ce soit, par mortification ou autrement, ne le devant faire de sa part son désir et sa fin étant infiniment éloignée du moindre vice ou imperfection. C’est merveille comme pour lors telle âme ne sort à sa justification pour montrer à ceux qui l’affligent ainsi mal à propos, combien elle est éloignée de toute fin créée, et par conséquent de toute affection sinistre. Si toutefois elle le fait indiscrètement, ce lui est une faute.

Une autre chose encore des plus morts est que Dieu présentement vu et goûté se retire d’elle quant aux sens. Mais Sa Majesté infinie qui prend ses délices en allant et venant en l’âme par ses divins élancements et attouchements savoureux et surétendus; de sorte que se retirant sans se retirer, l’âme pour être privée de son objet pleinement vu et perçu, tombe incontinent en angoisse et désolation, souffrant quelquefois de si secrètes douleurs au profond [321v °] de l’esprit à cause de ladite retraite, qu’elle meurt et expire autrement que jamais et hors de toutes morts. Mais cet infini esprit qui ne peut ni ne veut longuement laisser ses très chères épouses en ces mortelles angoisses retourne souvent, voire de moment en moment, se montrant à elles plus plantureusement et amplement que jamais, et est impossible à l’âme de dire ce qu’elle goûte, voit et entend; ne pouvant que jouir la jouissance du tout indicible de son chaste époux, dedans le sein duquel elle est, non seulement gisante et endormie, mais aussi entièrement absorbée et engloutie sans défense ni distinction. Ce qui demeure de telles manifestations est une très simple vue de raison, hautement illuminée, mais cela est bien peu ou rien au respect de ce qu’on a vu en plénitude.

Parlons maintenant du regard divin lequel jusqu’ici a sorti ses plus hauts effets, purgeant, illuminant, et consommant. Ce regard n’est autre que Dieu très simplement agent en consommation, et insensiblement transformant l’âme en sa suressentielle unité, qui fait que l’âme n’est plus elle-même, n’ayant rien de soi ni des choses créées, mais est Dieu même, en l’acte continuel d’iceluy (mais est transformée en l’acte continuel du même Dieu) qui la transforme du tout en soi. Ce regard ne peut être compris que Dieu qui le fait, tirant et élevant le regard patient de l’âme en soi-même, de sorte qu’on peut dire qu’il est plutôt entièrement de Dieu, qu’une partie de l’âme. Car en cela que l’âme pâtie la très simple action de cet infini regard qui la transforme du tout en soi. Dieu la consommant vit seulement en elle. [[très important : il faut affirmer la déification à ceux qui ne connaissent que la nature... qui est néant! et donc ils se trompent affectant quelque réalité à ce qui n’en a aucune!]] Car comme Dieu infiniment infini se comprend soi-même en soi-même par soi-même, ainsi se comprend-il soi-même par soi-même en l’âme insensiblement transformée en soi-même faisant des deux son regard. La vérité de cela est en ce que l’âme ne connaît ni discerne nullement. Le regard, ou pour mieux dire, Dieu en ce regard, que si elle le comprenait dedans le cercle de sa capacité intellective, elle serait autant éloignée de Dieu, comme la capacité intellective de la nature créée est éloignée de lui. Ainsi l’âme laquelle ne pouvant être Dieu à ce qu’il a et qu’il est, serait autant éloigné de sa suressence, que les notions intellectuelles et intelligibles du créé ou créable en sont éloignées. Ce qu’étant ainsi, l’âme doit assurément croire qu’elle est en ce regard, ce que nous avons dit, savoir entièrement perdu de son être en l’être propre de Dieu. Laquelle vérité expérimentale lui servira quand quelque désolation extraordinaire s’élèvera en la nature, le simple désir d’agir sans action formée lui fera croire qu’elle n’est distraite, mais qu’elle a son regard aussi fixe, quoique que très simple, qu’elle aie jamais eu. Et pourtant le désir d’agir et l’acte formé lui seront tout un. Le temps auquel elle puisse désirer d’agir sera celui que nous avons spécifié, ou bien encore, quand par assoupissement et endormissement de nature tout abattue en elle-même [322 r °] elle craindra d’être distraite, sans toutefois le pouvoir être, comme nous avons dit. Ce qui est aussi vrai, comme il est vrai que Dieu est. Tout ceci est autrement senti que sorti, et étant sentiment ineffable, ne peut ineffablement sortir.

Chapitre troisième. Moyens pour discerner ceux qui exercent cette pratique.

Quand est de ceux qu’on conduit en la voie si éminente de l’esprit, on saura de certaine science s’ils sont en Dieu ou en pure nature. Si on les voit se négliger au fait de l’observance régulière, voire aux choses les plus petites; car il est impossible que l’âme active et attachée par ce fixe et immobile regard en Dieu, et qu’étant rendue toute divine et comme entièrement convertie en la nature infinie de son objet, il est, dis-je, impossible qu’elle puisse rien négliger. Ainsi le moindre signe extérieur qu’on remarquera en eux d’attention à soi-même, on croira véritablement que telles personnes sont en Dieu, et non en eux, leur intention et attention étant même chose. Car quant à ce que je parle de négligence aux choses d’obligation, je présuppose qu’elles fussent faites sciemment, car la soumission et les manquements aux œuvres de devoir, arrivées par les attractions hors des gens, ne sont pas comprises en cette règle, bien que ce soit imperfection ou plus petite ou plus grande, selon ceux avec qui on converse, à quoi il se faut rendre attentifs pour ne point faillir en telles occurrences, usant d’une fidèle circonspection en toutes ses œuvres, paroles, et actions, quand il faudra comparoir en public. Quand on remarquera n’être tant abstrait et éloigné des gens, on se servira à cet effet de sa très simple vue de raison illuminée, par laquelle on ordonnera prudemment, voir parfaitement toutes choses, mais surtout on aura égard à l’infirmité est faiblesse des plus infirmes avec lesquels on serait, craignant de les offenser.

Il est aussi de nécessité, qu’en désolations et morts très pénibles on s’excite à se réjouir, tant en privé qu’en public, disant quelques paroles joyeuses et [322v °] récréatives, pourvu que cela se fasse selon la règle que nous avons donné pour cet effet au premier chapitre. Je sais bien qu’on y ressentira de grandes peines et pointures intérieures, sentant autant de vives et pénétrantes douleurs qu’on mettra de paroles en avant, et qu’il faudra souffrir généreusement de peur de n’être jugé singulier des autres, ou pour ne paraît triste et désolé comme on est pour lors.

Chapitre quatre. Moyen de discerner le péché d’avec l’imperfection.

Encore que Dieu se soit communiqué soi-même aux âmes dont nous parlons, en toutes ces admirables manières que nous avons spécifiées ci-dessus, elles ne sont pas pour cela rendues du tout impeccables, et bien qu’étant les choses ce qu’elles sont entre Dieu et elles, de sorte que Dieu soit, et qu’elles ne soient plus, si est ce néanmoins qu’elles peuvent sortir à l’excès pour n’être assez attentives et circonspectes à leurs œuvres, mouvements et passions nécessaires, spécialement en la conversation avec le prochain. Partant, elles doivent prendre garde de près à ne sortir dehors par actions, paroles, mouvements et gestes sans la vue et la raison illuminée...

[...]

[transcription omise]



40n6 Sommaire... vraie liberté f ° 141r-148r (Cabinet chap. 7 – Pratique essentielle de l’amour, 188-201)

n. 6 : Sommaire de la vraie liberté des plus perduz en l’Esprit, ff. 141 r ‑148 r.

(145) [Pratique essentielle... p195] L’homme spirituel donc doit se donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit point empêché en sa nue et libre introversion et consolation de Dieu en la fruition duquel il prend son repos dans l’abîme de son propre fond. Au reste semblables hommes ne sortent que rarement et fort à propos dans l’ordre et prévision de la raison illuminée... Que s’il faut dissimuler sur les sujets de leurs croix, ou s’il faut tout dire, elles le savent faire également, si bien que si elles dissimulent, cela est le meilleur si elles ne le font pas, (145v) cela est aussi le meilleur selon l’ordre et l’exigence de diverses personnes, sujets, temps, lieux et circonstances, mais celui qui se voit réduit à ne rien vouloir ni pouvoir dissimuler en ce qui le doit toucher...

[...]

[transcription omise]

43n8 De l’essence... en union sans différence f ° 319-326 (Cabinet chap. 8)

[326 r °] De l’essence de la vraie vie en union sans différence. Chap. dixième.

Puis que tout ce que nous avons dit jusqu’ici de l’excellence de telles âmes plus hautement et plus excellemment déifiées de Dieu, Dieu présuppose avoir surpassé toute action et passion et toutes les plus hautes montées créées et non créées qui se puissent atteindre, tant à l’action qu’en delà de l’action. Il faut maintenant dire quelque chose de ce qu’il se fait et expérimente aux dites âmes très hautement déifiées de Dieu en Dieu, toutes perdues consommées à elles-mêmes, et déifiquement déifiées, bien loin au-delà des plus hautes déifications procédantes de l’action de la passion et surpassion, en l’unité jouissante, qui en tant qu’unité n’opère point; mais est oisive, en laquelle les personnes prises en essence, sont unité oisive, de laquelle sortant chacune d’elles à leur propre action se béatifient infiniment au-delà de toute compréhension ou intelligence créée, par un seul acte perpétuel où ne se voit ni temps ni éternité perçue ni perceptible, mais infiniment loin de là. Cette essence suressentielle réside toute en soi, pour soi et par soi, se comprenant toute et totalement en sa suprême plénitude par regard [f ° 326v °] très fixe et immobile qu’elle fait sur toute son infinie étendue sans distinction des personnes, en laquelle plénitude et étendue, les âmes dont nous parlons, sont Dieu même, puis que très largement étendues au-delà de toutes bornes et limites créées et créables sont lui-même, soit en caliginosité, en lumière, en passion ou surpassion, ou en ignorance ou par dessus l’ignorance. Ce qu’on expérimentera être ainsi par les perceptions sans perceptions, par la connaissance, voire par-dessus la connaissance.

39n1 Exercice d’élévation... 1r ° -3 v ° (Cabinet chap. 10 §1–2)

n. 1 : Exercice d’élévation d’esprit à Dieu, ff. lr ‑3 r. /

Exercice d’élévation d’esprit à Dieu.

[texte court, repris assez fidèlement dans le Cabinet mystique, édité en continu et en minuscules; j’introduis paragraphes et majuscules; ponctuation revue.]

Mon exercice consiste en une entière élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible, et par-dessus tout objet créé, par lequel je suis fixement arrêté au dedans regardant stablement Dieu, qui me tire simplement en simple unité et nudité d’esprit ce qui s’appelle oisiveté simple par laquelle je suis possédé passivement par dessus toutes espèces qui se puisse sentir en simplicité de repos duquel je jouis en cela même toujours également, (1v) soit que je sois à moi à ne rien faire, soit que je fasse quelque chose dedans ou dehors, d’action ou de discernement raisonnable.

C’est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même en nudité et obscurité d’espoir; élevée par-dessus toute lumière inférieure à cet état. En quoi je ne le puis opérer de mes puissances internes, qui sont toutes unanimement tirées et arrêtées en la force de l’unique et simple espèce qui les arrête nuement en simplicité, en suréminence de vue et d’essence au plus haut de l’espoir, par-dessus espoir, en la nudité et à [en] est obscurité du fond, du tout incompréhensible à cause de son obscurité, où tout le sensible, le spécifique et le créé étant fondu en unité d’espoir, ou plutôt en simplicité d’essence ou espoir, elles sont, dis-je, fixement arrêtées au-dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu, qui les arrête toutes également à le contempler, les ravissant et occupant simplement en... de son continuel regard, qui est fait de lui et en lui par mutualité de regard.

Le continuel regard de l’espoir qui patient et (2) sans rien faire que regarder son Objet, qui le tient immobilement arrêté en profonde simplicité; il le contemple perpétuellement en sa nue et simple jouissance. Et tant plus cela est ignoré du patient contemplant, tant mieux, et tant plus profondément cela est.

En cet état ou constitution ni à [il n’y a de] créé ni créature, ni ignorance, ni science, ni tout; ni rien, ni terme ni nom, ni espèce ni admiration, ni différence de temps, ni passé, ni futur, ni même présent; ni même le Maintenant éternel; tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu faisant lui-même, Il se complaît ainsi hautement aux amis, en qui Il lui plaît de faire cette noble opération.

Et c’est à l’âme, ainsi hautement ennoblie et transformée en fond et lumière suressentielle, de répondre de tout d’elle à ce qu’elle voit, et qui l’attire; je dis à Celui qu’elle voit qui l’attire en simple extase en soi-même, et là, l’âme doit être continuellement attentive à ne se laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdants [surgissant] presque continuellement très simplement de la puissance raisonnable, l’âme est toujours sollicitée de la nature à connaître et sentir son (2v) état, ce qu’elle voit et ce qu’elle est, voulant toujours s’estimer avoir quelque objet à quoi elle s’attache pour ne se pouvoir perdre continuellement comme il lui convient, hors du sens, du spécifique et du créé, afin de pouvoir aisément en profondeur et simple paix de tout l’espoir jouir à son aise en contentement de son objet et de son repos, en simple et unique repos, accompagnée de très simples et très intimes lumières, amour et délices.

Et quoi qu’une telle âme souffre au-dehors, soit en agitation naturelle de ses puissances, ou en son cours, supposé, dis-je, qu’une telle âme réponde uniquement et toujours à Celui qu’elle voit et qui l’occupe par son entière et fidèle attention de tout elle, cela, je dis ces agitations même, la rendant de plus en plus profondément occupée à son regard et à son repos simple, elle jouit, dis-je, en cela même en certaine manière, du Paradis en terre. Mais beaucoup mieux et plus profondément en la vérité de son entière attention, et en la sérénité de ses puissances.

Voilà pourquoi c’est à l’âme qui a reçu cet infini bien de se plonger incessamment par cela même, j’entends par sa (3) simple et totale attention en l’essence abyssale de Dieu, qui la ravit de Lui et par Lui en Lui-même. Et tant plus une telle âme se sent aggravée aux sens, tant plus elle se doit réserver par son attention, pour par sa fidélité répondre à son devoir mutuel, pour toujours également contempler nuement et simplement son bienheureux Objet, autant qu’il est possible à l’âme créée et élevée de Dieu à cette haute dignité et suréminence d’état.

Mais les morts qu’il convient ici souffrir en cette simple nudité, très diverses et innombrables, sont presque intolérables, et si l’on ne possédait la simple force, et le reste des dons de Dieu, simplement on ne les supporterait pas, et encore beaucoup ne les supportent-ils pas, ou sans de grandes impatiences et dépits très subtils d’espoir, ou sans de grandes infidélités, en sortant avec les créatures à la consolation des sens, ou bien même en tâchant à retourner à leurs exercices actifs, ne pouvant ni ne voulant être sans quelque sentiment et attache, et également et toujours mourir aux sentiments et non-sentiments pour s’abandonner si véritablement et de telle sorte que tout cela lui soit un, et une seule chose, en la contemplation et jouissance perpétuelle de son objet.
















Textes choisis dans l’ensemble de l’œuvre de Jean éditée en 1658dans l’œuvre

Vrai Esprit du Carmel [extraits choisis]

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Chapitre 3. De la connaissance de soi-même [chap. 7]

[transcription d’une source manuscrite]

La connaissance de soi-même est une si haute et si nécessaire science que rien ne peut profiter aux hommes sans elle. Or le propre effet de la sapience infuse en cette noble science, étant de nécessité que, selon toute raison et tout ordre, l’homme qui voit et goûte Dieu par son flux lumineux, voit aussi, par mêmes moyen et sens, quant et quant la vérité de son rien. Si qu’il ne peut assez s’étonner de voir un amour si excessif et démesuré de la majesté de Dieu en son endroit. En la vue et sentiment de quoi, il s’étonne infiniment de se voir si abondamment et si libéralement prévenu de l’amour merveilleux de Sa Majesté, lui qui voyant en cette immense lumière la laideur du péché : il a ceux de toute sa vie en bloc présent. Ce qui le pénètre tellement au vif que c’est merveille comme il puisse subsister en ce prodigieux et monstrueux aspect, ou pour mieux dire en l’aspect et l’impression ressentie de tant d’horribles monstres. Et de vrai, si Sa Majesté ne le préservait de mourir en cette vue, il mourrait à l’instant. Et quoique la mort en fût douce et bien heureuse, Sa Majesté néanmoins ne désire pas qu’il meure encore, mais qu’il vive et qu’il aille en la vue et l’expérience très parfaite et très certaine de cette vérité de son rien, selon toute sorte de raisons et de vérités, toutes essentiellement vues en infinité de l’Être de Dieu, au respect duquel tout l’être créé n’a rien de soi ni par soi. Cette vue et ces impressions abîment la bonne âme jusques au fin fond de l’enfer, d’où elle se voit miséricordieusement délivrée par la forte prévention de l’immense bonté et amour de Dieu en son endroit, se voyant, sentant et croyant la pire créature de tout le monde. Sachant très bien que, sans le secours actuel de la forte grâce de Dieu, de laquelle il prévient fortement et accompagne abondamment ses élus, elle ne saurait qu’incessamment tomber au profond du même enfer. Ce qui fait qu’elle emploie sa raison et tout son effort à s’étonner, s’humilier et se confondre au respect de toute créature et en leur présence, non seulement en considération du rien de son être, mais en la vue présente et au vif sentiment qu’elle a des innombrables torts et injures atroces qu’elle a faites à Sa Majesté infinie. Ce qui l’a tout autant de fois réduite au non-être, si Sa Majesté n’eût voulu, aux abîmes de son infinie miséricorde [200v °] même, servir à ses péchés par son réel et actuel concours. Ce que si elle n’eût fait ainsi, sa créature n’eut été réduite à rien dès son premier péché actuel.

Vérité si abyssale et si perdue au respect de la pauvre créature que ce lui est de quoi la confondre éternellement. C’est cela aussi qu’elle ne perd jamais de vue ni de sentiment. C’est là que les abîmes s’invoquent les uns les autres37, voyant les mers, tant d’elle que de tous les hommes, réduites au non-être comme ce qui n’a jamais été, dedans l’infiniment spacieuse mer de la bonté et miséricorde de Dieu. Vue tant abyssale que rien ne peut être conçu ni exprimé. Ainsi est-ce là que la créature se résout d’elle-même en l’ordre de toute vue, de toute connaissance, de toute science et de tout don, tant naturel que surnaturel reçu de Sa Majesté, pour ne jamais contrarier par raison à sa très juste et très équitable Justice à l’encontre d’elle. Que s’il plaît à Sa Majesté que tout l’univers s’arme contre elle, c’est la même justice et équité, pourvu qu’en souffrant infinies peines et la mort même, voire en l’éternité, elle évite la coulpe, voire vénielle, et la moindre imperfection sciemment faite et de propos délibéré. Sur tout ceci, elle se défie en se voyant et sentant en expérimentant et croyant, vu qu’elle n’a rien qui soit à elle que la chute et le malheur et l’éternel non-être, d’où elle est incessamment tirée de nouveau à son être pour vivre et refluer en son éternel Principe idéal, par une vie entièrement rangée à son pouvoir, et puis par la même vie la plus étroite, parfaite et divine qu’il lui est possible.

Or c’est d’ici et par ceci que Sa Majesté l’attire à soi par une seconde attraction, tout autrement vive, forte et pénétrante que la première. Car c’est en cet état que la créature est tellement passée en Dieu et si plaisamment pénétrée qu’elle est là éternelle, voire passée en l’éternité, où elle souffre les diverses impressions et notions d’Amour éternel, en la propre région d’Amour, en laquelle vivent et demeurent tous les bienheureux esprits, tant anges que hommes, ici tirés. Mais comme cela n’est pas pour beaucoup de temps, qui est de plus ou de moins, il faut retourner en la région de dissimilitude pour batailler en aimant, je dis, en aimant infiniment. Car ce qui à son retour ne procède point ainsi ne vaut rien. Les raisons de quoi sont infinies, au tout de Dieu et au rien de la créature, mais encore aux raisons d’être mille et mille fois anéantie, si Dieu eût exercé sa justice; si bien que la créature est très méchante qui fait ce tout à Dieu, et surtout en voulant être quelque chose, voire au respect de qui que ce soit. Ou nous [espace] donc haut ou bas, loin ou près, en l’honneur, en l’infamie, au bien, au mal, que nous ne soyons également contenus, sans bassement réfléchir, ni raisonner sur nous-mêmes, mais en Dieu duquel et auquel nous vivons, pour le posséder tout seul pleinement, et pour être mutuellement et réciproquement possédés de lui, comme étant notre éternel et bienheureux centre. Auquel étant parvenus transfus et perdus par la totale transformation de notre volonté et de tout notre appétit en soi, nous jouissons dès ici de la plénitude des saints, en laquelle nous demeurons en grand plaisir et repos d’esprit et de cœur, même au plus fort de nos batailles et de nos croix.

Ce qui est chose si merveilleuse que Dieu prend un singulier plaisir à polir de plus en plus par toutes sortes d’exercices, quoique fort diversement et en diverses voies, tout ce qu’il aime. Que si on veut savoir de certaine science ceux qui lui sont plus agréables en cette vie, qu’on sache et croie assurément que c’est à qui marche entièrement anéanti en sa présence, je dis en la présence de Dieu. Si bien qu’où il n’y a rien, l’humilité par son effet continuel, s’il est de besoin, est dans son centre. Car le vrai rien ne peut apparaître aux hommes en soi-même. Mais au lieu du rien qui ne leur peut apparaître, la mort leur apparaît. De sorte que les hommes voient les mourants et la mort, cependant que le rien leur demeure inconnu, voire même en son possesseur, tant il est profondément abîmé en Dieu. Mais bon Dieu, de qui et de quoi parlons-nous? Pour mon regard je n’en sais rien. Car ce qui semble parfaitement anéanti veut sentir et entendre, savoir et connaître; si bien que la voie royale de la volonté, ou pour mieux dire, de l’amour perdu, qui est assez connue et prisée des plus excellents, mais croyez-moi qu’on ne veut pas y vivre perdus, sans se savoir et connaître, s’il est de besoin, je dis sans réfléchir dessus l’excellence de sa voie. Pour mon regard, les choses étant ce qu’elles sont, j’estime que l’humilité ne convient point aux plus excellents saints. D’autant que c’est l’épouvantable [excessive] vertu d’un Dieu fait homme pour l’anéantissement de ses saints à sa suite amoureuse. C’est un excès que je fais en mon abyssale vue, laissant et voyant néanmoins l’ordre d’amour perceptif dedans les hommes tel qu’il est et doit être.

C’est chose étrange qu’il faille que les hommes occupent la sapience en eux de la persuasion éternelle, s’il faut ainsi dire, ne s’employant qu’à persuader les hommes à l’ordre de leur souverain Bien et ce en la circonférence d’infinie ratiocination. Ô pauvres hommes! Pleurons hardiment notre faible condition, puisque la Sapience même, par le ministère des hommes, ne nous peut approcher de son moteur qu’en se conformant à notre faiblesse. Ce qu’elle fait en l’ordre et la masse de toute la ratiocination qui nous est plaisante et délectable, autant en l’aspect de notre propre bien, qu’au bien de Dieu infini. Et ainsi Dieu se sert de ce moyen dedans les hommes pour, par diverses ascensions et montées, les attirer et élever à soi. Eh bien soit, puisqu’il en doit être ainsi. Mais croyez-moi, c’est indice et argument très certain que le pauvre homme n’est que terre, ne sachant et faisant que ramper, encore qu’il lui semble être oiseau très subtil, en l’éminence et ordre des dons de nature : tout ce qui est moins que rien au respect du moindre degré de grâce faisant agréable, et infiniment plus que la Sapience sensiblement infuse faisant excellemment amour et vertu par les succès de sa continuelle exercitation. Mais quiconque ne saura ce que je dis sache que je ne parle pas à lui. Que si ce vol est trop haut et trop perdu pour nos enfants, mon dessein n’est ici autre que de leur montrer non ce qu’ils sont, mais ce qu’ils peuvent bien être en l’infini amour de Dieu, et le leur réciproque au sien, et que tant peu élevés qu’ils puissent être, qu’ils soient très contents en faisant leur mieux, et en attendant de toutes leurs forces discrètement à tout sans considération ni de plus ni de moins pour eux, mais que le désir de Dieu ne les tienne point arrêtés en un état, à fin qu’il n’y ait rien en eux que Dieu non seulement n’accepte, mais qu’il ne consomme plus ou moins vivement, plus ou moins tôt ou tard au feu de son Amour infini pour être perdu totalement en sa mer infinie.

La gradation des voies de la Sapience en son ordre universel et particulier est infinie. Si bien que chacun de ces amoureux guerriers ne doit jamais monter du dernier lieu, que son ardent amour ne l’en sollicite importunément, ce qu’il continuera de faire sûrement en cet ordre et moyen, donnant ordre toujours que son amour demeure ordonné, tant en la vue de son Objet amoureux que de soi-même, lequel ne sait ni ne veut le désordre. C’est pourquoi, aussitôt qu’il est pleinement possesseur de l’âme et du cœur, le même désordre en est banni. Les raisons de quoi sont infinies de la part d’amour mutuel.

Vous autres donc, ô saints enfants, à qui je m’adresse, ne vous étonnez pas si par ceci je vous dis et je vous montre beaucoup. Commencez dedans l’ordre des pratiques puis bonnes voies auxquelles vos saints maîtres vous introduisent, et si vous avez mieux de Dieu au-dedans par ses infusions sensibles, ils vous doivent conduire selon ces attractions, se donnant bien de garde de vous faire tort aux voies de Dieu en telle occurrence par leur enseignement, inventions et industries. Se souvenant que, quoiqu’ils suent et peinent après vous pour travailler à votre édification, leur travail sera totalement inutile si la même Sapience ne s’infond et ne s’écoule en vous par son rayon vivifique, fort et lumineux, et n’édifie votre maison, non plus vôtre comme vôtre, mais la sienne et comme sienne, et jusques à ce que vous n’ayez mérité de Sa Majesté de passer plus ou moins excellemment en elle, par l’amoureuse ardeur de vos enflammés et continuels désirs.

Tirez la circonférence non de loin, mais essentiellement, attendu que tant plus vous procéderez ainsi, plus tôt aussi vous passerez en son amoureuse région, et cela d’une façon et constitution merveilleuse, de laquelle ayant vu et savouré la beauté en vous-même, ou pour mieux dire en elle, vous saurez pourquoi les exercices extérieurs doivent être hors de vous, lesquelles vous exercerez intérieurement sans jamais plus les prendre comme tels pour matière d’exercice ni appliquant nullement votre esprit. D’autant que cela serait vous détourner et vous divertir d’unité, en laquelle vous êtes plus ou moins stablement arrêté par les exercices intérieurs, qui ne sont autre en eux-mêmes qu’amour en soi-même, comme vous expérimenterez dès lors. Cet avis est de telle importance que, si vous ne procédez ainsi, voire dès les premières caresses, par manière de dire, que l’amour vous fera sensiblement, ou pour le moins aussitôt que vous les sentirez plus fortes et plus grandes, que sans cela, je dis en vous exerçant dehors aux matières des vertus comme vertus, vous ne demeureriez toute votre vie que dehors. Et ce pour ce défaut, que personne n’entre en l’intérieur et n’est en effet intérieur. Ce qui est ainsi pour s’en être du tout détournés sur ce que les exercices de dehors leur ont semblé plus beaux, plus excellents et plus méritoires. Ce qui ne convient qu’aux mercenaires et infidèles.



Chapitre 17. Les industries de l’âme, et la conduite que Dieu tient sur elle pour l’élever à l’état d’amour pur

Dieu éternel et infini ayant résolu de toute éternité de sortir hors de soi, sans toutefois sortir, a produit par cet écoulement et par cette seconde sortie une infinité d’effets en la bonté et en l’amour de soi-même et de son incompréhensible excellence, créant selon ses divines et éternelles idées tout ce grand monde, tant visible et inférieur que supérieur et invisible. C’est cet univers qui manifeste évidemment l’incompréhensible bonté, amour et perfection de son Auteur, de son origine et de son principe, spécialement les anges et les hommes qui accomplissent et perfectionnent cet ouvrage ou, pour mieux dire, qui en sont l’accomplissement et la perfection. Car si tout ce qui est du monde inférieur est si admirable qu’il montre évidemment par ses propriétés visibles et par ses effets l’excellence de son Auteur, combien le même Créateur de ce grand Tout s’est-il montré plus admirable dans ces invisibles substances, dans leur existence, conservation et perfection, en l’état de grâce et de nature? Ce sentiment présupposé, il est facile d’admirer par amour profond, voire excessivement profond, l’amour et la bonté de l’amour et de la bonté même, en sa propre source, qui est Dieu éternel et infini.

Or cet amour, étant vu en son essence éternelle, est multiplié en ses effets de création, de conservation et de rédemption, et tout autrement en ceux-ci, tant à l’égard des élus qu’à l’égard des purement appelés. Effets qu’il produit par son exubérante grâce, qui va sortant de la vive source de sa divine bonté désireuse de se communiquer, mais qui paraissent bien plus amplement dans la consommation de son ouvrage, joignant par participation l’effet à sa propre cause, c’est-à-dire la créature intelligente à son divin et amoureux Objet. Cela étant ainsi, cet amour et cette infinie bonté ne peut et ne se veut récompenser que par une bonté et amour réciproque, et par une imitation vive, ardente et continuelle, qui ne s’alentisse38 jamais dans son action vigoureuse en son désir et en son appétit, même dans ses plus langoureuses, pénibles et angoisseuses détresses.

On prendra donc à tâche cet exercice d’amour, y réduisant le corps et l’essence en sorte qu’ils soient incessamment tirés, si faire se peut, au plus pur et profond de l’esprit. Il faut s’enflammer incessamment à cette pratique d’amour, et imiter au plus près de notre pouvoir l’amour et la bonté excessive de notre Auteur qui est Dieu, lequel, par de si plantureuses communications de soi-même, nous a hautement déifiés en sa similitude, et qui ne peut désirer moins pour nous que cette ressemblance et la déification.

L’amour encore, quoiqu’un en essence, a plusieurs noms et degrés en l’homme reformé, à cause des divers effets qu’il lui fait ressentir, et qui font monter l’âme à son inaccessible principe, comme par un escalier à divers étages et degrés. Entre ces degrés l’amour intense et profond est un des principaux par l’exercice duquel on mérite de monter les autres étages plus sublimes, auxquels étant parvenu par ses labeurs affectifs et par l’entière consommation de soi-même, on peut alors se reposer et cesser de toute opération laborieuse et difficile. Car à mesure du progrès que l’âme fait en la vie de l’esprit, moyennant les influences, soit sensibles soit secrètes, de Dieu illuminateur de ses fidèles amants, l’amour se subtilise et se simplifie, de sorte qu’on s’exerce facilement et sans labeur. De plus, il est tout manifeste que Dieu opère en nous selon la qualité de nos exercices : s’ils sont vifs, ardents et continuels, il se communique à nous à proportion de notre ardeur et de notre activité; et alors ses influences divines sont si fréquentes et si abondantes que l’âme, conformément à son activité, se trouve entièrement ornée de toutes les vertus et des sept dons du Saint-Esprit, sans qu’elle s’en aperçoive, par manière de dire.

La manière de cet amour ardent et vigoureux est courte et facile. Sa matière est l’aspiration continuelle et amoureuse, qui, pour être parfaite, demande d’être si continuellement et si vivement exercée qu’elle devienne aussi facile que le respir. Elle a plusieurs degrés, qui sont tous réduits et distingués en quatre principaux, c’est-à-dire quatre principales industries. La première est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé, et plus, si faire se peut, en abstraction. La seconde est de demander ses dons en lui et pour lui-même. La troisième est se conformer à lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse, et le désirer pour toutes les créatures capables de ce si haut amour. La quatrième est s’unir, ou amour unitif, qui est un degré de transcendance contenant les précédents en souveraine éminence. Non que les précédents degrés ne soient faits en union profonde et parfaite, selon le progrès de l’âme en cet exercice; mais en ce dernier degré, l’âme n’a aucun sujet ni matière que l’union même, pour aller à son Bien-Aimé.

Voilà les quatre degrés ou principales matières de l’amour actif de l’épouse, qui va par cet amour vigoureux à son Époux : j’en pourrais dire quelque chose ci-après; mais pour maintenant, je m’arrêterai à montrer selon mon pouvoir les effets des divins états et succès de ce très noble exercice de l’âme fidèle, afin de lui persuader d’entreprendre cet exercice dès le commencement jusques à la fin, et que, par la consommation active des moyens d’icelui, elle arrive à une autre consommation plus parfaite de soi-même en Dieu. Ce sera alors entrer d’un abîme de profonde jouissance en un autre abîme de jouissance qui est d’une infinie profondeur. Je veux dire en l’abîme final et objectif, où tout le sujet sera entièrement perdu et abîmé d’infinies délices en son abyssal et éternel Principe.

En effet, par la vive et continuelle pratique de cet amour, l’âme montant par ces susdits degrés reçoit (selon le progrès qu’elle y fait) des caresses de Dieu, des in-tractions39 et des écoulements si vifs et si efficaces de son amour très simple, très délicieux et enflammé, que son appétit est de plus en plus excité à la perpétuelle jouissance de son savoureux Objet. Duquel se trouvant très étroitement embrasée, elle ne sait que faire pour aucunement répondre à ce torrent débordé d’amour, qui la tient étendue et dilatée dedans le fleuve des délices objectifs de son Objet infini. En cet état de délicieuse et très simple ébriété, sa capacité apéritive, qui est son inclination jouissante et active, s’ouvre et s’anime de plus en plus à la jouissance de ces divins amours en son cher et unique Époux. Et lorsqu’elle voit tout son pouvoir annulé au feu de la compréhension incompréhensible de son bienheureux Objet, elle succombe sous l’état de cette attrayante beauté, qui s’efforce toujours de plus en plus de la combler de son exubérance divine, redoublant à cet effet l’activité de son trait lumineux.

Mais comme ceci ne dure pas toujours, Dieu se retirant (quant à son influence sensible et jouissante) de son Royaume déjà sanctifié par la jouissance de ce délicieux et divin Objet, l’âme est contrainte de retourner de nouveau frapper à la porte, et ne cesse cette douce et amoureuse impulsion jusques à ce qu’elle soit une autre fois reçue dans le sein amoureux de son très aimé et très chaste Époux. Alors le succès40 lui est beaucoup plus favorable que le passé, et elle est plus tirée, plus étendue et plus capable de la jouissance de ses amours en l’essence même de Dieu, en qui elle est totalement transfuse et transformée. Ainsi les avènements de l’Époux succédant les uns aux autres approfondissent l’âme, et la tirent à plus grande jouissance et simplification et à de plus grandes délices en son amoureux Objet; et dans cette divine opération, les puissances de tout l’homme reçoivent leur lustre et embellissement souverain par le succès de ces profonds attouchements, accomplis de tous points, pour l’entier et singulier plaisir de l’Époux.

[...].]


Pendant cet effet d’amour et de délices, elle agit si simplement, si intimement et si secrètement en ses opérations que, dans ce jeu d’amour simple et simplement actif, elle semble être sans action; et à peine saurait-on exprimer cette expérience, sinon grossièrement et bassement, et d’une manière très éloignée de la perception de cette jouissance objective, affective et effective, de l’un et de l’autre amant. Car d’en écrire comme les mystiques plus diserts que moi ont écrit, ce serait user de redites, et faire en quelque façon éclater sa lumière aux dépens d’autrui : ce que je me suis dès le commencement résolu d’éviter autant qu’il me serait possible; d’autant que ces écrits ne sont ordonnés à autre sujet que pour une pure et simple méthode du vrai et parfait amour, laquelle pratiquée d’un excellent esprit, sera beaucoup efficace pour porter l’âme à l’usage de ces moyens, et fera voir naïvement le bien qui lui en doit arriver. Ce que j’ai fait à dessein de l’animer à la jouissance de l’Époux très cher et très unique de nos âmes.

Il y a encore, outre ceci, d’autres degrés d’union auxquels l’âme pourra parvenir par le moyen de nos soliloques, et pratiques d’aspirations vigoureusement et amoureusement exercées. Pour cela, elle aura plus besoin d’un amour grand et enflammé, spécialement au commencement de cet état, que de beaucoup de science et de connaissance de Dieu et de ses divines perfections. Il suffit, et même il est ici comme nécessaire, d’être totalement ignorant, pour faire progrès en l’abîme de l’amour transformant de l’essence divine. Car en vérité les profondes considérations et les hautes conceptions et spéculations théologiques ne font qu’appâter la puissance intellectuelle. Par conséquent, il y a une infinie distance entre l’aspiration entière et profonde et la considération telle qu’elle soit, même des choses plus internes et appartenantes à Dieu.

Il est vrai que ce chemin et cette voie d’amour est pénible et laborieuse en son commencement, mais elle est douce et facile après quelque temps, et puis par succession, très douce et très facile, vu qu’elle se fait par simple et enflammé regard, et par des conversions courtes, essentielles et muettes, signamment41 au temps de la totale soustraction que Dieu fait de soi, et du concours efficace des puissances actives en l’âme. Et cet exercice a cela d’excellent que, ni dans son action dilatée, ni dans l’activité de ses amoureux et simples regards, il ne permet aucun entre-deux entre l’âme et son bienheureux et divin Objet, la tenant toujours fixement attachée, unie et collée à lui en quelque temps que ce soit, et ne lui permettant pas de s’en séparer pour un seul moment.

[...]

Puisque l’âme doit être unique et une dans sa totale réfusion en la mer sans fond ni rive de son origine éternelle, elle doit par conséquent vaquer uniquement à (88) Dieu, être attentif à lui, et ne cesser jusques à ce qu’elle soit entièrement perdue et écoulée en lui. Lors donc qu’il lui faudra psalmodier en public, l’amour, ou pour mieux dire son Époux, lui apprendra facilement à soupirer et à s’écouler en lui; le sens de tous les versets l’animera à cette pratique, et lui fera jeter des regards et des soupirs suréminents en Dieu. Cette façon d’agir si enflammée contient en soi éminemment et essentiellement tout ce qui ne saurait jamais être dit et écrit des louanges et grandeurs de son Époux. Et cela semble quasi le dernier terme de l’action appétitive, ou de l’appétit agent, en son unique Objet. Cette manière de tendre à Dieu par aspiration ne peut admettre aucune distinction entre un temps et un autre, entre un jour et un autre jour, ni entre le bon et le meilleur; elle est aussi sans multiplicité d’exercice, procédant toujours également à son action enflammée, qui tire et ravit l’âme totalement hors de soi-même en son Objet éternel, infini et incréé.

Or, quoique nous ayons dit que l’humanité et la divinité ensemble du Sauveur doive [nt] servir d’objet et d’exemplaire à l’âme son épouse, pour être de tout point perpétuellement imité en son image extérieure et intérieure, néanmoins elle pourra souvent, et quand il lui plaira, prendre son Époux pour objet selon sa seule divinité. Le regardant comme un Dieu seul, incirconscrit et infini, contenant en unité de nature toute la très sainte et sacrée Trinité en distinction, toute tirée, engloutie et absorbée en sa même unité, en l’amour et par l’amour de la troisième Personne42, produite par la fécondité de son principe naturel, éternel et unique.

Mais il faut savoir qu’encore que je semble donner une méthode déterminée à cet exercice, cela n’a lieu que pour ceux qui le commencent; et les mystiques n’ont entendu d’y établir cet ordre qu’afin de le rendre plus méthodique et plus facile. Car il est permis à quiconque s’en sert d’agir selon le degré de son amour actif sans qu’il importe comment, combien ni en quoi, pourvu que son activité soit vigoureuse, enflammée et détachée des sens, et sur quelque sujet et matière que ce soit, pourvu qu’elle soit d’amour unitif.

Néanmoins il faut se donner de garde de violenter et altérer ses forces naturelles, en exerçant cette action trop aux sens ou par le sens, d’autant que l’âme mettrait grand obstacle et entre-deux entre l’Époux et elle, et se rendrait par ce moyen inapte et inhabile à son entière, prompte et parfaite union, outre d’autres grands inconvénients qui lui arriveraient. Il faut que les élévations soient plutôt du plus intérieur que du pur sens animal, car vouloir enfermer et emprisonner Dieu dans le pourpris43 du sentiment animal, c’est grandement se tromper. Ce n’est pas là que consiste le suprême bien de l’épouse : c’est en l’action vigoureuse séparée et abstraite du sens, unissant par sa force l’esprit et le sens à son suprême et déifique Objet.

Néanmoins au commencement de cette exercitation et lorsque les objets contraires s’efforcent d’occuper le siège de l’Époux, il est bon de se faire un peu de violence, jusques à ce que l’on ait surpassé le sens et ses imaginations; et même de ne point cesser d’agir ainsi amoureusement, jusques à ce qu’on se sente surpassé et immédiatement uni à Dieu. Que si ces sentiments bestiaux étaient trop importuns et trop forts à surmonter pour un coup ou pour quelque temps, on pourra différer ce violent combat jusques à ce que l’on ait un peu repris nouvelles forces, pour les affaiblir de nouveau avec même vigueur qu’auparavant, ne cessant de se comporter ainsi en cette seconde ou troisième action, jusques à ce que l’on en ait le dessus. Ô contentement insigne! Ô délices incompréhensibles de l’Époux et de l’épouse animée à ce combat par sa divine présence! Il semble à la vérité quelquefois bien éloigné d’elle, mais elle jouit toujours du bien de sa victoire et de sa secrète présence, qui la meut à cette action par un secret contentement, et par une force cachée en lui et pour lui-même.

Quand on aura fait quelque bon progrès en cette exercitation d’esprit, par aspiration formée et vigoureusement dilatée, on pourra se plonger et s’écouler en Dieu par un simple et vigoureux regard, contemplant la beauté de l’Époux comme en lui-même, par-dessus toutes formes et similitudes. Pendant cette action intuitive et jouissante, on sera totalement perdu et fondu en l’unité divine; et cependant (qui est fort peu de temps) l’âme se renouvelle totalement et reprend nouvelles forces pour s’employer derechef à son action intérieure.

Or le temps de cette intuitive et simple (89) introversion est fini quand l’âme se retrouve du tout revenue aux sens et aux objets sensibles dont elle se voit environnée; alors elle commence son action active formée et dilatée selon la mesure et proportion de son degré. Toutefois, à cause de la distance de ces deux extrémités, elle se sent avoir grande force pour agir, mais avec peu d’efforts; et par ce moyen, elle se reguinde44 au même état et degré dont elle est déchue. Heureuse et infiniment heureuse l’âme attentive à cet exercice d’amour! Car elle mérite de goûter et de savourer au plein de son vaisseau les savoureuses délices du même amour, qui va s’écoulant de son Bien-Aimé en elle, par diverses saillies, communications et effets.

J’ai dit ci-devant qu’il semble à l’amante que son Époux ne s’absentera jamais d’elle; et cela est vrai, vu l’éminence de ses ravissantes et divines délices par-dessus celles des précédents états. Car il faut bien croire que l’âme, aux précédents degrés et états de sa conversion, a passé toutes les soustractions et suspensions occurrentes, tant pour la preuve de sa fidélité que pour apprendre combien elle doit être éloignée d’elle-même et de son propre intérêt, en l’amour simple et nu de son Époux.

Or, quoique je me sois dilaté sur ces plaintes et lamentations, il faut que je dise encore que souvent en faisant ainsi, elle se sent et se trouve suspendue tout d’un coup à son action plaintive, et toute obténébrée45 et réduite au sens, n’ayant non plus de pouvoir qu’une statue de s’élever par plaintes. Alors elle est comme en un enfer, aimant mieux, s’il était à son choix, mourir que de vivre ainsi misérablement destituée de tout pouvoir de manifester à son Époux comme elle voudrait les infinis regrets qu’elle ressent pour son absence. Mais elle se laisse patiemment tirer et conduire par une très secrète résignation qui réside au profond de l’esprit, moyennant les habitudes infuses et acquises de toutes les vertus, lesquelles y sont résidantes comme en leur source fontale, et embellissent et ornent l’esprit des effets de ce simple, nu et patient amour, destitué de toutes actions quant aux puissances actives.

Ici le rien, l’indifférence, la désappropriation, la conformité, l’humilité et la transformation déifique de l’épouse reluisent, en ce qu’elle est résolue de suivre perpétuellement toute nue son Époux tout nu sur la croix. Tout nu, dis-je, au-dedans de lui-même, et tout dénué du pouvoir actif de ses sacrées puissances. De sorte qu’il était tout autrement crucifié en esprit que son corps ne l’était sur la croix. En cet enfer, dis-je, et partout ailleurs, l’amante, pour le comble de sa totale perfection et pour se consommer entièrement, se sait bien servir de la suprême résignation interne de l’esprit. On l’appelle ainsi parce qu’elle a son action et sa fruition au plus profond de l’esprit, et qu’elle n’use d’aucun instrument séparé de son sujet; mais l’éclairant par-dessus le sens et par-dessus le temps en l’éternité, elle se perd totalement au Tout incréé où succombe le rien créé. Et cela par le non-vivre, le nonvouloir, le non-pouvoir, le non-agir, le non-pâtir, étant, dis-je, l’épouse comme au milieu de ces extrémités sans aucune satisfaction d’elle-même, l’acte réflexe lui étant ôté, pour ne pouvoir discerner pour lors son état, ni comprendre l’éminence de son élévation. Cet état ou cette exercitation est inférieure pour l’ordinaire aux derniers états exprimés ci-dessus.

Telle âme est aussi abstraite de la vie et de tout ce qui se fait à l’extérieur, comme si elle ne vivait point en un corps mortel. J’entends pour elle et quant à elle, et non pas pour autrui, signamment si elle est chargée de la conduite de quelqu’un. Elle voudrait bien ne parler jamais, sinon de ce qu’elle voit, sent et goûte au-dedans, et comme elle voit ne le pouvoir commodément faire, ce lui est une mort. Néanmoins, si elle voit parler de choses joyeuses et indifférentes, elle les approuve pour la récréation d’autrui, se faisant toutes choses à tous46. Comme elle est souvent nue, destituée et pauvre des dons de son Époux selon les sens, elle ressent fort bien les incommodités de la vie; mais sachant qu’il ne se peut faire autrement, puisque son Époux même les a ressenties et supportées jusques à la mort de la croix, elle surmonte facilement à l’activité de son amour, et se guide par le vol subtil de son trait pénétrant, amoureux et enflammé, dedans le sein suressentiel de son Époux.

Là elle se tient à couvert, et elle se plonge et s’abîme en l’efficace et melliflue47 faveur qui, quelquefois interrompant ce temps d’affliction, la noie et la submerge toute de délices divines, dans les étroits et amoureux embrassements de son très divin, très cher et très unique Époux. (90) Telles âmes s’exercent toujours et partout en leur unique Objet, clairement et fervemment, c’est-à-dire en raison amoureuse, et en amour par-dessus la raison, l’appréhension et la discrétion. Et tout cela en très simple ou plutôt en déiforme intention, qui en la force actuelle de son degré éminent, ne fait point de distinction entre le sujet et l’objet.

J’ai encore dit que l’âme s’émeut au commencement de cette exercitation, en amour intense. Je l’appelle ainsi à son égard, parce qu’elle brûle efficacement, en tout son appétit actif, de l’amour suprême et parfait de son Époux. Il est aussi dit profond, non de la part de l’âme, mais de la part de Dieu, qui nous a ainsi profondément aimés d’une profondeur très profonde, nous autres qui sommes, quoiqu’indignement, ses très chères et très désirées épouses. Il est appelé profond en son objet originaire et essentiel pour nous et envers nous, voire aux anges et autres esprit célestes; d’autant que le créé, ni par son action active, ni par son appréhension conceptive, ni par sa simple contemplation jouissante et intuitive, soit en la gloire, soit en l’état de la grâce consommée, n’en peut atteindre le fond que d’une infinie distance.

Il faut remarquer qu’en certains degrés de ces exercitations amoureuses, les mains de l’épouse se trouvent distiller la myrrhe48, non telle quelle, mais la triple myrrhe, ainsi dite parce qu’elle est très précieuse, très fine et très odorante. Ce qui est véritable de tout point, en ce que l’âme est tellement abandonnée des créatures, et ce semble de Dieu même, que les diables et les hommes lui courent sus à même temps, par toutes sortes de tentations et d’afflictions possibles. Et ce qui est le pis, c’est, comme j’ai dit ailleurs, que Dieu son Époux s’enfuit d’elle et lui dit : «Je ne te connais point, je ne sais qui tu es, toute ta vie m’est inconnue, et tu ne mérites pas les biens de simple nature que je donne libéralement à tous.» Alors l’épouse se trouve entièrement attachée au gibet langoureux d’amour nu, privée de tout secours, et comme suspendue entre le temps et l’éternité. L’âme qui a expérimenté ces angoisses infernales sait ce que c’est, et s’il est possible de l’exprimer par raisons et similitudes.

Cependant ces amoureuses exercitations font de la totale, entière et inséparable union de l’âme avec Dieu son Époux [une] union qui est par-dessus l’union commune, laquelle unit par sa force active deux sujets en un. Car par-dessus cela infiniment l’âme est unie en unité suressentielle, par une entière transformation d’amour en son Amant. C’est pourquoi on ne parle point ici, sinon en passant et comme de loin, de la vie profitante et de la vie parfaite appartenantes aux précédentes exercitations, laquelle a eu ses degrés d’aspiration propre, et qui a orné de perfection l’unité plus basse du cœur de l’épouse. D’où on peut voir combien l’exercitation d’union ou d’unité transformante est abstraite et épurée des formes basses et matérielles des créatures; et combien au contraire elle doit être simple en ses sentiments spécifiques et en ses formes dilatées.

Il n’est pas possible que celui qui s’exercera fidèlement dans ces pratiques ne voie et ne sente l’effet de cette vérité en expérience. Voire, s’il est fidèle en cette exercitation, il se sentira souvent tiré et comme extasié par aspirations transcendantes et anagogiques, du tout hors de lui-même; là où il sentira combien le plaisir est excessif de se fondre et se liquéfier, de se plaire et se complaire en la douce et regorgeante affluence des délices du sein suressentiel de l’Époux, lequel est son paradis total et qui semble avoir résolu de se fondre et verser totalement en elle, pour l’abîmer d’amour et de délices divines en lui-même, qui est son propre Objet originaire et éternel, au-delà du temps et de l’éternité.

Ceci néanmoins n’est ni la profondeur ni la hauteur des suréminences qui se pourraient atteindre par ceci même. Mais pour cette heure il n’est requis autre chose que de bien et fidèlement s’adonner à cette pratique, ni trop lâchement ni trop sensiblement, comme nous l’avons dit, se servant pour un temps de tout sujet inflammatif qui se pourra rencontrer, durant quelque temps, jusques à ce qu’on y soit habitué; et par après il faudra commencer cet exercice selon la méthode des quatre genres d’aspirations que nous avons spécifiés et établis pour en être la base et le fondement. Que si on se comporte fidèlement en cela, on pourra sans beaucoup de secours humain arriver à l’ornement et jouissance de la vie suressentielle de l’Esprit, en perpétuelle jouissance et contemplation de Dieu infini, hors du créé et pardessus l’action, en sa jouissance même, en suraction et en surpassion. (91)

Or comme j’ai dit ci-devant, encore qu’ici nous semblions déterminer quelques genres et matières d’aspirations, cela néanmoins n’aura pas lieu, quand on sera bien exercé et instruit en cette divine pratique au degré susdit de suprême illumination. Alors l’âme se pourra laisser emporter et transporter au mouvement et désir de son amour impétueux, et sur tout sujet qu’il lui plaira. Mais son sujet ne sera jamais autre qu’en son même Objet infiniment désiré, faisant voir à son divin Époux qu’elle est infiniment animée, passionnée et agitée de son unique et simple amour. Je dis bien plus : qu’en l’éminence ce degré, l’épouse est perdue et abîmée entièrement en son Époux, où elle est un avec lui-même, en sa charité très infinie et très simple, par-dessus son simple amour, en quelque simple moyen.

Les âmes qui tendent par leur vigoureuse et amoureuse action à ce degré, et qui par leur fidélité y parviennent, sont déjà grandement illuminées, et leur est impossible de sortir à l’action, sans le su, l’ordre et le fait de raison illuminée. Elles sortent comme, quand et autant qu’il est nécessaire aux vertus communes et qui concernent le bien du prochain. Elles vont par ciel, par mer et par terre sans danger, et avec une très grande lumière et utilité, éclairant ceux avec qui elles ont à traiter. Elles tiennent en toutes choses et toujours le milieu, tant en elles-mêmes qu’aux autres, qui est beaucoup dire, car cela présuppose une grande lumière acquise. Davantage, elles jugent tout et ne sont jugées de personne, pour la même raison que j’ai alléguée, et ne peuvent être vraiment connues que de leurs semblables, c’est-à-dire de ceux qui ont et qui font même exercice qu’elles. Car toute la gloire de la fille du roi, c’est-à-dire de l’épouse déifiée par l’Époux divin en lui-même, procède du plus intérieur fond de son esprit; et ceux qui gisent au-dehors pour s’y reposer, cherchant repos hors de l’Époux, par les choses sensibles qui lui appartiennent, n’atteindront et n’arriveront jamais au propre fond de leur âme, où l’Époux fait sa résidence. Outre qu’ils ne savent ce que c’est que le fond intérieur ni les simples et confidents exercices, qui n’ont source, vie ni vigueur que d’amour en amour.

Au surplus, ces personnes adorent les jugements inscrutables de Dieu, ès choses tant prospères qu’adverses, qui arrivent tant à elles qu’à autrui, par sa Providence divine. Elles les adorent, dis-je, comme lui-même, sans distinction ni différence, ce qui est être immobile en l’Époux comme l’Époux même. Bref, elles sont tellement plongées et perdues en la divinité de leur Époux, soit en l’abondance, soit en la disette et destitution de son concours sensible, qu’il est impossible aux créatures de les trouver. Qui les voudrait toucher toucherait aussitôt Dieu même leur Époux, infiniment jaloux de la pureté et du bonheur de cette très chère et très pure épouse. Voilà comme quoi l’épouse fait paraître sa lumière acquise dans les rencontres, en sagesse et en ces paroles, agissant, pâtissant et se comportant à guise d’un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent, pour l’illumination d’autrui; ou bien comme le soleil, qui darde ses rayons au travers d’une vitre bien claire et transparente.



Chapitre 22. De l’amour unitif et de l’oraison par voie mystique. Et comme cette voie est opposée à la scolastique.

Ceux qui ont la connaissance de Dieu à suffire et qui sont simples en leur exercice, autant qu’ils peuvent, devant Sa Majesté, se doivent médiocrement49 forcer à former des aspirations essentielles, tantôt sur ses bienfaits universellement, tantôt sur quelqu’un d’iceux, tantôt sur l’Amour et sur ses effets. Faute de cela, on demeure oisif, ne sachant50 à quoi s’attacher, à cause de sa nudité et impuissance d’agir. Mais ce n’est pas tant impuissance que manque à la volonté de se bien appliquer aux sujets et aux matières propres à l’enflammer. Car elle ne doit pas demeurer sans attache à quelque moyen, faute d’action convenable pour se bien occuper de Dieu au-dedans de soi.

L’exercice d’aspiration n’est pénible qu’au commencement, et à mesure qu’on en acquiert l’habitude, on la trouve facile et sans peine. Mais ce qui ne coûte rien est peu estimé : c’est être amplement récompensé de sa peine que d’avoir la noble habitude d’amour en lui-même et une très grande facilité d’aimer. Au commencement, on prend sujet de toutes choses visibles d’aspirer à Dieu; et puis après, l’aspiration se va étrécissant peu à peu, et contenant la vérité réduite d’une manière plus essentielle, conformément à l’appétit de la volonté. Si bien qu’à mesure qu’on reçoit les splendeurs et les profonds attouchements de Dieu, qui sont et contiennent diverses manifestations de sa grandeur et beauté, et de sa longueur et profondeur, avec la science et connaissance expérimentale du rien de la créature, l’âme se trouve plus que jamais désireuse, intérieure et active, mais sans labeur, se sentant et se voyant perdue, fondue et réduite dans l’immensité de ce feu dévorant; et là, surpassée et perdue d’elle-même en son éminente élévation et constitution, elle ne vit plus d’autre vie que de la vie de Dieu, qui l’anime et l’agite de son Esprit.

Ceux donc qui ont disposition pour cet exercice d’aspiration se doivent forcer médiocrement, jusques à ce que leur aspiration, plus étroite que large, leur soit douce, sensible et savoureuse; et s’accoutumant ainsi à ce laborieux exercice, ils pourront prendre le large de toutes matières propres à enflammer la volonté, et particulièrement celles des bénéfices divins, afin de se rendre plus féconds à aspirer par colloques enflammés.

La manière de produire ces aspirations consiste en certaines exclamations, interrogations et demandes de l’amour, de l’union, de la perfection, et de choses semblables. Ce que l’on continuera de faire en l’ardeur de son appétit enflammé, selon l’exigence des sujets sur lesquels on s’exerce. Les livres mystiques sont pleins de ces dards amoureux, et il n’est pas besoin d’en former ici : c’est assez que vous sachiez que la bonne aspiration ne compatit point avec l’imperfection volontaire. Ces dards vivement enflammés pénètrent le cœur amoureux de Dieu, et l’obligent à s’écouler en nous. Ils nous ravissent de lui et en lui d’une ardeur et impétuosité indiciblement douce et [287 r °] savoureuse; et par cette expérience on apprend comme quoi l’amour suffit à soi-même, et qu’étant une fois acquis, il n’a plus besoin d’art ni de préceptes. Car étant vif et lumineux, il est aussi très fécond et très instruit par l’onction vivifique du Saint-Esprit, qui le verse abondamment avec soi-même51.

Encore qu’au commencement de cet exercice, on ne sente pas son cœur excité ni enflammé des dards qu’on élance vers Dieu, l’occupation n’en est pas moins bonne et sainte, et si on s’y applique vivement, on se sentira enfin tiré au-dedans, et ému de l’Amour divin. Cette occupation ne bande point la tête : elle affecte le cœur selon l’état de celui qui s’exerce. Mais il faut en ceci, surtout au commencement, manger son [287v °] pain à la sueur de son visage, se souvenant que l’Amour n’a ni paix ni repos, s’il ne voit son Objet, s’il ne lui parle, et s’il ne se sent pas parfaitement uni à lui. Il abhorre le dehors et la dissemblance avec lui comme la mort. Bref, tout son plaisir et toute sa vie sont en lui seul et il lui dit souvent : mon cœur et ma chair se sont réjouis au Dieu vivant52; ils s’y réjouissent et s’y réjouiront à jamais.

Il est donc très à propos que l’on épanche son cœur, plutôt en l’effet d’un véritable et fidèle amour que par aspiration recherchée et apprise dans les livres. C’est le moyen d’acquérir plus facilement l’Amour en lui-même. Néanmoins, plutôt que de demeurer oisif et stérile, on pourra recourir à celles qui sont couchées dans les livres mystiques, les digérant comme si on les avait formées pour soi-même.

Or c’est par l’Amour en lui-même que l’âme vivement touchée désire se joindre étroitement à Dieu53; et c’est ce que nous entendons par la concision et réduction de l’aspiration enflammée sous peu de paroles et de formes, qui n’est quasi que le mot d’Amour. Cet Amour pousse ses ardentes et vives flammes de tout soi. Et par ce moyen s’allume vivement en l’âme un feu divin, en suite du flux amoureux, enflammé et embrasé dont Dieu l’anime et la tire vivement au-dedans.

Le dessein de Dieu en cela est de la perdre, la fondre, liquéfier et résoudre en toute cette immense fournaise d’Amour, afin qu’elle y vive désormais de sa très douce et très délicieuse vie. Aussi n’a-t-elle point de repos qu’elle n’ait acquis ce noble et divin Amour, et reçu la grâce qui le produit efficacement; et Dieu le lui verse, pour ainsi dire, à gros bouillons, pour entièrement dévorer et consommer son intime amante. Laquelle répond de toute son action et de tout son effort à l’Amour qui l’attire et la ravit en lui pour l’unir et la transformer pleinement et parfaitement en lui-même.

C’est là que l’âme jouit des ineffables embrassements, de la grandeur, de la bonté et des secrets ineffables de ce Dieu d’Amour, qui l’entraîne en son abîme ensuite de sa fidèle activité à lui répondre selon son total. En ce degré d’illumination et de jouissance, l’âme est vraiment plongée et baptisée au fleuve du feu très délicieux du Saint-Esprit, où elle est remplie de secrètes et délicieuses notions de tout ce qui touche et appartient à son suprême lustre, et à la beauté, splendeur et immensité de Dieu. Ainsi cet exercice d’aspiration devient par succession de temps très puissant, très fort, très noble et très subtil en son opération; et la créature s’en sert convenablement pour s’élever et se fondre au feu d’amour.

Cette voie est bien appelée voie mystique, parce qu’elle est inconnue et cachée à ceux qui gisent un long temps dedans les sens, et s’élèvent à Dieu comme ils peuvent par la connaissance des choses (124) sensibles, moyennant l’opération active de leur entendement. Encore serait-ce beaucoup si, sans se rechercher eux-mêmes, ils s’appliquaient à le connaître autant qu’il est possible en cette commune voie, joignant à cela des affections enflammées, sans s’arrêter à leur intellectuelle connaissance et à leur subtile spéculation, qu’ils appellent contemplation, laquelle les satisfaisant beaucoup, les appâte et les délecte de Dieu à la vérité, mais le plus souvent en eux-mêmes, et non en lui ni pour lui. Aussi ne sont-ils élevés ailleurs qu’en leur nature, qui, leur donnant certains goûts dont ils sont grandement satisfaits, leur persuade qu’ils sont contemplatifs et qu’ils ont accès à Dieu, quoiqu’ils en soient aussi éloignés qu’ils sont vifs en eux-mêmes. Bref, ces hommes, quoique curieux contemplateurs de toutes les vertus, sont animaux immortifiés, adorant leurs subtiles idoles, et eux-mêmes, qui en sont les inventeurs.

Il faut avoir pratiqué au moins une bonne année de toutes ses forces cette première voie de contemplation de sorte qu’on se sente grandement lumineux et enflammé d’amour. Après cela, on entrera plus facilement et plus utilement en celle qui est secrète et mystique. C’est une sapience qui remplit l’âme d’infinies splendeurs et délices, et une science divine que les hommes charnels et animaux ne sauraient entendre ni concevoir, parce qu’elle est divinement infuse par amour gratuit. Elle est réputée folie par l’homme animal, d’autant que l’effet de cette voie est d’anéantir bientôt les sens et les puissances de l’homme, en sorte qu’il devient simple et unique au feu de l’amour, qui le consomme en tout soi, en une tendue profonde, lumineuse et savoureuse pardessus toute expression. Il est simple là-dedans, et totalement devenu esprit en l’Esprit divin, duquel il est plus agi qu’il n’est agissant, et dont il est plus jouissant que pratique, quoiqu’il soit l’un et l’autre. Il est pratique quand il le faut pour les œuvres extérieures auxquelles il lui faut nécessairement sortir; pratique encore de tout soi selon le plus subtil de son exercice amoureux, quand il n’est pas si fortement tiré de Dieu. Mais quand il est vivement ravi et entraîné au fleuve, ou plutôt en l’immense mer de la très simple divinité, cela est si délicieux que c’est un paradis écoulé de Dieu en terre, qui fait en l’âme diverses élévations et divers état de pureté, de lustre et d’excellence en son total, avec autres différents effets et simples délices; de sorte que cela est ineffable, et du tout hors de l’expression de celui qui en a l’expérience.

Mais les voies, sentiments et notions pratiques de ces mêmes effets sont trop plus utiles à l’âme amoureuse que toute la théorie qu’elle en puisse avoir, quoiqu’elle soit accompagnée de pratique. Car il n’est pas de nécessité ni le meilleur de s’exercer doctement, ni d’être docte mystique en pure doctrine théorique, qui explique les admirables effets et opérations de Dieu et chaque degré d’élévation spirituelle, déduisant par le menu les divins écoulements de l’Esprit divin et humain. Cela a été déduit en science théorique, très subtilement, purement et clairement par les plus doctes et plus éclairés mystiques, lesquels, élevés suréminemment par-dessus toutes ces expériences, se sont écoulés aux hommes à guise de fleuves impétueux, versant dans les âmes par la vue et la compréhension de cette divine science mystique la connaissance expérimentale de tout ce qu’elles n’ont jamais senti, vue et connue en toutes leurs diverses pratiques intérieures. De sorte qu’elles ne se peuvent étonner de se voir si subtilement et si clairement manifestées à elles-mêmes, en un ordre de si pure et si excellente science.

Mais quoique ces âmes transfuses en la Déité, par les effets successifs de son feu très rapide, voient et sentent bien qu’une telle théorie est plus utile que leur pure et seule pratique, elles n’ignorent pas aussi que cette même pratique est beaucoup meilleure, plus noble et plus utile que toute la théorie qu’on puisse avoir de la science de la vie plus mystique; d’autant qu’en la théorie, la subtilité n’est qu’en vue, et on la sent comme au-dehors. Au contraire, la très haute pratique de la même théorie réduit toutes choses en un par son très simple flux amoureux et par son unique simplicité. De sorte que toute son expression est réduite en suprême unité, et s’il se trouve que toute l’âme soit perdue à elle-même, son flux est aussi perdu dans toute l’étendue du fond du dernier degré de suréminence.

J’ai bien voulu déduire ceci à dessein de faire voir à l’âme non peut-être assez expérimentée en ce qui est du divin Amour, que ce qui est plus théorique et plus subtil, naïvement et clairement expliqué, n’est pas le meilleur; afin qu’elle ne s’en empêche pas mal à propos, puis (125) que l’âme qui jouit de Dieu très profondément, hautement et largement, abhorre toute expression comme chose qui la tire au-dehors et qui la divise subtilement, et même manifestement et sensiblement.

Ce n’est pas que la théorie ne soit fort à souhaiter, spécialement pour les directeurs. Mais pour ceux de qui Dieu prend un soin spécial, les conduisant par soi-même, il n’est pas besoin de théorie explicite : ils ont toutes ces vérités par ordre dans leurs exercices, et les sentent dans les manifestations et sentiments, qui leur sont infus de Dieu très largement et abondamment. Sur quoi j’ai dit en passant que certains docteurs mystiques font plus de cas de la théorie de quelques-uns qu’il ne faudrait, parce seulement qu’ils voient que telle théorie montre cette voie en ses moyens ordonnés. Toutes choses bien vues et bien examinées, si le plus contient le moins, à quel propos faire état de ce qui est beaucoup moins que n’est la chose en elle-même

?

Or certains doctes lumineux et savoureux théoriques répandent et écoulent leurs lumières tout ainsi que le lait et le miel, comme dit l’Écriture sainte; et ayant digéré cela en soi et pour soi, ils le servent très savoureusement aux autres, qui, d’un appétit très simple et très avide de telles vérités, mangent ce divin miel et boivent ce divin lait avec un plaisir et contentement indicibles. Cette saveur si doucement et si savoureusement attrayante tire au suprême Esprit, Père de tous les esprits, les cœurs et les âmes de ceux qui, enrichis de ses perfections, reçoivent ces divines lumières sous formes très simples, compendieuses54, essentielles et perdues.

On ne doit pas moins donner à ce qui est devenu pur esprit en l’Esprit divin. Car l’esprit humain est en lui totalement renouvelé par une nouvelle saveur et étendue d’esprit, en toute l’immensité de l’Amour divin duquel il est fortement mû et agi, pour nous faire une totale transfusion de soi en lui. Et certes cet amour mutuel et réciproque n’a ni terme ni nom pour être exprimé ni entendu. Voilà quels sont (et encore tous autres) les effets de cette très noble voie mystique à ceux qui s’en servent non pour eux et en eux, mais au bien et au plaisir de Dieu seul.

Cette voie aussi bien que l’autre requièrent également la pratique de toutes les vertus. C’est pourquoi les mystiques disent bien à propos qu’en cette voie l’aspiration comme telle et les vertus font le corps, et l’amour unitif, très vif et très fort, en est l’esprit. Cet amour devient discret55 à mesure qu’il est fait divin pour pouvoir soutenir toutes les opérations de son divin feu en elle sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au-dehors; encore qu’il soit vrai qu’il soit parfaitement navré de la plaie d’amour au-dedans d’elle-même.

Quant à ceux qui ne sont que sensiblement et naturellement affectifs, cette voie ne leur convient pas, encore qu’ils semblassent se rompre le cœur et les entrailles à force de s’y exercer, parce qu’ils sont trop dans la satisfaction de la nature, qui leur fournit abondance de sensibilité sous prétexte de plaire à Dieu. Cependant ils sont si contraires à Dieu qu’ils n’ont et n’auront jamais peut-être rien en eux qui soit propre à cette pure influence. Je ne veux point en déduire les raisons : il suffit de savoir que ces personnes sont dans la voie de la seule nature, et fort souvent autant pleins et comblés de tous péchés d’esprit renversé, que leurs contraires sont ornés de toutes les vertus, compagnes du véritable Amour.

Les jeunes enfants sont aussi naturellement sensibles, et quoiqu’ils n’aient fait aucun exercice de la commune et première voie d’oraison, ils se trouvent enflammés d’amour pour celle-ci. Mais on voit ordinairement que cela n’est que de nature, et il est à craindre, ainsi qu’on a expérimenté, qu’ils n’entrent jamais en

Dieu, parce qu’ils sont autant dépourvus de son Amour que des vraies vertus. Car il ne leur faut point parler de mortification : ils sont trop délicats et sensuels, et ne veulent être touchés de si loin que ce soit. Et encore qu’il puisse arriver que Dieu s’écoule quelquefois abondamment en eux, ils n’en seront guère meilleurs; d’autant que tout au plus ils ont les dons de Dieu pour fin et pour but, lesquels ils souillent de l’infection de leur subtile sensualité. Ils jouissent de ce dont ils désiraient seulement user, et méprisent dès là la jouissance du vrai bien, vivant ainsi dans un esprit renversé, et à sens tout contraire de ce qu’ils doivent.

Au contraire, ceux qui s’exercent comme il faut en cette voie, avec continuelle mortification, arriveront bientôt au comble de tous biens, et monteront heureusement tous ces états et degrés sans (126) aucun dommage. Je sais que cette voie, à la prendre largement, peut compatir avec quelques légères imperfections, mais elles ne doivent être aucunement volontaires; ainsi de toute pure infirmité et faiblesse humaine. Il ne faut pas s’étonner de l’éminence de ces voies ni craindre de n’y pas réussir; car comme il y a divers degrés et états, Dieu y tirera et élèvera l’âme selon sa constance et fidélité à cet exercice. Celui qui donne moins doit moins recevoir, celui qui donne beaucoup, reçoit beaucoup; et celui qui donne tout et toujours, doit tout recevoir.

Or nous ne considérons ici l’Amour qu’en ses effets, et comme opérant très noblement en la créature. Nous supposons même tous les effets de l’Amour mutuel et réciproque entre l’amante fidèle et son Amant, celle-là ayant connu par expérience l’infinité de l’Amour et son rapide flux en elle, et encore tout autre hors d’elle, sans changement ni altération possible de la part de l’Objet. Elle l’a, dis-je, connu d’une autre manière dans la jouissance qu’elle a eu de ce divin Objet, autant qu’il est possible d’en pouvoir jouir en son degré, ou peut-être en suprême degré de jouissance, le tout selon l’ordre et l’exigence de deux intimes amants qui vivent l’un de l’autre, et l’un pour l’autre. Ceci est tout voir, tout comprendre et tout dire. Car là où il est question de Tout, cela se doit trouver vrai de toutes parts, autrement il y aurait grand manquement de la part de la créature infidèle.

Or personne n’est suffisamment disposé ni propre pour entrer en la vie suréminente s’il n’est entièrement destitué de son pouvoir actif, dans le plus pur et le plus simple de cette voie mystique. Mais quand on ne peut plus tendre activement en Dieu, on a quelque aptitude à l’entrée de la suprême mysticité, pourvu que cela soit vrai de tous points et en tous sujets d’actes possibles, parce que, tandis qu’il reste ici un point de vie possible pour le poussement amoureux, l’âme n’a point la disposition requise pour se donner et se livrer à pur et à plein en proie à Dieu, pour faire les premières approches de la voie mystique et suréminente par l’entière perte et abandonnement de tout soi.

Plusieurs semblent ignorer ceci, qui même sont doctes mystiques, et qui par leurs écrits requièrent que les âmes (qui ont encore trop de vie et d’action possibles) entrent éperdument, se perdant et s’abandonnant entre les bras de Dieu infini, pour être mus de là en avant de lui seul. Mais comme il y a encore tant de vie en elles, et par conséquent de grandes unions et splendeurs à acquérir et surpasser par l’aspect mutuel de l’Amour réciproque, cela ne se doit pas faire ainsi. Il est de nécessité qu’une telle âme souffre souvent à cette occasion des mortelles et infernales langueurs, n’étant alors ni dehors ni dedans, attendu qu’elle n’a point encore été ravie des douces, fortes et impulsives attractions mystiques. Je dis expressément : mystiques, à cause de l’éminence de leur élévation et constitution, et de la nouvelle communication des délicieuses, secrètes, lumineuses et embrasées notions que l’âme qui est là élevée reçoit immédiatement de son Objet amoureux en son total. Cela, dis-je, n’étant pas et n’ayant jamais été en cette âme, il s’en faut beaucoup qu’elle n’ait la disposition pour cette si suréminente attraction. Agir donc ainsi, c’est exposer trop manifestement ces âmes à des cruelles langueurs et sans beaucoup de fruits. Car il n’importe pas tant de ne passer pas si tôt à ceci; mais il importerait bien plus de poursuivre l’activité d’amour en toute exercitation et degrés, pour mourir et expirer au même amour, par l’entière suppression de l’appétit actif.

Il ne faut pas se faire trop de violence en cet exercice d’aspiration : l’effort trop violent et trop continu ruine la tête et le cœur; et procéder trop vivement à ses actes dans l’abondance des influences divines, spécialement si c’est avec continuation, c’est détruire insensiblement sa nature, pour bientôt, par faiblesse d’esprit et de corps, n’être plus propre pour ce qui concerne l’esprit, ni peut-être pour l’exercice du corps. Quand donc on se sent profondément tiré en toutes ses puissances, en sorte que le cœur est comme bouillant en la très vive ardeur de ce divin feu, il faut alors purement souffrir cette divine action, et plutôt soustraire en quelque manière de son impétueux effort, par quelques exercices extérieurs, que de produire des actes qui sont alors plus dommageables qu’utiles, et seront accompagnés de propre recherche de la part de la créature. Et qu’est-il besoin de se rendre sensible en ce qui est déjà assez sensible de soi par l’effort du trait amoureux de Dieu qui ravit fortement la créature à lui-même?

Cette voie, en la manière que nous l’avons déduite, comme mystique, tient le large : son dernier et plus noble effet est celui qui s’exerce, se reçoit et se pratique aux puissances inférieures et sensitives, hautement élevées et largement dilatées : alors elles pâtissent en leur union les merveilleux effets de l’ébriété divine, que les mystiques expriment sous les termes de vin et d’ébriété, à cause des prodigieux effets semblables à ceux du vin et de l’ébriété naturelle. Mais le tout est senti et opéré au-dedans et au-dehors en l’excessive jubilation d’amour, qui n’a ni terme ni nom pour pouvoir être exprimée, vu la douceur et l’abondance de sa rapide action. Car elle agit tout l’homme non seulement pardessus lui, mais totalement hors de lui, comme ne sachant ce qu’il fait, à cause de la fruition excessive de sapience qu’il y a en ce degré amoureux.

Mais cet amour passe à d’autres effets incomparablement plus nobles et, touchant fortement de son trait rapide les puissances supérieures, il y opère des effets plus excellents sans comparaison, à cause de sa subtile, profonde et simple efficace. Car ceci est merveilleusement subtil, doux et délicieux dedans le fleuve du même amour, dans lequel tout l’homme est perdu d’une manière très profonde, très large et très simple. On y ressent un si simple, si pénétrant et si divin Amour que ce n’est plus que lui-même en son étendue; et on y est devenu et fait esprit en tout son esprit, par-dessus toutes les démonstrations et similitudes. La sérénité qui est là est si grande que c’est une tout autre région, où l’âme jouit abondamment de tous les biens et richesses des très hauts esprits, au total de l’Amour incréé; et où étant perdue, elle ne réfléchit point dessus les choses humaines et basses, non pas même sur les effets qui ont précédé celui-ci.

C’est ici que le Soleil divin, étant au plus fort de son action et en son plein midi56, ravit tout l’homme incessamment et continuellement, de sorte que la partie supérieure est ravie et transfuse en l’unité de son esprit, et l’inférieure, la suivant d’un cours impétueux, est unie aux puissances supérieures. Alors il n’y a plus rien de l’homme en l’homme : il est tout là où il doit être, sans que, par manière de dire, il soit en puissance de réfléchir au-dehors. Là les effets de l’amour des deux amants sont totalement ineffables, pour la grande subtilité d’agir et de pâtir qui se trouve en l’un et en l’autre. Cela est ainsi arrivé à l’amante pour sa véritable fidélité à soutenir tous les effets successifs de son Amant en elle. Tout son homme sensitif est mort et perdu, et totalement changé en esprit; et à mesure que cet état se perfectionne et s’accomplit, cet esprit vient à être fondu en la simplicité même : tout esprit se perd heureusement, au-delà de toute transfusion, en amour très fruitif, au total de son béatifique Objet.

Tout cela est si simple et si unique que la dernière atteinte de cette suprême fruition est très éloignée du créé, par-dessus soi, en l’Incréé. Et il n’y a rien là, ce semble, à consommer de la créature. Il n’en est pas pourtant ainsi, et l’Amant en ses nouveaux efforts trouve encore bien de quoi y consommer en temps et lieu, afin de faire de tout autres élévations et plusieurs autres constitutions, qui contiennent divers degrés d’un très fort amour, et de très fortes illuminations et notions qui succèdent à tour et retour les unes aux autres. Ce qui ne cesse point d’ordinaire que l’entière consommation du sujet ne soit fait au total du même amour. Si bien que le total de cette suréminente constitution est possédé par-dessus l’Ineffable même, en intelligence, discernement, perception et sentiment.

De là vient le très simple et très unique repos, qui est la vie vitale, s’il faut ainsi dire, de tout cet état, consommé en l’ordre successif des très ravissantes influences, de tous les divers moyens et des délicieuses notions qu’Amour a suffisamment opérés, réduits, et fondus en unité d’être, d’entendre et d’opérer par-dessus l’être, l’intelligence et l’opération, conformément au très suréminent regard de Dieu et de l’âme, lequel fait ce très distinct négoce dedans l’Incréé, totalement hors de la créature. Ici donc il n’y a jamais plus rien d’elle pour discerner ni pour élire, mais purement pour tout faire par ses actes purement impératifs.

Cette âme si heureuse vit de la vie de Dieu, et Dieu vit en elle comme en soi-même (s’il faut ainsi dire) sans aucune résistance de la créature. Elle est comme ce qui n’a jamais été, au moins si elle n’est menteuse, contrariant en quelque chose à son juste devoir, comme en effet elle pourrait bien vivre de plus près ou de plus loin à soi-même. Car il est facile aux uns de sortir et de vivre s’ils voulaient, voire même aux plus accomplis et consommés de ce suprême état; ce qui n’est pas tant (128) aux autres, qui sont fortement dominés du feu d’amour consommant, lesquels sont en cela même si suspendus en leurs puissances et si fortement agités qu’ils ne sauraient jamais sortir de l’activité de cet état amoureux.

Or celui qui est entré au repos de Dieu repose de ses œuvres, comme Dieu reposa des siennes après la création de toutes choses. Cet Esprit éternel dans le repos de sa simple jouissance est totalement incompréhensible et inattingible à tout esprit inférieur. C’est en ce suprême point de consommation que toute la mysticité est réduite, faisant esprit très simple et très perdu au-delà du fond, en la suressence qui l’engloutit et l’absorbe dedans son Tout. En cette suprême unité rien n’est vu, appréhendé ni entendu de distinct ni de séparé, de distinguable ni de séparable. Là n’est rien que le maintenant éternel57; et là Dieu seul est et vit en soi en la créature devenue lui-même par un amoureux reflux, laquelle, quoique refuse en son éternel Principe, demeure néanmoins et demeurera créature, même en la gloire, son être créé lui demeurant totalement pénétré de l’Être incréé, fondu et tout perdu là-dedans. De sorte qu’encore que, dans toute la plénitude de Dieu, elle ait toute la propriété et qualité de son être fait divin, si ne désiste-telle pourtant pas de sa créaturalité.

Au reste, nous n’écrivons pas pour être crus ni entendus, si ce n’était peut-être de quelques-uns qui, pour être arrivés pleinement ici, le doivent recevoir avec très grand plaisir, pour se voir par tout ceci parfaitement eux-mêmes, tant en l’ordre de toutes leurs expériences que très loin par-dessus cela, en l’éternelle mer de l’Amour éternel qui, en l’effort de sa rapidité amoureuse, n’a point de cesse qu’il n’ait tout abîmé et tout perdu en soi, pour heureusement et glorieusement vivre au total de sa propre vie.




Chapitre 23. De l’amour divin, son commencement et son progrès, par ordre et par degrés58

Encore qu’il soit vrai que l’Amour puisse être en tous exercices spirituels, toutefois il n’y est du commencement que comme Objet mouvant l’âme à agir pour sa fin, c’est-à-dire pour lui-même, ce qui fait l’intention droite par un regard actuel vers son Objet final. Après qu’on a acquis cette facilité à force de continuer ses désirs et ses élévations d’esprit pour la satisfaction de ce divin Objet, on se trouve porté à tout faire, à tout laisser et à tout endurer dans cette rectitude, c’est-à-dire pour le seul amour de Dieu. On se sent animé et de plus en plus enflammé à plaire à lui seul en toutes choses; en quoi le cœur se sent non seulement facilité, mais encore comme nécessité, s’il faut ainsi dire, de vaquer à cet exercice d’amour actif. Et il le fait avec discrétion, le plus fréquemment qu’il lui est possible, sur les sujets et des matières plus propres à le toucher.

Quand donc il vient à être exercé de longue main et qu’il se sent vivement touché des efficaces splendeurs de son Bien-Aimé, ce cœur se trouve attendri et dilaté d’amour et dévotion sensible, et puis il se sent doucement convié et tiré à suivre amoureusement son Époux. Cela l’anime si vivement à se donner activement à lui que tout son appétit, ses mouvements, ses pensées, ses paroles et ses œuvres n’ont jamais plus autre fin ni autre objet que lui, sa douceur et sa suavité l’ayant amoureusement navré et blessé pour jamais.

Il est vrai qu’il y a plusieurs degrés pour parvenir ici; mais en cet état Sa divine Majesté est vue et sentie telle en elle-même que l’âme a fait résolution mille et mille fois de quitter toutes choses et soi-même pour vaquer désormais fidèlement à la vive recherche et poursuite de ce très amoureux et très désirable Époux. Elle ne sait que faire ni qu’endurer pour lui satisfaire; et ce désir s’enflammant toujours de plus en plus, elle s’adonne à la continuelle mortification de soi-même, en tous sens, et manière. Car elle voit que Sa Majesté infinie désire cela d’elle pour jamais, et bien davantage s’il était possible. Et recevant de plus en plus force, lumière et amour, pour l’éternelle exécution de son devoir, elle voit et croit fermement que tout son amour actuel et toute l’étendue de sa plus vive et continuelle exercitation n’est rien en comparaison de ce qu’elle doit à ce Dieu infini, lequel l’a bien daigné regarder et la choisir pour l’aimer d’amour perfectif, profondément et vivement efficace, et la rendre éternellement et incessamment amoureuse de lui, selon l’exigence de l’amour qui doit être réciproque et mutuel entre deux amants.

Ici les noces amoureuses se célèbrent déjà au mutuel plaisir de Dieu et de l’âme divinement pénétrée des traits et attraits vifs, enflammés et délicieux de son cher Époux; et c’est ce qu’ils expriment tous deux en leur étroite et divine union, sous innombrables similitudes. Dans cet amour réciproque, l’âme brûle de plus en plus de manifester, s’il lui était permis, à tout le monde, la grandeur et la beauté éternelle de son très cher Époux; et elle voit qu’on ne le peut dignement louer, sinon d’une infinie distance de ses infinis mérites. Se voyant pénétrée en fond d’amour, de lumière et des notions des excellences de cet Objet infini, elle ne peut assez s’étonner de voir l’ingratitude des hommes, qui louent si peu et même déshonorent une si haute et si aimable Majesté. [17] Cela l’anéantit de douleur et la réduit à rien à force d’étonnement. Néanmoins comme elle voit l’ordre merveilleux de la secrète Providence de son cher Époux envers toutes les créatures, elle laisse aller toutes choses leur train, et les laisse agir et mouvoir au soin paternel dont il les conduit d’une merveilleuse manière. Car il ne veut forcer personne, et quoique ce soit l’infini devoir de la créature, n’importe, elle se repose de tout cela sur son ordre paternel, et pour son particulier, elle pense à faire son devoir éternellement, sans cesse et de tout son pouvoir.

Dans cet état, elle ne peut plus se défier de la fidélité de son cher Époux, se voyant tirer de la masse de perdition et choisie entre plusieurs milliers de personnes pour connaître son infinie beauté, pour en jouir et pour l’aimer d’un amour perfectif. C’est pourquoi elle sent toujours un très doux effort d’amour, qui la ravit et la pousse à réciproquer éternellement son amour à Sa Majesté, comme elle y est toujours résolue. Elle ne peut faire moins, étant si élevée en lui et si pénétrée de lui, dont l’action vive et le feu ardent l’agitent et l’occupent selon diverses voies et manières, en unité et simplicité mystique, qui tient toutes ses puissances recueillies et fondues en un, et où tout l’homme est déjà esprit, pour le moins en unité de cœur.

Désormais ses sens sont morts à leurs opérations : ils n’agissent plus, sinon divinement en l’ordre de l’Esprit, lequel est devenu simple en ce nouveau changement et en cet amour fruitif et pratique. Je l’appelle fruitif quand l’âme est vivement agie de son Époux, et si vivement pénétrée, si hautement élevée et tellement perdue qu’il lui semble alors ne point agir. Je le nomme pratique quand elle est laissée à elle-même, afin que, par toutes sortes d’affections possibles, spécialement d’amour unique et ardent, elle s’occupe vers son Époux, s’unissant étroitement à lui en l’ardeur de son amour très affamé. Car comme il la convie toujours au plus secret d’elle-même à lui satisfaire ainsi selon son total, tant à l’agir qu’au souffrir et au mourir, aussi elle s’y occupe et s’y emploie en toutes occasions, sans faire de distinction du facile et du difficile, de l’adverse et du prospère, du peu et du beaucoup. Il ne lui importe que faire ou qu’endurer.

Elle aime le mépris, les humiliations, le renoncement à tout intérêt, la résignation, les suspensions de ses puissances à opérer par amour sensible; et là-dedans elle se trouve toujours forte en son Époux en la vue et science duquel elle ne manque jamais à son effet, et ne pense à autre chose qu’à se rendre de plus en plus véritable et fidèle. S’il lui arrive de chanceler si peu que ce soit, en ses suspensions et en ces délaissements, elle le ressent aussitôt et en fait conscience comme de grand péché et d’un désordre contraire à son exercice.

Enfin la continuelle mortification est son plus grand plaisir. Elle abhorre l’applaudissement et la louange des créatures; elle voit et sait par expérience qu’elle n’est rien et n’a rien de bon en elle, qu’il n’y a que Dieu à qui soit dû tout honneur et toute louange, et à la créature, surtout à elle, éternelle confusion. C’est pourquoi elle se hait soi-même autant qu’un démon, sachant la malice de son propre instinct à se cacher et à se satisfaire partout, voire dans les sentiments, lumières et autres dons de Dieu, lesquels pour ce sujet Dieu lui cache souvent, afin de la faire éviter ce larcin, vu la nécessité qu’elle a d’aller toujours à sens contraire d’elle-même. Car elle n’ignore pas que la vérité de son amour ne consiste pas à se sentir toujours enflammée et enivrée d’un indicible amour vers son cher Époux, mais qu’elle consiste en la résidence que lui-même fait au fond du cœur de son épouse, qu’il a souventes fois pénétrée par ses écoulements amoureux.

C’est de là qu’il la convie autant qu’il peut à se perdre à elle-même et à toute créature, et à vivre ainsi perdue en lui, spécialement au temps de son délaissement plus interne, et de celui qui est extérieur de la part des créatures. En cette pratique et fidélité consiste la sainteté de la fidèle épouse, et c’est en cette constitution et état que la plaie du vrai Amour est sentie très douce au-dedans et très douloureuse au-dehors; ce qu’on ne peut assez vivement représenter à celui qui n’en a point l’expérience.

Il est vrai que cette sorte d’aigles sont59 très rares, vu qu’aujourd’hui les hommes ne cherchent Dieu que pour eux-mêmes, et nullement pour lui. Ils ne sont amis de Sa Majesté qu’à la table et aux noces. Partout ailleurs, ils sont idolâtres d’eux-mêmes, dans la jouissance des excellents dons de Dieu60.

Lesquels ils ont tellement tirés et convertis à eux, qu’ils en ont fait leur Dieu et leur final objet, chose très déplorable. Plus les fidèles épouses sont actives à se cacher et tenir secret ce qu’elles ont reçu de Dieu, plus celles-ci [les âmes idolâtres] y sont actives à le montrer et à le produire à tous, jactant ainsi leur apparente sainteté, qui leur causera d’autant plus grand châtiment (voire peut-être un enfer) qu’elles ont cru être élevées hautement par-dessus le reste des hommes, lesquels elles ont méprisés comme délaissés de Dieu, ce leur semble, pour croupir en terre et s’occuper dans les choses extérieures. Voilà qu’elle est la misérable ruine de ces âmes ingrates et mercenaires.

Mais les âmes fidèles à Sa Majesté vont à sens tout contraire : elles font tout, endurent tout, avalent tous les opprobres et les confusions comme chose qui leur est due, et se rendent toujours plus fortes en esprit. Bref, elles s’efforcent toujours de plus en plus de se conformer à leur Époux, afin qu’il les transforme parfaitement en soi, et qu’ensuite en cette entière conformité de leur vie toute semblable à la sienne, rien ne se trouve jamais d’elles en elles, mais que leur cher Époux y soit tout seul vu et senti au-dedans et au-dehors, sans la moindre dissimilitude d’avec lui. Tel est la distinction des fidèles et véritables épouses d’avec les infidèles.

Ceux qui s’occupent dans les moyens plus éloignés de ceci ne savent ce que nous disons, et ne le sauront peut-être jamais, non pour autre raison que parce que ces choses qui les occupent leur plaisent plus que Dieu même. Car on ne voit pas tant Dieu dans la circonférence comme au centre de la créature raisonnable, où il opère toutes ces merveilles en soi-même, et d’où il fait tant et tant de merveilleuses opérations en toutes ses facultés, la changeant totalement soi, et la faisant autant divine qu’elle était charnelle et animale lorsqu’elle vivait à elle-même.

Mais tout cet ouvrage amoureux est totalement en la disposition de Dieu qui en est l’Objet et le Maître; et c’est l’œuvre non d’un jour, mais de plusieurs années. Aussi l’épouse fidèle demeure éternellement contente autant du peu que du beaucoup : les raisons d’amour et d’aimer lui suffisent, lesquelles consistent en l’infinie nature de son Objet. Et elle fait toujours en sorte qu’elle ne recule jamais : elle avance toujours chemin en se perdant de plus en plus, sachant très bien qu’aucun, si parfait qu’il soit, ne saurait atteindre le dernier degré de perfection possible, et que ce n’est pas à elle qu’une telle perfection est due. Elle marche directement en la vue et en la science de son cher Époux, sans réfléchir sur soi-même, n’ayant autre soin que de le contenter et de lui satisfaire à son possible, en temps et en éternité, en tous événements. En cela se voit la plus haute perfection à laquelle une âme puisse arriver, ou au moins en son appétit actif; de sorte qu’elle vole désormais à guise d’aigle, et ne repose ailleurs à très grand plaisir que dans le cœur amoureux de son cher Époux, notre bienheureux Sauveur.

Au reste, il ne faut pas penser d’entrer en cet état si on n’est premièrement résolu à l’exercice des vertus, et de consommer chair et sang en éternel holocauste d’amour, car cette œuvre demande tout l’homme. Que si on se sent imparfait dans les vertus, qu’on ne présume pas d’entrer ici et de s’appliquer cette matière si perduement digérée. Ce serait infiniment se tromper soi-même et travailler en vain, par l’effort de sa sensualité; de quoi il se faut bien donner de garde, comme du plus subtil et plus cruel piège pour la créature qui se puisse penser. Car c’est ici le terme et la fin à laquelle aboutissent tous les moyens; et ces moyens qui sont les vertus doivent acheminer ici l’âme par degrés et comme par la main. Supposé donc qu’elle ait la connaissance suffisante de tout ce qui lui faut passer pour arriver à ceci, je dis même par goût et vue de la sapience, elle doit s’appliquer à cela par ordre, se résolvant de suivre Dieu par les voies qu’il lui plaira tenir pour l’attirer à soi.

Elle se servira au commencement de l’aspiration large et prise de loin, et ne cessera point de faire ainsi, autant qu’il lui sera possible, unissant de discrétion pour ne point excéder par trop d’effort et de violence en ses poussements amoureux. Quand elle y sera accoutumée, cela lui sera aussi facile que le respir. Ensuite on peut se porter à la simple et savoureuse spéculation des perfections divines, qui est à la vérité une chose excellente. La perte de soi-même succède à cela. Mais la voie purement mystique, qui est le flux même de la Sapience, est infiniment plus noble, plus excellente et plus courte. Cette simple Sapience se réduit toute en elle-même, c’est-à-dire en Dieu, lequel elle voit et savoure en goût éternel; et à son respect, toute la circonférence scolastique, laquelle médite et spécule les choses saintes à pointe de jugement, n’est que pur mensonge et comme de la terre totalement insipide au goût de l’âme, déjà excellemment préparé par les simples, savoureux, larges et profonds attouchements du flux de la divine Sapience.

Les opérations de cette Sapience sont si multipliques, si simples, si uniques61, et rendent l’esprit si agile à voler en son fond, et de son fond en son Objet, qu’on ne le saurait suffisamment exprimer. Elle est plus mobile en l’unique multiplicité de ses opérations que tout ce qui est plus mobile dans les choses créées; et cela fait qu’on n’est pas longtemps agi d’une même sorte. Tel est l’ordre du flux actif et effectif de Dieu en la créature choisie pour son amour perfectif, et pour le suprême repos et les indicibles délices de Sa divine Majesté. Si bien que c’est merveille de voir sortir tant de lustre et de splendeur d’un fond totalement pénétré et largement ouvert aux divines irradiations qui sont des diverses et inconcevables délices.

Mais avant que d’entrer ici, toute la purgation et illumination doivent62 précéder, et on y doit expérimenter tant de pauvreté, de misères et de fâcheux et mauvais sentiments, qu’à peine les peut-on souffrir et soutenir sans tout quitter, à cause de la vie mourante de la créature, qui doit traverser à ses dépens et souvent pour un très long temps cette laborieuse et très difficile région, et rendre la vie à Dieu en très douloureuse et amère agonie d’esprit, dont les mortelles transes ne se peuvent suffisamment exprimer.

C’est ainsi que tout l’homme doit retourner à Dieu, et que l’âme devient son Époux à ses éternels dépens, Sa divine Majesté lui donnant très amoureusement sa grâce abondante pour cet effet. Le moins qu’on y peut tenir de méthode, c’est le meilleur; et néanmoins il faut ordonner son cœur et son esprit à quelque méthode sans méthode. Car il faut ici marcher, voire doucement, avant que de pouvoir avancer; il faut avancer avant que de pouvoir courir; et il faut être très actif et très agile à la course avant que de pouvoir voler à guise des plus subtils et légers oiseaux, et d’être devenu aigle pour ceci. De sorte que tout cet ordre a ses degrés et constitutions en l’homme.

Mais quand l’homme est arrivé à son centre, alors comme un aigle amoureux, il se repose en Dieu à très grand plaisir. La jouissance divine l’occupe en plénitude de délices, d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle, et le plus souvent par-dessus soi-même, par-dessus tout sens et toute perception. Tandis qu’il demeure en sa seule industrie, il est très éloigné de son entière perte et résolution, et son occupation vers Dieu est très éloignée de ce centre.

Car la méditation a ses degrés, dont la facilité s’appelle oraison. La suspension du discours fertile, vif, compendieux et affectueux, est un autre degré. Suit par après l’affection volontaire de la part de l’âme qui est encore à soi. Après vient la forte attraction de son entendement, de sa volonté et de sa mémoire de la part de Dieu, pendant laquelle douce impulsion et agitation, l’âme regarde celui qui l’attire et la tient suspendue en lui; et elle est avec toutes ses puissances totalement recueillie d’un très vif effort, qui la remplit de délices, de lumières et de connaissances très secrètes, que Dieu lui fait sentir et voir plutôt en lui qu’en elle-même. Toutes ses occupations sont exercices d’une contemplation très noble et très excellente en soi-même.

C’est là que Dieu se manifeste si largement et avec tant de merveilleux secrets que la créature ne peut exprimer ce qu’elle a vu et senti, demeurant toute liquéfiée d’une ineffable manière en l’amour de son cher Époux. Tout le dehors et les honnêtes plaisirs lui sont insipides et ne lui sont que mensonge, et, pour dire comme il faut, que très cruelle mort en comparaison de ceci, vu qu’elle est apprise et stylée à se plonger et s’abîmer éperdument en la mer immense et spacieuse de son cher Époux. Mais comme elle n’est pas longtemps arrêtée en cette rapide attraction, à son retour de là, son action consiste à admirer les excellentes notions et représentations intellectuelles, simples et éternelles, qu’elle a vues et senties ineffablement; et alors elle s’en revole de tout son effort là-dedans comme au lieu de son repos.

Mais cet état étant très mystique et très perdu, nous ferons mieux de redescendre dans l’industrie humaine, appâtée purement de l’amour sensible de Dieu, auquel il faut aller conformément à sa nécessité présente. Il faut donc premièrement entrer en exercice par l’aspiration large, si on est trop loin de l’Esprit. Que si on est plus près et si on a une sensible facilité d’aspirer, on le fera par aspiration plus courte et plus concise, qui affecte le cœur et qui soit propre à le pénétrer et l’ouvrir pour pouvoir être touché de Dieu et se dilater et reposer en lui à plaisir, pendant sa vive et sensible attraction, non pas en réfléchissant sur soi-même, mais sur l’œuvre de Dieu qui tire l’homme à ce divin repos. Il apprendra là en très peu de temps, par la vive onction du Saint-Esprit, et à proportion qu’il avancera dans cet amour perfectif, tout ce qu’il doit faire et savoir, et deviendra docte en la science du divin Amour.

Étant devenu parfait amoureux, on pourra réduire sa science théorique en art, pour être communiqué aux hommes, dont le goût les touchera et allumera leur appétit à se rendre amoureux de Dieu. Car tout ce qui sort de ces hommes ici est tellement esprit qu’il semble plutôt déiforme que simplement divin, leur fond étant si largement pénétré et ouvert qu’ils ne reçoivent plus rien des choses du dehors qui leur nuise. Il y a longtemps qu’ils sont morts aux formes et images naturelles comme effets de la propre vie, duquel désordre ils sont autant éloignés que la nature animale est éloignée du pur esprit. Car elle est totalement changée en Esprit, non pour se chercher et se reposer en elle-même spirituellement, mais pour mourir partout à soi, voire dans les plus excellents dons de Dieu, et se reposer en lui par-dessus tout cela et tout sentiment.

Ici la raison est tellement lumineuse qu’elle voit et anticipe éminemment tout ce qui se voit et se présente à elle, pour être vu et jugé par pur esprit, tel qu’il est en soi. Enfin tout est esprit dans ces hommes, autant que tout y a été chair et sang.

À la première découverte de ce noble fond, et à l’aspect de ses abondantes richesses et inondantes délices, l’âme, déjà vivement pénétrée de Dieu, ne se donne ni paix ni repos : elle emploie tout son effort pour parvenir à cette demeure où Dieu vit et se bienheure en soi-même, et toutes les créatures qui sont retournées et refuses en lui par le moyen de leur propre fond ouvert et pénétré, lequel elles habitent à très grand plaisir en toutes occurrences. Mais ceci n’est connu qu’à soi-même et à ses semblables : tout le reste n’est que circonférence63; ce ne sont que préceptes et manifestations de l’ordre, et des désordres qui sont innombrables et qui remplissent des volumes entiers pour l’instruction des hommes. Par ce moyen, ils apprennent à mourir à eux-mêmes comme il faut, afin de retourner en Dieu qui vit en eux et qui ne désire rien tant que de les changer et convertir en soi; et tout cela étant digéré en diverses manières, chacun y trouve beaucoup selon qu’il en est naturellement affecté.

Ainsi voit-on le soin merveilleux de notre bon Dieu à verser les écoulements de son divin Esprit dedans les hommes : comme il les affecte aussi diversement qu’il y a de diverses personnes, comme il les excite à chercher avec des dispositions propres et convenables pour s’en pouvoir approcher avec ardent désir de l’aimer éternellement. Et cela étant divinement commencé en la créature, Sa divine Majesté le perfectionne au plus tôt, s’il ne tient à elle, car elle n’est que trop souvent infidèle à son devoir, qui est d’exciter toutes ses facultés à s’écouler en Dieu. Mais tout ce qui est fidèle à Dieu est bientôt plein de lui et de l’abondance de ses divines générations, qui sont Amour, Lumière et Esprit en tout ce qui en est vivement touché et abondamment rempli.

Enfin ici se montre et se découvre l’infinie beauté de l’Objet à l’âme hautement déifiée en lui, comme étant arrivée à son centre désiré, plus contente là-dedans qu’on ne peut concevoir. Dieu y est goûté et savouré en lui-même, en ineffable sentiment et goût de sa propre éternité toute présente, qui n’admet ni le temps ni la sortie. C’est là que tout est fondu et perdu64, et cependant tout ce qui reste de l’homme à remplir demeure pleinement et totalement assujetti à l’esprit, qui le tire toujours secrètement à soi et opère au-dehors amoureusement selon l’ordre et exigence de son devoir.

Mais bon Dieu! De qui et de quoi parlons-nous? À peine connaît-on personne qui veuille, en se perdant incessamment, se laisser polir et façonner par les attouchements fréquents de Sa divine Majesté. Cette digestion est plus agréable aux oreilles de plusieurs qu’au cœur; mais posé que quelqu’un sache ce que nous disons, même par expérience, pour avoir fait quelque progrès en ce chemin, si est-ce qu’il est infiniment éloigné de ceci par son infidélité à la poursuite de cet œuvre [ce travail] amoureux, ou parce que le temps de la consommation d’une telle perfection n’est pas encore arrivé. Je sens bien que je ne dis rien à ma digestion parce que la sortie, la distinction et l’effusion aux divers ordres de matières m’est une très cruelle mort : il ne se peut faire que le fond ne produise65 soi-même à soi-même.

Pour ce qui est de ceux que la circonférence de ceci ravit, selon que j’ai dit ailleurs, on ne leur peut fournir assez d’art ni assez de préceptes. Aussi sont-ils autant distants et éloignés de ceci qu’ils vivent à eux-mêmes dans les premiers appâts nécessaires pour les rendre désireux du vrai Bien. Cependant certains d’entre eux pensent entendre tout ceci, et même en avoir quelque chose; mais ils sont bien trompés en leur sensualité spirituelle; car ils se trouvent ravis dans la circonférence des préceptes digérés, qui enseignent à faire, à laisser, à mourir à soi-même, et se font voir tout vides et nus du vrai amour perfectif. Ce qui les trompe en ceci est un peu d’amour sensible qu’ils ont pour le plus, qui est totalement conforme à leur nature, laquelle se délecte d’aimer ce qu’elle sait et croit être infiniment bon et saint. Et néanmoins pour y arriver, elle donne du sien si écharsement que cela est tenu de Dieu plutôt pour rien que pour quelque chose; c’est pourquoi telles gens ne moissonnent que selon le très peu de leur semence, je dis de leurs œuvres.

Ils ne surpasseront jamais la persuasion et n’arriveront jamais à la réduction d’icelle. Ils ne savent pas seulement ce que c’est que cela, et cependant on ne leur peut assez fournir des plus excellents écrits qui se puissent penser, ce qui n’est autre que se faire des fouets et des bâtons pour être flagellés épouvantablement, au plus tard, quand ils partiront de cette vie. Il serait donc plus à propos que tous ceux-là prissent un bon auteur à tâche, afin qu’en s’exerçant selon ses écrits, ils fissent leur devoir, qui est d’acquérir solidement la vertu, et puis l’amour en conséquence de la vertu. Si bien que cette disposition plus éloignée est ce à quoi se doit occuper tout esprit qui est plein de soi et de sa propre vie, laissant ces exercices ici aux excellentes aigles et aux vrais contemplatifs66.



Pratique essentielle de l’amour de divine théorie en lui-même [chap. 23]67. (ms. 68n5 = Vrai Esprit, chap. 23)

Encore que l’amour puisse être présent en tous les exercices, il n’y est toutefois que comme objet mouvant l’âme et la poussant à agir pour sa fin propre, c’est-à-dire pour lui-même. C’est lui qui rend l’intention droite par un regard dont l’acte porte sur son Objet final. Lorsque cela est devenu facile grâce à des désirs continus et des poussées spirituelles propres à satisfaire cet Objet, on trouve de la facilité à tout faire, tout abandonner et tout endurer en fonction de cette rectitude d’intention, c’est-à-dire pour le seul amour de Dieu; en effet, on se sent alors animé à ne plaire qu’à lui seul en toutes choses, et l’on s’y sent même enflammé de plus en plus. Par là, le cœur sent de la facilité et comme une nécessité à cet ensemble d’exercice actif, et l’âme y vaque avec discernement le plus souvent possible, par les sujets et les matières qui la touchent le plus et le mieux. Et si elle s’y est longtemps exercée, elle a plus ou moins vivement ressenti en son cœur et en son âme l’attouchement des splendeurs puissantes de Notre-Seigneur, qui auront attendri et dilaté son cœur d’amour et de dévotion sensible. Et quand cela s’est produit à plusieurs reprises, l’âme se sent et se trouve invitée et attirée doucement à suivre amoureusement son Époux, ce qui l’encourage vivement à se donner activement, purement et pleinement à Sa Majesté, si bien que tout son désir, tous ses mouvements, toutes ses pensées, ses affections, ses paroles et ses œuvres n’ont et n’auront jamais plus d’autre fin ni d’autre objet que son Époux, dont la douceur et la suavité l’auront amoureusement blessée pour toujours.

Il est vrai qu’il y a bien des degrés en cela, mais en ce jeu si doux, Sa Majesté aura été vue et ressentie en elle-même de telle façon que l’âme aura pris la résolution, mille et mille fois, de tout quitter et de se quitter elle-même pour désormais vaquer fidèlement à ce commerce amoureux, pour rechercher et poursuivre avec force son Seigneur et son Époux très cher, tout désirable et plein d’amour. Cela fait que l’âme ne sait que faire ni qu’endurer pour continuellement le satisfaire, et son désir en cela s’enflammant toujours plus, la mortification s’opère continuellement en elle dans tous les sens et de toutes les manières possibles : elle voit et sent que Sa Majesté infinie l’exige d’elle, et exigerait infiniment plus s’il lui était possible. Recevant en cela toujours plus de force, de lumière et d’amour pour éternellement exécuter son devoir, l’âme juge, voit et croit que ce devoir même d’aimer Dieu par ses actes, en toute l’étendue de son exercice le plus vif et le plus continu, n’est rien à côté de ce qu’elle doit au Dieu infini qui a bien voulu la regarder pour la chérir et l’aimer d’un amour parfait, profondément efficace et fort pour la rendre amoureuse de lui, éternellement et sans relâche, conformément à ce qu’exige l’amour réciproque et mutuel de deux amants. Ici, déjà, se célèbrent les noces d’amour, pour le mutuel et conjugal bon plaisir de Dieu et de l’âme pénétrée des traits et des attraits vifs, enflammés et délicieux de son cher Époux. C’est cela qu’expérimentent l’Époux et l’épouse en leur étroite et divine conjonction, au-delà des innombrables images propres à manifester cet effet.

Dans le développement de ce jeu réciproque, l’âme brûle toujours plus de manifester à tous, pour autant que cela soit possible, la grandeur et la beauté essentielle de son très cher Époux; et c’est pourquoi elle voit et sent qu’on ne peut dignement le louer, si ce n’est d’infiniment loin par rapport à ses mérites infinis, et elle ne peut assez s’étonner, en cette condition et à ce degré où son fond est pénétré d’amour et de lumière dans la connaissance des perfections souveraines de son objet infini — non, elle ne peut assez s’étonner de voir l’ingratitude des hommes qui déshonorent une Majesté si haute, si grande, si douce et si aimable, et qui chantent bien peu ses louanges. Oui, c’est là ce qui l’anéantit de douleur et la réduit à rien en la violence de son étonnement. Cependant, voyant l’ordre merveilleux de la providence secrète de son cher Époux envers toutes ses créatures, elle laisse toutes choses aller leur train, elle les laisse sous l’action et la motion de son cher Époux qui les conduit toutes avec un soin paternel et de manière merveilleuse : il ne veut forcer personne, quoique cette louange soit le devoir infini de la créature. Peu lui importe, elle se repose de tout cela en cette disposition paternelle; et pour ce qui est d’elle, elle ne pense qu’à accomplir son devoir éternellement et sans cesse, employant pour cela sans relâche toutes ses forces supérieures et inférieures, ne pouvant jamais plus se défier de la fidélité de son cher Époux envers elle : en effet, elle voit qu’elle a été tirée de la masse de ceux qui se perdent, et choisie entre des milliers pour connaître l’amour parfait de sa beauté infinie et en jouir.

C’est pourquoi l’âme est invitée, stimulée et librement contrainte par une très douce étreinte de l’amour infini, cette douceur la ravissant de plus en plus pour qu’elle réponde éternellement par son amour à Sa Majesté : elle s’y résout par suite des différentes pénétrations par lesquelles elle trouve et sait qu’elle est élevée, et dont l’action vive et le feu ardent l’agitent et l’occupent de diverses manières, selon des voies toutes différentes et distinctes à l’intérieur de l’unité et de la simplicité mystiques; celle-ci maintient toutes les puissances recueillies et englouties en unité, là où tout l’homme est déjà esprit, que ce soit au moins en l’unité du cœur69, ou qu’il soit [18] même entièrement ramené et englouti en un. Aussi les sens sont-ils désormais morts en leurs opérations; ils n’agissent plus de façon animale, mais divine, conformément à l’esprit qui est devenu simple en ce renouvellement et en ce jeu d’amour conjugal, amour de fruition70 et amour pratique. Il est amour de fruition lorsque l’âme est mue par son Époux, lorsqu’elle l’est si fortement, lorsqu’elle est si pénétrée, si élevée et si abandonnée, qu’il lui semble alors ne point agir; il est amour pratique lorsqu’elle est plus ou moins, voire totalement, laissée à elle-même pour ne s’occuper que de son Époux par toutes les affections possibles, spécialement par celles de l’amour suprême et ardent; et cela dans l’union la plus étroite possible en l’ardeur de son amour très affamé, qui l’invite continuellement au plus secret d’elle-même pour qu’elle le satisfasse ainsi en tout ce qu’elle est, que ce soit en agissant, en pâtissant ou en mourant. Elle s’y occupe et s’y emploie en toute occasion favorable, sans distinguer entre le facile et le difficile, entre la prospérité et l’adversité, le peu et le beaucoup. Aussi ne lui importe-t-il pas de faire ou de supporter ceci ou cela dans le mépris et dans les humiliations, dans le renoncement à tout intérêt propre et la résignation, ses puissances étant suspendues quant à l’opération de l’amour sensible : elle se trouve forte en son Époux et ne manque jamais d’exécuter ce qu’elle doit, ne pensant qu’à se rendre toujours plus véritablement fidèle envers Sa Majesté. Et s’il lui arrive de chanceler aussi peu que ce soit en ses suspensions, en sa pauvreté et en ses délaissements, elle le ressent aussitôt et s’en fait grande conscience, comme d’un grand péché et d’un désordre contraire à son exercice. La mortification continuelle de toutes les manières possibles est son plus grand plaisir; et en cela elle abhorre les applaudissements et les louanges des créatures, voyant et sachant bien par expérience qu’elle n’est rien et n’a rien de bon en elle; elle voit que louanges et honneurs ne sont dus qu’à Dieu seul, alors que toute la confusion éternelle est pour la créature et pour elle surtout, et cela pour des causes infinies qu’elle sait et voit très clairement. Si bien qu’à cette occasion, elle se hait elle-même plus qu’elle ne hait le diable, sachant très bien la malice de son propre instinct qui se recherche lui-même et veut partout la satisfaire, même dans les choses et les sentiments de Dieu, en ses lumières et en ses connaissances, bref, en tous ses dons; et Sa Majesté est souvent contrainte de les lui cacher afin de lui éviter ce larcin, sachant très bien qu’il lui est nécessaire d’aller toujours en sens contraire d’elle-même. Elle sait aussi que la vérité de son amour ne réside pas dans la sensation continuelle du feu enivrant de l’amour indicible de son cher Époux, mais en lui-même et au plus profond de son épouse qu’il a souvent pénétrée de ses écoulements amoureux; c’est de là qu’il l’invite tant qu’il peut, particulièrement au temps de son aridité et des délaissements les plus intérieurs ou les plus extérieurs de la part des créatures, à se retirer sans cesse en abandonnant toutes créatures et elle-même, afin de vivre abandonnée en son Époux. En effet, c’est dans cette situation et dans cette pratique que réside la sainteté de l’épouse fidèle, et pas ailleurs ni autrement. Et c’est dans cette situation et dans cet état que la plaie véritable du véritable amour est ressentie à la fois très douce et très douloureuse très douce au-dedans et très douloureuse au-dehors. Et l’on ne peut assez vivement montrer cela à celui qui n’en a point l’expérience.

Il est vrai que ce genre d’aigle est très rare, attendu qu’aujourd’hui les hommes ne cherchent Dieu que pour eux et nullement pour lui-même; ils ne sont amis de Sa Majesté qu’à sa table et pour ses noces, mais partout ailleurs, ils sont amis d’eux-mêmes et s’idolâtrent en la jouissance des dons excellents de Dieu; et ils les ont tellement changés et convertis à eux-mêmes, qu’ils en ont fait leur Dieu et leur objet final, ce qui est la chose la plus déplorable qui se puisse penser. Alors que les épouses fidèles s’efforcent de se cacher les dons de Dieu en elles, ces personnes-là s’efforcent d’autant plus de se montrer et de se produire devant tous, vantant ainsi leur sainteté apparente qui leur causera des châtiments en proportion; et peut-être leur causera-t-elle même l’enfer, si elles sont si malheureuses que de se croire hautement élevées au-dessus des autres hommes, les méprisant secrètement et sans discernement, parce qu’il leur semble qu’à côté d’elles, Dieu les a délaissés, et que Sa Majesté les laisse croupir en terre pour qu’ils ne s’occupent que des choses extérieures : telle est la ruine de ces misérables ingrats qui ne sont que des mercenaires infidèles. Mais ceux qui sont fidèles à Sa Majesté vont en un sens tout contraire à celui-ci : ils font tout et endurent tout, ils avalent tous les opprobres et les confusions comme leur étant dus; ils soutiennent tout, ils supportent tout et se rendent toujours plus forts en esprit. En tout cela, ils s’efforcent de plus en plus de se conformer à leur Époux afin qu’il les transforme parfaitement en lui; ainsi, par l’entière conformité de leur vie toute semblable à la sienne, rien ne se trouvera jamais en eux qui leur serait propre, mais leur cher Époux sera vu et ressenti en eux et hors d’eux comme vivant si parfaitement en chacun d’eux, que l’on n’y trouvera jamais plus la moindre dissimilitude d’avec lui. Telle est la distinction entre les épouses fidèles et les infidèles, entre les vraies et les fausses.

Par ailleurs, celui qui évolue dans les faubourgs de tout ceci ne sait pas ce que nous sommes en train de dire, et ne le saura peut-être jamais; la seule cause en est celle-ci : ces choses lui plaisent plus que Dieu lui-même; et Dieu ne se cachant pas ici, mais au plus profond de la créature raisonnable, c’est là qu’il doit être trouvé, et pas ailleurs, c’est là qu’il opère toutes ses merveilles en lui-même et c’est de là qu’il ne cesse d’opérer merveilleusement en toutes les facultés de la créature, la changeant totalement en lui par ses actions merveilleuses; et en cela, elle est devenue aussi divine qu’elle était charnelle et animale alors qu’elle vivait pour elle-même.

Mais tout ce commerce amoureux dépend tellement de Dieu qui en est l’objet et le maître, qu’il n’est pas l’œuvre d’un jour, comme l’on dit, mais de plusieurs années; et en cela l’épouse fidèle demeure éternellement contente du peu comme du beaucoup, les raisons de l’amour et les raisons d’aimer lui suffisant pour tout, telles qu’elles sont en la nature infinie de son Objet. Elle fait toujours en sorte de ne jamais reculer, mais de toujours avancer sur le chemin en s’abandonnant de plus en plus et de mieux en mieux; et elle sait très bien que personne, pour parfait qu’il soit, ne peut atteindre le dernier degré possible de l’abandon. Et comme ce n’est pas à elle qu’est due cette perfection, elle fait par là son chemin et s’avance autant qu’il lui est possible, son cher Époux le voyant et le sachant; et elle n’y réfléchit même pas, n’ayant d’autre soin que de le contenter et de le satisfaire de son mieux dans tous les événements, dans l’éternité comme dans le temps. En tout cela, on voit la perfection la plus haute à laquelle une âme puisse arriver, au moins en son appétit actif71, de telle sorte qu’en volant désormais comme l’aigle, elle ne repose plus, pour son plus grand plaisir, qu’au cœur plein d’amour de son cher Époux, notre Sauveur béni.

Par ailleurs, il ne faut pas penser entrer ici avant d’avoir résolu de consommer chair et sang en éternel holocauste d’amour pour Sa Majesté : cette affaire réclame en effet la totalité de l’homme; cette résolution doit se prendre alors que l’on en est aux préambules, c’est-à-dire en train d’exercer et d’acquérir les vertus, et si, à ce stade, on ressent quelque chose de moins parfait, qu’on ne présume pas d’entrer ici, mais que l’on prenne pour tâche et pour exercice cette matière exposée si prudemment, d’autant que ce serait se tromper infiniment soi-même et agir pour rien par l’effort de la sensualité. Il faut infiniment s’en méfier, comme du piège le plus subtil et le plus cruel qui se puisse penser pour la créature. Voilà pourquoi cette résolution est la fin et le terme à l’intérieur des moyens que cette même fin requiert pour qu’on l’aborde, et, comme je l’ai dit, ces moyens sont en ses préambules; ils doivent acheminer l’âme par degrés et comme par la main, en supposant qu’elle ait la connaissance suffisante de tout ce qu’il lui convient de traverser pour arriver là, même si c’est par goût et par une vue de sagesse : c’est à cela qu’il lui convient de procéder par ordre, se résolvant à suivre Sa Majesté par les voies qu’il lui plaira pour l’attirer à soi.

A cet effet l’âme se servira pour commencer de l’aspiration large et profonde, et elle ne cessera point de le faire tant que ce lui sera possible, l’utilisant avec discernement pour ne point s’épuiser par trop d’effort et de violence en de telles poussées. Mais comme j’ai parlé de cela ailleurs, je n’en dirai rien ici; une fois accoutumée, l’âme trouvera bientôt cela aussi facile que d’inspirer et d’expirer son haleine. Maintenant, si la spéculation des perfections et des personnes divines faites en simplicité dans la Sagesse de Dieu est une chose excellente, et si l’abandon de soi-même la suit, néanmoins, l’aspiration purement mystique, et qui est l’épanchement même de cette Sagesse, est infiniment plus noble, plus excellente et plus courte. Cette Sagesse simple transforme tout en elle-même, c’est-à-dire en Dieu. L’âme le voit et le savoure en des goûts éternels, et à côté de cela, tout le domaine de la scolastique72, à l’intérieur duquel on médite et spécule fortement en rigueur de jugement73, est un pur mensonge et une terre totalement insipide pour le palais déjà restauré plus ou moins parfaitement par les attouchements simples et savoureux, larges ou profonds, du flux tout ravissant de la Sagesse divine elle-même. Ses effets et ses opérations sont si merveilleux, ainsi que nous l’avons dit, ils sont si différents, si nombreux, si simples et si uniques, qu’on ne saurait assez l’exprimer; et cela rend l’esprit très agile pour voler vers son fond, et de son fond vers son Objet divin. Et c’est pourquoi la Sagesse est plus mobile en la multiplicité souveraine de ses opérations74, que tout ce qu’il y a de plus mobile dans les choses créées; ce qui fait que l’on n’est guère longtemps mû d’une même façon.

Tel est l’ordre du flux affectif et effectif de Dieu en la créature qu’il chérit hautement d’un amour qui la rend parfaite, pour le repos suprême et les délices indicibles de Sa Majesté. Aussi est-ce merveille que de voir sortir tant de lustre et d’éclat d’un fond largement ouvert aux divines splendeurs qui le pénètrent totalement, et qui sont et produisent cibles notions et d’inconcevables délices. Mais avant d’entrer là, il faut passer par toute la purgation et toute l’illumination selon leur ordre et leurs distinctions; et en leurs pauvretés et misères, elles produisent tant de sentiments si fâcheux et si mauvais, qu’on peut à peine les souffrir et les supporter sans tout quitter. Il y a d’infinies raisons à cela en la vie mortelle de la créature; elle doit pour l’ordinaire, et bien souvent durant un temps très long, traverser à ses dépens cette première région pleine de labeurs et de difficultés. Par cet exercice, il faut rendre sa vie à Dieu en une agonie spirituelle très douloureuse et très amère, et l’on ne peut assez en exprimer les affres mortelles. C’est ainsi qu’il faut que, par le dedans et par le dehors, l’homme tout entier retourne à Dieu, qu’il doit épouser à ses frais éternels, et Sa Majesté lui donne très amoureusement sa grâce abondante à cet effet.

D’une certaine façon, moins on aura de méthode pour entrer ici, mieux ce sera; néanmoins, il faut ordonner son cœur et son esprit à une certaine méthode qui ne semblera pas en être une. En effet, il faut ici marcher très doucement avant de pouvoir avancer, et il faut pouvoir avancer avant de pouvoir courir, et il faut être très actif et agile à la course avant de pouvoir voler; et il faut longtemps s’activer à voler comme les oiseaux les plus mobiles et les plus légers, avant de devenir ici un aigle; et tout cela connaît du plus et du moins selon chacun. Et puis, arrivé en son centre comme un aigle plein d’amour, l’homme se repose en Dieu en très grand plaisir, et cette jouissance divine l’absorbe en une plénitude de délices : elle l’envahit en lui-même, c’est-à-dire selon la sensibilité et la perception, d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle; mais le plus souvent, elle l’envahit au-dessus de lui-même par-dessus tout sens et toute perception. Ainsi voit-on que l’homme est très éloigné de son abandon complet et de sa résolution tant qu’il demeure en sa seule industrie, et son occupation en est alors très éloignée dans les choses extérieures, voire même dans celles de l’intérieur.

Il y a d’innombrables voies à cette occupation : elle consiste d’abord en la méditation selon différents degrés; lorsque celle-ci est devenue facile, on l’appelle oraison; quant à la suspension du discours et de ses subtilités, discours rapide et bref excitant l’affection par la considération [de l’intellect]75 ou par [26] l’attachement volontaire, elle vient de l’âme tant qu’elle s’appartient; mais elle peut aussi avoir lieu par la forte attraction de son entendement, de sa volonté et de sa mémoire de la part de Dieu : l’âme le regarde tant que dure cette douce impulsion et cette motion, et elle regarde alors celui qui l’attire et la tient tout entière suspendue en lui avec ses puissances, et qui la remplit de délices, de lumières et de connaissances très secrètes qu’il lui fait alors voir et sentir en lui-même et hors d’elle, plutôt qu’en elle-même.

Toutes les occupations de ce genre exercent l’excellente contemplation, et cela est en soi si noble, qu’on ne saurait assez le dire. Et c’est là que Dieu se manifeste quelquefois si abondamment et avec tant de merveilleux secrets, que la créature ne peut exprimer ce qu’elle a vu et senti, demeurant toute liquéfiée de façon ineffable en l’amour de son cher Époux; et à côté de cela, tout ce qu’elle a vu et senti à l’extérieur, tout ce qu’elle y a entendu ou pourrait y entendre, tous ses plaisirs même honnêtes, ne sont que pure insipidité et pur mensonge; à vrai dire, tout cela est une mort très cruelle pour l’âme dressée et formée à se plonger et à s’abîmer éperdument en la mer infinie et immensément spacieuse de son cher Époux.

Mais l’âme ne reste pas longtemps arrêtée en cette forte attraction; aussi son action devient-elle alors d’admirer les notions excellentes et les représentations intellectuelles simples et éternelles qu’elle a vues et senties ineffablement; si bien qu’elle reprend son vol de toutes ses forces vers elles comme vers le lieu de son repos, et cet état est très mystique et très abandonné.

Mais nous ferons mieux de laisser cette poursuite pour descendre à l’industrie de l’homme que séduit le seul amour sensible de Dieu. Il faut en parler comme il convient à sa nécessité présente, c’est-à-dire à la nécessité d’entrer en exercice par l’aspiration large, s’il est trop loin de l’esprit; et s’il en est plus près et sent de la facilité à cela, ses poussées seront en des aspirations plus courtes et plus concises, de telle sorte qu’elles produisent beaucoup d’affection dans le cœur, et qu’elles soient très propres à le pénétrer et à l’ouvrir pour qu’il puisse être touché par Dieu. Il pourra alors se dilater en son attraction vive et sensible, s’y réjouir et s’y reposer à plaisir, non pas en revenant sur lui-même, mais en l’amour de Dieu qui l’y attire pour cela. Et là, il apprendra en très peu de temps, par la vivante onction du très Saint-Esprit, tout ce qu’il doit faire et savoir; ainsi, à force d’avancer en cette disposition et en ce jeu de l’amour qui le perfectionne, il apprendra la science d’amour. Et une fois devenu parfait en amour, il pourra rédiger ce qu’il sait en théorie, et en faire une méthode pour que les hommes l’apprennent, le goût de cette science devant les toucher d’amour et enflammer leur désir de se rendre amoureux du Dieu infini. D’ailleurs, tout ce qui sort ici de cet homme est tellement spirituel, que cela semble plutôt déiforme que simplement divin, son fond étant si largement pénétré et ouvert, qu’il ne reçoit plus rien de nuisible des choses extérieures; il y a longtemps qu’il est mort aux formes et aux images naturelles qui sont les effets de la vie propre à la nature. Cet homme est aussi éloigné de ce désordre que la nature animale prise en elle-même l’est de l’esprit pur auquel elle est maintenant totalement changée; elle l’est non pas pour se rechercher et se reposer spirituellement en elle-même, mais pour se reposer en lui par-dessus tout cela et par-dessus toute sensation, en mourant partout à elle-même et aux dons de Dieu, même les plus excellents. La raison est ici tellement lumineuse, qu’elle voit et prévient éminemment tout ce qui se présente à elle, pour qu’elle le voie et le juge selon le pur esprit tel qu’il est en lui-même. Bref, tout est esprit en cet homme autant que tout y fut auparavant de chair et de sang. Cette réduction si brève et si abandonnée se fait et s’accomplit au fin fond de l’amour même, et ses formes simples semblent son essence même en la très simple unité de ce fonde, mais aussi en Dieu dont provient et où demeure tout fond.

Or, il est vrai qu’à la première découverte de ce noble fond en présence de ses richesses si abondantes et de ses délices si inondantes, l’âme déjà pénétrée de Dieu ne trouve plus ailleurs ni paix, ni patience, ni repos. Elle emploie tout son effort à l’acquisition de cette demeure où Dieu vit, et trouve son bonheur en lui-même et en toutes les créatures qui sont retournées et plongées en lui, grâce à leur propre fond qu’il a ouvert et pénétré; c’est là qu’elle habite en très grand plaisir en toutes circonstances. Mais comme rien de cela ne se révèle à d’autre qu’à elle et à ses semblables, tout ce qui s’en écarte n’en est que le domaine extérieur, avec ses préceptes qui manifestent son ordre et ses désordres dans ses innombrables matières : cela remplit de grands et gros livres pour l’instruction des hommes, et par là ils apprennent à mourir à eux-mêmes comme il se doit, afin de retourner à Dieu qui vit en eux et ne désire rien tant que les changer et convertir en lui.

Tout cela étant accompli de diverses manières, chacun y trouve goût selon sa nature. Voilà pourquoi ce qui est propre à l’un ne convient nullement à l’autre. On voit ainsi le soin merveilleux de notre Dieu bon qui répand son Esprit divin de façons aussi différentes qu’il doit y avoir d’individus à le rechercher, affectant chacun selon des dispositions telles, qu’il puisse s’approcher de lui avec d’ardents désirs et l’aimer éternellement. Cela étant divinement commencé en la créature conformément à ses divines voies, Sa Majesté la porte au plus tôt à sa perfection, n’était-ce que cette créature est trop souvent infidèle de bien des manières à lui répondre comme elle le doit en excitant toutes ses forces et toutes ses facultés à s’écouler en Dieu. Aussi, tout ce qui est fidèle à Dieu est bientôt plein de lui en l’abondance de ses fructifications divines, qui transforme en amour, en lumière et en esprit, tout ce qui en est vivement touché et abondamment rempli. Enfin, tout ceci montre et découvre l’infinie beauté de l’Objet divin et du sujet hautement déifié en lui, beauté de celui qui est arrivé au centre qu’il désirait et qui s’y trouve infiniment content, au-dessus même de l’appréhension qu’il en a, attendu que Dieu y est goûté et savouré en lui-même dans d’ineffables sentiments et dans le goût de sa propre éternité absolument présente, sans qu’elle admette le temps ni quoi que ce soit d’extérieur à elle. C’est là que tout est englouti et abandonné, et ce qui reste à remplir en l’homme demeurant pleinement et totalement assujetti à l’esprit qui le tire toujours secrètement à soi, opère au-dehors amoureusement selon l’ordre et l’exigence de son devoir.

Mais, ô Dieu très bon, de qui et de quoi parlons-nous ici, vu que l’on connaîtra à peine une personne qui veuille, en s’abandonnant continuellement elle-même, se laisser polir et façonner par les attouchements répétés de Sa Majesté divine? Il y en a beaucoup pour qui cet exposé agit plus sur les oreilles que sur le cœur; et si quelqu’un sait ce que nous disons, peut-être même par expérience pour avoir fait quelque progrès en ce chemin, il en sera pourtant à une distance infinie à cause de son infidélité dans la poursuite de ce commerce amoureux, ou bien parce que le temps passé en cette perfection n’est pas encore suffisant pour sa totale consommation.

D’ailleurs, je sens bien que je ne dis rien en mon exposé, parce que ce m’est une mort très cruelle que de rendre compte des distinctions et des développements propres aux différents [30] ordres de cette matière : je ne peux nullement le faire sans que mon fond ne se produise lui-même pour lui-même.

Pour ce qui est de ceux que les considérations extérieures entraînent ailleurs, on ne peut leur fournir assez de méthode ni de préceptes; et ils sont aussi distants et éloignés de ce dont nous parlons ici, qu’ils vivent pour eux-mêmes dans les premières séductions nécessaires pour les rendre désireux du vrai bien. Cependant, certains d’entre eux pensent comprendre tout cela, et même en posséder quelque chose; mais ils sont bien trompés en leur sensualité spirituelle, car, en se trouvant entraînés à la périphérie des préceptes de perfection qui enseignent ce qu’il faut faire et ne pas faire et comment mourir à soi-même, ils se montrent et se font voir tout nus et tout vides du véritable amour parfait. Ce qui les trompe ici est un peu d’amour sensible qu’ils ont si tout va bien, et qui est totalement conforme à leur nature qui se délecte d’aimer ce qu’elle sait et croit être infiniment bon et saint. Et pour y arriver, elle donne ce qui lui appartient si parcimonieusement, que cela est tenu par Dieu pour rien plutôt que pour quelque chose. Et voilà pourquoi ces gens ne moissonnent ici que selon le très peu de leur semence, c’est-à-dire de leurs œuvres.

Ces gens-là ne dépassent jamais le stade des arguments, et n’arriveront jamais à s’en passer; ils ne savent même pas ce que c’est. Et cependant, on ne pourra leur fournir assez de livres parmi les meilleurs qui se puissent penser, ce qui n’est pas autre chose que leur faire des fouets et des bâtons dont ils seront plus tard épouvantablement flagellés lorsqu’ils partiront de cette vie. Il serait donc plus à propos que ceux-là s’en tiennent à un bon auteur et le suivent en s’exerçant à faire leur devoir, qui est d’acquérir solidement la vertu et puis l’amour qui en sera la conséquence. C’est à cette disposition lointaine que doit s’occuper celui qui est plein de lui-même et de sa vie propre, laissant les exercices dont il est ici question aux aigles excellents à qui seulement ils conviennent.


Deuxième partie du Cabinet mystique [Chapitre 6]

Chapitre 6. De la fin et des moyens de la sainteté et ce que c’est que suprême et suressentielle discrétion.

L’homme juste étant un arbre planté en l’Église, les actes intérieurs continuels et fervents et la pratique des vertus sont ses fruits et les feuilles qui les conservent, ce sont tous les labeurs extérieurs de sa vocation. Juger autrement de ces labeurs tels et si saint qu’ils soient, et croire que les moyens plus éloignés de la fin sont la fin même et la sainteté, c’est être du tout éloigné de raison et de toute connaissance lumineuse. Car ces pénibles labeurs extérieurs ne sont que les moyens des moyens plus proches de la fin de sainteté; je veux dire des continuelles, roides et ferventes exercitations 218 de l’esprit, par lesquelles on se surpasse activement soi-même s’unissant étroitement à Dieu.

Voilà la raison pourquoi ceux qui par l’expresse et du tout extraordinaire assistance de Dieu jointe à leur fidèle coopération par amour pratique sont arrivés au-delà du désir de l’action, de la passion, de l’amour, et de la mort même, unis et transformés en leur suprême et divine fin objective et béatifique. Ceux-là ne doivent plus être séparés si peu que ce soit de cette fin. Ce serait un acte de grande ignorance et indiscrétion de les penser tirer hors de leur fin, pour les remettre aux moyens, si nobles et excellents qu’ils puissent être, car il y a une distance infinie de l’un à l’autre.

Cet union superessentielle ne procède pas de l’industrie ou disposition humaine elle vient immédiatement de Dieu seul, par surabondance du concours tout à fait extraordinaire de sa rapide action, laquelle agite ces âmes-là d’une manière très excellente et très vive par ses divers attouchements très suaves et très efficaces, par la douce force desquels elles viennent à mourir et expirer du tout hors d’elles-mêmes, et être entièrement surpassées en Dieu. Là elles ne savent ce que c’est que multiplicité ni distinction, étant étendues et dilatées en l’océan de la divinité, sa même extension et simplicité, comme une goutte d’eau ou de vin le serait dans le grand Océan du monde, laquelle est faite le même Océan, par la dilatation et extension, en l’amplitude de son étendue et profondeur sans fond.

Les directeurs donc considérant que cela est hors du pouvoir des hommes doivent faire estime de ces âmes comme du plus précieux et riche trésor qui se puisse jamais imaginer en ce monde; et cela étant ainsi, il leur sera facile de supporter leurs défauts et saillies extérieures qui sembleraient être aucunement désordonnés et devoir scandaliser les infirmes. Car ils savent bien que ces défauts ne procèdent que de l’entière et continuelle attention de tout eux-mêmes en Dieu, qui fait qu’ils ne sont pas toujours attentifs à leur parfait règlement extérieur, j’entends pour se manifestement distraire et se multiplier hors de leur objet, ne sachant, par manière de dire, s’ils sont morts ou vifs.

Ils doivent néanmoins mettre peine de se rendre attentifs pour sortir en bon ordre, quand, et où il le faut; et les directeurs doivent par leur dextérité et discrétion rendre les personnes infirmes capables des défauts et manquements et des saillies extérieures de ces âmes dissimulant le mieux que faire se pourra tous leurs défauts et les portants avec douceur et bénignité à prendre garde. Quant à eux, ils doivent attendre que cet état abstractif qui se fait par une vive touche, lumière, action et jouissance, se change en un plus noble, et plus relevé en suréminence, auquel ces âmes étant arrivées elles seront plus propres pour sortir à l’extérieur en bon ordre, et avec édification du prochain. Bref pour résoudre le point susdit, les directeurs ne sauraient tirer telles âmes hors de leur suprême fin aux moyens sans saillir : et cela pour innombrables circonstances, qu’ils doivent expressément savoir, et qui seraient de trop longue déduction en ce lieu.

Plusieurs se trompent grandement qui pensent que toute la sainteté consiste à être toujours en croix, ce qui fait qu’au temps qu’ils devraient être joyeux, ils sont tristes et désolés, se persuadant qu’en cela ils imitent notre Seigneur, lequel néanmoins encore qu’il ait toujours eu sa Passion en objet, en divertissait son esprit quand il n’était pas temps d’y penser, montrant un visage joyeux et allègre. Ce serait bien assez qu’ils ne les rejetassent pas de dessus leurs épaules quand Dieu les en a chargés, et qu’il ne descendissent pas de la croix mal à propos, quand ils y doivent être crucifiés, pour aller chercher consolation parmi les créatures.

Je ne veux pas dire que ce ne sois une bonne chose, et qu’il n’y ait quelque sorte d’obligation de se délivrer des croix, qui contrarient à la santé, pourvu que cela se fasse en la volonté de Dieu. Je dis seulement qu’on ne doit pas descendre en esprit des croix extérieures ou intérieures (spécialement de celles-ci) qui ne préjudicient en rien à la santé, et desquelles nous ne pouvons pas délivrer. Il faut donc les endurer, et demeurer attacher et cloués, autant de temps que Dieu le voudra, attendant qu’il nous en délivre.

Mais il faut savoir que le désir et l’appréhension des croix peuvent procéder de la nature du diable; de la nature, en ce que l’âme voyant le grand bien qui procède des croix les désire par un subtil appétit de propre intérêt, d’excellence, et de propre satisfaction. Cela se discerne 219 en ce que la nature est tout attristée et pleine de sursaut et d’appréhension dans ses désirs. Du diable aussi en ce qu’il les représente subtilement à l’âme afin de l’abattre en elle-même et au sens, et de l’empêcher de s’unir à Dieu en paix et en repos d’esprit, et se plaisant à la troubler, pour la rendre inepte à entendre uniquement à son souverain bien qui est Dieu. Or tout désir si saint et si amoureux qu’il soit, s’il est accompagné d’inquiétude, il est infailliblement de la nature, ou du diable, selon que nous l’avons dit en nos premières règles.

Ces gens-là sont et constituent la fin de toute sainteté et perfection aux moyens; à cause qu’ils ne savent pas ce que c’est que se dépouiller et renoncer entièrement au bien qu’ils n’ont pas fait au passé, et qu’ils ne feront pas : pour ne le pouvoir faire, tant en action qu’en passion; ce qu’ils n’expérimenteront jamais en pratique, que par la renonciation et entier dépouillement d’eux-mêmes. Cela se dit facilement, mais il ne se pratique qu’en mourant réellement et en effet, comme le font toujours ceux qui sont doués de vraie et parfaite sainteté, en son plus haut et éminent degré.

La discrétion dans les personnes qui sont plus profondément illuminées est une simple lumière et appréhension qui se fait ressentir par son infusion et action dans la simple raison, l’illuminant subtilement sur le sujet intérieur ou extérieur, qui se présente pour être discerné. Cette lumière montre les causes et circonstances plus occultes, qui dépendent de ce sujet pour sa perfection; et cela se fait quelquefois ainsi tout d’un coup et en un moment; autre fois par diverses vues qui succèdent l’une à l’autre là-dessus, dont la seconde et la troisième sont plus parfaites pour bien ordonner et déterminer ce dont il est question, que la première. [...]

Traité Miroir de conscience 224 [...]

Il ne faut pas tirer à soi les choses extérieures que l’on fait ni s’en dépeindre trop l’esprit. C’est pourquoi il les faut faire vitement y appliquant autant 236 d’attention et non plus que les choses mêmes le requièrent, pour être faites comme il faut; afin qu’après cela on ne demeure pas dépeints de leurs images et figures, et que la liberté du cœur à se convertir librement et incessamment ne soit nullement empêchée. Mais comme il est fort difficile de tirer nullement à soi ces choses-là à cause de la grande ignorance et faiblesse de notre esprit, quand on s’en sentira empêché, faut s’appliquer à lire quelque matière simple et fort spirituelle, laquelle soit d’assez longue suite; faisant en sorte que l’on se retrouve simple sans aucunes figures et images propres pour rentrer en sa voie, selon l’ordre de ses exercices.

Touchant ce que j’ai souvent dit qu’il faut vivre inconnu; je ne pense pas que ceux qui se cachent trop fassent le mieux. Il faut se cacher à ses inégaux, et non pas à ses égaux. Que si par notre discours on peut concevoir ce que nous avons et ce que nous pouvons, bien fait. Mais autrement, il n’est pas permis de dire ce qu’on est ni ce qu’on a, comme semble le vouloir certains, qui veulent que ceux avec lesquels ils conversent comme spirituels leurs disent plus qu’ils n’ont et qu’ils ne sont. Cela suppose de grands défauts et une grande ignorance en ces gens-là touchant la vie de l’esprit. Ils ne sont sectateurs que de la mysticité sensible, et conforme à la nature de certains, dont les préceptes et maximes fluent en cet esprit-là. Mais il n’y a rien de surpassé là-dedans; ce n’est qu’une sapience fort doucement coulante, qui ne sait ce que c’est qu’excéder le sens, dedans les croix et les morts de l’esprit, lesquelles Dieu opère en ses plus intimes amis; les rendant ainsi par dedans très semblable et très conforme à lui.

Les personnes dont il est question ne sont pas moins fort saintes; mais je dis qu’elles ne savent, à cause de ce défaut, rien de la même mysticité; d’autant que d’être mystique que selon le sens et la vie sensible, douce, facile et active, c’est n’avoir que les dispositions requises à la parfaite et totale mysticité du mystique entièrement mort, et perdu en la mer infinie de Dieu. Car cette mer l’engloutit totalement en elle, en obscurité et ténèbres, sans qu’il sache où il est, ni ce qu’il fait; Dieu le tirant à soi par des voies admirables, lesquelles il lui fait toutes outrepasser en totale ignorance, sans qu’il fasse autre chose que suivre en pâtissant le trait amoureux de Dieu, qui lui est totalement inconnu. Ce n’est pas qu’il soit sans le ressentir, mais il ne sait ce que c’est, à cause de la grande clarté et vivacité de cet attrait à le toucher, pénétrer, et ravir en Dieu.

C’est en cette sorte de Mourants par continuelle mort, que Dieu a son Paradis en la terre, et de qui il reçoit le plus grand bien, honneur et délices entre les hommes, comme étant ses plus intimes amis. [...]

Le miroir et les flammes de l’amour divin, disposant l’âme à aimer Dieu en lui-même. 302 [...]

[...]

Pour faire le discernement duquel nous parlons ici, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’humilité. L’une par laquelle on s’humilie à force de pures raisons qu’on appelle humilité claire. L’autre par laquelle on s’humilie par un fort et pur amour, ou même en amour nu, et en raison par-dessus la raison. La première naît et procède des grandes et fortes raisons qu’on a de s’humilier. L’autre ne veut pas de raison pour celà : mais les annulant toutes, elle ne se sert d’autre motif que du pur amour, qui en tout sujet et rencontre l’abaisse, en élevant en Dieu son amoureux et bienheureux objet. Cette doctrine est de très grande importance et de très grand poids.

Or toute la science des écoles ne peut rien donner de ceci par elle-même, à qui que ce soit. Elle n’est propre qu’à faire spéculer la nature par l’ordre et le moyen de la pure doctrine, pleine de vivacité et de raisons naturelles; déduisant par l’effort des sens et naturellement tout 306 ce qu’elle veut persuader. Cela, dis-je, n’est propre qu’à ordonner et constituer l’homme moral qui par ce moyen peut être élevé au seul sommet de la nature où est le plus haut degré de la vie morale. La seule science et vie naturelle ne saurait moyenner un seul de l’esprit. Au contraire, ces spéculations sont autant opposées à l’esprit qu’elles sont puisées et acquises par une étude et par un effort naturel; ou par une doctrine et connaissance purement raisonnable, fondée seulement sur la nature, par ses industries-là ne saurait jamais se surpasser soi-même. Bref, tous ses raisonnements ne sont propres qu’à l’enlacer et l’embarrasser toute de soi-même.

Ceux donc qui vivent ainsi sont aussi éloignés d’être spirituels et de la vraie simplicité qu’ils sont pleins de raisonnement et resserrés dans l’enceinte de la seule nature et par conséquent vides de la sagesse et lumière divine qui fait amour sensible, élévation et joie, en très simple recueillement d’esprit. [...]

Chapitre II : de la présence de Dieu.

Deux choses sont requises à l’âme qui désire incessamment se convertir à Dieu. La première est la très basse et vile estime de soi-même; et l’autre, une très haute et infinie estime de Dieu. Par celle-là l’âme se voit et se tient pour ce qu’elle est, c’est-à-dire le rien même. Et par celle-ci elle voit Dieu infiniment infini et admirable en toutes ses créatures qui composent cet univers, lequel néanmoins n’est rien au respect de Dieu.

[...]

Au reste notre perfection ne consiste pas en la science des spéculations de tout ceci, mais en la vraie pratique de l’amour et dans l’exercice des vertus qui se 307 présentent à nous à tout rencontre, pour être pratiqué en ardent et indéficient amour. [...]

En ces distinctions d’abandonnements et renonciations sont comprises toutes les pauvretés de l’esprit, et par conséquent les divers sujets des morts intérieures que l’âme doit ressentir et pratiquer continuellement, et avec un courage, une constance, et un désir mâle et généreux si elle veut jamais arriver au secret Cabinet du pur et simple Amour de Dieu. Où étant parvenue, elle l’entendra prononcer ces familières et douces paroles : «Jusques ici je t’ai appelé mon serviteur, mais maintenant et pour toujours je te dirai mon intime et mon Ami. Car le serviteur ne sait ce que traite son maître au secret de son cœur, mais l’ami tel que tu es et seras désormais, sait et saura à jamais ce que j’ordonne et décrète en mon plus intime secret.» Ce qui ne se fera et ne se possédera de toi, ni en toi, qu’au plus profond de moi-même, pour notre mutuelle et intime plaisir.

[...]

D’ici vous voyez facilement que la sainteté ne consiste pas à sentir Dieu fluer en l’âme, ou la touchant de ses inondations et irradiations divines, mais en un vrai et essentiel amour pratique qui fait opérer en Dieu sans lumière ni dévotion sensible au temps 309 des plus fâcheuses et pénibles aridités. [...]

Il faut donc à la vérité que l’âme se laisse doucement forcer et comporter aux écoulements d’un si profond amour de Dieu envers elle. [...]

Il faut vous résoudre non seulement de ne laisser pas éteindre le feu d’amour en votre cœur, mais encore de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que là-dedans tous vos manquements et défauts, qui sont de pures infirmités, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place, c’est-à-dire de votre âme, et de tout votre cœur; et en pratiquant comme vous devez, l’amour au tout de lui-même, au fond de votre esprit très séparé de tout ce qui est sensible et intellectuel; vous jouirez là des délices d’une paix et d’un repos digne d’un tel amour et d’un tel époux que le vôtre.

[...]

Chapitre 5. De la vie mystique.

316 [...]

La Sapience que Dieu répand avec l’Amour du très Saint Esprit dans les âmes qu’il a éternellement choisies pour l’aimer hautement et excellemment est admirable et inconcevable en la diversité de ses effets; car elle les produit si diversement en une infinité de voies et de chemins que c’est en considération de cet ordre admirable que le Sage dit, comme par admiration : «qui est-ce qui entendra la multiplique entrée de la Sapience? Eccl. 1. [...]

317 [...]

Il y a donc pour aborder ceci des voies plus éloignées et d’autres plus proches. La voie plus conforme aux doctes et à la nature, c’est la spéculation faite scientifiquement avec douceur et plaisir de l’appétit, pour connaître Dieu par la montée qu’ils font comme ils peuvent, des choses visibles aux intellectuels et invisibles, et à Dieu même pour en avoir connaissance, afin de le pouvoir aimer par le moyen de ces lumières.

D’ordinaire ceux qui tiennent cette voie qu’on appelle Scolastique, ne parviennent jamais, si ce n’est miraculeusement à la voie mystique, ni à l’excellence de ses divines unions, transformation, notion, simplicité, et plusieurs autres effets qui sont infinis amours, joies et les délices au total de la créature. Cela, dit, pour l’ordinaire ne savent et ne seront jamais ce que c’est qu’esprit, ni combien Dieu est doux et amoureux à ceux qui sont fondus totalement en son feu immense. Que s’ils ont parfois quelque petit rayon de la clarté divine, cela est merveilleux; mais c’est encore plus grande merveille qu’ils ne se rendent pas par cela amoureux de Dieu, qui les visite de son amoureuse clarté. Car comme ce rayon ne touche que la superficie de leur cœur et de leur sens, ils lui sont véritablement attentifs tout ce temps-là avec révérence; mais cela étant évanoui ils retournent à leur première façon de vivre, d’entendre et d’agir dans l’effort de leur vie raisonnable et sensible en l’ordre et action de spéculation scientifique. De sorte qu’ils ne sauront jamais en cette vie ce que c’est que se perdre en Dieu, et demeurerons toujours dans leur propre effort et industrie, sans pouvoir jamais passer la vie purement morale, au sommet de laquelle ce sera merveille s’ils peuvent jamais parvenir.

La voie mystique en elle-même est du tout contraire à celle-ci; car si elle se sert de considérations en son commencement, elle fait en sorte qu’elles soient toutes propres à la volonté. Et ainsi laissant telles considérations, elle enflamme la volonté de toutes sortes d’affections, conformément à celles qui lui sont plus présentes, comme produites par sa considération. Si bien que ces personnes-là excitent leurs affections qui se succèdent l’une à l’autre tout ainsi que les boucles d’une chaîne; et la première affection s’étend et se dilate en elle-même, conformément à l’ordre et à l’effet de vraie pratique, et de là en procède une autre d’une autre sorte, et puis encore une autre, et ainsi du reste selon l’ardeur du désir de celui qui agit. Et ces affections ainsi enchaînées sont ou des vertus nécessaires, ou bien de l’Amour, qui est l’aiguillon, le nourrisson, le fomentateur, le maître, le sanctificateur, et le tout des vertus morales, nécessaires au lustre et à l’ornement de l’esprit.

Or quoi que cette voie mystique convienne vraiment aux simples, si est-ce que les doctes de bon naturel, qui ne veulent pas se chercher, et qui ne font aucun cas de la science naturelle, comme de chose plus nuisible incomparablement qu’utile et avantageuse pour l’amour simple, pur et unique; ne sont pas entièrement incapable de tenir cette voie. Car ils ne se soucient non plus de leurs sciences que de ce qui n’est pas, et n’en usent qu’en temps et lieu, pour enseigner, disputer ou prêcher, vacant hors de là à la simple contemplation des œuvres divines, de l’infinie Essence de Dieu en son unité, en la fécondité de la nature des personnes produites et émanées de cette fécondité, l’une par voie de génération divine et éternelle, et l’autre par éternelle émanation des deux premières. Ce qui convient à l’éminente et aucunement extatique contemplation; par laquelle on est plus agi qu’agent, si l’élévation est telle que je la suppose.

Encore que la spéculation autant spirituelle que naturelle des perfections et de l’Essence divine, soit estimée et 318 tenue pour contemplation; ainsi que je viens de dire : si est-ce que nous disons que la contemplation se fait en arrêt d’esprit hautement élevé, profondément pénétré, transporté et attaché entièrement et d’un fixe regard en Dieu. La beauté et la douceur duquel ravissent l’âme au moins par-dessus soi et sur toute chose créée. Ce qui continue autant de temps que cet effort dure. C’est ainsi que les doctes mystiques la définissent à peu près.

[...]

Mais les simples ne manquent pas de contemplation, ni en Dieu, ni en son Amour sorti, ni en tous ses effets, tant selon la grâce que selon la nature. Ce qui les ravit tellement hors d’eux-mêmes qu’ils sont entièrement plongés perdus là-dedans : d’où certains d’entre eux retournent fort rarement à eux; et les communs de cet état s’en sentant divertis, se plongent et se perdent incontinent en ce divin Océan où est la vraie joie et la vraie vie, les vues et sentiments du dehors leur étant plus cruels que la mort.

Or posé que ces personnes soient à elles, n’étant pas actuellement ravies de l’attrait puissant et très extraordinaire de Dieu. Leur exercice ordinaire est d’aspirer en Dieu le plus amoureusement, ardemment et essentiellement qu’il leur est possible. Ce qui leur est aussi facile et presque aussi ordinaire que de pousser et retirer leur haleine, à cause de leur très grande habitude à cela.

Ces personnes-là sont déjà passées en toute l’étendue de Dieu, n’ayant plus autre vie que sa vie, ni autre esprit que le sien; et leur éminente excellence ne se peut concevoir telle qu’elle est.

[...]

C’est donc l’occupation en ardent amour, qui est la voie et l’exercice de ces personnes, par laquelle Dieu leur vient au rencontre, comme elles vont très agilement au rencontre de Dieu. Et c’est là que se font les étroits et ineffables embrassements de l’amant et de sa bien-aimée, en l’ineffable amour et suavité de tout Dieu. Cela en certain temps se fait si souvent et si fréquemment, que c’est grande merveille comme telles âmes peuvent subsister en vie dans ses efforts si doux et si amoureux et souvent très rapide et impétueux.

Cette voie mystique ainsi, et tout autrement encore que nous l’avons montré, devrait être à bon droit la voie de tous les hommes choisis pour connaître Dieu et pour l’aimer excellemment... [...]

Chapitres 8. Exercice spirituel adressé à un vénérable recteur en l’évêché de Dol.

La perfection et la vraie réformation de l’homme présuppose trois choses. La première est un très ferme et résolu désir de l’acquérir par amour et d’y employer toutes ses forces, afin qu’à quelque prix que ce soit, on détruise avec bon ordre sa propre corruption, et qu’on établisse en son lieu les habitudes des vertus 330 désirées de l’esprit. La seconde est d’avoir une très haute estime de Dieu, croyant toujours que sa Majesté nous est plus présente que nous-mêmes, tant au-dehors au dedans, nous remplissant et toutes choses créées, de son divin Esprit, d’une manière entièrement incompréhensible, et qu’en comparaison de Dieu, tout le créé, même le monde invisible, ne doit être estimé non plus que rien, puisque sa Majesté est toute en chaque chose créée, et totalement en soi-même.

La troisième est de croire très fermement le véritable rien de toutes les créatures, et par très juste et raisonnable conséquence, le nôtre. [...]



Livre Sixième. Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’Amour divin. 385...

[...]

Car comme vous êtes Dieu très connu aussi êtes-vous Dieu très caché et secret. Je dis en ce dernier genre d’excessives opérations d’une si haute et prodigieuse suréminence, que vous faites dans les spéciales épouses, lesquels vous avez choisi de toute éternité pour exercer en elles ce négoce sur-ineffable. De sorte que votre Majesté est leur centre infini, et elles sont le vôtre au moyen des continuels effets 393 de votre amour, ou plutôt de votre feu tout consommant.

Au reste, on peut dire et fort à propos, que ce désert a des demeures différentes, et qu’il est triple en lui-même. Le premier sensitif, le second raisonnable, le troisième est purement spirituel dedans le fond central où vous habitez naturellement; vous y bien-heurant vous-même en toute l’activité de votre infini regard et amour. Mais laissant à part les deux premiers, et parlant ici seulement de notre désert inaccessible et suressentiel, c’est là qu’il faut que nous demeurions stablement arrêtés, puis que nous y sommes parvenus, pour nous y délecter heureusement de votre ineffable et très ravissante beauté. Car c’est d’elle que nous sommes éternellement spectateurs au tout infini de son immensité, au-delà de ce notre désert essentiel, très simple et très esprit. C’est dit-je, là que nous sommes immobilement arrêtés à vous contempler, uniquement abîmés au fin fond de vous-même : où nous jouissons de vous et de toutes vos perfections avec un infini amour. Et cela dans l’immobilité et très stable arrêt de notre éternel regard, lequel vous faites en nous, et que nous souffrons : et lequel nous faisons aussi d’une vive activité réciproquement amoureuse. Au reste, tant plus cela se fait en nous hors de nous, tant plus nous sommes suréminents en la très simple constitution, que votre amoureux et éternel regard fait en nous : selon lequel nous sommes ineffablement simples et uniques en vous-même.

[...] 399 [...]

Ainsi, ma chère Vie et mon cher Amour, nous devons mettre toute peine à demeurer véritable en votre Sagesse, en éminence de vue, et de flux ou de communication, s’il est besoin. Afin de demeurer toujours uniques dans l’unique, simples dans le simple, sans aucune altération ni variété : votre Majesté faisant tout en nous, et nous réciproquement toutes choses en elle, comme ses vifs instruments, ordonnés pour faire toutes les œuvres de son bon plaisir.

[...] Il faut donc faire en sorte, ô mon Amour, d’être fidèle et véritable jusqu’à ce point, afin que comme nous ne sommes plus et ne vivons plus pour nous et en nous, vous soyez et viviez seul en notre être, fait vôtre, et demeurant toutefois nôtre, sans altération ni changement. Ce qui est encore un secret de notre suressence, lequel n’est connu qu’à vous.

Toutes choses ô mon cher Amour, sont pleines de vous, et vous êtes tellement plein de vous-même, que vous vous communiquez et vous écoulez comme par dégorgement et surabondance sur tout le créé, pour déifier vos créatures à proportion de leur capacité. En ce dégorgement et en ce flux amoureux, consiste tout votre plaisir au-dehors : voyant que la créature reflue de tout son appétit en sa cause originelle que vous êtes, elle trouve son vrai bonheur, conformément à l’ordre de son appétit.

[...]


Relevés dau Tome II 

La sapience des simples comparés à la science des doctes. Traité IV. De la souveraine liberté des âmes simples et perdues en Dieu.

715.

Le Seigneur est esprit, dit saint Paul, là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté. Par ce même Esprit, nous spéculons la gloire de Dieu à face découverte, de clarté en clarté. Tout ceci est des paroles de l’Apôtre. Je dis donc que la souveraine liberté de l’homme est en Dieu; mais elle a plusieurs degrés qui précèdent sa consommation, et lors que tout l’homme est consommé en l’état passif et fruitif, sa liberté alors est divine, en quelque façon semblable à celle des bienheureux. Il demeure néanmoins toujours en puissance d’opérer, par l’application de son franc arbitre; ce qui n’empêche pas que cette liberté n’aie du rapport à la liberté des bienheureux, souverainement libres à aimer leur Objet, auquel ils sont en cela même très immobilement et très fixement attachés, le mal étant aussi éloigné d’eux et contraire à leur appétit que les ténèbres sont contraires à la lumière. C’est ainsi que nous opérons en notre liberté passive, en l’immensité de notre Objet, auquel nous sommes passés et transfus : ce qui fait que le mal est autant éloigné de nous que notre amour est fort et véritable en notre objet.

Au reste le franc arbitre qu’ont les hommes pour dire et faire le bien ou le mal n’est que demi-liberté à l’égard du vrai bien, vu qu’il a été si affaibli en Adam et en nous, que nous ne pouvons rien faire de surnaturel ni surnaturellement, qu’avec très grand travail et avec le secours de la pure grâce de Dieu. C’est pourquoi nous sommes plus captifs que libres; et cependant nous allons sans peine et librement au péché, auquel Adam nous a asservis, et auquel nous nous sommes assujettis. Ainsi nous sommes d’une part libre pour le mal et languissants pour le bien; quoique notre liberté soit entière en cela même en chacun de ses actes, pour consentir ou ne consentir pas. Liberté malheureuse qui fait que les trois parts des hommes ne craignent aucunement de consentir au mal (spécialement s’ils ne doivent pas encourir de peine corporelle présentement) et de commettre toutes sortes de péchés; ce qu’ils font avec plus grande avidité, que les hydropiques n’appètent incessamment l’eau pour étancher leur soif.

Encore donc que cela soit l’effet du franc arbitre, si est-ce que cela doit plutôt être appelé tyrannique liberté, puisque c’est être esclave d’innombrables tyrans, je veux dire de ces plaisirs passagers qui ne durent qu’un seul moment, et la coulpe et les maux en sont éternels, pour la mort et la ruine de l’âme. Voilà la liberté dont la créature peut user d’elle-même pour faire le mal; comme au contraire il faut une liberté divine pour vouloir et faire le bien, à la gloire de Dieu infini. Comme ces malins estiment que le mal est leur vrai bien, ils ne cherchent qu’à jouir en abondance et en pleine paix des délices bestiales qui sont le fruit de leur propre liberté, souhaitant de pouvoir conserver et augmenter les 716 biens et les joies qu’il possèdent très illicitement et malheureusement.

[...]



De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité II.

Parlant maintenant de la refusions de l’homme en Dieu par voie mystique, je dis que l’homme, quoique le plus misérable entre les animaux, est néanmoins né pour connaître Dieu et pour l’aimer; et Dieu ajoutant à cela en certains les infusions extraordinaires de sa grâce et de ses riches dons les touche et les remplit suavement, les tirant à soi par un doux et délicieux effort, qu’on ne saurait concevoir si on ne l’a ressenti. Par la douceur de ce feu, les cœurs et les esprits sont nettoyés, purgés et garantis de la rouille et de la tache de leur amour-propre, qui est l’exterminateur du genre humain. C’est ce feu qui occupe au-dedans les hommes disposés à recevoir les divines influences; et par ces moyens ils se trouvent tirés et entièrement soumis à Dieu de corps et d’esprit. Ils se fondent dans ce feu amoureux, ni plus ni moins que la cire se fonde au feu matériel; et Dieu grave profondément en eux sa vive image et sa ressemblance; ensuite de quoi dans la vive ardeur de leurs désirs, ils n’ont ni joie ni repos qu’à le contempler, tant en lui-même qu’en notre nature élevée à l’union hypostatique, qui est notre amoureux Sauveur. Aussi opère-t-il en eux tant de merveilles secrètes et cachées, qu’ils demeurent tous étonnés et confus pour jamais, de se voir si libéralement caresser de sa divine Majesté; laquelle a résolu de toute éternité de les choisir et de les séparer des pécheurs, de 752 tout ce qui est visible et d’eux-mêmes, pour prendre en outre son repos et ses délices. C’est pourquoi il les associe, les lie et les unit à soi en mille manières et par diverses opérations qui sont des profondes impressions d’amour, des connaissances et une science merveilleuse en ceux qui ont le bonheur d’être les très chers sujets des opérations de son amour.

Or tant plus ces âmes expérimentent ceci, tant plus elles se sentent simples et perdues à elles-mêmes. [...] C’est en Dieu qu’ils vivent avec pareille avidité, que le poisson se nourrit dans l’eau, son propre élément. L’action qu’ils sont obligés de faire, ni même l’occupation manuelle s’ils en ont de nécessité ne les tire pas au-dehors, de les rempli pas d’espèces et d’images, ni n’empêche pas le repos intérieur. Ils ont toujours l’œil simple de l’entendement ouvert à regarder avec admiration et plaisir ce qui les tire à soi. Leur cœur ouvert semblablement par le subtil effort de cette inclination intellectuelle et cordiale, et par un simple mouvement presque continuel, va s’unissant à Dieu par l’effet et un effort très subtil, et par acte et mouvements d’amour, d’admiration et d’étonnement sur l’infinie nature de Dieu en elle-même, lequel ils voient et appréhendent en sa propre unité d’une ineffable manière, comme un abîme inscrutable et impénétrable, comme une mer qui n’a ni fond ni rive. Ils le contemplent dis-je, en leur éminente élévation par-dessus toutes ses perfections, lesquelles ils voient n’être que lui-même, et dans toutes les créatures de l’univers montrent quelque chose à leur manière possible; publiant par leur être et par leurs opérations les merveilles de Dieu, qui ne les a créés à autre dessein qu’afin que chaque chose recoulât en lui à la mesure et proportion de son désir.

[...]

Livre Onzième. De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité 3. Diverses lumières appartenantes à la vie contemplative.

[...]

Il faut que nous laissions tellement toutes choses être ce qu’elles sont, que nous n’y réfléchissions pas seulement; attendu que tout cela est hors de nous et nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace du sentier, sinon nous et nos semblables. Il faut bien nous donner de garde d’en faire paraître quelque chose au-dehors; car combien que cela se pourrait faire par les meilleurs motifs du monde 756, eu égard à nous et qu’en ce sens nous façon d’agir semble être ordonnée et conforme à la commune portée des hommes, cela n’est pas néanmoins ainsi selon eux; c’est pourquoi nos sentiments ne sont pas suivis pour l’ordinaire, et ceux des personnes d’autorité conformes à leurs voies sont toujours crus et estimés préférables aux nôtres, tant il est vrai qu’on préfère ses voies à celle d’autrui. La raison est qu’on se délecte dedans les siennes par ce qu’on les connaît, et non à celle des autres auxquelles on ne connaît rien. C’est ainsi que chacun abonde en son sens selon une innombrable diversité de voies conformes aux diverses humeurs, appétits, et inclinations des hommes.

Il ne faut donc pas que l’âme qui est simple en la région des esprits pense tirer à ce sentiment ceux qui ne sont pas simples; d’autant que ce qu’elle propose, étant si tiré et si esprit, comme il est, ne peut entrer en l’esprit en la vue de ceux qui vivent en la seule nature, encore que leurs voies fussent dans le plus excellent état moral. Car la distance entre ces deux états est aussi grande que d’une région à l’autre, à savoir de la région des esprits plus purs et plus éloignés de la voie morale à celle qui n’est que dans le subtil raisonnement. [...]

[suite de la transcription d’intérêt : 762 (sommeil mystique), 773 (sur les douleurs de nature)...]




Quelques lettres

Lettre 6.

621 [...] Mais il y a un piège plus subtil que je n’ai pas encore touché, qui est la perte du repos sensible, à laquelle personne ne veut passer, c’est la votre barrière laquelle vous ne voulez pas franchir, en vous abandonnant à pur et à plein à perdre votre repos sensible, quoi que ce serait le perdre sans le perdre. Car vous abandonnant à cela toujours et partout, vous rendriez votre repos simple, et au-dedans de l’esprit; et vous jouiriez simplement et tranquillement de Dieu, qui est lui-même votre repos, nonobstant les efforts des espèces sensibles, qui semblent s’opposer à cela de la part du sens. Je dirais plus, que par ces combats de l’esprit et du sens, l’esprit s’enfonce et s’approfondit davantage en Dieu son objet, étant plus qu’en semblables guerres et abandonnements vous penserez être éloigné de lui, par cela même vous y serez plus profondément absorbé et transformé. Car Dieu étant ce qu’il est en sa nature, est infiniment éloigné du sentiment; et partant la délectation de votre sentiment 622 vous éloigne infiniment de Dieu. Voire je dis qu’elle vous tient d’autant plus en vous-même que vous pensez être en Dieu et lui satisfaire en cela.

Vous ne devez pas craindre de vous abandonner même à être damné, pourvu que vous ne passiez pas sciemment au péché; puisque cet abandon fait en Dieu vous enfonce infiniment en lui, quoi que cela vous soit imperceptible et contraire à vos sens. [...]

Lettre 8.

624 Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés, tant plus ils s’unissent, et parlent ensemble. Ce qui est d’autant plus vrai entre nous que notre affection est simple et unique en Dieu, dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d’esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements; d’autant que ce que nous proférons l’un à l’autre est vie en la même vie de Dieu, l’amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu’au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c’est néanmoins à quoi nous ne pensons pas; laissant les événements tels qu’ils puissent être à la Providence divine. [...]

Lettre 12.

[...]

Il faut que nous soyons par-dessus toutes choses, entièrement morts et perdus en l’abîme de la vraie vie qui est Dieu; et cela en nudité très parfaite d’esprit, par laquelle nous adhérons à Dieu en sa très simple unité, au-delà de notre propre fond. C’est à quoi il faut aspirer. Personne n’arrivera jamais là tandis qu’il y aura en lui un point de propre vie. Je vous parle librement ainsi, et vous dis toutes ces vérités, parce qu’elles vous sont fort conformes en raison, et par-dessus toute raison et discrétion. Celles qui sont au-dessous de ceci appartiennent à la vie, qui est encore une grande étendue de pays. Mais passant à autre chose, je vous recommande de vous plaire aux œuvres auxquelles vous êtes présentement appliqué, telles qu’elles soient; attendu que Dieu en doit être grandement honoré. Au reste vous n’avez rien que vous n’ayez reçu, partant de tout cela même la gloire en soit à Dieu qui vous l’a donné. Ce vous est beaucoup d’honneur d’être un instrument ordonné de Dieu pour cela de toute éternité.

Laissez donc Dieu opérer en vous et par vous sans résistance, afin que sa Majesté infinie est son plein et entier paradis en vous et en nous. C’est ce que je vous souhaite infiniment, voire autant et plus qu’à moi-même. Croyez-moi, je m’étonne comme il est possible que les hommes rampent sur la terre à guise de serpents [...]

Lettre 16.

[...[…]

Cela est si vrai pour vous et pour moi, que tous événements, tant intérieurs qu’extérieurs, par exemple toute infusion, tout esprit, toute lumière, et toute élévation 630 sont hors de nous, avec l’infinie circonférence, dont ceci est le centre. Ce que je vous dis ici, vous ne l’ignorez pas, vous êtes en possession actuelle de ce bien infini, et bien plus encore, par expérience pratique. Par ceci nous pénétrons une infinité de secrets au fond de nous-mêmes, et infiniment au-delà de notre propre fond en Dieu. Votre présent état est double, vu qu’il faut vous perdre tant au-dehors qu’au-dedans en celui qui n’a ni fond ni rive; et le mien et simple, parce que je n’ai pas tant de sujets au-dehors de m’approfondir, et me perdre en Dieu, au moyen de l’action extérieure, qui ne me convient pas. Mais n’importe, tout est un, et nous ne sommes qu’un en celui qui nous meut, nous agit, nous arrête, et nous approfondit de plus en plus en lui par adhésion simple, ineffable, et ineffablement savoureuse, et d’une manière très simple et très éloignée du sens.

C’est pourquoi sans autre réflexion, il faut que vous pénétriez de plus en plus le désert, dans lequel réside votre vie; faisant néanmoins partout votre mieux au-dehors, afin de vous acquitter toujours heureusement et en perfection de votre charge. Dieu vous y sera toujours pleinement favorable puisque c’est lui qui vous y a mis. Souvenez-vous s’il vous plaît de moi devant sa divine Majesté, ou pour mieux dire voyons-nous toujours mutuellement là où nous sommes, et où nous vivons, selon le simple unique d’un seul esprit, dedans l’abîme infini du même Simple.

Lettre 18.

L’abondance des riches dons de Dieu qui accompagne en nous son ardente charité nous anime d’une vie divine qui nous fait opérer toujours divinement. C’est pourquoi sa divine Majesté prend un singulier plaisir en nous, car en user ainsi, c’est faire recouler ses dons infinis avec nous-mêmes en leur propre source et en leur éternel principe. Ce sont ces grandes âmes qui ont banni de soi toute ingratitude, la haïssant comme le diable et l’enfer : et en cela certes elles sont bien-heureuses en ce que, soit qu’elles vivent soit qu’elles meurent, qu’elles agissent ou qu’elles souffrent, tout contribue à leur unique plaisir. Car Dieu qui mérite infiniment cet amour toujours mouvant en sa créature, se plaît en cet aspect à se communiquer toujours 631 plus amplement à elle, d’autant qu’elle est fidèle dans l’usage de ses dons et d’elle-même. Je sais que la voie est pleine d’écueils et d’embûches, mais Dieu qui se plaît à illustrer notre esprit d’amour et de lumière, nous les fait généreusement franchir et nous éloigne toujours de plus en plus quant à l’occupation de cœur et d’esprit, de cette région des mourants; en laquelle nous n’avons que le corps. De sorte que si grande qu’en soient les difficultés, sa divine Majesté nous les fait et les fera toujours facilement surpasser, quoi que peu à peu. Que si la nature en est ennuyée (pourvu qu’elle ne soit pas vaincue) la créature satisfait à son amour et à son devoir comme sans la nature et hors d’elle, quoi que ce soit par elle. Telle est le jeu d’amour réciproque entre Dieu et sa créature, le plaisir de celle-ci étant de sacrifier sa vie mille et mille fois en ce feu tout dévorant, qui la veut ainsi consommer, afin de la transformer excellemment en lui. [...]

[...] Celui-là lui donnera toujours tout, qui croyant ne rien donner voudrait se pouvoir donner en détail en bloc, mille et mille fois, voire à chaque moment. Tel est le continuel effet de la bonne volonté, laquelle tient toujours l’âme vivement brûlante dedans le propre feu de Dieu, bien plus passivement qu’activement. Il faut que vous tendiez à cela, dans la croyance que Dieu ne demandera jamais moins de votre fidélité...

Lettre 25.

[...] Aussi ai-je toujours remarqué que de vous-même et de votre naturel appétit, vous êtes trop avidement porté à la spéculation et à chercher la grande et profonde doctrine : si bien que pour cela même vous n’avez pas un goût si simple de la pure et simple mysticité des excellents mystiques, comme vous l’auriez sans ce défaut naturel. [...]





La direction de Dominique de Saint-Albert

Présentation de la Correspondance (S. Bouchereaux)

Le manuscrit du P. Donatien qu’on vient de lire, complété par quelques données empruntées à celui du P. Isaac de Sainte-Thérèse, ne présente pas un tableau complet de la vie de Dominique de Saint-Albert. Malgré tout, il fournit le climat qui rendra plus aisée la lecture de sa correspondance avec Jean de Saint-Samson. Les lettres qu’il lui écrivit ne sont pas les seules qui aient été conservées. Celles qui eurent d’autres destinataires seront publiées prochainement. Ici, dans les lettres que nous avons pu réunir, on trouvera le témoignage de l’amitié dont nous recherchons les traces.

Pour établir le texte de cette correspondance, nous avons utilisé :

I. Pour Dominique de Saint-Albert dont les lettres sont toutes inédites : 1) un petit recueil de copies faisant partie de la liasse 9 h 46 du fonds Grands Carmes des Archives départementales d’Ille-de-Vilaine, comprenant 42 ff., et que nous désignerons par Rennes 9 h 46. Les premières lettres seules ont reçu une numérotation; le texte présente de nombreuses surcharges, corrections de style, traductions, comme si on avait préparé ce texte en vue d’une publication. 2) Le ms. 566 de la Bibliothèque du Musée Calvet, à. Avignon. Il renferme des copies postérieures et moins bonnes que celles de Rennes. Ce ms. ne contient que 14 lettres adressées à Jean de Saint-Samson, alors que le recueil de Rennes en renferme 15. 3) une copie de la 15e lettre qui nous a été obligeamment fournie par les Grands 97 Carmes de Rome, copie que renfermait le ms. 488 de la Bibliothèque municipale de Tours et détruit en 1940.

II. Pour Jean de Saint-Samson : 1) la liasse 9 h 44 des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine que nous désignerons par Rennes 9 h 44, contenant des lettres originales, dont beaucoup sont de la main du P. Joseph de Jésus, le secrétaire habituel de Jean de Saint-Samson, et quelques copies. 2) le recueil de la liasse 9 h 46 cité déjà pour Dominique de Saint-Albert. 3) la liasse 9 h 39 des mêmes Archives qui contient avec quelques originaux des copies dont beaucoup sont datées et un certain nombre portent les noms des destinataires. 4) dans la liasse 9 h 44, un gros cahier broché sans couverture; c’est un recueil de copies assez fidèles, corrigées de la main du P. Joseph, mais auxquelles on a supprimé, sauf exception, les noms des destinataires, les dates, souvent les formules finales et quelquefois même certains passages; les personnages nommés dans le corps des lettres ne sont plus désignés que par des initiales. 5) le ms. 566 du Musée Calvet. Nous avons en outre indiqué la référence à l’édition des Œuvres de Jean de Saint-Samson par le P. Donatien de Saint-Nicolas, pour toutes les lettres publiées.

Pour toutes les lettres, la ponctuation a été restituée, ainsi que les apostrophes, mais non les accents.


I Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, mais tres honoré Pere en nostre Seigneur.

Je ne scaurais vous explicquer la joye que j’ay receu de la vostre; je croyois a la vérité que ne recevant point de lettres de vostre part, cela m’apprenoit plus (1) à me denuer de touttes choses sensibles; mais puis, qu’il a pieu a nostre Seigneur me consoler d’un mot de vostre part, j’ay creu qu’il me desiroit (2) 76 donner quelque consolation au plus profond de mes derelictions. De vous dire ce que je fais, ce que je suis, Dieu le scayt. L’estude auquel je suis applicqué ne me sert que de creuset pour m’espurer (1) et affiner d’avantage mon regard; car soyés asseuré que rien de tout ce que je scay par speculation n’entre en mon œil. Il me semble que je suis un home double, tout a la speculation et tout hors d’ycelle, tout hors quant a l’affection, et tout dedans quant a l’ohediance qui m’y applicque. Je ne scay quelque foys si jamais j’ay faict oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et speculations; mais la dessoubs je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. (2) Je ne puis quasi retourner a moy rnesme, car je suis tellement hors de moy que je ne scay, quant au sens, s’il y a un Dieu, ny mesme a la raison. Touttefois, je croys estre ou (3) je ne me voys pas : ce m’est asséz si mon Dieu est; je ne suis mary que quand je me trouve estre. Le flux et le reflux (4) que nous avons en nostre Ocean faict que nous ne scavons cognoistre hors de luy; ses mesmes qualités dont nous sommes imbus et penetrés (5) faict que nous ne nous voyons tels que nous sommes, sinon en luy. Pour moy, je pense estre lors que je ne suis plus; mesme (6) souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier a nostre Seigneur : hé quoy, mon Dieu, suis-je encore? Je recognois que nous ne jouyssons pas encore a plein (7) voyle de ceste divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je desirerois me manifester a vous tout tel que je suis. Vous scavés que jamais je ne vous ay rien celé de ce qui se passoit en moy; je croys que nostre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement cognoistre ce qui est de l’estat de mon interieur et de ma pauvre misere. Mon frere, je suis delaissé (8) pour maintenant, quoy que quelquefoys nostre Seigneur me donne des asseurances de ma stabilité en luy, par dessus touttes mes speculations et occupations. Pour ma santé corporelle. puisque vous desirés tout (9) scavoir tout ce qui touche vostre pauvre nourrisson, je vous diray ce que je vous ay tousjours quasi dict, que je ne scay presque comme je puis subsister, veu l’indisposition de mon corps; je suis tout gasté et corrompu au-dedans; je ne mange que par contrainte, jettant en l’esthomach quasi comme en (10) 77 un pot de terre. Mais aveq tout cela me resous, (1) disant aveq tout cela (2) a nostre Seigneur : tirés moy quand il vous plaira, pourveu que vous me pardonniéz auparavant mes pechés. Mais voyant qu’il y a desja (3) tant de temps que je suis quasi tousjours en mesme estat, je prens courage et ne m’attere point. Mon frere, je vous prie de me reccommander a nostre Seigneur, et le priés qu’il me pardonne mes pechéz, car je trouve que c’est ce qui m’aggravante d’avantage.

Je vous prie de ne faire lire ceste lettre qu’a personne de confiance, en attendant que nous nous entrevoyions tous deux en paradis, s’il plaist a ce bon Seigneur nous faire la grace d’y aller. Je suis,

Vostre fils en nostre Seigneur,

frere Dominicque.

Ce 15. mars 1624. d’Angers. (4)

II Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Le besoyn que j’ay de vos prieres et l’obligation que j’ay a Votre charité me faict vous escrire ce mot pour vous remercier de la peine que vous avés prise (5) de m’instruire en la vie (6) de nostre Seigneur. Vous m’avés engendré en Jesus Christ; pleust a sa Majesté que j’eusse fidellement correspondu aux instructions qu’il m’a donné par vostre moyen. Croyes, mon frere, que la vie interieure a laquelle vous m’avéz conduit est tout (7) mon bien et mon contentement en ce monde. Je vous escrirois plus amplement (8) 78 de mon interieur, mais vous me cognoissés bien. La religion m’employe encore au bien de mes freres; je vous prie de recommander a nostre Seigneur nostre obediance. J’enseigne deux traités tous d’amour, de Gratia et de Incarnatione; je fais infiniment plus d’estat de la cognoissance que Dieu m’en a donné en mon interieur que de celle que j’apprens dans les livres. Celle cy est mienne, l’autre est pour autruy haec est sapientia, illa scientia : mon frere, vous goustés que c’est que la vraye theologie, et moy, quoy qu’indigne, en gouste quelque chose, non par mes livres, ains par la communication que nostre Seigneur m’en faict. Plaise a sa Majesté qui nous a liés d’un si estroit lien de charité de nous consommer tous deux en la gloire. (1) C’est ce que vous desire,

Votre pauvre frere Dominicque

Le 5. novemb. 1624. d’Angers. (2)

III Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Encore faut il quelquefoys se consoler par lettres, principallement au temps d’affliction. Vous avés estés jusques a present menacés de contagion l’ayant eüe a vos portes; nous en voicy aussi menacés, car quoy qu’elle ne soit pas encore de certain en ceste ville, touttefoys, au jugement des medecins, elle est inevitable a (3) ceste ville, a cause de la communication des villes d’alentour et des villaiges qui en sont infectés. Pour vous parler sincerement, je n’apprehende pas pour mon particulier; vous scavés que mihi vivere Christus est et mori lucrum, (4) quotidie morior, (5) en la facon que vous scavés. Au reste, la misericorde de Dieu est si grande que je croys qu’il aura pitié de moy, mais je crains pour mes freres; car quoy que je les voye plus religieux (6) que moy, neantmoins, je ne pourrois souffrir les voyr patyr sans rien endurer avec eux. Pleust a nostre Seigneur decharger sur moy touttes les pestes et charbons, si tant est qu’il puisse (7) en arriver a mes freres, et qu’ilz soient seins et sauves. Pour moy, il y a long temps que je deusse estre en l’autre monde, ut quid enim terrain occupo? (8) 79. Ce sera quand il plaira a sa divine Majesté. Au reste, mon frere, de vous declarer l’estat de mon interieur, je croys que vous le cognoissés; je marche tousjours en la facon que vous scavés, et nostre Seigneur me delaisse quelque foys en de telles tristesses (1) que je suis infidelle en une chose, qui est de ne pas m’evertuer de n’en faire (2) rien paroistre au dehors; d’ou vient que quelquefoys au dehors j’apparois fort triste, et les peres et freres s’en apperçoivent; ce n’est pas que je ne sois resigné, mais vous scavés quelles sont ces mortz. Je tascheray dors en avant de me rendre d’autant plus joyeux a l’exterieur que je seray desolé a l’interieur, car je croys que c’est la un (3) point de fidelité. Au reste, mon frere, vous estes engravé en ma memoire et en mon cœur, et ut omnia mea tua sint, et tua omnia mea sint, (4) demeurant toujours,

Vostre pauvre religieux et filz en nostre Seigneur,

frere Dominicque.

Ce 3 o. aoust 1625. d’Angers. (5)

IV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Quoy que nous nous entrevoyons (6) en l’eternité ou le temps est sans temps, sans vicissitudes ny changement, si est-ce touttefoys que ce grand Dieu veut que quelquefoys a propos du temps on se visite par lettres et par visitations (7) plus frequentes. Sainct Jan mesme remarquoit bien le jour qu’il avoit esté ravy en esprit, et dict que ce fust un jour de dimanche. (9) Mon cher frere, au commencement de ceste année, je reclame l’assistance de vos prieres; je ne scay si j’en vairray la fin, mais n’importe, mihi vivere Christus est et mori lucrum (9) 80 ; touttefoys, quid eligam ignoro, (1), car je ne trouve plus en moy d’election, et me semble que je ne scay ce que je veux ou ne veux pas. De vous dire les graces que nostre Seigneur me faict et la façon dont il me traitte, les paroles n’en peuvent rien exprimer; une (2) chose me faict trembler, c’est le peu de fidelité que j’apporte a y correspondre; car nostre Seigneur vient a moy, ce me semble, avec toutte sa divinité; mais je luy dis : ne magni, tudinis tuae mole me premas. (3) Je le (4) laisse se recoudre en luy mesme par luy mesme, et mon âme ne desire estre sinon (3) un miroir transparent par lequel le soleil eternel passe de part en part, se retrouvant tousjours dedans soy mesme. Te ne veux que rien de luy demeure en moy, et qu’il aye son perpetuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frere, vous goustés ce que c’est. Infidelle que je suis, si nostre Seigneur n’a pitié de moy! Je vous prie (6) de prier sa divine Majesté ou de ne me plus venir si fort, ou (7) qu’il me donne la grace de le suyvre, ou (8) pour le moins de me laisser traverser de part en part a luy. Helas! en ceste divine lumiere, je voys dans (9) moy tant d’ordures! J’experimente tous les jours que omnis homo mendax, (10) non respondet Deo unum pro mille, (11) je ne vais pas (12) de mon total et de toute mon estendue. Mon frere, courage, aspirons. Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cest abysme d’amour; mais moy je vay tardivement (13) 81 et petitement; encore faut il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem. Dieu nous en face la grace. C’est ce que je desire.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 31 decembre 1625. d’Angers (14)

V Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Que vous diray je? appropinquavimus (1) usque ad portas mortis, (2), mais tousjours ce vieil corps ne se veut point dissoudre, peregrinari a corpore et presentes esse ad Dominum multo magis melius, (3) permanere autem in carne (4) hic mihi est fructus operis, et quid eligam ignoro, (5) enfin, sive vivimus, Domino vivimus. (6) Nous nous cognoissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit (7) en laquelle nous nous rencontrons a l’embouchure de cest ocean infiny d’amour que non pas quand nous sommes separés de la source d’ou nous fluons et ou nous refluons. Je ne scay ce que c’est de (8) mon faict, puto quod Deus nos novissimos ostendit tanquam morti destinatos, (9), car quotidie morior (10), a la facon (il) que vous scavés; et ou je suis, il n’y a ny ciel ny terre, absorpti sumus in miseria, de telle sorte (12) ad nihilum redactus sum et nescivi. (13) Je vous escris d’autant plus librement que le P. Prieur est capable de nos sentimens; lequel prendra, comme je croys de sa charité, la peine de vous lire les nostres. N’oubliés pas en vos prieres celluy qui ne (14) merite pas.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 24. juin 1626. de Ploermel. (15) 82

VI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, 9 h 46, 10. Copie. B. Rennes, 9 h 39, 10. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 48), D. Donatien, lettre LVIII, fin.

Mon tres cher Pere.

Puisque nous sommes morts et ensepulturez, vous scavez ou et comment, il faut que ce qui doit vivre vive, puisqu’il vit en toute la comprehension de soy mesme au dela de la mort et de la vie, si qu’il est toutte vie mesme dedans les morts, en qui les mesmes (1) morts vivent non en eux, mais en la vraie vie. Cela estant, c’est assez : c’est du fait de la vraie vie d’absorber plus profondement la mort elle mesme, comme le mort (2) qu’on (3) ensepulture de profondeur en profondeur. Ce qu’estant ainsi, la vie est vivante a elle mesme et pour elle, comme la mort vit de la vie en toute la mesme vie. Priez Dieu pour moy comme je fais (4) pour vous (5).

[J’ay fait rencontre d’une certaine lettre appartenante a ce fond, je ne scay si elle est de vous ou de moy; je scay bien que je vous en ay envoyé une de pareil sujet; il y a pourtant quelques paroles qui me font juger qu’elle n’est pas de moy, et neantmoins il me semble que c’est mon stile; je vous supplie, si vous l’avez (6) encor, de me l’envoyer, et je vous la renvoyrai fidelement. (7)] Je fais soigneusement reserve de toutes vos lettres, pour ce que Dieu le veut ainsi. Faittes votre mieux avec bon courage, puis qu’il ne se trouve plus ni changement ni vicissitude. Scienti legem loquor. (8)

À Rennes, le [] octob. 162 g. (9) 83.

VII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Il est vray que l’exercice de speculation ou je suis occupé est la plus profonde mort que l’esprit amoureux puisse souffrir; je l’ay experimenté nouvellement, car ayant eu treves (1) pour quinze jours que le R. P. Provincial (2) m’a mené a Nazareth pour voyr les religieuses et les entretenir de l’amour de Dieu, tout ce temps la me sembloit un paradis, pour ce que je n’avois autre sentiment que de Dieu tel que nous l’avons, c’est a dire par dessus touttes formes. Mais estant arrivé a mon estude et ayant embrassé ma speculation aveq vivacité d’esprit, car il le faut faire, je suis devenu tout hebetté et comme hors du sens, si que je pensois mourir (3) de tristesse; et si je ne me fusse forcé de cacher ma douleur, les religieux eussent pensé que j’estois fort malade. Touttefoys, je me plais en ceste mort, laquelle je croys estre tousjours meilleure que la vie ou que la mort appetée, vous m’entendés bien. Quand je vis en Dieu, mon desir est de mort, mais je ne trouve (4) meilleure mort que celle ou il n’y a point de resource, mais ou l’on n’est vif ny mort, puisqu’il semble qu’on n’est point du tout. Je vous ay dict autrefoys que je ne pensois pas (5) que nostre Seigneur me pûst donner un exercice de mort plus profonde que celluy ou je suis. Je l’experimente de plus en plus; car comme ce grand Dieu faict en moy ses operations, par ma speculation, je semble les contrarier, et en cela je meurs a tout. Je vous envoye une de vos lettres, de par cils sentimens que la derniere, il y a plus de deux mois que je la garde; je vous prie de me la renvoyer, car il me semble me mirer en ycelle (6). Mon cher frere, mourir, mourir, mourir, haec requies mea in saeculum saeculi (7) 84 et ose dire que ma vie eternelle gist en une mort, puisque je vis de ce que je ne suis plus, et que ma vie est un perpetuel deffaut en la mesme vie de Dieu. Ma consolation est de ne scavoir pas par reflexion, si je suis chretien tant je suis absorbé és (1) speculations de theologie, et cui bono? tout cela n’est que pour me fere mourir, et in hoc gaudeo sed et gaudebo (2) quia ad nihilum redactus sun], et nescivi? (3) Mon frere, regardés si mes sentimens respondent aux vostres, ce sont sentimens de

vostre fr. Dominicque.

Ce 28. octobre 1629.

VIII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT,

A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,12. Copie. C. Rennes, g H 46. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre jo), D. Avignon, ms. 566. Copie. E. Donatien, lettre XXII.

Mon tres cher Pere.

J’ay grande pitié (4) de vous, vostre science vous couste cher; mais Dieu en qui vous mourés d’une mort si vifve et si mortelle l’a preveu sans vous, et l’ordonne et le fait en luy et en vous, comme (5) sans vous. Les douleurs en sont cruelles, (6) les circonstances en estans (7) de toutes parts telles qu’elles sont; mais il n’y a remede, il faut vous resouldre a (8) ce tres angoisseux martyre. Que si (9) les hommes cognoissoient ce qui est de vous et de vostre estat, ils auroient plus de compassion de vous qu’ils n’ont, mais c’est en cela (10) que vous estes exposé par condition encore pire, comme un blanc ou butte, contre laquelle (1i) les raisonnables occasions descochent leurs mortelles fleches, sans le penser ny scavoir. De vray, la totale dissolution et la mort (12) 85 vous seroit moins penible de beaucoup que la vie si langoureuse et si angoisseuse (1). Quant est de moy, qui (2) scay vostre mort par experience, je ne scay comment vous pouvez si longuement (3) resister a si cruels et si continuels efforts. Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croyre, il le faut soustenir avec allegresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en (4) dispose autrement par (5) quelque autre evenement. Ce pendant, je vous supplie de faire vostre mieux moyennant tout l’ordre et la (6) discretion a vous possible pour vous soulager (7) en quelque maniere. Je vous renvoye (8) vostre lettre : la lettre que je vous mandois avoir rencontrée est de vous, je l’ay trouvé aux petits recueils de P. Louis (9). Elle traicte de l’excellence du regard divin et de son effect sureminent; elle est tres subtile, et je ne scavoys a qui l’attribuer, a vous ou a moy : elle est vostre; vous pouvez vous en servir et des nostres au moins pour vostre consolation. Priés Dieu pour moy, qui suys,

vostre frère Jan

De Rennes, le 20 novembre 1629 (10),

IX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson».

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon; ms. 566. Copie.

Mon cher Frere (11).

Que vous scaurois je dire de bon, fors mourir et vivre (12). J’apprens tous les jours a mourir, et me pensant mort, je me trouve encore (131 tout plein de vie. Que (14) 86 pourrois je dire en vérité? ad nihilum redactus sum et nescivi (1); que je ne desire que mourir en la facon que vous scavés. Toute abondance me semble vie, et toutte perfection me semble impureté; et nostre Seigneur le scachant, me daigne faire part de ses derelictions, ita ut taedeat etiam nos vivere (2), n’est que ma vraye vie est une mort continuelle. Scienti legem loquor (3); nos espritz se rencontrent l’un l’autre en ceste eternelle unité ou ilz succombent indeficiemment et reposent en agissant. C’est la qu’elles (4) commencent a jouyr du repos fruitif de leurs objetz (5); lequel plus ils savourent, plus en demeurent ils (6) sitibonds. L’amour eternel allume (7) en eux un incendie sempiternel d’amour. Non, je vous l’ay dict (8) souvent, je croys que nostre Seigneur m’a mis en l’occupation ou je suis pour me faire mourir plus profondement, et partant je (9) suis content d’y passer nia vie, si tel est son bon plaisir. Comment prenderois je plaisir aux speculations, moy (10) qui refuse toutes les notions et infusions qu’il plaist a nostre Seigneur me faire? je ne desire pas cognoistre et (11) scavoir, mais aymer a l’infiny, L’attendüe (12) de nostre esprit est d’atteindre (13) et correspondre tant que nous pouvons a l’amour incréé qui nous engloustit continuellement sans jamais nous consommer, mais tousjours nous augmentant la soiff et la desir de soy, qui me bibunt, adhuc sitient (14). Mon frere, a vostre loysir, un petit mot de vostre part me consolera. Je suis vostre pauvre disciple, vostre pauvre confrere (15).

Free Dominique.

Ce 6. fevrier 1630.

X Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Me voyla dechargé (16) de la regence, chose que je n’ay point (17) 87 demandée, quoy qu’il (1) me soit un bonheur, s’il faut regarder le repos interieur que j’espere avoir plus grand, estant depetré de tant d’especes; je ne vacqueray plus qu’a la theologie mystique. Vray est que j’eusse eu du contentement a demeurer icy au seminaire, avec nos jeunes freres profes, mais l’obedience m’appelle a aller deca et dela par les conventz : plaise a nostre Seigneur nous ramener a nostre interieur. Je tascheray de pousser le plus que je pourray, mais neque qui plantat est aliquid neque qui rigat, sed qui incrementum dat Deus (2). Je vous prie aveq confiance me mander ce que jugeres estre (3) a propos que je face en mes visites pour advancer le plus l’interieur que nous pourrons (4) : c’est mon desir. Je m’acquitteray mieux en mourant profonde-ment a moy mesme que beaucoup faisant a l’exterieur. Je me recommande a vos sainctes prieres, qui suis,

vostre pauvre religieux (5), fr. Dominicque.

Ce 2. mars 1630.

XI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, 9 h 46. Copie.

B. Rennes, 9 11 39,8. Copie postérieure.

C. Rennes, g H 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 3r).

D. Donatien, XXI.

Mon cher (6) 88 Pere.

Quand je lis vos escrits et les miens, je suis totalement confus, quand je vois ce qu’il faut que nous soyons pour ne nullement contrarier a Dieu par nous mesmes, de si loing que ce soit; pour quoy faire deuement, nostre pureté devroit estre angelique, tant dedans que dehors; dedans, dis je, pour demeurer simples, uniques, esgallement, et tousjours esgallement, tendus sans la moindre effusion d’esprit que ce soit. Mais nostre nature ne se trouvant si parfaictement morte que cela, c’est aussy ce qui nous afflige justement d’une douleur tres raisonnable, et qui faict en nous tres humble et tres profonde renonciation; mais voyant que c’est un faire le faut, et qu’il n’en doit et ne peut estre autrement de nostre part, nous sommes tres contents soubs le pesant poids de ce penible fardeau encore qu’il soit vray que, pour mon regard, je ne suis guere molesté de pareils effects; mais c’est tout un. Nature se cherche tousjours secrettement et finement, si son sujet manque a se rend, : deuement et uniquement attentif a son object. Il est pourtant vray que nature est tres esloignée de moy et moy d’elle, si tant est que subtilement par moy mesme je ne l’appelle et la face vivre; c’est de quoy j’ay expresse. ment a me donner de garde, faisant en sorte qu’elle demeure vrayment morte et aneantie, non tant en sa vie vitale qu’a ses subtils et deliés actes de ma part et de la sienne. Mais quoy, il faut que tout homme en tel estat en (I) passe par la, jusques a son entiere dissolution, si que c’est ainsi (2) que les hommes sont au dernier terme de la vie comme viateurs, et par mesme moyen tres proches du terme de la fruition et comprehension. Pour vostre regard, qui est (3) tousjours en action dedans les matieres vitales en la speculation purement naturelle de toutes choses, je vous deplore grandement la dessus, par ce que vous estes par necessité autant dedans le sens que ceux qui vous sont contraires en sont esloignés : aussi est-ce le sujet perpetuel de vostre profonde mort; mais il n’y a remede. Puisque ce vous est un faire le fuit, il faut que Dieu le face et que vous croyés aussi qu’il (5) le fait. C’est cela qui vous aprofondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la tres simple et tres nüe foy qui, vous estant une tres simple lumiere, vous monstre et vous dit par elle mesme que cela est ainsi. C’est cela qui me fait vous porter tres grande compassion, en consideration de l’expe. riance que j’ay de vos morts et de vos miseres, lesquelles croissent plustost en vous que de recevoir quelque diminution pour vostre soulagement. Mais s’il faut vous consommer ainsi en l’ordre eternel de Dieu, il n’y a remede, il faut le faire. Neantmoins, ce que j’ay tousjours apprehendé sur cela, c’est que vous mesme (6) et par vostre naturel appetit, vous estes trop porté et trop avidement a la speculation et a rechercher (7) la grande et profonde doctrine, si que pour cela mesme vous ne sentez pas si simplement de la pure et simple mysticité des excellents et purs mystiques, comme vous feriez sans ce naturel defaut. C’est ce que souvent je vous ey inculqué (8) 89 et ce que je vous dis de rechef, affin que si vous voyez et sentez que cela soit, de vous moderer en cela, sans prejudice toutes fois personne, vous m’entendez bien. Voicy les saincts jours, auxquels vous : urés quelque repos quand a cela, durant lesquels vous jouyres du paradis en terre en cela mesme, comme nouvellement.

De Rennes, ce 26. (1) mars 1630.

XII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,8. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe a été rajeunie (lettre 32). D. Donatien XXIII.

Mon tres cher Pere.

Je me resjouis grandement en Nostre Seigneur theologischies plus speculativement ny scholastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformement a la simplicité et a la sureminence de vostre simple fond. Quant a ce que vous feriés autrement, cela mesme sera du flux de son unique fecondité, tant au sujet agent que patient. Ceste distance d’extreme est infinie, et nature ne devant plus avoir d’appasts pour heureusement vivre, Dieu seul y aura tout, tant pour vivre que pour mourir, selon vostre total, quoy qu’il y ait tout eu en l’ordre de vostre action, de laquelle il a esté plustot (2) l’esprit et le moteur que vous mesme de luy et en luy mesme. C’est estre volé de la terre au plus essentiel et plus pur du paradis dont Dieu jouist en sa totale contemplation en vous, dehors de vous, mais en vous, en l’eminence de vostre sureminent fond, le quel ayant tres actifvement outrepassé, vous estes en jouissance ineffablement de Dieu, qui ravit en luy mesme de sa tres simple action continuelle le plus pur de vos puissances superieures, au moyen de quoy vous jouissez sureminemment en constitution et amour eternel de cet ineffable et incommuable (3) bien, conformement a ce que je vous desirois de tout temps, lequel estant si eloigné (4) 90 de la partie sensitive comme il est en la creature et dehors d’elle, les exercices de mediocre action du corps ne le pouvant atteindre d’une infinie distance, ne luy peuvent aussi nulle. ment nuire, mais pour ce que le trop de ces exercices vous pourroit notable. ment incommoder en luy mesme, il les vous conviendra moderer, selon l’ordre et l’exigeance de vostre divine prudence et discretion, afin de demeurer le mieux et le plus de temps que vous pourrez comme estant purement a vous, en repos et fruition de vostre divin object. Que si la mort est la felicité de Dieu en nous, nostre mesme mort a sens contraire est nostre felicité dedans nostre propre sepulture, selon nostre vie crée, je dis de nostre appetit de vie et de mort, si bien que toute la deduction explicite de cecy n’est rien; cela fait qu’il nous est impossible d’y vouloir sortir, pour ce qu’il n’y a forme ny similitude si simple de cecy qui ne nous tire et ne nous monstre dehors, et qui par consequent ne nous afflige, comme nous sentans infiniment eloignez de nostre jouissance objective. C’est cela que vous scavez tres bien, comment et pourquoy cela doit estre. Faittes donc vostre mieux en tout sens et maniere, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour eternellement faire de vous et en vous a son bon plaisir, tant en vous que dans les creatures. On remarque fort visiblement que le pouvoir des hommes est fort court et limité, voire mesme au fait de leur bonne volonté; que si leur prudence differe et dissimule leur coup a meilleure occasion, on voira ce qui en sera. Quant est de nous, tout nous est un, dedans la mort eternelle de la mesme vie en soy, pour eternellement estre contens au plaisir et felicité de nostre mesme vie en tous evenementz. Je suis a vous ce que vous scavez en cela mesme en tout sens et maniere.

À Rennes, ce 14. may 1630. (1)

XIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere, salut.

Nostre Seigneur continuant (2) 91 a me donner des occasions de mourir, quotidie morior, (1) sed haec est mihi gloria; Christo confixus sum cruci; absit mihi gloriari, nisi in cruce Dornini nostri Jesu Christi; (2) mihi vivere Christus est et mort lucrum. (3) Qui ne desire que mourir est heureux en ce monde, parce (4) que il trouve souvent (5) l’object de ceste sienne beatitude, et principalement en la charge et office, (6) ou tant plus grand est le zele qu’on a de promouvoir le bien, plus grande est la douleur quand on voyt ne le pouvoir effectuer. Quis scandalizatur et ego non uror? (7) Si festois tel que je debvois estre, je ressentirois les maux qui se font contre Dieu plus que mon âme ne ressent les maux de mon corps, ce (8) seroit estre vrayment transformé en Dieu, et Dieu viveroit en luy. Mon frere, que c’est craymer, je ne sçay que c’est et ne desire (9) autre chose. Nous nous voyons en (10) nostre centre, ou nous nous reposons (11) et agissons en des manieres (12) que nous ne pouvons explicquer par paroles. Le P. Provincial (13) me meine aveq luy a Paris (14) pour faire la volonté de Dieu et travailler au bien commun de l’Observance (16). Mon frere, si j’avois quelque desir en ce monde, ce (16) seroit de la solitude, mais je trouve aussy bien la mort en l’occupation que dans le silence (17). Nous sommes a Dieu qui est (18) en nous et nous en luy, par dessus les vicissitudes. Je vous suis tousjours ce que vous scavés et m’estes ce que je scay, ut ipsi in nobis unum sint (19), disoit nostre Seigneur, un en luy et pour luy, tenés moy comme tel tousjours.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 26. mars (20) 92 1631.

XIV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere.

Je croy que nostre Seigneur veut que je roule encore (1) certain temps ceste vie miserable. Je n’ay plus de fiebvre et commence a me mieux porter. Je suis icy avecq le Reverend P. Provincial; nous n’avons pas encore eu le loysir de conferer ensemble. Mon cher frere, nous nous entrevoyons tous les jours en nostre Seigneur. Vous m’avéz encore mieux cogneu, comme je croys (2), à ceste derniere veue l’un de l’autre a Rennes (3). Mihi vivere Christus est et mori lucrum (4). C’est pitié de tendre a l’infini et ne pouvoir comprendre, nostrum deficere est, nostrum comprehendere, autant insatiable a desirer que Dieu est infiny a se communicquer. Sed quid dicam arcana verba quae non licet homini Ioqui (5). Mon frere, je me recommande a vos prieres (6), vous scavés quomodo unum sumus : (7) ceste unité peust estre goustée mais non pas explicquée. C’est a (8) l’embouchure de l’ocean ou nous nous rencontrons tous les jours et nous nous (9) perdons, et nostre bien gist (10) a estre engloutis de test amour abyssal qui perpetuellement nous devore sans nous consommer, car vous sçavés comment nous sommes ceux desquels (11) il est dict : mors depascet eos (12) 93. Enfin, amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le desir de

Vostre pauvre frère Dominicque.

Ce 26. avrill 1631.

XV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere. (1)

Je n’ay receu qu’une de vos lettres depuis que je vous (2) ay vu, il y a quatre ou cinq moys. Vous me parliez de nos devises (3) : mourir; mais comment? en la facon que celuy qui nous mortifie et vivifie (ibis) le veut. Mon frere, je n’ay point d’autres exercices. Au reste, je scay qu’on meurt partout, aussy bien en faisant bonne chere comme en jeusnant; sortyr du convent, voyque tres angustié, ce m’est une gehenne. Je ne voyr la ville de Paris que du haut d’un petit pavillon que nous avons, et si l’envye ne me prend de voyr ny (4) les lieux ny les personnes qu’on estime sainctes. L’air est bon, et me porte autant bien icy, estant present tousjours au chœur et en (5) la cellule que je ferois en aucun autre convent. Je travaille a ce que scavés; j’ose bien dire que la matiere est bonne, et les reigles de tres bonne praticque, le dessein encore et l’ouvrage, mais mon stile est peut estre trop simple : quod meum erat feci. J’ay creu estre de (8) la volonté de Dieu que je m’applicquasse a cela; il en sera demeshuit comme il luy plaira; l’affaire ne me touchera plus : qu’on couppe, tranche, face ce qu’on voudra (7). Je vous diray, mon frere, que je me sens desireux de mourir, non de la mort corporelle, elle m’est indifferente, mais morte angelorum (8), vous scavéz ce (9) que c’est. Dictes moy pourquoy ne correspondrons (10) nous a l’amour infiny, puisqu’il nous y semond, il nous tire a l’infiny et nous n’y allons pas. Nostrum operari est deficere in idipsum. Je ne pense pas que nous puissions vivre sans mourir. Jouyr, c’est vivre; mourir, c’est appeter aveq anxieté, haec est vita (11) amantium Deum. Pour ce que me mandés des occupations du dehors, vous scavés combien peu j’y suis porté; je desirerois, s’il plaisoit a mon Dieu (12), voyr florir l’esprit interieur parmi nous (13) 94 ; croyés moy mon frere, devant les bien sensés, il n’y a que la saincteté a emporter credit et la gloire, mais la vraye saincteté est cogneue de Dieu (1) le Ce nous est une consolation de nous, voyr tousjours l’un l’autre in centro ou nous reposons, mais sans oysiveté. Je me reccommande a vos prieres. J’auray soin de ma santé, comme vous me mandés, quoy que nuntium remisi huic miserabili corpori ut descendat in corruptionem, ego auteur in Domino gaudebo (2) contemplans non quæ videntur sed quæ non videntur (3). Pourtant, les vostres me consolent, utinam te fruar in Domino, non paenitentiam (4) corporalem sed aeternam ante conspectum Domini Dei nostri, qui est super omnia benedictus in saecula. Amen.

Ego Dominicus, frater vester particeps in tribulatione.

Ce 26. (5) febvrier 1632.

XVI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie.

Mon cher Frere.

Fidelis Deus (6) qui semper triumphat nos in Christo Jesu. Les offices ou j’avois passé au precedent me sembloint fournyr d’occupations suffisantes de mourir, mais celluy ou je suis m’est une croix continuelle; ma devise est de faire a tous ce que je pourray en une pure charité, et pour cela estre sindiqué, calomnié et le reste, mais ce n’est rien en comparaison des mortz interieures qui sont telles que si je n’estais mort en desir, taederet me vivere (7). Vous me demandiés en la vostre derniere qui estoit le plus grand sainct de paradis; me semble scavoir en quoy consiste la saincteté, qui n’est pas en ce que le commun pense; et partant, je croys que c’est celluy qui est le plus caché en ce monde, et plus profondement mort en amour et par amour. J’estime grandement St Job, et aymerois mieux passer ma vie aveq luy sur un fumier qu’a convertir le monde aveq St Paul. Mais spirituum ponderator est Dominus (8) 95 ; il n’y a que Dieu qui paise le merite des saincts. Quotidie morior (1), ad nihilum redactus sum et nescivi (2). Mon frere, vous me cognoissés; je vous prie de me presenter a N. S. en vos sainctes prieres.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 15. septembre 1632.

XVII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. T. Tours, ms. 488. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Il est vray, quotidie morior (3), quis infirmatur et ego non infirmor? quis scandalisatur et ego non uror? (4) tout autant que je voy de desordres auxquels je ne puis remedier sont autant de poinctures mortelles qui me percent de part en part et me font expirer en celuy que je soustiens immobilement. Me semble l’imiter en son gouvernement, qui voit et tolere les desordres des hommes sans en estre esmeu, quoy qu’ils luy deplaisent infiniment : quasi rupto muro et aperta janua irruerunt super me (5) quotidianae sollicitudines fratrum meorum quos gesto in visceribus, et quotidie parturio donec (6) formetur Christus in illis, observatio mea ad Deum sit pro illis donec resipiscant. Mon frere, une des grandes peines que je trouve à gouverner est que je ne scay quand je dois me zeler : vous scavez que nous sommes si accoutumez à mourir que nous aimons tousjours mieux patir qu’agir; et ce m’est une peine de m’esmouvoir et faire le passionné. Et pourtant (7), il faut de l’acrimonie en un superieur, ne regendi frangatur authoritas (8) 96. Le bon Dieu scait bien nous trouver : je croiois es autres charges ou j’estois, avoir autant d’occasions de mourir qu’on pouvoit en avoir, et je trouve qu’elles estoient peu au pris de celles que j’ay maintenant. Fidelis Deus qui semper triumphat nos in Christo jesu. Je ne luy demande ni la delivrance ni la continuation de cette charge, quod bonum est in oculis suis faciat (1). Si mon desir n’est que de mourir, pourquoy en fuir l’occasion? Mon cher frere, les vostres me consolent (2). Je ne manqueray de recommander a mon fr. Benjamin pour cette toile. Vostre santé despend presque du tout de vostre ulcere; tandis qu’il rendra bien, vous vous porterez bien; quand il se fermiera, l’experience fait voir que les vieillards ne meurent pas longtemps apres, d’autant que les humeurs peccantes qui avoient pris leur cours par la tombent sur les parties inte. rieures, lesquelles pour leur debilité ils ne peuvent expulser. Nostre Seigneur veut que nous conservions nostre vie pour mourir de plus en plus. Semper enim in mortem tradimur propter Jesum (3), ut sive vivimus, sive morimur, Domini simus (4). Je salue mon pere Valentin, je luy escriray au prochain. Mon cher frere, n’oubliez pas

vostre pauvre fr. Dominique.

De Nantes, ce 12. janvier 1633.

XVIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566 Copie.

Mon cher Frere, salut.

Je vous remercie des bons conseils que vous m’avés donné (5); je ne scaurois dire combien la charge ou je suis m’est dure, apres avoir gousté quelques jours les douceurs (6) de la solitude en laquelle, quoy qu’il y aye des croix, elles sont comme prevenues (7), et on les attend comme (8) de pied coy; mais en charge on est en continuelle (9) tempeste et bourrasque, et ne trouve on point ubi requiescat pes noster (10); ce neantmoins nostre devise estant de mourir, faut dire ad nihilum redactus sum et nescivi (11), En ma solitude, j’ay conferé les (12) deux livres, celluy du pere Benoist (13)97.

Et (1) Barbancon (2). Je ne trouve point de comparaison; Benoist (3) ne me semble le que speculatif au respect de l’autre qui a l’usage et l’experience (4) des secretz mystiques. Je passerois fort (5) volontiers ma vie pour maistre (6) d’un seminaire. Mais un superieur dans une grande maison n’y peut suffisamment vacquer. Ce qui m’afflige, c’est de voyr quelques-uns de nos freres (7) animo infrunito et irreverenti (8), sans sentiment de Dieu; crier apres ces gens (9), ce semble les endurcir; il faudroit une charité infinie pour operer leur salut, quasi ex opere operato. Mais ce qui me console, c’est que Dieu, luy qui est la charité essentielle, ne les ammolit pas, et partant, je n’ay pas plus d’obligation de les (10) convertir que luy; quis scandalizatur et ego non uror (11)? Instantia mea quotidiana, sollicitudo omnium fratrum (12); enfin, il faut que l’esprit de ceux qui desirent promouvoir leurs tfreres a la perfection sentiant dolores ut parturientis (13), quand ils les voyent faillir. Tenes moy (14) pour

vostre pauvre fr. Dominicque.

Ce 6. apvrill 1633.

XIX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere Jan (15); salut.

Il y a si (16) long temps que je me proposois de vous escrire hien au long, mais faut que je vous dise que quotidie morior (17). J’aymerois mieux, s’il estoit en (18) 98 mon option, espouser une prison perpetuelle que d’estre superieur (1). Si nous n’avons (2) point de charité, nous ne ressentirons point les fautes contre Dieu comme nous faisons; mais aymant Dieu, tout ce qui le touche nous touche, et a mesme proportion (3) que nous l’aymons. Qu’est-ce a dire, que je suis mangé et rongé du soin des affaires (4) temporelles qui ne me sont rien? Car d’endurer faim et soif, c’est ce que je desire, et neantmoins il faut que je sois traversé de pensées d’ou je pourray nourri; nos freres, payer les architectes et liberer nos debtes. Je ne demande point que Dieu face des miracles pour me liberer (5) de ces inquietudes, pourveu que je souffre (6) comme il faut, et face en bonne prudence ce que demande la vigilance de celluy a qui une si grande famille est commise. je suis souvent attacqué de ces pensées : or ça, qui m’a mis icy? que pretendes ne serois-je pas mieux simple religieux? quelle obligation ay je de de. meurer en ceste charge ou je profitte si peu? seroit ce (7) contre la perfection de m’en defaire? on croyt que je l’ay desiré. Soubz tout cela, je demeure comme l’enclume soubz le marteau, non sans grande angoisse. Mon frere, qui a quelque degré d’amour meurt miserablement dans (8) une charge, Car, comme vous scavés, il ne luy est pas permis de se courber (9) hors de Dieu sur (10) quelque consideration estrangere; allons encore (11) demander delivrance. Au reste, si (12) je ne suis pas bien convaincu qu’au cas qu’on me voulust une autre foys relire (13) je fisse contre la perfection m’en excuser (14) absolument. Car quoy que je scache fort bien que je souffre plus que je ne ferois en autre (15) office de la religion, neantmoins, voyant le peu de fruict, ce me semble, que j’en fays (16), n’ayant pas l’habileté exterieure pour l’oeconomie, cela semble suffisant pour m’en exempter. Mon frere, je vous prie, a vostre loysir m’en escrire (17) 99 vostre sentiment,

comme (1) nous debvons nous laisser conduire en telles occasions; vous abligerés

votre frere Dominicque.

ce 5. aoust 1633.

XX JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, g H 39,32. Original. B. Rennes, g H 44 — Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 57). C. Donatien II.

Mon tres cher Pere.

Il faut que je vous dise que j’ay tousjours bien porté et senty la pesanteur de vostre faix, voyant et sachant combien vostre homme purement raisonnable repugne a cela dedans l’unité d’esprit, ou pour mieux dire dedans l’unité de Dieu, en laquelle vous estes par desus tout le sensible; mais quoy que vous soiez si esloigne de tout cela, si faut il vous y applicquer en la mort et la, perte de vous mesme la desus, et ce que vous avez a faire en cela est d’emploier toute d’tigence humaine a vous delivrer par bons moyens, vous confiant quand en la meileure partie sur cela en nostre Seigneur qui vous voit peiner si anxieusement a son service. Sans point de doubte, vostre faix est gros et grand, mais nonobstant il ne faut pas abandonner le timon de la charüe par impatience et deffiance, esperant que Dieu vous soulagera en temps opportun, mesme lors que vous y panserez le moins, joinct que puisque vous avez trouvé tant d’œuvre commancee a quoy vous ne pouvez humainement satisfaire ny par legitime exercice, ny par bonne prudence, le tout ex-cedant trop vostre present pouvoir : j’estime que ce sera fort bien faict d’endepter la maison, quov qu’elle le soit peut estre deja, d’une somme plus ou moins notable, suffisante pour vous delivrer des langueurs presentes qui vous arachent rame desus l’impossible present; vostre grief est fort grand sur ce que les seculiers, et mesme les plus judicieux d’entre eux, ne vous croyent peut estre pas reluit a telle extremité, quoy qu’ilz en voient assez les divers subjects abonder a mesme temps, lesquels s’il eschet qu’ils entendent vos raisons et vos plaintes la desus, vous leur pouvez dire que ce n’a pas esté vous qui en a faict les projects, mais que les aiant trouvez si commancez, il vous a esté force de les parachever sur peine de vous e courir grand dommage; et puis, qu’ils en croyent ce qu’ils voudront Enfin, quand le secours divin nous manque pour infinies bonnes raisons de nostre part, il faut recourir a l’humain, selon toute l’estendue de bonne prudence : et c’est a quoy il faut que vostre communauté concure et fie. chisse, a quoy il ne faut pas proceder per nefas (comme on dit), les raisons de quoy sont infinies. Que si on dit qu’il est question de mandier fort et ferme pour pouvoir reparer vostre ruyne, faictes le honnestement, vous et les vostres, tant que faire ce poura, faisant en sorte que vostre service accoustumé ne manque point; que si les seculiers n’en sont satisfaicts, a la coustume, vous leur en pouvez represanter la cause universelle, qui est vostre extreme pauvretté. Esperez pourtant soulagement de nostre Seigneur, Il est vray que les hommes, pour leur maleur, ne le meritent pas, c’est cela qui vous greve doublement. C’est chose estrange quand un superieur est tout seul en action perfective, apres lequel tous les autres sont incessamment a abayer qui, par leurs effrenez debordemens, de par leurs licences brutales, luy arachent l’âme, voire a chaque moment; mais puisqu’il semble que les superieurs soient blancs et buttes exposez a tant de mortelles fleches, il faut qu’ils ayent force en patience d’esprit, en attendant que nostre Seigneur les soulage en quelque maniere sur ceste mortelle et continuelle agonie. Peut estre que la publication de nos nouveaux statuz reprimera, ou au moins moderera en quelque maniere, la brutalle insolence des indomptez. La voye est de guere et de mort, et la paix est de gloire, en laquelle voie, dis je, les peres des esprits ont a soufrir et mourir tous vivants, en plusieurs et diverses manieres, et plusieurs fois chaque jour. Nous parlons a qui scait et experimente la loy (1), a qui il semble en cela mesme estre passe au dela de toute circonference. O Dieu etternel, qu’est-ce dire et comprandre que cela? celuy seul qui l’esprouve en fin fond d’esprit n’y voit ny bornes ny rive. Mais la resignation etternelle de telles personnes donne infinie gloire a Dieu en cela mesme, luy recommandant incessamment le plus et le mieux en l’ordre et aux affaires dont il s’agist de sa part a sa tres haute gloire. Au surplus, arguez, priez, tancez, en toute patience et doctrine (2) 100, non pas sans juste zele et indignation sur la malice. Pour le regard des talens exterieurs, il est a propos de vous randre accort et affable, tant envers vos enfans qu’envers les seculiers; donnez vous de garde d’affliger les bons en leur foiblesse; je vous dy cela pour ce que j’ay ouy quelque chose de pareil sur ce que semblables personnes vous disant privement leur interieur, et vous leur donnant remede convenable : ristoire fausse on vraye dit que, nonobstant leur confiance privee envers vous, vous les confondez en chapitre irremissiblement. Je scay bien qu’autres fois vous avez veu cette procedure praticquée de qui nous scavons bien (1), laquelle ne vaut rien en soy; nous scavons assurement comment et pourquoy, y, Faictes donc vostre mieux, je vous en suplie, et ne faictes rien — : s bon conseil, et mesme des premiers et plus anciens de la communauté. respere par ce moyen, je dis par toute ceste praticque, que vous recevrez quelque soulagarnent en vos peynes, moyennant l’ayde de Dieu. Quant a l’election future, le temps nous donnera lumiere et cognoissance la dessus, a quoy il ne faut point que vous pansiez, vous resolvant d’avaler la medecine amoureusement de la main de Dieu qui la vous donne pour cest effect. Je vous remercie tres affectueusement de vostre thoile, de laquelle je ne me sers point encore; si elle m’est favorable, je le manderay a nostre frere Benjamin. Ainsy, mon cher pere, estes vous en continuel acte de vostre devise; n’en variez pas pour quoy ny sur quoy que ce soit, de vous ny par vous mesme, a quelque que prix que ce soit, n’importe; ny vous ny nous ne voyons et ne savons pas tout. Expecta Dominum; viriliter age; confortetur cor tuum et sustine Dominum (2), usque in tempus sustinebit patiens, et postea reditio jucunditatis (3), gemma gratissima expectatio praestolantium (4), et infinis autres passages dont vous abondez. Voyons nous incessamment en nostre origine. Je suis, mon tres cher pere,

vostre tres humble et tres affectionné

f. Jean de S. Samson.

À Rennes, ce 6. aoust 1633. (5)



XXI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon (6) Frere, salut.

Scavez vous a quoy nous servent les douleurs corporelles? a nous faire expirer (7) 101 ; en ceste verité, il me semble estre superieur a touttes choses, fors aux grandes douleurs. La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs demande une tendüe (1) d’esprit indeficiente pour demeurer en une egalité aveq serenité de visage. C’est estre superieur aux douleurs que les souffrir aveq joye, et sentant un enfer au dedans, vivre au dehors plein d’allegresse; cela faict qu’on croit nos douleurs estre moira. dres, ce qui augmente nostre merite. Si j’avois quelque chose a demander (2) a nostre Seigneur, seroit qu’il me consommast de douleurs; je ne croys point que la volonté de souffrir puisse ésgaler (3) la souffrance réelle; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on faict toutte la vie, ny la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de momentz en la durée des grandes douleurs, Je vous laisse a penser ce (4) que c’est de souffrir nud comme sans refle. chir (5) sur chose aucune; de sorte (6) que si l’amour prevaut en nous, pour nous faire soustenir (7) patiamment, voyre joyeusement, cela ne diminue point la douleur. C’est une joye semblable a celle qu’avoit nostre Seigneur en (8) sa passion, qui estant souveraine a son âme procedant de la vision de Dieu, ne dimminuoit rien de (9) sa tristesse qui estoit in summo. Nostre Seigneur ne m’en trouve pas capable; mais douleurs ont cessé, mais non pas le (10) desir de souffrir, car je croys autant advancer que je souffre. Souffrir en l’esprit, c’est peu, mais la douleur corporelle saisissant l’esprit ja rongé de chagrin et (11) tristesse, et mourant, c’est a dire Christo con. fixus sum cruci (12). Mon frere, je n’ay rien escrit de nouveau depuis que j’envoiay au Pere Valentin copie d’un exercice que je fis l’autre caresme; je croys qu’a Rennes il y en a quelque copie (13).

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 9. novembre 1633. de Nantes. (14)102.



Une «Autorité» pour Madame Guyon

Présentation des «Justifications», Florilège mystique assemblé par madame Guyon et Fénelon

J’ai préparé une édition complète de cet ensemble dont aucun équivalent de même valeur mystique n’a vu le jour depuis trois siècles103 :

Les «Justifications» établies en 1694 constituent un Florilège mystique qui s’avérera plus utile aux disciples de Guyon et de Fénelon qu’aux examinateurs du procès d’Issy dont en premier Bossuet. On peut douter de leur lecture approfondie d’un document aussi vaste.

L’édition réalisée plus de vingt ans plus tard par Poiret en trois volumes comporte plus de mille pages. Elle a été certainement conduite en plein accord avec la «dame directrice» âgée qui prépara ainsi sa relève mystique.

Voici les pourcentages établis en masses de leurs textes cités comme «Autorités» :

Jean de la Croix 20 %

Jean de Saint Samson 12 %

Nicolas de Jésus Maria 8 %

Catherine de Gênes 6 %

François de Sales 4 %

Denis 4 %

L’auteur du Jour mystique 3 %

Teresa 3 %

Olier 3 %

Suivent Climaque + Augustin 2,5 %, Benoît de Canfield 2 %, L’Imitation 2 %, Constantin de Barbanson 1,5 %, Suso + Rusbroche + Harphius + Tauler 1 % [...]

Ces relevés montrent deux niveaux nettement distincts en quantité et en qualité mystique. Se détachent une trinité : Jean de la Croix, Jean de Saint Samson, Catherine de Gênes. Ces auteurs ne sont pas seulement les premiers en volume couvrant à eux trois 40 % d’un total comportant plus de soixante noms appelés en soutien pour constituer, tel le Chœur d’une tragédie, la foule des approbateurs.

Parmi un «deuxième choix» : François de Sales et Denis, les deux autorités reconnues par tous, celle qui apparaissait à l’époque comme la plus ancienne suivie de la moderne du début du XVIIe siècle. Puis viennent l’auteur du Jour mystique Pierre de Poitiers, Teresa, l’Imitation. Canfield et Constantin de Barbanson, deux mystiques de grande qualité, apparaissent peu présents : leurs écrits ne sont pas étendus. De même pour les «anciens», Climaque, Augustin, Rhéno-flamands.

Nicolas de Jésus Maria est une source couvrant de nombreux auteurs, d’où son importance quantitative : le défenseur de Jean de la Croix a fait du bon travail et devient ainsi le juste défenseur de madame Guyon. Car l’accord est complet entre la perception mystique des deux mystiques que l’on vient de citer (tandis que Teresa n’occupe qu’une place plus affective).

Focalisons-nous sur la «Trinité mystique».

Jean de la Croix est le plus présent et fort largement si l’on ajoute une partie de la contribution de son défenseur-commentateur Nicolas de Jésus Maria. L’œuvre incontournable du plus grand des mystiques d’Occident est aussi celle, fort utile, qui sait justifier la mystique par la théologie d’époque.

En relevant tous les textes de Justifications, le cadeau inattendu fut de découvrir le second Jean. Il est devenu à mes yeux l’égal du plus célèbre et l’allège de développements théologiques rapportés pour défense. Car la «dame directrice» découvre l’or caché de Jean de Saint-Samson : le Carme convers aveugle n’a pas étudié à l’université d’où une gangue à laver.

Enfin le meilleur résumé et très direct est offert par Catherine de Gênes. Madame Guyon a largement fait appel à une œuvre réduite. Les flèches de la dame du pur amour atteignent droitement et directement au blanc de la cible, mieux même que ne le pouvaient faire l’un ou l’autre Jean.



Jean de Saint-Sasmon comme «Autorité» en clé I et suivantes

I

23. L’homme n’a rien à faire de meilleur que de se laisser et abandonner à chaque moment à Dieu, avec ordre et raison, et au-dessus de tout ordre et raison, se donnant en éternelle proie à Dieu, par l’entière perte de sa volonté. Perte heureuse qui rend l’homme très riche, pour se donner soi-même et toutes ses richesses à Dieu; soit dans le feu de la profonde tribulation accompagnée de la suprême pauvreté en tous sens et manières possibles; ou encore dans le double feu de l’amoureuse résignation qui supprime tout sentiment tant dedans que dehors, et même jusqu’aux moelles de l’âme et au plus intime de son fond! Esprit du Carmel, Ch. 9.

24. Enfin 22 nos exercices et nos voies ne désignent qu’abandon, perte, résignation, mais perte éternelle d’esprit et de sens, mort sans consolation ni rafraîchissement, ni selon l’esprit, ni selon le sens, ni selon le corps. De sorte que nous nous croyions et sentions comme réprouvés et inconnus de Dieu ni plus ni moins que ce qu’il n’a jamais connu; sans néanmoins désister pour cela ni nous défendre d’un seul point d’esprit et de cœur de son éternelle fuite. Jésus-Christ notre cher Époux a ainsi vécu pour nous. Ch. 12.

25. Ici donc il faut s’armer de force, de patience et de confiance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche, sans faire autre chose que pâtir si on ne peut autrement, et attendre en pleine et amoureuse confiance le bienheureux et agréable retour de l’Époux. Il faut dis-je que l’Épouse toute dépouillée de soi-même et de toute satisfaction soit totalement résignée et renoncée, se conformant à la volonté divine, pour souffrir en temps et en éternité les rigueurs d’un tel hiver, je veux dire, de l’absence de son Époux. Esprit du Carmel, Ch. 16.

26. Tandis qu’il (a) reste ici à l’âme un point de vie possible pour l’aspiration amoureuse, (il y a poussement amoureux) l’âme n’a point la disposition requise pour se donner et se livrer à pur et à plein en proie à Dieu, pour faire les premières approches de la voie mystique et suréminente, par l’entière perte et abandonnement de tout soi-même — se perdant et s’abandonnant entre les bras de Dieu infini pour être mue de là en avant de lui seul. Ch. 22.

(a) Pour être parfaitement abandonné, il faut être mort aux propres opérations.

27. Notre résignation est infinie et sans fin, et n’a pas même le présent ni l’éternité; quoiqu’il soit vrai qu’elle doit prendre fin avec nous. Au reste nous ne pensons point à toutes ces distinctions et réflexions, d’autant que nous ne sommes point, étant parfaitement anéantis. Cabinet mystique, Partie I, Ch. 10.

28. Quand quelqu’un qui tend à la perfection sera venu au dernier point de la mort, son père spirituel se doit bien donner de garde de l’exhorter à se confesser immédiatement avant que de mourir, pourvu qu’il se soit auparavant confessé de tout ce qu’il pensait lui gêner la conscience. La raison est que les parfaits se doivent résigner en ce temps-là à la justice de Dieu très hautement et très parfaitement en temps et en éternité, et être autant désireux d’être soumis par entière résignation et renonciation d’eux-mêmes au bon plaisir de Dieu et de sa justice divine, que de recevoir miséricorde. Mais ce très-haut secret requiert une très-vraie perfection acquise par la pratique de toutes les vertus et par amour fervent et continuel. Partie II, Ch. 4.

29. Ces âmes sont toujours satisfaites et contentes, s’abandonnant à pur et à plein entre les mains de votre infinie Majesté, afin qu’elle fasse d’elles et en elles selon son bon plaisir. Et quoiqu’il soit vrai que le temps et les succès soient fort divers en elle à cause de vos différentes opérations, n’importe; il en est toujours ainsi de la part de ces Épouses, d’autant que ce n’est ni votre flux, ni tout le vôtre qu’elles désirent, mais vous seul en votre flux. Vous êtes donc leur tout, ô ma chère vie, et leur paradis, parce que vraiment elles sont le vôtre. Contemplation, 3.

30. Il 24 y a un piège bien plus subtil que je n’ai point encore touché, qui est la perte du repos sensible à laquelle personne ne veut passer; c’est là votre barrière, laquelle vous ne voulez point franchir, en vous abandonnant à pur et à plein à perdre votre repos sensible, quoique ce serait le perdre sans le perdre. Car en vous abandonnant à cela toujours et partout, vous rendriez (a) votre repos simple et au-dedans de l’esprit, et vous jouiriez simplement et tranquillement de Dieu, qui est lui-même votre repos, nonobstant les efforts des espèces sensibles. Lettre, 6.

(a) Paix qui surpasse tout sentiment; c’est cette paix dont parle Saint Paul (Phil. 4, vs. 7) et que Jean de la Croix appelle trois fois paix : Voyez obscure nuit, Livre II, chap. 9.

31. Mon but est de vous représenter concisement l’essentielle sainteté de ce grand homme dans sa voie très-perdue et très-suréminente; d’où on peut juger pieusement quelle est son immense gloire essentielle en la patrie, et la gloire accidentelle qui suit indivisiblement toutes ses vertus, lesquelles ont été très exemplaires et très éminente jusqu’au point de la mort. Il ne s’est point recommandé aux prières de personne (a) en mourant; il en savait la raison infinie. Pour mon regard, cette vue et cette représentation me sont si délectables que je voudrais toujours y être occupé. Lettre 35 sur la mort du Père Dominique de Saint Albert.

(a) Par excès de désappropriation qui fait qu’on ne prend plus d’intérêt pour soi.

32. Souvenez-vous que la sainteté de Dieu devant les hommes gît et consiste dans l’entière perte, abandon et renoncement d’eux-mêmes; de sorte que se perdre à soi et aux hommes en Dieu, 25 par bon et licite moyen, c’est toute la sainteté d’ici-bas dont je ne saurais figurer l’excellence. Lettre 39.

33. Le gain et l’abondance doivent céder à la perte et à l’abandon. Lettre 63.

II

15. Quoi que nous parlions ainsi ici et ailleurs, si est-ce que dans ce noble et profond plongement actif l’âme n’est pas sans (a) action, ni sans espèces formées de sa part. Mais on dit que son action en cet endroit est faite si subtilement et sous des formes si subtiles, qu’à peine elle-même les aperçoit-elle par manière de dire. Néanmoins est-il vrai qu’elle n’est point ignorante de son action qui est toujours faite avec un désir simple, avide et toujours également affamé de posséder son Époux sans dissimilitude, non pour la satisfaction d’elle-même, mais pour celle de Dieu. Esprit de Carmel, Ch. 19.

(a) Il parle ici d’un reste d’activité.

16. Or personne n’est suffisamment disposé ni propre pour entrer en la voie suréminente, s’il n’est entièrement destitué de son pouvoir actif, dans le plus pur et le plus simple de cette voie mystique. Là même, Ch. 22.

17. Pour 44 ce qui est de l’amour actif et réciproque entre Dieu et l’âme, quoi que ce soit chose très grande, et cela a précédé ces derniers et divers effets, qui sont pourtant en telle sorte derniers qu’ils sont un long temps totalement changés, ou pour mieux dire, annulés comme ce qui n’a jamais été, à cause de certains plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme qui produisent de tout autres effets en elle. Cabinet mystique, Partie I, Ch. 2.

18. Tout ceci n’appartient qu’au parfaitement mort, vivant d’une vie divine; tout ceci est en lui par-dessus toute distinction et différence. Il soutient et endure toute cette unique action de suprême félicité par-dessus la connaissance réflexe de tout cela même. Là même, chap. 4.

19. Voyez Foi nue, n. 46.

20. Sur ceci, mon cher Amour, je dirai qu’il est infiniment plus noble d’agir en vous que d’agir pour vous; car dans le premier l’intention est simple, qui n’a pas tant d’égard aux œuvres qu’à vous en qui elle les fait. Contemplation, 38.

21. Dieu désormais (a) agit et pâtit en eux comme il lui plaît. Ils sont à bon droit et très volontiers les vifs instruments de Notre Seigneur qui se plaît à consommer son ouvrage en eux, les rendant par ce moyen dignes d’habiter en tout lui au-dedans de leur fond par-dessus toute éminence et toute pénétration possible. Lettre, 19.

(a) Âme qui porte Jésus-Christ en ses états.

III

28. Pour ceux qui sont véritablement morts, je dis que c’est infiniment davantage d’être entièrement anéanti que d’être entièrement morts : car la mort est l’entrée à l’anéantissement. Mais bon Dieu! Que disons-nous, de quoi et de qui parlons-nous puisque si peu se trouvent entièrement morts? N’importe, disons que ceux qui sont vraiment anéantis selon le dernier et suprême état, demeurent de-là même d’autant plus inconnus et ignorés qu’ils sont différents des autres 55 saints mystiques. Esprit du carmel, ch. 9.

29. L’anéantissement passif est quand, soit par dedans, soit par dehors, il n’y a aucune autre opération de l’âme que de regarder et contempler Dieu purement en repos. Et ils appellent très à propos telle action passive, parce que nous ne faisons tout ce temps-là qu’endurer l’action divine en force, joie, et repos d’esprit.

Au contraire ils appellent anéantissement actif lorsque tout ce que nous faisons d’œuvres nécessaires nous paraissent n’être rien, et comme s’ils n’avaient jamais été. Cabinet mystique, partie I, ch. 3.

30. Mais ceux qui se sont anéantis par amour infini en leur éternel Objet, leur gloire et leur jouissance après cette vie en toute plénitude d’accomplissement et au surcomblé débordement de toute plénitude, sera d’autant plus noble et excellente en clarté, que la clarté du soleil surpasse la lueur d’une très petite chandelle. Là même, ch. 4.

31. Puisque Dieu a bien daigné prendre plaisir à nous anéantir en lui et à nous-mêmes, et que par ce moyen il a satisfait à son amour, il faut que pour satisfaire au sien en tout lui-même nous demeurions anéantis selon lui et en lui, et selon nous en notre total : sans faire cas de nos réflexions qui ne font et ne sont rien de nous, à cause de notre entière et parfaite transfusion en toute l’étendue de Dieu, dans lequel nous sommes, nous nous mouvons, et vivons de la même vie divine, et qui est la cause de notre paradis ici-bas. Là même, ch. 10.

IV

5. C’est une chose étrange, que les hommes ignorent le point et les propres exercices de leur infini bonheur, et qu’ils ne sachent nullement ce que c’est que leur fond, et le culte amoureux d’icelui. Esprit du carmel, ch. 14.

6. Mais quand l’homme est arrivé à son centre, alors comme un aigle amoureux il se repose en Dieu à très grand plaisir. La jouissance divine l’occupe en plénitude de délices d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle, et le plus souvent par-dessus (a) soi-même, par-dessus tous sens et toute perception. Tandis qu’il demeure en sa seule industrie il est très éloigné de son entière perte et résolution, et son occupation vers Dieu est très éloignée de ce centre. Là même, ch. 23.

(a) S’outrepasser soi-même, ce qui s’appelle sortir de soi.

7. Tous les états qui précèdent celui-ci sont déduits chez les mystiques : mais celui-ci les contient tous d’une assez divine manière, par laquelle on se voit et on se sent fondu et réduit en un très petit point, qui est le centre unique d’où sont tirées toutes les lignes qui se peuvent concevoir. Ce qui tombe sous le sentiment et sous la simple et spécifique perception, semble plutôt montrer ce qui est créé, en une excellente manière, que ce qui l’Incréé où nous sommes arrêtés : lequel nous tient purement attachés par-dessus tout amour, en nudité et simplicité unique et du tout suressentielle, par-dessus tous les effets susdits du feu divin, qui embrasait et consommait toute l’âme en soi au temps de son action. De sorte que l’âme étant ici arrivée, ne trouve rien que dire ni que penser, non pas même pour exprimer ce qu’elle a vu ou senti dans les états précédents, et encore beaucoup moins en celui-ci. Cabinet mystique, parte I, ch. 10, § 7.

V

2. Le seul et unique amour anime toutes les vertus occurrentes, et le plus court et le plus affairé chemin pour vous introduire et vous avancer en esprit dans ce pur et unique fond, où Dieu réside pour soi et pour vous. Lettre 50.

VII

2. Ceux qui sont en cet état, soit commençants, 80 soit profitants, voire même parfaits, ne sont pas impeccables. Au contraire, je dis que l’Époux prend un extrême plaisir d’exercer différemment les âmes ses Épouses par des chutes (non pas grèves, mais de toute commune infirmité) de peur de les voir s’élever et s’enfler en superbe et d’amour propre, de ce qu’elles ont reçu de lui, et de ce qu’elles sont en lui. Il aime mieux leur chute, non comme chutes, mais à raison de ce qu’elles produisent, qui est la profonde humilité, l’abnégation, la rectitude, la fiabilité en l’union simple et amoureuse avec lui : et il faut bien croire qu’il ne permettrait jamais qu’elles tombassent, si ce n’était pour ce sujet. Car sa Majesté qui ne désire en cela même que sa gloire, veut être pleinement satisfaite en toutes ces rencontres par la renonciation et l’abnégation de ces Épouses — qui se relèvent de ces chutes avec le même amour que si elles n’étaient point tombées. — Encore qu’il nous arrivât de tomber plusieurs fois le jour, il faut toujours vous délaisser avec la même confiance en ce divin Époux.

Cette pratique est si importante, et la renonciation qu’il faut pratiquer ici est profonde et subtile, car cette renonciation doit être telle qu’elle agisse et produise toujours son effet aux occasions, dans la plus pure, abstraite et séparée partie de l’âme, qui est le pur esprit : et cette renonciation pure, simple et subtile consiste à être entièrement perdu à soi-même en un non-pouvoir, en un non-vouloir, au non-vivre, au non-mourir, sans qu’il soit permis de se rechercher de si loin que ce soit. Cela est bientôt dit; mais la pratique de ce point semble inaccessible. Se pourrait-il bien trouver des âmes assez fidèles à leur Époux, que de demeurer quant à elles, pour jamais inconnues aux hommes, quand il est question de leur justification et de leurs souffrances dans les occasions qui touchent leur bien-être ordinaire? Esprit du Carmel, ch. 18, n. 3.

3. C’est en ce sens que les chutes humaines sont plus utiles et plus fructueuses aux enfants de l’esprit, non comme telles, mais comme excellemment et totalement éteintes par un vigoureux exercice d’amour : de sorte qu’ils ne perdent rien de leur précédent lustre. Au contraire ils l’augmentent de plus en plus au très grand plaisir de Dieu, par leur fidélité active qui fait qu’ils aiment mieux mille fois mourir que de croupir en terre, c’est-à-dire, dans le sens et les créatures, si excellentes qu’elles soient. Mais fluans et coulans activement et ardemment de tout soi en lui par appétit amoureux, ils s’y perdent irrécupérablement en l’abondance de la joie ineffable de Dieu dans lequel ils sont totalement engloutis. Miroirs et flammes de l’Amour, ch. 3.

VIII

§. II. Communications avec les âmes d’esprit à l’esprit

8. Il fait bon converser avec ces sortes d’esprit, spécialement quand ils sont extraordinairement 96 touchés, - tirés et étendus par les lumineuses et divines influences, qui pour lors regorgent d’eux sans quasi qu’ils s’en aperçoivent, à cause de la grande facilité et simplification dont il coule à guise de flot, par leurs paroles très simples, très lumineuses et illuminantes, lesquelles vont simplifiant ceux qui ont le bonheur de participer à ces divins torrents de délices. --

Mais ceux qui sont consommés dans lesquelles toutes les plus hautes, plus profondes et plus simples lumières et manifestations sont tombées en un, par divers succès des illuminations, et en qui ces illuminations ont enfin dissipé et éclairci le brouillard, à l’obscurité duquel a succédé la très claire, très simple et très consommante lumière, ceux-là sont pour toujours amplement et profondément capables de tout voir, tout atteindre, tout juger, et d’illuminer autrui par l’exubérance de leur très simple et très efficace lumière; laquelle, par sa simple fécondité simplifie et dilate efficacement les fonds qui en sont touchés. Aussi leur est-elle versée par intuition pour ce même effet. Cabinet mystique, Partie I, ch.9.

9. Voyez Fécondité spirituelle, n. 3.

10. On ne doit nullement douter que les âmes toutes consommées en Dieu même, dont nous avons ici et ailleurs exprimé le très-divin état, tant en leur jouissance qu’en leur saillie, ne soient toujours également et parfaitement supérieures à tous les sentiments et appréhensions de leurs morts, signamment entre leurs égaux. Il ne peut être autrement, et ces âmes préviennent toujours également par leur souveraine lumière toutes les sorties et expressions qu’elles font de cela en cela même. Là-même, P. II, ch.6, n. 15.

11. Voyez Perte, n. 47.

12. Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés dans plus ils s’unissent et parlent ensemble. Ce qui est d’autant plus vrai entre nous, que notre affection est simple et unique en Dieu dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d’esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements; d’autant que ce que nous transférons l’un à l’autre est vie en la même vie de Dieu, l’amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu’au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c’est néanmoins à quoi nous ne pensons point, laissant les événements tels qu’ils puissent être à la providence divine. Lettre 8.

IX

9. Là où est le vrai amour là est le vrai sentiment de douleur d’avoir offensé Dieu, que j’appellerais plutôt componction que contrition. Il est, dis-je, impossible qu’une telle âme, incontinent après le péché commis, ne soit affectée d’une telle douleur par l’acte que produit son excellente habitude : et c’est ce qui se renouvelle en l’âme vraiment amoureuse au temps de son examen et revue de ses péchés. De sorte que lorsqu’elle s’accuse actuellement, c’est avec la même douleur et componction : et dans ce sentiment elle découvre aux médecins les petites plaies de son cœur. -- Plusieurs personnes dans leur simplicité et ignorance de leurs voie sont en cette noble habitude, et en l’exercice de ses actes, autant que la nécessité le requiert, sans qu’elles sachent que cela soit ainsi. Cela vient en conséquence de leurs propres exercices. -- Cette excellente ignorance rend son sujet simple et inconnu à lui-même pour le discernement non nécessaire de ses mouvements. Car son occupation actuelle et amoureuse en Dieu ne lui permet aucune réflexion, moins encore pour cela que pour autre chose, dont les raisons se doivent tirer de l’excellence du fonds déjà plus ou moins excellemment 106 ouvert et pénétré de la divine sapience. Miroir de conscience dans l’Avant-propos.

10. Nous ne parlons point ici de contrition au vrai amoureux de Dieu, vu que tout son désir n’est qu’amour. Tous ce qui l’afflige, c’est lorsqu’il a manqué à lui rendre amour pour amour ardemment, incessamment, infatigablement, et selon son total. C’est cela seul qui l’afflige, mais d’une amoureuse, douce et cordiale affliction, totalement confidente en son Bien-aimé. Là même. Traité I, n. 15.

11. Le vrai spirituel discerne les moindres dérèglements et des ordres de ses passions et mouvements. Et en cela paraît la totale perfection d’une âme vraiment illuminée que de voir son ordre et son désordre. Tant plus elle a de lumière, tant plus et tant mieux elle est ordonnée, tranquille et paisible au-dedans. La même, n. 20.

X

36. C’est ce qui les rend inaltérables dans leur arrêt et fermeté, et très stables en la vue et en la contemplation de Dieu, lequel a fait cela en eux, et le continuera toujours de plus en plus jusqu’au point de leur suprême accomplissement, selon l’ordre de son éternelle prescience. Esprit du Carmel. Chap. 9. §. 12.

37. Touchant ce que je dis, que les plus parfaits qui se puissent concevoir en cette vie, sont inattingibles, impénétrables, immobiles, et inaltérables en leur fond, et que là-même ils vivent bien loin au-delà de leur propre fond; j’ajoute encore que cela soit très vrai, néanmoins on les peut excéder, non pas eux : mais en ce qui paraît d’eux. Là même. §. 22.

38. Ce n’est pas sans cause qu’on dit que ceux-ci sont Esprit; car ils sont tellement revêtus et remplis des qualités de l’Esprit, que leurs puissances et leur fond ne sont qu’une seule chose, où rien 133 n’entre au104 dehors pour les atteindre et leur donner empêchement. On atteindrait, par manière de dire, aussitôt Dieu qu’eux, d’autant que leur *âme est moins dans le corps qu’elle anime, qu’en Dieu, c’est-à-dire, par appétit, non seulement en tant que Dieu est en leur fond où ils se sont pleinement transformés à vive force de plongement105 amoureux en son infinie mer; mais encore au-delà de tout cela, ils sont perdus là-dedans sans ressource, en l’essence de Dieu sans réflexion sur eux-mêmes ni sur le créé. Là même. Chap. 14.

39. Or celui (a) qui est entré au repos de Dieu, repose de ses œuvres, comme Dieu reposa des siennes après la création de toutes choses. Cet Esprit éternel dans le repos (b) de sa simple jouissance est totalement incompréhensible et inattingible à tout esprit inférieur. C’est en ce suprême point de consommation que toute la mysticité est réduite, faisant esprit très simple et très perdu au-delà du fond, en la suressence qui l’engloutit et l’absorbe dedans son tout. En cette suprême unité (c) rien n’est vu, appréhendé, ni entendu de distinct, ni de séparé, de distinguable ni de séparable. Là n’est rien que le maintenant éternel, et là Dieu seul est et vit en soi en la créature, devenue lui-même par un amoureux reflux; laquelle quoique refuse106 en son éternel principe

(a) Hebr. 4. Vs. 10.

(b) Ceci se rapporte à ce qui est écrit dans les Explications sur Genès. 3. Vs. 6. Exod. 20. Vs. 10. et sur Hebr. 4. vs. 10. Etc.

(c) Endroit admirable.

* Perte. n. 38.

demeure néanmoins, et demeurera (a) créature, même en la gloire, son être créé lui demeurant totalement pénétré de l’Être incréé, fondu et tout perdu là-dedans. De sorte qu’encore que dans toute la plénitude de Dieu, elle ait toutes les propriétés et qualités de son être fait divin, si ne désiste-t-elle pourtant pas de sa créaturalité107. Au reste, nous n’écrivons pas pour être crus et entendus, si ce n’était peut-être de quelques-uns, qui pour être arrivés pleinement ici le doivent recevoir avec très grand plaisir pour se voir par tout ceci parfaitement eux-mêmes, tant en l’ordre de leurs expériences, que très loin par-dessus cela en l’éternelle mer de l’amour éternel, qui en l’effort de sa rapidité amoureuse n’a point de cesse qu’il n’ait tout abîmé et tout perdu en soi pour heureusement et glorieusement vivre au total de sa propre vie. Là même. Ch. 22.

(a) Explic. Du Cantique. Ch. I. vs. I. Ch.7. vs. 11. Etc.

40. Par même moyen tout ce que ce feu a consommé et transformé en soi et par soi, est lui-même sans différence ni distinction, autant que cela peut être vrai d’une créature. En effet il n’est pas possible à l’âme ainsi consommée de se divertir de cette très simple fruition par intention et volonté, d’autant que ses forces sont entièrement consommées pour n’avoir jamais d’appétits contraires. Je dis de volonté et d’intention; parce que la vie dont on vit ici, est éternelle, simple et suressentielle, en repos et fruition de l’essence divine. Car l’âme dans sa consommation est totalement refuse et perdue en cette divine essence avec (b) tous les Bienheureux. Cab. Myst. P. I. Ch. 10. §. 6.

(b) Raison pour laquelle elle ne peut prier les Saints; c’est qu’ils sont tous consommés en unité.

41. L’âme 135 étant réduite et fondue, comme elle est, totalement selon ses puissances et son essence, elle est là arrêtée et établie infiniment au-dessus de tout le passé en Dieu. Là même. §. 8.

42. Il faut encore savoir, que Dieu seul et non autre peut agir et pâtir, soit à l’ordinaire, soit à l’extraordinaire, dans les âmes vives et mortes en lui par lui-même sans qu’aucun esprit touche leurs puissances. Là même. P. I. Ch. 1. n. 3.

43. Mais quoi? Ne semble-t-il point, ô mon Amour, qu’en mon abondance je craigne de me voir frustré de votre jouissance, ainsi que je l’ai été par le passé? Non mon Époux; quoi que je dise, je ne crains point cela; car vous êtes mien, et je suis vôtre. Vous me possédez, et je vous possède parfaitement. Nous ne sommes qu’un en l’un et en l’unique de nous deux. Soliloque 6.

44. Afin de demeurer toujours uniques dans l’unique, simples dans le simple, sans aucune altération ni variété. Contemplat. 2.

45. Mais ce que nous avons à faire en cette occupation, qui est si importante et pour laquelle nous vivons, parce que c’est votre propre bien et repos en chacun de nous; c’est de demeurer toujours égaux à nous-mêmes, inaltérables et immuables en tous évènements, comme fermes rochers en votre mer infinie, que les flots ne battent que par dehors sans toucher aucunement au fond. Contemplat. 10.

46. Dieu est toujours lui-même, et ne peut changer; et nous, tandis que nous ne sommes point passés en lui, demeurons par tout muables et changeants. Il faut tâcher selon notre pouvoir de demeurer stables, et sans changement en lui. Cela est le fond, l’essence et l’éminence des esprits 136 plus purs, plus profonds et plus perdus. Cela tient toujours tout le sens ravi et attaché au-dedans, en très pure nudité; et lorsque tout est réduit en la suprême unité de l’esprit, comme l’esprit est simple et unique en l’unité de Dieu, il n’y a plus de distinction entre le haut et le bas. Dans cet éminent état, il faut faire en sorte qu’on ne sorte jamais de cette divine unité, pour quelque sujet que ce soit. Lettre 19.

47. Voyez Simplicité. n. 32.

XII

14. Nous sommes donc créés pour retourner et refluer en notre infini Amour activement, ardemment, incomparablement, purement et sans cesse; par le moyen de son amour actif et fortement efficace en nous, et non autrement : et tout cela selon l’ordre et l’effet de son amour en nous, et du nôtre respectivement en lui. Pour cet effet il faut frayer108 et dépenser tout le nôtre amoureusement : Car nous ne pourrions jamais avoir rien fait ni donné, qui puisse ou doive récompenser et satisfaire à notre Amour infini, devant lequel toute créature est menteuse, et en comparaison duquel l’homme n’est rien du tout. Miroir et flammes de l’amour divin. Ch. 5.

15. Je suis arrivé en toi jusques ici, ma fille et mon Epouse, au dernier point de suprême satisfaction. J’étais avidement désireux de te consommer en moi, jusqu’à te faire mourir si doucement entre mes bras dans l’étendue infinie de mon Essence et de mon Amour. C’est pour cela que je te tiens si doucement serrée en la douce et amoureuse violence de mes embrassements, afin que par cet amour également actif entre nous deux, tu sois enfin rendue pleine et jouissante de moi en moi, et de tout ce que je suis. Tu es donc totalement transformée en moi par-dessus tout degré d’amour transformant, puisque tu as atteint ton essence originaire que je suis, en qui tu vivras et résideras comme moi-même, sans distinction (a) ni différence, autant qu’il est possible : car je suis ton repos, ton entière félicité et ton total Paradis. Soliloque. Vs. 6.

(a) Union sans distinction : c’est la transformation parfaite.

16. Quoique dans la première création, si nous 153 n’eussions point péché, nous eussions toujours été saints, justes et innocents; ce que nous ne sommes pas maintenant, ainsi que la foi et l’expérience nous le font connaître; néanmoins notre présent état est meilleur s’il nous est permis d’envisager notre intérêt. —

Comment les Anges ne défaillent-ils pas sur l’aspect d’un si prodigieux amour que le vôtre, ô mon Dieu, à l’endroit des pauvres hommes tombés en la puissance des Diables? C’est, ô Dieu éternel, ce que nous étions devenus, et ce que nous sommes à présent en vous, notre amoureux Réparateur109; mais à vos propres coûts et infinis dépens, et par des moyens très surnaturels et ineffables. Contemplat. 5.

17. Il nous faut tendre par un continuel reflux en notre mer éternelle et originelle, sans que le créé nous en puisse empêcher pour peu que ce soit. — C’est pour cela que nous sommes nés; c’est de quoi nous vivons; c’est par cet exercice que nous nous perdons en l’abîme de notre vie totale (a), auquel nous désirons toujours nous plonger de plus en plus sans aucun retour. Lettres 20.

(a) Perte totale sans retour.

18. Nous avons perdu un de nos plus intimes amis : mais il faut que nous préférions son bien infini au nôtre. — Étant replongé comme il était dans son origine, il savait combien tout emploi d’ici-bas est peu de chose : c’est pourquoi il désirait passionnément et en profonde résignation la dissolution de son corps. — Sa sainteté ne se peut concevoir ni exprimer : elle consistait en sa totale refusion110 et perte inconnue dedans le vaste infini de son origine, d’où le flux et le reflux était émerveillable111 en notions et manifestations mystiques et très intellectuelles, qui recoulaient incessamment en guise d’un gros fleuve en toute sa mer. Lette 35.



Autorité en clés XIII et suivantes

XIII

13. Il n’est pas besoin de parler de ceci à l’homme, qui n’a que le seul esprit d’un bon naturel, et qui ne demeure et n’agit que dans le sens. Car il ne saura jamais rien de meilleur que les bonnes œuvres, et ne se renoncera jamais comme il faut, s’il se voit impuissant et sans moyen de les faire. C’est pourquoi la vie active qui est plus dans le sens 171

* Résurrection. n. 12. Vertu. n. 18.

que dans la raison, est grandement délicieuse à ces personnes; et ils112 y souffrent volontiers plusieurs peines à cause des grands mérites qu’ils en espèrent : mais ils sont en cela même tous113 pleins de leurs propres voies, appétits, recherches et propriétés, totalement ignorants d’eux-mêmes et du vrai bien en lui-même. Ils ne se veulent jamais perdre de si loin que ce soit, et s’ils se perdent quelquefois à force de persuasions, ce n’est qu’avec une extrême crainte de perdre leurs sentiments et leurs goûts de Dieu. * Cela fait qu’ils ne se perdent et ne donnent le leur114 en vrai abandonnement que peu à peu et le moins qu’ils peuvent, ne pouvant croire que la vie renoncée, indifférente et résignée soit la vraie sainteté. Erreurs, ténèbres et misère, qui procèdent de ce que l’homme prend pour soi-même le don et le goût de Dieu, qui ne lui est donné de Dieu, sinon pour le disposer à la sainteté; ce goût est un moyen pour acquérir l’habitude de sainteté et cette habitude en est la fin, dont les vrais actes sont la vraie vie renoncée. Car à le bien prendre, qu’est-ce que telle vie, sinon les actes de toutes les saintes habitudes, pratiquées non tant en soi que par-dessus de soi-même, étant perdu totalement en Dieu à la Majesté duquel on désire toujours satisfaire et nullement à soi. Esprit du Carmel. Ch. 11.

14. Il arrive parfois que les personnes spirituelles se peuvent rencontrer parmi des objets sensibles, capables de toucher extraordinairement leurs sens, et d’émouvoir leurs passions. Par exemple, ils seront parfois tellement excités à rire, que cela paraîtra notablement, sans qu’elles s’en puissent empêcher. Cela ne laisse pas d’étonner certains faibles et infirmes, lesquels voyant que 172

* Habitude, n. 7.

ces objets ne les divertissent point du dedans d’eux-mêmes, admirent comme quoi nous sommes tirés de nous-mêmes si facilement à rire, sans savoir quelle en est la cause : Et en effet ils l’ignorent toujours, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient arrivés par leur fidèle activité au même degré d’amour et de vie consommée. Ils ne voient pas que cela ne nous touche qu’en superficie (a) et par le dehors. —

Or la raison pourquoi les personnes communes qui ont une bonne action intérieure, semblent avoir plus de force pour résister à ces objets folâtres que nous autres, c’est que nous sommes tous115 nus et désarmés de nos forces actives dans les sens, et que nous ne pouvons faire quasi autre chose qu’attendre les coups, sans y pouvoir parer. Il n’est pas ainsi des autres, parce que leur force active, tandis qu’ils l’ont, leur sert comme de rempart contre tous semblables mouvements. Mais aussi quand ils sont en aridité, et qu’ils n’ont rien d’eux-mêmes pour la défense des sens, ils se trouvent tout accablés116 par les efforts de telles folies. Car leur manière de souffrir en leur aridité, et de combattre ces folâtreries, n’est pas semblable à nos façons et manières de combattre. C’est toute autre chose d’eux et de nous. Miroir de Conscience. Traité II. n. 54.

(a) Voyez ce qui est dit de la purification de l’or. Moy. Court. Ch. 24. n. 4.

15. Néanmoins c’est une chose étrange qu’il se puisse trouver des hommes parvenus et même consommés en cet état, qui sortent de là pour raisonner et spéculer dans la circonférence et selon la vive activité de leurs sens, en sorte qu’ils viennent à être enfin presque continuellement agités de tourbillons et mouvements d’inquiétude 173 sur toutes choses, dont ils s’empêchent et se ferment l’entrée à leur cœur, rodant incessamment partout au dehors. —

Quelques-uns voient bien en eux-mêmes ce désordre, se croyant impurs et du tout ineptes pour la vraie introversion; et néanmoins ils ne désistent pas de cette sorte de pratiques ordinaires pour embrasser les exercices qui leur seraient plus conformes et plus utiles pour leur bien et leur intérieur. Ils auraient sans doute besoin d’être poussés sans compassion, — et devraient prier Dieu très instamment qu’il les mît aux labeurs et exercices des hommes sans ordre ni discrétion : mais comme ce n’est pas ce qu’ils désirent, et qu’au contraire ils craignent cela comme la mort; ils demeureront à jamais immortifiés par le dedans, totalement indomptés, captifs et fortement dominés de leur propre excellence. De la simplicité. Traité II. n. 34.

16. La charité dans les parfaits fait bien s’irriter patiemment, et s’indigner humblement. Cela étant inconnu aux hommes de médiocre vertu, ils nous jugent transportés et vaincus de passion toutes les fois que cela nous arrive; néanmoins, si nous manquions à ce saint zèle de la charité, nous croirions être dans le désordre et offenser Dieu. Voilà pourquoi lorsque nous conversons avec eux, nous ne contrarions point par cette pratique à la vraie perfection; puisqu’à ceux que nous supposons ici omnia licent, et souvent il leur est expédient de faire des choses de cette nature. Là même. n. 38.

XIV

5. Pour notre regard, puisque nous ne saurions disposer les hommes à cela, ni les rendre meilleurs, c’est à nous de rendre notre vol de plus en plus actif et léger pour venir à la pénétration du tout de notre amour, au fin fond de lui-même que vous êtes, o mon Amour et ma Vie. Car vous avez plus de désir et d’avidité de vous communiquer, que vous n’avez de pouvoir de le faire, s’il est permis de parler ainsi; parce qu’il n’y a point de vaisseau entre les mortels qui puisse tant contenir de votre grâce et de votre amour que vous désirez y mettre. En effet je crois dans cette vérité, qu’il y a eu un grand nombre de Saints qui l’eussent pu être davantage. Contempl. 8. 176

XV

39. Voyez Perte. n. 39.

40. C’est pourquoi tout ce que ces personnes désirent beaucoup et sans une parfaite indifférence, quand ce serait avec la meilleure intention du monde, sans doute cela est un effet de la superbe.

41. Là nous demeurons en un amour très pur, très paisible et très éternel, s’il faut ainsi dire. Car nous sommes là éternels, même par-dessus l’éternité, en tant que nous sommes totalement perdus, même à ces sentiments et vues-là, si peu que ce soit distinctes du même Objet, qui nous abîme et nous perd de plus en plus en lui-même. De là vient que nous sommes sans aucun désir de sortir de là, pour réfléchir en aucune façon sur nous-mêmes, pour voir où nous sommes et ce que nous sommes. Cab. Myst. P. I. Ch. 10. §. 9.

42. La suprême et perdue contemplation est la plus vive imitation de Dieu en terre; et la vérité est que les hommes ne sont pas dignes de semblables personnes. Ceux qui habitent la région de leur fond sont très merveilleux ici-bas. Il ne faut plus leur parler de la circonférence, non 201 plus que de ce qui n’est point; mais bien de la plus vive et plus excellente pénétration de leur même fond, et il ne seront point contents, jusqu’à ce qu’ils aient pénétré cet abîme sans fond et sans rive, où Dieu est vivant à lui seul et pour lui seul, et où la créature est tellement anéantie en Dieu, qu’elle ne désire ni ne saurait parler ni entendre parler d’autre chose. Car tandis qu’on désire quelque chose, on n’est pas essentiellement perdu (au moins entièrement,) en la sur-essence, en laquelle il n’y a point de vertu, sinon exemplairement, point d’essence sinon sur-essentiellement, sans distinction ni différence perceptible. De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de la refusion117 en Dieu. Traité 3. N. 14.

XVI

11. La Contemplation en ce degré est une science sans science et qui ne sait point de moyen; laquelle est vue et possédée sans admiration, dont le retour est admiration. Miroir et flames de l’Amour divin. Chap. 7.

12. La très dévote ignorance nous convient bien, ô mon amour, puisque nous sommes infiniment amoureux par-dessus l’amour en vous-même, heureusement transformés en vous. Pour ce sujet nous abhorrons la science naturelle, qui n’est le pain que des hommes purement moraux. Je dis infiniment plus, que nous ne voulons point même de la science de l’amour intime. Et toutes fois ce même amour fait que tant moins nous la désirons et y pensons, plus nous l’avons excellemment au-dessus de tout ce qui nous est inférieur en état d’amour. Que s’il se pouvait faire, ô ma chère vie, que le seul mot d’amour nous pût suffire, pour comprendre et exprimer ce que nous croyons ignorer, lors même que nous le digérons nous nous; ce nous serait un indicible plaisir. Mais comme cela même n’est que forme (quoique très expressive et délicieuse) que sortie, et que productions que vous faites de vous-même en nous et pour nous; cette production mise en évidence ne nous est rien en comparaison de vous. Contemplations 1.

13. La Sapience naturelle infuse suffit toute seule pour rendre l’homme bienheureux dedans la nature, ainsi que le Sage (a) et toute l’Écriture avec les Pères de l’Église, nous font foi, et

(a) Sag. 8. Vs. 3-8.

211 même avec eux les sages Philosophes de l’antiquité. Cette Sapience par son habitude, par sa science, et par sa lumière savoureuse, fait un acte continuel, dont l’effet est une parfaite rectitude d’âme et de corps dans la très étroite honnêteté morale. — En quoi certes l’amoureux de la Sapience est si content en cette vie, qu’il est autant éloigné de désirer quelque chose avec elle, que le ciel est éloigné de la terre, car elle suffit très pleinement à son possesseur.

A bien plus forte raison la Sapience divine remplit l’âme et le cœur de ses Amoureux d’indicibles délices : et certainement pour lors la Déité et son Paradis sont écoulés en la tere et en la chair, qui par ce moyen est fait esprit et déifiée de Dieu selon que les infusions divines ont été grandes et profondes; de sorte que celui qui est ravi de Dieu à son aspect et à sa contemplation, (a) goûte à sa manière possible quelque chose de la béatitude future et éternelle dont les habitudes sont si nobles qu’il est presque impossible, comme j’ai dit, qu’il se délecte désormais dans les créatures. De la simplicité. Tr. III. n. 10.

(a) Goûts de la béatitude éternelle. Paradis sur terre.

XVIII

37. Ce que je viens de te dire, ô ma Fille, et mon Epouse, c’est pour te tirer de moi (a) en évidence à toi-même. C’est tout te dire et te faire tout entendre : car mon action et mon opération essentielle en toi c’est mon parler et mon colloque amoureux avec toi, non seulement en tout ceci, mais encore infiniment au-delà. C’est ce qui fait notre commune réjouissance et notre commun repos. —

Voilà ma Fille mon Épouse, ce que je suis en toi, et ce que tu es en moi. Car comme mon Humanité et ma Divinité subsistent également l’une de l’autre, l’une en l’autre; de même à proportion et en quelque manière, ton humanité rendue aucunement divine, subsiste de moi, en moi et pour moi. Et comme je possède à pur et à plein toujours également pour moi, toutes la félicité due à ma nature, de là te résulte, par amoureuse redondance de mon excessif amour, le flux simple et abondant de ma félicité, à proportion de ce que tu es et de ce que possèdes en moi pour ta pleine et entière satiété. Soliloq. 6. Ch. 7.118

(a) Dieu montre quelquefois à l’âme pour un moment le haut état où il l’a mise par sa bonté; mais cela se fait sans réflexion, et passivement, comme elle ne peut se donner ces vues ni aussi se les ôter.

38. Tu me conçois bien sur tout ceci : et tous ces secrets sont à toi et à moi les excès plus profonds, plus amoureux et plus intimes de nos amours réciproques, et signamment119 du mien envers toi et en toi. Je le répète encore, nous nous 246 possédons l’un l’autre par un égal et réciproque amour en notre félicité égale, en la manière que tu sais. — Ainsi quelque part que tu ailles et que tu sortes, tu ne seras jamais sans moi et sans ma gloire, et sortant sans sortir, tu rentreras en moi en la même jouissance de moi-même et de ma gloire, d’où tu n’auras jamais sorti. Là même. Chap. 8.

XIX

17. Je m’étonne beaucoup de ce que certains qui ne font état que de la doctrine et d’une vie morale, nous attaquent sur nos termes. — Plusieurs sont assez doctes en tout autre sujet que celui-ci, et néanmoins ils en veulent parler comme gens entendus, ne sachant pas que ces matières ne s’apprennent que par expérience savoureuse, et que le sens et l’intellect humain n’en approchent non plus par la spéculation que la terre du ciel120. Cab. Myst. P. I. Ch. 3. 252

XX

17. Il faut savoir que la créature en cet état est encore grandement éloignée de sa conformation, tandis qu’elle est capable de recevoir quelque chose en la lumière divine soit pour la simple spéculation, soit pour le goût, soit pour l’extase, qui sont choses toutes différentes. Car sa consommation ne doit et ne peut être que la fin et le succès de tous ces moyens mystiques.

Mais ce qui est resté de ceci à l’âme perdue en Dieu, est toute autre chose : et c’est ce qui la ravit imperceptiblement et en quoi s’accroît et s’augmente le plus sa très simple et ineffable jouissance. Bonheur qu’elle possède en son repos ineffable, très-simple et très-unique qui lui fait expérimenter qu’on ne peut aller ni passer outre. Car ici la compréhension de la créature, son goût, et toute sa jouissance est par-dessus toute expression. Cabinet Mystique P. I. Ch. 4.

XXI

1. Quand les esprits sont égaux, ils s’illuminent l’un l’autre, ils se pèsent et s’entendent lumineusement en impression savoureuse et délectable sur leurs sorties et, pour mieux dire, sur leurs manifestations; d’autant que d’égal à égal les concepts ne sont pas appelés sorties, mais manifestations de lumières et de vérités; laquelle touchant de soi le sujet qui la reçoit, entre au même instant en son entendement et en sa raison, et l’affecte par une vive, pénétrante, large, savoureuse et délicieuse impression. -- Ces vérités ne sont pas semblables à celles qui sont infuses, quoiqu’elles ne soient pas sans affecter et illuminer la raison, non plus que sans saveur et délices; mais il ne se n’est pas en comparaison les manifestations internes purement infuses qui fluent simplement d’un sujet en l’autre, telle qu’elles ont été reçues de Dieu, source de toute lumière et vérité. Néanmoins rien de ceci (a) ne doit contrarier à la simplicité du fond, de si loin que ce soit; car autrement on sentirait des obstacles et des empêchements pour la liberté du cœur et pour la libre introversion du fond : ce qui serait bien éloigné d’être attaché à Dieu, puisque semblables entre-deux sont séparation et obstacle. Aussi est-il vrai que celui qui durant son action se sent divisé et multiplié en soi-même par l’attraction des espèces tirées à lui et qui lui font impression, n’est pas simple, unique, pur, ni abstrait, pour n’avoir encore reçu les vives touches et opérations de Dieu en ses puissances hautes et basses. Tout cela étant ainsi, le flux simple du vrai spirituel n’étant bien souvent déduit qu’en large explicité, il ne peut entrer en la raison ni l’entendement de celui qui n’est pas esprit; car n’ayant eu aucune expérience ni goût de l’esprit, il ne le peut recevoir pour en être affecté et touché : de sorte qu’il faut que le flux sorti du spirituel demeure sans effet au-dehors : mais il affecte tout de nouveau l’esprit du sujet d’où il est sorti, en demeurant dedans. --

Pour retourner à mon sujet, je dis que l’homme spirituel se doit donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit pas empêché en sa nue et libre introversion et contemplation de Dieu, en la fruition duquel il prend son repos dans l’abîme même de son propre fond. Cabinet mystique partie I chapitre sept.

(a) Il veut dire que quand le cœur n’est pas disposé, l’on sent quelque empêchement à cette infusion, soit mutuelle d’égal à égal, soit de supérieur à inférieur.

On écrit que saint François d’Assise et sainte Claire se communiquaient de la sorte dans leur contemplation mutuelle. Ces communications sont d’une si grande pureté que la moindre chose les ternit et les arrête. Il est difficile d’être entendu lorsqu’on parle et explique ces choses, à moins que de n’avoir l’expérience. C’est ce que notre Seigneur dit à ses Apôtres (Luc 10 verset 6); s’il n’y a pas de fils de paix, votre paix retournera sur vous : et en parlant de l’hémoroïsse (Luc 8 verset 45,46) : qui est-ce qui m’a touché; j’ai senti une vertu secrète qui est sortie de moi.

2. La discrétion (a) suprême et la renonciation marchent de pas égal l’une à l’autre, et font le comble de toute sainteté, soit en morts, soit hors de morts. Cette discrétion est propre et différente à un chacun de ceux qui sont souverainement illuminés, soit qu’ils soient dissemblables entre eux, soit qu’ils soient (b) égaux en unité et simplicité, non autrement que personnellement distincte d’unité et simplicité également égale, sans distinction jusqu’à ce qu’elle (c) sorte en évidence d’unité et en distinction unique, pour tirer, ravir et supprimer tout le propre distinct en soi, ce qui est aussitôt parfaitement accompli qu’aperçu.

(a) Il parle de discrétion des esprits.

(b) Toutes les âmes d’un même degré ne se distinguent plus en Dieu.

(c) Il l’appelle sortir en évidence d’unité, parce que les personnes de même grâce, sans s’être jamais vues ont les mêmes sentiments et lumières; ce qui paraît par la conformité de leurs expressions. Ceux qui surpassent les autres en degrés les surpassent en expressions, et dans le fond tout est réduit au même; parce que c’est la même expérience en tous, quoique conduits par de différents moyens jusqu’au terme : mais quand ils y sont arrivés et perdus en Dieu, ils ont une unité d’expérience et l’unité d’expression, quoiqu’avec une différente variété : parce que l’expérience de Dieu en nous est aussi différente que les visages; mais l’expérience de Dieu en Dieu est toujours et partout la même.

Cette discrétion suprême juge de tout hors de son sujet : mais (a) elle ne juge pas toujours et partout des choses qui touchent son propre sujet. Elle (b) voit toujours tout, elle discerne tout en son fond. Elle considère autant les plus petites choses que les grandes, et elle n’estime rien de petit. Tout lui est presque égal, et elle a une égale profondeur partout et en tout ce qui se présente à elle, pour le voir et le juger tant en son fond qu’en ces circonstances. Mais pour le regard des choses qui importent à son propre sujet, petites ou médiocres, cette discrétion n’en doit pas juger. Selon cette vérité, moins les choses qui se présentent importent à son propre sujet, moins en doit-elle juger. Mais il n’est pas ainsi des choses de grande importance; car plus elles sont importantes à son propre sujet, plus elle est capable de les voir, discerner d’en juger parfaitement. La raison est que pour lors elle est en excès de simple lumière et sans passion, excédant du tout en elle les sentiments communs, ou pour mieux dire, les vues et perceptions qui semblent n’être qu’un sentiment mélangé. D’où vient que comme alors elle est élevée en excès de simple lumière, nullement recourbée ni mélangée du sens, comme nous avons dit, elle juge déterminé je mens des choses plus importantes; son sujet, insistant même en cela à l’encontre de tous ses égaux, qui pour lors sont ineptes à juger au contraire. Cela se fait ainsi parce qu’ils sont dans le pur sentiment de la chose dont il est question; lequel sentiment il faut de nécessité avoir excédé; ce qui n’étant pas, ses égaux simples en matière de telle discrétion, doivent céder au jugement de celui qu’ils voient insister contre eux.

(a) Ce qu’il veut dire c’est que ces âmes si propres à conseiller les autres et les décider ne peuvent se décider elles-mêmes dans les petites choses. Dieu voulant par là que leur extérieur, comme celui de Jésus-Christ, dont il est écrit (Luc 2 verset 51) qu’il était soumis, soit assujetti à l’obéissance. Lorsque Dieu leur ôte tout secours humain, elles n’en sont pas plus décidées d’une manière anticipée, mais le moment divin des occurrences et rencontres nécessaires les détermine sans qu’il leur soit possible de le faire par anticipation. Je crois que ce qui fait cela est, que comme ces âmes se sont habituées au-dedans à une dépendance continuelle de la grâce, et au-dehors à une obéissance aveugle pour ceux qui les conduisent, elles ont perdu toute conduite propre; l’esprit d’ailleurs destitué de tout raisonnement et réflexion y contribue. Il n’en est pas de même des choses de conséquence, ou lorsqu’il s’agit de décider les autres, parce que ce qu’on leur propose avec simplicité est reçu du Seigneur sans rien de leur part; et alors Dieu incline le cœur pour répondre : la première chose qui leur met dans la pensée, elles la disent simplement; si Dieu ne leur donne rien, elles le disent de même, n’ajoutant rien du leur, quoique souvent le bon sens naturel peut faire rendre une réponse fort juste. C’est ce qui fait qu’elles ne prennent plus comme autrefois du temps pour prier pour cela, ni comme font les âmes d’un autre degré : parce que comme Dieu les tient toujours vides d’elles-mêmes et de toutes choses, il leur donne dans le moment actuel ce qu’il veut qu’elles répondent; après quoi elles n’y pensent plus : et si elles voulaient s’en rafraîchir la mémoire pour prier pour cela, à moins que Dieu lui-même leur remette la chose dans l’esprit, elles ne trouveraient aucune correspondance à leur prière, qui serait comme hors-d’œuvre; de sorte qu’elles sont contraintes de tout laisser : mais lorsque Dieu présente lui-même la chose, cela se fait avec une grande correspondance intérieure.

(b) C’est ce que j’ai appelé en bien des endroits vrais sagesse, parce que par la perte que l’âme a bien voulu faire de sa propre sagesse, elle a été revêtue de la sagesse Jésus-Christ : car lorsque le vieil homme est mort, et que nous sommes renouvelés en nouveauté de vie en Jésus-Christ, il est notre vie par dedans et notre vêtement par dehors. Mais comme il a fallu que par l’évacuation de notre vie propre nous ayons fait place à la vie de Jésus-Christ en nous, il faut aussi que par la perte de tous nos vêtements propriétaires nous donnions lieu à Jésus-Christ de nous revêtir de lui-même. Alors c’est la Sagesse Jésus-Christ qui agit au-dehors, parce que le même Jésus-Christ vit au-dedans.

J’ajoute encore une autre circonstance à cette règle, savoir que si quelqu’un semblait requérir l’avis et le jugement des souverainement illuminés et qu’il ne fit simplement que leur proposer la chose comme à demi et par manière d’acquit, ne demandant pas déterminément et expressément d’avis là-dessus. Je dis que le proposant ne peut ni ne doit asseoir son jugement sur la résolution qu’il a reçue de ces illuminés sur ce qu’il leur a proposé. Aussi ne peuvent-ils donner de résolutions, d’autant qu’ils savent et connaissent bien qu’on ne requiert pas cela déterminément. --

Le très simple fond de cette très étendue, très consommée, très simple et lumineuse discrétion n’appartient qu’aux âmes toutes perdues et consommées en l’essence de Dieu. Il n’y a qu’elles qui en égalité de consommation très simple, la puissent voir, posséder et pratiquer, soit en vue stable et arrêtée au-dedans d’elles-mêmes, soit en saillies des mêmes vues ou sentiments du tout ineffables.

Or la consommation dont nous parlons, a plusieurs degrés pour arriver à la suprême plénitude de simplicité très simple en suréminence d’élévation surétendue; dans laquelle l’âme étant entièrement abîmée, ne sait presque plus rien des degrés consommants, sinon en les remarquant et jugeant aux âmes qui se consomment par eux. Cabinet mystique partie 2 chapitre 6 n. 11.- 14.

3. Il y a de deux sortes de fécondité, à savoir une qui est en pur sentiment lumineux fécondément dilatés par sa facile action, et cette fécondité se rencontre souvent aux degrés consommants.

(* Communications §. II. n.9) L’autre est une fécondité de lumière, qui est en consommation de plénitude consommée; et cette fécondité fort féconde à tout, versant de en ses égaux sa lumière très simple, autant qu’elle veut, par manière de dire. Sur quoi il faut savoir que la consommation de plénitude n’est pas parfaite qu’on ne soit parvenue à cette fécondité : car on ne peut dire qu’à l’entrée de cette consommation, cette fécondité soit assez puissante pour sortir; attendu que l’âme se voyant et se sentant plus simple et plus étendue au-dedans en Dieu que jamais, elle voudrait bien ne jamais sortir; outre qu’elle n’en a pas le pouvoir, pour sa grande simplicité simplifiant toute fécondité.

On doit donc croire que la consommation de cette susdite unité en sa suprême plénitude, doit être la fécondité de la même unité.

Car ainsi que l’unité de la Nature divine n’est 288 pas sans fécondité, aussi ne peut-on être entièrement consommé en cette unité, qui n’est autre que la divine, qu’en fécondité de la même unité. Or comme la fécondité en la Nature Divine n’est autre que la connaissance et compréhension qu’elle a de soi; ainsi en cette même unité, la fécondité n’est autre chose que la compréhension ineffable de l’immense sortie de cette unité. C’est ici que fécondité et unité ne font qu’un, et qui n’y ait pas arrivé, ne peut avoir que le seul sens touché de tout ceci, n’y ayant rien qui tombe sous la compréhension purement humaine. Cabinet mystique partie II chapitre 6 n. 15.

4. Or la grande et la suprême ressemblance que tu as de ma nature divine font que ce contentement ne semble pas s’écouler de deux sujets l’un dans l’autre par redondance active et réflexe; à cause, dis-je, de la suprême union qui est entre nous deux tout essentielle et singulière : Union qui est faite unique de nous deux en l’unité (a) même de la très sainte et très simple fécondité active, pour d’icelle retourner en la totale jouissance de tout le simple, fécond et unique.

Laquelle par le même effet de réaction amoureuse et complexive, reflue de tout soi en l’amour (b) du très simple unique; ce qui fait simple 289 unité, simple amour, simples délices et simple repos : ce qui suffit pour être bienheureux l’un et l’autre par leur mutuelle contemplation et par leurs mutuels embrassements uniquement ressentis et également possédés. Soliloque 6 chapitre 6.

(a) Il veut dire qu’on est un et multiplié sans sortir de l’unité, fécond sans s’écarter de la simplicité, puisque c’est dans la simplicité même.

(b) Pour entendre ceci il faut concevoir que Dieu fait l’amour de la créature égal à soi lors qu’ayant détruit en elle son amour-propre, il lui communique son amour même, afin qu’elle aime par son même amour; et comme Dieu aime l’âme du même 289 amour dont il s’aime, soi-même, rapportant à lui seul; il s’aime en cette créature de ce même amour et lui donne de l’aimer par ce même amour, rapportant à lui seul comme objet et fin. Et c’est dans cette consommation d’amour unique qu’il la rend féconde en lui de sa fécondité; car cette fécondité est amour. C’est proprement un écoulement de ce même amour au-dehors; car comme l’amour veut toujours se communiquer, il se communique également par lui-même et par les sujets consommés en lui par un amour consommé, et l’amour est consommé en tant que retourné dans sa fin. Mais il n’est pas consommé quant à son étendue, parce qu’il croit chaque moment jusqu’à la fin de la vie. C’est ce que j’ai appelé participer au commerce de la très Sainte Trinité : parce que Dieu est fécond au dedans de lui-même et au-dehors dans ses créatures, il communique à l’âme cette double fécondité. L’âme arrivée en sa fin cesse tout marcher ou avancement propre; mais il y a un avancement en Dieu à l’infini.

5. Là où la foi, l’espérance et la charité ne sont plus en acte sensiblement formé, tout l’homme est perdu en la très pure région de tout le simple. Là la lumière est ineffablement ineffable, et toutes les puissances sont une même chose; de sorte que n’ayant là ni fond ni autre chose c’est là que la jouissance mutuelle et contemplative se fait en la fécondité et au-delà de la fécondité, dans le simple unique suressentiel, qui va tout ravissant en soi, au repos fruitif convenable à l’unique essence; là où par cet acte éternel toute la fécondité personnelle est 290 réfuse [refus]. Quiconque est profondément perdu dans cet abîme, s’enfonce toujours plus là dedans; ce qui ravit continuellement tout l’homme en soi, et fait qu’il ne saurait plus jamais se résoudre de se tourner tant soit peu vers la créature, allant toujours se submergeant et s’abîmant de plus en plus au Bien Infini de sa sur-essence. Ici rien n’est plus, ni ne se fait plus humainement; le seul Simple y est vivant par lui et pour lui-même, en tout l’ordre du succès de la vie présente. Je ne m’explique pas davantage sur ceci d’autant que l’explicite m’est à dégoût. De l’effusion de l’homme hors de Dieu. Traité 3 n.5.

XXIII

44. Il y a un temps indéterminé que le bonheur de l’amour même consiste en la félicité de la créature, laquelle en cela même vit très heureuse au total de l’amour. L’ordre de l’amour en l’amour même est tel : et dès là la créature est si déiforme qu’on ne saurait jamais la trouver au-dehors ni ailleurs. Que dis-je? Ce mot de déiformité est trop peu à notre concept très bas et très faible : car étant pleine de Dieu elle en est remplie surcomblement en toute son infinie étendue et plénitude. Là il ne se trouve rien d’elle, et elle est engloutie par-dessus toute la fécondité du même amour, qui va sortant d’unité et rentrant en sa même unité, ou l’âme est totalement refuse et refluée en l’effet et en l’effort du même amour. C’est sans doute la merveille des merveilles que la félicité (a) en quelque façon pleine et consommée, puisse être avec la même misère en même temps et dans le même sujet. Mais si l’Amour 329 incréé est si près et néanmoins si éloigné, parce que son infinie plénitude ne peut être atteinte que d’une infinie distance; cette vie si suréminente et si perdue ne doit aussi être atteinte ni comprise de ce qui est sensible, quoique d’ailleurs il semble être très spirituel. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 2.

(a. L’âme est heureuse et malheureuse tout en même temps; c’est une participation de l’état de Jésus-Christ jouissant de la béatitude et accablé de douleur. J’en ai beaucoup écrit. On ne peut être en même temps et plus heureux et plus misérable, plus jouissant et plus accablé de douleur, sans que la jouissance diminue la douleur, ni la douleur la jouissance.

45. Ce fonds est si admirable, si vigoureux et si fécond, et le plus souvent si obscur qu’il ne peut être atteint de l’entendement humain que d’une infinie distance; et pour lors l’entendement humain ce sent et se voit totalement perdu là dedans sans en vouloir jamais sortir vivant; nonobstant les détresses qui puisse arriver au commencement de ceci par l’action de Dieu même. Les mystiques appellent cela, pati divina in pace animae (a. Peut-être in apice). En toutes ces choses consiste la vie suréminente de l’esprit, et la béatitude du même esprit ravi en son Compréhenseur non compris et du tout incompréhensible.

Mais il y a divers moyens pour entrer ici, qui tous sont de Dieu immédiatement. L’un de toutefois semble avoir quelque chose de l’humain, auquel l’âme semble agir en quelque manière secrète; et l’autre est très obscur, qui ravit incontinent par son activité l’âme, qui le souffre, en la caliginosité, brouillard et obscurité de lumière, en la même Divinité suressentielle. Cette obscurité se fait par la profonde abondance de lumière, qui éblouit l’entendement; lequel ainsi ébloui regarde obscurément et comme de loin sont béatifique Objet. Là même. Chapitre 5.

46. Il faut savoir sur ceci, que le meilleur est d’être d’un naturel vraiment affectif et amoureux, et de s’exercer ainsi par profondes aspirations 330 (a) jusqu’à ce que l’âme ait entièrement consommée et anéantie toutes ses forces actives en son objet, en la manière que je pense avoir dit ci-dessus. Ce moyen est la vraie et sûre entrée à son unique repos, pourvu qu’on se comporte fidèlement dans les diverses douleurs et assiégements de l’âme et de toute la nature au dedans et au plus profond d’elle-même, que Dieu fait longuement et souvent souffrir à ses épouses. Mais la plupart de ceci est souvent accompagné de lumineuses et délicieuses vues, et cela se passe vitement en l’âme à guise d’éclairs et de foudres très légers, qui montrent toujours manifestement leur Auteur bienheureux comme en propre personne. Et quoique ceci (b) se passe souvent en grande douleur et angoisse, qui se fait ressentir au plus profond de l’esprit, néanmoins les délicieuses et lumineuses manifestations de l’époux en lui-même tout à découvert, rendent les douleurs fréquentes de ce degré tolérables et acceptables. Là même.

(a) Ceci est le même que ce qui est dit au Moyen court (chapitre 3 n.3, 4. Chapitre 24, n.8) touchant de faire céder son opération à celle de Dieu par voie d’affection.

(b) Premières épreuves.

47. Un docte Théologien, parlant un jour à un certain des effets de la gloire des Bienheureux, lui dit, que là les Doctes apprendraient les sujets de leur foi bien plus parfaitement qu’on ne le pourrait faire ici. Sur quoi l’autre demeura fort étonné, et sans lui rien répondre dans son admiration, conclut en lui-même, que cela était vrai pour telles personnes et non pour lui; attendu que son simple Objet et la jouissance de cet Objet, 331 lui sont un, par-dessus la foi et par-dessus toute science. La raison de cela se prend de l’amour par-dessus l’amour (a) en amour totalement possédé, ou pour mieux dire, totalement possédant en perception (b) imperceptible. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 9.

(a) C’est-à-dire l’amour compris et hors de Dieu. L’amour en Dieu est Dieu. Celui qui demeure en charité demeure en Dieu; demeurer en Dieu c’est aimer Dieu en Dieu de son amour même.

(b) Perception imperceptible est un certain goût au-dessus de tous goûts sentis, qui ne se peut expliquer à cause de sa délicatesse, et qui est propre à la volonté purifiée et morte aux sentiments. Ce moyen sans moyen n’est autre que la foi.

Autorité en clés XXVI et suivantes

XXVI

6. Voyez Humilité n. 15.

7. Voyez Défauts n.13. 346

XXVII

12. L’humilité ne convient pas aux hommes, mais à Dieu seul, qui s’en est voulu revêtir, afin que ceux qui ne devaient jamais passer à l’amour perfectif, s’humiliassent au moins et confondissent leur arrogante superbe, par la vue de cette 354 abyssale humilité du verbe éternel fait homme.

Quant à ceux qui sont vivement touchés et remplis de la sapience divine, et pénétrés en toutes leurs puissances intérieures et extérieures par la vivifiante abondance son flux amoureux, ils sont si pleins de Dieu, et voient si parfaitement le rien de toutes choses et leur propre néant, qu’ils n’admettent pas d’humilité pour eux, ni en deux, comme telle : d’autant que l’humilité en elle-même n’est que l’ordre et la voie pour arriver au rien. Pendant qu’on voit et qu’on sent en soi quelque chose que ce soit, on est bien loin d’être anéanti. Le rien donc est leur terme, à quoi ils ne manquent pas de faire servir l’humilité et les humiliations, sans (a) penser à humilité ni à humiliations; mais seulement à la vérité de leur rien. Esprit du Carmel. Chapitre 8.

(a) Ce sentiment si profond ne devrait être si facilement communiqué de peur de cabrer ceux qui n’en sont pas capables.

13. C’est ainsi que la Sapience édifie sa maison, et que la créature faite hôtesse de cette divine sagesse, la loge avec un mutuel et réciproque plaisir. -- L’amour et la vertu bâtissent cette maison, ce vaisseau, cette capacité, ou pour mieux dire, ce temple où la Sapience doit loger. Ce n’est pas le grand nombre d’œuvres qui compose cette divine fabrique; c’est l’infini Amour qui ne fait pas de relâche de son objet en tout sens et manière possible, et l’humilité l’accompagne en pareil degré d’éminence et de force pour la production de toutes les vertus. --

L’humilité accompagnant ici inséparablement l’amour, ils sont tous deux ensemble l’excellence des serviteurs de Dieu. Or comme il peut arriver qu’un homme soit devenu si parfaitement 355 humble, qu’il ne sache plus ce que c’est qu’humilité, ni autre vertuscomme telle en sa pratique; de même on peut ignorer ce que c’est qu’amour, à force de l’avoir surpassé en Dieu d’une manière du tout ineffable. De vrai, tout aussitôt qu’il n’y a plus rien en l’homme de l’homme, il est dès lors le vif instrument de Dieu pour faire sans réflexion, incessamment et éternellement sa très sainte volonté.

Je rentre donc au rien tant des créatures que de moi-même, pour être passivement et éternellement agi de Dieu sans amour, sans humilité, et sans autre vertu; d’autant qu’amour et vertus sont hors de moi, ou pour mieux dire, ils ne sont plus quant à moi; et là où je suis et où je vis, il n’y a ni différence ni distinction. --

L’humilité dans les hommes qui la chérissent, ne doit jamais manquer à son effet : mais elle est comme dans son centre en notre seul Sauveur, encore qu’il lui plaît bien nous en faire part et nous la communiquer amoureusement par infusion. Ne la croyons donc jamais ailleurs, et ne l’exerçons qu’en lui; et dans cette vue objective et très ravissante l’amour infini animera notre humilité, et ne fera des deux qu’une seule chose. --

Quand ils reçoivent un affront, ils l’acceptent de tout leur cœur; d’autant qu’ils ne réfléchissent pas sur eux par la moindre relâche de leur divin Objet. Je ne veux pas dire qu’on doive être insensible, ce qui n’arrive que fort tard. Mais je dis qu’alors la force de l’appétit divin est si grande en l’âme, que les souffrances qui pourraient la violenter, la blesser et lui faire quelque impression, demeurent au-dehors sans entrer de si loin que ce soit. Esprit du Carmel. Chapitre 8.

14. Je dis qu’il faut être souverainement humble, 356 fort et patient, pour vivre inconnu entre les meilleurs hommes et n’être connu que de Dieu seul : et le nombre de ces âmes vraiment humbles est si petit qu’à peine en peut-on rencontrer une seule.

C’est pourquoi le meilleur est d’être parfaitement solitaire tant de corps que l’esprit, autant qu’il est possible; mort entièrement à soi et à toutes choses créées, pour n’être connu en ses voies, en son esprit, en l’ordre de ses intentions et motifs, en ses œuvres, paroles et procédures que de Dieu seul. Il vaut mieux être jugé indiscret et imprudent, que de se justifier et s’excuser là dessus, si ce n’était par rapport aux esprits grandement faibles. Mais par rapport à ceux qui sont grandement sages à leurs propres yeux, et qui pour cela sont curieux et subtils examinateurs, scrutateurs des esprits, il ne le faut pas faire. Là même. Chapitre 9. § 9.

15. Davantage le vrai humble en parfaite habitude, ne pense quant à soi aucunement à l’humilité ni à sainteté. Il a un sentiment très vil de soi-même et (a) attend incessamment qu’on le traite conformément à cela, selon l’ordre éternel de Dieu, auquel et duquel il vit, et en qui il meurt, très content en tous événements. Il ne réfléchit jamais au-dehors sur soi pour se rechercher, ni sur les créatures, et reçoit d’elles a très grand plaisir tout mauvais traitement, en désirant toujours recevoir et endurer davantage : et il faut cela en l’amour infini de son amoureux 357 Objet, son très vif exemplaire. --

Les humiliations de ces personnes telles que je les suppose sont passives et actives entre Dieu et elles au-dedans. Mais pour l’ordinaire sont plus passives qu’actives, comme étant l’effet du très fort amour parfaitement acquis, qui est très humble et très patient à tout soutenir comme j’ai dit. Mais leurs humiliations sont actives au dehors, quand et autant qu’il en est besoin. Esprit du Carmel, chapitre 9. § 9.

(a) La marque sûre de la vraie humilité, c’est d’aimer l’humiliation. Il y en a bien qui se croient humbles et semblent s’humilier beaucoup, qui ne sauraient souffrir le moindre mépris et la moindre calomnie. Celui qui reste en paix dans les humiliations, est véritablement humble.

16. Les humbles de cœur et d’esprit sont outre cela très joyeux, de sorte que ceux qui les maltraitent, croient assurément que ces humbles personnes dont ils font leurs jouets et leur plaisir, n’endurent pas; ou qu’ils souffrent leurs cruels efforts et leur mortelles pointes avec un extrême regret et crève-cœur de ne se pouvoir promptement venger, et qu’ils ne s’en abstiennent que par vraie hypocrisie.

C’est ici une vraie marque et un vrai effet des hommes souverainement humbles; et l’Apôtre l’a manifestement montré par ces paroles : (2 Corinthiens 6 versets 8, 9, 10) Nous sommes, dit-il, estimés de ceux qui nous maltraitent comme des séducteurs, quoique nous soyons véritables; comme inconnus et néanmoins, on nous connaît bien; comme châtiés et non mortifiés; comme tristes, et toujours joyeux : comme mourants, encore que nous vivions; comme indigents, quoique nous enrichissions plusieurs; comme n’ayant rien quoique nous possédions toutes choses. De ces paroles on infère facilement la souveraine humilité, tel que la pratiquaient les Apôtres. Mais on ne peut davantage montrer ni comprendre dans le parfait humble, que par le terme de mort : attendu que s’il est totalement mort à tout le créé 358 et à lui-même, rien ne se voit ni ne se trouve plus de lui, pour des raisons qui sont autant perdues pour un tel homme que lui-même est perdu en Dieu. Là même.

17. L’humilité des parfaits qui vivent en exercice par-dessus tout exercice, est souvent couverte de la liberté divine, si bien qu’en l’ordre et en l’effet de cette liberté, on semble souvent juger des choses dont il s’agit, et même contester, quoiqu’on ne fasse ni l’un ni l’autre. --

Car l’homme spirituel voit et appréhende autant subtilement par esprit les vérités morales, qu’il vit en esprit, très abstrait du sentiment et du sens. Si bien qu’il n’y a personne qui le puisse discerner ni le connaître à cause de son éminente élévation, sinon ceux qui sont de pareille vie et de même esprit. Néanmoins ces personnes sont assez connaissables par leur égalité, stabilité et immobilité; et en ce qu’elles ne sont touchées et émues au-dedans pour peu que ce soit, encore qu’il puisse sembler le contraire à l’extérieur. Mais ils se doivent donner diligemment de garde, que leur sainte liberté ne couvre à eux-mêmes et aux autres, la superbe fine et l’humilité vraie sous un même voile. On les reconnaîtra aussi à leur totale démission par dedans, quand on ne jugera pas leur opinion équitable, ni meilleure que le jugement de quelqu’un, ou de plusieurs, sur ce qui se présente. Esprit du Carmel, chapitre 9. § 9.

18. J’ai dit ci-dessus, que l’humilité des souverainement parfaits est irraisonnable, et néanmoins elle n’est ni contraire à la raison, ni sans raison : mais à cause que son habitude est telle que son même fond, infiniment au-delà de toute raison; elle est d’autant plus simple, lumineuse et unique, que l’esprit est élevé au-dessus du 359 raisonnement : ce que nous rendons assez notoire et assez clair par le terme de non-réfléchir. Car c’est le devoir des vraiment saints, de laisser toutes choses être ce qu’elles sont en elles-mêmes. Que si cela est le fait de ceux qui sont entièrement morts, combien à plus forte raison les doit-il être du Rien? Esprit du Carmel. Chapitre 9. § 22.

19. Il y a plusieurs états et degrés en l’humilité : -- Car autres sont les humiliations des commençants, et autres celle des profitants. -- Mais d’autant que j’en ai traité fort amplement au sujet de cette vertu, je ne le désire pas répéter ici. Seulement dirai-je, que la vraie liberté des saints et vraie spirituels, etc. (Voyez Scandale n.8) Cabinet mystique. Partie 1. Chapitre 7.

XXXI

20. Voyez Humilité. n.17.

21. Afin que l’homme intérieur demeure en paisible jouissance de son cœur et de toutes ses puissances, et élevé par-dessus les choses sensibles en ordre de toute rectitude et justice. Par ce moyen il sera maître et seigneur absolu de sa passion, et jouissant d’une vraie liberté. Esprit du Carmel. Chapitre 9. §16.

22. Il faut un peu parler de la vraie et perpétuelle joie des amoureux, qui s’éjouissent continuellement en l’unité de leur époux par cette fidèle pratique. Le sujet de leur joie perpétuelle est l’être total et infiniment infini de Dieu. C’est lui qui produit et fait fluer toute joie en ses épouses par le flux fécond et abondant de ses divines 376 visites, lesquelles les remplissent et les noient totalement de divines délices. Là même. Chapitre 18. § 14.

23. La vraie liberté des saints et vrais spirituels dans son action sortie, est prise de ceux qui ne le font pas pour la même superbe. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 7.

24. Les personnes donc qui sont entièrement abstraites et perdues à soi-même, sont pur esprit en leurs affections et sentiments, et ne se laissent pas prendre comme oiseaux de la nature. – Tout leur est une seule chose en l’abîme de la vie, en laquelle il se perdent et engloutissent de plus en plus : et ainsi la liberté active et sortante des personnes saintement libres, voile et couvre l’humilité, la patience, la mortification, et la haine de soi-même dedans ces actes sortis. —

Pour les hommes imparfaits de quelque vie qu’ils soient en exercice, qu’ils se donnent bien de garde de se blesser et s’offenser eux-mêmes sur les actions, pratiques et paroles des personnes plus spirituelles et plus perdues : car leur voie leur est totalement inconnue; et en leur disant qu’elles sont libres, c’est tout leur dire. – Quand donc les hommes de cette vraie vie spirituelle, se portent et passent au large ou par excès, ou sans excès, il faut croire que le sujet le requiert; – car c’est tout cela que la liberté divine produit en l’éminente, simple, large et toute permanente vue de la divine sagesse. Là même. 377

XXXII

8. Une telle âme ne se plaît à rien tant qu’à délecter infiniment Dieu en son total à ses éternels dépens. Esprit du Carmel. Chapitre 11.

9. Les raisons de cela consistent en la vie mourante de la créature, qui d’ordinaire doit traverser à ses dépens, et souvent pour un très long temps, cette première laborieuse et très difficile région, et rendre la vie à Dieu, en très douloureuse et amère agonie d’esprit, dont les mortelles transes ne se peuvent suffisamment exprimer. C’est ainsi que l’homme par dedans et par dehors doit retourner à Dieu, et que l’âme devient son épouse à ses éternels dépens. Là même. Chapitre 23.

10. Au reste il est très vrai, mon Dieu, que vos intimes amis ne pensent ni à juste ni à justice, ni à saint ni à sainteté, quant à eux. Ils ne craignent nullement votre justice : car comme vous êtes tout être, toute grandeur, tout amour, toute bonté, toute sagesse, toute puissance et toute miséricorde, vous êtes aussi toute justice. -- Et comme le propre de votre justice est de récompenser l’amour par votre jouissance, c’est elle qui condamne les réprouvés qui sont cause de leur propre damnation. Contemplation 38.


XXXIII

2. On dit, ô mon amour, que (psaume 113. Verset 17) les morts ne vous l’auront pas; cela est vrai. Il est pas moins vrai en un autre sens, que les morts vous louaient éternellement et continuellement. On dit que ce qui descendent en enfer, ne vous l’auront pas; et moi je dis en un autre sens 386 très véritable et ineffable que ceux qui vivent en enfer vous louent éternellement.

Mais qui le concevra, sinon celui en qui cela est véritablement? Si c’est faire allusion à tout l’enfer, n’importe; telles sont des Anges terrestres. Car étant tels que je les suppose, ils sont la force même, non tant pour faire que pour endurer, et pour endurer en nue et éternelle mort. Enfin ils ont si parfaitement vôtres, qu’il sont un en vous, et qu’on vous (a) atteindrait et toucherais aussitôt qu’eux. Ils ne sont pas grands parleurs et ne montrent rien aux hommes de ce qu’ils sont, que le moins qu’ils peuvent. Toutes les vicissitudes ne leur sont que vous. Rien ne les altère ni change. Ils n’ont égard pour eux ni a bien ni à mal; et ils vivent immobilement contents, ou plutôt bienheureux en tout événement, ce que je ne puis trop répéter, ô mon cher Amour, en profonde adoration; aussi leur vie est-elle esprit très pur. Contemplation 38.

(a) Cela veut dire que comme ils sont environnés et pénétrés de Dieu comme une éponge dans la mer, [l’est de la même mer]; il faut atteindre le même Dieu, pour ainsi parler, pour les toucher.

XXXIV

13. Ah, qui est l’épouse qui n’est ravie pour jamais en l’amour de son époux, ayant été amoureusement reçu au plus secret, au plus profond, au plus étroit, et au plus délicieux de ses embrassements! Ah, qu’est-ce à l’épouse d’avoir reçu le baiser de la bouche de son époux! Quel submergement (a) de délices peut-on concevoir plus admirable, que celles qui procèdent de l’acte réciproque d’un amour si unique? Démentez-moi si vous voulez et si vous pouvez, épouse bien-aimée qui avait expérience d’un tel effet. Dites ardemment hardiment s’il y a des délices efficaces, des refusions, des transfusions, des transports, des extases et ravissements, des jouissances, des embrassements, et des amours semblables à ceci. Soliloque 3.

(a) Puisqu’il y a même des délices infinis autant que secrets à souffrir pour Dieu, comment n’y en aurait-il pas à jouir de Dieu : je dis de Dieu même; car [il y a bien de la différence] entre la possession de quelque don ou celle du donateur; c’est comme entre un éclair et la lumière du soleil.

XXXV

3. Quand vous serez tiré et pénétré de la 408 douceur de l’amour en l’amour même, vous expérimenterez ce que c’est que l’empêchement des images, et combien les choses créées nuisent à l’introduction de l’âme en Dieu. Par cet amoureux exercice d’aspiration vous deviendrez libre de cet empêchement, et demeurerez nu, simple, paisible, très recueilli et libre au dedans de vous, où vous serez comme un miroir bien poli, représentant naïvement l’excellence et la beauté de Dieu au dedans, et de l’humanité sacrée de notre très cher et bien-aimé Sauveur et époux au-dehors. Ainsi vous serez composé intérieurement et extérieurement comme la fidèle Amante, qui assiste toujours en la présence de Dieu son Bien-aimé. Miroir et flammes d’amour. Chapitre 7.

4. Pour les âmes qui ont franchi et surpassé toutes peines par l’amour et les vertus, et puis par les vertus en l’amour; lorsque telles âmes sont arrivées à l’essence et au plus profond du même amour, soit en votre seule Divinité, soit en votre Divinité et Humanité sans distinction comme une seule chose; et cela (a) par une très simple, très éminente et très pénétrante vue; telles personnes, dis-je, sont là fondues, et très fermement arrêtées et établies en leur Tout, qui est tout dire. Là elles ne vivent plus d’autre vie que de la vôtre, ô mon Amour, et elles jouissent de vous en leur intime amour. Contemplation 13.

(a) Le Fr. Jean de Saint Samson ne parle que de cette manière de tous les Mystères dans ses Soliloques et dans ses Contemplations.

XXXVII

13. Voyez Souffrance n.7.

14. Il y a grande différence entre mourir et être mort. Mourant en détail, et peu à peu, on acquiert les habitudes des vertus, spécialement de l’humilité, comme dame et motrice de toutes les autres, ses inséparables compagnes. Mais quand on est mort en vérité, on n’est en jouissance de toutes les mêmes habitudes parfaitement acquises et parfaitement pratiquée en temps et lieu. C’est ce que montrent évidemment les plus excellents Mystiques en termes équivalents. Ils disent que trois (a) choses conviennent à l’homme mort, à savoir être inhumé, qu’on marche sur lui jusqu’au jour du jugement, et qu’il soit réduit en cendres. Ce sont ces vraies morts qui sont véritablement en possession et jouissance de tout le vrai bien du parfait Viateur. Quant au mourant, 430 comme il y a pour eux une haute ascension à faire, avant que d’arriver à la jouissance de tout bien, et à leur mort sensible et spirituelle en Dieu, lequel est leur propre sépulcre; cela fait qu’il nous faut toujours plus parler à ces vivants, non encore totalement morts, qu’à ceux qui sont morts en vérité. Esprit du Carmel. Chapitre 9. Paragraphe 20.

(a) Je crois avoir écrit quelque part la même chose couve ou à peu près. (Voyez les Torrens. Partie 1. Chapitre 8, n.4, 5. Etc.)

15. Voyez Anéantissement. n.28.

16. Or poursuivant ce que j’ai dit que le très bas lieu convient aux morts, en son estime et en son sentiment; je dis qu’être enterré comme mort, c’est encore un tout autre état; et puis être (a) pourri et corrompu, et de la pourriture être réduit en cendres, ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Là même. § 22.

(a) On sait bien, parlant en rigueur, que l’âme demeure ni ne pourrit pas. On ne peut pas se servir de comparaison qui cadre en tout : cependant il est certain qu’on éprouve dans la mort et l’anéantissement mystique tous les degrés qui s’appliquent à la mort naturelle, et à la destruction totale et des parties de notre corps. (Voyez dans le Traité des Torrents. Partie 1. Chapitre 8.)

17. Les mystiques nous disent que trois choses conviennent à l’homme mort; qu’on l’ensevelit, qu’on l’enterre, et puis qu’on marche sur lui jusqu’au jour du jugement. On ne saurait mieux exprimer la sensibilité des morts; et à cette marque on verra si nous sommes morts entièrement à la nature, si toutes ces choses se trouvent en nous pleinement et de tout véritables. Cela sera ainsi, quand les hommes feront de nous, soit par l’instigation des diables, soit 431 de la part de Dieu, tout ce qu’ils voudront, sans que nous fassions la moindre réflexion sur nous-mêmes, et cela en temps et en éternité. C’est donc aux hommes de bien voir s’ils sont morts ou mourants, d’autant qu’il y a entre ces deux choses une très grande distance. Il est vrai que ceux qui sont en perpétuelle agonie sont très proches de la mort, comme aussi cette agonie dure plus ou moins longtemps sans mourir du tout; mais je ne pense pas qu’il se trouve beaucoup d’hommes en ce siècle qui soient entièrement morts, en sorte qu’on en puisse porter ce témoignage qu’ils soient conformes à ce que j’ai dit des corps morts. Esprit du Carmel. Chapitre 12.

18. Mais pour ne pas varier de cet état, il faut à la vérité qu’une telle âme se rendre grandement circonspect à ne se pas chercher finement, en faisant sa proie de la mort du sens. Elle doit vivre là toute perdue elle-même, sans science ni vue de ce qu’elle est en ce noble état, pour le seul bien et plaisir de celui, qu’elle veut infiniment délecter en sa perpétuelle profonde et vive mort, qui la fait adhérer, vraiment, simplement et totalement à lui. Là même. Chapitre 15.

19. Pour ce qui est des vraies morts dont je parlais ci-devant, notre Sauveur (a) doit être leur objet en sa passion, en sa vie et en ses œuvres très amoureusement opérées pour notre salut; et cela comme Dieu même en son essence. Car nous devons être les éternels imitateurs selon tout nous-mêmes, de ses œuvres, douleurs et vertus 432

(a) Ces âmes portent les états de Jésus-Christ; et ces choses-là ne multiplient pas l’âme, et elle n’est pas divertie de son unité : car c’est un objet sans objet en perte entière.

héroïques, et cela en notre vue, science et intelligence, d’une manière simple et suréminente par laquelle nous voyons Dieu et l’imitons; vivant de lui et en lui, morts et perdus à tout. Cabinet mystique. Partie un. Chapitre 4.

20. Voyez Louange de Dieu n.2.

XXXVIII

8. Tout ce que j’ai fait, fait assez voir combien ces hommes sont assez rares, peu connus, goûtés et suivis, même de tous ceux qui semblent être grandement excellents et relevés en sainteté aux yeux des hommes. Car la plupart de ceux-ci ne connaissent que leurs corps, et l’austérité; et même les autres qui sont beaucoup meilleurs en esprit, à cause des attouchements qu’ils ont reçus de Dieu, prennent l’apparent pour le vrai, et l’ombre pour la vérité. Ainsi les vrais amis de Dieu ne sont connus que de leurs semblables; et leur propre est d’être cachés autant qu’il leur est possible, selon que l’exige la vraie vie renoncée. Qui pourra comprendre ceci, le comprendra; sinon il le laissera être ce qu’il est; comme tous mes écrits. Esprit du Carmel. Chap.11.

9. Que si l’homme n’est courageux en ce temps de désolation pour croire ce qu’on lui dit et aussi pour supporter tout ce mortel état par une forte et confiante souffrance, il décherra de l’excellence de son état, retournant (a) peu à peu en soi-même et reprenant ses exercices extérieurs pour affliger son corps qui lui semble causer cette guerre et cette révolte : en quoi il se trompera extrêmement et au lieu d’y trouver sa force et son repos, il se sentira violenté de plus grands efforts que jamais. Là même Chap.13.

(a) Il parle de l’état d’épreuve : il ne veut pas que l’âme retourne alors à ses pénitences, parce qu’elle se soustrairait par là à la Justice de Dieu qui est infiniment plus rigoureuse que toutes les austérités. Ceci est d’une extrême conséquence. J’ai connu une personne qui non par infidélité, mais comme par excès de tourments s’emplissait d’orties, se jetait du plomb fondu afin de faire diversion, mais Dieu ne permit pas que le plomb fondu, qui devait la perdre, lui fit du mal. (Voyez la Vie de l’Auteur P.1.Chap. 17.§. 3; Chap. 19. §. 1; Chap. 21.n.7.) Ce n’est pas non plus un remède contre les tentations de ce degré que de faire des austérités; cela les irrite. Il faut se supporter jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de délivrer, ce qu’il fait par sa bonté, lorsqu’il voit qu’on n’attend du secours que de lui seul.

10. Vous ne devez pas faire grand état de vos exercices, s’ils ne surpassent ce que la nature fait facilement dans les hommes du commun, qui sont d’un naturel disposé seulement à certaines choses conformes à leur appétit de propre excellence : par exemple, à jeûner, prier vocalement et même mentalement, visiter les Églises, donner l’aumône aux pauvres, prendre même la discipline, se mortifier à leur fantaisie, veiller longuement, et toutes autres choses semblables auxquelles la nature prend son plaisir à cause du bien qui lui doit en résulter. On reconnaît ceux qui sont de cette trempe en ce qu’ils ne savent et ne veulent savoir que cela, sans jamais passer au-delà de ces pratiques; étant ignorants et totalement aveugles en la connaissance aux œuvres des sujets surnaturels, qui font uniquement reposer l’âme en Dieu et qui la portent toujours 17 à épurer, dénuer et perfectionner souverainement son amour. Ces gens-là ne connaissent que les sens et l’animalité, et tout au plus ce qui est pis que la sensualité de leur esprit, de leur âme et de toutes leurs puissances, dans les goûts, les lumières, attraits et autres dons sensibles de Dieu; desquels ayant un long temps abusé, ils s’y attachent avec une avidité soit grossière soit subtile, pareille à celle que les bêtes ont pour leur pâture où leur appétit les emporte par nécessité. Cela ne se peut assez déplorer dans une âme choisie entre mille pour de grandes choses, je veux dire, pour jouir souverainement de Dieu en cette vie en suprême liberté. Esprit du Carmel. Chap. 18 §. 13.

11. Il n’est rien de tel que la continuelle perte de soi-même, accompagnée de bon ordre et de discrétion savoureuse, avec une application continuelle d’entendement et de volonté à cela. en telle sorte pourtant, qu’on agisse plutôt du fond de l’esprit par une douce activité que par un bandement et effort de tête et des sens. C’est pourquoi il est même nécessaire de régler ses austérités et afflictions du corps afin qu’on soit plus propre pour le dedans, et que l’âme ne soit pas toute convertie, réfléchie et attentive aux tourments de son corps. Vous pouvez néanmoins en user; mais avec tel ordre et discrétion qu’elles ne vous causent aucun empêchement pour l’intérieur. Car la libre introversion à son fond, parfaitement acquise et expérimentée, est la voie royale pour parvenir à Dieu et le plus excellent bien si elle est (a) sans priorité qui se puisse penser. La vie parfaitement abstraite n’est connue et pratiquée que de peu de personnes et l’on trouve 18 de grands hommes, qui par défaut de s’y bien exercer, sont très multipliés et occupés au dehors, pleins de formalités et attachés à chaque petit fétu. Lettre 50.

(a) Notez : sans priorité.

XL

18. Voyez : Abandon n. 25.

XLIII

27. De là vient que l’homme ne veut point de cette vie renoncée, désirant toujours avoir la satisfaction de son appétit de propre excellence. Il ne veut pas aller là où il ne sait pas, n’y s’exposer à se perdre et s’abandonner à la conduite de Dieu, ne la voyant que par une foi fort éloignée, qui n’a aucune force en lui pour un si haut effet.

À la vérité lorsqu’il agit par voie d’entendement, la volonté s’y joint par une suite naturelle; et quelquefois ces deux puissances sont tirées et éclairées de Dieu pour le connaître et l’aimer. Mais supposé qu’il n’y ait en ces deux facultés aucune touche précédente ni aucune habitude infuse ou acquise, l’homme demeure gisant à terre, cherchant son contentement et sa consolation dans les goûts et dans les créatures, autant qu’il peut et qu’il lui est loisible, souvent même il passe jusqu’au plaisir [78] illicite (a); et le tout faute de vouloir mourir renoncé, pour l’amour et le bon plaisir de Dieu. Sans doute il faut que pour connaître et aimer Dieu nos puissances soient élevées par lui, selon l’ordre qu’il tient ordinairement pour cela dans les hommes spirituels; et la seule foi selon le simple degré des hommes du commun, ne leur donnera jamais la force à suffire pour cela. Le Saint Esprit opère quelquefois d’admirables et extraordinaires effets en certains hommes; mais la nature semble faire la même chose en ceux qui paraissent naturellement vertueux, quoique parfois portés et enclins à quelque vice mortel. D’où vient qu’ils semblent tous également émus, par la haute estime qu’ils sont de Dieu, jusqu’à mourir pour lui s’il était besoin, ce qui pourtant n’est qu’un effet de leur bon naturel, et le semblable se voit assez souvent dans les bons et généreux guerriers. Cela fait qu’il est très difficile de discerner si ces mouvements sont de nature ou de grâce. Esprit du Carmel chapitre II.

(a) c’est la différence d’une personne touchée vraiment de Dieu et de celles qui se disent intérieures, et ne le sont pas; que les premières ne peuvent dans leur peine chercher de consolation hors de Dieu, ni même en trouver quand elles seraient assez infidèles pour en chercher; et les autres au contraire se dédommagent par les plaisirs des sens de la privation des consolations sensibles; et c’est de là que naissent tous les désordres.

28. À peine personne ne veut-il entreprendre cette vie renoncée, encore que chacun la voie très héroïquement pratiquée par notre divin Sauveur. Personne ne le veut imiter à ses propres dépens, si ce n’est en peu de choses, et non jamais [79] en tout et pour toujours; et ce qui est le plus à déplorer, les hommes sont en cette lâcheté, même après avoir senti les très fortes attractions et opérations de Dieu. Pendant telles influences ils promettent merveilles; mais sitôt qu’ils en sont destitués, plusieurs d’entre eux n’ont ni cœur ni courage, pour suivre Jésus-Christ chargés d’un petit bout de sa croix, et pour souffrir et mourir avec lui dans les croix du corps et de l’esprit. Cela fait qu’il se plaint justement des hommes, qui ne lui veulent être amis qu’à la table, le laissent à l’abandon et à la merci de ses plus cruels ennemis, pour souffrir et mourir par leurs iniques et mortels efforts. Là même.

29. Reprenant notre fil, nous disons qu’il n’y aura jamais de renonciation en l’âme (a) qui n’a pas été touchée de Dieu par amour sensible; et si outre cela elle n’aime davantage Dieu en lui-même, que ses propres dons et ses propres œuvres, elle n’arrivera jamais à recevoir l’infusion des habitudes divines très fortes et très excellentes qui appartiennent à la vie vraiment renoncée.

La raison est que cette âme est encore en toute la vie de la nature, quand même elle serait excellemment spiritualisée, de laquelle elle ne veut jamais rien perdre : que si elle se perd en un point, elle prétend pour cela un plus grand mérite. Si bien qu’elle ne sait que le goût et la lumière, et ne saura jamais rien de la vraie souffrance, étant éloignée de vouloir pâtir autant qu’elle est ignorante et amoureuse d’elle-même. Là même.

(a) S’il faut avoir goûté Dieu pour se renoncer, il n’est donc pas vrai qu’il faille être tout renoncé pour le goûter; le goût de Dieu étant le moyen efficace du renoncement.

30. C’est ce (a) culte divin, que les mystiques persuadent premièrement et si vivement aux hommes comme le lien, le moyen et le principe du vrai bonheur de la créature humaine, gisante en un corps mortel, mais pleinement assujetti à son esprit, sans résistance ni contradiction de sa part. Ils font cette représentation très vivement et savoureusement, en faveur de ces excellents hommes que le monde ne connaît pas, quoiqu’ils connaissent très bien le monde et l’aient en horreur.

(*) Non seulement les mondains, mais encore les saints et vertueux, fort souvent leur font souffrir des persécutions vives et fréquentes, d’autant que leur voie est inconnue, comme infiniment différente et éloignée de la leur. La raison est, que ces personnes vertueuses sont pleines de leurs voies, ne pouvant penser ni croire qu’il y en puisse avoir de meilleures, ni de plus excellentes entre les hommes que les leurs. Ils ne savent que les exercices propres, choisis, recherchés et curieux; et selon ceci ils se remplissent toujours de plus en plus de leurs propres inventions, attirant à soi les dons et sentiments pour y prendre leurs propres repos. Esprit du Carmel chapitre 14.

(a) le parfait renoncement de nous-mêmes; ce qui comprend non seulement toutes les opérations propres, mais tout ce que nous sommes, assujettissant le corps à l’esprit; c’est le sentiment de Sainte Catherine de Gênes que j’ai fait voir. Voyez Mortification note 3.

31. Quand l’homme est arrivé à son centre, alors comme un aigle amoureux, il se repose en Dieu à très grand plaisir. La jouissance divine [81] l’occupe en plénitude de délices sensiblement et perceptiblement d’une manière très simple, très subtile et très spirituelle, et le plus souvent par-dessus soi-même, par-dessus tout sens et toute perception. Tandis qu’il demeure en sa seule industrie, il est très éloigné de son entière perte et résolution, et son occupation vers Dieu est très éloignée de ce centre. Là même chapitre 23.

XLV

34. Voyez Opérations propres. n.27.

35. Voyez Abandon. n. 24.

36. Au reste tous ceux qui pensent être véritablement en leur degré, ne le sont pas. Il s’agit ici de mort et de mourir; et plusieurs n’y veulent pas passer. Ils ne sont pleins que d’eux-mêmes, et de leurs réflexions, justifications et propres recherches. Ils disent que personne ne veut et même ne peut être fidèle, pensant avoir bien couvert par ce moyen leur infidélité et non vouloir. Si bien qu’il faut confesser qu’il n’y a rien en ces fonds-là, puisqu’ils ne veulent pas sortir d’eux-mêmes par la mort et perte sensible, pour pouvoir être perdus en Dieu. Que s’ils y étaient entrés par vérité de mort, ils n’en voudraient jamais sortir par la moindre relâche de leur fidélité active ou passive. Enfin ils ne s’outrepasseront jamais; et gisant dans leur sphère naturelle, ils demeureront affamés les mains à la bouche, vides de Dieu, toujours languissants, et défectueux dans leur sens et contentement actif : ils ignoreront toujours ce que c’est, que la jouissance 145 de tout bien qui est en Dieu infini. Car cette jouissance ne se communique qu’après la totale transfusion de la créature en tout Dieu : alors toutes les (a) vicissitudes de la vie humaine demeurent au-dehors; je dis, en tant que contraire au bien-être humain, quoiqu’elle soit très conforme au bien-être divin de la créature perdue en tout Dieu. Esprit du Carmel, chapitre 13.

(a) il y a plus de vicissitudes dans le fond qui demeure immobile en Dieu au-dessus des sentiments.

37. Voyez Consistance. n. 38.

38. Leur vie est toute perdue quant à eux-mêmes, et si parfaitement et si entièrement à Dieu en tout événement de mort, tant grand que petit, qu’ils ne savent s’ils vivent à eux ou à Dieu; qui est une vérité d’infinie étendue. La raison de cela est, que l’amour et l’humilité leur ôtent toute réflexion, les occupants et les perdants toujours de plus en plus en Dieu, où ils sont et vivent sans distinction de discernement de ce qu’ils font ou ne font pas, de ce qu’ils sont ou ne sont pas. Ainsi ils vaquent incessamment au devoir de l’amour réciproque, sans croire ni penser qu’ils y satisfassent. Esprit du Carmel, chapitre 14.

39. Il ne faut rien désirer de précieux, de beau, de bon, de meilleur, d’excellent, de haut, ni même de saint, en un bon sens : tout cela n’est que curiosité et gibier de nature. Il faut se perdre en vérité, et ne s’attacher qu’à Dieu seul, et non à aucun de ses dons, tels qu’il soit, ayant une continuelle horreur de soi-même. Car tout appétit et toute attache à quoi que ce soit, même à la pénitence et à la sainteté, affecte la nature d’elle-même, et la porte à se satisfaire, et non pas à 146 Dieu, quoiqu’il lui semble contraire. La même. Chapitre 19.

40. Voyez Abandon. n.26.

41. L’âme abonde la de tous les biens et richesses de très haut esprit, au total de l’amour a créé, ou étant perdu, elle ne réfléchit plus sur les choses humaines et basses, non pas même sur les effets qui précèdent celui-ci. Esprit du Carmel, chapitre 22.

42. Dieu y est goûté et savouré en lui-même, en l’ineffable sentiment et goût de sa propre éternité toute présente, qui n’admet ni le temps ni la sortie. C’est la que tout est fondu et perdu; et cependant tout ce qui reste de l’homme à remplir, demeurent pleinement et totalement assujetti à l’esprit, qui le tire toujours secrètement à soi, et opère au-dehors amoureusement selon l’ordre et l’exigence son devoir. Mais, ô bon Dieu, de qui et de quoi parlons-nous ici? Vu qu’à peine connaît-on personne qui veuille en se perdant incessamment, se laisser polir et façonner par les attouchements fréquents de sa divine Majesté. La même, chapitre 23.

43. L’âme étant perdue entièrement à ses sens et à leurs opérations, demeure très-esprit selon sa propre substance, laquelle étant très pénétrée de ce feu de gloire (s’il m’est permis de l’appeler ainsi,) n’a plus d’autre vie que la vie du même feu qui la dévore. Cabinet mystique, partie 1 chapitre 3.

44. Voilà ce que notre âme va suivant éternellement : c’est là qu’elle se perd sans ressource, et n’en sort jamais, ni n’en saurait sortir. La même, chapitre 4.

45. Il y a 6 degrés d’illumination, par lesquels on devient souverainement esprit par l’entière 147 pertes et abandonnement de tout soi, selon l’ordre de tous ces degrés. Il se trouve peu de personnes qui se veuillent donner en proie et en abandonnement entier et parfait jusqu’à l’extrémité : c’est pourquoi on voit si peu de spirituels, d’autant qu’ils ne veulent pas surpasser le sens, ni l’excellence des dons sensibles de Dieu en eux-mêmes; si bien que ce n’est que feintes, que désordres d’esprit, que toute recherche et misère. Les (a) filles pour l’ordinaire y ont bonne part, et beaucoup d’hommes aussi, qui n’habitent ailleurs qu’en eux-mêmes, en perpétuelles réflexions et recherches, n’ayant jamais ni paix ni repos dans leur cœur. Miroir de conscience, traité I. n. 39.

(a) il est certain que les hommes sont beaucoup plus droits que les filles, et qu’ils se cherchent moins.

46. Quant à ceux qui s’abandonnent vraiment à Dieu, il faut qu’ils se donnent bien garde des subtiles attaches de la nature; puisque cela les empêche de voler purement en Dieu, dans lequel ils se doivent perdre irrécupérablement, comme au lieu de leur souverain et objectif centre et repos. Il faut donc être vraiment mort à tout le sensible, afin de sentir simplement et conformément au très simple fond. La même n. 40.

47. Or la force divine doit être grande aux spirituels, qui en quelque état qu’ils se puissent trouver, ne veulent jamais plus savoir ce que c’est que réfléchir sur eux-mêmes ni sur les choses créées. Elle doit aussi être grande en ceux qui se surpassant toujours très fortement eux-mêmes, se placent et s’établissent, non tellement quellement en leur fond essentiel, mais en Dieu; dans lequel ils se plongent et se perdent de plus en plus, et y 148 demeurent immobilement arrêtés : où ils sont faits et devenus lui-même en son tout. * C’est ici que sortent tout le lustre et tout le bien de ces épouses, dans la conversation de ceux qui sont capables de les connaître, et de les discerner telles qu’elles sont en leur excellence. Que si quelques petits manquements paraissent en elles, cela, quoique contraire à leur fond, et ces faiblesses sont le sujet de leur douleur, de leur renonciation, de leur mort, et de leur très profonde humilité. Miroir et flammes de l’amour divin. Chapitre un.

48. Ah, que cette vie si douce est inconnue aux hommes, à ceux mêmes qui s’exercent en de grandes choses, mais seulement pour leur propre vie! Car cette vie propre est en plusieurs personnes qui s’exercent aux exercices de charité, lesquelles se délectent à faire de bonnes œuvres extérieures, pour aider le prochain dans ses nécessités : et quoique la vie active en sa perfection soit autant spirituelle que corporelle, et ne laisse pas d’être agréable à Dieu, et profitable à ceux qui la pratiquent; néanmoins ces personnes-là fourmillent de propres attaches d’esprit au fait même de leur propre bien, qu’elle désire plus ou moins avec propriété, quoiqu’elles ne le connaissent pas. La même, chapitre 2.

49. Non, non; je ne vois, ô ma vie, ni passé ni futur; étant présentement vous-même, comme je suis, et devenue amoureuse de l’amour en l’amour que vous êtes en vous et en moi; toute perdue en vous d’amour en amour, mais possédé de l’amour et possédant l’amour, je suis en vous sans connaissance essence science, et je n’en veux pas pour moi : par cela même que je suis

* Communications. Paragraphe II, n.11.

149 en ce que vous êtes ce que vous êtes, je suis totalement ignorante. Soliloque. 3.

50. Quel moyen y’a-t-il que ceux qui sont ainsi plongés et perdus dans ces abîmes, en veuillent sortir, et désirer de retourner aux choses créées? Non, mon cher amour, cela ne sera pas. L’amour mutuel et réciproque de 2 si intimes amants, non seulement ne le permet jamais; mais il abhorre infiniment ce retour, y alla-t-il de la vie et de tout le bien-être de votre épouse. Contemplation. 17.

51. Voyez Abandon. n. 32.

52. Le gain et l’abondance doivent céder à la perte et à l’abandon. Mais comme vous n’avez pas entré mystiquement dans ce désert, quoiqu’il vous semble le contraire, vous ne savez pas par expérience ce que c’est. Comme donc vous ne voulez pas vous perdre ni vous employer à une meilleure poursuite, vous demeurez dans un état grandement imparfait, en comparaison de celui de l’homme entièrement déifié. Lettre 63.

XLVI

23. Il faut noter que l’épouse n’est jamais sans son époux ni sans le voir; mais pour la mieux exercer, et achever de purger son amour, il se retire d’elle, quant à son inondante manifestation, qui ravissait auparavant toutes ses puissances sensibles de sa douce et impétueuse impulsion : de sorte que ce bien lui manquant par la 174 retraite et l’absence de son époux (comme il lui semble, si elle n’est pas bien instruite en l’amoureux exercice,) ses douleurs et ses langueurs se renouvellent, et se font sentir pires que jamais : ainsi l’épouse est en danger, si elle ne demeure stable et constante en ses langueurs, à attendre en la patience et force d’esprit le retour de son époux. Mais enfin après avoir bien vu les pénibles combats et les engoisseuses détresses de son épouse sur son absence, il retourne plus délicieux et plus lumineux que jamais. C’est ainsi que le Paradis objectif s’augmente en l’épouse, à mesure des pénibles et mortelles absences qu’elle souffre de la part de son Époux. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 5.

XLVII

15. Si parfois vous vous trouvez occupé de l’espèce de quelqu’un qui se présente à vous, sachez que cela est ordonné de l’Epoux pour le besoin qu’à cette personne de votre secours. C’est pourquoi vous la présenterez à sa divine Majesté 184 par un simple et amoureux regard, sans plus y penser. Esprit du Carmel. Chapitre 18.

XLVIII

34. Qu’ils prennent bien garde (e : il parle aux commençants) de ne se rendent propriétaires d’aucun exercice d’esprit, lorsque Dieu les tire ailleurs : et quoiqu’ils doivent grandement chérir la solitude, ils se doivent bien garder de s’en rendre propriétaire. Esprit du Carmel chapitre 10.

35. L’âme attachée à ses propres exercices n’est pas encore disposée pour passer entièrement en Dieu; d’autant qu’elle ne se quitte pas assez, pour le suivre purement et nuement, là où il la veut tirer en esprit. Ce n’est pas une chose de petite importance de vaquer à Dieu en esprit : il le faut faire à bon escient, sans relâche et sans réserve. Car la créature doit passer d’elle-même en Dieu; et celle qui a un désir infini de Dieu, ne serait pas rassasiée, si elle n’était pleine de lui. Partant elle se doit vider entièrement d’elle-même ici-bas, ce qui est une chose merveilleuse. Quand cela est, alors la terre est esprit, même dans un corps humain, qui participe à ses qualités spirituelles. Mais peut-être n’est-il pas nécessaire de nous perdre si profondément et si loin de nous, puisque nous sommes autant éloignés de cet excellent état, que nous sommes gisants subtilement en nous-mêmes. Là même chapitre 12.

36. Depuis que la nature est une fois spiritualisée, elle est très fine à se rechercher. Elle ne réfléchit que sur soi et sur son propre bien dans les dons de Dieu, et se recherche en Dieu même. Elle est extrêmement encliné à sa propre excellence; et plus sa connaissance et grande noble, plus aussi elle la rapporte à soi-même, spécialement si ce qu’elle connaît est digne d’être aimé, comme sont les dons de Dieu, lesquels elle n’aime qu’à cause du goût, et de la saveur qu’elle y trouve, et non en Dieu [notre note : souligner «en»] qui est infiniment autre que ses dons. Or ce qui rend ceci plus étrange, c’est que plus l’avancement et grand, plus ce désordre et ce malheur est à craindre; d’autant que la nature étant éprise de son propre amour, et engluée d’elle-même dans les dons de Dieu, les ordonne et les détermine pour soi d’une manière qui lui est inconnue : ce qui peut être si subtil, qu’à peine aucun s’en peut-il apercevoir. Là même chapitre 19.

37. Il y a autant de degrés de propre vie dans les hommes qu’ils craignent en diverses manières de se perdre; les uns selon l’esprit et selon la voie d’amour nu; les autres selon la raison; les autres selon le sens; les autres selon le moral. C’est pourquoi l’étendue de tout ceci et tous les mauvais effets leur doivent être expliqués le plus largement qu’il est possible; comme l’ont fait plusieurs mystiques, et moi aussi autant que j’ai pu, tant pour moi que pour les autres.

Quiconque ne sait pas par expérience les voies de la nature, soit qu’elles lui soit agréables ou désagréables, ne sait ce que nous disons; il ne sait rien en matière de discrétion des esprits, et il n’est pas perdu dans la région des vrais esprits, qui sont morts à tous sentiments. Je ne veux pas dire qu’ils n’aient plus de sentiment; mais c’est qu’ils les renvoient incontinent à leur source, qui est Dieu, sans en faire autre estime pour eux-mêmes. Aucun ne doit être dit vraiment mystique, qui ne soit très bien expérimenté en cette science des voies de la nature, tant en soi qu’en autrui. Mais il semble que plus on recherche cette science, plus on s’en éloigne, d’autant qu’on n’expérimente pas au-dedans ce que Dieu a accoutumé de départir aux bonnes âmes, soit peu à peu, soit quelquefois à l’extraordinaire et tout d’un coup, qui sont les habitudes infuses, dont les actes sont intérieurs.

Ceux qui demeurent au-dehors et qui néanmoins vaquent à l’oraison, sont lents, pesants et démesurément longs en leurs procédures, d’autant qu’ils s’y reposent directement ou indirectement. Les vrais spirituels ne s’affectent de rien que de Dieu seul, et n’ont rien de propre, ni dans les choses sensibles ni en eux-mêmes. Ils demeurent tranquilles et ordonnés en Dieu, et le possèdent par-dessus tous ses dons d’une manière ineffable, faisant tout l’extérieur purement, saintement, vitement et sans affection sensible. Là même.

38. Dieu convie l’âme tant qu’il peut à se perdre à elle-même et à toutes les créatures, et de vivre ainsi perdue en lui, principalement au temps de son plus grand délaissement intérieur, et de celui qui est extérieur de la part des créatures. En cette pratique et fidélité consiste la sainteté de la fidèle épouse.

Il est vrai que cette sorte d’aigle sont très rares, attendu qu’aujourd’hui les hommes ne cherchent Dieu que pour eux-mêmes et nullement pour lui. Ils ne sont amis de sa Majesté qu’à la table et aux noces. Partout ailleurs, ils sont idolâtres d’eux-mêmes dans la jouissance (a. j’ajoute ici, que comme une personne serait propriétaire de son argent, qui le conserverait et n’en ferait aucune part à son prochain dans sa nécessité; une personne éclairée se croirait propriétaire des dons de Dieu, si elle n’en faisait pas part aux autres dans le besoin; et la même libéralité qu’elle a eue pour ses biens temporels, lui est donnée pour ses biens spirituels) des excellents dons de Dieu. Esprit du Carmel chapitre 23.

39. Voyez Abandon. n.31.

40. Il est à craindre que vous ne mettiez un grand fondement de sainteté en tous vos exercices; c’est pourquoi je dis que s’ils ne sont incessamment accompagnés d’un amour très pur, très simple, très nu et éternellement mourant, sans aucun relâche et sans la moindre détention de vous-même, vous n’êtes pas véritablement comme il faut. Lettre 63.

XLIX

38. C’est en cela que la volonté, qui est tout le trésor de l’homme, sacrifie amoureusement tout son empire à son infinie Majesté par-dessus tout sentiment; et cet amour renoncé faisant toujours son possible, est souvent plus agréable à Dieu qu’un amour entièrement liquéfié et hautement élevé. Esprit du Carmel chapitre neuf paragraphe 16.

39. L’amour où il y a de la raison pour aimer, n’est pas amour; d’autant que l’amour est suffisant de soi-même, pour tirer et ravir tout le sujet qu’il anime et agit en unité d’esprit, sans l’aide et le concours des raisons et réflexions. Là même chapitre 16.

40. Quelques mystiques très saints et très pleins de cet amour infini, dont nous avons parlé en tout ce Traité, en ont dit des merveilles; -- de sorte qu’il semble devoir embraser et faire fondre tous les esprits qui l’église, dans le feu immense cet amour infini. Ils disent, et il est vrai, qu’une seule goutte (a. voyez Communication paragraphe deux sainte Catherine de Gênes Vie chapitre 36) de cet amour répandue en enfer, l’anéantirait et le changerait en un paradis. Cabinet mystique P. I. Chapitre 10 paragraphe 21.

41. De sorte que comme cet amour n’est pas un demi-amour, et qu’il est tout et totalement en foi, c’est une grande merveille entre tant de personnes, qui sont sollicitées d’aimer un tel amoureux et un tel amour, qu’il s’en trouve si peu, qui soient tout et totalement perdus en tout ce même amour, afin de demeurer tellement uni à son fond et à son esprit infini, qu’il ne soit qu’une même chose avec lui et en lui. Car, ô, mon amour, quiconque a une volonté et une entière volonté d’être amoureux de vous, l’amour même le secondera de votre part, et le fera si parfaitement et si constamment, qu’il demeurera inébranlable dans les actes de son propos. --

Ce qui m’étonne beaucoup, mon amour et ma vie, c’est de voir que les pauvres hommes aient besoin de tant de raisonnements et de persuasions pour aimer. -- Ils ne vous aiment pas, parce qu’ils ne vous connaissent pas; et ils ne vous aiment ni ne vous connaissent, parce qu’ils ne s’arrêtent pas à chercher le vrai bien que vous êtes, particulièrement aux âmes touchées et ravies de votre amour. Contemplation huit.

42. O mon amour et ma vie, que l’infinie fécondité de votre amour est industrieuse, qui a su inventer des moyens si propres pour ravir à soi tout esprit qui s’en trouverait capable! Et, quelles extrémités peut-on concevoir plus distantes que Dieu et l’homme? Néanmoins les voilà unis ensemble par la force de votre divin amour. C’est lui qui a fait ce ravissant exploit pour soi-même et pour sa créature, ne cessant d’agir en elle, afin de la changer en vous, et que ne vivant plus en elle-même, vous y viviez seul, ô mon amour et ma chère vie. --

Cependant quoique notre banquet soit si délicieux dès cette vie, il est néanmoins souvent mélangé d’amertumes et d’afflctions, et votre amour le requiert ainsi de sa part et de la nôtre. --

L’âme, ô mon amour, qui vous est fidèle, ne vit que pour aimer, et même que pour glorifier infiniment éternellement l’amour. Son humilité et héroïque, sans néanmoins savoir qu’elle est humble. Elle ne fait qu’aimer ardemment et sans relâche, d’une manière très nue et très essentielle. L’amour ne pense qu’à ce qu’il aime, il ne parle que de ce qu’il aime. --

Aimer donc, ô hommes, celui qui vous a éternellement aimé. -- L’amour d’un Dieu demande un amour réciproque : et les œuvres extérieures ne donnent quasi pas de gloire et de plaisir à Dieu, si elles ne sont animées d’un amour pur et libre de tout empêchement. Contemplation 17.

43. Je dis encore, ô mon amour et ma vie, que ces vérités, que vous me faites connaître, supposant un amour nu et essentiel, quiconque n’est que dans l’action amoureuse, celui-là ignore le vrai amour passif. Il se trouve à la vérité comme tout ravi en vous par son action amoureuse; mais quand il est question de pâtir en esprit nuement, simplement, en amour nu et essentiel, cela l’abat et le jette hors de vous; parce qu’alors il n’a ni cœur ni force pour produire ses affections, ni aussi pour mourir et pour souffrir cette épreuve si contraire à son goût. --

Les vertus à la vérité sont le corps de cet exercice; mais son âme et l’amour nu, toujours renoncé et toujours mourant, lors même qu’il y a plus de facilité à son union, et son esprit très simple et très nu séparé du sensible en sa très simple force. De sorte que celui qui est élevé à cet état d’amour, contemple toujours votre divinité en amour (a. c’est-à-dire, au-dessus de tout amour aperçu) par-dessus l’amour, en pureté d’esprit au-delà de toute espèce sensible.

Tant plus l’amour et essentiel, tant plus l’esprit; plus il est esprit, plus il est abstrait; et plus il est véritablement abstrait, plus aussi se plaît-il dans la souffrance et la désirent davantage. Il laisse le goût sensible aux enfants, et retient pour soi la vraie force, l’esprit et ses œuvres éternelles, à la vive imitation de son cher époux que vous êtes. Une telle âme a plus de bonheur en la souffrance amoureuse qu’on ne saurait penser, et tant plus les souffrances se présentent à elle, plus aussi sa félicité est grande. Je suis assurée que ceux qui sont de moindre vol que ceci, quoiqu’assez saints et spirituels, ne savent ce que je dis. Contemplation 22.

Autorité en clés L et suivantes

L

[ici dictée fidèle sans reprise d’édition, car comporte des notes de G.]

71. Tout le bien de cette âme consiste à endurer fortement les pénibles efforts de sa soustraction, attendant patiemment le désiré retour de l’époux, quand il lui plaira de le faire : et jamais il ne faut chercher sa consolation au créé en quoi que ce soit. Que si on sort au-dehors pour se divertir à quelque chose, il faut que ce soit absolument absolue nécessité. Enfin il faut mourir en l’éternelle agonie, (si Dieu l’ordonne ainsi) plutôt que de se rendre infidèle à sa Majesté divine de si loin que ce soit. Cette perte véritable n’est dure qu’au commencement, c’est à savoir pour les jeunes apprentifs; car elle est facile au milieu, et très douce à la fin. Esprit du Carmel chapitre 11.

72. Quant aux morts que Dieu fait souffrir par lui-même, dans la totale suspension des puissances, qui, comme étroitement liés, sont sans pouvoir et sans mouvement, et cela souventes fois si angoisseusement qu’il n’y a pas de douleur pareille : elles sont pour l’ordinaire les morts et les angoisses du dernier degré et état de l’appétit actif, dont les mystiques ont amplement écrit, et moi aussi. Sur quoi je dis que l’excellente sainteté dans les hommes est inconnue, d’autant qu’il n’y a moment dans la vie, par manière de dire, qu’il ne faille expirer en Dieu. — Tels furent les morts et les douleurs de Job, et les tristes et douloureuses plaintes qu’elles produisirent, les font assez voir telles qu’elles ont été; à savoir les plus cruelles et les plus horribles qui se puissent penser. Sur quoi on a sujet de s’étonner de ce qu’on voit même plusieurs doctes ignorer ceci, et de ce qu’on explique ces mortels excès très ignoramment contre toute raison et vrai sentiment d’esprit. Que si Dieu ne l’eût justifié lui-même là-dessus, les hommes l’eussent condamné de forcenerie [sic] et de blasphème. Voilà ce que c’est que d’ignorer la science des Saints, et de n’avoir pas d’expérience là-dessus; ne sachant pas que Job (a) était en même temps profondément tourmenté, en l’esprit

(a. Je crois n’avoir rien laisser expliquer de ces états, dans ce que j’ai écrit sur Job. (Voyez le tome VII des Explications sur le vieux testament.)

aussi bien qu’en son corps. Toutes ses plaintes n’ont été autre chose qu’un continuel excès de douleur amoureuse; et tant plus il semble avoir perdu et excédé la raison envers Dieu, tant plus et tant mieux il exprime par ces plaintes, l’amour qui le tourmentait plus cruellement, qu’on ne peut concevoir. Car dans son abandonnement universel, il ne savait ou asseoir son pied, c’est-à-dire son appétit, pour pouvoir prendre repos en soi, ni aux créatures; tant il était de toutes parts étroitement affligé en l’âme et au corps de très de fortes douleurs et angoisses. À quoi ses amis se joignirent, spécialement sa femme, par leurs opprobres et moqueries, pour achever de combler sa misère : car leurs paroles ne servaient qu’à le tourmenter davantage.

Le même arrive tous les jours aux plus intimes amis de Dieu : les uns sont tourmentés en l’esprit au corps, d’autres sont délaissés sans sentiment, sans consolation et sans connaissance en l’esprit; de sorte que dans leurs infernales langueurs, ils sortent quelquefois par paroles à des excès étranges : ce qu’étant ignorés des hommes, ils les jugent forcenés. Mais les hommes divins, qui ont eux-mêmes passés par cet horrible et affreux désert, en jugent bien autrement. Ils les estiment autant saints en cela même, qu’ils sont violentés au propre exercice de Dieu, qui leur est très mortel excès, exprimant par leurs plaintes la violence des tourments d’amour, qui leur supprime radicalement la vie d’une manière inconcevable. Aussi leurs expressions sont-elles autant éloignées de leur vrai état, qu’ils sont alors perdus inconnuement en Dieu. Les hommes mêmes bien saints ignorent les exercices de Dieu sur les esprits de ses plus intimes 363 amis : c’est pourquoi ils réprouvent ces pauvres affligés, comme chose qui n’a jamais rien été à Dieu. Ce sont ces personnes qui en leurs tourments ne peuvent être consolés, et la consolation des spirituels même augmente de plus en plus leurs tourments. Que si leur corps (a) étaient affligés, ce serait la chose la plus pitoyable qui se puisse penser : mais pour l’ordinaire sa Majesté laisse le corps libre; et s’il lui plaît d’affliger le corps excessivement, il les laisse libre d’esprit, pour s’occuper en lui, recevant ses caresses amoureuses par ses fréquentes visites, qui les remplit de joie et de lumière ineffable, pendant que le corps est retenu sous la presse des douleurs. Dieu a soin d’eux, et même il semble s’affliger avec eux, leur donnant courage, ou devant l’affliction, ou en l’affliction même pour la soutenir fortement. C’est en ce genre d’excellence (b) que Dieu prend ses souverains délices sur la terre.

(a) quelquefois cela est de la sorte, comme je l’ai éprouvé. (Voyez la vie de l’Auteur partie I chapitre 25 note 3. Etc.

[b. Qui accusera les élus de Dieu?]

(b) Qui accusera les élus de Dieu? C’est lui-même qui les justifie (Romain huit verset 13) il y a des serviteurs de Dieu qu’on approuve jusqu’à un certain point; parce que leur état ne passe pas la portée d’une certaine compréhension humaine, docte, raisonnable, pieuse et droite : mais dès qu’on entre dans des états qui surpassent cette raison éclairée, on entre en défiance. On devrait juger de ces personnes, non par la raison, mais au-dessus de la raison, et penser qu’un état qui a des commencements si bons et incontestables, une fin toute divine, ne doit pas être condamné dans des choses particulières, qui d’elle-mêmes peuvent être pris en bonne part, et qui 364 en Dieu ont un sens divin, comme ce qui est rapporté de sainte Thérèse (en sa vie écrite par l’évêque de Tarassone chapitre 19.) Que Dieu lui dit : Ma fille, si je n’avais pas créé le ciel, je le créerais pour toi seule; ce qui marquerait une extrême ostentation, pris du côté de la raison. Dieu se sert quelquefois des choses les plus profondes et les plus divines en lui, pour exprimer à ses épouses, et l’amour qu’il leur porte, et les desseins qu’il a sur elles. Ces choses prises à la lettre feront toujours de la difficulté; mais prises dans le véritable sens qu’elles ont été dites, et dans l’usage que Dieu en fait, cela est tout différent. Si on savait les profondes et intimes communications qui se passent entre Dieu et l’âme, on serait étonné de la bonté de Dieu pour ses pauvres créatures; et je m’étonne moi-même comment elles ne meurent pas d’amour. Dieu remet ses intérêts entre leurs mains, comme elles lui ont remis tout le leur, et semble quelquefois les obliger à disposer de sa justice et de sa miséricorde. Mais mon amour! N’en dis-je pas trop pour une personne qu’on examine comme coupable? Mais qu’importe, pourvu que tous vos droits soient conservés, et que votre vérité ne soit ni trahie ni affaiblie. Si la crainte, ô mon amour, pouvait faire entrer en ce cœur un intérêt propre, il faudrait arracher ce cœur ingrat et le punir éternellement.

Fort souvent il faut savoir que tant plus on devient esprit, tant moins on est puissant contre soi-même; de sorte qu’on ne peut plus faire que très difficilement, par dedans et par dehors, tout ce qu’on faisait auparavant très volontiers et très facilement. La partie inférieure est révolte contre la supérieure : ce ne sont que mauvais sentiments, et mouvement d’appétits et passions révoltées contre Dieu et la vertu, ce qui est si 365 étrange à sentir et à voir qu’on croit être perdu. Alors un petit fétu à remuer semble une grosse poutre; et enfin on ne se peut imaginer les horribles bourrasques d’un si étrange accident, Dieu tenant ce terrible moyen pour achever d’épurer et de purger l’âme de ses plus subtiles propriétés. Que si l’homme n’est courageux, etc. (Voyez Mortification note 9.) Esprit du Carmel. Chapitre 13.

73. Voyez Foi nue. n. 44.

74. Au reste il se peut trouver des personnes attirées de Dieu, dès leur commencement, assez fortement dans le brouillard mystique, qui dans leur suspension et obscurité sont plutôt contemplant la divinité, par une opération mystique, que faisant purement oraison. Mais comme il se fait qu’en cette suspension ils se trouvent angoissés, et plus ou moins mourants au dedans, à peine leur peut-on persuader ce qu’ils font, ni où ils sont. La raison est que la nature veut toujours sentir et savoir; et ce n’est le propre que des Saints consommés, s’il faut ainsi dire, de se perdre entièrement, par une totale indifférence (a. Indifférence entière : perfection) d’avoir ou de n’avoir pas, d’être ou de n’être pas. Si bien que, quand les directeurs rencontrent de semblables sujets, ce ne leur est pas une petite peine; parce qu’encore qu’ils les voient et les jugent très bien, il semble toujours à ces âmes, qu’ils ne leur disent jamais ce qu’elles sont; et s’ils ne se donnent de garde, ils les affligent plus qu’ils ne les consolent. À cette conduite de Dieu si immédiate succède l’exercice des créatures, qui frappant incessamment à tort et à travers, tiennent ces pauvres personnes dans des mortelles et infernales langueurs : si bien que c’est merveille comme une pauvre créature (a) peut longtemps résister à tant et tant de mauvais effets. Aussi est-ce là que ceux qui sont amers, se dépitent, et quittent tout, abhorrant pour jamais la vie de l’esprit : et qui leur commanderait de la pratiquer toute leur vie, les mettrait en un enfer tout vivant. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 2.

(a. Plusieurs quittent faute de courage : et souvent les directeurs se rebutent et abandonnent ces âmes.)

75. Avant que d’arriver à la consommation, qui est le dernier suprême état de cette voie, et qui, comme les autres, contient plusieurs degrés de suréminence, il faut que l’âme passe une infinité de détroits, tantôt de douleurs intérieures et indicibles, tantôt de pauvretés et misères, par les retraites que l’époux fait du sens, et (notez) non jamais de l’esprit, tantôt d’abstractions d’elle-même et des choses créées. Là même. Chapitre 5.

76. Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles et maximes de la voie très divine, très éminente et très abstraite, qui consiste en une entière mort et annihilation de toutes choses, aussi bien que de soi-même, et supposé qu’on soit très éloigné, et abstrait éminemment de tout ce qui est et de tout ce qui pourrait être; je dirai seulement qu’au temps des très grandes désolations et langueurs intérieures, que Dieu fait ressentir à l’âme, exerçant en elle et avec elle l’œuvre divine de son amour, elle doit bien se garder de se plaindre à personne, ou de chercher de la consolation au-dehors parmi les créatures sous prétexte d’indifférence, ou autre que ce soit. Il ne lui sera pas permis non plus de faire aucune lecture tout ce temps-là; ce serait secrètement se délivrer du gibet amoureux : si ce n’est que l’obéissante charité ou nécessité expresse le demandassent autrement. Toutefois quand elle ne sera pas ainsi attachée ni détenue au gibet d’amour, et dans la très douloureuse et langoureuse mort de l’esprit en Dieu, elle pourra lire. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 6.

77. Le gibet amoureux est de deux sortes; le premier (a. Premières épreuves fortes) où l’âme se trouve comme pendue et étranglée, après les attraits et manifestations très nues, très simples, très divines et très efficaces de l’essence divine; touchant, tirant et mouvant l’âme au dedans, l’étendant et la dilatant dans son immense étendue et spatiosité, comme entièrement perdue à soi-même : après, dis-je, le progrès de telles caresses, ce même esprit souverain a coutume d’exercer le divin ouvrage de son amour en l’âme, lui soustrayant et ôtant la satisfaction de sa divine présence et de ses délices divines au-dehors, et quant au sens. Cela lui fait souffrir de très grandes et angoisseuses douleurs, et mêmes impatiences d’esprit, mais en amour. Elle demeure comme suspendue en son pouvoir d’agir, et si profondément tirée et absorbée, qu’il ne lui est quasi pas possible de parler à l’extérieur ni désirer de le faire. Ainsi elle est contrainte d’endurer sans remède des angoisses et douleurs d’amour très intérieures, d’autant que ce qui pourrait venir de sa propre industrie, ou de quelque autre créature, ne peut rien pour sa consolation. Aussi ne peut-elle (b. L’âme sent si vivement l’inutilité des consolations humaines, qu’elle les fuit même) désirer d’être consolée, ni recevoir consolation, ni d’elle-même, ni de tout ce qu’on puisse faire ou dire de plus haut et de plus divin. Voilà le sujet de son angoisseuse et pénible mort.

L’autre (a. Seconde épreuve) gibet de l’âme amoureuse est tout d’une autre sorte. Elle s’y trouve attachée et étranglée beaucoup plus langoureusement et angoisseusement sans comparaison. Car après tous les degrés de manifestations, de vues (b. Il appelle vue, communication, car l’essence de se voit pas.) très lumineuses et très délicieuses de l’essence divine, et après la fidèle pratique de toutes leurs familières, douce et délicieuse caresses essentielles et personnelles (c. C’est la raison pourquoi ne désire plus par elle-même : car il faut nécessairement raisonner du désir comme des autres actes) le désir de l’âme est surcomblé en sa capacité appétitive et active, qui fait que l’âme est très profondément et insensiblement unie et transformée en l’essence divine du suressentiel et suréminent Esprit, qui par son activité l’unit à soi-même, infiniment au-delà de tout être et non-être.

De là vient qu’après que l’âme se sent destituée du désir semblable d’action et d’affection, elle tombe peu à peu dans des tristesses, angoisses, douleurs et impatiences d’esprit; et il lui semble, si elle n’est bien fondée et instruite, qu’elle n’a plus rien de Dieu, ni de sa divine connaissance, s’étonnant de ce que si à coups, et sans s’en apercevoir, elle se voit tomber en telle extrémité de misères, de langueurs et de morts, pour avoir perdu, comme elle craint, son Objet infini et ses infinies délices et caresses. Elle se voit si ignorante de Dieu et des choses qui lui appartiennent, qu’elle croit qu’il n’y a aucun, si misérable puisse-t-il être, qui le soit autant qu’elle. D’où vient que ses douleurs, angoisses et impatiences augmentant de plus en plus, sa pauvreté et désolation viennent à tel point, qu’elle voudrait pouvoir mourir mille fois. Néanmoins elle voudrait bien s’en délivrer, non pour son intérêt, ce lui semble, mais pour recouvrer sa perte (a. Nul ne connaît une pareille perte, que celui qui a senti ses ineffables délices) infinie, et par conséquent sa connaissance, sa vie, ses amours et ses délices objectifs. Toutefois si elle voit que les moyens, tant de la part de Dieu que de la créature, lui manquent (b. Seul remède : résignation, abandon) elle se résigne entièrement, pour être à jamais affligée et désolée de toutes parts, voire même étranglée en ce gibet. Ce que nous avons dit servira ici de règle infaillible. --

Il faut noter que les offenses commises contre Dieu, spécialement de ceux qui doivent être parfaits, font extrêmement augmenter leurs croix et langueurs, s’impatientant de plus en plus là-dedans : et ils aimeraient beaucoup mieux pour lors mourir, que vivre ainsi détenus en telles détresses et mortelles angoisses; et sur ce sujet ils meurent et expirent entièrement en Dieu, leur divin Objet.

Que s’il arrive encore, que les créatures imputent quelque chose à quelqu’une de ces âmes, ou lui donne quelque mortification contre toute raison; comme son désir et sa fin sont infiniment éloignés du moindre vice ou imperfection, c’est merveilles si telle âme ne sort pas pour lors à sa justification, et à montrer aux créatures qui l’afflige si mal à propos, combien elle est épurée de toute fin créée, et par conséquent de tous objets, désirs et affections sinistres. Voilà les causes du gibet amoureux de l’âme, vivante seulement à Dieu et en Dieu, destituée d’elle-même, de ses sens, de leurs propres opérations, et transformée au-delà de tout le créé en l’unité suréminente essentielle de Dieu. Là même.

78. En ceux qui commencent et avancent, les tentations procèdent particulièrement des habitudes corrompues de la nature, tant supérieure qu’inférieure : mais dans les parfaits, les tentations s’émeuvent et s’excitent en la partie inférieure non corrompue; leur partie supérieure étant suspendue en ses actes, par expresse ordonnance de Dieu. Ceux-ci n’ont rien à craindre en semblables efforts, puisque le consentement est autant éloigné d’eux, que les efforts, pressures, et douleurs (a. La douleur qu’on ressent est la sûre marque que la volonté est éloignée de la tentation) sont grandes en ces occasions-là. Néanmoins ils doivent s’anéantir et s’humilier très profondément là-dessus, et s’en rapporter entièrement à leurs directeurs.

Ceux qui ne sont que commençants, (b. Voyez Moyen court. Chapitre 2 n. 4. Chapitre 19 n. 1, 2) ne doivent nullement disputer ni escrimer contre leurs tentations, car disputer, débattre, ou réfléchir sur soi-même, pensant par ce moyen repousser la tentation, ou voir s’ils n’y ont pas donné consentement, ce ne serait faire autre chose que harasser les chiens aboyant après soi, et se mettre en danger de se faire mordre. On ne doit non plus se soucier de ces violentes bourrasques, que si on entendait autour de soi une meute de matins aboyant, sans pouvoir mordre; ou si on voyait passer et repasser devant ses yeux une grande abondance de mouches bourdonnantes. Cabinet mystique. Partie 2. Chapitre 2 n. 2.

79. Quant à la différence de ceux qui sont temporellement (a. Enfer spirituel) damnés, et de ceux qui le sont éternellement, il est à supposer que l’âme immortelle ne peut pleinement jouir de Dieu, ni des droits de sa vie vivante, que par la suppression et l’extinction de sa vie mortelle mourante : ce que je n’entends pas dire de l’âme, qui est vivante ici-bas de la vraie vie divine. Mais je dis qu’en ce corps mortel la purgation des âmes, qui se convertissent à bon escient à Dieu, est faite non tellement quellement, mais par infinie agitation de tentations, comme par autant de tonnerres impétueux, d’efforts très violents, et de mortelles et irréconciliables guerres; en sorte que tout ce temps-là elles ne savent si elles sont en la grâce de Dieu ou non : il leur semble plutôt d’être en un enfer, que sur la terre en un corps mortel.

Elles combattent (b)

(b. D’où vient qu’ayant dit qu’il ne fallait pas combattre directement les tentations, mais les souffrir et les mépriser, il dit ici que les âmes combattent? C’est que le plus grand combat que l’âme puisse donner à ses ennemis, est la souffrance et la résignation)

contre tant et de si forts ennemis, dont elles sont pressées et environnées tant au-dehors qu’au dedans, qu’il semble qu’elles aient perdu entièrement cœur et courage en leur bon propos : et toutes leurs puissances sont agitées et occupées de si épaisses ténèbres, misères, confusions et désordres, qu’elles pensent au milieu de toutes ces impétuosités, avoir oublié et du tout délaissé Dieu. Dans cette langueur elles se jugent être la proie des diables, ne pouvant discerner si elles résistent ou non pour la grande véhémence de leurs efforts; ce qui arrive souvent à ce terme de désolation, qu’elles viennent au dernier degré de l’espérance en la miséricorde de Dieu. Cela se fait ainsi, tant pour l’horreur qu’elles ont conçue de toute leur vie misérablement passée, que pour ne consentir pas aux sujétions et sentiment du plus petit péché qui se puisse imaginer. Car ces âmes en sont autant éloignées que les tristesses, morts et angoisses qui les agitent, sont grandes. Or si ces tristesses et funestes événements, si ces continuelles et comme infernales langueurs, font tout un grand temps et l’expérience de ces âmes; quelles seront les douleurs, guerres, langueurs, agitations et oppressions de l’enfer temporel, qui environnent et assaillent une âme de toutes parts comme des flots très impétueux, produits et élancés d’une mer pleine d’orages, de tourmentes, et de tempêtes infernales? Sans doute on ne peut exprimer la moindre des peines mortelles de ces âmes si misérablement damnées temporellement. Je dis damnées; (a. État terrible) d’autant qu’il leur semble vraiment l’être, et elles ne savent plus de distinction, ce leur semble, entre l’enfer temporel et l’enfer éternel; entre la damnation et la purgation. Car comme nous avons dit, elles sont si fort remplies de ténèbres, et outrées de toutes sortes de douleurs dans le sens, qu’elles ont oublié Dieu, ce leur semble, en elle-même.

Néanmoins quoique cela se passe ainsi pour leur purgation, elles n’oublient pas néanmoins Dieu : elles espèrent insensiblement en lui; par la force de son esprit, au plus fort même de leur damnation. Moins encore doit-on penser qu’elles en viennent jusqu’à blasphémer son saint nom; quoiqu’en vérité elles croient tout ce temps-là être véritablement damnées; et qu’en cet état les diables fassent contre elles ce qu’ils font en enfer pour tourmenter leurs complices, entassant sur elles monceaux sur monceaux de tourments intolérables. Mais elles différeront de celles qui sont éternellement damnées, en ce qu’elles ne perdent pas le souvenir de Dieu, ni l’espérance de le voir un jour; quoique ce sentiment soit très simple et bien éloigné pour lors de leur vue, à cause de leurs incomparables souffrances.

Mais il faut savoir qui (a)

(a. Ce sont les grands pêcheurs qui sont punis si rigoureusement par le diable, selon ce passage de l’Apocalypse [Chapitre 16 verset 19. Chapitre 18 verset 6] : Faites lui boire la lie de la coupe,; rendez-lui le double de sa prostitution. Les grands pécheurs sont punis par tous les endroits qui ont servi à leurs crimes; cela est très certain. Dieu oblige aussi quelquefois des âmes bien pures de se livrer pour certains pécheurs, ou pour des âmes faibles; et elles souffrent les mêmes choses que si elles avaient été criminelles elle-même.)

sont les âmes qui souffrent cette infernale purgation? Je dis que ce sont celles qui ont commis un très grand nombre de péchés mortels : c’est pourquoi on ne se doit pas étonner de les voir souffrir de la sorte; attendu que cela est du droit de la Justice de Dieu, et que c’est ainsi qu’il doit être satisfait de ces âmes jusqu’au dernier point. Tous les tourments de ces pauvres misérables sont spirituels, comme le sont les diables qui les exercent, en esprit de vengeance et de fureur; et personne ne les saurait concevoir, sinon celles qui les souffrent, et les diables qui les leur font souffrir.

Au reste supposé que telles âmes en viennent, ce semble, jusqu’à s’impatienter en la véhémence de leur peine, ce qui n’est pas; je dis que cela même serait sans leur sû et à leur grand regret; attendu que leur résignation et leur amour intense est grandement éloigné de la grâce justifiante et gratifiante, et opère cela secrètement au profond de leur appétit raisonnable, avec la force secrète que le Saint Esprit leur communique à cet effet.

Nous pourrions donner pour exemple de cela, ceux qui sont grandement vexés de maladies violentes et très aiguës, qui pénètrent et agitent en même temps toutes les parties du corps; en sorte que pour la grande véhémence de leurs douleurs insupportables, ils crient désordonnément, et semblent s’impatienter, et même se désespérer. Néanmoins on ne doit pas penser qu’ils s’impatientent ou se désespèrent pour cela, vu que la volonté et l’appétit raisonnable ne rejettent point ces tourments, mais les acceptent volontiers, quoique secrètement et sans leur su, par une vive et secrète résignation à la volonté de Dieu, le laissant faire de tout ce qu’il voudra, tant et si longtemps qu’il lui plaira. On voit que cela est vraisemblable, en ce qu’après telles douleurs, et même pendant qu’elles durent, si on leur demande, si elles ne veulent pas prendre patience dans leur maux pour l’amour de Dieu, afin de satisfaire à sa volonté, se résignant à souffrir amoureusement et patiemment autant qu’il leur sera possible, elles répondent franchement qu’oui. À bien plus forte raison doit-on croire le semblable des âmes, qui sont grièvement damnées selon leurs sens dans un enfer temporel : car comme nous avons dit, elles sont parfaitement résignées au bon plaisir de Dieu, à quelque prix que ce soit, et ne le peuvent jamais oublier.

Au contraire les blasphèmes, les exécrations et le désespoir de ceux qui sont damnés éternellement, sont volontaires; et aussitôt qu’ils se sont vus jugés à la damnation éternelle, leur volonté pervertie est malheureusement portée à haïr Dieu mortellement, et à le blasphémer sciemment durant l’éternité, avec une rage qui est l’effet de la justice divine. —

Il n’en est pas ainsi de ceux qui ne sont damnés que temporellement; car quoiqu’ils soient violemment agités et tourmentés en leur sens par les diables, dans leur enfer temporel, ils ne souffrent pas (a. Pour l’ordinaire) à même temps la peine du dam; et la grâce de Dieu, qui opère secrètement en eux le désir de satisfaire à la Justice, fait qu’ils n’appréhendent nullement cette peine, à cause de leur amour et de leur charité envers Dieu. Néanmoins après cette violente purgation ils commencent à souffrir la peine du dam, mais temporellement; et cela en la force d’un amour très parfait, lequel ils se sont acquis par cette purgation, avec la connaissance très parfaite de soi-même, et de toutes les vertus requises au parfait amour de Dieu. Cette damnation temporelle consiste pour lors en une peine, que je puis à bon droit nommer la peine du dam, laquelle leur cause tout ce temps-là des langueurs, des soupirs, des gémissements et des douleurs intolérables. Mais tout cela est d’amour en amour et pour l’amour, à cause qu’ils se voient encore si éloignés de la pleine et unitive jouissance de la claire et béatifique vision de Dieu. Il y a donc une infinie différence entre les damnés pour l’éternité et les damnés pour un temps.

Dans ce même enfer temporel, il y a diverses douleurs de peines afflictives et purgatives, et chacun y est différemment purgé selon ses démérites. Ceux qui sont purgés et affligés en moindre degré, ont plus d’amour, de connaissance, de sentiment de Dieu, et de désir de lui satisfaire que les autres, qui le sont pour leurs énormes péchés; ce qui se fait aussi à mesure et proportion de la charité, de la grâce de Dieu, et de la perfection d’esprit acquis en cette vie.

Il faut encore savoir qu’autre est le bien de la purgation de l’âme en ce sens, et autres celui de la purgation par la peine du dam. Au premier les diables font l’office de bourreaux et de ministres de la Justice de Dieu. En l’autre il n’y ont nul accès; mais les âmes qui y détenues, ont de grandes arrhes de la gloire future, qu’elles désirent très ardemment; étant là consolées et visitées (a. Ces consolations finissent leurs tourments) plus abondamment qu’on ne peut exprimer. —

De tout ceci on voit en quoi le dam de ceux qui sont temporellement damnés, diffère du dam de ceux qui le sont éternellement. Celui des premiers, a pour sujet Dieu et son amour jouissant; l’autre a pour sujet en ces maudits et malheureux, l’amour d’eux-mêmes, qui pour se voir privés du souverain bien, qu’ils désirent naturellement et l’eussent bien pu obtenir, les fait enrager pour jamais; de sorte que se haïssant eux-mêmes, ils enragent une rage diabolique de ce qu’ils ne peuvent se détruire ni supprimer leur vie par la mort.

Ajoutez à ceci que le dam des bons se fait par la souffrance des passions divines en eux en toutes les manières, excepté celle que nous avons exprimée en notre gibet d’amour. C’est ainsi, et non autrement, que plusieurs bonnes âmes sont damnées temporellement, après avoir obtenu la connaissance d’elle-même par la purgation du sens, pour arriver même avant la pleine jouissance de leur objet béatifique, à la contemplation suressentielle de Dieu même. Elles sont, dis-je, damnées de Dieu en Dieu, par des douleurs et des souffrances inexplicables que lui-même leur fait souffrir. Cabinet mystique. Partie 2. Chapitre 2. n. 3.

80. Il faut agoniser (a)

(a. Endroit admirable. Qu’est-ce qui cause tant de tourments que Dieu fait souffrir à l’âme? C’est pour elle-même, afin de la rendre toute pure; et c’est pour la divine Justice, qui ne veut rien perdre de ses droits; si bien que la pureté de la divine Justice, (qui veut tout pour Dieu, et ne voit que Dieu : car la Justice de Dieu est un attribut de Dieu pour Dieu lui-même, qui n’a relation qu’à lui seul; la miséricorde au contraire est pour les hommes) la justice, dis-je, devant être satisfaite, c’est une des causes du tourment de l’âme. Elle ne peut être satisfaite, que l’âme ne soit toute purifiée; car elle demande sans cesse et ne dit jamais, c’est assez : et d’un autre côté l’âme impure et affaiblie ne saurait porter une telle opération sans souffrir des tourments inexplicables.

vous êtes nés pour choses grandes, je veux dire, pour posséder Dieu en la créature. Sur l’ordre et la vérité de ce fondement vous vous devez délecter de mourir; et comme mourir est l’extrémité de toute perte, c’est en cela que votre vie doit être trouvé véritable, afin que vous puissiez dire, (Galates 2 verset 20) Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi : ce qui ne sera pas entièrement vrai, si vous avez un seul respir et un seul point sur quoi vous appuyer. C’est ainsi que la créature passe en Dieu d’une manière merveilleuse, et personne ne le fait s’il ne l’expérimente comme vous. Cela vous est désigné dans vos propres exercices. Mais tandis que vous les pourrez suivre, vous ne ferez pas grand-chose; au contraire, quand il n’y aura rien de cela en vous, vous serez alors par-dessus tout exercice, et tant plus votre suspension sera grande et terrible, tant mieux vous vous trouverez. C’est là qu’est la région des bienheureux esprits, dont les corps ne vivent plus sur la terre, que pour les suivre de tous leurs efforts. Telles sont les plaisirs et la vie ici-bas des amis de Dieu — Mais sans vous perdre si avant, pensez à ce que vous voyez, conformément à ce que vous avez goûté en l’infinie nature de Dieu; puisque vous l’avez vu et savouré selon votre présente capacité. Si votre vue et votre pensée vous sont un même acte (Notez la vue et la pensée un même acte), dès là votre état est merveilleusement divin, hors de vous, en souveraine mysticité. Ce qui vous reste à faire, est d’endurer fortement la suspension du concours sensible de Dieu pour vos puissances. Il n’y est pas moins que ci-devant, mais c’est d’une tout autre manière; car on peut dire que maintenant vos 379 puissances sont esprit, comme votre même esprit, et dès là votre simple union est suprême et excellente. Que si à force de mourir vous pouviez être réduit à votre fond, vous auriez traversé une grande région, et vous y êtes déjà entré assez avant. Il s’agit maintenant de l’éternité en la même éternité. Or l’éternité (qui est simple, unique et savoureux amour,) est au-dessus du temps, et ignore toute vicissitude, — et ses fleuves étant retournés en leur mer, sont elle-même. Mais je crains fort qu’il n’y ait bien de la distance entre votre reflux et cette mer. —

Au reste, disposez-vous à être persécuté pour Jésus-Christ, et de souffrir les calomnies, jalousies, envies, flatteries et mortelles détractions des faux frères; c’est votre part, votre sort et votre héritage. Si vous avez d’autre désir que cela, vous n’êtes que simulé, hypocrite, et serviteur délicat. Et à prendre votre âme comme il faut, en qualité d’épouse promise à Jésus-Christ, tant s’en faut qu’étant infidèle en ce point, elle méritât l’étroit et véritable mariage, et l’union très intime avec lui, qu’au contraire, elle ne mériterait que sa disgrâce et sa juste indignation. Mourez donc éternellement en Dieu, afin qu’il vive éternellement en vous. Lettre 45.

[Fin du second tome].

LI§I Q

49. Qui ne vous aimera, mon amour et ma vie, n’aura jamais en soi ni paix ni repos, car il n’y a point de paix ni de repos qu’en vous, et hors de vous, tout n’est que vanité et affliction d’esprit sur la terre. On ne peut dire que repos des méchants, s’ils en ont, soit un vrai repos : il n’est que bestial et encore moindre que celui des bêtes. Mais l’homme malheureux n’a de repos ici-bas que pour le moment, trouvant toujours qui contrarie son appétit. Et ainsi pauvre et misérable qu’il est, il va consumant sa triste vie à la recherche d’un repos feint et simulé que vos amoureux estiment pire que l’enfer. Contemplation 4.

LII

12. Là, le vide est tout plein, mais par différence du plein et sans différence du plein. Là, le vide ou indigent, qui n’est cependant ni vide ni indigent est surcomblé du plein, du plus plein, du très plein et même de la plénitude. Cabinet Mystique, Part. I, chap. 8.

LIII

7. Voyez Franc-arbitre, no 5.

8. L’amour excessivement réfléchi sur soi ne rend que trop souvent et facilement son sujet imaginaire, si bien qu’il demeure pris dans l’effort de son imagination, quoique plus ou moins spiritualisée. Et vivant d’elle plus que de la foi nue, il la croit et la suit au grand préjudice de Dieu, et à son dommage propre. Diverses lumières appartenantes à la vie contemplative, no 71.

LV

13. Or certains de ceux-ci se sont exercés à cela si heureusement, qu’ils jouissent à présent très abondamment, même pleinement, des fruits éternels de leur amoureux labeur, en la pleine possession desquels on les pourrait dire bienheureux, autant qu’on peut être en cette vie. Certes on ne peut rien dire de cette excellente perception, non pas même ceux qui jouissent de ce bien et quoique leurs écrits en expriment des choses grandes, cela néanmoins n’est rien au respect de ce qui en est : toutes les démonstrations possibles ne sont rien et n’en expriment rien. Là il n’y a que silence et sérénité en amour ineffable. Esprit du Carmel, chap. 14.

14. Tout ainsi que le soleil fait diversement ses effets sur la terre, à proportion qu’il en est proche ou éloigné, afin de la rendre féconde pour le bien des hommes, ainsi le divin soleil de justice ne manque point de produire les effets de son amour dans les hommes, aux uns plutôt, aux autres plus tard, et en différent degré, selon qu’il trouve la terre de leur cœur diversement disposée à cela par la grâce. La saveur et l’expérience que nous avons de cette vérité nous est si délicieuse que nous ne le pouvons assez exprimer. Et c’est de cette manière que nous pénétrons tous les effets de cet amour, lesquels il ne produit dans les âmes que les enrichir de plus en plus de ses grâces, les élevant en lui et leur découvrant sa beauté et vives splendeurs, afin de les rendre parfaitement amoureux de lui-même, dont la vue et le goût éternel leur cause tout bien.

Par ces fréquents effets et ces divins succès, ils se dépouillent du vieil homme et se revêtent du nouveau qui est divin en eux et qui les rend divins en lui. Et cela se fait selon les divers degrés de grâce et selon la profonde lumière qu’ils ont reçue par le merveilleux écoulement de la divine sapience.

Ceux qui gisent au-dehors, dans la vie active, et qui y veulent reposer, n’arriveront point aux splendeurs, manifestations et délices de la vie intérieure. Au reste, celui qui est simple selon ces vérités se donne bien de garde de s’empêcher au-dehors ni au-dedans, qui est beaucoup dire, faisant plus de cas infiniment de son simple fond, auquel il est totalement réduit et transfus, que de tout ce que son fond même lui peut produire pour l’occuper et le tirer tant au-dehors qu’au-dedans.

C’est là que l’âme se délecte de Dieu lui-même en simplicité d’esprit et de repos par-dessus la compréhension. Là même, chap. 15.

LVII

5. Voyez Opérations de Dieu, no 17.

6. Ces saints hommes ne savent ce que c’est du nom de saint, ni de sainteté, en eux ni pour eux, quoiqu’ils le sachent bien pour les autres, croyant qu’il ne leur est dû que perpétuelle confusion et ignominie pour leurs péchés. Ils savent seulement ce que c’est que de parfaitement aimer. C’est ce qui fait qu’ils ne se soucient pas comment ni quand mourir, ne craignant non plus la justice divine à la mort qu’en la vie; et il ne leur importe de mourir seuls ou en public, confessés ou non, quoiqu’ils ne négligent pas de recourir aux sacrements de l’Église. Ils meurent assurément et avec une renonciation de tout soi et par cela même ils sont inconnus aux hommes. C’est pourquoi les diables ont fort peu d’avantage sur eux à ce point de la mort, et ainsi ils meurent plus d’amour que de douleur. Cabinet mystique, IIe partie, chap. 4, no 5.

7. Ces âmes, ô mon amour, sont autant de petites divinités sur la terre, inconnues aux médiocrement spirituels qui ne sont point fondus, réduits et tout perdus en votre immensité, comme elles. C’est pourquoi n’étant pas de même esprit et de même vie, ils les ont à dégoût et souvent à dédain, jusqu’à les calomnier et diffamer, même devant les plus saints. Mais tout cela ne leur sert que pour se mieux enfoncer et se perdre irrécupérablement en vous, ô mon Amour, où elles sont entièrement libres et exemptes des atteintes des langues envenimées et serpentines de ces misérables. Le dernier et le plus haut terme de la sagesse de ces calomniateurs et faux spirituels ne consiste qu’en eux-mêmes. Ils sont enlacés et conduits partout comme indignes esclaves de leurs plus secrètes et occultes propriétés intérieures qui les remplissent d’eux-mêmes et de leurs propres inventions subtiles et diverses, et qui les tiennent ainsi misérablement captifs et serfs d’eux-mêmes. Peut-être qu’en plusieurs d’entre eux, ce mal continuera jusqu’au point de la mort, où leurs yeux seront ouverts.

Mais, mon Amour, quelles sont ces secrètes propriétés? Ce sont les effets de l’amour-propre et de la superbe spirituelle et très déliée. C’est de là que naît le propre jugement, propre bon-sembler, propre complaisance, propre sagesse, propre recherche en toute occasion. Tout cela n’a de source ni de fin que l’amour de soi-même, et ce sont des vices couverts du manteau de sainteté et des prétextes de vous plaire et de vous aimer. Cependant ces personnes ne sont devant vous qu’ordure et qu’esprit renversé, qui se plaît dans son propre malheur, mais d’une manière subtile et spirituelle. Ils ont une grande estime de leurs voies, de leurs œuvres, de leurs mérites, de leurs sentiments, en un mot d’eux-mêmes. Et pour se couvrir, ils s’humilient par des humiliations feintes et hypocrites devant ceux qu’ils savent éloignés de les croire tels, et desquels au contraire ils attendent des louanges pour s’en chatouiller et s’en délecter à plaisir. Contemplation 3.

8. Voyez Opérations de Dieu, no 20.

9. Ces vrais sages sont bien éloignés (a) de l’esprit d’exagération et de toute indignation, abhorrant les extrêmes comme l’enfer. Aussi savent-ils qu’il ne peut rien arriver à aucun pécheur, tant selon les misères de l’esprit que du corps, qui ne leur puisse arriver par la divine permission. Il est vrai qu’aux pécheurs cela arrive par châtiment, et aux justes, c’est pour leur exercice et leur lustre, pour l’épreuve de leur amour, et pour faire en cela leur purgatoire en cette vie. C’est pourquoi il importe infiniment que ces personnes adhèrent aux jugements secrets de Dieu comme elles font, sachant bien leur infinie profondeur, et qu’ils sont redoutables et adorables comme lui-même en tout ce qu’il permet arriver aux hommes. De la simplicité, traité V, no 25.

a. Ce qu’il veut dire, c’est que quoiqu’ils expriment des grâces de Dieu, ils n’exagèrent point en parlant simplement de leurs expériences. Ils n’ont point non plus d’indignation contre leurs persécuteurs, sachant de quoi ils sont capables.

10. Or c’est la vérité que Dieu prend si grand plaisir au suprême lustre et sainteté des saints, que pour en exercer certains, il permet assez souvent que toute son Église souffre très grande perte et dommage. Témoin saint Bernard en l’exercice qui lui fut donné touchant la prédication de la croisade; et le roi saint Louis, l’exercice et la fidélité duquel ne se peut voir sans pleurer de compassion et d’étonnement.

Il pourrait sembler aux personnes trop basses, sensibles et faibles, que Dieu ne devait pas se comporter ainsi au préjudice de toute l’Église et pour le bien et le lustre d’une seule âme. Mais c’est un sentiment puéril et une très grande faiblesse et ignorance, attendu que Dieu a aussi peu à faire de tout le créé que de ce qui n’est point. Et comment dira l’argile au potier qui la met en œuvre, pourquoi il lui donne plutôt une forme qu’une autre et pourquoi il la détruit selon son bon plaisir? Qui est-ce qui pourra reprocher à Dieu ce qu’il fait ou ne fait pas? Et qui pourra lui imputer à tort, si en un moment il veut anéantir tout le créé? Il importe infiniment à tout chrétien et à plus forte raison, aux fidèles serviteurs de Sa Majesté, de savoir que sa raison souveraine n’est pas conforme au sens et jugement des hommes qui sont tout répandus en la chair et au sang, et qui tels qu’ils soient, ne sont que terre au respect de la vue et des sentiments que les anges, esprits très purs, ont des raisons et des ordonnances de Dieu lui-même.

C’est une nécessité de nous dépouiller ici du vieil homme et par conséquent de recevoir temporellement le châtiment dû à la justice divine, en la corruption de notre vieil homme à cause duquel nous sommes répandus et totalement plongés dedans les ordures d’innombrables péchés qui accompagnent notre langoureuse vie. C’est pourquoi Sa Majesté, autant juste que miséricordieuse, fait un très grand bien et un avantage incomparable à ses créatures quand il se résout de les châtier, ce semble, à toute rigueur ici-bas, leur ôtant même la vie comme chose qui lui appartient et dont il peut faire ce qui lui plaît et comme il lui plaît, avec bonté, justice et équité. Car en son ordre et prescience éternelle, plusieurs ne seront jamais justes ni sauvés que par le moyen de ses très justes châtiments. Et les autres ne seraient pas sauvés si excellemment ni avec tant de gloire qu’ils le seraient pour s’être donnés en proie à la vie et à la mort à Sa divine Majesté.

Il faut (a) même aller jusque-là que, sans aucune considération de notre propre intérêt, nous désirions que le bon plaisir de Dieu soit fait éternellement à tout événement, vu qu’il en est infiniment digne. De la simplicité, traité V, nos 25 et 26.

a. Sentiments qui ne peuvent venir que d’un amour exquis.

11. Ces personnes sont déjà si parfaitement renouvelées et changées en leur chair mortelle, pleinement assujettie à l’esprit, que ce sont autant d’excellentes déités en terre, séparées et cachées du monde, totalement mortes et crucifiées au monde et à qui le monde est crucifié. Elles connaissent très bien le monde, quel il est, et le monde ne les connaît point. Que si d’aventure il leur est nécessaire de traiter avec lui pour la gloire de Dieu, il les persécute et les outrage cruellement par médisance et calomnie, comme ne les pouvant supporter, à cause de leur vie totalement contraire à la sienne. De la refusion de l’homme en Dieu, traité II, no 27.

12. Voyez Opérations de Dieu, no 23.

LVIII

4. Il faut vivre inconnu entre les meilleurs hommes et n’être connu que Dieu seul et de ceux qui sont vraiment humbles, dont fort souvent le nombre est si petit qu’à peine en peut-on trouver un seul. Il vaut mieux passer pour indiscret et imprudent que de se justifier là-dessus, si ce n’était au respect des esprits grandement faibles; mais à l’égard de ceux qui sont grandement sages à leurs propres yeux et qui pour cela sont curieux et subtils examinateurs et scrutateurs des esprits, il ne faut pas le faire. Esprit du Carmel, chap. 9, § 9.

5. Voyez Humilité, no 16.

6. Voyez Humilité, no 17.

7. Disons que ceux qui sont vraiment anéantis selon le dernier et suprême état demeurent dès là même ignorés et inconnus et qu’ils sont différents de beaucoup d’assez saints et excellents mystiques. On ne voit et on ne comprend point comment cela peut être vrai en eux, d’autant qu’on les voit très libres à l’action, dont même les bons et les saints font conscience. Mais il faut savoir que plus on est devenu esprit et divin, à force d’agir, de (a) fluer, de pâtir et de mourir en Dieu, et à force d’aimer, soit dans l’amour, soit par-dessus l’amour, moins (b) doit-on être compris et jugé en ces voies, si ce n’est par un esprit tout semblable. Je ne les dis ni ne les crois pas impeccables, mais leurs fautes sont fort légères et fort petites devant Dieu. Esprit du Carmel, chap. 9, § 21.

a. Fluer veut dire se perdre ne Dieu

b. Je crois que c’est ce que St Paul a voulu dire que le spirituel juge de tout et n’est jugé de personne (1 Cor. 2. V. 15)

8. Je dirai seulement que la vraie liberté des saints et vrais spirituels, dans son action sortie, est prise de ceux qui ne le sont pas pour la même superbe. Aussi est-il vrai qu’à cause des défauts qui s’y peuvent rencontrer, il n’est rien de plus difficile à connaître que la vraie humilité en telles personnes, d’autant que la vraie liberté n’en fait rien paraître en ses actions et paroles sorties. Car cette même liberté outrepasse tout propre intérêt, tant en soi-même qu’en autrui. Elle franchit librement toute crainte et respect humain, n’envisageant que la pure gloire de Dieu, que ces personnes-là désirent ardemment sur toutes choses, mourant à tout ce qui est du dehors et même à cette pratique.

Aussi est-il impossible que ce qui n’a rien de l’esprit voie et goûte l’esprit dans les actions et paroles sorties du vrai spirituel, d’autant que les vues de l’esprit sont simples et uniques en leur élévation, pénétration et étendue, et qu’elles pénètrent d’un clin d’œil des vérités infinies. Là où ceux qui leur sont contraires ne font état que des actions de vertus et de perfection acquise et conservée à force de bras. C’est pourquoi ils jugent les parfaits par leur propre imperfection et défaut et sont souvent blessés d’amertumes dans leur cœur et d’autres immortifications intérieures, par exemple de défiance et d’aversion de ces personnes spirituelles, ne pouvant plus croire de bien d’elles qu’à force de persuasion et à très grande peine.

Cependant ces personnes de si bas aloi ne sont en comparaison des spirituels totalement perdus, que terre, que sens, que tout désordre, qu’immortification de leurs mouvements et passions au-dedans, spécialement sur le fait des actions d’autrui; ce qui serait encore bien plus véritable si elles étaient en autorité, (a) parce que cela leur donnerait toute licence de faire ainsi. Cabinet mystique, I, chap. 7.

a. On rapporte à ce propos du B. Jean de la Croix dans sa vie que dans l’extrémité des peines qu’ils souffrit dans sa dernière maladie, le Prieur du Couvent le traita et le persécuta avec une dureté incroyable, lui refusant tout ce qui pouvait lui donner quelque soulagement, soit dans le corps, soit dans l’esprit et lui procurant tous les ennuis qu’il pouvait. Voyez la Vie du B.J. de la Croix, écrite par l e R.P. Joseph de Jésus-Maria. Livr; 3. Ch. 17. Voyez aussi dans le Ch. 15 et 19, une autre persécution que le Définiteur de l’Ordre lui suscita environ le même temps.

9. Voyez Opérations de Dieu, no 24.

LX

26. L’esprit, ou pour mieux dire, tout l’homme rendu déiforme d’une ineffable manière, est si unique et si simple en sa perception qu’il ignore toutes les formes, images et figures scientifiques. Que si on ne les ignore pas parce qu’on les a apprises autrefois, elles sont si éloignées de l’appétit qui ne veut jamais savourer que l’éminente sapience dont il est pénétré, que ce qui ne lui était auparavant que science lui est désormais un vrai goût de sapience divine. Esprit du Carmel, chap. 8.

27. L’âme qui est parvenue à Dieu par la secrète et sensible onction du Saint-Esprit et qui se sent être par-dessus toutes choses créées, dont l’impression lui est si insipide que l’esprit se bouche à cela comme à ce qui est sous ses pieds, ou pour mieux dire, comme à ce qui n’est rien du tout, cette âme est élevée et tirée en Dieu d’une si simple et si vive manière qu’elle est déjà en quelque façon au-dessus des discours qui expriment les grandeurs et les perfections divines. Son présent état est d’élévation en une simple unité d’esprit. Ce qui fait en elle un repos et une quiétude en simple et nue contemplation de Dieu, lequel l’entendement regarde de son œil simple, vivement pénétré par ses fréquentes lumières et par ses divins attouchements. Cabinet mystique, Ière partie, chap. I.

28. Supposé que vous soyez passé et transfus en simplicité d’essence, en l’abîme de la charité, qui est l’Essence divine même, vous vous trouverez comme sans sentiment, tant de vous que de Dieu même, et sans pouvoir ni vouloir agir par simples aspirations qui supposent actions formées, ni même par regard simples et subtils qui supposent quelque pouvoir d’agir et par conséquent quelque désunion et entre-deux de simple et subtil moyen, dont on se sert pour se transformer davantage et plus parfaitement dans l’Essence même de l’Époux.

On commence déjà ici à voir Dieu simplement, sans formes et sans images, par-dessus le sens et les formes actives. Tout cela est anéanti avec la propre vie de l’âme, en ce fond vigoureux et suressentiel dans lequel elle est transfuse, et son appétit actif étant entièrement supprimé par la force de son simple amour, elle commence à jouir de l’Époux à pur et à plein en simple essence, par le moyen même de ses simples attouchements qui la dilatent et l’étendent tout autrement en simplicité que jamais elle n’avait senti. Là les simples délices sont si profondes, et simplifient tellement l’âme qui les ressent, qu’il lui semble être passée en l’étendue de l’essence de Dieu, qui est le fleuve d’où découlent ces mêmes délices. Là même, chap. 5.

29. Cela étant ainsi, l’âme jouit de son suprême Bien dans un très simple et tranquille regard et repos, qui ne sait plus ce que c’est que les profondeurs abyssales faites de Dieu en elle-même en très simple et très profonde nudité et étendue d’elle-même en Dieu. Là même.

30. Ces âmes ne sont touchées des choses que par dehors et non jamais dans leur fond. Et étant simples, comme elles sont toutes perdues et abîmées en Dieu, rien ne les peut atteindre ni toucher. De plus, telles âmes ne désirent point paraître ni sortir en évidence à elles-mêmes, si elles n’y sont mises et tirées sans elles et sans leur su, ou si ce n’est qu’elles jugeassent que cela fût pour leur très grande utilité ou nécessité. Comme par exemple il s’est passé un certain temps auquel le premier acte du simple fécond, je dis de la Très Sainte Trinité, se communiquant à elles en temps ordonné, leur versait ses vérités en l’entendement, auquel temps et durant lesquelles infusions, simplement divinement spéculées en contemplation simple, sous très simples formes, ces âmes pouvaient se sentir obligées de les tirer de ce simple fond pour leur future nécessité. Néanmoins ayant fait perte de tout cela, parce qu’elles se sont écoulées dans ce fond originaire, d’où elles avaient très fécondement flué, elles ne peuvent douter que cela n’ait été fait pour leur entière et totale consommation en ce même simple et vigoureux fond. Il y a une différence presque infinie entre le simplifié au-dehors et le simplifié au-dedans. La simplification du dehors procède toujours d’objets qui sont au-dehors. Au contraire, la vraie simplification du dedans procède toujours des objets intérieurs qui montrent évidemment son simple et intime objet en l’éminence de soi-même, conformément à ce que l’on est.

C’est là que le simple fond du simple créé est reçu par le simple unique incréé, aux embrassements et à la jouissance de l’unité simple et unique par-dessus toute fécondité, dedans laquelle toute l’âme vraiment flue fécondement de la simple unité et reflue en la même simple unité par-dessus toute fécondité, où elle est tout étendue, perdue, entièrement consommée au repos ineffable de son unique jouissance. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 9.

31. L’Esprit de Dieu dominant une âme l’éloigne autant de toutes multiplicités qu’il est simple et unique en lui-même. C’est assez que lorsque l’âme est totalement consommée en Dieu et de Dieu, par la force de ses divins attouchements, elle soit alors et non plus tôt propre pour les choses extérieures et capables d’aller, comme on dit, par le ciel et par la terre. De sorte que ceux-là se trompent beaucoup qui disent que c’est une marque certaine qu’on est bien intérieur quand on est suffisamment attentif à bien faire ses actions extérieures. Règles de conversation pour les personnes spirituelles, no 77.

32. Quant à l’amour simple et perdu, il est tout réduit, fondu, transfus en une simple force et nudité très abstraite et très pure de l’esprit, non seulement au plus haut de son essence, mais infiniment au-delà en Dieu même.

Cela se fait et se pratique ainsi fort diversement, sous diverses notions et manifestations, accompagnées pour l’ordinaire de très pénibles morts, qui suppriment jusqu’aux moelles du même esprit. Et dans ces agonies extrêmes, plus il fuit de soi-même, se perdant en Dieu, tant plus sa mort se trouve pénible, angoisseuse et insupportable. Mais c’est en ceci que l’amour se trouve fort (a) comme la mort. Heureux (b) sont ceux qui meurent de ce genre de mort en Dieu, car dès là même ils cessent et se reposent de toutes leurs propres œuvres et Dieu désormais agit et pâtit en eux comme il lui plaît. Lettre 19.

a. Cant. 8. v. 6. b. Apoc. 14. V. 13.

33. La simplicité est une haute et excellente vertu, et plus elle est véritablement en un sujet, tant plus est-il abstrait et perdu à tout ce qui est visible, sensible et réfléchi. Lettre 20.

34. Quand je lis vos écrits et les miens et que je vois ce qu’il faut que nous soyons pour ne contrarier aucunement Dieu, je suis totalement confus. Pour faire cela comme il faut, notre pureté devrait être angélique tant au-dedans qu’au-dehors : au-dedans, en demeurant simples, uniques, également tendus, sans la moindre effusion d’esprit que ce soit. Lettre 21.

35. À peine personne ne peut-il savoir quelle est la simplicité de l’esprit, sinon celui qui est totalement converti à Dieu en esprit et sans réflexion sur soi. C’est à lui seul que convient l’éminente simplicité en suprême abstraction plus morte que mourante. Le vrai simple n’a rien qui l’arrête au-dehors, et il est divinement prudent, plein de l’éminente science des saints. Lettre 27.

36. Ordonnez tout l’extérieur par des voies moins multipliées que vous pourrez, car le trop de préceptes et de maximes montre qu’on est empêché au-dehors, ignorant la douce, savoureuse et simple unité au-dedans. Réduisez-vous donc à peu de ces choses qui sont uniques, simples et essentielles, afin que vous puissiez goûter expérimentalement l’excellence des vrais exercices intérieurs en vraie simplicité d’intention. Tant de multiplicités au-dehors sont plutôt cherchées, spéculées et apprises des livres que simples et uniques, et nuisent au vrai recueillement des puissances en l’unité du cœur. Lettre 50.

37. Puisque nous sommes tous deux simples et petits, il faut que nous nous aimions et consolions l’un l’autre, tant de nos prières devant Dieu, que par lettres quelquefois. Lettre 60.

38 Disons encore en peu de mots que la simplicité est une inclination amoureuse en l’âme, élevée plus ou moins hautement et excellemment en Dieu, laquelle inclination l’appelle et l’attire efficacement en son fond qui la produit et tire en même temps toutes ses puissances, tant hautes que basses, pour être toutes recueillies et fondues en lui, en unité et uniformité d’esprit. De la simplicité, traité I, no 3.

39. Le second état de simplicité est encore plus tiré et perdu que le précédent. Car il ne veut pas même réfléchir sur les objets plus simples de l’esprit, pour y raisonner de propos délibéré, si la chose ne nous touche d’office, et l’âme n’en est non plus touchée que de ce qui n’est point.

Le troisième et dernier état de simplicité répond du tout à l’esprit. Il a et fait non seulement tout ce que je viens de dire, mais encore il tient son sujet mort par-dessus toute appréhension et connaissance, et il est stable et arrêté à tout endurer d’une très haute et très forte manière, ne sortant jamais de là, pour quoi que ce soit. Sur quoi j’avertis que tout amour simplifie en haut ou en bas degré, selon que l’attrait et l’amour ont été forts à tout unir, tout fondre et tout perdre en Dieu. Là même, no 4.

40. Les qualités donc essentielles de la simplicité sont 1. amour et charité en un temps; 2. charité simple en un autre; 3. lumière et science suffisante à leur état; 4. et prudence pour tout juger et ordonner au-dedans et au-dehors, tant pour eux que pour autrui. Quiconque en est là fait toujours reluire sa charité à tout le monde, au plaisir et contentement de tous.

Les effets de cette charité divine en ses sujets sont voir, sentir et agir simplement, uniquement, essentiellement et d’un seul regard. Elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout, et à tout le reste des divins effets portés au texte de l’Apôtre (I Co 13). Là même, no 8.

LXII

7. S’il se trouvait quelqu’un si fidèle à son devoir qu’il eut entièrement passé la région des mourants, en sorte que les profondes et continuelles morts lui eussent admirablement supprimé toute sa propre vie dans le feu de l’amour et dans la cuisante et consommante tribulation, tant d’esprit que de corps, ô Dieu qu’il serait excellent. Mais c’est chose si rare à trouver en ce siècle qu’à peine en connaît-on un seul. Il n’y personne qui se veuille cacher. Tout homme veut paraître, non ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas, et être estimé et réputé saint. Et ce que les hommes ont reçu de Dieu pour le pouvoir aimer tourne à leur confusion et à leur dommage éternel.

Sans doute le sentiment amoureux et même le goût éternel, si ravissant qu’il puisse être, n’est point le vrai amour. Les pécheurs (a) mêmes, que Dieu veut tirer à lui, en sont quelquefois si pleins qu’ils semblent en regorger, encore qu’ils soient en péché mortel. C’est en la souffrance, c’est en la croix volontaire, c’est en la pratique des vertus aux occasions, c’est en profonde humilité et dans le mépris et abjection de soi-même, c’est en l’éternelle pauvreté d’esprit en suprême degré, c’est enfin en l’amour nu que consiste le pur, parfait et essentiel amour et la vraie sainteté, telle qu’elle doit être exercée en cette vie à l’éternelle suite de Notre Seigneur mourant tout nu sur la croix pour notre amour.

a. Il parle de l’amour sensible qui émeut les sentiments, et non cet amour spirituel qui redonde du fond de l’âme sur les sens. Car cet amour est si pur qu’il est incompatible avec le péché. Il est d’un si grand prix que Dieu même est obligé de l’aimer. Il est si uniforme; qu’il consumerait en un moment toutes les dissemblances et contrariétés entre l’âme et Dieu. C’est cet amour qui produirait en un instant la contrition parfaite. C’est cet amour qui purge et consume toutes les imperfections de son sujet, afin de le transformer en soi. C’est cet amour qui est vie éternelle. Comment compatirait-il avec l’impureté et la mort? Cela est impossible. C’est donc de l’amour sensible qu’il parle, ou plutôt de la sensibilité qui produit l’amour. Car partout où est l’amour, le péché n’y peut être, parce qu’il ne peut venir dans un cœur qu’en bannissant le contraire. Cet amour sensible des pécheurs est d’abord purement naturel, mais lorsque cette sensibilité vient à remuer le cœur, et à produire un mouvement spirituel, alors il prépare le cœur à l’amour, qui n’est pas un instant disposé de la sorte, que Dieu qui, comme une rosée céleste, répand sans cesse sa charité sur tous les hommes, les trouvant disposés et préparés, fait entrer dans leur cœur un commencement de charité et de vrai amour.

Pour mieux expliquer, il faut dire que Dieu n’est pas un moment sans verser cet amour sur tous les hommes, car il est impossible que Dieu étant un être communicable de sa nature, il ne se communique pas incessamment à tous les sujets disposés à recevoir ses communications, comme la rosée tombe sur tous les sujets qui lui sont exposés. Mais comme l’homme est né libre, il se ferme, il se retire de cette divine rosée, il lui tourne le dos, il ajoute obstacle sur obstacle pour empêcher qu’elle ne le pénètre. Que fait le sentiment qui naît de quelque bonne chose? Il remue cet homme peu à peu, et lui ôtant ce qui l’empêche de se tourner, il les tourne ensuite du côté de celui qui répand et infuse sans cesse sa charité dans tous les cœurs. Sitôt que ce cœur est tourné et, comme la conque marine, il s’ouvre à la rosée, elle tombe d’abord sur l’âme. Et c’est les gouttes de cette rosée céleste plus ou moins abondante qui font le plus ou moins de charité. Plus le cœur est ouvert à Dieu, plus il reçoit de l’abondante plénitude de cette charité divine. Mais il faut savoir que cette même charité qui fait son propre chemin, nul ne le peut faire qu’elle-même : elle prépare notre cœur par sa plénitude à une plus grande plénitude, parce que le propre de l’amour est de dilater. Plus il dilate, plus il emplit, car il abhorre le vide. Quoiqu’il semble mettre l’âme en vide et en nudité, ce n’est que selon les sentiments. Il est vrai qu’il vide de tout ce qui n’est point Dieu, car comme la charité est Dieu, elle ne veut que lui seul, elle n’est compatible qu’avec lui seul, tout le reste lui fait ombrage. C’est pourquoi il met tout en œuvre pour purifier son sujet, pour le dilater, l’étendre, l’agrandir, afin de s’y répandre plus abondamment. Mais ô divine Charité, où trouvez-vous de ces cœurs qui se laissent purifier, étendre et dilater par votre opération? Qui étant infiniment aimable et bienfaisante, n’est dure qu’à cause de notre impureté. C’est encore beaucoup que vous trouviez quelques cœurs qui vous donnent entrée. Hélas, que vous êtes à l’étroit dans ces cœurs, que vous y êtes contrainte, que vous y êtes souvent contristée! O Amour! N’avez-vous pas la puissance d’un Dieu pour agir? faut-il que nous employions notre liberté qu’à vous résister? Que cette liberté nous est funeste, et qu’elle nous serait avantageuse si nous la sacrifions toute entière!

Je le dis encore une fois, s’il se trouvait quelqu’un qui ne fût autre chose en pratique que l’amour mourant, ce serait un Phénix entre les hommes. Peut-être y en-a-t-il mais croyez-moi qu’on ne les connaît plus. Tandis qu’un homme (b) ne s’excédera point, il s’affranchira toujours de la Croix, pour vivre à la satisfaction de ses sens. Plusieurs même que l’on croit excellents sont vaincus à ce point et se couvrent en cela de la volonté de Dieu. Chose qui ne se peut assez déplorer. N’être véritable que jusqu’à un certain terme, c’est ne rien faire. Il faut tout donner et toujours rendre la vie en cette agonie, sans espoir d’aucune allégeance et consolation. Et si les saints n’eussent ainsi éternellement agonisé, Dieu ne serait pas si glorieux en eux, ni eux en lui. Celui qui ne se rassasie jamais des souffrances et des angoisses, dans leur abondance et dans leur durée, est très saint et partant est très merveilleux entre les hommes, c’est ce que je n’ai encore guère connu entre les vivants. Il est vrai que c’est assez à un corps faible d’endurer ce qu’il peut, et le peu en ce sens, même le désir dans les saints, est réputé pour le tout. Mais il faut de nécessité que l’esprit soit infiniment fort pour n’être jamais ébranlé, ni touché des désordres et des calomnies dont les vrais Saints sont souvent persécutés à tort et sans cause, quoique ceux qui les traitent ainsi le fassent ignoramment et avec la meilleure intention, ce leur semble. Esprit du Carmel, chap. 6.

8. Ils ont encore assez à faire et à souffrir, tant de la part d’eux-mêmes que des créatures, et ils reçoivent et soutiennent en toute humilité, patience, force et joie d’esprit, autant qu’il leur est possible, tout ce qu’il leur arrive de fâcheux, non comme venant de la main des créatures, mais purement de la libérale main de Dieu et comme les effets de son amour infini. Là-même, chap. 9, § 18.

9. C’est pourquoi la fidélité de l’Épouse est parfaitement éprouvée, car se montrant généreuse et constante à souffrir l’absence de son Bien-aimé, elle pâtit extrêmement, ne cherchant, comme j’ai dit, consolation ni au-dehors ni au-dedans ni directement ni indirectement elle ne se console que de ses propres désolations, de ses et de ses gémissements plus amoureux, par lesquels elle exprime à son Époux comme elle peut ses regrets tristes, lamentables et angoisseux, si toutefois il lui reste quelque respir actif pour cela. Sinon elle se plaint encore plus douloureusement dans sa totale suspension dans ses souffrances, angoisses et langueurs mortelles, par le continuel regard de son esprit vers son Époux. L’Épouse, dis-je, souffre plus ainsi qu’on ne peut exprimer, étant en cette manière attentive et arrêtée au regard de son Époux, sans qu’elle y pense, pendant que l’action de ses puissances est totalement suspendue. Car encore qu’elle ait souvent expérimenté les rigueurs de l’absence de son Époux dans les précédents moyens et de grâce et d’amour, celui-ci toutefois est beaucoup plus pénible. Il lui semble ici qu’elle est toute nouvelle et sans expérience en matière de souffrance, à cause des effets rigoureux qu’elle ressent, tout autres que les précédents. Et elle ne sait, par manière de dire, si elle est morte ou vive, ni si elle est à elle ou à son Époux. L’unique consolation qu’elle a, c’est qu’aucune créature ne la peut consoler dans la perte qu’elle pense avoir faite. Esprit du Carmel, chap. 15.

10. C’est à cette perfection qu’il faut parvenir avec un ardent désir et y étant parvenu, il faut y demeurer pour conformer pleinement notre vie à celle de Notre Sauveur. Or pour faire cela comme il faut, rien n’est tant à désirer que la tranquille souffrance. Car en cela consiste la pleine félicité des amoureux esprits en cette présente vie, de souffrir cette amoureuse guerre, et la soutenir en pleine paix de cœur et d’esprit, et en très grandes délices. Ce qui toutefois ne sera pas plutôt, qu’on ne soit mort à toutes choses par dedans. Car pendant qu’on sent de la répugnance à quelque chose, c’est une marque que le cœur n’est pas entièrement plein de Dieu, ni l’esprit entièrement assujetti à sa Majesté. Il faut donc toujours mourir à ses répugnances, et si elles durent toute la vie, il faut les supporter allégrement et arrêter là. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 1.

LXIII

39. L’âme Épouse de Dieu étant arrivée à cette divine unité de son fond est dorénavant toute transformée en Dieu, non par nature, car cela ne se peut, mais par grâce et par effet d’abondance d’un amour vigoureux, lequel est généreusement actif en un temps, et nuement et simplement passif en un autre. Esprit du Carmel, chap. 14.

40. Cette âme si heureuse vit de la vie de Dieu et Dieu vit en elle comme en soi-même (s’il faut ainsi dire), sans aucune résistance de la créature, car elle est comme ce qui n’a jamais été, au moins si elle n’est menteuse, contrariant en quelque chose à son juste devoir, comme en effet elle pourrait bien vivre de plus près ou de plus loin à soi-même. Là même, chap. 22.

41. Voyez Consistance, no 39.

42. Voyez Foi nue, no 44.

43. C’est le feu divin et ineffablement délicieux, coulé en la terre de l’homme, je veux dire en son esprit, auquel toute l’âme étant convertie, on doit croire que tout l’homme est très divin, autant qu’il est possible selon le présent état. En effet sa déiformité est si excellente que les Anges mêmes s’en étonnent, à cause de ce qui est intervenu en ceci de la part de l’homme qui est la très libre application de son franc-arbitre, pour aimer Dieu son divin objet infatigablement et à perte d’haleine, vers lequel l’amour la fait courir et quelquefois voler. Et enfin il atteint son Objet à force de courir après lui, tantôt à l’odeur de ses parfums, tantôt et beaucoup plus souvent en morts et destitutions de sa présence sensible, et est parvenu à l’union inséparable avec lui.

L’âme lui est déjà si étroitement et si inséparablement unie, qu’elle a quelque sorte de communion à toutes les perfections, en toute sa déité. Car elle est pleine de Dieu selon la capacité présente de son vaisseau qui n’en peut davantage contenir en son présent état. La déiformité est déjà si grande et si haute en la créature que Dieu se complaît déjà grandement en elle en la jouissance de sa beauté. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 3.

44. Il faut savoir que la créature en cet état est encore fort éloignée de sa consommation tandis qu’elle est capable de recevoir quelque chose en la lumière divine, soit pour la simple spéculation, soit pour le goût, soit pour l’extase, qui sont choses toutes différentes. Car sa consommation ne doit et ne peut-être que la fin et le succès de tous ces moyens mystiques; De sorte que si le sujet a été trouvé fort, tout cet ordre de mysticité moyenne a eu son succès par une abondance d’effets si prodigieux, si mystiques et si laborieux que le seul souvenir en est très plaisant au vrai et perdu mystique. Mais ce qui reste de ceci à l’âme, perdue en Dieu son Objet, est toute autre chose, et c’est ce qui la ravit imperceptiblement, et en quoi s’accroît et s’augmente de plus en plus sa très simple et ineffable jouissance. Bonheur qu’elle possède en son repos ineffable, très simple et très unique, qui lui fait expérimenter qu’on ne peut (a) aller ni passer outre. Là même, chap. 4.

a. Tout étant achevé de la part de la créature et non de celle de Dieu.

45. Dieu se délecte souverainement à inonder toute l’âme de ses délices, pour l’unir à soi tout autrement que jamais, en union d’unité. En quoi l’on peut dire que l’âme est Dieu en Dieu même, non par nature, mais en amour et par amour. D’autant qu’elle a et possède ce qu’il possède, d’une tout autre amplitude, largeur et profondeur, qu’elle ne se faisait aux unions simples et profondes de son action précédente. Car celle-ci est union au-delà de l’union, en l’unité suressentielle de soi-même, comme on pourrait dire, que l’unité de l’âme et du corps fait un même de deux parties, unies et conjointes d’un lien et d’un amour inséparable. Je crois que j’exprime naïvement par cette similitude autant qu’il est possible, cette déification profonde et suressentielle de l’âme, déjà acquise en ce premier degré dans lequel elle est si pleinement regorgeante des délicieuses et efficaces actions de Dieu, tant dehors que dedans, qu’elle ne paraît ni ne sent autre chose que cela en cela même. De là vient que sans son su et sans son action, elle (a) s’enfonce et s’abîme de plus en plus dedans ce fond abyssal. —

a. Par le poids de l’amour.

En ce degré et en cette divine voie, l’âme jouit, contemple et repose, en profondeur de délices, soit en profondeur de simples vues qui est un degré beaucoup au-delà du premier et de plusieurs autres qui sont entre l’un et l’autre, pour faire arriver l’âme au dernier et suprême point de consommation. Dès ici, dis-je, et pour jamais elle est en fruition de tout cela, dans la jouissance objective de son unique Objet, sans temps, sans éternité, sans admiration. Et possédant ainsi son bien objectif en la suprême plénitude suressentielle de lui-même, elle se va plongeant et dilatant là-dedans, ni plus ni moins qu’une petite goutte d’eau jetée dans la mer se perd et s’anéantit à elle-même, s’incorporant à ce corps élémentaire, où elle est conservée, toute perdue à soi-même pour jamais, et sans jamais en pouvoir sortir telle, ou comme elle était en distinction. Je ne veux pas dire qu’ici, ni même en la suprême consommation de l’esprit parvenu au dernier point et degré des profondeurs consommées, l’essence créée de l’âme ne lui demeure pour simplement subsister et agir en ses fonctions ordinaires. Mais elle est perdue à son appétit sensitif et actif, par lequel elle désirait suprêmement et impatiemment retourner à son souverain et éternel principe et son bien unique et objectif, pour n’en ressortir jamais vive. J’entends sans avoir jamais envie d’en sortir pour retourner à son appétit actif. Elle saint très bien qu’il y a une infinie distance entre le désir et la commune possession qui consiste dans les plus profondes unions, et la très parfaite et entière possession du bien objectif possédé en lui-même, en la réplétion du simple surpassif où l’âme étant arrivée, opère d’une manière inconcevable, non par elle-même, mais par la très simple action de Dieu qui l’agit, la tire, la ravit hors d’elle-même et de tout le créé, en l’abîme incréé, de profondeur en profondeur, et de plénitude en plénitude. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 5.

46. Cet état n’est autre chose que la très simple transfusion de tout le créé en l’incréé, lequel créé se dilatant par succession de temps là-dedans de plus en plus, jusqu’au dernier point de consommation, se trouve entièrement perdu pour jamais en ces abîmes de profondeur. Alors il se trouve simple, unique; je dis qu’il se sent et se voit d’une très simple vue, simple dans la très simple unité dans l’Essence divine.

Là étant arrêté et établi, il est fait identité de son même fond vigoureux, simple et originaire, et cela se fait et se contient en l’éminence d’une double fécondité, faite unique en unité du simple fond vigoureux. Car le simple fond du simple créé se dilate et se perd en même temps totalement au-dedans de l’abîme de son fond originaire qui est Dieu, allant à cet effet et s’enfonçant là-dedans comme d’abîme en abîme, jusqu’à ce qu’il soit arrivé, comme nous avons dit, au dernier point de mêmeté et d’identité possible, sauf la distinction et la différence qui demeure toujours entre l’être incréé et le créé. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 9.

47. Il n’est plus possible à l’âme ainsi consommée de se divertir de cette très simple fruition par intention et volonté, d’autant que ses forces sont entièrement consommées, pour n’avoir jamais d’appétits contraires. Je dis de volonté et d’intention, parce que la vie dont on vit ici est éternelle, simple et suressentielle, en repos et fruition de l’Essence divine. Car l’âme dans sa consommation est totalement recoulée et perdue en cette divine Essence avec tous les bienheureux esprits qui s’y sont amoureusement perdus par leurs amoureux, perpétuels et très vigoureux plongements. En laquelle s’étant totalement surpassés, et rien ne se trouvant plus d’eux, cette union intime fait qu’il n’y a plus qu’une infiniment simple, amoureuse et aimable essence et substance, de laquelle et en laquelle ils vivent tous de pareille vie et plaisir d’elle-même.

Au reste tout ce qui vit éternellement au Père vit de même éternellement au Fils, et tout ce qui vit au Fils et au Père, vit pareillement au Saint-Esprit qui embrasse et ravit à soi et en soi toute la fécondité, et (a) nous avec elle, en toute l’étendue de cette suressentielle Essence dont les Personnes sortent incessamment à leur béatifique action, et nous avec elles, en rentrant incessamment avec nous en leur repos ineffable. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 10, § 6.

a. Participer au commerce de la Très Sainte Trinité.

48. Je ne veux plus que vos Épouses s’emploient à vous annoncer que je languis de votre amour, car nous nous possédons l’un l’autre en notre commune jouissance. Nous nous embrassons très étroitement et mutuellement en l’étendue infinie de vous-même, où je suis, non tellement quellement amoureuse, mais je suis passée au même amour que vous êtes pour vous-même. L’Épouse qui a fait cette expérience sait si les traits et les attraits de votre ravissante beauté et les délices dans lesquelles vos Épouses sont toutes fondues de joie et d’amour, en vos divins et uniques embrassements, se peuvent exprimer par paroles si profondes et si essentielles qu’elles puissent être. Car la vue charmante de son objet que vous êtes, ravissant en soi-même son sujet, je veux dire son Épouse que je suis, dès ce même moment, il lui ôte les paroles, et les lui ravit en la force impulsive de son contentement qui surpasse tout sentiment. Il lui ôte, dis-je, le désir et la parole en sorte qu’elle ne veut, qu’elle n’ose, et même qu’elle ne peut rien exprimer de ceci. Soliloque VI, chap. 1.

49. Quand nous sommes parvenus à notre centre qui est Dieu, transfus et perdus en lui par l’entière transformation de notre volonté en la sienne, nous jouissons dès ici-bas de la plénitude des Saints, même au plus fort de nos batailles et de nos croix. Cela est si merveilleux que Dieu prend un singulier plaisir à nous polir de plus en plus par toutes sortes d’exercices. Abrégé de sa vie, IIe partie, chap. 3, no 94.

LXIV

12. Tout ce temps-là, le diable est contraint de roder au loin, sans pouvoir aucunement approcher, car s’il voulait approcher de nous de la distance même de notre regard, il serait foudroyé par notre même regard. Cabinet mystique, IIe partie, chap. I, no 3.

LXV

19. Le fond n’est point pénétré d’amour qu’il n’ait surpassé totalement les vertus en telle sorte qu’elles soient toutes ses servantes, pour en faire à son bon plaisir et à sa discrétion.

Le pur amour ne convient qu’aux souverainement parfaits, et personne ne le saurait incessamment exercer en pureté et vérité d’esprit, s’il n’est souverainement vertueux. Enfin ce sont les vertus qui aboutissent immédiatement à l’amour comme à leur fin, après quoi elles ne sont plus qu’une même chose avec lui. Bref, l’amour se conserve par les vertus qu’il a transformées en soi. Esprit du Carmel, chap. 5.

20. Voyez Opérations propres, no 30.

21. Ceux qui n’ont que la vertu pour principe, sujet et matière d’exercice, à peine tout ce qui s’en peut écrire leur suffira-t-il, et ils ne passeront jamais au-delà parce qu’ils trouvent cela beau, excellent et meilleur que toute autre chose. C’est pourquoi ils ne sauront jamais les vrais exercices par la pratique desquels on devient esprit, en se perdant toujours de plus en plus à soi-même, abhorrant son propre repos sensible, que les communs spirituels prennent en toutes choses. Esprit du Carmel, chap. 14.

22. Cette voie, aussi bien que l’autre, requiert également la pratique de toutes les vertus. C’est pourquoi les mystiques disent bien à propos qu’en cette voie l’aspiration comme telle et les vertus sont le corps, et l’amour unitif très vif et très fort en est l’esprit. Cet amour devient discret à mesure qu’il est fait divin, pour pouvoir soutenir toutes les opérations de son divin feu en elle, sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au-dehors, encore qu’il soit vrai qu’elle soit parfaitement navrée au-dedans d’elle-même. Là même, chap. 22.

23. Au reste, il ne faut pas penser d’entrer en cet état si on n’est premièrement résolu à l’exercice et à l’acquisition des vertus, et de consumer chair et sang en éternel holocauste d’amour : cette œuvre demande tout l’homme. Que si on se sent imparfait dans la circonférence des vertus, qu’on ne présume pas d’entrer ici. Là même, chap. 23.

24. Voyez Mystères, no 4.

LXVI

73. C’est déjà ici que les noces amoureuses se célèbrent, au mutuel plaisir de Dieu et de l’âme divinement pénétrée des traits et attraits vifs, enflammés et délicieux de son cher Époux. Et c’est ce qu’ils expriment tous deux en leur étroite et divine union, sous d’innombrables similitudes. Dans cet amour réciproque, l’âme brûle de plus en plus de manifester, s’il lui était permis, à tout le monde la grandeur et la beauté essentielle de son très cher Époux. Et elle voit qu’on ne le peut dignement louer, sinon d’une distance infinie de ses infinis mérites. Se voyant pénétrée en fonds d’amour, de lumière et de notices des excellences de cet Objet infini, elle ne peut assez s’étonner de voir l’ingratitude des hommes qui louent si peu, et même déshonorent une si haute, si grande et si aimable Majesté.

L’âme en cet état ne peut plus se défier de la fidélité de son cher Époux, se voyant tirée de la masse de perdition, et choisie entre plusieurs milliers de personnes, pour connaître son infinie beauté, pour en jouir et pour l’aimer d’un amour parfait. C’est pourquoi elle sent toujours un très doux effort d’amour qui la ravit et la pousse à réciproquer éternellement son amour à sa Majesté, comme elle y est toute résolue. Elle ne peut faire moins, étant si élevée en lui, et si pénétrée de lui, dont l’action vive et le feu ardent l’agitent, l’occupent selon diverses voies et manières, en unité et simplicité mystique, qui tient toutes ses puissances recueillies et fondues en un et où tout l’homme est déjà esprit, pour le moins en unité de cœur. Esprit du Carmel, chap. 23.

74. C’est cette fruition qui pénétrant toujours de plus en plus l’immense total, s’augmente et s’accroît par subtilité et simplicité de repos, lequel semble être et e moyen et l’effet de la dite fruition en divers sens et manières. Celui qui est ici (a) placé et arrêté m’entend bien. Tout ce qui se peut dire de toute cette fruition, c’est ce mot repos ineffable. Mais l’objet infini qui est la cause de tout ce bonheur demeure non exprimée en notre très large et très étendue fruition, laquelle n’a que le simple et l’ineffable pour notre sortie. Ceci, dis-je, n’exprime rien du tout, ni de soi, ni de notre fruition aperçue toujours de mieux en mieux et de plus en plus, car plus nous sommes éloignés de nous sentir de si loin que ce soit, plus aussi cela est au suréminent ordre et en la suréminente nature de notre divin objet. Si bien qu’en cela même nous semblons ne différer nullement de notre surcomblée béatitude et félicité. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 4.

a. Notez Placé et arrêté : qui marque un état stable.

75. Je dis donc que ces âmes sont toutes perdues en l’unité jouissante qui en tant qu’unité n’opère point, mais est oiseuse. De cette unité les personnes de la Trinité sortant chacune à sa propre action se rend heureuse infiniment par un seul acte perpétuel qui est au-delà de toute compréhension et intelligence créée. Là, il n’y a ni temps ni éternité, mais infiniment au-delà cette Essence suressentielle réside et demeure ne soi et par soi, se comprenant toute totalement en sa suprême plénitude.

C’est en cette plénitude et étendue que les âmes dont nous parlons sont transformées en Dieu et très largement étendues au-delà de toutes bornes et limites créées et créables. Elles sont, dis-je, Dieu même en un sens véritable, soit en ténèbres, soit en lumière, soit en passion, soit en surpassion, soit ne ignorance, soit par-dessus l’ignorance. Et nous expérimentons que cela est ainsi par les perceptions sans connaissance et même par-dessus cela, ce qui nous porte bien loin au-delà de toutes connaissances.

Ce que j’ai déjà dit est vrai, que chacune des trois personnes connaît et comprend cette Essence infinie, au-delà de toute personnalité. Non que la compréhension actuelle des personnes distinctes soit au-dessous du vaste infiniment surétendu de leur commune essence. Mais je parle ainsi à cause de l’étroite connexion qui les lie, entrelace et unit en cette leur plus qu’essentielle unité, en laquelle les divines personnes jouissent de leur pleine et entière félicité, en repos et oisiveté, au-delà de toute personnalité distincte. Or cela fait ainsi en nous en toute manière exprimée ci-dessus.

On peut encore dire à notre égard que comme nous connaissons sans connaître et percevons sans percevoir, ainsi en ce même état nous expirons sans expirer, mourons sans mourir, et vivons sans vivre. Que nous sommes transformés en Dieu et sommes lui-même, au-delà de tout ce qui s’en peut dire ou concevoir, vu que Dieu est infiniment au-delà de tout ce qui se peut nommer, que dans cette sienne infiniment suressentielle unité, il jouit sans éternité et sans temps de tout soi, en soi, et par soi. Qu’encore que nous soyons lui-même, nous différons pourtant infiniment de cette suressentielle, d’autant qu’elle n’est et n’a rien de créé ni de créable pour sa propre félicité surinfiniment étendue.

Cependant nous sommes divinement transformés en elle au-delà de toute raison et conception, notre être créé nous demeurant toujours, car croire autrement ce serait une chose étrange et du tout absurde. Là, dus-je, bien loin au-delà de toute fruition aperçue, nous sommes ce que Dieu est, nous avons ce qu’il a, nous possédons ce qu’il possède, et cela en notre amour activement actif et continuellement enduré. Bref nous sommes lui-même en nous-mêmes et pourtant sans nous — mêmes. Car comment serait-il possible que cette infiniment noble et divine substance put très hautement béatifier tan de très excellente substances créées, par la force active d’une plus qu’admirable bonté et amour, si en lui-même il n’était infiniment au-delà de toute béatitude et félicité qu’il puisse communiquer en sa très haute, très étroite et très parfaite union à toute excellence d’être créé et créable?

Il n’y a donc (a) que lui en lui, il n’y a que son être essentiel en sa suressentialité et il n’y aura et il n’y eut jamais aucun être créable, qui, nonobstant toute la jouissance compréhensive qu’il ait de lui, en lui et par lui, lui puisse être uni et conjoint, sinon d’une infinie distance. Cabinet mystique, Ière partie, chap. 8.

a. toutes les créatures en Dieu sont comme quelques grains de sable dans la mer, et c’est cette différence infinie du Tout au rien qui fait la félicité du pur amour.

76. En cet état, l’âme se trouve toute autre qu’elle-même, toute totalement anticipée de chacune des personnes distinctes, qui comme nous avons dit, sortent à leur propre action béatifique, sans sortir de leur commun repos et jouissance possédée, et de cette leur et notre commune unité suressentielle. Toutefois leur repos personnel excède le nôtre d’autant plus et d’une infinie distance que leur nature, leur personnalité et leur substance divine excèdent la créaturalié et capacité de nos âmes, tant active que suractive, tant passive que surpassive, lesquelles néanmoins, parce qu’elles sont là consommées par une entière consommation de tout elles-mêmes, sont transformées en Dieu, bien au-delà de tout ce que les hommes peuvent concevoir par ce nom.

Voilà à mon avis, en quoi la déiforme déification de la créature qui a excédé toute créaturalité est différente de la totale Déité, infiniment abstraite de tout ce qui est créé, non créé ou créable, si suressentiellement suressentiel et suréminemment éminent qu’il puisse être, se connaissant et se comprenant toute elle-même en soi, par soi et pour soi.

Ce que je dirai encore des âmes déifiées par transformation, en toutes les manières exprimées ci-dessus, c’est que ce qui leur semble à présent procéder de leur vie propre, de leur propre action et de leur passion, n’est que Dieu (a) qui vit, agit et pâtit en elles, dans l’essence duquel étant entièrement consommées, perdues et totalement transformées, elles sont Dieu même au-dessus de toute nominalité de Dieu, comme nous avons dit. De sorte qu’on peut dire et l’on doit croire que ce que l’on désire et demande de telles âmes est au même instant sans instant, fait et ordonné, non tant par elles que divinement et de Dieu même, soit en action ou suraction, soit en passion ou surpassion, soit en perception ou imperception, (b) en l’ignorance ou pardessus l’ignorance. La même, chap. 8.

a. Voyez la seconde partie du Traité des Torrents. Voyez aussi Explications sur le Cant. 7.v.10, 11. Sur St Math. 15. v. 15,16. Sur St Luc 2. V; 22, 24, etc.

b. C’est-à-dire quoique ce qui est accordé soit ignoré des personnes à qui il est accordé.

77. Tous les états qui précèdent celui-ci, en quelque voie que ce soit, sont déduits chez les Mystiques. Mais celui-ci comprend tous d’une assez divine manière par laquelle on se voit et on se sent fondu et réduit en un très petit point qui est le centre unique d’où sont tirées toutes les lignes qui se peuvent concevoir. Ce qui tombe sous les sentiments et sous la simple et spécifique perception, semble plutôt montrer ce qui est créé en une excellente manière que l’incréé où nous sommes arrêtés, lequel nous tient purement attachés par-dessus tout amour, en nudité et simplicité unique et du tout suressentielle, par-dessus tous les effets susdits du feu divin qui embrasait et consommait toute l’âme en soi au temps de son action. De sorte que l’âme étant ici arrivée ne trouve rien que dire, ni que penser, non pas même pour exprimer ce qu’elle a vu ou senti dans les états précédents et encore moins en celui-ci. La même, chap. 10, §7.

78. En ce véritable amour, l’âme est tellement une seule chose avec son Bien-Aimé qu’elle n’a comme plus d’ordre, d’égard, ni de réflexion sur la diversité des temps, son amour unique lui étant toujours un en toutes choses et en lui-même, attendu qu’amour est tout le plaisir, tout le feu, toute la joie, gloire, félicité, réplétion, sainteté, essence et totalité de son infini Objet.

Celui donc qui (a) perdu en amour vit très heureusement en l’image de Jésus-Christ et en sa vie très amoureuse, intérieure, divine, glorieuse et très unique, laquelle est très occulte à plusieurs et très connue à plusieurs. Un tel amour est très amoureusement et entièrement perdu en l’abîme de cette vie très divine et vivifiante de notre cher Sauveur et Époux, vrai Dieu et vrai homme, fait homme pour l’amour des hommes et pour l’attraction très forte et très rapide de ses intimes amis à soi, afin qu’ils ne soient plus jamais séparés de lui, mais qu’en toute éternité ils soient une seule chose en tout lui-même, no par nature, mais par grâce. Miroir et flammes d’amour, chap. 7.

a. Perte en Jésus-Christ dans l’état transformé. Jésus-Christ après avoir perdu et caché l’âme avec lui en Dieu, la fait sortir avec lui revêtue de lui-même, et vivante de sa vie dans tous ses états, ou dans quelques-uns seulement selon sa sainte volonté.

79. Qui est-ce, ô mon Époux, qui exprimera le mutuel amour et les mutuelles délices que nous possédons nous deux en notre commune union et repos? On semble dire merveilles de l’amour, mais on n’approche pas point de paroles ni de similitudes qui expriment cela en la manière que je l’expérimente en vous et pour vous! Mais, ô mon Amour! Rien à moi et pour moi, tout à vous et pour vous, qui comme vous êtes tout, faites tout en moi, non pour moi, mais en vous et pour vous, et qui en cela même avez fait que je suis devenue, non tellement quellement, mais éperdument et passionnément amoureuse de vous et ensuite de cela je suis devenue amour même de l’amour en amour. Soliloque 3.

80. Puis-je donc exprimer autre chose de l’unique union qui est entre vous et moi, sinon que vous êtes tout simple en ma propre chair? N’est-ce pas tout dire? Oui, puisque c’est tout être. Et je m’étonne beaucoup de voir la hardiesse qu’ont prise quelques-unes de vos particulières Épouses, de découvrir aux hommes les abîmes de ce sujet. Car on voit manifestement que de parler de ceci si hautement qu’on le puisse faire, ou si peu qu’on le fasse, c’est plutôt diminuer la gloire et la profondeur de notre simple, unique, intime et réciproque union en tout nous, que d’en dire quelque chose. Au contraire, le silence sur ce point ferait tout mon plaisir et tout mon déduit, car je sais que par ce moyen, j’en découvrirais plus aisément le mystère, en l’ineffable de nous deux, en notre union commune et réciproque et qu’ainsi faisant je vous honorerais ce me semble à l’infini. Que dis-je? Pardonnez-moi, ô, mon Époux! Je veux dire que demeurant dans le silence, je vous verrai et vous posséderai ineffablement. Mais que dis-je encore, ô mon cher Époux? Il semble que je ne fais ce que je dis ni ce que je fais. Nous nous possédons ainsi l’un l’autre, vous en moi et pour moi, et moi en vous et pour vous. Soliloque 6, chap. 1.

LXVII

37. La meilleure vie spirituelle que les hommes puissent pratiquer est de se perdre en esprit par une actuelle, éternelle et totale résignation à la volonté et au bon plaisir de Dieu. C’est pourquoi il n’y a point de doute que ce ne soit votre meilleur de franchir toute difficulté et toute crainte même raisonnable et de passer aux œuvres que Dieu désire maintenant de vous. En toutes ces occasions d’abandon à l’ordre et au désir de dieu, il y a un très grand gain à faire, et comme vous savez combien il importe de laisser Dieu pour Dieu, plus les œuvres auxquelles on vous applique se trouveront pénibles et laborieuses, et même contraires à votre solitude intérieure, plus aussi cela vous approfondira et vous perdra excellemment en Dieu. Car c’est en son amour que nous agissons et désirons tout faire, selon l’ordre de sa plus parfaite volonté, en sorte que par une totale conformité, nous nous transformons d’une excellente manière en lui, selon l’amour ardent duquel nous l’aimons en vérité. Lettre 51.






ETUDES & SOURCES





La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples

Multiples réformes.

Le Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire121. En France, à la sortie des guerres de religion, la plupart des couvents ont besoin d’être réformés. Deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.

La première, féminine, sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant, mise en place sous l’impulsion de Madame Acarie (la future Marie de l’Incarnation), est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint Barthélémy (la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages) et d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Le bref séjour de ces mères espagnoles sera fructueux : l’intériorité reconquise par la réforme espagnole sera transmise en France en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse profondément intérieure de novices qui assurèrent par la suite de nombreuses fondations.

La seconde, masculine, simultanée, naît en Bretagne, où Philippe Thibault, que nous avons rencontré comme visiteur auprès du chartreux Beaucousin, réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend, mais ne se sépare pas de l’ancien Carmel malgré des tensions à Angers, Ploërmel, etc. D’origine française, cette seconde réforme est indépendante, même si une influence des déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques122. Nous commencerons par elle.

C’est Philippe Thibault qui fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce très grand mystique forme les novices qui continueront son œuvre, toute intérieure, dans certains couvents carmes. Il apparaît ainsi comme le symétrique masculin de Madeleine de Saint-Joseph chez les femmes.

Puis on oubliera ce maître spirituel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dès les années 1640, naît une méfiance qui provoquera le « crépuscule des mystiques » à la fin du dix-septième siècle : on soupçonne par exemple son disciple Maur de l’Enfant-Jésus, qui dirigea un temps la jeune Madame Guyon, d’être quiétiste. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des « grands carmes » ; enfin ces derniers disparaissent de France à la fin du dix-huitième siècle.

Par chance, de très nombreux manuscrits ont survécu. La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson123, puis d’éditions critiques partielles commentées de l’important corpus de « dictées » à ses disciples et/ou de leurs éditions d’époque124. Ce que Jean a dicté n’est pas d’une lecture facile, mais « le plus profond des mystiques français125 » mérite l’effort requis.

La vie d’un frère convers aveugle.

Jean du Moulin, fils d’un contrôleur des tailles, fut baptisé le 30 décembre 1571. Une intervention malheureuse causa sa cécité, suite à une variole contractée à l’âge de trois ans. Aussi « on lui fit apprendre la musique et le jeu des instruments en perfection, spécialement celui de l’orgue, qu’il touchait fort adroitement dès l’âge de douze ans. Il fit quelques années cet office en l’église de saint Dominique de Sens et était toujours appelé aux concerts de musique qui se faisaient aux solennités extraordinaires »126

Quittant Sens pour Paris, en 1593 ou 1594, il alla demeu­rer chez son frère marié Jean‑Baptiste pendant quatre ou cinq ans, près de Saint Eustache. Mais après la mort de ses proches vint la misère : « Le serviteur de Dieu demeurait cependant dans une église toujours à genoux, et en oraison devant le très Saint Sacrement de l’autel, et souffrait beaucoup de faim, de soif et autres incommodités127 ». On dispose d’une abondance de faits très vivants illustrant la dureté de la vie de l’infirme128.

L’église de Saint Eustache était attachée au grand couvent des carmes de la place Maubert : à la fête de sainte Agnès en 1604, Jean demanda la permission au jeune frère Mathieu Pinault « de tou­cher l’orgue » à la grand-messe. Cette rencontre fut le début d’une amitié profonde et durable.

Depuis je le conviais de venir à l’orgue avec moi toutes les fois que je jouais de l’orgue. En devisant avec moi il me demandait si j’avais des livres spirituels, et lui ayant dit qu’entre autres j’avais les œuvres de Nervèze, il me persuada de les quitter et m’en rendit d’autres comme Arias, Grenade129, et me pria de lui donner quelque temps pour lui lire des livres qu’il m’apportait comme les divines Institutions de Thaulere, la Théologie mystique de Harphius, Rubroche [Ruusbroec], la Perle évangélique, le Jardin spirituel des contemplatifs de Mr. Deschamps130.

On voit dans ce choix des plus grands textes du Nord les affinités spirituelles de Jean : il les comprenait de l’intérieur, ils exprimaient sa propre expérience. Sa profonde intériorité rayonnant sur son entourage, la lecture journalière devint très vite une rencontre de prière et d’oraison, et un cercle spirituel bouillonnant se constitua au couvent de la place Maubert. Jean et ses amis voulant ramener les carmes à la mystique, cette impulsion déclencha la réforme au mépris de certaines résistances :

[Jean] exhorta lors pareillement le père Philippe Thibault religieux de la même province à se mettre de la partie [en vue d’établir la réforme]; l’assurant qu’il y pouvait beaucoup […] Il lui dit ces paroles avec tant d’énergie et d’efficace, qu’elles frappèrent au cœur du père Thibault comme un coup de foudre, et y demeurèrent désormais très profondément gravées, comme il a depuis souvent avisé au père Mathieu [Pinault]131.

Finalement, en 1606, alors que Jean parlait avec Mathieu Pinault des desseins de celui‑ci, il lui dit au dépourvu : « Dieu m’appelle efficacement pour être religieux en votre convent de Dol. » 132

Jean de Saint‑Samson commença par faire profession le 26 juin 1607. Philippe Thibault et Mathieu Pinault, les deux réformateurs, dès leur arrivée définitive à Rennes en novembre 1608, essayèrent d’obtenir du Père Provincial le transfert du frère Jean à leur couvent, mais il leur fallut attendre quatre années, la communauté de Dol s’y opposant. « Les supérieurs de Rennes133 s’efforcèrent d’inventer de rudes épreuves pour mesurer la trempe de son âme et découvrir le fond de son cœur » : devant tenir compte de démêlés avec le général Sylvius et le provincial Le Roy, Thibault avait été obligé d’imposer la méditation méthodique telle qu’il l’avait pratiquée chez les jésuites et les chartreux. Finalement, Jean fut accepté malgré ses trente-cinq ans et sa cécité, mais dans la situation la plus humble de frère lai.

La vie était rude et Jean souvent malade. Le bâtiment était fort misérable et délabré, il n’y avait pas d’infirmerie, les cloisons des cellules du dortoir n’étaient faites que « d’ais fort mal assemblez, où les vents entraient de toutes parts. »

Jean aimait la solitude et le recueillement de la prière : « dans l’hiver on l’a vu souvent à l’abri de quelque muraille, et aux rayons du Soleil, trembler sa fièvre assis sur un buis du jardin. » Il avait appris une prière pour guérir les fiévreux, ce qui suscita une enquête de l’évêque de Dol : celui-ci en sortit tout acquis à la cause du frère et le fréquenta régulièrement jusqu’à la fin de sa vie134. Le disciple Donatien témoignera d’un événement qui révèle en effet la pleine grandeur de Jean :

« La ville de Dol et le couvent des Carmes furent atteints de la peste. Un carme mourut en peu de jours et un novice fut atteint par la contagion. Pris de panique, la communauté entière et le prieur s’enfuirent hors du couvent. Le soin du malade fut confié au jeune frère Olivier et à un séculier. Jean de Saint­-Samson s’était déterminé à tenir ferme et à s’engager pour si peu que cela lui serait possible. Malgré son infirmité et son peu d’expérience, il se mit à leur service pour soigner le malade. Un jour, celui‑ci fut atteint d’un accès de folie furieuse et voulut se précipiter par la fenêtre du dortoir. Alerté par un pressentiment, ou par une lumière divine selon l’interprétation du Père Dona­tien, Jean “sort à même temps de sa chambre, va directement vers ce frénétique au lieu du précipice, le saisit, et l’empêche de se jeter. Le tenant, il appelle les deux autres, qui pour la crainte du mal s’écartaient au bas du jardin, fit remettre ce pauvre malade en son lit, et demeura toujours auprès de lui, sans aucune appréhension de la maladie, priant Dieu qu’il lui rendît son bon sens, afin de pouvoir mourir dans les dispositions de sa grâce. Notre Seigneur octroya l’un et l’autre à ses prières. Car au même instant l’usage de la raison lui revint...” Jean de Saint-Samson finit par contracter lui‑même la maladie à laquelle il s’était exposé volontairement pour l’amour de ses frères malades et agonisants. Les conséquences en demeurèrent limitées, quoiqu’il ait été transféré pendant quelque temps “au champ saint Jammes, lieu destiné pour la retraite et pour le défairement des pestiférés.” Jean y continuait sans relâche ses œuvres charitables. Ces expériences péni­bles face à un mal impitoyable, à la défaillance totale de la médecine et à la peur obsédante de la contagion, l’amenèrent à un dépouillement entier de son intérêt propre et à une disponibilité sans réserve.135 »

L’influence de Jean fut capitale : bien que frère lai, il fut considéré comme le maître spirituel auquel se référaient tous les moines qui avaient soif de passer au-delà des exercices de méditation discursive :

« ... Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique [...] Philippe l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. [...] Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes [...] Mathieu Pinault, le maître des novices [...] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite.136 » 

Il portait sûrement les moines dans sa prière. Mais surtout on venait le voir pour profiter d’une présence divine en lui qui enflammait les visiteurs d’amour et de ferveur. Uni au divin, étant depuis longtemps bien au-delà de la méditation discursive des débutants, il essayait de les entraîner vers un contact direct avec Dieu par l’appel de l’oraison aspirative où le mystique s’élance amoureusement vers Dieu de tout son être en oubliant tout137 :

C’est en ce continuel et affectif entretien avec Dieu que consiste principalement l’esprit de notre saint Ordre, suivant ce qui nous est commandé en notre règle : de méditer jour et nuit en la loi du Seigneur. D’autant que ce mot de méditer ne veut pas dire que nous soyons continuellement occupés à considérer et à approfondir les choses de Dieu; car cela est impossible à l’infirmité de l’esprit humain; mais il le faut entendre de l’affection du cœur, et de l’ardeur de la volonté, laquelle non seulement ne se fatigue pas et ne se lasse jamais d’aimer, comme l’esprit se lasse de spéculer, mais au contraire, tant plus elle aime, et plus elle a d’attrait, de plaisir et de force pour aimer de plus en plus.

Pourquoi n’enverrions-nous pas souvent au trône de sa Majesté de fervents souhaits, et des désirs de l’aimer d’un amour fort et continuel? Et n’aurions-nous pas honte d’avoir moins d’ardeur pour Lui que n’en ont les hommes du siècle pour les fausses divinités de la terre? 138

Jean demeura à Rennes jusqu’à sa mort à un âge assez avancé139 :

« Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante. ... À la fin de sa vie, il demanda même son transfert... pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. ... Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas... Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressem­blance de leur expérience mystique.140 »



Les «dits» de l’amour divin.

Étant aveugle, Jean n’a rien écrit lui-même, mais nous avons ses « dits », que ses novices ont saisis au vol ou qu’il a dictés, et qui forment un corpus considérable : de ce joyau mystique parfois difficile à lire, nous ne pourrons saisir que quelques facettes admirables. Elles ont été mises au clair par son disciple le P. Donatien qui disposait de ces dictées parfois presque incompréhensibles et n’a pas hésité à couper et recomposer.

Le parcours du sentier dure de nombreuses années, car il est la vie même. Trouver son entrée, puis le suivre, suppose de perdre ses certitudes pour se laisser conduire, ce qui répugne à l’homme :

L’homme […] ne se sert de sa raison que pour les choses sensibles […] S’il monte plus haut que les sens, il ne veut concevoir les choses divines que par voie d’entendement, et croit que toute sa sainteté doit consister en la forte élévation et dans le lustre de son entendement illuminé de Dieu pour le connaître et le goûter. […] Il ne veut point aller là où il ne sait pas, ni s’exposer à se perdre et s’abandonner à la conduite de Dieu141.

Si on lui ôte un objet sensible, elle [la nature] a recours à un objet de l’esprit. Si on lui ôte ceux de l’esprit, elle cherchera sa propre satisfaction en Dieu même R 64C

Nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace ni sentier R 755E.

Aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour [sensible] P 92.

On traverse une alternance entre amour divin :

Combien de fois, ô mon amour, ai-je eu sujet dans l’abondance de vos communications divines, de vous prier de vous enfuir hâtivement de moi si vous ne vouliez me voir mourir de joie et d’amour, présentement à vos yeux? P 6.

et cheminement obscur :

Notre Seigneur lui voulant faire goûter l’amertume de Sa croix, le priva de toutes ces grâces sensibles. Et afin d’éprouver, épurer et affermir sa vertu et sa fidélité, le mit en un état très nu, très délaissé, très obscur et très misérable selon le sens, qui lui dura même plusieurs années sans autre consolation. De sorte qu’il lui semblait pendant tout ce temps-là être abandonné et réprouvé de Dieu P 8.

Seul compte l’élan de tout l’être vers Dieu :

Il n’avait souvent rien autre chose à dire en confession, sinon «qu’il n’avait pas tendu à Dieu à l’infini et de toutes ses forces en son attention», donnant pour précision : «L’infini […] c’est l’arrêt et fermeté de toutes les puissances recueillies, fondues, réduites et entièrement perdues en l’unité divine, par-dessus tout esprit et fond.» P 126.

Par une continuelle et attentive mort de lui-même, le mystique doit plonger de plus en plus en son fond, « « sans grand effort du sens», seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’espritR 62 b.

En fait, plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité [vasteté], tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachéeR 762a.

Il ne lui reste qu’à [] s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche [...] se sentir toute vide et destitué de lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-mêmeR 79 A.

Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment R 773e. Ses voies sont la solitude, être totalement impuissant à sa délivrance, mais aussi satisfaire pleinement à Dieu avec joie, en abhorrant la tristesse.

Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention […] et cela éternellement, parce que l’on croit ne devoir jamais vivre autrement et que cet aimable époux ne doit jamais retourner […] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée R 79 a.

Pour un abandon véritable nous devons être « totalement reçus et fondus P 498» :

Être entièrement enseveli comme mort, c’est encore un tout autre état, et puis être pourri et corrompu, et de la pourriture être rédigé [réduit] en cendre142, ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Il faut que le Mystique avise soigneusement lequel de tous ces états lui convient, afin que sans s’arrêter, il tende toujours à plus, non selon la pure spéculation, ce qui serait tôt fait, mais en véritable pratique dans les occasions, qui ne lui manqueront jamais, et avec ordre et discrétion. C’est un œuvre d’un siècle, à dire la vérité R50 D.

[Soyons] «circonspects à ne se point chercher finement, en faisant sa proie de la mort du sens. [L’âme] doit vivre là toute perdue à elle-même, sans science ni vue de ce que nous sommes R 78a.

[La] «subtile et perdue théorie et pratique des mystiques est inconnue à tout autre qu’à eux-mêmes et cependant ils voient tout, du fond de leur abîme R 759E

Pour arriver heureusement à cette transfusion en Dieu, il faut que toute la créature soit perdue à son vivre, à son sentir, à son savoir, à son pouvoir, et à son mourir […] il n’y a plus en cet état d’acte de réflexion, et l’âme est hors de puissance de le faire. Toutefois le franc arbitre demeure en sa pleine et entière vigueur. En ceci il y a infiniment de quoi s’émerveiller et admirer la force de l’amoureuse activité de Dieu à fondre et convertir totalement en soi, ceux qui lui ont voulu, sans réserve, répondre de tout soi, tant en la vie qu’en la mort R71D.

Au reste dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom; non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien R 760 A

Les vertus ne doivent jamais être distinguées ni séparées de l’amour. Il s’agit de parvenir au feu de l’amour divin, lequel les dévorera et les engloutira, pour les transformer en soi :

L’amour et l’humilité leur ôtent [aux mystiques] toute réflexion, les occupant et les perdant toujours de plus en plus en Dieu, où ils sont et vivent sans distinction ni discernement de ce qu’ils font ou ne font pas. Ainsi ils vaquent incessamment au devoir de l’amour réciproque, sans croire ni penser qu’ils y satisfassent, sinon de fort loin et chétivement R 74 b.

Le divin soleil de justice ne manque point de produire les effets de Son amour dans les hommes, aux uns plus tard et aux autres plus tôt et en un différent degré, selon qu’Il trouve la terre de leur cœur diversement disposé à cela par la grâce; la saveur et l’expérience que nous avons de cette vérité, nous est très délicieuse; en cette manière nous pénétrons tous les effets de cet amour produit dans les hommes, leur découvrant sa beauté et ses vives splendeurs afin de les rendre parfaitement amoureux de Lui-même R 75 C

Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime R 78 B

Jean souligne que nous voyons dans Son tout notre rien R 83e; que cet exercice d’amour unit souverainement et de plus en plus à l’objet très simple et infini; éclairant ceux avec qui les âmes ont à traiter, agissant, pâtissant et se comportant comme un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent pour l’illumination d’autrui R87A, R91c.  Il s’agit de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place R 309 b.

Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé; par laquelle on est fixement arrêté au dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique, et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...]Alors les puissances sont fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu [...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état. [...] ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom... ni différence de temps [...] tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes [...] Là elle doit continuellement être attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdent presque continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature, qui la sollicite continuellement à connaître et à sentir son état et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache [...] qu’elle réponde uniquement et toujours [...] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu P 495-497. 

Plus que Dieu, au-delà de Dieu etc. paraissent des expressions rudes. Mais parce qu’on ne voit ni terme, ni nom pour répondre à ce dont on se sent et on se voit tout embrasé, on se réduit et on s’exprime comme on peut P 510.

Celui qui à force de mourir et fluer continuellement en Dieu est devenu simple, demeure comme impuissant à réfléchir. Il demeure stable et arrêté en son repos, ne désirant sortir de là sinon lorsque Dieu l’en tire. Et lors il sort sans sortir, pratiquant ce qu’il doit faire, libre et sans empêchement, afin de rentrer selon son total au plus profond de son désert solitaire.  Ces personnes sont vues comme fleuve regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables R 683c, R 683 B

Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent. Car alors le sujet se trouve heureusement transformé au feu de Dieu R 754a

Rien de ceci ne rejaillit plus dans les sens; et il est de nécessité que l’âme soit établie et confirmée en une très grande et très simple force d’esprit, qui l’arrête et constitue fermement et immobilement en son objet; afin que Dieu vive en elle comme sans elle R 767c.

Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vit que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfuse en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible. [...] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu R 145a

[...] Celui donc qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement et ne sait ce que nous disons R 147 C.

Un bel extrait d’un important manuscrit demeuré inédit143 donnera une idée de la difficulté à comprendre les notes prises par certains moines quand elles n’ont pas été éclaircies par Donatien : 

[…] le flux de la créature en Dieu procède de son industrie pure plus ou moins vivement touchée de Dieu, pour pouvoir appréhender Dieu petit à petit et le connaître en ses effets, tant en la créature que dehors d’elle aux autres. […] la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps d’elle-même et des choses créées et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Mais il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle l’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturel. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée [f ° 2v °] plus ou moins facilement digérée par spéculation, purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion; si qu’à cette occasion on peut dire que leurs discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangée et ornée de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel…

[Au contraire] la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. À quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu, d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins, n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu.

Là le vide est tout plein R 169 D



Disciples et Directoire spirituel.

Le rayonnement de Jean fut très important, car il laissa après lui une génération de disciples ardent : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589-1669), Dominique de Saint-Albert (1596-1634), Marc de la Nativité (1617-1696), Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8-1690). Nous allons revenir bientôt sur les plus mystiques, Dominique et Maur.

Ils voulurent transmettre par écrit ce renouveau spirituel et rédigèrent le Directoire de l’Ordre constitué de quatre volumes de la Conduite spirituelle des novices, qui parurent en 1650/1144. Ceux-ci combinent les apports successifs de Dominique, de Bernard qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention (non réalisée) de les publier ; de Marc, renommé pour les thèses de théologie mystique qu’il venait de soutenir au chapitre de Poi­tiers, maître des novices chargé par le chapitre de 1647 de leur rédaction — il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay — ; enfin du jeune Maur qui sortit de l’obscurité à cette occasion : le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard pré­parait depuis treize ans145.

On est en effet à une époque de consolidation ; le mystique Jean n’est plus là, il faut s’adapter, car les novices à former sont nombreux : la méditation méthodique refait son apparition, car tous n’ont pas accès immédiat à l’oraison aspirative. Mais le Directoire sera tout imprégné du feu mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de sa ferveur. Ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative chère à Jean : « prière brève, qui part d’un cœur brûlant dans un élan très intense […] préparation à […] une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui.»146. Ils différencient nettement la mystique de la sainteté : il ne s’agit pas d’atteindre la perfection donnée par l’application des règles, mais d’avoir l’expérience de Dieu. Ils ont soif d’une « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où «le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection.»

Cette œuvre majeure des grands carmes tranche heureusement avec toute une littérature spirituelle didactique dévote : une dynamique qui traduit l’élan mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté147. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes : il met l’accent sur la présence divine.

Voici un extrait suivi qui montre ce qui était proposé à de jeunes novices méditants d’origines diverses :

Les différentes manières de pratiquer la présence de Dieu.

Les saints Pères qui ont traité de la vie spirituelle distinguent trois sortes de présence de Dieu : l’une est imaginaire, l’autre intellectuelle, et l’autre affective.

Qu’est-ce que la présence de Dieu imaginaire?

La présence de Dieu est imaginaire, lorsque nous nous représentons l’humanité sacrée de Notre Sauveur, et que nous faisons toutes nos actions en sa présence, comme si nous Le voyons des yeux corporels, tâchant de les accomplir avec la même perfection qu’Il les ferait Lui-même, s’Il vivait encore sur la terre. Ou bien encore, c’est lorsque nous nous représentons Dieu, sous une forme corporelle, vastement étendue dans le monde, remplissant le ciel et la terre de son immensité, tout ainsi que la lumière du soleil remplit l’air. C’est aussi lorsque nous Le considérons vivifiant toutes choses par son intime habitation, et donnant l’action à toutes les créatures, ainsi que l’âme vivifie et donne l’action à tous les membres du corps. C’est enfin, lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l’univers, ainsi qu’une vaste mer, dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle.

Car, tout ainsi que les poissons trouvent toujours l’eau en quelque part qu’ils aillent, de même nous ne pouvons aller en aucun lieu, tant secret ou retiré qu’il soit, que Dieu n’y soit présent [paraphrase de Ps. 138, 7-11] : Seigneur, disait le Psalmiste, si je veux monter au ciel, Vous y êtes, et si je veux descendre jusqu’au plus profond des abîmes, je Vous y trouverai. Si je pense m’échapper de Vous, partant de grand matin, pour me retirer aux confins de la mer, Vous me trouverez là; et je n’y saurais pas même aller si votre main toute-puissante ne m’y conduisait. Si je veux me couvrir des ténèbres de la nuit, je ne me cacherai pas toutefois de vos yeux très pénétrants, car Vous voyez aussi clair la nuit que durant le jour, et ce qui se fait dans les ténèbres ne Vous est pas plus caché que ce qui se fait à la face du soleil.

Qu’est-ce que la présence de Dieu intellectuelle?

La présence de Dieu est intellectuelle lorsque, sans image ni représentation corpo­relle, mais par un simple acte de foi, nous considérons Dieu, ou bien comme irrité par nos péchés, ou bien comme méritant infini­ment d’être servi de nous; ou bien disposant toutes choses en ce monde par son admirable Providence; ou bien enfin, plus généra­lement, lorsque nous nous servons de quelques vérités ou maximes spirituelles pour tenir notre esprit recueilli en les ruminant, et pour nous élever à sa divine Majesté. Celui, par exemple, qui a une vive foi et ferme créance actuelle que rien ne se fait au monde sans la volonté ou permission de Dieu, et que rien ne lui arrive en son particulier sans que sa divine Providence ne le lui envoie, celui-là, dis-je, a une présence de Dieu intellectuelle, et dans toutes les occasions qui lui arriveront de faire ou de souffrir quelque chose, il ne manquera pas de rapporter le tout à la volonté de Dieu, comme à sa première cause.

Qu’est-ce que la présence affective?



La présence de Dieu est affective lorsque par un sentiment actuel, lumineusement et savoureusement goûté, l’âme demeure dans une certaine incli­nation actuelle vers Dieu, qu’on peut appeler état d’adhésion; d’autant qu’en cet état, l’âme a non seulement Dieu présent, mais de plus elle Lui est conjointe. On peut encore dire, plus généra­lement, que cette présence de Dieu est affective, lorsque l’amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d’un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c’est­-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l’avoir lu, ou entendu, mais pour l’avoir expérimenté 148.





Dominique de Saint-Albert (1596-1634)

Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert, malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans149. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit». Nous venons de voir qu’il fut chargé, dès l’âge de vingt et un ans, de rédiger l’ouvrage pour la formation des jeunes carmes. Dominique meurt le 24 janvier 1634, après avoir été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.

Il existe une intéressante correspondance entre lui et son maître Jean de Saint-Samson qui souligne l’âpreté du temps et l’intensité qui animait Dominique150. Ce dernier semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect trop actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :

Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d’icelle, tout hors quant à l’affection, et tout dedans quant à l’obédience qui m’y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j’ai fait oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s’il y a un Dieu […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier à notre Seigneur : «Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore?» Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi; je crois que notre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l’état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoique quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus toutes mes spéculations et occupations. […]

4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n’en peuvent rien exprimer; une chose me fait trembler, c’est le peu de fidélité que je porte à y correspondre; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu’Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère, vous goûtez ce que c’est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n’a pitié de moi! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu’il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d’ordures! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d’amour; mais moi je vais tardivement et petitement; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C’est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D’Angers.

5. […] Nous nous connaissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit en laquelle nous nous rencontrons à l’embouchure de cet océan infini d’amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d’où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d’autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.

8. [De Jean de Saint Samson :] J’ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher; mais Dieu en qui vous mourez d’une mort si vive et si mortelle l’a prévue sans vous, et l’ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.

9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l’infini. […] Ce 6 février 1630.

11. [De Jean de Saint Samson :] […] C’est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.

12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.

13. […] Mon frère, que c’est d’aimer, je ne sais que c’est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j’avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l’occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.

14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m’avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l’un de l’autre à Rennes. […] C’est pitié de tendre à l’infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée, mais non pas expliquée. C’est à l’embouchure de l’océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera], enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le désir de/votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.

18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m’est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu’il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille]; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.

19. […] J’aimerais mieux, s’il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d’être supérieur. Si nous n’avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l’enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d’amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.

21. […] La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs151 demande une étendue d’esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C’est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au-dehors plein d’allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c’est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune; de sorte que si l’amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.

Citons de Dominique le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale152 :

Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie, mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer153.

[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]

Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]

L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.

L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence. […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs, mais seulement de manière directe154.

Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien155.

Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu dans la nudité et la simplicité […]156

Cassien rapporte une sentence d’Antoine157 : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]

Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature, mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu? 158





Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690)

Maur Le Man naquit probablement au Mans159. On peut supposer qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche. Il entra chez les carmes de l’Observance à Rennes le 21 février 1633 et fit profession l’année suivante, prenant le nom de Maur de l’Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de son maître des novices, Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster [notre prieur]160. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui partageait la dévotion bérul­lienne à l’Enfant-Jésus, insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur aura pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus. Il retiendra de toute cette dévotion le thème important de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé (e) s, en particulier la jeune Mme Guyon161.

Il poursuivit le cursus de formation propre aux grands carmes, consistant en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Selon Marc de la Nativité, Maur fut aimé par Jean de Saint-Samson pour sa « piété singulière »162. Avant même l’achèvement de la rédaction conjointe du Directoire de l’Ordre, il fut envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme163. Nommé maître des novi­ces au couvent de Bordeaux (1650), il demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes où se situait le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.

Toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien (à la différence de la réforme espagnole des déchaussés qui « sortit » de l’ordre), rencontre des difficultés : du temps du fondateur Thibault, des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploërmel164. À Bordeaux, c’est la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) qui va donner bien du souci à Maur et aux partisans de la réforme.

Maur ne fut en effet nommé provincial qu’au bout de cinq ans mouvementés : le père Chéron qui avait été prisonnier des Turcs, voulait récupérer sa charge et lutta pied à pied. Enfin nommé, Maur « rétablit pourtant le calme et l’unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s’imposait à tous.165 »

La décade 1655-1665 fut en effet plus calme, mais Chéron continua la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique. Il publia en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme anti-mystique était ainsi esquissé ! Outre l’intervention du déchaussé P. Honoré de Sainte-Marie166, historien remarquable dont nous reparlerons, celle du jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665) contribua à défendre la cause de l’oraison par sa Guide spirituelle167 : lui et Maur étaient en effet devenu amis après la douloureuse expérience de Surin à Loudun. L’analyse du débat qui met en cause Maur (non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson), ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie (ce dernier directement nommé168), ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque par Chéron. Michel de Certeau nous dit que « Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d’instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d’écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l’union à Dieu. »

Certeau parle ensuite de la collaboration étroite qui s’établit entre Maur et Surin : « ... Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lente­ment, autour des années 1656-1658, la santé qu’il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout parti­culièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d’amitié avec le Carme [...] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communi­quer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr »169.

En 1671, à l’occasion de la res­tauration de l’ermitage de Lormont, situé sur la Garonne près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. On le lui permit : il y passa donc la fin de sa vie en compagnie de deux autres ermites et fit construire, un peu plus haut que l’ermitage, une petite annexe où il logea Messire Charles de Brion170 venu là en pénitent, vers 1679-1680, après de brillants débuts à la Cour de Louis XIV. Il vivait dans une grande pauvreté171. On retiendra la liste des huit livres figurant dans l’inventaire de sa « bibliothèque »  privée : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint-Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes), de Pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Tauler (les Institutions), de Ruusbroec, et la Summa de Thomas d’Aquin172.

Son influence ne s’interrompit pas, car il continuait à écrire à ses dirigées, à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux visitandines, aux feuillants, aux carmélites. C’est dans le « saint désert » qu’il mourut en 1690173.

Son œuvre s’échelonne depuis 1650, date de la publication du Directoire auquel il contribua, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur ces quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit. En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes… dont le titre suit en quelque sorte naturellement le précédent. En 1673, est achevé le plus important de deux brefs, mais beaux Traités de la vie intérieure, restés manuscrits. D’une même grande paix et simplicité témoignent aussi les Lettres de direction spirituelle adressées à Mme Guyon (~1670 à ~1675) ; puis, au terme d’une longue vie, les belles Lettres adressées à une religieuse (~1680 à ~1689)174.

Dans les vingt et une lettres adressées à Mme Guyon, Maur soutient une mystique qu’il respecte et dont il devine le potentiel175. Il donne la quintessence de son expérience pour aider celle qui l’appelle au secours, car elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. Il a vécu ce qu’elle traverse et le lui explique pour l’orienter vers son destin, qui est grand. Il s’exprime d’égal à égale, lui décrivant simplement les choses telles qu’elles sont pour l’aider à supporter ce qui est inéluctable. La voie présentée est rigoureuse, car l’interlocutrice est favorisée par la grâce et ne doit pas s’arrêter en chemin. Une dynamique de la transformation de l’âme se dégage : elle consiste à faire passer l’homme de son existence propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement dans la perte de tout repère. Les constats sont radicaux :

 … chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner. (2e lettre de Maur)

Aucune méthode ne fait l’affaire, il faut abandonner tout ce qu’on a lu sur le sujet :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu. (12e lettre)

On peut quand même orienter la volonté :

regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (2e lettre)

La créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même. (19e lettre)

Il faut perdre tout appui :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (1ère lettre)

Mme Guyon se croit égarée et séparée de Dieu, mais il lui confirme, en partageant sa propre expérience, que c’est bien là ce qu’il faut traverser :

Dieu [...] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions. (20e lettre)

Un tel dépouillement est nécessaire, car :

[…] pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature. (1ère lettre)

[…] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. (13e lettre)

Quoi qu’il en soit, la consigne reste :

Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes! (20e lettre)

Il l’appelle à passer au-delà de tout état :

[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (1ère lettre)

[…] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (4e lettre)

Alors le vide peut être rempli :

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions. (3e lettre)

[…] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-même, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-même. (11e lettre)

Dans sa dernière lettre, Maur lui lance cette injonction qui résume tout :

Hé bien! Ne vous accrochez donc plus à rien. (21e et dernière lettre)







Michel de Saint-Augustin (1621-1684)

Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme « de Touraine » aux Pays-Bas espagnols.

A. Deblaere nous dit qu’il unit « l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : “L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens.” Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui. » A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme — et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :

« Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite176».

L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement177 :

Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)

Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)

Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre? (342-343)

Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)

[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480)

Maria Petyt (1623-1677)

Issue d’une famille aisée des Pays-Bas espagnols, elle suivit sa « voix intérieure » dans divers états de vie. Michel de Saint-Augustin la délivra de multiples observances ascétiques et l’assura dans son oraison de simplicité ; seize mois plus tard il quittait Gand, mais il accepta de continuer sa direction par lettres. En 1657 à Malines, Maria sera rejointe par d’autres béguines et formera une communauté qui vécut d’une manière retirée178.

Elle écrivit un remarquable récit de sa vie sur l’ordre de Michel ainsi que des comptes-rendus sur sa vie spirituelle. Nous reviendrons au tome III sur cette autobiographie. Liant en une tresse événements personnels prosaïques et événements de vie intérieure mystique, elle annonce par son intimité, la Vie par elle-même de Mme Guyon.







Pour aller plus loin!

Jean de Saint-Samson est l’auteur mystique français important du dix-septième siècle, mais il reste méconnu à cause de sources qui posent problème : dictées à ses novices dont quatre mille pages à Rennes... Ces derniers devinrent à leur tour mystiques, mais, vivant au sein de clôtures, ils n’ont pas publié. De même la grande mystique Maria Petyt qui rédigea des milliers de pages en flamand d’époque. C’est toute une filiation ramifiée qui reste à découvrir. La réforme espagnole de Teresa et Juan de la Cruz a occulté cette branche carmélitaine...


La Réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson par Suzanne-Marie Bouchereaux, Paris, Vrin, 1950. Indisponible.

Jean de Saint-Samson

Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’Amour, Textes établis et présentés par Max Huot de Longchamp et Hein Blommestijn, «Sagesses chrétiennes», Éd. du Cerf, 1989. (206 pages. Disponible. Cinq textes présentés individuellement : La pratique essentielle de l’amour, Exercices de l’Amour suprême, Le retour de l’épouse à son Époux, Exercice de l’amour simple, Résumé de la vraie liberté.

Jean de Saint-Samson, Le vrai esprit du Carmel, Œuvre assemblée par le P. Donatien de S. Nicolas. Sources manuscrites, Édition critique présentée par D. Tronc avec une étude par Max Huot de Longchamp, Éd. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2012, 607 p.

Jean de Saint-Samson, L’œuvre à lire, dossier, D. Tronc, 2018, HC, 355 p.

Dossier/ Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi/ Le Cabinet mystique & extrait de l’Œuvre assemblée par le Père Donatien de Saint Nicolas. Sources manuscrites. / Textes choisis. / La direction de Dominique de Saint-Albert/ Une autorité pour Madame Guyon

Dominique de Saint-Albert

Dominique de Saint-Albert, Œuvres mystiques, fr. Klaus & D. Tronc, HC, 526 p. en préparation

Marc de la Nativité

Marc de la Nativité, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison

Impression en ligne du pdf reproduisant cette édition ancienne :

MÉTHODE CLAIRE ET FACILE pour bien faire Oraison Mentale.

ET POUR S’EXERCER AVEC fruict en la Presence de Dieu.

Faisant le quatrième Traité de la Conduite Spirituelle des Novices.

Pour les Convens Reformez de l’Ordre de Nostre Dame du Mont-Carmel.

A Paris, Chez Joseph Cottereau, rue sainct Iacques à la Prudence

1650 [Impression en ligne du pdf reproduisant cette édition ancienne

Maria Petyt

Maria Petyt [1623-1677] Mystique flamande I Notices & Études par Albert Deblaere, Dossier assemblé par Dominique Tronc, lulu.com, coll. « Chemins mystiques », 406 p.

Maria Petyt [1623-1677] est une figure flamande qui égale les plus grandes : la béguine Hadewijch (~1250] ; des Françaises comme Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) et Madame Guyon (1648-1717). Elle témoigne avec ces dernières d’une expérience menée à terme. Elle partage leur indépendance. Elle connut la solitude propre aux spirituelles mystiques.

L’intérêt dépasse celui offert par un assemblage de fragments rédigés par Marie Petyt grâce à la valeur du pénétrant Albert Deblaere, lui-même profond spirituel. De larges citations bien choisies de Maria parsèment ses études.

Ces textes livrent et analysent une expérience mystique menée à terme sur toute la durée d’une vie en suivant un chemin parfois difficile. L’intériorité vécue « jusqu’à la moelle des os » est associée au rendu très vivant d’une existence restée cachée au sein du monde bourgeois flamand.

Je restitue deux notices (relativement) récentes rédigées par A. Derville et P. Mommaers et des florilèges. Après ce hors d’œuvre, les études du P. Deblaere couvrent l’essentiel du tome I ; en commençant par sa plus récente, brève et synthétique ; en continuant par une thèse beaucoup plus ample et mystiquement profonde, qui, première chronologiquement, tenta d’aborder la richesse mystique en respectant la théologie catholique. Le tome II permet d’apprécier plus amplement les témoignages rédigés par la mystique.

Maria Petyt (1623-1677) Mystique flamande II Textes traduits par Louis van den Bossche & Leurs contextes, Dossier assemblé par Dominique Tronc, lulu.com, coll. « Chemins mystiques », 380 p.

Après avoir bénéficié de l’intérêt qui fut porté avec constance sur Marie Petyt par le très pénétrant spirituel Albert Deblaere, voici en tome II les traductions antérieures entreprises par Louis van den Bossche, dont se détache une suite continue autobiographique.

C’est en fait tout l’ensemble qui demeure irremplaçable. Il risquait d’être perdu. Il rétablit la vie intime d’une très grande figure digne héritière d’Hadewijch. Elle nous est plus proche par ce que l’on peut considérer comme un journal intime moderne.

Son autobiographie constitue un contrepoint unique à la « Vie par elle-même » de madame Guyon, vécu également difficile de l’autre grande « dame directrice » presque contemporaine.





Maur de l’Enfant-Jésus

Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Toulouse, Editions du Carmel, 2007, 344 p.

[le principal auteur mystique Grand Carme depuis le réformateur Jean de Saint-Samson fut en relation avec madame Guyon.]

Maur de l’Enfant-Jésus, Entrée à la Divine Sagesse, Editions du Carmel, coll. « Sources mystiques », Toulouse, 2008, 263 p.

[Cinq courts, mais profonds traités mystiques achèvent la restitution du corpus.]






Table des matières

Table des matières

JEAN DE SAINT-SAMSON 3

Un Florilège 3

3

Présentation 5

Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi. 9

Éditions modernes 11

Liste de 1658 & catalogue des ms. de Rennes  15

23

Le Cabinet mystique (Première partie) 25

25

Avertissement 27

Livre second. Le cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées. 29

Première partie contenant divers traités ou exercices, proportionnés aux différents états de la vie contemplative. 29

Chapitre Premier. Des attraits qui disposent plus prochement l’âme à la vie contemplative. Et de l’amour nu et essentiel. 30

Chapitre 2. Des rigueurs de l’amour, de la caliginosité divine ; et de la suressence des mystiques. 39

Chapitre 3. De l’amour brûlant et consommant. 44

Chapitre 4. De la hauteur, longueur, largeur, et profondeur des mystiques ; et quelques enseignements pour leur conduite. 55

Chapitre 5. De la transfusion de l’âme en l’unité suréminente de Dieu. 72

Chapitre 6. Es mort pénible de l’amour consommant, du gibet pénible d’amour, et du regard divin. 81

Chapitre 7. De la vraie liberté des esprits plus perdus en Dieu. 89

Chapitre 8. De la vraie vie en unité sans différence. 100

Chapitre 9. La consommation du sujet en son divin objet, ou la souveraine consommation de l’âme en Dieu par amour. 106

Chapitre 10. Suite du précédent sujet, en forme de supplément ou d’appendice 129

§ 1 En quoi consiste l’état de la souveraine consommation de l’âme en Dieu par amour. Oisiveté simple. . 129

§2. Fidélité de l’âme requise en cet état. 131

§3. L’âme en cet état passant en Dieu d’une manière inconnue devient Lui-même et en jouit ineffablement. 133

§4. De l’inondation et dégorgement d’amour, où l’âme est surcomblée de délices divines 134

§5. En quoi consiste le point de l’entière consommation de l’âme en Dieu ; l’excellence de cet état et comme l’âme y devient divine. 135

§6. Que le feu d’amour agit toujours sur l’âme, tandis qu’il y a quelque chose à consommer en elle. 137

§7. Que ce sublime état ne tombe point sous le sens et ne se peut exprimer 138

§8. Différence notable entre l’état d’inondation d’amour, et celui de la consommation suressentielle de l’âme en Dieu 139

§9. Que tout ce qui ce dit de cet état, n’est rien à l’égard de ce qui en est, et pourquoi les mystiques n’en parlent que par excès 140

§10. Que la manière d’exprimer ou de décrire cet état est d’autant plus noble qu’elle approche plus de la pratique 142

§11. Que l’âme en ce sublime état doit toujours demeurer anéantie et ne plus revivre à soi 143

§12. Que les réflexions sur soi-même et sur son état en certaines occasions ne sont pas défendues à l’âme contemplative 145

§13. Lumière pour découvrir les plus subtiles attaches de la nature 146

§14. De la constance et souveraine résignation de l’âme consommée en Dieu 147

§15. Que l’âme consommée en Dieu jouit d’un vrai paradis, nonobstant toutes les misères de la vie présente 149

§16. Qu’il faut suivre fidèlement le rayon divin si on désire parvenir à l’unité suressentielle et à la consommation en Dieu 150

§17. Enseignement et lumières importantes pour se maintenir en cette unité suressentielle 152

§18. De l’exercice que les parfaits reçoivent des diables et combien soigneusement ils doivent s’observer eux-mêmes 153

§19. De l’obscurité divine et comme il s’y faut comporter 154

§20. Que le silence du désert intérieur vaut incomparablement mieux que toute sortie et manifestation de ce sublime état d’amour suressentiel 156

§21. Conclusion de tout ce traité où l’auteur rend raison pourquoi il a plus particularisé les merveilles de ces états que tous les auteurs mystiques 157

Correspondances mss. de Rennes au Cabinet mystique de Donatien 159

Sources manuscrites 163

43n10 Exercice servant d’adresse.... f ° 331-334 (Cabinet ch. 1) 164

40n9 Le retour… chap. 3 & 4 (Cabinet . . . chap. 3 & 4 — La pratique essentielle de l’Amour, 89 sv.) 175

43n8 Exercice... vie suréminente f ° 319-326 (Cabinet chap. 6) 178

40n6 Sommaire... vraie liberté f ° 141r-148r (Cabinet chap. 7 – Pratique essentielle de l’amour, 188-201) 187

43n8 De l’essence... en union sans différence f ° 319-326 (Cabinet chap. 8) 188

39n1 Exercice d’élévation... 1r ° -3 v ° (Cabinet chap. 10 §1–2) 189

Textes choisis dans l’ensemble de l’œuvre de Jean éditée en 1658 195

196

Vrai Esprit du Carmel [extraits choisis] 197

Chapitre 3. De la connaissance de soi-même [chap. 7] 197

Chapitre 17. Les industries de l’âme, et la conduite que Dieu tient sur elle pour l’élever à l’état d’amour pur 203

Chapitre 22. De l’amour unitif et de l’oraison par voie mystique. Et comme cette voie est opposée à la scolastique. 217

Chapitre 23. De l’amour divin, son commencement et son progrès, par ordre et par degrés 231

Pratique essentielle de l’amour de divine théorie en lui-même [chap. 23]. (ms. n5 = Vrai Esprit, chap. 23) 243

Deuxième partie du Cabinet mystique [Chapitre 6] 257

Chapitre 6. De la fin et des moyens de la sainteté et ce que c’est que suprême et suressentielle discrétion. 257

Traité Miroir de conscience 224 [...] 261

Le miroir et les flammes de l’amour divin, disposant l’âme à aimer Dieu en lui-même. 302 [...] 263

Chapitre II : de la présence de Dieu. 264

Chapitre 5. De la vie mystique. 265

Chapitres 8. Exercice spirituel adressé à un vénérable recteur en l’évêché de Dol. 268

Livre Sixième. Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’Amour divin. 385... 271

Relevés du Tome II  273

La sapience des simples comparés à la science des doctes. Traité IV. De la souveraine liberté des âmes simples et perdues en Dieu. 273

De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité II. 275

Livre Onzième. De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité 3. Diverses lumières appartenantes à la vie contemplative. 276

Quelques lettres 279

Lettre 6. 279

Lettre 8. 279

Lettre 12. 280

Lettre 16. 281

Lettre 18. 281

Lettre 25. 282

La direction de Dominique de Saint-Albert 285

Présentation de la Correspondance (S. Bouchereaux) 285

I Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 287

II Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 289

III Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 290

IV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 291

V Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 292

VI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 293

VII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 294

VIII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT, 296

IX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson ». 297

X Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 298

XI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 299

XII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 301

XIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 303

XIV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 304

XV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 305

XVI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 306

XVII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 307

XVIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 309

XIX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 310

XX JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 311

XXI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 315

317

Une « Autorité » pour Madame Guyon 319

Présentation des « Justifications », Florilège mystique assemblé par madame Guyon et Fénelon 319

Jean de Saint-Sasmon comme « Autorité » en clé I et suivantes 323

Autorité en clés XIII et suivantes 339

Autorité en clés XXVI et suivantes 355

Autorité en clés L et suivantes 381

ETUDES & SOURCES 425

426

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples 427

Multiples réformes. 427

La vie d’un frère convers aveugle. 429

Les « dits » de l’amour divin. 435

Disciples et Directoire spirituel. 442

Dominique de Saint-Albert (1596-1634) 447

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690) 455

Michel de Saint-Augustin (1621-1684) 463

Maria Petyt (1623-1677) 465

Pour aller plus loin ! 469

Jean de Saint-Samson 469

Dominique de Saint-Albert 470

Marc de la Nativité 470

Maria Petyt 470

Maur de l’Enfant-Jésus 473

Table des matières 475

fin 484

Table des matières




JEAN DE SAINT-SAMSON Un Florilège présentée par Dominique Tronc 3

Présentation 5

Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi. 9

Editions modernes 10

Liste de 1658 & catalogue des mss. de Rennes 13

Le Cabinet mystique (Première partie) 21

Forme2 22

Avertissement 23

Livre second. Le cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées. 25

Première partie contenant divers traités ou exercices, proportionnés aux différents états de la vie contemplative. 25

Chapitre Premier. Des attraits qui disposent plus prochement l'âme à la vie contemplative. Et de l'amour nu et essentiel. 26

Chapitre 2. Des rigueurs de l'amour, de la caliginosité divine ; et de la suressence des mystiques. 35

Chapitre 3. De l'amour brûlant et consommant. 39

Chapitre 4. De la hauteur, longueur, largeur, et profondeur des mystiques ; et quelques enseignements pour leur conduite. 50

Chapitre 5. De la transfusion de l'âme en l'unité suréminente de Dieu. 67

Chapitre 6. Es mort pénible de l'amour consommant, du gibet pénible d'amour, et du regard divin. 76

Chapitre 7. De la vraie liberté des esprits plus perdus en Dieu. 84

Chapitre 8. De la vraie vie en unité sans différence. 95

Chapitre 9. La consommation du sujet en son divin objet, ou la souveraine consommation de l'âme en Dieu par amour. 101

Chapitre 10. Suite du précédent sujet, en forme de supplément ou d'appendice 123

Correspondances mss. de Rennes au Cabinet mystique de Donatien 153

Sources manuscrites 157

43n10 Exercice servant d’adresse.... f°331-334 (Cabinet ch. 1) 159

40n9 Le retour… chap. 3 & 4 (Cabinet…chap. 3 & 4 – La pratique essentielle de l’Amour, 89 sv.) 171

43n8 Exercice ... vie suréminente f°319-326 (Cabinet chap. 6) 175

40n6 Sommaire ... vraie liberté f° 141r-148r (Cabinet chap. 7 – Pratique essentielle de l’amour, 188-201) 185

43n8 De l’essence ... en union sans différence f°319-326 (Cabinet chap. 8) 187

39n1 Exercice d’élévation... 1r°-3v° (Cabinet chap. 10 §1-2) 189




Textes choisis dans l’oeuvre 193

Deuxième partie du Cabinet mystique 193

Chapitre 6. De la fin et des moyens de la sainteté et ce que c'est que suprême et suressentielle discrétion. 193

Traité Miroir de conscience 224 [...] 197

Le miroir et les flammes de l’amour divin, disposant l’âme à aimer Dieu en lui-même. 302... 199

Chapitre II : de la présence de Dieu. 200

Chapitre 5. De la vie mystique. 201

Chapitres 8. Exercice spirituel adressé à un vénérable recteur en l'évêché de Dol. 204

Livre Sixième. Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’Amour divin. 385... 207

Relevé au Tome II 209

La sapience des simples comparés à la science des doctes. Traité IV. De la souveraine liberté des âmes simples et perdues en Dieu. 209

De l'effusion de l'homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité II. 210

Livre Onzième. De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de sa refusion en Dieu. Traité 3. Diverses lumières appartenantes à la vie contemplative. 212

Quelques lettres 213

Lettre 6. 213

Lettre 8. 213

Lettre 12. 214

Lettre 16. 214

Lettre 18. 215

Lettre 25. 216

La direction de Dominique de Saint-Albert 217

Présentation de la Correspondance (S. Bouchereaux) 217

I Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 219

II Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 221

III Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 222

IV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 223

V Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 224

VI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 225

VII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 226

VIII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT, 228

IX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson ». 229

X Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 230

XI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 231

XII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 233

XIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 235

XIV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 236

XV Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 237

XVI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 238

XVII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 239

XVIII Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson 240

XIX Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 241

XX JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT 243

XXI Dominique de Saint-Albert à Jean de Saint-Samson. 246

Une « Autorité » pour Madame Guyon 249

Présentation des « Justifications », Florilège mystique assemblé par madame Guyon et Fénelon 249

Jean de Saint-Sasmon comme « Autorité » en clé I et suivantes 251

Autorité en clés XIII et suivantes 266

Autorité en clés XXVI et suivantes 282

Autorité en clés L et suivantes 306

fin 354


fin






558 kcse











Dominique

de Saint-Albert

Œuvres mystiques



Choix et présetnation par fr. Klaus & D.Tronc


PrÉsentation gÉNÉrale

Présentation par les Éditeurs


Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean de Saint-Samson (1571-1636) fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert (1596-1634), malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit ».

Dominique a été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.

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En ouverture à ce volume assez dense, nous incitons le lecteur à pénétrer plus avant en lui proposant un choix de beaux « dits » mystiques extraits des écrits de Dominique rassemblés ici sous le titre d’Œuvres mystiques.

La correspondance entre Dominique et son maître souligne l’intensité qui animait le jeune carme. Il semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect très actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :

Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d’icelle, tout hors quant à l’affection, et tout dedans quant à l’obédience qui m’y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j’ai fait oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations ; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s’il y a un Dieu […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus ; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier à notre Seigneur : « Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore ? » Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous [Jean de Saint-Samson] tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi ; je crois que notre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l’état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoi que quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus toutes mes spéculations et occupations. […]

Lettre 4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n’en peuvent rien exprimer ; une chose me fait trembler, c’est le peu de fidélité que je porte à y correspondre ; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu’Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère, vous goûtez ce que c’est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n’a pitié de moi ! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu’il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas ! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d’ordures ! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d’amour ; mais moi je vais tardivement et petitement ; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C’est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D’Angers.

Lettre 5. […] Nous nous connaissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit en laquelle nous nous rencontrons à l’embouchure de cet océan infini d’amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d’où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d’autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.

Lettre 8. [De Jean de Saint Samson :] J’ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher ; mais Dieu en qui vous mourez d’une mort si vive et si mortelle l’a prévue sans vous, et l’ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.

Lettre 9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l’infini. […] Ce 6 février 1630.

Lettre 11. [De Jean de Saint Samson :] […] C’est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.

Lettre 12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.

Lettre 13. […] Mon frère, que c’est d’aimer, je ne sais que c’est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j’avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l’occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.

Lettre 14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m’avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l’un de l’autre à Rennes. […] C’est pitié de tendre à l’infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée, mais non pas expliquée. C’est à l’embouchure de l’océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera] , enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le désir de/votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.

Lettre 18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m’est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu’il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille] ; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.

Lettre 19. […] J’aimerais mieux, s’il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d’être supérieur. Si nous n’avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l’enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d’amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.

Lettre 21. […] La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs179 demande une étendue d’esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C’est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au-dehors plein d’allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle ; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c’est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune ; de sorte que si l’amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.

Dominique meurt le 24 janvier 1634.

Citons son chef d’œuvre, le Traicté tres exquis et mistique. Nous le livrerons sous les deux formes qui nous sont parvenues, auxquelles s’ajoutent une composition comportant de très beux parallèles en notes, constituée par le fr. Johannes Brenninger, o.c. :

Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie, mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer180.

[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]

Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]

L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.

L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence. […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs, mais seulement de manière directe181.

Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien182.

Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu dans la nudité et la simplicité […]183

Cassien rapporte une sentence d’Antoine184 : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]

Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature, mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu ? 185

fr. Klaus & D.Tronc



Présentation par Kilian John Healy, o. c.

Le Père Kilian John Healy (1912-2003) est l’auteur d’une remarquable Methods of Prayer in the Directory of the Carmelite Reform of Touraine, dont la traduction a été publiée en n° 6 de la Collection « Flèche de Feu » 186.

On se reportera à son étude au chapitre XIII : « Les carmes de la réforme de Touraine,  II. Le vénérable Dominique de Saint-Albert », 245-261. Elle aborde « L’exercice de la présence de Dieu » à partir de la page 255.

Nous complétons ces présentations par l’introduction que Suzanne-Marie Bouchereaux - par ailleurs auteure de la première et incontournable étude disponible sur Jean de Saint-Samson187 -, attacha en ouverture à son édition de Correspondances :


Présentation par S.-M. Bouchereaux

L’édition par Suzanne-Marie Bouchereaux de la Vie par Donatien de Saint-Nicolas et des Correspondances de et sur Dominique de Saint-Albert réalisée en 1950 dans les Analecta Ordinis Carmelitarum188 est répartie en plusieurs sous-ensembles dans notre volume des Œuvres mystiques. Le premier sous-ensemble consiste en une présentation générale :

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On a trop souvent tendance à considérer les saints comme des êtres à part, tellement occupés de l’amour de Dieu qu’ils n’aiment plus leur prochain que d’un amour très général de charité. On imagine volontiers ceux qui jouissent du commerce divin, les contemplatifs, les grands mystiques, vivant dans un monde idéal, bien loin des mortels, et ne se souvenant d’eux que pour les recommander à la miséricorde du Seigneur. On les dépeint même parfois comme des êtres durs, secs et indifférents.

La réalité est tout autre. Nous ne nous arrêterons pas à répéter qu’il n’aimerait pas Dieu, celui qui n’aimerait pas ses frères ; mais nous dirons qu’il n’aimerait pas Dieu, parce qu’il se serait rendu difforme, celui qui n’aurait pas d’affection spéciale pour quelques-uns d’entre eux. Les âmes les plus unies à Dieu sont celles qui lui ressemblent le plus. Refléter sa bonté, c’est aussi refléter sa tendresse, et le choix est un privilège de la souveraine liberté de Dieu. Le Dieu redoutable de l’Ancien Testament a eu ses amis. Le Dieu fait Homme, Jésus, a eu les siens aussi. Après lui, les mots : Carissimi, dilectissimi, ne seront pas sous la plume de ses apôtres des formules épistolaires, ils répondront à un sentiment réel, et l’on verra se former de véritables amitiés entre eux et quelques-uns de leurs disciples.

L’amitié, en effet, est un besoin du cœur de l’homme. Se donner à Dieu, aimer Dieu uniquement, loin de détruire cette tendance, la renforce. Se fermer à son semblable, s’isoler, se durcir, c’est un orgueil et une offense à l’œuvre de Dieu. L’âme unie à Dieu est une âme aimante, et elle dilate et exalte son amour pour Dieu en l’épanchant. Mais c’est aussi une âme secrète. Elle se révolterait à l’idée de se faire connaître à tous. Ce qu’elle désire, c’est trouver une âme assez semblable à la sienne pour que s’établisse entre elles un échange. Il lui sera doux de trouver cette âme qui va à Dieu par les mêmes voies qu’elle ; sûre d’être comprise, elle pourra tout dire sans détour ; et elle pourra tout dire, en toute confiance, aussi parce que l’autre ne lui cachera rien. Elles agissent toutes deux vis-à-vis l’une de l’autre avec une parfaite simplicité, car entre elles règne cette égalité véritable sans laquelle il n’est pas de parfaite amitié.189 Les saints sont seuls capables de cette communication sans arrière-pensée, sans retour sur soi-même, qui a Dieu pour principe et pour fin, et qui peut sans danger se nuancer de tendresse. Mais les âmes qui ne sont pas encore parfaites peuvent aussi trouver un secours dans le prudent usage de ce commerce.

L’austère Carmel n’est point fermé à l’amitié : serait-il sans cela le foyer de l’amour ? Pater mi, pater mi, gémissait déjà Élisée en voyant disparaître son maître. Quant à Thérèse d’Avila, qui a vanté comme on sait les douceurs et les bienfaits de l’amitié, elle aimait véritablement « son petit Sénèque » et telles de ses filles, comme les deux Anne, Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy.

C’est sur un exemple d’amitié moins connu que nous voudrions nous arrêter un moment, celui de Jean de Saint-Samson et de son plus cher disciple, Dominique de Saint-Albert.

Peu de spirituels ont poussé le dépouillement de l’âme à un aussi haut degré que Jean de Saint-Samson, peu ont réduit à un aussi complet état de mort tout ce qui est humain dans l’homme. Ce renoncement porté aux extrêmes limites, aussi bien que la description d’états mystiques très élevés dont il avait une évidente expérience, a pu faire croire que l’aveugle de Rennes avait perdu tout rapport avec le monde d’ici-bas.190 Plusieurs de ses traités, considérés sous un certain angle, justifieraient, si on le voulait bien, cette opinion. Mais ce serait se tromper grandement. Pour retrouver plus complète et plus vivante cette curieuse physionomie, il faut recourir à la correspondance entre le Fr. Jean et de nombreux personnages de toutes conditions.

Les lettres spirituelles publiées par le P. Donatien de Saint-Nicolas191 faussent l’image que nous pourrions nous faire de leur auteur. Elles le dépersonnalisent. D’une part, le texte est modifié, je dirais volontiers falsifié ; d’autre part, le contact avec le correspondant apparaît fort peu. On en a réduit au minimum l’expression directe et supprimé tout à fait ces formules, ces finales où l’homme se fait connaître. Le climat affectueux de la plupart d’entre elles ne saurait être soupçonné, à quelques exceptions près, dans les pages froides que nous a livrées leur éditeur. Fort heureusement pour nous, le texte primitif des lettres de Jean de Saint-Samson nous a été conservé dans les manuscrits des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, soit sous forme de copies fidèles, soit dans les originaux eux-mêmes. C’est eux qui nous serviront à dégager, dans la fraîcheur des épanchements intimes, la figure véritable des deux saints religieux, Jean et son disciple Dominique.

Pour Dominique de Saint-Albert, nous utiliserons aussi les documents conservés à Rennes. Pour tous deux, nous les compléterons, lorsqu’il sera nécessaire, par les copies d’Avignon et d’Orléans ; nous ne ferons appel qu’une seule fois à celles des manuscrits de Tours détruits en 1940 que possède la Maison généralise des Carmes, à Rome. Ces copies ne présentent, avec le manuscrit d’Avignon, que des variantes de texte provenant la plupart d’une erreur de copiste, ou des variantes d’orthographe, mais elles contiennent une lettre de plus. Du reste, nous nous servirons, en premier lieu, des originaux, chaque fois que nous aurons eu la bonne fortune de les retrouver et ne recourrons aux copies qu’à leur défaut.

Toutes les lettres échangées entre Dominique de Saint-Albert et Jean de Saint-Samson ne nous sont pas parvenues, « car on en a bruslé et perdu beaucoup, écrit le P. Donatien de Saint-Nicolas, et ce peu que nous en avons n’a esté conservé que comme par accident, ou plustost par une providence de Dieu, pour l’accroissement de son amour dans les bonnes âmes192. »

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La réforme des Carmes se développait heureusement dans la Province de Touraine, depuis que Philippe Thibault avait pris la tête du mouvement amorcé par Pierre Behourt, en 1599, et encouragé par le Général de l’Ordre, Henri Sylvius, lors de son voyage en France, en 1603-1604. Nommé prieur à Rennes en 1608, Philippe Thibault y avait rapidement établi une parfaite régularité. « Voilà qui est admirable, disait l’évêque de Rennes, François Larchiver, il y a céans soixante ou quatre-vingts religieux et on y jouyt d’un aussi profond silence en plain jour que si c’estoit au milieu de la nuit193. » Mais ceux qui étaient le plus à même d’être frappés par l’atmosphère de paix et de joie qui rayonnait du beau couvent, c’étaient ses voisins immédiats, les écoliers du collège des Jésuites.

Le collège Saint-Thomas, fondé par la ville de Rennes en 1536194, venait d’être cédé aux Jésuites, en 1604. Trois classes de lettres y avaient été ouvertes à la rentrée d’octobre et comprenaient pour ce début six cents élèves195. Si Philippe Thibault, qui se trouvait alors à Paris, avait fait partie de la très nombreuse assistance qui se pressait à l’inauguration, il aurait trouvé là des figures de connaissance : trois des nouveaux régents venaient de Pont-à-Mousson, où lui-même avait séjourné pendant que les Jésuites étaient bannis de France. Le collège se développa rapidement : en 1606, il avait sept classes, cinq de lettres, une de philosophie et une de théologie.196 Les élèves étaient tous externes, logeant soit dans leur parenté, soit chez des particuliers ou chez des pédagogues, et ils jetaient fort souvent le trouble dans la ville. Au milieu du siècle, leur nombre dépassa 7 deux mille.197 Il fallut construire des classes, sans parler des réparations indispensables à des bâtiments vétustes : les années 1606 à 1613, celles qui nous intéressent, y furent particulièrement employées. Cependant le collège n’avait pas encore d’église assez grande pour recevoir tant d’écoliers. La ville avait bien promis d’en construire une et elle fit édifier, à la demande du recteur, le P. Pérard, en 1609, une salle des actes qui devait provisoirement en tenir lieu. En attendant, chaque matin, les régents conduisaient leurs élèves entendre la messe dans l’église des Carmes, la véritable église du collège dont s’inquiéta, à partir de 1615, le P. de La Salle, recteur, n’ayant eu sa première pierre posée qu’en 1624.198

Vincent Eschard199, d’une bonne famille de Fougères, venait d’achever ses humanités au Collège lorsqu’il sollicita l’habit de la Vierge dans ce couvent des Carmes qu’il connaissait si bien. Philippe Thibault commençait son second priorat ; un de ses premiers gestes avait été d’appeler de Dol son ami Mathieu Pinault et de faire de lui son sous-prieur et son maître des novices. Au nouveau Père maître fut confiée la charge du jeune Vincent qui reçut le nom de Dominique de Saint-Albert.

On a su jusqu’à présent fort peu de choses sur Dominique de Saint-Albert, et la notice que lui consacre Cosme de Villiers est demeurée l’essentiel.200 Le P. Johann Brenninger, dans une intéressante étude sur Dominique de Saint-Albert, cite en outre le manuscrit du P. Simplicien de Saint-François qui renferme un abrégé de sa vie201, une vie contenue dans le Carmelus floridus de Timothée de la Présentation202, ce que dit le P. Donatien dans sa Vie de Jean de Saint-Samson203 et ce qu’en a dicté Jean de Saint-Samson lui-même204; enfin il indique pour source 8 principale une Vie de Dominique, par le P. Donatien encore, servant de préface à son Exercice spirituel des novices, et il déplore que cet ouvrage, publié à Paris, chez Cottereau, en 1650, n’ait pu être retrouvé.205 Même en ajoutant à cette liste le Speculum carmelitanum206, et la Vie de Ph. Thibault par Hugues de Saint-François, on demeure très pauvre de renseignements. Aussi le P. Brenninger s’est-il vu obligé à beaucoup de déductions pour tenter d’esquisser une biographie et d’établir quelques dates.

Deux vies du Père Dominique de Saint-Albert ont été écrites peu après sa mort par des religieux à qui il était cher : le P. Isaac de Sainte-Thérèse et le P. Donatien de Saint-Nicolas. Des fragments manuscrits importants en sont conservés aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Il nous a paru intéressant de les faire connaître comme introduction à la correspondance. Le texte du P. Donatien est plus riche de renseignements et, malgré ses longueurs et ses digressions, ou peut-être à cause d’elles, il restitue mieux l’atmosphère des couvents de l’Observance. C’est celui que nous publions207, mais en le complétant de quelques extraits du manuscrit du P. Isaac ou même de celui du P. Simplicien. On n’y trouvera pas un récit suivi de la vie entière de Dominique. On y raconte ses premières années, puis on insiste sur ses vertus. Mais ce n’est que par allusion qu’on fait connaître les charges qu’il a remplies. Disons donc, pour l’intelligence du récit qui va suivre, qu’en 1621 la Congrégation de Nantes, qui élisait pour Vicaire provincial Mathieu Pinault, attribuait le noviciat d’Angers à Dominique de Saint-Albert. Celui-ci fut ensuite lecteur en théologie, puis Vicaire provincial en 1630, et enfin prieur du couvent de Nantes. C’est pendant son triennat qu’il mourut, le 24 janvier 1634. 9 Il sera parlé dans les pages qu’on va lire d’un petit ouvrage qu’il écrivit étant tout jeune profès : l’Exercitatio spiritualis Fratrum tam Novitiorum quam Professorum in nostro Carmeli Rhedonensis Novitiatu degentium208, dont on possède deux adaptations, l’une en français, par le P. Simplicien209, l’autre en italien par le P. Seraphinus M. Potenza. Le dernier chapitre, Direction spirituelle pour les étudiants, se trouve également manuscrit à Avignon.210 On possède encore de lui un Traité de l’oraison mentale 211 et une Théologie mystique,212 et enfin des lettres.

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Avoir pour prieur Philippe Thibault, pour maître des novices Mathieu Pinault, c’était une assurance de recevoir le plus pur de l’esprit de Jean de Saint-Samson. Dominique de Saint-Albert avait été, dès les premières années de sa vie religieuse, le témoin émerveillé de la vertu de l’aveugle. Il ne lui fallut pas longtemps pour mériter de devenir directement son disciple. Admis, pour récompense de son humilité et de sa fidélité, à recevoir ses enseignements, il avait pleinement goûté sa doctrine. Leurs deux âmes se compénétrèrent ; d’un même vol, ils passèrent en Dieu. Le P. Donatien témoigne que Dominique fut le plus intime confident de Jean de Saint-Samson, et il rapporte que dans leurs entretiens, qui roulaient toujours sur Dieu, « ils se ravissoient l’un l’autre de leurs discours de l’éternité et de la fruition de la divine Essence, demeurans ainsi ravis des heures entières sans se pouvoir rien dire l’un à l’autre213. » L’écho de leurs entretiens n’a pu nous parvenir, mais nous avons une partie des lettres échangées de 1623 à la fin de 1633.

Les relations épistolaires entre Jean de Saint-Samson et Dominique de Saint-Albert ne présentent pas absolument les caractères d’une correspondance normale. Contre la liberté d’expression de leurs sentiments, se dressait un double obstacle : le contrôle auquel est soumise toute correspondance religieuse214 ; la dépendance dans laquelle se trouvait l’aveugle, et qui mettait toujours au moins un tiers entre lui et le destinataire de la lettre au moment même où il la concevait. Le fait de ne jamais se sentir seul en face de sa feuille blanche, avec l’image de l’ami, l’a certainement retenu plus d’une fois dans la libre expression de ses sentiments intimes. Il ne se livre que dans la mesure où celui qui écrit sous sa dictée a sa confiance, et pour rassurer son correspondant sur la discrétion et la compréhension de celui qui pour lui tient la plume, il prend soin d’ajouter une mention comme celle-ci, à la suite d’une lettre au Fr. Euverte de Sainte-Catherine : « Nostre cher frère Joseph qui m’a escript la presente est fort capable de ces secrets et je ne scay si j’eusse ainsy procedé par le moien de quelque autre215, »

Dominique de Saint-Albert, de son côté, n’a pas été sans éprouver quelque gêne à la pensée que ses confidences intimes passeraient sous d’autres yeux que ceux de son père spirituel. Aussi recommande-t-il : « Je vous prie de ne faire lire cette lettre qu’à personne de confiance » (15 mars 1624). Une autre fois, il explique : « Je vous écris d’autant plus librement que le P. Prieur216 est capable de nos sentiments, lequel prandra (comme je croy de sa charité) la peyne de vous lire les nostres » (30 août 1625).

Malgré les entraves extérieures qu’elle a pu rencontrer, nous tenterons de ressusciter cette amitié ; nous nous pencherons sur ces deux âmes, telles que les révèlent leurs lettres, et nous chercherons alentour ce qui peut ajouter au portrait qu’elles auront elles-mêmes tracé.11

Les lettres que nous avons pu réunir s’étendent sur une période de dix années, les dix dernières de la vie de Dominique de Saint-Albert. Auparavant, les deux amis avaient longtemps vécu côte à côte, depuis leur arrivée au couvent de Rennes, presque en même temps tous deux.

Les relations de Jean de Saint-Samson et de Dominique de Saint-Albert, telles que les révèle leur correspondance, apparaissent marquées du signe de l’amitié véritable. Dominique, bien jeune encore, en avait exposé les conditions à propos de l’attitude de l’âme qui aspire à l’intimité divine ; il écrivait : « La conformité et la correspondance d’un ami avec son ami est nécessaire en toutes choses dans l’esprit et dans la volonté, dans les désirs, dans les mêmes mœurs et humeurs, en un mot dans tous leurs gestes et leurs comportements, afin que leur conversation leur soit utile, avantageuse et profitable217. » Saint Thomas professe une opinion analogue : « Est autem hoc amicitiae proprium, quod amico aliquis sua secreta revelet; cum enim amicitia conjungat affectus et duorum faciat quasi cor unum, non videtur extra cor suum aliquis illud protulisse quod amico revelat218. Ce programme a été pleinement réalisé.

Une égalité absolue règne entre les deux amis.219 L’un ne se prévaut pas de son âge pour user d’un ton protecteur et traiter en enfant ce jeune religieux qui le nomme son père ; l’autre n’évoque ses charges que pour en gémir et ne songerait jamais qu’elles puissent le dispenser de la plus profonde déférence à l’égard d’un pauvre frère convers. Les rapports humains sont ici inversés, et il semble bien que le plus admirable ne soit pas 12 l’humble respect du Vicaire provincial envers le frère lai, mais la candide simplicité avec laquelle celui-ci reçoit l’hommage de son supérieur.

C’est d’ailleurs un respect mutuel qu’ils se témoignent aussi bien qu’une estime réciproque. Le plan dans lequel ils évoluent est celui de leur union à Dieu. Le disciple admire son maître, le fils s’ouvre à son père et lui demande secours ; l’aveugle conseille, encourage, tance quelquefois, mais tient « son nourrison » pour une des plus saintes âmes qui soit sur terre. Cependant Jean nous apparaît plus viril, et nous aimerions un Dominique moins gémissant.

Leur voie, du reste, est si semblable qu’ils s’entendent à demi-mot. On ne saurait plus parler entre eux de confiance ou d’ouverture totale, car ils ont mis en commun leurs âmes comme leurs richesses ; ils disent « nous » pour situer leur relation à Dieu, ils savent que les grâces qu’ils reçoivent, que les secrets divins qu’ils goûtent sont les mêmes et ils aiment se sentir ensemble tout au bout du chemin où l’on connaît Dieu. Cette unité d’âme éclate à chaque pas dans leurs lettres. Bien plus, et cela n’est pas sans saveur, le disciple s’est si bien identifié à son maître qu’ils ne reconnaissent plus dans leurs écrits ce qui appartient à l’un ou à l’autre. Dominique ne l’avait-il pas souhaité, lorsqu’il écrivait à son père spirituel : « Au reste, mon frère, vous estes engravé en ma mémoire et en mon cœur, ut omnia mea tua sint et tua omnia mea sint. » Son désir affectueusement exprimé a une source profonde qu’il révèle en cette finale d’une autre lettre : « Je vous suis tousjours ce que vous sçavez et vous m’estes ce que je sçay, ut ipsi in nobis unum sint, disoit Nostre Seigneur. » Pouvaient-ils porter plus haut une amitié sainte, l’amitié de deux saints ?

La question de l’amitié entre personnes spirituelles n’avait pas été sans retenir l’attention de Jean de Saint-Samson. Il l’a examinée dans l’un de ses traités220 où il se demande « s’il est loisible aux personnes spirituelles de contracter amitié spéciale 13 avec quelqu’un. » À quoi il répond : « Ce point est de plus difficile résolution qu’on ne pense, attendu ce que nous en fournissent l’Escriture saincte et les saincts Pères. C’est pourquoy ayant égard à l’ordre de la charité, d’où résultent infinis bons effets, je dis qu’il est bon que ces personnes contractent avec certains une saincte amitié. Neantmoins à mesure que quelqu’un se perfectionne par les infusions divines, devenant esprit au delà des vertus morales, à mesure, dis-je, que telle vraye perte de soy se fait en Dieu, soit en science théorique ou non, soit qu’il ne depende de personne, soit qu’il depende de quelqu’un, il demeure vivant en Dieu, elevé bien loin au delà de toute communication avec autruy, si spirituelle qu’elle soit. Ce n’est pas que la perfection n’ayme la perfection, mais comme c’est plus en l’objet qu’au sujet, cela fait que l’amour dont on ayme quelqu’un est tres-spirituel, et la confiance qui se peut trouver en semblables personnes est pure et dégagée comme leur amour. J’estime, pour mon regard, que si quelqu’un s’aimoit parfaitement, en se haïssant comme le faut et en bon ordre, il n’auroit jamais besoin de lier amitié particulière et sensible pour son instruction avec personne, car s’il estoit résolu de se haïr ainsi sainctement, Dieu l’illumineroit suffisamment pour voir ses fautes et manquemens, et ensuite les creatures l’en chatieroient, d’où luy resulteroit un bien infiny, et par ce tres-court chemin il deviendroit divin dans peu de temps.

Cecy neantmoins n’exclud pas la sainte communication de l’esprit, specialement avec plus spirituel que soy. Mais disons sur ce sujet, que les raisons de l’amour et de la vraye amitié sont en la bonté et saincteté, laquelle a son ordre en Dieu, et non en la nature, ny en la chair et aux sens...221. »

[Suit l’édition par S. Bouchereaux de la Vie du Père Dominique, Manuscrit du Père Donatien (Rennes g H 46), pp.15 sq. qui fait l’objet de notre section suivante :]






La Vie par le P. Nicolas de Saint Donatien

Présentation de la source (S. Bouchereaux)

[cette présentation constitue une première et fort longue note de Bouchereaux que nous scindons en plusieurs paragraphes :]

Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (Fonds Grands Carmes) 9 h 46. Le ms. se présente sous forme de feuillets épars et on y trouve plusieurs copies du même texte avec des variantes assez importantes, en général des développements ou des considérations spirituelles. Le texte que nous suivons présente lui-même des surcharges, des corrections, des remaniements.

Nous reproduisons ce qui paraît avoir voulu être la forme définitive, et si parfois nous tenons compte d’une première rédaction, nous le signalerons en note. Les additions provenant d’autres mss. seront nettement indiquées. Placées entre crochets carrés, elles porteront en note la référence au ms. dont elles proviennent. On a restitué la ponctuation et les apostrophes, mais non les accents.

Il est bon de remarquer que les deux récits, celui du P. Donatien et celui du P. Isaac, sont extrêmement proches et qu’ils ont puisé dans un fond commun : la tradition du couvent. Ils se servent presque des mêmes termes pour la partie « historique » et ne s’éloignent l’un de l’autre que dans les développements édifiants. Le texte du P. Isaac, beaucoup plus court, doit être antérieur, et le P. Donatien l’aura utilisé en y ajoutant. La liasse contenant le texte du P. Isaac porte le nom de l’auteur ; celle contenant le texte du P. Donatien ne présente aucune indication, mais le texte révèle suffisamment qu’on ne saurait faire erreur en le lui attribuant. Le P. Donatien écrit en effet (D. 27-28) en parlant de Jean de Saint-Samson uue « ce frère... cachoit des tresors extraordinaires de la grace, » qu’il était une « pierre precieuse, telle que nous avons tâché de faire voir dans l’abrégé de sa vie. »

Renseignement capital, non seulement pour l’identification de l’auteur du ms., mais aussi pour la date où celui-ci fut composé. Donatien de Saint-Nicolas a écrit une Vie de Jean de Saint-Samson publiée à Paris en 1651. Il en a donné deux abrégés, l’un en 1655 avec l’ouvrage intitulé Les Pieux sentiments... du... F. Jan de Sainct Samson, l’autre en 1658 en tête de la grande édition des Œuvres (cf. bibliographie). Étant donnée l’imprécision de la langue du P. Donatien, il pourrait s’agir indifféremment de l’un ou l’autre de ces trois ouvrages dans l’allusion qu’il fait à son travail. Leur publication s’enferme dans un espace de temps assez réduit : 1651-1658, qui deviendra moindre encore si l’on veut s’en tenir au terme « abrégé » employé Dar l’auteur (1655-1658). Mais ailleurs (p. 26) celui-ci rappelle qu’il a « donné au public » La Vie et les Œuvres de Jean de Saint-Samson. C’est donc du second abrégé qu’on doit faire état. De plus, un autre renseignement donné au même endroit par le P. Donatien oblige à attribuer au ms. de la Vie de Dominique une date plus basse encore. En effet, le P. Donatien cite la vie de Ph. Thibault par Hugues de Saint-François à laquelle il vient de faire de nombreux emprunts. Or, celle-ci parut en 1663. La Vie de Dominique, mort en 1634, fut donc écrite environ trente ans plus tard. Nous l’avons reconnue postérieure à celle du P. Isaac qui déjà s’avère elle-même tardive. Il est regrettable qu’Isaac de Sainte-Thérèse, parlant du chapitre provincial des Carmes de Touraine qui lui a donné mission de composer cette Vie, ne dise pas de quel chapitre il s’agit : nous n’avons pu, pour la seconde partie du siècle qui débordait le cadre de nos recherches lire tous les actes des chapitres provinciaux — tous d’ailleurs n’étant pas conservés.

Toutefois, nous croyons plausible d’attribuer au ms. de la Vie de. Dominique par le P. Donatien (ms. qui, on l’a dit, a subi des remaniements) une date voisine de 1665. Sur le P. Donatien de Saint-Nicolas, voir Bibliotheca carmelitana, I, 421 ; sur le P. Isaac de Sainte-Thérèse, ibid., II, 198.



CHAPITRE I. L’ESTAT DE L’OBSERVANCE DES CARMES DE RENNES LORSQUE LE PERE DOMINIQUE Y FUT RECEU NOVICE.

§ 1. Les premiers travaux et les grandes difficultez qu’eut le premier introducteur de cette Reforme.

Pour ne pas laisser éteindre l’etincelle de feu que Nostre Seigneur a misericordieusement departi [départir = accorder, distribuer222] au commencement de notre Reforme, et pour laisser à la posterité, en cas de relâchement, quelque germe de l’Esprit duquel nôtre Observance a receu les prémices dans ses premiers chefs, je feray, puisqu’on me l’a commandé, quelques recueils de la vie tres exemplaire du Venerable Pere Dominique de Saint Albert, l’un de ceux qui, depuis le retablissement du bon ordre dans la Province des Carmes de Touraine, sont decedez avec plus d’odeur de benediction et de pieté.

Mais le but que je viens de marquer m’engage d’abord à ne pas commencer le narré [récit] de cette vie, que je n’aye premierement touché quelque chose des premiers commencemens de la Reforme ou Observance des Carmes de Rennes, dans laquelle il se fit religieux et dont il fut puis apres l’un des plus beaux orne-mens. Car outre que cela doit servir à plusieurs pour leur faire cherir la sainteté et la paix de leur estat religieux qui a cousté si cher à ceux qui ne l’ont retablie qu’avec des travaux immenses, je me rendray, par cette digression, conforme à l’historien sacré qui, suivant l’ordre de la creation du monde, ne raconte la formation d’Adam qui en fut l’achevement et la couronne qu’apres avoir decrit celle de l’univers et du Paradis terrestre qui luy devoit servir de demeure.

Dans le sentiment des Peres de l’Église, l’estat religieux est un paradis terrestre, où se doit former dans les personnes consacrées à Dieu l’image, non du premier, mais du second Adam. Voyons donc comment Dieu prepara et disposa le Carmel de Rennes en quelque façon comme un paradis de delices spirituelles, pour y placer entre plusieurs autres le Pere Dominique de Saint Albert et pour faire de ce bon religieux un pere et un modele accompli de la vie interieure et spirituelle.

Le malheur des guerres et des persecutions que l’heresie du dernier siecle a suscité contre la sainte Église avoit fait decheoir tant de communautez religieuses de leur ancienne sainteté et perfection, qu’on peut dire que quasi les Ordres entiers estoient dans le desordre, que c’estoient des reguliers sans regle, et des solitaires sans retraitte ; et que, pour user du mot du Prophete223, c’estoient des pierres du sanctuaire arrachées du lieu de leur beauté, et répandues à l’abord [alentour] des places publiques.

Entre toutes ces communautez, celle du convent [couvent] des Carmes de Rennes sembloit estre dans un estat des plus deplorables : elle estoit quasi reduite à rien ; cette demeure, autrefois si sainte, estoit devenue la retraitte des seculiers plus portez à la vanité ; et pour l’advouër ingenuement, le sommet du Carmel estoit ainsi desseiché quasi de toutes parts dans ces parties occidentales de l’Europe, lorsqu’il plut à Nostre Seigneur le rappeller à son ancienne beauté par deux notables reformes qui, ayant commencé, l’une dans l’Espagne, et l’autre dans la ville de Rennes, capitale de la Bretagne, se sont depuis étendues avec benediction dans les principaux endroits du christianisme.

La sagesse du Ciel choisit, selon sa metode ordinaire, pour le premier de ces ouvrages, non des personnes puissantes en noblesse, en science, en autorité, mais une simple fille religieuse de l’Ordre, qui fut sainte Therese de Jesus. Laquelle, sans autre appuy que de la force de l’Esprit de Dieu, surmonta mille obstacles et difficultez qui s’opposoient au dessein de sa Reforme, et remporta l’honneur, à l’imitation de cette femme forte de l’Escriture224, d’avoir appliqué ses mains à choses grandes, d’avoir racheté le champ du Carmel, et d’y avoir planté du fruit de ses propres mains un double Institut tres florissant, comme une vigne tres fertile et tres abondante.

Il seroit superflu d’en dire quelque chose en detail : d’autant que les livres sont pleins de ses eloges et de ses admirables succez. Je donneray seulement pour advis que les autheurs qui en ont ecrit mettent au nombre des hommes illustres en pieté qu’a produit la Congregation des RR. PP. Carmes dechaussez deux Dominiques, avec lesquels il ne faut pas confondre le P. Dominique de Saint Albert duquel nous escrivons icy la vie.

La pensée et le dessein de l’autre Reforme fut inspiré de Dieu long temps avant son execution a plusieurs bons religieux saintement zelez pour le retablissement de l’Ordre. Mais celuy que sa Providence choisit plus specialement pour donner commencement à cette entreprise, fut un nommé F. Pierre Behourt, natif du diocese de Rennes, auquel Dieu donna le courage et la force de surmonter mille obstacles qui sembloient rendre cette Reforme impossible. La Congregation de nos Peres Dechaussez avoit evité ces empeschemens, se separant du corps principal de l’Ordre, et rendant mesme cette separation irrevocable par la dechaussure [obligation de ne porter que des sandales] qu’elle avoit adjousté aux pratiques de la Règle, de sorte que, formant ainsi comme un Institut à part, c’estoit laisser le Carmel sans esperance de retablissement, si Dieu ne l’eust fait renaistre de ses propres ruines, lorsqu’il luy a plu se servir de l’Observance de Rennes, si foible dans son commencement, et si traversée (=susciter des obstacles) dans sa suite, comme d’une petite etincelle pour rallumer dans tout le corps de l’Ordre le feu qui y sembloit éteint.

F. Pierre Behourt fut receu religieux au convent des Carmes de Rennes aagé de dix huit ans et y fit sa profession vers l’an 1578. Il correspondit si fidelement à la sainteté de sa vocation et donna tant d’exemple de pieté et de vertu, dès ses premieres années de religion, que ceux qui n’estoient pas dans le bon reglement et qui voyaient leur vie tacitement condamnée par la sienne en prirent ombrage et commencerent à craindre qu’il ne devint un jour leur reformateur.

Il se comporta dans ses estudes en vray religieux, faisant une sainte aliance de la science avec la pieté, et cherchant avec beaucoup plus d’avidité la sagesse du ciel que les sciences qui se peuvent acquerir par les forces de la nature. Cela luy donna credit en sorte qu’il fut eleu soûprieur du convent de Rennes, dans lequel employ il confirma par l’exemple de ses vertus l’estime qu’on avoit conceu de luy : de sorte que le prieur de la maison, s’expliquant un jour la dessus, dist par un mouvement plus qu’humain que Dieu avoit choisy ce religieux et s’en serviroit un jour pour r'appeller les autres à la perfection de leur Institut.

Les Carmes d’Orleans l’esleurent peu apres pour leur prieur, esperans que la force de son zele se porteroit a retablir les edifices de leur convent ruinez par la fureur des heretiques. Sans doute il estoit à souhaiter qu’il le fist, et cela n’estoit pas eloigné de son desir ; mais la charité de Jesus Christ le pressa d’abord 19/20 bien plus instamment de reparer les decadences de la vertu et de commencer l’exercice de sa charge par le retablissement de la maison celeste, qui est celle de l’esprit, dont les fondemens se jettent icy bas avec larmes et travail, et le superfice (faîte) receoit son couronnement dans l’eternité.

Il commença donc par la reformation des mœurs, et se sentit si fortement appellé à cet Un necessaire225, qui est de chercher avant toutes choses le Royaume de Dieu226, qu’il y donna toute sa pensée, esperant que Dieu, fidele en ses promesses, ne manqueroit pas de luy donner le surplus. Cette façon d’agir deplût aux religieux, à qui d’une part la vertu causoit du degoust, et qui d’ailleurs mettoient le lustre de la religion plutost dans les bastimens faits de la main des hommes que dans la modestie et humilité de l’Évangile. C’est pourquoy ils tâcherent, ainsi que portent nos memoires, de chasser ce superieur si zelé et luy firent peine tandis qu’il fut avec eux.

Neantmoins il ne se rebuta pas ; au contraire, il s’anima davantage au bien spirituel de ses freres ; et des lors une guerre fut secretement declarée entre luy et l’esprit du dereglement et de la difforme (irrégularité).

S’estant si dignement acquitté de cet employ, il fut destiné par les superieurs pour estre prieur du convent de Loudun ; ce que les heretiques dont le pays est rempli n’eurent pas sitost appris que, craignans le retablissement de cette maison, laquelle ils avoient semblablement renversée et bruslée, ils donnerent incontinent la chasse à ce grand serviteur de Dieu, de sorte qu’il n’y demeura que cincq jours, la prudence l’obligeant de ceder et de ne pas entreprendre l’impossible. Ce coup ayant ainsi manqué, les superieurs l’envoyerent en qualité de prieur au convent de Dol en Bretagne, où le demon ennemy des reformes ne manqua pas de traverser son pieux dessein par cent persecutions. Mais son cœur ne fut pas surmonté ; il employa tout ce qu’il avoit de zele et de prudence pour établir en cette (20/21) maison les exercices de la vie reguliere. Ses exhortations estoient ferventes, son zele charitable, sa vigilance continuelle, sa patience accompagnée d’une douce vigueur, et, si les esprits eussent esté mieux disposez, l’exemple de ses vertus les eust forcez, pour ainsi dire, de l’imiter et se conformer à luy. L’heure de leur conversion n’estoit pas encore arrivée, mais son temps estoit toûjours prest227 de s’employer à perte ou à gain pour la cause de Dieu, duquel il estoit l’instrument tres humble et tres soûmis.

L’an 1593, on eut sujet d’esperer quelque chose de plus qu’au passé pour l’établissement de la Reforme ; car le Provincial estant decedé, le P. Pierre Behourt fut obligé de convoquer, en qualité de premier Definiteur, le chapitre provincial dans le convent de Nantes. L’occasion parut belle, puisque ce Pere, que Dieu avoit destiné pour estre la pierre fondamentale de la nouvelle Observance, devoit presider à cette assemblée. Mais que ne fera point le demon dans ces rencontres (= circonstances), si Dieu ne fait des miracles pour vaincre l’aveuglement des hommes ? Le serviteur de Dieu fit tous ses efforts et usa de toutes les persuasions possibles pour porter les esprits à commencer la reforme. Mais ce fut en vain ; la contradiction fut la plus puissante, et le zele de Dieu n’eut pour effet que l’humble soumission du P. Pierre aux ordres de la divine Providence.

Trois ans apres, en 1596, le chapitre provincial fut celebré à Rennes, où le P. Pierre Behourt fut nommé prieur du mesme convent. Ce fut encore une petite lueur d’esperance, et c’est ainsi que s’approchoit peu à peu le temps de l’œuvre de Dieu tant desiré. Mais encore à cette fois, il faut que la resistance des esprits l’emporte au-dessus de la grace. Le Pere, receu en qualité de prieur, s’affermit dans le dessein de commencer la Reforme, et les esprits opposez s’endurcirent de plus en plus à se rebeller contre la lumiere. Il voyoient leur prieur dans l’exercice continuel de l’oraison et des autres vertus, et dans un labeur assidu pour leur faire gouster les avantages de leur sainte vocation ; et ces 21/22 pauvres religieux depourveus de lumiere combattoient à l’opposite pour conserver leur fausse liberté, au prejudice de celle des enfans de Dieu. Ce combat de la chair contre l’esprit vint jusques à un point si notable que certains supposerent au prieur un crime d’estat, pour se deffaire de cet homme si zelé pour la Reforme. Ils le defererent au Gouverneur de la ville, lequel estoit heretique, l’accusant d’avoir secretement favorisé le parti de la Ligue : ce qu’ils prouvoient par une lettre falsifiée qu’il devoit avoir escrit au prieur du convent des Carmes de Nantes. Sur cela, il fut constitué prisonnier : mais comme Dieu ne permettoit ces grandes difficultez que pour faire plus hautement son ouvrage dans le temps ordonné de sa Providence, cette fausse accusation tourna enfin à la confusion de ses ennemis, et son innocence fut decouverte aussi bien que la fausseté de cette lettre.

Le serviteur de Dieu ainsi persecuté dans la ville de Rennes, qui neantmoins devoit estre un jour le berceau et la source de la Reforme, fut conseille par personnes pieuses et de qualité de ceder à la violence, et de se retirer dans une autre ville, suivant le conseil de Nostre Seigneur : Lors que vous serez persecutez en un lieu, fuies en l’autre228. Il alla donc au convent d’Angers, où il acheva ses actes de theologie et print le bonnet de docteur.

La tempeste l’ayant heureusement jetté dans ce port, Nostre Seigneur luy donna la rencontre d’un religieux que sa sainte Providence avoit destiné pour estre apres luy le chef de la Reforme. C’est le R. Pere Philippes Thibault qui depuis peu estoit venu de Paris à Angers pour y faire quelques predications, et devoit bien tost retourner a Paris pour y continuer ses estudes et s’avancer aux degrez de theologie. Ce jeune religieux doué des plus belles qualitez fut monstré au P. Pierre Behourt par un instinct qui semble plus qu’humain ; car dans ce moment il se sentit interieurement adverti que c’estoit là l’aide et comme le second Elisee que Dieu luy devoit envoyer pour mettre a (22/23) chef (à exécution) le dessein de la Reforme. De vray, apres que le P. Pierre aura vaincu avec un zele d’Élie les premieres et plus grandes difficultez, la suite nous fera voir le P. Thibault donnant la perfection à cet ouvrage et doublement animé de l’esprit de son Pere.

Le Pere Pierre, ainsi que j’ay dit, rebuté du convent de Rennes, quoy qu’il en fust prieur, et relegué dans celuy d’Angers, fut eleu prieur du convent de Saint Paul de Leon. C’estoit changer de lieu, mais non d’adversaire, car le demon l’attendoit dans cette extremité de la Bretagne pour l’exercer par des oppositions plus fortes que jamais ; et, pour le dire en un mot, dans le projet de cette renaissance du Carmel, comme autrefois, à la naissance de l’Église, la perfection de l’Évangile estoit rebutée de toutes parts.

Sur le declin de sa charge, le Chapitre provincial fut convoqué dans ce mesme convent de Saint Paul229, où le Pere fut eleu prieur de celuy de Ploermel. Cette maison autrefois des plus magnifiques, fondée par les ducs de Bretagne, Jan premier et Jan second son fils et son successeur à la couronne, avoit esté ruinée230 de fond en comble par le gouverneur, afin, disoit-il, de conserver la ville ; ce qui neantmoins ne plût pas au Roy, qui dît en souriant qu’il falloit plûtost ruiner la ville pour conserver le convent. Mais le Ciel sembla desapprouver plus formellement cette demolition, d’autant que ceux qui la firent ou en prirent les materiaux perirent dans l’an de mort violente. Quoy que ce soit, le R. P. Behourt eleu prieur de cette maison qui ne consistoit qu’en des masures, fut obligé avec ce qu’on luy donna de (24) religieux de se retirer dans le prieuré de S. Nicolas, joignant le mesme ville, où autrefois, du temps de St. Louys, roi de France, les Carmes avoient esté premierement établis par [Jean]231, duc de Bretagne, venant avec le mesme Roy de son expedition) de la Terre sainte.

Cette demeure empruntée, ou nos premiers peres venans, du Mont Carmel avoient esté placez par ce duc, renouvela dans l’esprit de ce digne superieur les sentimens qu’il avoit conceu de l’ancien lustre du Carmel, et du zele fervent du premier fondateur de son Ordre, saint Élie. Ce qui fit que, se revestant de ce zele, il avoit souvent en la bouche ces paroles du Psalmiste : Qui est-ce qui prendra mon parti contre l’iniquite et contre ceux qui sont opposez au bien ?232 Et celles cy de Moyse : Si quelqu’un d’entre vous est du parti du Seigneur, qu’il se joigne à moy pour sa gloire.233 Il tâchoit aussi non seulement par toute sorte de bon exemple, mais encore par ses exhortations et par ses paroles pleines de ferveur et d’amour, d’attirer ses freres à la poursuite du vray bien.

Ce qui empeschoit le plus le bon succez de ses exhortations et le dessein de la Reforme, c’est que, depuis les guerres dernieres, les religieux estans contrains par la necessite de se procurer chacun en particulier leurs commoditez pour le vivre et le vestir (vêtir, nom), d’autant que les communautez n’y pouvoient pas fournir, l’esprit de la nature avoit enfin prescrit cela comme un droit que chacun possedoit comme en propre ce qu’il pouvoit avoir par aumône ou par industrie. Tous avoient donné dans ce piege ; et comme autrefois, du temps des Machabées234, quelques uns estoient conduits aux sacrifices des faux dieux par une amere necessite, dit le sacré texte : de mesme les religieux, pendant le renversement des guerres, estoient obligez de recourir a des pratiques opposées à la pauvreté de leur profession, par une necessité qui, d’amere qu’elle leur estoit au commencement, leur devint (24) enfin douce et delicieuse. Ils donnoient assez l’oreille aux exhortations qui portoient à la Reforme, mais quand on proposoit de mettre tout en commun et n’avoir rien de propre, cet usage paroissoit si rude aux esprits qui n’avoient pas gousté la douceur du degagement evangelique et de la liberté des enfans de Dieu que, non seulement ils n’y pouvoient acquiescer, mais encore ils s’armoient par ensemble de force et de resolution pour empescher l’etablissement de cette sorte de vie.

Afin de vaincre cet obstacle, le P. Pierre Behourt consulta trois docteurs de Sorbone, du nombre desquels estoit Monsieur Duval, l’un des plus insignes de cet illustre corps, qui donnerent leur advis par escrit, portant en conclusion que les religieux, pouvant desormais vivre en communauté, n’estoient plus excusables et n’estoient pas en voye de salut si, contre leur vœu de pauvreté, ils possedoient quelque chose de notable en propre. Il fit voir cette consultation à plusieurs religieux sans grand effet, et n’en trouva que deux qui, dans le convent de Rennes où il fit voyage, se joignirent à luy pour le dessein de la Reforme. Elle commença donc, non sans quelque sorte de mistere, par ce petit nombre de trois qui, se trouvans sans bruit devant le Tres Saint Sacrement, prosternez a genoux, renouvelerent leurs vœux, renonçant sans reserve a tout ce qu’ils avoient cy devant (ci-devant) en leur propre disposition, le mirent en commun, et se promirent mutuelle et charitable assistance dans tout le necessaire, et en tout ce qui seroit du bien et de l’avancement de la Reforme.

Cet acte se fit avec grande benediction et avec larmes de tendresse, non toutefois sans une juste douleur de ce que, d’un nombre assez notable de personnes consacrées à Dieu, il s’en trouvoit si peu qui voulussent choisir le chemin estroit235 qui conduit à la vie eternelle. La moisson, quoy que grande, n’estoit pas encore dans sa maturité ; de plusieurs ouvriers appeliez, ces trois furent employez d’abord pour en attirer puis apres plusieurs autres par leur exemple et par leurs prieres ; mais cependant il falloit essuyer les rigueurs d’un factieux hyver, c’est a (25) dire de plusieurs persecutions et disgraces qui continuerent d’assaillir ce Pere.

L’une des plus rudes fut que peu apres il sceut que l’un de ses deux associez, joint au Pere Philippes Thibault cy devant mentionné, avoit pris le chemin de Romme pour aller demander à Sa Sainteté permission de passer à l’Institut des Carmes dechaussez ; [et que le Pere Guillaume Guerchois, l’un des trois cy dessus exprimez qui s’estoient liez ensemble pour le dessein de la Reforme, s’estoit associé pour le mesme sujet avec quatre autres au P. Philippe Thibaut236 ]. À moins d’esperer en Dieu au-dessus de toute esperance237, le P. Behourt eust este vaincu et accablé de ce coup d’épreuve. Car, ainsi que j’ay cy-devant insinué (= exposer), il avoit conceu non seulement esperance, mais encore quelque sorte d’assurance, d’estre un jour secondé par le Pere Philippe Thibault, et cependant il se voyoit decheu de son attente par le dessein de ce Pere pour la Congregation des PP. Rechaussez, et se voyoit encore privé de l’un de ces deux qui seuls s’estoient joints à luy pour la Reforme. Mais Nostre Seigneur qui, selon le dire du Psalmiste238 ne donne pas la neige et le froid sans donner egalement de la laine pour en supporter l’excez, permit, ainsi que nous le dirons en son lieu, que le Pere Thibaut ne pût enfin obtenir la licence de changer de congregation, et que mesme il ne fut pas suivy jusques à Romme par ce religieux associé, de sorte que celuy cy se rejoignit au Pere Behourt pour continuer ce qu’ils avoient commencé.

Voila comme quoy Dieu sembloit se jouér du pieux dessein de nostre Reformateur, et prendre plaisir de luy faire voir successivement des sujets tantost d’esperance et tantost d’abbattement. Mais parmi les contradictions des esprits opposez, la Providence ne laissoit pas d’acheminer peu a peu cette affaire a son entiere execution. De vray (de vrai), elle conduisit en sorte les affaires de l’Ordre au Chapitre general qui en ce temps fut convoqué à Rome, l’an 1598, que le R. Pere Henri Sylvius, homme (26) tres docte et rempli du zele de la perfection, fut eleu general, et quelque temps apres N.S.P. le Pape Clement VIII luy donna la qualite de commissaire apostolique pour aller visiter son Ordre et en reparer les debris dans l’Espagne, Allemagne, Pologne, et puis dans la France et autres lieux.

Tandis que ce digne General se disposoit au travail de ces visites, le Chapitre provincial de la Province de Touraine assemblé au convent d’Angers eleut canoniquement le Pere Behourt provincial. Mais les ennemis de son zele s’emouvans sur cette election se liguerent ensemble pour en empescher l’effet, et ayans surpris (du depuis) les patentes du General pour la confirmation de ce Pere, les supprimerent, et luy osterent ainsi et à ses deux associez la nouvelle esperance qu’ils avoient conceu d’introduire la Reforme. Cependant, en cette occasion, l’iniquité manqua de succez dans ses industries, et elles reussirent enfin a sa propre confusion. Car deux ans après, le General venant en France où il fut mesme appellé par le Roy Henry le Grand, d’heureuse et triomphante memoire, convocqua le Chapitre provincial de Touraine au convent de Nantes où, par son autorite, anullant et corrigeant tout ce qui avoit esté attenté contre le bien, il nomma et etablit le R. Pere Pierre Behourt prieur du convent de Rennes, luy ordonna de commencer la Reforme en cette maison, luy en donna les premiers reglemens, et, pour la maintenir, luy promit en tout l’aide et la protection de son autorité.

§ 2. La Reforme prend son premier commencement dans le convent de Rennes par l’autorité du R. Pere General de l’Ordre, et Dieu appuye d’un secours extraordinaire cette Reforme dans son extreme peril.

Il est aisé de voir par ce que j’ay deja dit, et par ce que je diray cy apres (ci-après) que, dans le pauvre estat ou l’Ordre estoit reduit dans un temps si deplorable, c’estoit un grand acte de vertu et une espece de martyre de se soumettre à la charge de superieur et de prendre la conduite d’autruy. Le Pere Behourt, instruit par ses experiences et par le continuel exercice qu’il recevoit des faux freres, ne voyoit dans cet employ que croix et que combats (rendre combat) qu’il seroit obligé plus que jamais de rendre contre la chair et (27) le sang et contre les esprits instiguez (instiguer) par le Prince des tenebres Dieu, depuis un long temps, avoit retiré ses benedictions de dessus (de dessus) la maison de Rennes, de laquelle le Reverendissime P. Gefle, ral luy ordonnoit de prendre le soin. C’estoit plutost un lieu profane qu’un sanctuaire de religion. Ce qu’il y avoit de bastiment estoit occupé partie par le Gouverneur de la ville, partie par Messieurs de la Chambre des comptes. Il y avoit dans les cloistres ça et la des embarras de charrettes et de canons. Les seculiers, sans distinction de sexe, entroient dans la maison comme dans un lieu qui, de saint et solitaire, estoit devenu le rendez vous de leurs solicitations et de leurs procez. Il n’estoit pas mesme jusques aux masques du carnaval qui n’y vinsent faire reglément (= régulièrement) tous les ans les apprests et le bruit de leurs folastreries. Le jardin estoit creusé plus de soixante pieds en largeur et en profondeur pour hausser les murs de la ville ; le reste estoit en frische, sans closture, et ouvert à tout le monde. L’église dans un pauvre estat, avec un logement presque ruineux (en ruines), estoit restée a cincq ou six religieux de communauté sans provisions, sans meubles ny commoditez qui leur pussent passablement suffire. Voila bien des empeschemens au retablissement d’un bon ordre dans une communauté religieuse ; mais le plus grand de tous venait du dedans et de la fâcheuse disposition des religieux, entierement opposez au dessein de leur reformation.

Le Pere fit de tous ces renversemens et de tous ces desordres un sujet d’exercice a son obeissance victorieuse, et se soûmit humblement au joug de cette charge, se confiant en Dieu et dans le secours de sa grace. Son zele toujours accompagné de prudence s’occupa d’abord à tâcher de vuider cette maison de l’embarras des seculiers, et a separer les religieux du trop grand commerce qu’ils avaient au-dehors. Ce premier pas qui consiste a fuir du monde dans la solitude pour y entendre la voix de Dieu luy parut si necessaire, au commencement de la Reforme, qu’il n’omit rien de ses efforts et de ses industries pour aster de son convent tout ce qui pouvait empescher le libre et paisible exercice de la vie religieuse. La residence que Monsieur le Gouverneur (28) de la ville faisoit en ce convent avec tous ceux de sa famille semblait estre sans remede, d’autant, qu’outre son pouvoir et son autorité, le corps de ville, obligé de luy fournir de logement, n’avait pas d’autre lieu commode pour cela. Neantmoins, le Pere s’adressa librement à luy, et apres luy avoir humblement remonstré (remonter = exposer en vertu d’une loi) qu’il avoit ordre de son General de retablir dans sa maison les pratiques de la solitude et du silence religieux, ce qui ne se pouvait faire tandis que les seculiers y feraient leur demeure, il le pria instamment de faire desormais ailleurs sa residence et de ne trouver pas mauvais qu’il en usast ainsi, d’autant que sa conscience l’obligeait, en qualité de superieur, de procurer à ses religieux ce moyen de servir Dieu conformement à leur profession. Le Gouverneur receut mal ce compliment (=discours) et ne voulut aucunement entendre à, cette proposition ; ce qui obligea le Pere de recourir à Messieurs du Parlement et de leur presenter requeste tendante à ce qu’il fust ordonné que le convent des Carmes ne serait plus doresnavant occupé par aucunes personnes seculieres. Messieurs de la maison de ville s’opposerent en faveur du Gouverneur et alleguerent leurs raisons. Mais la Cour, ayant egard à la justice de cette cause et au dessein de la Reforme, l’appuya de son zele et de son autorité ; de sorte que le Gouverneur fut obligé de ceder, et la paix, qui en ce temps la fut rendue à la Province, fit aussi que Messieurs de la Chambre des comptes se retirerent quelque temps apres.

Il y avoit encore deux autres desordres à retrancher ; c’est que tous les ans, au moys de may, ceux qui tiraient au joyau (tirer au joyau= tirer au papegaut) avaient pris la coutume de s’assembler dans le cloistre des Carmes, venaient en armes dans regtise, y sonnoient la charge avec des tambours, et faisoient la decharge de leurs mousquets ou arquebuses, mesme pendant le service divin. Et ce qui estoit encore plus surprenant, c’est que les debauches du carnaval, ainsi que j’ay déja cy devant insinué, commençaient tous les ans dans ce mesme cloistre : les masques s’y assemblaient solemnellement avec des trompettes, des bruits (=sons graves produits à l’aide d’un instrument de musique ; par extension, cet instrument lui-même) et des fanfares, et de là allaient faire leurs folastreries par tous les cantons de la ville. (29)

Le Pere, animé du zele de la maison de Dieu239, s’opposa fortement à la continuation de ces coustumes, et quoy qu’elles semblassent avoir prescrit (avoir acquis droit de prescription), il en vint facilement à bout par la benediction que Nostre Seigneur donna à sa courageuse resistance. De sorte qu’enfin, par la grace de Dieu, il vid son convent libre et degagé de l’entrée et de l’embarras de ces personnes seculieres qui jusqu’alors l’avoient rendu comme un lieu mondain et profane. On peut penser quelle joye ce fut à cet homme de Dieu de voir cette maison hors de l’esclavage qui en avoit si long temps defiguré la beauté, et de pouvoir dire avec vérité dans cette rencontre les paroles d’Isaie, c. 52 Induere vestimentis gloriae tuae civitas sancti, quia non adjiciet ultra ut pertranseat per te incircumcisus et immundus. Quitte le deuil, o Cité qui es la demeure du Tres saint, et prens les vestemens de ta gloire, car il n’arrivera plus désormais que tu serve de passage ni de residence à ceux qui sont impurs et incirconcis.

Mais il n’estoit pas encore temps de crier victoire ; l’avantage n’estoit qu’au dehors, et il restait à purifier et sanctifier le dedans par l’établissement d’une vraye observance des vœux et des regles, de tout ce qui regarde le culte divin et la pratique de la penitence et mortification religieuse. Pour y parvenir, il n’avoit de son costé que ses deux associez et deux novices. Les autres religieux luy firent ce qu’ils pûrent de resistance, sur tout quand il fut question de mettre en commun ce que par abus ils avoient en leur disposition particuliere. Mais l’autorité du General et la justice du Parlement dont il estoit appuyé les fit plier ; en sorte que peu apres la sainte pauvreté, qui est la mere et l’ame de l’estat religieux, commença à reprendre son credit et son ancien lustre dans ce monastere, d’où elle avoit esté bannie depuis un si long temps.

Ce qu’on leur faisoit d’aumones estoit mis en commun, administre par ordre du Superieur, et distribué conformement à la Regle tirée de l’Évangile, selon l’âge et les necessitez d’un châcun (un chacun). Il est vray que ces aumônes estoient modiques ; mais la (30) ferveur de ces nouveaux commençans portoit l’indigence sans plainte et mesme sans en donner connoissance aux habitans de la ville. Leurs pauvres repas se faisoient dans le refectoir où ils estoient assaisonnez d’une sainte lecture qui duroit pendant toute la refection. On mit aussi en commun les choses qui regardent la vesture (vêture = vêtement) des religieux et les livres qui estoient restez de la dissipation des meubles du convent. Les religieux furent assujettis à n’aller en ville que par obeissance et deux à deux. On les retrencha peu à peu de la frequentation du monde. On ne vit plus ces libertez peu religieuses qu’ils prenoient autrefois dans les compagnies, ny quoy que ce fust qui allast au scandale et au mauvais exemple du prochain.

Neantmoins ceux qui n’estoient pas affectionnez à cette sorte de vie prirent cette vigueur pour une rigueur excessive, et cette reforme pour une nouveauté et alteration et pour un changement qu’ils rendirent odieux autant qu’ils pûrent dans les autres convens de la Province ; et enfin ils se retirerent les uns apres les autres, laissans par ce moyen le convent libre au Prieur et au petit nombre de ses associez, lesquels Dieu regarda d’un œil de misericorde ; et par son mouvement plusieurs personnes de la ville donnerent quelques aumônes pour les aider à vivre et à reparer le debris (débris) de cette maison. Les autels furent mis en meilleur estat, les cellules des religieux furent reparées ; ce lieu, qui auparavant estoit dans le tumulte, commença a reprendre une nouvelle face ; tout y fut rendu paisible et dans le silence ; le monde se retira ; en sorte que peu de personnes scavoient ce qui s’y passoit, tandis que Dieu, de qui les yeux sont arrestez sur les justes240, ecoutoit benignement les prieres et les gemissemens de ces cincq religieux qui, comme autant d’innocentes colombes avoient échappé les ongles du vautour.

Ce beau retablissement vint à, la connoissance de certains religieux de Paris et des autres villes où Dieu s’estoit reservé quelque semence de reforme. Ils vinrent à Rennes pour voir s’il y avoit sujet d’esperer du succez, et n’en trouverent pas selon (31) leur pensée. Car prenant les choses dans un sens trop humain, ils ne crurent pas que la Reforme deust subsister si le lieu n’estoit mieux pourveu des commoditez de la vie. De sorte qu’apres avoir souffert beaucoup de necessité, ils prirent resolution quasi tous de quitter et d’aller ailleurs en quelque lieu plus commode, De vray, cette maison estoit si pauvre et si denuée du secours qu’elle devoit attendre du prochain, qu’on peut dire de ces premiers religieux qu’ils vivoient plus de la foy que des assistances de ceux pour lesquels ils prioient Dieu jour et nuit.

Mais leur esperance et leur foy manqua de vigueur dans cette rencontre, car enfin ils sortirent un jour tous, à la reserve du Prieur, allans deux à deux, qui ça qui là, en dessein de se retirer en d’autres demeures, et d’y attendre un temps plus favorable. Le P. Prieur demeura plus ferme dans son ancienne resolution, demendant a Dieu avec entiere confiance le secours de sa grace et de sa protection qui ne luy manqua pas au besoin ; d’autant que deux de ce debris (débris) furent rencontrez par un habitant de Rennes, nommé Monsieur Bernard, sieur des Bouchers, advocat en Parlement, duquel Dieu se voulut servir pour les rappelles à eux mesmes. Ce bon mcnsieur vrayement digne de recevoir en ce lieu l’eloge d’un vray et fervent chrestien s’enquit d’eux où ils alloient ; ils luy respondirent qu’ils se retiroient en quelque autre maison de la Province, et que l’excez de la necessité les obligeoit de quitter celle de Rennes, d’autant qu’ils n’y voyoient pas de remede. À quoy il leur respondit : « Ah mes Peres, avez vous donc perdu la foy et la confiance en Dieu ? Retournez, il ne vous delaissera pas. » L’esprit de Dieu qui le faisoit parler de la sorte donna tant de force à ces paroles qu’elles penetrerent jusqu’au cœur de ces religieux et les firent retourner sur leurs pas. Il rentrerent donc au convent, mettant plus fortement leur esperance en Nostre Seigneur qu’au passé. L’heure du repas estant venue, on leur fit quelque aumône pour leur refection, et ensuite, visitant le tronc de leur eglise, ils y trouverent cinquante escus qu’on a creu toûjours du depuis avoir esté mis par ce charitable advocat. 32

§ 3. La Reforme reçoit de l’appuy de l’autorité du Saint Siege, et le Pere Behourt appelle a son secours le Pere Philippes Thibault.

Ce secours, envoyé par la Providence au moment de la necessité et suivi de plusieurs autres non moins considerables fit assez voir à ces religieux que Dieu esprouve pour un temps et ne laisse pas pour toûjours ceux qu’il inspire de se donner à luy ; qu’il ne faut pas comme cet ancien prophete fuir la face de Dieu pour aller en Tharsis241, et qu’il vaut mieux esperer en luy contre toute esperance242 qu’ecouter le raisonnement humain qui ne scait ce que c’est que se perdre a soy mesme et s’aveugler heureusement sous la conduite de la grace. Cela les encouragea à ne plus quitter le convent et à reprendre plus fortement le dessein de la Reforme. Et l’on peut penser quelle consolation ce fut au R. Pere Pierre Behourt de se voir fortifié par ces nouvelles asseurances de la protection du Ciel, et combien cela luy fit redoubler ses ferveurs et ses soins à poursuivre ce qu’il avoit commencé.

Nostre Seigneur l’avoit jusques alors aguerry par tant d’épreuves qu’il ne s’estonnoit plus de la tempeste. Neantmoins il n’obmît rien de ce que la vraie prudence luy dicta pour parer aux attaques des malveillans. Il fit presenter au Pape Paul V un memorial portant qu’il pleust à Sa Sainteté autoriser le dessein que luy et ses associez avoient de vivre dans l’exacte observance de leur Regle, conformement aux bulles des Papes ses predecesseurs, et aux reglemens faits depuis peu par le R. Pere General de l’Ordre, commissaire et visiteur apostolique, deputé de Clement VIII, son predecesseur. La requeste fut repondue favorablement par Sa Sainteté, qui fut bien aise de voir que cet Ordre, cy devant comme aneanti, fût en dessein de reprendre son ancienne vigueur, et le zele qu’ont eu autrefois les religieux carmes pour la perfection evangelique.

Le Bref fut expedié par les soins de l’Eminentissime Cardinal Pinelli, protecteur de l’ordre des Carmes, et fut adressé en France à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal François de Joyeuse,

(33) legat a latere, et specialement delegué de Sa Sainteté pour l’etablissement des reformes des ordres religieux.

Ce bref contenoit quatre poincts fondamentaux et principaux pour le maintien de nostre Observance.

I. Que ceux qui y voudroient estre receus souffriroient (souffrir = être soumis à) l’epreuve d’une année de novitiat, quoy qu’ils fussent profez dans l’Ordre, et seroient puis apres admis à la reiteration de leurs vœux et receus à vivre dans la Reforme, s’ils estoient jugez capables, ou renvoyez s’ils n’y estoient pas propres.

II. Qu’aucun Provincial ny autre superieur de l’Ordre ne pourroit empescher les religieux qui desireroient la Reforme de se ranger avec les reformez dans le convent de Rennes.

III. Que le Provincial ny autre superieur ne pourroit retirer du convent de Rennes aucun des religieux reformez pour les placer ailleurs en d’autres convens.

IV. Qu’on ne pourroit mettre aucun religieux non reformé dans le convent de Rennes sans le consentement des Peres de la Reforme.

Ce bref receu et publié par authorité du légat apporta le remede à des desordres importans, car les prieurs des autres convens envoyent en celuy de Rennes leurs jeunes religieux pour estudier au college donné depuis peu aux RR. PP. Jesuites, et ce meslange de religieux qui n’avoient pas receu les principes de la Reforme avec ceux de nostre education, eust ruine l’Observance des son berceau. Il fût arrivé le mesme inconvenient si l’on eust esté trop facile à recevoir dans l’Observance tous les anciens religieux, si leur bon desir n’eust passé par l’épreuve d’une année de reformation ; et si les superieurs majeurs peu affectionnez a la Reforme eussent mis indifferemment au convent de Rennes toutes sortes de personnes ou en eussent peu retirer ceux qui estoient veritablement appeliez de Dieu a l’exacte observance de la Regle.

Le Saint Siege ayant ainsi affermi et muni de son autorité cette Reforme naissante, il s’y rangea des religieux de divers endroits de la Province ; les exercices de pieté s’y faisoient sans (34) empeschement, et le R.P. Pierre Behourt, chef et introducteur de cette saincte institution, estoit comme la regle vivante a laquelle se conformoit cette communauté. Mais le temps du chapitre provincial s’approchant, auquel il falloit qu’il cessast d’estre prieur de Rennes, sans qu’il sceust en quelles mains tomberoit l’Observance, ce fut un nouveau sujet d’en appréhender le renversement.

De vray, dans ce Chapitre provincial qui fut assemble au convent de Poitiers, le 10. de may 1607, il fut nommé et confirmé prieur du convent d’Angers ; ce qui, l’eloignant de celuy de Rennes, luy ostoit quant et quant les moyens et la facilité d’aider sa Reforme, du moins par ses conseils, puisqu’il ne le pourroit plus par voye d’autorité. Neantmoins, dans cette fâcheuse conjoncture, il ne se considera point comme necessaire, mais plein de foy et d’humilité, il se regarda plutost comme un chetif instrument entre les mains de Dieu, qui ne devoit rien entreprendre au delà des volontez de son Maistre, et creut que tout autre seroit plus propre pour l’avancement et la perfection de ce que, dans son sentiment, il n’avoit fait qu’ebaucher.

Le R. Pere Louys Charpentier, docteur en theologie de la Faculté de Paris, fut mis en sa place prieur du convent de Rennes. Homme à la vérité très bien intentionné pour la continuation de l’Observance et de la Reforme, mais avec cela si humble et si éloigné de se juger digne de cet employ qu’il ne l’accepta qu’en esperance de s’en demettré bientost entre les mains d’un plus digne, si la Providence en faisoit naistre l’occasion.

Dieu, qui vouloit conserver son ouvrage par celuy la mesme qu’il avoit employé pour y donner le commencement, permit que le P. Pierre Behourt fut dechargé de prendre la conduite du convent d’Angers, d’autant que les religieux qui composoient cette communauté, craignans un pareil changement que celuy qui s’estoit fait par la Reforme au convent de Rennes, protester de ne point recevoir le Pere Behourt qui en estoit l’auteur, de sorte que les superieurs le confirmerent en qualité de prieur du convent de Dol, qui est un lieu plus proche de Rennes, et d’où (35) il pouvoit se transporter plus aisément quand il seroit appelle. Mais enfin cette seconde election n’eut pas de succez, a cause des rebellions et contradictions qu’il y trouva contre la Reforme.

Ainsi le serviteur de Dieu se retira dans le convent de Rennes, pour y vivre desormais en simple religieux, dans une continuelle penitence, mortification et oraison, et dans une soumission tries exemplaire. Cet exemple d’humilité plus puissant et plus persuasif que les commandemens et les paroles luy acquit le reste de sa vie l’estime et la veneration de tous, et ce fut en cette ma — niere qu’il creut devoir maintenir et avancer l’œuvre de Dieu qu’il avoit commencé. Mais afin d’y mieux reussir, il pensa efficacement à procurer qu’on establist un chef de l’Observance, qui continuast avec zele et authorité ce qu’il estoit resolu de ne faire que par son bon exemple.

Il envisageoit pour ce dessein depuis plus de douze ans le Pere Philippes Thibault, ainsi que j’ay déja cy devant insinué : et ce fut en cette occasion que Dieu disposa suavement243 les esprits à consentir que ce digne religieux fust appellé de Paris en Bretagne et employé puis apres à la continuation et à l’achevement du projet de la Reforme et Observance de Rennes. La chose arriva de cette sorte. Les religieux de la communauté desiroient un bon predicateur pour le Caresme et prierent le R.P. Behourt d’escrire au Pere Thibault en leur nom pour le convier de leur rendre cet office. Il ne manqua pas de luy escrire et de le presser par toutes sortes de motifs de ne leur pas refuser son secours et l’usage du talent qu’il avoit receu de Dieu pour la predication.

Le Pere Thibault fit grande difficulté d’acquiescer a cette demande, prevoyant que ce voyage et cet employ romproit les mesures qu’il avoit pris depuis quelque temps pour passer dans l’Ordre des Chartreux. Car apres avoir pesé les grandes traverses qu’avoit souffert jusqu’alors la reforme de sa Province, il ne pouvoit se persuader que jamais elle peust avoir un heureux et paisible succez. De sorte qu’il crut que pour respondre à la sain — (36) teté de sa vocation, il valait mieux qu’il portast ses pensees à l’Institut des Chartreux, la Regle et les pratiques desquels sont une vive expression de la maniere ancienne de vivre des religieux carmes, avant que le Saint Siege les eust appeliez du fond de leur solitude et de leur silence au service de l’Église pour la conqueste et le salut des ames. C’est pourquoy il conferoit beaucoup avec le R. Pere Leonard [sic] Beaucousin, prieur des Chartreux de Paris, et l’on decouvrit avec le temps son dessein par quelques exercices spirituels de cet Ordre escrits à la main, lesquels il pratiquoit en secret.

Mais les lettres du Pere Prieur de Rennes et du P. Behourt qui le solicitoient de descendre en Bretagne pour l’interest de la Reforme naissante, le rappellerent a luy mesure et l’obligerent de mettre serieusement cette affaire en deliberation. Il consulta premierement l’esprit de Nostre Seigneur et les regles de l’Évangile, priant beausoup pour decouvrir sa sainte volonté, et puis, voyant le Prieur des Chartreux, il se soumit humblement a la lumiere qu’il luy donna, que Nostre Seigneur le desiroit dans le travail pour le bien de son Ordre, et non dans le repos de la solitude d’une Chartreuse, que ses peines ne seroient pas sans succez et qu’il mourroit dans l’ordre des Carmes. L’evenement a fait voir que la prediction et le conseil de ce digne prieur des Chartreux estoit puisé, non dans les regles d’une sagesse humaine244 et de l’interest de son Ordre, qui pouvoit trouver quelque avantage à posseder ce religieux, mais dans celle de la charité qui n’envisage en toutes choses que la gloire de Dieu.245

Ainsi se resolut le R.P. Philippes Thibault de se transporter à Rennes, sans neantmoins perdre l’inclination ni l’esperance de sa reception dans la Chartreuse, si la volonté de Dieu ne s’y opposoit. Arrivant en cette capitale de Bretagne pour y prescher le Caresme, il s’acquita de cet employ avec un succez plein de benediction, portant les ames a Dieu avec des paroles et des (37) sentimens remplis de zele et de feu divin, et accompagnez de continuels exemples de vertu : ce qui luy gagna si fort l’estime et l’affection des religieux qu’apres son Caresme, de peur qu’il ne retournast à Paris, on le fit adroitement consentir à estre soûprieur et Pere Maistre des novices. En quoy d’abord il monstra le zele ardent qu’il avoit specialement de joindre à l’esprit de mortification et d’austerité que le R.P. Behourt avoit etabli, celuy de l’oraison et de la vie interieure. Mais avant qu’il pust y avoir grand succez, cela n’estant pas l’œuvre d’un jour, il fut r'appellé à Paris, où neantmoins il fit peu de sejour, car le Pere Prieur de Rennes le fit elire en sa place, le 30. juillet 1608, et par ordre du R.P. Provincial alla estre prieur du convent d’Angers.

On peut juger quelle consolation ce fut au Pere Pierre Behourt de voir en cela l’effet de ce qu’il avoit tant desiré, et combien les religieux avoient de sujet d’admirer et d’adorer les desseins de Dieu dans la continuation de cette Reforme. Cet Ordre fut autrefois commencé sur le Mont Carmel, et ses fondemens furent jettez par le Prophete Elie, homme tout de feu, de zele et de prodiges. Mais ce premier patriarche ayant disparu, l’ouvrage tomba entre les mains de son disciple Élisée, personnage doublement rempli de l’esprit, des vertus et de l’onction de son Pere (1). Il arriva quelque chose de semblable à la naissance de cette Reforme. Les fondemens en furent jettez par le Pere Pierre Behourt, religieux austere, zelé et laborieux a qui les difficultez augmentoient le courage et la vertu. Et cet homme de Dieu s’estant retiré pour mener une vie privée dans le silence et dans la solitude religieuse, il fut secondé pour l’achevement de ce chef d’œuvre par le P. Philippes Thibaut qui, comme un autre Élisée, parut animé du double esprit de son Ordre, multipliant l’huile et les onctions de l’esprit de Dieu qui devoient adoucir les travaux et les difficultez opposées a cette sainte entreprise.

Neantmoins il se jugea tellement indigne de cette election (38/39) qu’il ne l’accepta qu’apres avoir eu beaucoup de recours à la priere et de soumission au conseil de personnes vertueuses et de grande doctrine : ce qui le fit se resoudre plus facilement fut la demeure (=le fait de demeurer) du Pere Behourt dans le convent de Rennes, duquel il print246 desormais les conseils et recevoir ses lumieres en toutes rencontres. Entrant donc le 16. 9bre 1608. en l’exercice de sa charge, il continua desormais l’édifice spirituel de l’Observance sur le plan de son predecesseur, et quoy que celuy cy eust applani les premieres et principales difficultez et defriché les halliers les plus espineux, il trouva encore assez de quoy exercer son zele et sa vertu, specialement de la part des Provinciaux qui ne correspondoient pas au desir de la Reforme.

Il commença des lors a donner à ses religieux et à toutes sortes de personnes des rares exemples de modestie et humilité chrestienne. Il alloit parfois mendier de porte en porte, la besace sur l’épaule, et dans l’exercice de cette humble mendicité il donnoit beaucoup plus qu’il ne recevoit, car pour tres peu d’aumones souvent accompagnées de brocards et d’affrons, il donnoit des temoignages d’une modestie et d’une douceur si patiente et si religieuse que ceux mesmes qui le traittoient de la sorte en estoient confus et s’en repentoient sur le champ. Il n’est pas aisé d’exprimer combien tendres estoient les entrailles de sa charité, sur tout vers (=envers) les infirmes, mais generalement à l’endroit de tous. C’est tout dire que c’estoit sa speciale vertu, et que comme le texte sacré dit que les saints ont surmonté le monde par la foy247, ce grand religieux a triomphé de toutes les resistances des irreformez (=non réformé) par la charité. Les plus rebelles cedoient à la force de cette puissante vertu ; de sorte qu’on ne doit pas estre surpris du grand progrez que la Reforme fit en assez peu de temps sous une si sainte et amoureuse conduite.

Le nombre des religieux s’accreut bientost par la reception de plusieurs novices et profez, et comme ce digne superieur fut (39) continué dans sa charge au Chapitre provincial tenu à Hennebont l’an 1611, le nombre s’accreut en sorte qu’apres avoir donné l’existence et le solide etablissement a la Reforme dans le convent de Rennes, il eut moyen de l’estendre dans les convens d’Angers, de Loudun, de Saint Joseph, et autres, dont les circonstances sont assez amplement descrites par le R. P. Hugues de St François, en la vie du R. P. Thibault, sans qu’il soit besoin de les redire en ce lieu.

Il n’est pas à propos non plus de faire icy un plus long detail de diverses persecutions, qui n’estoient ni religieuses ni chrestiennes, que ces deux grands hommes supporterent encore comme autant de douleurs et de tranchées à l’enfantement de cette Reforme. Il falloit que la semence de cet ouvrage se jettast avec pleurs et gemissemens, afin que la moisson se recueillist puis apres avec joye et consolation.248

Entre plusieurs personnes remarquables en pieté ou en naissance, ou en tous les deux, qui en ces temps là furent receues dans cette Observance, nous avons deja marqué le Venerable Frere Jan de Saint Samson duquel nous avons donné la Vie et les Œuvres au public ; et nous produisons icy celle du Venerable Pere Dominique de Saint Albert. Voyons quel sujet a la Religion, aussi bien que la femme evangelique, d’oublier desormais les angoisses de son enfantement249, pour avoir produit des hommes de cette force.

CHAPITRE II. FRERE JAN DE SAINT SAMSON EST APPELLE AU CONVENT DE RENNES ; ET PEU APRES LE PERE DOMINIQUE Y EST RECEU NOVICE. LA NAISSANCE, L’EDUCATION, ET LES PREMIERES DISPOSITIONS A L’ESTAT RELIGIEUX DU PERE DOMINIQUE DE SAINT ALBERT.

La grace aussi bien que la nature ne veut point de matiere sans forme, ni de corps sans esprit. Les premiers genies de « Observance, agissans sur ce principe, ne se contenterent pas (40) d’avoir retabli dans le convent de Rennes les exercices d’austerité, de penitence et de mortification, et les pratiques plus severes à l’exterieur des vœux, des regles et des statuts : ils tacherent, autant qu’il leur fut possible, d’y joindre l’estude de l’oraison et de la vie interieure, comme la forme à sa matiere, et comme l’esprit dont le corps de la religion doit estre animé. Mais comme il ne suffit pas d’en avoir le dessein, ni mesme d’y courir fortement, si Dieu, autheur de nostre bonne volonté et de nostre course, n’y donne succez et benediction250 ; ils creurent qu’ils ne pouvoient obtenir cette grace avec plus de facilité qu’en prenant et suivant les conseils des personnes plus interieures, et appellant du convent de Dol en celuy de Rennes le Venerable Frere Jan de Saint Samson, homme plein de Dieu et de sa vertu, et l’un des plus purs contemplatifs que le siecle ait produit.

Le R. Pere Thibault ne se rebuta point de cette pensee, ni par la condition de frere lay, ni par l’aveuglement corporel de ce bon Frere. Il le considera plûtost comme un vaisseau (=vase) d’election251 qui, rempli du nom de Jesus Christ, devoit en porter l’odeur au dedans et au dehors de son Ordre. Et comme il prenoit conseil de tous, des RR. PP. Chartreux, Jesuites, Capucins, et des prestres et docteurs seculiers, il voulut encore adjoûter à ces pratiques de sa fervente humilité celle cy de se soumettre aux advis et aux lumieres d’un homme aveugle des le berceau et simple Frere lay auquel il avoit fait donner252 l’habit de religion depuis quelque temps dans le convent des Carmes de Dol en Bretagne. Il scavait trop que les merveilles de l’esprit et la sagesse de Dieu ne se trouvent pas dans le haut et le sublime, mais plûtost dans le profond et dans l’abisme du cœur humble. C’est pourquoy faisant beaucoup d’estime de ce frere qui, sous une basse apparence, cachoit des tresors extraordinaires de la grace, il le fit venir à Rennes, où Nostre Seigneur avoit marqué la place de cette pierre precieuse, telle que nous avons tâché de faire voir dans l’abregé de sa vie. 41

Là, ce bon Frere, apres l’épreuve d’une année de novitiat (ainsi qu’il estoit observé de tous ceux, mesme profez de l’Ordre, qui desiroient embrasser la Reforme) eut ordre des superieurs de ne pas refuser ses lumieres et ses pieuses instructions aux religieux qui auroient permission de s’adresser à luy, ce qui servit de premier appast à plusieurs pour estre tirez (attirer) à la vie de l’esprit. Car l’Ange du grand conseil253 parloit efficacement par sa bouche, et produisoit en eux des effets dignes de leur autheur. On luy adressoit mesme de jeunes profez, quoy que tres soigneusement instruits par le Pere Maistre des novices, et cet homme de Dieu leur communiquoit, selon qu’ils estoient disposez, les onctions de son esprit : ce qui en plusieurs a esté suivi d’effets qui marquoient assez le don extraordinaire qu’il avoit receu de gagner les cœurs à Dieu.

Or, comme ce fut en ce temps que fut receu en religion et dans cette Reforme celuy duquel nous voulons icy recueillir les vertus, je croy qu’il suffit de le donner pour exemple de ce que je viens d’avancer. Laissons donc pour maintenant les autres dans le silence, et voyons quelle a esté la vie du Venerable Pere Dominique de Saint Albert.

Mais avant que de commencer, il n’est pas hors de propos de dire quelque chose de sa naissance et de son education dans le monde. Car quoy qu’il soit venu fort jeune en religion, et qu’on nous ait donné peu de memoires de ce qu’il a fait dans sa tendre jeunesse, le peu neantmoins qu’on nous a fourni marque une si grande innocence, une application à Dieu et au culte de la Sainte Vierge dans un si bas age, et tant de disposition aux plus belles vertus, que l’on pourroit comparer son enfance a celle de plusieurs grands saints, prevenus de la douceur des benedictions254 de Dieu dès le lever du soleil, c’est a dire des le premier usage de la raison.

Sa naissance arriva à Fougeres (ville située sur les confins de la Bretagne, au diocese de Rennes) le jour de Pasques 14. d’apvril, l’an 1596. En ce jour d’allegresse auquel Nostre Seigneur (42) Jesus Christ estoit sorti du sepulchre, cet enfant receut sa regeneration sur les fonts de bapteme, et fut appellé Vincent, peut estre par une singuliere providence de Dieu qui vouloit en luy vaincre le monde et ses vantez, comme il fit autrefois dans l’admirable levite de ce nom, duquel il est dit : in Vincentio vicit mundum.

La mesme Providence luy donna des parens remarquables dans le pays quant aux biens temporels et à la naissance, mais beaucoup plus quant à la vertu et à la piete chrestienne. Son pere s’appelloit Guillaume Eschard, et sa mere Agathe Le Meignen, sieur et dame de La Salle. Ces deux personnes ont laissé, avec toute leur famille, une si douce odeur de vertu que je ne puis ômettre d’en dire icy quelque chose.255

Ils vivoient dans leur maison comme dans un petit monastere, fuyans les occasions du peché, s’addonnans à la priere et a la lecture des vies des saints, gardant exactement les commandemens de Dieu et le servant avec fidelité, et donnant au prochain des exemples continuels de modestie, d’humilité et de charité. Ils jeusnoient souvent, s’addonnoient soigneusement aux bonnes œuvres de la vie chrestienne : ce qui attira sur eux avec abondance les benedictions du Ciel.

Ils eurent seize enfans, desquels celuy qui fait le sujet principal de cette histoire fut l’aisné. Treize d’entre eux moururent (43) en bas âge, et allerent prendre possession au Ciel de l’heritage de Jesus Christ, avant qu’ils pussent estre depravez par la corruption du peché ; ce qui se doit attribuer a grande benediction puisque la mort des saints, en quelque age que ce soit, est precieuse devant Dieu.256

Ils eleverent les trois autres avec beaucoup de soin, dans la crainte de Dieu, et dans l’exercice des vertus communes du christianisme, autant que leur âge le pouvoit permettre. Le bon exemple du pere et de la mere, leur prudente conduite, leur assiduité au service divin, et leur charité envers le prochain fit que dans peu de temps ces belles vertus s’insinuerent au cœur de leurs enfans ; de sorte qu’estans puis apres dans un age plus avancé, ils firent voir des fruits abondans de cette semence celeste qu’ils avoient receu.

Une de leurs filles, se privant des satisfactions et du repos dont elle pouvoit jouir selon sa condition, passa quasi toute sa vie au service des pauvres, et cela avec tant d’exemple d’humilité et de charité, qu’estant enfin decedée dans ce saint employ, elle laissa dans le sentiment du public une odeur de vertu fort extraordinaire.

La foy de ces bons parens fut telle et si agreable à Dieu, que leur autre fille estant devenue paralitique, ils obtinrent miraculeusement sa guerison. Ils eurent premierement recours aux plus habiles medecins et aux remedes naturels, pour ne pas tenter Dieu : mais ces medecins apres neuf moys de traittement abandonnerent la malade et la jugerent incurable : ce qui obligea le pere et la mere de la faire transporter à Nostre Dame desArdilliers lez Saumur, celebre en miracles ; où apres la Messe que dit l’oncle de cette fille, recteur de la paroisse de Fougeres257, elle fut subitement et parfaitement guerie, ainsi que porte l’attestation qui fut faitte sur le lieu. (44)

[Il avint aussi a ce bon curé, oncle de la ditte malade, un trait de la singuliere protection de Dieu au sujet de sa disposition ou preparation pour bien mourir. Comme il estoit un jour seul dans son eglise, faisant ses prieres, le trousseau ou pacquet des clefs de la mesme eglise, fut jette à l’improviste devant luy comme par une main invisible, d’où il luy vint en pensée qu’il devoit bientost mourir, ce que l’evenement confirma, car quoy qu’alors il fust en pleine santé, bientost apres il tomba malade, et mourut en bon ecclesiastique.258]

Leur foy et leur devotion ne parut pas moins dans le consentement qu’ils donnerent de bon cœur à la vocation de leur fils aine, qui fut le Pere Dominique, à l’estat religieux, quoy qu’ils n’eussent humainement que luy sur lequel ils peussent appuyer l’esperance et le bien de leur maison, ainsi qu’il sera dit cy apres.

Voila quelle fut la tige d’ou nostre Pere Dominique de Saint Albert tira sa naissance, et quels en ont esté les rejettons. Il fut à la vérité le principal de tous, et les surmonta en vertu, en grace et en onction ; mais cela n’empesche pas que nous ne puission faire reflexion sur la grace que toute sa famille a receu d’estre toute dans la pieté et dans la sainteté du christianisme, et d’admirer non seulement les treize premiers enfans decedez dans l’innocence du baptesme qui sont autant d’etoiles brillantes dans le Ciel, mais encore le reste des personnes qui ont composé cette famille comme autant d’ames victorieuses qui ont si hautement triomphé du monde dans le monde mesme, et du vice au milieu de ses plus grandes amorces.

La mort de Monsieur de La Salle, pere de tous ces enfans, merite encore de n’estre pas mise en oubli. Il mourut âgé de soixante et trois ans, longtemps apres que son fils, le Pere Dominique de Saint Albert, fut entré en religion. Celuy cy se sentit obligé, soit qu’il eust eu revelation du temps auquel son pere devoit deceder, soit par quelque autre sorte de mouvement de l’esprit de Dieu, d’escrire a son pere qu’il mourroit bientost, et (45) qu’il se disposast à mourir de la mort des justes. Cet advertissement fit une impression assez legere sur l’esprit de ce bon vieillard, qui d’ailleurs estoit toujours dans les dispositions de faire en cela la volonté de Dieu. Mais son fils luy rescrivit une seconde fois d’une maniere plus pressante qu’il eust à se preparer à la mort, et qu’il luy restoit peu de temps à vivre. Ce qui toucha si fort le cœur de son pere, que des lors il commença à donner ordre à ses affaires, s’approcha avec une exacte preparation des sacremens de Penitence et d’Eucharistie, le jour de St Francois, et dans l’octave de ce saint il mourut d’apoplexie.259 Passons maintenant à l’histoire du fils qui donna par ce moyen la vie eternelle a celuy duqu'il [sic] il n’avoit receu qu’une vie temporelle.

Le Pere Dominique commença dès sa plus tendre jeunesse à donner des marques qu’un jour il se consacreroit à Dieu, car il s’occupoit d’ordinaire à dresser des petits oratoires, à imiter les ceremonies de l’Église, prenant plaisir à chanter comme font les ecclesiastiques, ce qui à la vérité se remarque en plusieurs enfans. Mais en celuy-cy ces actions innocentes ne se devoient pas appeller communes, si on envisage les effets qui les ont suivi dans un âge plus avancé. Son temperament estoit guay et agreable, et son naturel fort doux et bening, qui sont des qualitez que Dieu depart d’ordinaire aux ames choisies. Son esprit, quoy que fort vif, n’avoit que des saillies innocentes, et l’on n’a point apperceu dans son enfance, aucune de ces puerilitez desordonnées qui dans les autres enfans sont des effets de la malice du vieil Adam.

A mesure que cet enfant croissoit, la douceur et benignité qui luy estoit naturelle, prenoit aussi ses accroissemens, de sorte que, maintenant qu’il est devant Dieu, il peut avec raison s’appliquer ces paroles de Job : La tendresse et la compassion sur les miseres d’autruy ont commencé à croistre avec moy dès mon enfance ; elles m’ont accompagné dès ma sortie du ventre de ma mere.260 S’il voioit quelqu’un dans la souffrance ou dans la (46) necessité, il se sentoit émeu de compassion, et ne souffroit qu’avec deplaisir qu’on fît mal a qui que ce fust.

De là luy vint avec le temps une forte inclination a faire l’aumone aux pauvres, donnant à connoistre qu’il avoit des entrailles de pitié et de charité pour ces membres de Jesus-Christ affligez et necessiteux. Il leur procuroit ce qu’il pouvoit de bien ; et depuis, se trouvant en lieu écarté, où ses parens l’avoient envoyé pour étudier, quand il pouvoit ménager quelque chose sur l’argent qu’ils luy donnoient, il l’emploioit à faire des aumônes : ce qui leur fut un sujet de grande satisfaction quand un jour, l’ayans r'appellé pour le temps de ses vacances, ils le virent departir aux necessiteux ce qu’il avoit de reste. Le cœur dur, dit l’Escriture, est une marque de malediction.261 et par la raison des contraires, cet enfant déja si tendre aux besoins du prochain sera rempli de benedictions celestes.

Sur ces belles et rares dispositions, ses parens l’envoyerent à Rennes pour continuer et avancer ses estudes. La divine Providence sembloit avoir preparé dans ce lieu, à dessein, deux choses qui favoriserent avec avantage la pensée qu’il eut puis apres de se faire religieux. La premiere est que depuis peu le college de la ville avoit esté mis entre les mains et sous la conduite des RR. Peres de la Compagnie de Jesus ; et l’autre, qu’en mesme temps, la Reforme de laquelle nous venons de parler s’estoit introduite dans le convent des Carmes, qui est quasi tout joignant ce collège. Entre ces deux societez, l’une de Jesus, et l’autre de Marie, mere de N. Seigneur, les escholiers recevoient d’une part les enseignemens necessaires pour les lettres et pour la pieté ; et de l’autre, l’exemple de modestie et de religion, qu’ils voyoient éclater specialement dans les novices et jeunes profez de cette Reforme.

Chaque jour, les regens, apres le temps de la classe, conduisoient leurs escholiers à l’eglise des Carmes pour y entendre la sainte Messe, d’autant qu’ils n’avoient point encore de chappelle (48) au college ; et les jours de feste, cette jeunesse, aussi bien que les habitans de la ville, ne manquoit pas d’abonder (=venir en foule) dans l’eglise de ce monastere, où ils estoient attirez par la beauté des ceremonies, du chant et du service divin. Ceux qui entroient dans le cloistre, se trouvoient d’ordinaire saisis d’un saint respect, causé par le silence et la tranquillité de ce lieu qui, quoy que situé dans une grande ville, et peuplé du depuis de grand nombre de religieux, sembloit n’estre la retraitte que des oiseaux qui y faisoient leurs concerts et leurs ramages.

Nous pouvons dire à la gloire de Dieu seul, et à la louange de la cour celeste, que l’on a veu dans ce lieu des cœurs qui sembloient les moins ploiables (ployable) a la grace, ceder enfin à la force de ses attraits, et se convertir si serieusement a Dieu, qu’ils vivoient desormais tout autrement qu’au passé. D’autres en grand nombre y ont receu mouvement de quitter le monde et de changer la liberté des sens avec la douce captivite du joug de Jesus-Christ ; et jusques a ce jour la devotion, surtout des escholiers, y continue, en sorte qu’ils ont cette persuasion qu’ils ne reussiroient pas dans leurs estudes si, chaque jour, allant en classe, ils ne faisoient en passant leurs devotions a Nostre Darne du Mont Carmel, Ils y vont exprez quand ils doivent composer pour les rangs et dignitez de la classe, et, aux jours de solemnité, ils y assistent en grand nombre aux processions et à l’office divin.

Le convent des Carmes jettoit de nouveau cette odeur de Jesus-Christ dans la ville de Rennes quand Monsieur de La Salle y envoya son fils pour estudier ; et comme c’estoit en ce lieu que la grace avoit tendu ses pieges pour le prendre, elle le fit sans difficulté, d’autant qu’elle y avoit disposé son cœur depuis un long temps, ainsi que j’ay briefvement fait voir. À cela servit son application aux estudes, dans lesquelles il ne manqua pas aussi de bien reussir. Mais ce n’est pas sur quoy je me veux arrester, son esprit et ses talens naturels le favorisoient assez pour cela ; et la grace à mesme temps l’appelloit à de plus hauts desseins.



CHAPITRE III. LA VOCATION DU PERE DOMINIQUE DE SAINT ALBERT A L’ORDRE ET A L’OBSERVANCE DES CARMES DE LA PROVINCE DE TOURAINE.

Le Fils de Dieu qui, dans l’Evangile, à voulu temoigner une tendre inclination pour les petits enfans, aime bien plus ceux qui sont encore dans la premiere innocence du baptesme. C’est à cette sorte d’enfans qu’appartient de plus pres le Royaume des cieux.262 Il les appelle a soy et leur fait entendre sa voix, qui les solicite a quitter le monde et ses vannez, afin de devenir ses enfans plus cheris, et les coheritiers de sa gloire. Il favorisa de la sorte nostre petit Vincent que nous nommerons cy apres Frere Dominique de Saint Albert. Il le prevint des benedictions de sa douceur263 et le charma tellement par la sensible infusion de sa grace, que bientost il souhaitta d’abandonner le monde corrompu, et d’entrer dans la religion (ordre religieux) des Carmes, qu’il considera desormais comme un paradis.

Ce qui le porta à choisir cet Ordre fut le dessein qu’il avoit d’appartenir singulierement à la Sainte Vierge, à laquelle cet Ordre est specialement consacré. Mais outre ce motif qui est commun presque à tous ceux qui entrent en cette religion, il y a quelque chose à cette vocation qui n’est pas ordinaire.

Nostre Seigneur, ainsi que j’ay dit, l’avoit prevenu de beaucoup de graces, entre lesquelles l’une des plus considerables fut que dans la grande devotion qu’il avoit a Nostre Dame, sous le titre du Mont Carmel, il se forma une chaste idée de la beauté de cette Vierge tres pure, dont il fut desormais si occupé au dedans qu’il pouvoit dire à bon droit ces paroles du Sage : Je l’ay aimee et recherchee des ma jeunesse plus tendre, et sa grace m’a paru si ravissante qu’elle a gagné toutes les affections de mon cœur264. Et ce n’est pas merveille si l’idée de cette beauté avoit gagné le cœur d’un enfant, puisqu’elle a bien charmé celuy de Dieu mesme. (49)

Cette douce impression se renouveloit particulierement aux jours des processions de la Vierge, lors qu’on chantoit ces beaux eloges, Mater amabilis, Mater decor Carmeli. Virgo flos Carmeli265, Mere tout aimable, qui estes la fleur et la beauté du Carmel. Il ne pouvoit entendre ces mots ni les prononcer que les larmes ne luy vinsent aux yeux, ainsi qu’il avoüa a quelqu’un de ses parens qui nous l’a communique, et qu’il ne desirast ardemment de courir de plus pres à l’odeur des agreables parfums 266 dont la Sainte Vierge luy faisoit sentir la suavité. C’est à cet attrait que se doit attribuer la principale source de sa vocation à l’ordre des Carmes. Neantmoins il ne s’expliqua pas sitost la dessus, soit à raison de la crainte qui est naturelle aux jeunes enfans en cette matiere, soit à cause de son bas âge : car il n’avoit encore que quatorze ans quand il print determinement la resolution de se faire religieux, et ne pouvoit pas ignorer qu’on ne peut embrasser cette profession qu’à l’âge de saize ans.267

Cependant il continua fidelement ses estudes, et tandis qu’il eut l’asseurance de la grace sensible que j’ay cy devant marqué, il fut toujours dans quelque sorte d’impatience d’attendre si long temps à accomplir son dessein. Mais Dieu, la conduite duquel sur les ames est admirable, permit que peu à peu cette sensibilité vint à s’evanoüir, et cette ferveur à se tourner en tiedeur, et comme en quelque sorte d’indifference pour l’accomplissement de sa sainte resolution, de sorte qu’il se trouva depourveu sans y penser de cette agreable devotion qui, comme un laict delicieux, norrissait (norrir) son ame et luy donnoit de douces pensees pour le Ciel ; et tout au contraire l’esprit d’iniquite luy suggeroit des pensées pour le monde et pour le libertinage.

Il n’est pas aisé d’exprimer combien il se trouva deconcerté sur ce poinct, car quoy qu’il continuast toujours ses exercices ordinaires de pieté, se trouvant aux devotions publiques, frequentant les sacremens, et disant quantité de prieres, cet agreable (50) estat dans lequel il s’estoit veu ne revenoit point, ses larmes de devotion sortoient dessechées, et son ame estoit devenue comme ces montagnes de l’Escriture sur lesquelles le Ciel est conjuré de ne verser plus de rosée ni de rafraichissement.268 Mais ce qui l’humilia davantage, c’est qu’apres quelque temps de cette sorte d’experience, il vint à ressentir au dedans de soy des remords de conscience fort frequens de ce qu’il ne se presentoit pas pour accomplir son dessein d’estre religieux. La synderese (syndérèse= conscience) le pressant d’une part de quitter le monde, et la secheresse de son cœur le tenant d’ailleurs comme en suspens et dans l’irresolution, il a depuis advoüé que dans cet estat la crainte des jugemens de Dieu l’effraioit beaucoup et qu’il ne faisoit pas de reflexion sur sa jeunesse qui excusoit manifestement son delay.

Au matin lorsqu’il s’eveilloit, il se trouvoit aussitost saisi de cette fraieur ; et si parfois il entendoit la nuit les cloches du convent des Carmes pour l’office de Matines, il entroit dans le mesme sentiment, et luy sembloit entendre une voix interieure qui luy reprochoit son peu de courage, et luy demandoit quand il seroit du nombre de ces serviteurs de Dieu qui chantent ses louanges nuit et jour ? À quoy il respondoit, ainsi que fit autrefois saint Augustin : ce sera demain, Seigneur, ce sera demain, et ce demain marqué dans la prescience de Dieu venoit peu a peu et lentement.

C’est ainsi que l’Esprit de Dieu faisoit deja souffrir les rigueurs d’un facheux hyver à cette jeune plante afin qu’elle jettast des racines, et print des forces pour supporter cy apres de plus rudes épreuves. Il voulut que comme un autre Samuel il ne fust offert au temple et à la religion qu’apres avoir esté retiré de la mammelle269 d’où se répandent les devotions sensibles, et que, se norrissant du pain solide de la foy, il fust en quelque façon religieux avant que de l’estre. Plusieurs sont aveugles à cette sorte de conduite, et se figurent qu’une personne a perdu sa vocation, ou n’est pas propre à l’estat religieux, sitost qu’ils la voyent depourveue de ces premieres ferveurs qui bouil — (51) lonnent dans le sens ; comme si le Seigneur estoit plutost dans l’emotion que dans le repos270, et dans la partie sensitive que dans le pur esprit. Il est vray qu’il faut prendre garde aux changemens qui viennent d’inconstance et de legereté, mais aussi se faut il bien garder d’estouffer l’etincelle du feu que Dieu conserve secretement dans une ame tentée, et qui estant fomenté (fomenter = entretenir la chaleur) pourra croistre, et faire un amoureux embrasement. Dans cette sorte de peines et d’exercices, nostre jeune athlett fut éprouvé et tenté, mais non combattu ni vaincu ; car enfui l’heureux jour arriva qu’armé de resolution il alla se presenter au P. Prieur271 et au P. Maistre des novices du convent des Carmes de Rennes, et leur aiant decouvert son desir avec les circonstances de sa vocation, il leur demenda avec instance l’habit de leur Ordre. [ ]272 pourveu qu’ils y consentissent. Cette condition s’observe d’ordi-Sur sa demande qui fut benignement écoutée, on ne manqua pas de luy dire sans dissimulation, comme on fait à tous les postulans, les rigueurs de la Regle, et les austeritez de la condition ou maniere de vie qu’il y entendoit embrasser. Qu’il falloit se resoudre d’y vivre comme une personne crucifiée au monde, et à qui le monde est en horreur comme un crucifié.273 Que plusieurs entrent en religion et peu poursuivent avec filelité ce qu’ils ont commencé ; ausquels il eust mieux valu n’avoir jamais connu les sentiers de la justice, ainsi que dit l’Apostre, que se detourner puis apres de leur sainte vocation.274 Que pour ce sujet on donne aux nouveaux convertis des fortes epreuves ; et qu’enfin on craint avec juste raison d’admettre à cet estat des enfans tendres et delicats, et qui n’ont pas encore toute la maturité que requiert un dessein de cette importance. On luy donna du temps pour bien peser ces advertissemens, et ce pendant on examina son esprit, son naturel et ses forces. Apres quoy, les superieurs voyans qu’il n’estoit aucunement ébranlé dans sa bonne resolution, apres plusieurs instances et (52) demandes reiterées, le jugerent enfin recevable, et luy donnerent ordre d’advertir ses parens que sa reception estoit conclue, pourveu qu’ils y consentissent. Cette condition s’observe d’ordinaire dans les religions, à moins que l’on eust sujet de craindre que les parens s’opposassent et missent empeschement à l’entrée de leurs enfans en religion : car en cette rencontre il faudroit preferer la volonté du Pere celeste. Mais la pieté des parens de nostre postulant faisoit assez prejuger, qu’encore qu’ils aimassent tendrement cet aisné de leurs enfans, et qu’il deust estre l’appuy de leur famille, ils ne mettroient aucun empeschement au dessein de sa vocation ; et la sainte education qu’il avoit receu d’eux meritoit trop qu’il leur rendist ce respect.

Il leur donna donc advis, par une lettre qu’il leur escrivit, du dessein qu’il avoit depuis un long temps de se rendre religieux et de vivre le reste de ses jours au service de Nostre Seigneur et de sa sainte Mere, dans l’ordre des Carmes ; que cela ne les devoit pas surprendre, veu les marques qu’il leur avoit donné cy devant de cette inclination, à laquelle ils n’avoient pas fait paroistre de repugnance ; qu’il se reconnaissoit redevable à la bonté qu’ils avoient eu de l’elever avec tant de soin ; qu’il esperoit, estant obligé de leur rendre service, de le faire avec plus d’avantage dans l’estat religieux, par ses continuelles prieres ; et que, pour cet effet, il leur demandoit humblement leur benediction.

Cet advis fut un rude coup et causa bien du combat au cœur de son pere et de sa mere. L’amour qu’ils portoient à cet enfant fit effort pour emporter le dessus, et la nature leur fournit assez de raisons pour ne pas consentir à cette amere separation. C’estoit leur aisné et leur fils unique, elevé avec grand soin et a gros frais dans les estudes. Son oncle se promettoit de luy resigner un benefice considerable, supposé qu’il se fist ecclesiastique ; et au cas qu’il voulust estre du monde, il y avoit des biens à suffire dans la maison. Ces considerations estoient assez puissantes pour faire que ses parens le divertissent de son entreprise. Mais la charité de Jesus Christ emporta la victoire et triompha des sentimens de la chair et du sang. De sorte qu’apres (53) avoir respandu des larmes, qui dans ces rencontres sont un tribut deu à la nature, et apres avoir serieusement consideré ce qu’ils devoient à Dieu qui leur avoit donné cet enfant, non pour estre seulement l’appuy de leur maison temporelle, mais pour leur eu preparer une celeste par ses prieres et par ses vertus, ils donnerent avec generosité leur consentement à son entrée en religion. Le pere fit bien plus, car ainsi qu’un autre Abraham resigné à sacrifier son Isaac, il fit voyage expres à Rennes, où d’abord les playes du cœur se renouvelerent, et la nature r'alliant ses forces tâcha de redonner combat à la grace : mais Dieu fut toûjours le vainqueur, et ces tendresses naturelles ne servirent qu’à rendre la victoire plus glorieuse. Le pere conduisit son fils au convent des Carmes et, le prenant par la main, il le presenta au R. Pere Philippe Thibault275 qui estoit prieur, lequel ne pouvoit assez admirer d’une part la force et la constance, et d’un autre costé, les assauts d’un cœur paternel qui surmontoit un amour par un plus puissant amour. En cette occasion, les larmes qui couloient de ses yeux ne peurent esteindre la charité276 de Jesus Christ, et le feu de l’amour naturel fut obligé de ceder à celuy de cette Reyne des vertus. Ce qui parut hautement en ce que ce bon pere, ne voulant pas qu’il manquast aucune chose à l’achevement de son sacrifice, il assista constamment (=avec constance) à la reception de son fils, et le sacrifia bien plus parfaitement qu’on ne faisoit les ainez dans l’ancienne loy. Il estoit alors permis de les racheter ; mais celuy-cy, comme un autre Samuel, est presenté à Dieu pour tous les jours de sa vie.



CHAPITRE IV. SA RECEPTION AU NOVICIAT, LE PERILO QU’IL ENCOURUT D’Y PERDRE SA VOCATION, ET LA GRACE EXTRAORDINAIRE QU’IL RECEUT SUR CE SUJET

Le cincquiesme de may en l’an 1613, jour dedié a la feste de saint Ange, illustre martyr et taumaturgue de l’ordre (54) des Carmes, fut choisi pour la reception de nostre novice, avec six autres, l’un desquels estoit encore moins agé que luy de quelques moys. Mais l’evenement a monstré que ces deux plus jeunes n’estoient pas les moins propres à la sorte de vie qu’ils alloient embrasser. Je ne m’ecarterai pas beaucoup de mon sujet si je dis en passant que ce dernier, qui fut appellé Frere Ange, a bien fait voir cette vérité pendant tout le cours de sa vie, se rendant imitateur de son saint patron, non seulement en sa facon de vivre, mais encore en son martyre, quoy que d’une façon non sanglante. Il se consacra comme luy au service de Dieu dans un âge fort tendre et dans une grande innocence, et apres avoir passé l’espace de trente ans dans les continuels exercices d’une heroique vertu, il mourut de travail et de fatigue pour la charité envers ses freres ; car, faisant ses visites par les convens de la Province de Touraine, en qualité de Provincial, et chacun le persuadant de se soulager un peu, le zele de la charité eut plus de force sur luy que la conservation de sa vie, de sorte qu’il deceda dans un bourg nomme Hedé, entre Rennes et Dol, l’an 1643., le 29. de septembre. Ainsi finit la vie angelique du R. Pere Ange de Sainte Agnes, au jour dedié a la solemnité des SS. Anges et dans le ministere angelique de l’assistance du prochain.277

Le R. Pere Philippes Thibaut qui recevoit ces postulans ne fut pas moins guidé de l’esprit de Dieu, dans l’imposition qu’il fit a Vincent Eschard du nom de Frere Dominique de Saint Albert, qu’il l’avait esté en celle de Frere Ange duquel je viens de parler. Il le nomma Frere Dominique comme appartenant par un droit singulier à N.S. Jesus-Christ278 ce que le reste de sa vie justifiera avec la fidele imitation qu’on y pourra voir des vertus du grand saint Dominique. On y adjousta le surnom de Saint Albert pour mesmes sortes de motifs qu’il n’est pas besoin d’eclarcir icy davantage.

Estant revestu de l’habit de religion, son cœur qui avoit plus tost ignoré le monde qu’il ne l’avoit laisse, (55) n’eut pas de peine a se defaire de l’affection des choses qu’il y avoit abandonné. On luy donna, comme a ses compagnons, la liberté de remarquer pendant quelques jours l’exterieur des autres novices afin de se conformer à eux dans les ceremonies et autres pratiques exterieures de religion. Et puis on commença de luy donner les plus communes instructions touchant la modestie, et les autres vertus qui sont convenables aux conmmençans. On devoit tout esperer de son naturel docile, de la bonté de son esprit, et des bons desirs qu’il avoit tant de fois conceu et temoigne pendant qu’il demandoit l’habit. De vray, l’office divin, le beau reglement qui s’observe dans le monastere, la conduite des superieurs toujours accompagnée de charité, le silence, la retraite, les discours serieux et saints au temps de la conversation ; les lecons spirituelles, les ferventes exhortations, les mortifications mesme publiques recherchées avidement d’un châcun, et generalement tous les usages du novitiat et de l’estat religieux produisent d’abord dans l’esprit des nouveaux venus un saint étonnement, un profond respect, et un désir d’en venir à l’imitation : rien ne leur couste dans ce premier pas, tout leur est facile, et leur cœur est une table rase sur laquelle on forme telle figure que l’on veut. La seule continuation est ce qui discerne le fort d’avec le foible, et ceux qui sont propres pour cette condition d’avec ceux qui ne le sont pas. C’est pourquoy nous avons à marquer en ce lieu comment en usa Frere Dominique de Saint Albert.

Sans doute son commencement ne fut pas meprisable, et sa premiere ferveur ne fut pas moindre que celle des autres. Mais comme Nostre Seigneur, ainsi que j’ay remarqué, avoit cessé longtemps auparavant de luy écouler (= déverser) les dons sensibles de sa grace, voulant commencer des lors à le conduire par les chemins deserts et épineux que nous tâcherons de descrire en temps et lieu : il retomba facilement dans son naturel vif, gay et enfantin, car il n’avoit gueres que quinze ans quand on le fit novice279 ;(56) et l’on peut juger ce que l’on doit attendre dans cet estat d’un enfant qui a de la vivacité, à moins que le Ciel vienne fortement au secours, et l’emporte au-dessus de la nature toujours ennemie de la mortification et du bon reglement.

En effet, on tient pour indubitable que l’esperance que l’on avoit conceu de la bonne vocation de ce jeune religieux n’eust eu aucun succez, si Dieu ne l’eust secouru. Voicy comme la chose arriva. Le Pere Maistre des novices, nommé P. Matthieu Pinault, homme sage et fort eclairé, n’omettoit à, la vérité rien de sa vigilance et de son industrie pour les elever dans les vrays sentimens et dans les pratiques de la religion ; mais comme toutes sortes de fruits ne sont pas murs à mesme temps, cela dependant de la grace, dont les directeurs sont les ministres et non les maistres, il estoit parfois oblige d’user de dissimulation et non de reprehension, surtout à l’endroit des plus jeunes, comme aussi de leur rendre le fardeau des austeritez un peu plus leger, à cause de leur complexion tendre et delicate. En quoy il imitoit le bon laboureur, qui, comme dit l’Apostre, attend avec patience le precieux fruit de la terre qu’il a cultivé.280

Or comme il arriva, contre le dessein de ce sage directeur, que Frere Dominique ne fit pas un bon usage de cette indulgence, il se sentit obligé de changer de methode envers ce novice et de prendre sur luy une conduite plus serieuse. Entre autres, un jour que les novices estoient assemblez à l’ordinaire, comme chacun d’eux en son rang s’accusoit par humilité des fautes exterieures qu’il avoit commis, quand ce fut à Frere Dominique, le P. Maistre prenant l’occasion le reprit aigrement de ses fautes et de ses legeretez et luy remontrer son peu de profit et d’avancement en la vertu dans un novitiat si avancé, et prest de finir : [il ne luy restoit plus qu’à changer de vie, ou à retourner au monde281; que Dieu, apres avoir patiemment attendu la conversion d’une ame tiede, scait bien la rejetter, et la vomir de sa bouche282 ; qu’on avoit esperé toute autre chose (57/58) de la bonté de sa vocation, qu’il la conservast comme un tresor, qui avoit cousté la vie à Jesus Christ ; qu’il travaillast à son salut tandis qu’il avoit le temps favorable283 ; qu’apres le jour de la grace vient l’obscurité de la nuit, dans laquelle personne ne peut travailler 284, ainsi que dit l’Évangile.

Cette reprehension frappa au cœur du novice comme un coup de foudre, et l’excita (exciter = se réveiller) comme d’un profond sommeil, en sorte que des lors il versa beaucoup de larmes et se resolut de faire voir les effets d’une veritable conversion. Il alla se presenter [à genoux285] devant l’autel de la Sainte Vierge, et se souvenant des anciennes faveurs qu’il avoit receu de cette Mere de belle dilection, il rappella à son esprit les douces caresses et les purs allechemens avec lesquels elle l’avoit attire et heureusement conduit au port de la sainte religion, ce qui le fit pleurer chaudement devant cet autel et devant l’image de saint Joseph [qui est aussi invoqué dans le mesme lieu286] les desordres (quoy que legers) de sa vie, passée avec si peu de fruit dans son novitiat, Il n’osoit lever les yeux vers l’image de la Vierge, tant il avoit de confusion, et, s’adressant à saint Joseph, il le prioit d’estre son mediateur envers elle.

Enfin, comme les soupirs d’un cœur humilié287 penetrent jusques à celuy de Dieu, il sentit exaucez sur le lieu les amoureux gemissemens avec lesquels il luy demanda sa conversion par les merites de la Sainte Vierge et de saint Joseph ; et pour marque de ce merveilleux effet, il prononça ces paroles du Psalmiste : dixi : nunc coepi, haec mutatio dexterae Excelsi288 . C’est à ce moment Seigneur que je commence d’estre tout â vous ; et ce changement vient de vostre main, ô Dieu tres hault.289

Voila comme la Sainte Vierge qui avoit donné commencement (58/59) à la vocation de ce novice, y donna la continuation et rachevement d’une maniere qu’on peut appeller miraculeuse, ou du moins fort extraordinaire, ainsi que les fruits que cela produisit puis apres le justifieront amplement.

La puissante lumiere de laquelle son esprit fut éclairé dans cette rencontre changea si fortement son cœur que, se levant de là avec des sanglots et des gemissemens, il parut desormais tout autre et prit des resolutions efficaces de ne plus jamais acquiescer à aux sens et a la nature. Quoy que jusques alors il eust toujours esté dans une grande innocence, il se considera comme le plus coulpable de la terre pour avoir esté si long temps sans appliquer solidement son esprit et son cœur à Dieu par connoissance et par amour, et creut qu’il falloit en toute maniere redoubler le pas pour atteindre le but de l’excellente vocation qu’il venoit de recevoir encore une fois par l’entremise de la Vierge. Il se croiait sans doute bien redevable à Dieu pour sa premiere vocation, lorsqu’il l’appella du monde à l’estat religieux. Mais il consideroit cette autre grace comme une seconde vocation bien plus estimable, d’autant qu’elle luy avoit decouvert les premiers sentiers de la vraye sagesse qui conduisent a la perfection evangelique.

Il fut desormais dans cette continuelle disposition qu’il preferait sa vocation a toutes les grandeurs et richesses de la terre, et disoit souvent que jamais il ne pourroit remercier suffisamment la bonté de Dieu d’un tel bienfait. Il fut long temps ordinairement occupé au dedans sur ce sentiment, et se trouvoit dans un continuel estonnement de ce que, nonobstant qu’il fust le plus indigne de cette grace, il l’avoit neantmoins receuè preferablement à une infinité de personnes qui en eussent mieux usé. Sur cette reconnoissance de son indignité, il s’abaissoit si fort devant tous ses freres, que non seulement eux, mais encore le Pere Maistre, se trouva tout surpris de voir la continuation de l’attrait qui faisoit en ce jeune novice un si notable changement.

Dieu luy donna une claire veuè et connoissance de ses moindres (59/60) deffauts, et il les pesoit si exactement qu’il ne pouvoit se persuader qu’il y eust autre chose en luy que deffaut et imper fection ; c’est pourquoy il se croioit le plus indigne de la maison, de tout l’Ordre, et de tout le monde. Non seulement il observoit ses deffauts, mais encore il prioit son Pere Maistre, comme plus laisser passer aucune : qu’en cela il luy feroit une tres grande charité, laquelle il tacheroit de reconnoistre par ses prieres. [Dans eclairé, de les observer et de le reprendre de ses fautes sans luy en de Dieu, et écoutant les autres avec respect. Si on l’interrogeoit, ce sentiment de son indignité, il se tenoit dans un humble si lente en la presence de ses freres ; s’abstenant mesme de parler il repondoit en peu de paroles, et rentroit dans son silence, qui servoit d’une meilleure instruction que les longs discours. Aussi ses freres ne le pouvoient ils voir sans rentrer en eux, et sans estre touchez, appercevans, disoient-ils, en luy quelque chose de divin, qui leur faisoit confusion de le voir s’avancer a grand pas, et eux demeurer en arriere.

Il ne levoit jamais le veuë en haut, et ne se servoit de ses yeux que pour la pure necessité. Passant un jour par une allée de la sacristie où il y avoit beaucoup de fleurs pour parer les autels, son P. Maistre luy demanda s’il les avoit trouvees belles ? Il repondit, comme en s’accusant de stupidité, qu’il ne les avoit pas veues, et mesme qu’il n’eust pas creu les devoir regarder sans commandement.290]

Dans ce sentiment d’humilité, lors que le Superieur advertissoit en commun de quelque deffaut, il se jettoit promptement à genoux et s’en accusoit, quoy que d’ordinaire il n’en fust pas veritablement coulpable, et tous voyoient assez que ces accusations n’estoient que l’effet de sa fervente humilité. Cette pratique luy a esté ordinaire pendant qu’il a vescu, n’estoit qu’il fut superior : encore avoit il bien de la peine, lorsqu’il l’estoit, de retenir au dedans les profondes humiliations à l’exercice desquelles il estoit porté par l’habitude de cette excellente vertu.

Lorsque quelqu’un lui parloit ou l’interrogeoit de quelque chose (60/61), si brievement que ce fust, il se jettoit promptement à genoux, selon la pratique ordinaire du novitiat ; mais il le faisoit, depuis cette conversion, avec tant de confusion de soy mesme et de son indignié, qu’il n’osoit lever les yeux pour envisager (= regarder au visage) la personne, de sorte qu’on voyoit assez, par le profond respect qu’il portoit à tous, que ce changement estoit un effet de la grace, et que Dieu, pour ainsi dire, s’estoit mis de la partie pour faire de ce jeune religieux un modele de vertu pour tous les autres.291

Dès ce temps là, corne il estoit exact et fidele à se donner a Dieu, aussi Dieu reciproquement se rendit liberal à se communiquer à luy. Le créé ne luy estoit rien hors de Dieu. Cette sentence luy plaisoit : Un cœur est trop avare a qui Dieu ne suffit pas. Et de ce sentiment il entroit dans celuy de saint Paul : Pour m’enrichir de Jesus Christ, je ne regarde toutes les choses crées et leur possession, que comme autant de dommages et de pertes.292 C’estoient en luy des profonds sentimens et non pas seulement des connoissances telles qu’ont aujourdhuy plusieurs personnes de science et de doctrine ; et quoy que ce jeune religieux ne fust encore qu’un novice, âge seulement de seize ans, on ne doit pas estre surpris de le voir parler de la sorte. C’est le langage de la grace et non de la nature, et cette maitresse des cœurs tire bien plus aisement les louanges de son autheur de la bouche des enfans293 qui sont dans l’innocence que de celle de ceux qui ont esté dans le desordre.





CHAPITRE V. IL EST ADMIS A LA PROFESSION ET S’AVANCE EXTRAORDINAIREMENT DANS LES PRATTIQUES DE LA PENITENCE ET DE LA MORTIFICATION

Frere Dominique, ainsi disposé à la profession des trois vœux de religion, demandoit frequemment cette grace a Dieu, (61/62) et la desiroit avec ardeur. On luy accorda son desir a la fin de son année de novitiat. [Dans la deliberation qui se fit sur le sujet de la Profession, il fut admis par les suffrages de toute la cour, munauté, et les Peres temoignerent qu’ils estoient pleins d’esperance que ce jeune religieux seroit un jour un homme de Dieu et un miroir de perfection.294] Et cette victime conduite aux pieds de l’autel du sacrifice y fit ses vœux avec la joye et consolation que nous pouvons penser.295 Les prononçant, il les envisagea comme autant de cloux qui le devoient tenir fortement attaché à la croix de Jesus Christ, et toûjours du depuis il se souvint de la regle que luy avoit donné son Pere Maistre : qu’un jeune religieux doit bien se garder de prendre la profession de l’estat religieux par une fin, et qu’il la doit envisager seulement comme un moyen pour s’acheminer plus outre. Il gousta profondement cette vérité, la mit par escrit, et la tint exposee devant ses yeux dans sa cellule afin d’y faire reflexion, et en tira cet avantage, qu’au lieu de se reposer, ainsi que font plusieurs, dans la jouissance de l’estat religieux comme dans son dernier but, il en fit usage desormais comme d’un moyen de tendre infatigablement a Dieu, disant tres souvent ces paroles de saint Paul : mettant en oubli les choses que j’ay abandonné, je porte mes yeux et mon cœur à ce qui est au devant de moy 296 ; voulant dire qu’apres avoir quitté le monde, toute son attention et son cœur se portoit à estre fidele à Dieu.

Il receut de son P. Maistre un autre advis non moins important : qu’il ne falloit pas qu’il s’imaginast de pouvoir acquerir les vertus sans travail, et qu’encore qu’au commencement de nostre conversion la grace nous donne facilité de les exercer, Dieu neantmoins veut que nous travaillions pour les tourner en habitudes, et leur donner de profondes racines. Qu’il faut, sous la conduite de la grace, se rendre maistre de son propre naturel et de son humeur, autrement cette humeur se rendra (62.63) si rebelle qu’on ne la pourra plus dompter, et si on laisse vieillir ses mauvaises habitudes, on ne pourra plus en arracher la racine, et on metra son salut en peril.

Pour eviter ce danger, il imprimoit ces belles veritez en son cœur et tachoit qu’elles fussent non seulement dans son goust, mais encore dans ses œuvres. En effet, il vid clairement qu’il faut que la nature meure pour donner vie à l’esprit ; que ces deux contraires ne peuvent vivre ensemble, et que tandis que nous sommes icy bas, il y a toûjours entre eux du combat a qui sera maistre du cœur. Il y a, disoit-il, des ames à qui Dieu fait la grace de mettre tout d’un coup l’orgueil sous le pied : mais celles qui ne sentent point cette force du Ciel doivent se roidir contre soy mesme, recourir à Dieu, luy representer leur foiblesse, s’armer de confiance en luy, et ne jamais desister désister de) du combat tandis que l’ennemi est sur pied. Il est bon mesme de s’en accuser en public, afin d’en recevoir confusion ; et ne se faut pas estonner de se voir plein de misere et de fragilité : nous ne pouvons que cela, et ne devons attendre autre chose de nous mesmes. Ne pretendons pas trouver en nous ce qui n’y est pas, si Dieu ne l’y met.

Il pensoit et parloit de la sorte, et ses œuvres estoient conformes à son sentiment et à sa pensée. Il ne se flattoit point dans ses imperfections, il les reconnoissoit avec humilité sans les amoindrir : il leur donnoit le nom qu’elles meritoient, et n’usoit point de termes qui peussent cacher ou diminuer son abjection. Il se réjouissoit d’estre repris en public, et disoit à son conducteur que ces reprehensions luy estoient cheres, parce qu’elles profitoient à son ame, que c’estoient des graces et des dons de Dieu. Mes fautes, disoit-il, ne m’estonnent pas, mais je crains d’en venir à ce poinct d’orgueil de n’en vouloir pas estre relevé.

Les ames de cette disposition ne font des fautes que tres legeres, et neantmoins ce religieux estimoit toûjours les siennes fort grandes ; mais ce qui se doit icy remarquer, c’est que tant s’en faut qu’elles luy causassent du decouragement, qu’au contraire cela luy servoit comme de resveil et d’esperon pour aller (63/64) plus viste dans les voyes de Dieu. Aussi estce une experience assez commune, surtout parmi les commençans, que l’ame qui est long temps sans commettre quelque faute qui luy face reconnoistre ce qu’elle est vient peu a peu dans l’assoupissement et se contente de se porter lentement à Dieu.

Il plut a Nostre Seigneur de tenir cette conduite sur nostre jeune religieux. Quoy que la grace l’eust entierement gagné vers la fin de son novitiat, ainsi que nous avons dit au chapitre precedent, cette grace ne le rendit pas insensible aux mouvements de ses passions et de son propre esprit qui naturellement estoit prompt, actif et bouillant. Elle luy laissa ses passions a dompter afin que les combats luy fussent occasions de victoires. Ainsi saint Paul, quoy que subitement et extraordinairement converti, ne fut pas puis apres exempt d’angoisses et de coin. bats, et Dieu donne advertissement qu’il luy fera voir par experience combien il luy faudra patir pour la gloire de son nom.297 Il arriva quelque chose de semblable à Frere Dominique. La grace triompha de luy fortement et tout d’un coup devant l’autel de la Sainte Vierge. Mais il a souvent advoüé depuis ce temps la qu’il avoit encore souvent ressenti des peines et des repugnances tres grandes à se vaincre. et estant interroge par un sien confident, long temps apres, comment il estoit parvenu au grand depouillement et a la renonciation qu’il faisoit paroistre en toutes choses, il respondit que cela luy avoit cousté des travaux, des soupirs et des angoisses innombrables. Que la voye par laquelle il plaisoit à Dieu le conduire n’estoit pas comme celle d’une sainte Catherine de Siene, d’une sainte Therese, d’une sainte Birgitte, qui estoient semées de roses, de ravissemens et de consolations, et que la sienne estoit herissée d’épines et de croix.

Son corps estoit fort delicat, et neantmoins il sembloit qu’il fust insensible aux incommoditez, comme au froid, au chaud, a la faim, a la soif et autres semblables. Il ne se plaignoit jamais des souffrances, il ne se rebutoit point pour les œuvres penibles (64/65) et difficiles, et on eust pensé qu’il ne trouvoit la dedans que des douceurs. Cependant, ce que j’ay dit de ses difficultez n’est pas moins veritable, et ce qu’un Pere de l’Église a dit de plusieurs gands saints, qu’ils n’estoient pas d’une autre paste mais d’une vertu plus forte que le reste des hommes se peut appliquer au P. Dominique de Saint Albert. Il n’estoit pas de fer et d’acier non plus que les autres, mais d’une generosité plus grande à se combattre soy mesme. Et ce que saint Bonaventure à remarqué mesme de la Sainte Vierge fait beaucoup à ce propos. Ce Pere dit que la Vierge, apparoissant un jour à une personne pieuse, luy dit ces paroles : « Scache, ma fille, que, la grace de ma sanctification exceptée, je n’ay receu aucun don de Dieu sans grand travail ; que, pour les obtenir, j’ay fait continuellement oraison, avec des desirs ardens, une devotion profonde, et plusieurs afflictions ; et sois assurée qu’aucune grace ne descend dans rame que par le moyen de l’oraison et de l’austerité ».

C’est aussi par ces moyens et à vive force de combats que le P. Dominique a surmonte ses appetits et ses repugnances, et obtenu de Dieu les graces qui l’ont rendu si considerable. Il se croioit autant obligé de mourir à la vivacité de ses sens, de ses passions, et de son esprit, et à plusieurs autres choses qui semblent legeres, qu’il l’estoit à la perfection du christianisme. Il sembloit qu’il ne fît plus usage de ses yeux, tant il avoit ce sens reglé et mortifié. Il ne regardoit personne en face ; il ne prestoit l’oreille qu’aux discours qui portoient à la pieté ; le boire et le manger luy devinrent indifferens, et mesme odieux, au poinct que nous le dirons en un autre lieu. Il aimoit la pauvreté dans les vestemens et en tous ses usages, l’austerité dans le dormir, la longueur dans les veilles, et la rigueur dans les penitences. [Assiégé de tentations contre la chasteté, il se livra à des pénitences terribles et serait mort de faim si Dieu ne l’avait secouru.298]

Il lisoit ses Regles et ses Constitutions avec un infini respect, les considerant comme dons de Dieu destinez pour etablir (65/66) en luy le royaume de la grace. Il les pratiquoit exactement, et couroit cette lice (courir une lice) à grands pas. [Il s’adonnait avec tant d’ardent à l’Écriture Sainte et surtout aux Epîtres de saint Paul, que de l’abondance du cœur il les avoit toujours sur les lèvres. Il la révérait tellement qu’il ne la lisoit qu’à genoux et tête découverte.299] On remarque qu’il estoit toujours le premier aux actes de regularité et d’observance religieuse, tant de jour que de nuit. Et quoy que les autres fissent leur possible pour y estre les premiers, il les devançoit toûjours, et remportoit la benediction de l’Ange qui, suivant la revelation faite à nostre Ordre, est donnée à celuy qui se trouve le premier à chaque action de la vie reguliere.

On ne peut dire l’horreur qu’il avoit du peché ; elle estoit si grande qu’il fuioit jusques aux moindres imperfections, ainsi que j’ay dit cy devant. C’est pourquoy il alloit toûjours de plus en plus estrecissant (étrécir) ses voyes, et suivant avec le Prophete celles estaient les plus rudes et crucifiantes. Car il vid clairement quoy l’obligeaient les liberalitez de son Dieu, qu’il n’en seroit pas quitte pour tenir des chemins rempans et communs, et qu’à moins d’estre le plus ingrat des conviez au banquet, il devoit estre desormais tout revestu de Jesus Christ300 , qui est la robe nuptiale des eleus.

L’estime qu’il avoit conceu de sa vocation à l’estat religieux, dès le temps de son novitiat, s’accreut merveilleusement apres qu’il eut fait ses vœux. Il luy fut donné clairement connoistre que l’estat religieux n’est institué que pour la parfaitte reformation de l’homme décheu de son innocence, et que cette reformation ne se fait qu’à proportion que l’on retourne à Dieu par connoissance et par amour. Que, pour ce sujet, il se faut separer de la vie des sens, des passions, et des affections du creé. Que Dieu seul merite d’estre recherché, qu’en cela consiste la vraie sagesse, et qu’on n’y peut parvenir que par les chemins deserts de la penitence et de la croix. Et enfin qu’il (66/67) faut tenir constamment cette route du Calvaire, a la piste des pas de Jesus-Christ ; autrement tous les attraits precedens de la grace et les mouvements receus du Saint Esprit s’évanouiront et seront à nostre condamnation. C’est sur ce fond de connoissance plus infuse qu’acquise qu’il etablit le desir et la prattique solide d’une penitence et mortification continuelle. La croix et l’austerité fut desormais son pain plus delicieux. Il ne regarda meshuy la nature que comme son ennemi domestique auquel il devoit livrer une guerre irreconciliable ; ce qu’il a si parfaitement effectué, que ceux qui l’ont connu, plusieurs desquels sont encore vivans, assurent qu’ils ne l’ont jamais veu se pardonner en quoy que ce soit. Le detail de ces veritez seroit grand, et le narré de ses singulieres (singulier = particulier) pratiques seroit beaucoup estendu, si son humilité ne nous en avoit osté la connoissance. Mais c’est l’ordinaire des plus saintes personnes de mener une vie cachée en Jesus-Christ, et par Jesus-Christ en Dieu, et d’estre si morts à la creature, qu’ils ne sont proprement connus qu’à Dieu seul qui, dans leur mysterieux tombeau, les tient cachez et les protege à l’abry de sa face301, jaloux qu’il est de ces tresors animez et de ces pierres precieuses qui doivent composer la Jerusalem celeste.

[Il aimoit tant l’introversion et l’application interieure de son esprit à Dieu que, voyant que l’on appliquoit quelques autres à l’estude, il craignoit extremement d’y estre employé, prevoyant que cela le divertiroit de son exercice interieur. Aussi les Superieurs eurent ils egard à son attrait et, voyans sa fidelité a y correspondre, le laisserent cincq ou six ans, quoy que profez, dans le novitiat, composé de quarante et deux novices, à la direction duquel ils l’employerent sous la conduite du P. Maistre. Ce qui luy fut un admirable moyen de s’établir dans la perfection de la vie intérieure.302

Depuis ce temps là, ce bon religieux fut obligé par obeissance (67) d’ecrire pour ses freres l’idée qu’il avoit de la profession religieuse. Et comme il conversoit continuellement avec Dieu au fond de son cœur, voicy comme il commence son escript : « Vous aurez, s’il vous plaist, agreable, ô mon Seigneur Jesus-Christ, qu’à la louange de votre saint Nom, j’expose fort simplement l’esprit avec lequel se conduisent nos jeunes novice et profez, [etc.] ».303]



CHAPITRE VI. DE LA SOUMISSION QU’IL EUT A RECEVOIR DES INSTRUCTIONS D’UN BON FRERE LAY, [NOMME FRERE MACE], ET L’AVANTAGE QU’IL TIRA DE LA CONVERSATION QU’IL EUT PUIS APRES AVEC LE VENERABLE FR. JAN DE SAINT SAMSON.

Le desir ardent et la constante resolution que Frere Dominique avoit des ces premieres annees de religion de mourir à luy mesme fit qu’il embrassa desormais toutes les occasions de venir a cette pratique, avec grande inclination et avidité. Les Superieurs qui remarquoient en luy des graces extraordinaires, et qui d’ailleurs craignoient que sa fidelite à y correspondre ne fust comme celle de plusieurs, qui dure peu et se trouve bientost surmontée par les qualitez naturelles du corps et de l’esprit, ne manquerent pas de l’humilier en plusieurs façons et de le simplifier autant qu’ils le pourroient. Ils luy commanderent d’aller une fois chaque jour à un bon Frere lay qui estoit dans le couvent, nommé Frere Macé de Bethlehem,304 et de luy demander instruction pour sa conduite spirituelle. Il receut et accepta cet ordre du Superieur avec la soumission qui estoit ordinaire tous les jeunes religieux. Car dans ce temps là c’eust esté un crime, pour ainsi dire, de temoigner la moindre repugnance faire la volonté d’autruy.

Il alla donc chaque jour trouver ce bon Frere, et recevoir les preceptes et enseignemens qu’il luy donnoit, avec autant d’estime et de soumission que si c’eust esté la personne de la plus haute doctrine et de la plus grande autorité. Le Frere lay, qui estoit vertueux et humble, ne luy disoit que peu de mots a chaque fois, à dessein seulement de correspondre à la volonté du Superieur ; et Frere Dominique, considerant Dieu en luy, recevoit ces mots comme autant d’oracles, les escrivoit dans un papier (=cahier) qui se conserve encore, et en faisoit la matiere de plusieurs de ses meditations. On a compté dans ce papier jusques a onze cens seize de ces petites instructions, avec la datte du jour que chacune luy avoit esté donnée ; en quoy tout esprit éclairé verra quelle est la simplicité du juste et l’obéissance de l’humble. En voicy quelques unes pour la satisfaction du lecteur.

Le 15. Juin 1616. Mon Frere Macé m’a dit : Faittes comme nostre bon Pere Elisee, laissez le soc et la charrue305 ; quittez toutes les affections, je veux dire celles qui ne sont pas bonnes.

Le 16. Juin : Parlez beaucoup avec Dieu, et peu avec les hommes.

17. Juin : Il n’y a rien de si agreable à Dieu que de se tenir le moindre entre tous les miserables.

18. Juin : Ne desirez pas vivre delicatement ni estre honoré.

19. Juin : Il n’y a rien qui empesche tant de tomber en faute que de penser souvent à la mort.

20 : Ne faites rien pour vous en particulier, que vous ne fissiez en general et pour autruy.

Reçois, et rends. 21. Juin.

Ne vous souciez que d’apprendre à bien vous gouverner. [Le 23. Juin.306] Celuy qui aime son frere demeure en la lumiere.

Nostre amour envers Dieu doit estre parfait.

L’ame qui est une fois embrasée du feu de la charité chasse bien loin de soi toute obscurité et nuage. (69/70)

Il n’y a ni peine ni travail qui nous doive estre difficile si par ce moyen nous acquerons le Ciel.

Ne pensez point aux fautes d’autruy, mais à ses vertus. L’humilité est une grande vertu par laquelle ont cheminé tous les saints.

Celuy la se renonce soy mesme qui ne fait point sa propre volonté.

Faittes en vous le fondement d’humilité, et vous parviendrez jusques au sommet de la charité.

Le religieux qui parle trop n’est pas bien accompagné, La sainte religion ne peut estre en celuy qui parle trop.

Regardez toujours comme Nostre Seigneur pend en l’arbrede la croix, et vous etudiez de vous conformer a luy et a sa Passion.

Celuy la se renonce soy mesme qui, à l’imitation de Nostre Seigneur, ne fait point sa propre volonté.

La simplicité du Pere Dominique est singulierement remarquable en cecy, que si le Frere Mace ne luy disoit autre chose que ces mots : « Allez mon frere, Dieu vous donne sa paix », il les marquoit sur son papier au rang des autres instructions. Ce qu’on ne doit pas attribuer à bassesse (faiblesse) d’esprit, car le sien estoit excellent, mais à la haute estime qu’il faisoit des pratiques de l’obeissance.

C’est ainsi que non seulement luy mais encore les autres religieux, au commencement de la Reforme, imitoient la simplicité des anciens Peres du desert qui, pour vaincre leur jugement naturel et leur propre volonté, faisoient des actions de simplicité qui, dans l’esprit des sages du monde, passeroient pour ridicules. J’ay veu mesme des superieurs plus signalez soumettre en certaines choses leur jugement a celuy de quelques jeunes novices, et leur donner par ces beaux exemples des leçons d’humilité beaucoup plus fortes que ne peuvent estre les paroles. L’eschole de Jesus-Christ enseigne cette sorte de sagesse inconnue à la prudence de la chair et à la politique du monde, et c’est de cette eschole celeste que le Pere Dominique fut le disciple tres fidele pendant tout le temps de sa vie. (70/71)

Je croy que je ne dois pas laisser cette occasion sans dire quelque chose de ce bon Frere lay qui donnoit au Pere Dominique les brieves (brief) leçons desquelles je viens de parler. Frere Macé de Betlehem estoit un religieux fort simple qui avoit esté serviteur seculier dans la maison. Il fut depuis Frere Oblat, c’est à. dire de nostre Tiers Ordre, qui demeurant parmi nous servoit la religion sous un habit different du nostre. Et enfin il fut receu religieux et revestu de nostre habit. Sa simplicité paroissoit aux esprits moins penetrans n’estre que naturelle, et cependant elle venoit plus de l’esprit de la grace que de celuy de la nature : c’estoit le fruit de son oraison et de son recueillement en Dieu quasi continuel. Son employ plus ordinaire estoit de mendier par la ville au nom du convent, et au retour de suppleer à l’office de portier, ce qu’il faisoit avec tant de bon exemple qu’il acquît l’estime et l’affection de tous les gens de bien de la ville de Rennes.

Il avoit d’ordinaire quelque bon sentiment à dire à ceux qu’il abordoit, et châcun s’en trouvoit touché et beaucoup edifié, de sorte qu’on voioit assez manifestement que c’estoit Dieu qui parloit par la bouche de ce sien serviteur. Voyant un jour un des principaux conseillers du Parlement, et apprenant qu’il estait de la Tournelle, il luy dit naïvement : « Monsieur, vous estes de la Tournelle, vous jugerez les autres ; songez vous que Dieu vous jugera ? » Ce qui fit impression sur le cœur de ce conseiller. Il se comportait de la sorte avec les autres personnes dans un esprit de sainte et humble liberté, et faisant sa queste il rendoit pour leurs aumones des sentimens de devotion dont chacun temoignoit estre edifié.

Son assiduité au travail fut si grande pendant qu’il vesquit, qu’on peut dire sans mentir qu’il ne s’est reposé qu’à la mort. Sa devotion estoit singuliere au mystere de l’enfance de Jesus-Christ, et ce fut pour ce motif, aussi bien que pour sa simplicité, qu’on le nomma Frere Macé de Bethlehem, a cause de la frequente application de son esprit aux choses qui se sont passées pour nostre salut dans l’etable et en la creche que Nostre (71/72) Seigneur a sanctifié par sa naissance. Il estoit aussi tres devot à la sainte Eucharistie, grand amateur de la pauvreté et de la penitence religieuse, prompt a rendre service à tous, et cela avec une joye qui paroissoit sur sa face, et qui edifioit tout le monde. Mais de toutes les vertus dont Nostre Seigneur l’avoit enrichi, on a plus remarqué sa simplicité ; il ne la quitta point jusques la mort ; et pressentant le temps de son decez, ce pauvre religieux qui n’avoit point d’autres richesses que celles de la grue escrivit dans sa cellule un testament où il donnoit son cœur et son esprit à Dieu avec des actes d’humilité et d’autres vertu fort edifiantes.307 Puis estant tombé malade, il mourut le 2 de Mars l’an 1640,308 d’une maniere si chrestienne et si religieuse, quel exhale encore aujourd’huy parmi nous une suave odeur de benediction. Le cavereau (le caveau) où fut mis son corps estant ouvert dix ou douze ans apres pour la sepulture d’un autre religieux, ce corps parut n’estre point corrompu, dont neantmoins on ne fit pas plus grande recherche. C’est à Dieu et à la sainte Église de juger qui sont ceux qui luy appartiennent.

Nostre Seigneur eut si agreable la simple et aveugle soumission du P. Dominique à rechercher les lumieres et instructions de ce bon Frere lay, que c’est, à mon sentiment, par ce moyen qu’il merita de recevoir des Superieurs la permission d’aller parfois visiter le Venerable Frere Jan de Saint Samson, et de recevoir, non seulement les lumieres, mais encore le secours et la singuliere assistance des prieres de cet aveugle illuminé. Ce fut le moyen que Dieu voulut employer pour elever ce jeune religieux aux plus purs degrez de son amour et de la vie interieure. Car quoy que les superieurs qui avoient sa conduite en main fussent tres capables et experimentez dans les choses de la vie spirituelle. Dieu neantmoins avoit choisi Frere Jan de Saint Samson pour estre le plus clair flambeau de cette Reforme. Et ne se faut pas étonner s’il choisit pour la perfection de cet ouvrage un pauvre Frere lay aveugle des le berceau, homme (72/73) sans autorité, qui ne communiquoit l’esprit de la vie intérieure qu’en cachette et sans aucun esclat. Telle fut la methode du Verbe incarné dans la reformation de l’homme. Il choisit des pescheurs grossiers et sans connoissance des choses du Ciel, pour estre les apostres et les docteurs de l’Église. Il se sert de la conduite invisible des Anges pour nostre sanctification, et semble par la nous vouloir faire gouster le mot de l’Escriture, que le pain qui est donné et receu en cachette est plus doux et plus savoureux.309 [Un tel pere, sans doute, meritoit d’avoir des enfans spirituels dignes de luy. Notre cher F. B.310 et quelques autres se sont trouvez propres et capables en quelque façon de devenir esprit (=devenir semblable à Dieu qui est esprit.) par sa divine conduite ; et j’espere que leur vie imitera la sienne vivement, sans cesse, et de tout leur possible, quoy qu’elle soit plus admirable qu’imitable.311]

Cet aveugle contemplatif, tres eclairé dans la connoissance et dans le discernement des esprits, découvrit aussitost que Frere Dominique de Saint Albert estoit une ame propre pour recevoir les infusions de la grace et pour suivre les sentiers mystiques du divin amour. Et reciproquement, ce jeune religieux connut d’abord à la faveur de cette sainte conversation combien il estoit obligé de vivre uniquement à Dieu. La Sapience divine commença à s’insinuer doucement en son cœur et à luy faire gouster ce qu’auparavant il avoit appris par voye d’instruction, que la marque et le caractere special de ceux de son Ordre est l’exercice assidu de l’oraison et de la mortification : qu’il y a des ames obligées seulement à quelque recueillement chaque jour ; mais qu’un vray carme ne satisfait à sa vocation que par oraison et attention continuelle à Dieu, selon qu’il luy est ordonné par sa Regle, d’estre toujours retiré, et méditant jour et nuit en la loy de Dieu. Que les religieux de cet Ordre doivent estre devant Dieu des continuels adorateurs en esprit et vérité312, à l’imitation de ces sublimes intelligences qui ont toujours leurs regards (73/74) fixement arrestez sur ce divin Objet. Et qu’enfin il n’estoist plus temps de chercher ailleurs sa conversation que dans le Ciel.313

Le ciel d’une ame, c’est son cœur et le fond de son amoureuse affection, quand elle est épurée de tout le crée et paf uniquement en Dieu. C’est dans le fond de cet agreable de que nostre jeune religieux voulut placer sa demeure pour converser desormais sans empeschement avec l’Objet de son amour, goustant avec un chaste plaisir le sens de ces paroles de l’Espoux, Je conduiray ma bien aimée dans le desert et dans la solitude et là je parleray à son cœur.314

Il est vray que le premier fondement de l’édifice spirituel du Pere Dominique fut la solitude et le silence : c’estoit la premiere demarche que le V. F. Jan de Saint Samson persuadoit de faire à ceux qu’il voyoit propres et disposez pour la vie interieure, leur faisant voir qu’ils ne devoient avoir meshuy rient demesler avec les hommes : que la solitude ne consiste pas estre enfermé de corps entre quatre murailles, comme le serait une beste enfermée, qui va jettant des cris pour l’avoir sa pauvre liberté, mais que cette vertu consiste à estre solitaire au-dedans ; et qu’encore que la fuite des conversations humaines luy soit un grand avantage, elle peut neantmoins se pratiquer parmi les hommes et dans les employs exterieurs.

Cette vertu fondamentale de l’estat religieux a des effets qui sont comme autant de paradoxes. Elle separe l’homme d’avec les hommes et neantmoins il leur demeure uni par charité, leur rend obeissance, et ne leur refuse point son secours. Elle unit l’ame avec Dieu et la fait converser avec luy, et neantmoins elle la separe de Dieu par humilité, luy faisant dire avec saint Pierre : Retirez-vous de moy, Seigneur, car je ne suis qu’un pecheur.315 Elle la fait parler et converser avec Dieu, et neantmoins luy impose un silence respectueux, où les pensees et les (74/75) paroles luy sont interdites en la presence de cette souveraine Majesté Elle separe l’homme de luy mesme, et l’esprit de Dieu le conduit en trois sortes de deserts, l’un du sens, l’autre de la raison, et enfin le fait se perdre en la vaste region des esprits : et cependant cet homme solitaire demeure toûjours avec luy mesure, souverainement attentif au reglement de sa conduite, tant au dehors qu’au dedans.

Cette solitude d’esprit dont le detail appartient à un autre lieu est le paradis terrestre des ames choisies, c’est le jardin de l’Epoux et de l’épouse, clos et fermé316 à l’homme animal qui ne scait pas les choses qui sont de l’esprit de Dieu,317 et delicieusement arrousé de ce fleuve de paix duquel parloit un prophete,318 ou de ces eaux de Siloê dont la course se fait en silence,319 et qui neantmoins emportent l’ame rapidement jusques au lieu de son origine. Passons avec le Pere Dominique dans cette agreable solitude, et voyons quel fut le premier objet qu’il y recontra.





CHAPITRE VII. SA CONVERSATION INTÉRIEURE AVEC NOSTRE SEIGNEUR SUR LES SUJETS DE SA PASSION.

L’arbre de vie estoit planté au milieu du Paradis où furent creez et placez nos premiers parens : et dans le desert mistique où s’engage amoureusement l’ame appellée de Dieu, elle trouve un arbre planté plus elevé que la palme et plus sublime que les cedres du Liban. C’est la Croix, figurée par ce premier arbre, dont le fruit à rendu la vie a tous les hommes morts par le peché. Le Pere Dominique de S. Albert, amoureux de la sainte solitude, y appliqua d’abord son cœur et son esprit à ce plus cher Objet des ames vrayement solitaires qui est Jesus-Christ (75/76) attaché sur la Croix, et cette application fut bien tost suivie de ses effets. Il apprit à l’eschole du Crucifix que l’amour n’est jamais satisfait qu’il n’ait transformé l’amant en la chose aimée, et qu’il falloit qu’il print pour modelle de son amour ce qui s’est passé sur le Calvaire, où un Dieu transformé en l’homme meurt amoureusement pour nous, afin de nous transformer en luy,

Il luy sembla que Jesus affligé et delaissé dans ses souffrances, se plaignoit à luy de n’avoir point de consolateur, qu’il desiroit estre consolé de ceux là mesmes qui l’ont crucifié et mis à mort, et que c’estoit l’unique voye pour parvenir au but de perfection. Cette veue fut accompagnée d’un doux, mais puissant attrait de tendre dans tous ses mouvements à donner consolation à cet Amour affligé, et d’une extreme pudeur (honte) au dedans de luy mesme d’avoir esté si long temps sans compatir au souffrances de ce divin Liberateur, et sans porter au moins, avec le Cireneen, une partie de sa Croix pour le soulager.

Il n’eut pas si tost imprimé ce sentiment en son cœur qu’il se presenta devant un Crucifix, et profondement humilié en la presence de cet Amour souffrant, il luy demanda mille et mille fois pardon de son ingratitude, et congé de l’accompagner desormais dans ses souffrances. Il se jugea plus condemnable que les Arabes et les Turs, qui ne manquent à la reconnoissance de ce bienfait infini que par deffaut de lumiere et d’instruction ; et dans ce sentiment de honte et de confusion, il luy fit mille protestations de ne plus jamais se separer de luy, de le suivre sans cesse au moins à la piste de ses pas sanglans, de ne le perdre point de veue, de luy compatir tous les momens de sa vie, et de le consoler autant que, par sa grace, il en auroit le pouvoir,

Nous pouvons exprimer les actes et les amoureux écoulemens (épanchements) qu’il fit en cette rencontre, par ceux la mesme qu’il écrivit du depuis, en faveur de ceux qui se sentiroient appeliez a ce saint exercice.320 Voicy donc comme il parle sur ce sujet.

Cette amoureuse conversation sur la Passion de Nostre Seigneur (76/77) est propre seulement à ceux qui ont fait beaucoup d’avancement à l’interieur, d’autant qu’elle requiert une attention fidele et continuelle, et presuppose dans l’ame un grand desir de Dieu. Si donc apres s’estre longtemps exercée à la commune manière de mediter et prier, elle se trouve enflammée de desir correspondre par amour à l’amour de son Createur, elle pourra prendre cet exercice et envisager l’amour en son plus haut effet qui est la Passion de nostre Seigneur Jesus-Christ. Elle la meditera en sa cause, et se resoudra de vivre totalement à luy de cœur et de pensée ; et luy compatissant de toutes ses forces, elle l’assistera, le reverera, le consolera, l’embrassera, et l’entretiendra, comme si elle le voyoit presentement souffrir. Toutefois, elle ne s’imaginera rien de corporel, mais elle l’entretiendra amoureusement d’une foy vive, par amoureux et simples colloques, comme s’il estoit present, et entrera de cette maniere en son exercice.

« Enfin, Seigneur, me voicy reduitte à vos pieds pour ne plus vous affliger. Malheur à moy, Seigneur, de vous avoir tant laissé souffrir seul, comme si ce n’eust pas esté pour moy que vous souffriez ! Qu’ay-je merité, sinon d’estre privée des fruits de vostre Passion, pour l’avoir meprisée et mis en oubli les douleurs de mon Maistre ? Helas ! Seigneur, mon Dieu, j’ay passé mes jours sans penser aux amertumes de vos souffrances et sans vous en rendre graces, comme si c’eust esté plutost pour un Turc que pour moy que vous souffriez ! Mais quoy, Seigneur, vostre bonté ne m’a pas delaissé : vous avez crié si fortement à mon cœur du milieu de vostre croix et de vos souffrances, qu’enfin vous m’avez penetrée de douleur, et avez triomphé de moy. Me voila donc reduitte a vos pieds et pleine de desolation de vous avoir delaissé si longtemps dans vos douleurs, me voila dans la resolution de vous suivre, de vous accompagner et de vous assister partout où vous irez. Vous scavez, Seigneur, mon desir ; car c’est vous qui touchez mon cœur et qui le penetrez.

Non, Seigneur, je ne desire point mediter seulement une ou deux fois le jour vostre sainte Passion ; je desire passer en cet exercice le reste de mes jours, conversant avec vous, et vous (77/78) compatissant sans cesse. Ma vie se consommera de douleur vostre presence, et mes années se passeront dans les gemissemens.321 Vous me nourrirez et me repaistrez de vos douleurs

et je trouveray la dedans ma vie et mon repos. Ce sera toute ma consolation de vous envisager (=considérer) sans cesse, patissant pour moy, de vous accompagner et de patir avec vous, et de mourir avec vous.

Tel est mon desir, ô mon Dieu, plaise à vostre divine Majesté m’admettre en vostre sainte compagnie, pour vous assister, vous consoler, vous adorer, vous compatir, et vous adherer avec humilité dans toutes vos souffrances. Ouy, Seigneur, ce seront la desormais mes delices de vous contempler et de vous consoler dans vos douleurs ; que donc des maintenant, Seigneur, cela si, complisse en moy ; que je ne vous perde point de veuë ; que je vous entretienne amoureusement et que je vous suive la part ou (= partout) vous irez par mes regards amoureux et par les desirs enflammez de mon cœur. »

La resolution exprimée dans le colloque affectueux qu’eut le Pere Dominique avec Nostre Seigneur ne fut pas un mouvement passager, ni une devotion d’un jour. Les effets firent voir que c’estoit un veritable attrait de la grace, qui fit une si fort impression en son cœur de l’image du Sauveur souffrant, qu’encore qu’il ne se figurast rien de corporel, il portoit en tous lien l’idée de ce pitoiable et adorable objet, et en exprimoit les traits sur toutes les actions de sa vie. Toutes ses sorties (=le fait de faire paraître au dehors) portoient l’odeur des vertus de ce divin Exemplaire. On ne voyoit en lus qu’humilité, qu’aneantissement, qu’un mepris infini de la vanité des creatures, qu’une patience tres grande, qu’une douceur et mansuetude admirable : et c’estoit par ces pratiques de vertu qu’il tâchoit de plaire a Jesus souffrant, et de le consoler dans ses amertumes.

Pendant le repos de la nuit, qu’il ne prenoit qu’avec une extreme moderation, lorsqu’il venoit à se reveiller, il se jettoit promptement en place (=sur place) et, prosterné aux pieds de son divin (78/79)

Amour, il luy tenoit ce langage : « Quoy donc, Seigneur, suis-je icy gisant dans le sommeil tandis que vous souffrez ? Vos forces sot épuisées par excez d’amour et de douleur ; vous suez sang et eau pour moy, et je suis dans le repos ! Ah, mon Sauveur, tirez moy d’icy ; je veux assidument compatir à vos douleurs, je veux participer à vos souffrances, et vous avoir toûjours present en mon cœur. » Il est vray que son esprit estoit souvent elevé au-dessus de cette facon d’agir ; mais revenant à soy, il disoit : « Quoy donc, Seigneur, patirez vous toûjours pour moy sans que je vous compatisse ? Ingrat que je suis ! vous estes consommé de douleur et je vous mets en oubli. Penetrez mon cœur de vos douleurs, et que par tout il se sente blessé de vostre amour ».

En toutes rencontres, soit agreables soit fâcheuses au sens et à la nature, il s’entretenoit ainsi avec Nostre Seigneur. Dans tes premieres, il luy disoit amoureusement : « Serois-je si lâche, ô mon Dieu, de chercher icy mon goust, mon divertissement et mon plaisir, tandis que vous estes repeu et rassasié d’opprobres, de fiel et d’amertume ? » Dans les autres, il disoit : « Quoy, Seigneur ? Refuseray-je de souffrir ce travail, ce petit mepris, cette confusion, vous voyant patir à l’infini ? Oseray-je m’excuser, tandis que vous supportez vos accusateurs et leurs calomnies avec un profond et humble silence ? Qu’ay-je merité par mes pechez, sinon toutes sortes de rebut et de mepris ? C’est mon desir, Seigneur, d’estre traitté de la sorte, et de vous estre conforme, afin que mon Jesus, rendu miserable par mes pechez, soit aucunement (=quelque peu) consolé d’avoir son semblable en quelque chose. »

Parfois, au milieu de quelque occupation, il s’adressoit ainsi subitement à ce divin Sauveur : « Vos douleurs, ô divin Amour, ne cesseront elles jamais ? C’est assez, Seigneur, c’est assez. Si vous souffrez davantage, mon cœur ne le pourra supporter ; il deffaudra de douleur. Quoy, mon Dieu, vous continuez toujours de patir ! C’est que vostre cœur est blessé d’amour, il ne se rassasie point de souffrances, il ne dit jamais c’est assez. Je le voy, Seigneur, ce cœur amoureux, outré et penetré des traits de mon amour. Il crie à mon cœur que ses souffrances ne sont rien. Il est vray, Seigneur, qu’elles ne sont rien si on les compare avec (79/80) l’excez de vostre desir. O qui pourroit estre insatiable d’aimer, celuy là seroit insatiable de souffrances. C’est moy, Seigneur qui le suis, je vous aime ainsi, voyez mon cœur ».

Ces derniers mots disent beaucoup. Et quiconque fera reflexion sur l’estat que porte une ame qui peut dire à Dieu qu’elle est insatiable de souffrances verra quelque chose de l’estat interieur du Pere Dominique de Saint Albert. C’estoit sa pratique de devorer en silence et en cachette, mais avec avidité, les angoisses que Nostre Seigneur ne voulut pas luy epargner comme à son fidele serviteur ; car, des l’etablissement de son Église, il a promis à ceux de sa suitte (=qui le suivent) cette incomparable faveur, qu’ils luy seront conformes dans l’estat de ses souffrances. Là où je suis, dit-il, là sera mon serviteur.322 Mais si le Pere Dominique en ce sens a eu la qualité de serviteur de Jesus-Christ, je puis dire que le desir affamé qu’il avoit de souffrir davantage, l’a fait passer jusques à la qualité d’ami : et qu’il a eu bonne part à ce convy (=invitation) de l’Epoux : Beuvez et vous enyvrez, mes tres chers323, du vin pur et du brevage meslé de mes amertumes. Il s’en est enyvré, du moins en desir ; et on l’a veu dire quelquefois qu’il eust voulu estre comme les cierges qui sont passivement brûlez et consommez du feu de l’autel, et estre ainsi brusle et consommé du feu des plus cuisantes tribulations sur l’autel de la croix.

Peut estre ne sera-il pas hors de propos de dire en ce lieu comment cette sorte d’exercice sur la Passion de Nostre Seigneur doit estre mis en usage au temps destiné par la Regle pour l’oraison mentale. Voicy le modele qu’il en a donné et qu’il a formé, sans doute sur sa propre prattique, l’accommodant à l’estat de ceux qui y ont quelque disposition. « Le temps, dit-il, estant venu que l’ame devra prier plus longtemps, elle se jettera plus profondément aux pieds de ce Seigneur qu’elle a amoureusement envisagé pendant tout le jour, et ce sera pour lors son repos et son rafraichissement. Estant ainsi mise aux pieds de son Maistre, elle s’adressera doucement à luy, et s’entretiendra avec luy sur (80/81) ce qu’il souffre, pour qui, et pourquoy il souffre de la sorte. Sa dilatation (=développement) sera telle ou semblable :

« C’est maintenant, ô mon Seigneur, que je me fonds toute en vos douleurs ; me voicy pour demeurer à vos pieds tant qu’il vous plaira, me voicy pour toujours vous assister, vous consoler et vous adorer. Mais permettez moy, Seigneur, puisque vous m’en donnez le temps, de vous interroger pourquoy, et pour qui vous souffrez tant, et quelle est la cause de vostre douleur. Ce sont tes pechez, me dittes vous, ô Seigneur ; ils sont grands sans doute, puisqu’ils vous font tant patir. Malheur à moy qui ay tant peché, et qui ay mis mon Sauveur en un estat si douloureux. Mais permettez moy, Seigneur, de vous dire que ce ne sont pas mes pechez, c’est vostre amour qui vous fait patir de la sorte pour mon sujet. Ne me pouvez vous pas pardonner mes pechez d’une seule parole ? Pourquoy donc tant souffrir ? C’est sans doute vostre seul amour qui vous y pousse : et ce sera le mesme amour qui m’obligera le reste de mes jours de vous compatir et de vous embrasser.

Il en est ainsi, Seigneur, je vous desire suivre desormais la part où vous irez. Je mediteray vostre Passion en esprit de vérité, je vous y assisteray, et vous regarderay comme present. Car n’est il pas vray que lors que vous souffriez, vous pensiez en moy, et que mes pechez vous outreperçoient (outrepercer) de douleur ? Vous consideriez alors les bons desirs que je vous offre maintenant : vous m’aviez presente devant vous en souffrant pour moy ; et n’eust-ce pas esté mon devoir de vous estre reciproquement presente pour vous rendre graces d’un si grand bienfait ? Mais quoy ? Je n’estois pas lors à moy mesme pour le faire. Mais maintenant, Seigneur, avec vostre grace, je le ferai en esprit et vérité. Je vous accompagnerai, je vous suivray pas à pas en toute vostre Passion. L’Amour me conduira, et nous rendra mutuellement presens l’un à l’autre, vous à moy, et moy à vous. »

Elle commencera ainsi sa meditation :

« Commençons donc vostre course, ô mon Seigneur, car helas ! je voy que vous en avez un desir infini. Allons, Seigneur, (81), mais conduisez moy. Je ne me separerai point de vous suivrai vos pas et vos traces, preste d’aller avec vous soit vie soit a la mort. Je voy que vous allez vers la colline de Gethsemani : que ferez vous, mon Dieu, dans ce lieu là ? Est ce pour vous réjouir avec vos trois disciples, Pierre, Jacques et Jan ? Vous en avez usé de la sorte une autre fois ; vous les avez faits participans de vostre gloire sur la montagne de Thabor. Non dittes vous, viens avec moy, et tu apprendras quel est le sujet de ma course. Allons, Seigneur, allons : mais quel mot de consolation me direz vous en allant ?

Mon ame, dittes vous, est triste jusques à la mort.324 Helas ! quelles paroles ! Et comment cela se peut il faire, ô divin Sauveur Vostre ame n’est elle pas bienheureuse, pleine de gloire ? Ne temple-t-elle pas vostre divine Essence, des le premier moment, de sa creation ? Il est vray : mais helas ! la foy m’en apprend le secret. C’est que vous avez retiré de la partie inferieure de vost Ame l’abondance sensible de vostre gloire, pour l’abandonner l’excez de la tristesse. Mais à quelle fin, Seigneur, en usez voy ainsi ? C’est pour me communiquer vostre joye eternelle que vous souffrez cette tristesse. Ce mortel accablement m’estoit deu, vous l’avez pris sur vous. Vous vous estes vestu de mon infirmité pour me revestir de vostre force. Vous avez esté fait l’opprobre des hommes, pour m’elever au-dessus de la gloire des anges. Voila le secret ; je le comprens, Seigneur. Vostre humiliation est mon exaltation.

Mais encore, Seigneur, dittes moy s'il n’y a point quelque autre sujet de vostre tristesse ? Ah ! Seigneur, il ne faut point jetter la veuë sur autre sujet que sur moy mesme. C’est moy qui vous ay causé ce mortel abbattement. Vous consideriez tous mes pechez, ils vous outroient de douleur, et vous estiez triste jusques à la mort325 de me voir attache aux delices sens et aux amorces du peché. Quoy que toutes les douleurs vostre passion fussent alors cruellement presentes à vostre Esprit, (82/83) elles n’estoient pas tant le sujet de vostre amertume que mes pechez. Un seul des pechez mortels que j’ay commis vous faisoit plus de douleur que tout le reste des tourmens de vostre passion.

C’est donc moy, Seigneur, je le confesse avec humilité, qui suis le sujet de vostre tristesse. Mais me voicy, ô mon Dieu, pour ne vous plus offenser. Ne soyez donc plus triste. Car si vous continuez de l’estre, je diray que c’est l’amour qui vous abbat ainsi, et que vous estes resolu de patir pour me faire jouir. Ainsi m’obligerez vous de mediter desormais tout ce mistere en l’amour, comme effet de l’amour. C’est le plus expedient. Allons, Seigneur, allons où vous porte vostre amour, allons mourir. Revestez vous de vostre force326, ô divin Sauveur. Me voicy pour vous suivre et vous accompagner dans toutes vos souffrances. »

L’ame se comportera ainsi sur tous les articles de la Passion, elle accompagnera son Seigneur, l’interrogeant, luy respondant, le consolant, le remerciant et l’adorant. Parfois lorsqu’elle le verra dans le mépris, dans la confusion et dans la calomnie, elle pourra l’adorer ainsy : « C’est moy, Seigneur, qui suis icy present pour deffendre vostre honneur. Ces impies vous deshonorent et vous traitent honteusement ; et moy, tout au contraire, à la face de tous ces malheureux je vous reconnois pour Roy de gloire eternelle. Je vous reconnois pour mon Createur, pour mon Sauveur, pour mon Dieu eternel et immense. Plus je vous voy dans l’humiliation que vous souffrez pour moy, plus je comprens en cela vostre gloire, vostre grandeur et vostre toute puissance qui ne semble estre épuisée qu’en cela mesme que vous avez souffert. Car il est vray qu’en matiere de souffrances, vous n’avez pû passer plus outre, si ce n’est que je dise par excez, qu’en cela vostre desir et vostre volonté a surpassé vostre puissance et vostre sagesse. Vous avez esté reputé fol et insensé pour l’amour de moy ; mais en cela seul esclate plus hautement vostre Sagesse infinie. Et qui des mortels, et mesme des esprits angeliques, eust jamais conceu que vous eussiez peu vous abaisser jusques à ce poinct sans detriment de vostre Divinité, si vous mesme, Seigneur, par (83/84) vostre Sagesse, n’en eussiez inventé le moyen, et ne l’eussiez reduit en prattique ? »

Elle pourra parcourir ainsi toute la Passion de N.S., rendant à Jesus-Christ l’honneur pour les opprobres, la justice pour l’injustice et pour les fausses accusations. Elle s’excitera specialement à l’aimer par cette principale consideration que ce Dieu, plein de bonté ait bien voulu souffrir la peine de nos maux pour nous enrichir de ses biens ; qu’il se soit fait homme pour nous faire dieux, qu’il se soit dépoüille pour nous revestir ; qu’il ait esté reputé pour fol et insensé afin de nous communiquer sa sagesse, et qu’il se soit humilié et anéanti pour nous elever. Quoy qu’il ne soit pas necessaire de donner beaucoup de considerations à une ame de ce vol (car selon l’ardeur de l’amour avec lequel elle suivra son Seigneur, elle goustera les tresors de la sapiene divine qui sont cachez en luy327, une chose luy sera necessaire qui est l’attention continuelle et ardemment amoureuse vers son Seigneur, en tout temps, en tous lieux, et en tout moment. Qu’elle agisse doucement, sans neantmoins s’exciter trop au sensible. Si parfois elle se voit liée dans ses puissances, la souvenance cordiale et amoureuse luy suffira pour compatir à son Bien aime.

Nous pouvons juger des effets que produisit en l’ame Pere Dominique de Saint Albert l’usage de ce divin exercice la Passion de Nostre Seigneur par ce qu’il dit luy mesme en conclusion du model qu’il en a donné, et que nous venons de descrire, « Heureux, dit-il, celuy qui pourra dignement pratiquer cet exercice ; il pratiquera, sans sortir de l’Amour, toutes sortes de vertus d’une maniere fort sublime et satisfera au desir de ce divin Sauveur qui semble ne souhaiter autre recompense de toute » Passion de la part de nous autres, que d’avoir quelque ame sais qui luy en scache veritablement gré, qui converse avec luy et nuit en cette maniere et qui tâche de luy rendre amour pour amour, douleur pour douleur, sang pour sang, s’il luy estoit possible. »

Le premier de ces fruits fut une haine irreconciliable de ce (84/85) bon religieux contre le peche mortel. La veuë luy en estoit si affreuse qu’il ne la pouvoit supporter, considerant que c’est luy qui a osté la vie a Jesus-Christ, et luy a fait souffrir le supplice de la croix. Il appelloit le peché l’ennemi de l’amour, et disoit parfois qu’il ne pouvoit comprendre comment une personne en peché mortel pouvoit rire et se réjoüir, ni mesme prendre un seul moment de repos. Et tout simplement il avouoit à ses plus familiers que, hors le peché et l’imperfection, il ne sentoit aucune peine de quelque facheux accident ou contrariété que ce fust. Mais a l’égard du peché sa haine estoit implacable.

Or, comme il avoit une haute idée de l’excez et de la perfection de l’amour que Jesus-Christ nous a montré dans ses souffrances et dans sa mort, il eut aussi tout le reste de sa vie une etrange aversion mesme contre le peché veniel, l’envisageant comme ennemi de la perfection de l’amour. De sorte que depuis, estant prieur, il avoit de tres grandes difficultez a supporter les fautes, quoy que legeres, qui se commettoient contre le silence ou contre quelque autre poinct de la Regle. Et quoy que ceux qui n’avoient pas une si haute idée de la perfection condemnassent son zele comme critique et indiscret, il n’est pas moins vray que ce zele contre le peché, mesme veniel et leger, est un temoignage de la rare perfection de son amour.

L’importance de ce sujet, et le but que nous envisageons dans cet ouvrage, m’oblige de faire icy quelque digression contre l’aveuglement de ceux qui ne craignent pas, quoy qu’obligez a la perfection, de commettre le peché veniel. Je ne feray que redire ce que j’ay imprimé dans un autre lieu.328

§

Le Pere Dominique apprit aussi au pied de la Croix à combattre l’amour propre qui se sert de ruses et de deguisemens, qu’on appelle propres recherches de la nature, pour nous glisser le venin du peché. Si cet ennemi du saint amour se presentoit à l’ame sans couvrir sa laideur de quelque voile ou pretexte, il n’y (85/86) seroit pas receu. C’est pourquoy il prend un masque d’innocence ou de raison, ou du moins d’indifference. Mais ce religieux divinement eclairé voyoit d’abord tous ces pieges, et comme c’est en vain, dit le Sage, qu’on jette le filet devant ceux qui ont des ailes et des plumes329, il s’elevoit aussitost dans la region des ames fideles qui surmontent par la foy tout ce qui est de l’instinct de la nature corrompue.

Il envisageoit les emplois honorables de la condition religieuse, les singularitez et prerogatives, les traitemens de table, l’estime des seculiers, et generalement tout ce qui n’est point de la mortification de Jesus-Christ comme des ennemis jurez, aussi bien que le peché. Il s’est veu bien peu de personnes spirituelles de cette force, qui n’ayent pris au moins parfois quelque honeste, divertissement, afin que l’arc ne fust pas toûjours également bandé. Mais ce religieux a eu cela de singulier tandis qu’il a vescu, qu’il n’a jamais paru se relâcher de son exercice interieur. En tout temps, en tous lieux et en tous employs, son cœur son esprit alloit toûjours roidement à Dieu. La nuit, il prenoit plus son repos en Dieu que sur sa couche, et en ce sens on peut dire que ses tenebres estoient comme sa lumiere.330

Comme du depuis il eut grande benediction à toucher les cœurs dans la conversation et à gagner les ames à Dieu, il estoit extremement soigneux de rejetter les mouvements de retour de reflexion que la nature veut faire sur soy en ces rencontres « Il est vray, disoit-il, que la nature veut parfois s’attribuer ce bien, et s’y satisfaire au lieu de le renvoyer a son principe. Ou peut estre prend elle son contentement en ce que le gaing des ames est beaucoup prisé dans l’estime des hommes. C’est un orgueil secret dont il faut couper la racine, et ne se pas facher si parfois Dieu nous retranche les talens et les moyens de profiter a autruy, afin que nous apprenions à luy rapporter le tout à travailler purement pour luy. »

Il retranchoit encore a la nature une autre satisfaction plus (86/87) subtile qu’elle a coustume de prendre dans les dons de Dieu. C’est que, comme son esprit devint extremement elevé dans la contemplation des choses divines, quoy que sa volonté fust quelquefois en des ardeurs d’amour qui l’eussent obligé de prendre quelque sorte de soulagement en se laissant aller aux soupirs, jamais neantmoins on ne le voyoit soupirer ni faire exhaler la flame qu’il ressentoit au-dedans ; c’est ainsi que son esprit ne faisoit point de cas de la nature. Il ne luy faisoit aucune part de ce qu’il goustoit au plus intime de soy mesme : et quoy que Dieu lui communiquast des choses ravissantes, il ne vouloit pas se soulager du moindre soûpir. Il ne traittoit pas ainsi ceux qui du depuis furent sous sa conduite. Lorsqu’il les entendoit soûpirer vers le Ciel, il leur disoit agreablement : « Il est raisonnable, mes freres, que la nature attrape de temps en temps quelque morceau du banquet, autrement elle mourroit de faim. Prenez y garde et vous connoistrez comme parfois elle prend hardiment, autrefois elle fait subtilement. »

Il temoignoit assez par cette façon d’agir qu’il estoit ennemi de l’amour propre et du propre instinct de la nature, la considerant comme une source de peché et comme un rejetton du vieil Adam condamné par Jesus Christ sur le Calvaire. Neantmoins, quoy qu’il eust tant d’aversion du peché et de tout ce qui en peut estre la cause, il avoit grande charité pour les pecheurs ; et si pour consoler Jesus-Christ affligé il usoit de zele contre le peché qui estoit le sujet de ses souffrances, il n’avoit pas moins de zele a aimer ceux pour lesquels il a souffert, afin de luy apporter encore quelque soulagement et consolation en cette maniere. Il consideroit ce que l’homme a cousté à ce divin Liberateur, combien de gemisssemens il a jetté pour luy, combien de sang il a repandu, et quel ardent amour il a temoigné pour le sauver. C’est ce qui luy donnoit estime pour toutes les ames rachetées à un si haut prix. Il ne meprisoit aucun estat, ni le seculier en comparaison du religieux, ni celui du mariage en comparaison du celibat, ni celuy du moins reforme a regard de celuy qui l’est davantage, ni la personne imparfaite en comparaison de la plus parfaite. Cette ame foible, tombée dans le (87/88) peché, sera peut estre un jour grande devant Dieu, et nous ne scavons pas nostre propre sort ; Dieu seul fait le discernement, et c’est à nous d’adorer ses jugemens en silence.

[Ce fut à la suite du Crucifié et au pied de la Croix que le Pere Dominique de Saint Albert apprît excellement ce que c’est que la vérité du christianisme. Il connut que tous les chrestiens sont non seulement enfans de la vérité, ainsi que disoit autrefois saint Cirille Alexandrin, mais encore qu’ils devoient, pour repondre à leur nom et à leur sainte vocation, estre tous changez et transformez en la vérité. Mais laissant les autres à la conduite de la grace, et tournant son zele contre luy mesme, il print une forte resolution de se rendre tout le reste de ses jours conforme à son divin Exemplaire, Jesus — Christ souffrant, mourant et crucifie sur le Calvaire.331]

Ce que Pilate ne pût ou ne voulut pas apprendre de la bouche de Jesus-Christ au temps de sa Passion, le P. Dominique l’apprit et le gousta a l’eschole de la Croix. Quid est veritas,332 ce que c’est que vérité ? Il vid, avec saint Augustin, que la vérité n’est autre chose que la souveraine ressemblance d’un chacun a son Principe, et que le principe de la vie des parfaits chrestiens estant Jesus-Christ crucifié, ils sont non seulement enfans de la vérité, ainsi que disoit autrefois St Cirille Alexandrin, mais encore qu’ils doivent estre tous changez et transformez en Jesus — Christ qui est la souveraine et premiere vérité.

Il grava si fortement cette maxime en son cœur qu’il prit pour sa devise ces deux mots : Verité ! Verité ! Fidélité ! Fidelité ! Sa langue parlant de l’abondance de son cœur, luy mettoit frequemment cette devise en la bouche ; et cela luy servoit d’un continuel advertissement de demeurer stable et perseverant dans les pratiques de la vérité, et de ne pas en decheoir comme cet Ange rebelle duquel la Verité mesme a prononcé ces paroles : In veritate non, stetit. (Jo., 8).

Ce fervent desir d’estre veritable, de s’établir constamment (88/89) dans la vérité du christianisme, et d’accompagner sa foy des œuvres conformes aux maximes de Jesus-Christ le rendit parfaitement fidele à deux choses : à se dépoüiller du vieil homme, et à se revestir du nouveau qui a esté crée selon Dieu dans la justice et dans la sainteté de la vérité.333 La grâce le depouilla premierement de tout l’exterieur, et puis de l’interieur et de luy mesme, dont le detail est d’une grande estendue ; et luy mettant sans cesse devant les yeux l’image de Jesus-Christ, sur laquelle il devoit estre formé, elle le revestit des traits et des vertus de ce divin Exemplaire.

Pour descendre au particulier, ce fut non seulement par le motif de satisfaire aux promesses qu’il avoit fait à sa profession, mais bien plus par le dessein que la grace luy avoit inspiré de se rendre conforme à Jesus obeissant jusques à la mort,334 que ce bon religieux rendit a Dieu et a ses superieurs jusques a la mort une tres parfaite et exacte obeissance en toutes choses. Considerant ce divin Sauveur entre les mains des Juifs, humblement soumis a ces tygres inhumains, il ne luy fut pas difficile de se soumettre a tout ce que ses superieurs desiroient de luy. Pendant qu’il a vescu, dit un de ses disciples, il a esté aussi simple, flexible et maniable à toutes les volontés de ses superieurs qu’un enfant, sans repugnance ni contradiction quelconque. Dans la conduite exterieure de sa vie, il n’a jamais voulu rien mesler du sien ; ni demander ou se procurer, directement ou indirectement, d’estre appliqué à cecy ou à cela ; remettant la determination totale de luy mesme à ceux qui le gouvernaient. Il n’estoit pas comme ceux qui cherissent assez la volonté de Dieu et des superieurs, pourveu que les choses qu’elle commande soient faciles et agreables, qu’elles ayent du rapport avec leur humeur, et qu’elles soient conformes à leur volonté. Il eust fait conscience de refuser quelque employ, pour les peines et les repugnances qu’il y eust pu ressentir, dont nous verrons des rares exemples lorsque nous le considererons cy apres dans les employs qu’il a eu de regent et de superieur, (89/90) qui luy estoient extremement onereux, et ausquels nonobstant il se laissa depuis appliquer sans donner le moindre signe ou souffrir au dedans le moindre mouvement de repugnance.

C’est ainsi que ce disciple fidele de Jesus souffrant se depouilloit avec son Maistre au pied de la croix, non seulement de tout l’exterieur, mais encore de sa propre volonté qui est le vestement plus adherant et attaché au vieil homme. Et sa fidelité fut si grande en ce poinct que, sur la fin de sa vie, il dist un jour a un religieux de confiance qu’il n’avait jamais fait sa volonté propre : ce qu’on peut autant admirer en luy quelques uns l’ont fait dans un saint abbé qui dist en mourant : Laetus morior quia numquam feci voluntatem meam. Je meurs joyeux et content, parce que je n’ay jamais fait ma propre volonté. Il le mandoit un jour a son Pere spirituel dans l’une de ses lettres : Quid eligam ignoro.335 Je ne scay plus ce je dois choisir, je ne trouve plus en moy d’election : Il me semble que je ne scay ce que je veux ou ne veux pas. Et une autre fois parlant de la violence qu’il s’estoit faite à accepter la conduite d’autruy, il dist que les personnes comme luy avoient grandi repugnance à estre superieurs ; d’autant qu’ils sont accoûtumez à se laisser conduire, à obeir aux autres, et à ne commander jamais.

Cet esprit d’obeissance et de parfaitte soumission aux lontez de ceux qui le gouvernoient, n’estoit pas un pencha : de la nature, tel qu’il se rencontre en quelques humeurs naturellement dociles ; il tiroit sa source de plus haut. C’est qu’il envisageoit continuellement son Maistre qui, dans les doulta et les tourmens de sa Passion, luy servoit d’exemplaire et modele de cette vertu, luy disant sans cesse d’un langage mue mais tres penetrant : « Regarde et faits comme il t’est enseigné sur la montagne. Voy, comment il faut estre veritable et fuie, Rends moy verité pour vérité, fidelité pour fidelité ».336 Sur ce modele sacré, il apprenoit à rendre obeissance à tous, non (90/91) comme à des hommes, mais comme a Dieu mesme, auquel ils servent d’instrument pour nous signifier ses volontez : et voyant le Fils de Dieu se soumettre à des scelerats comme aux executeurs de l’ordonnance de sa mort, il ne trouvait que douceur et suavité à se soumettre aux volontez de ceux qui le faisaient mourir a la sienne propre.

Il respectoit les paroles de ses superieurs comme des oracles vens de Dieu mesme ; et jamais il ne consideroit ceux qui luy ordonnoient quelque chose comme tels ou tels, mais il luy semblait appercevoir en eux un certain raion de la puissance et de l’autorite de Jesus-Christ : pratiquant en cela le conseil porté dans sa Refile Christum potius cogitantes, quam ipsum337 et imitant Jesus-Christ mesme qui, dans la personne des bourreaux, envisageoit la puissance qu’ils avaient receu de son Pere, leur disant : C’est maintenant vostre heure et la puissance des tendres 338 ; et au juge qui le condamna : Tu n’aurois pas puissance sur moy si tu ne l’avois receu d’en haut.339

Ainsi dépouillé de sa propre volonté, il allait suivant avec joye les traces et les pas de Jesus — Christ, et pouvait dire avec un prophete : Vadam spoliatus et nudus.340 Le depouillement et la nudité de toutes choses quant à l’affection et, autant qu’il se peut, dans la realité que nous admirons dans les saints, luy sembloit meriter plutost le nom d’abondance et de richesses que celuy de pauvreté ; en quoy son sentiment estoit conforme à celuy de l’Apostre, qui dit que leur souveraine et tres profonde pauvreté a produit en eux l’abondance et les richesses de leur simplicité.341 Et comme il n’y a que ceux qui suivent Jesus-Christ pauvre et denué de tout qui le puissent posseder riche de ses graces et de sa gloire, le Pere Dominique avait extremement à cœur de se trouver des premiers et des plus ardens à la suite de ce divin Roy depouillé, afin d’estre pleinement revestu de luy.

Sa pauvreté quant à l’exterieur estoit parfaitement exacte, (91/92) et c’est de quoy je ne m’arresteray pas a donner des preuves, afin de m’exempter de decrire en ce lieu tout l’exterieur vie qui a toujours esté accompagné de cette belle vertu. Ce sera tout dire en cette matiere, si j’allegue ce que luy mesme a escrit des pratiques de la pauvreté qui, des son temps, estoient communes et ordinaires a tous les religieux du convent de Rennes : d’autant qu’il les a tous surmonté en ferveur, si nous escrivions le sentiment public. Voicy comme il parle au chap. I des Regles exterieures du novitiat.

« Vous scavez, Seigneur, qu’à vostre imitation, qui estes le chef de nous tous, nos freres aiment si cordialement la pauvreté evangelique, que celuy la s’estime le plus heureux de tous a il eschet (il échet) d’estre plus pauvrement vestu, et qu’ils ont la mesure disposition pour tout ce qui regarde les commoditez du corps ; en matiere de vestemens, de tuniques, de chappes, de cellule, de breviaires, chacun desire de tout son cœur ce qui est le pli abjet, delaissé et meprisé. Si on presente a table deux sorte de pain, ils choisissent le plus grossier. Ils se depouillent et se privent avec joye de ce qu’ils ont pour en accommoder ceux d’entr'eux qui en ont besoin, et se jettent instantanement aux pieds du superieur à qui remportera la grace et la permission de se devestir pour la commodité de leur frere. Ils ne cherchent en rien les plaisirs et satisfactions du corps, et se plaisent en toutes choses a ce qui est plus humiliant et austere. Neantmoins, pour ne pas offenser la veue du prochain, ils s’estudient a estre propres et nets dans leur pauvreté, et particulieremet dans leurs habits et dans la blancheur de leurs chappes, prenans garde de les gaster pendant le travail, etc. »

Il avoit aversion si formelle d’avoir quelque chose de neuf, specialement en son vestir, que ce qu’un autre eust pris avec quelque satisfaction il ne le recevoit qu’avec des peines fort grandes ; de sorte qu’il falloit user ou d’industrie ou d’autorité pour le luy faire accepter ; et quand il se voioit vestu delas sorte, il se rendoit importun au superieur pour avoir permission de changer avec quelque autre. Il me souvient que, tandis que je luy demandois l’habit de religion, descendant un jour pour me (92/93) parler, il se trouva qu’il avoit une robe neufve, à quoy neantmoins je ne prenois pas garde. Mais ce grand amateur de la pauvreté, quoy que fort indifferent à tout l’exterieur, me fit voir qu’il estoit tout honteux de se voir avec ce vestement neuf, et qu’il ne le portoit qu’avec une extreme repugnance. Et en effet, je ne le vis plus revestu de cette robbe, et je me persuade qu’il usa du pouvoir qu’il avoit alors, en qualité de prieur du convent de Nantes, pour se deffaire de ce vestement et en prendre un qui fust usé. Il faisoit voir par ces pratiques qu’il avoit la meilleure part dans la vérité d’un sentiment qu’il a souvent avancé : Que lorsqu’une ame gouste avec plaisir la pauvreté exterieure, c’est signe qu’elle est riche interieurement.

Quand il faisoit reflexion sur les attachemens aux commoditez et aux satisfactions que plusieurs font souvent paroistre, il ne se pouvoit assez etonner d’un si grand abus. « Helas ! disoit-il, comment est ce qu’ils s’attachent si fort à la terre, en laquelle ils n’ont aucun droit que celuy de s’en servir de passage pour parvenir au Ciel ! » Ce cœur pur n’eust pas souffert le moindre entredeux (=intermédiaire) entre luy et son divin l’Objet ; il estoit de ces voyageurs qui tournent sans cesse le dos aux choses temporelles et n’envisagent que l’eternité. Le goust et l’experience qu’il avoit des veritez avancées par saint Paul dans ses Epitres, estoit tres remarquable. Mais de toutes ces divines sentences il avoit celle cy plus à cœur, comme plus conforme à sa pratique : Quae retro sunt obliviscens ad anteriora me converto. 342 Mettant en oubli tout ce qui est en arriere, c’est a dire tout le temporel, je n’ay ni pensée ni desir que pour ce qui est au devant de moy, c’est a dire pour le divin Objet auquel je suis interieurement appliqué.

Le cœur de Jesus-Christ, nud et depouillé sur la Croix de tout le crée, et uniquement occupé à faire la volonté de son Pere, luy avoit appris cette belle leçon, laquelle l’homme animal ne peut concevoir ni comprendre, de ne rien posseder icy bas, de n’aspirer a rien, ne se reposer en rien, se devestir de tout, (93/94) de demeurer en Dieu par maniere de dire sans volonté, sans science, sans conoissance et sans sentiment pour quelque chose cree que ce soit, non pas mesme pour les ecoulemens grace sensible, afin de n’y donner aucun lieu aux recherches, de l’amour propre. Car telle affection à la creature, si parfaite qu’elle soit, fait separation entre l’ame et son Bien aimé, sorte qu’il est contraint de s’arrester derriere ce mur de disvision, et au lieu des caresses de son immediate presence, il ne luy reste que la liberté de jetter des œillades de compassion sur son epouse, au travers de quelque fente et ouverture.343

Les estats de cette belle ame que nous descrivons cy apres donnent des marques si evidentes de ce parfait depouillement non seulement exterieur, mais encore interieur, de tout le creé qu’il n’est pas a propos d’en dire icy davantage ; autrement, je m’exposerois à trop de redittes. Quoy qu’il ne faut pas nier et le lecteur le marquera (=remarquera) s’il luy plaist, que les estats du esprit contiennent tant de choses dans leur unité, et sont simples et uniques dans leur estendue, que c’est tout dire qu’et dire peu, et qu’il semble qu’on redit toûjours la mesme chose quoy que cette sorte de sujets ne s’epuisent jamais.

[Extraits de lettres de Jean de Saint-Samson, puis :] Apres ces marques de la haute estime qu’a fait le Venerable F. Jan de Saint Samson, du R.P. Dominique de Saint Albert, aucun (=personne) doit estre surpris de ce que nous nous avançons de donne sa vie au public : ce n’est ni par ostentation ni par une demangeaison d’ecrire. On a trop long temps differé d’en effectue le dessein pour plusieurs raisons qui ont du fondement et de la vérité. Mais c’est pour obeir a l’ordre des superieurs, marque assez que c’est la volonté de Dieu que cette lumiere ne demeure pas cachée sous le boisseau, et qu’au contraire elle soit produire au dehors344 pour luire a tous ceux du moins qui sont dans la famille du Carmel, et qui l’ont ardemment desiré. (94/95)

Les Generaux de l’Ordre ont donné pour cela leurs lettres patentes, et la Province des Carmes de Touraine, assemblée en chapitre provincial, a semblablement donné ses decrets a ce que nous travaillassions à la composition de cette vie, qu’on a toujours esperé devoir estre utile aux bonnes ames. Cependant il s’est fait qu’a raison d’autres emplois et occupations, la chose ne s’est point effectuée jusques a present. Ce qui fait assez voir qu’il n’y a pas eu de precipitation a mettre en evidence la vie et les œuvres de cet homme de vertu : en cette matiere, il est meilleur d’estre lent que precipité, avoir mission et estre poussé par la volonté des superieurs, que se haster de se produire aux yeux d’une infinité de personnes de qui les jugemens sont differens et les pensées assez souvent peu favorables. Mais le principal sujet de tant de delais, c’est qu’il n’estoit pas de la justice, ni mesme de la bienseance, qu’une plume si rempante (=méprisable) comme la mienne se portast à cette entreprise. Il faut un saint pour ecrire la vie d’un saint. Il faudroit avoir l’œil tout penetrant pour suivre cet aigle dans le vol de sa contemplation et de sa sureminente vertu : et dans ce sentiment comme je ne scavois à quoy recourir, il m’est venu en pensée qu’il seroit mieux de faire du moins commencer cet ouvrage par une personne excellemment mistique et contemplative, qui est le Venerable Frere Jan de Saint Samson, homme divinement eclairé qui a parfaitement connu le P. Dominique et qui, selon la pieuse pensée des plus sages, contemple a present avec lui sans aucun rideau, ce qu’il ne voioit ici bas qu’en enigme et en figure.345 Voila pourquoy j’ai commencé par la copie de quelques lettres de ce Frere qui contiennent le principal de la vie de ce bon religieux. Le reste qui est commis à nos soings aura l’effet et le succez qu’il plaira à Dieu.346]








La doctrine (E. Tonna) 347

I.EXPOSITION DE SA DOCTRINE

Dieu, principe et fin de tout ce qui est, a tout créé pour lui-même. Donc l’homme, créé par Dieu, n’a, dans l’ordre d’ici-bas, d’autre fin que Dieu qui l’a non seulement créé, mais lui réserve l’accès à l’ordre surnaturel en s’établissant lui-même finalité et béatitude de l’être humain.

Cette doctrine de la finalité de l’être humain est, selon Dominique de Saint Albert, le principe fondamental sur lequel repose toute vie spirituelle ; c’est donc à partir d’un tel principe qu’il développe en toute logique sa théologie mystique et dégage les règles selon lesquelles l’âme, étroitement unie à Dieu, peut, autant qu’il est possible en cette vie, atteindre cette finalité. L’importance d’un tel principe dans la vie spirituelle est née en lui, à la lumière de la contemplation, de façon ineffable ; elle est pour lui le centre de la vie et il propose comme l’unité fondamentale de toute sa doctrine. Dominique ne se contente pas de présenter cette doctrine de la finalité, mais il est tout entier dans la façon dont il éclaire et explique combien il est profitable et nécessaire d’avoir devant les yeux cette finalité pour gouverner toute sa vie selon cette finalité. Si l’homme s’en montre pleinement capable, il pourra dès cette vie, jouir de l’expérience savoureuse de Dieu. Pour que l’âme connaisse plus profondément sa fin ultime et soit incitée à la rechercher davantage, il donne différents arguments et raisons touchant soit Dieu, soit le sujet lui-même soit aussi le bénéfice qu’en aura notre prochain.

Et en effet, Dieu a donné à l’être humain la vie, l’intelligence et toute chose pour qu’il l’aime. C’est vrai particulièrement des facultés principales de l’âme puisqu’il relève de la mémoire de se souvenir des bienfaits de Dieu, de l’intelligence, de connaître son créateur — faveur essentielle — de la volonté, de s’appliquer à s’y attacher de toutes ses forces et à jouir de la bonté de Dieu. De plus, par la grâce sanctifiante l’homme a été élevé au niveau surnaturel et même après la chute il s’est trouvé face à Dieu qui, répandant pour lui les trésors de sa bonté, a envoyé son Fils unique, en ce monde, pour le racheter. La raison de l’Incarnation, comme l’enseigne notre auteur, n’est rien d’autre que l’amour de Dieu pour l’homme et cette divine charité « nous pousse à tendre à la perfection ». De plus, Dieu qui est venu au monde pour que les hommes aient la vie en abondance, et à quel degré d’intensité, s’inquiète plus que l’homme lui-même, de sa perfection spirituelle qui n’existe que dans la poursuite de sa propre finalité. En effet Dieu, en frappant l’âme jusqu’au tréfonds d’elle-même, la pousse vers lui, de façon mystérieuse et avec force, par ses inspirations secrètes et autres moyens extérieurs. Aussi, Dieu seul est-il le moteur initial et l’agent principal de l’union de l’âme avec Lui, lui qui le premier, par les grâces tant efficace que prévenante, l’oriente efficacement et constamment vers son centre qui puisse infini comme il est être aimé d’elle également sans limite. Cette âme, enveloppée en quelque sorte, « comme un poisson dans la mer », de l’amour de Dieu qui ne cesse de la regarder toujours avec attention, qui ne l’oublie jamais et qui l’aime, ne peut, si elle réfléchit bien, que se tourner vers Lui avec fidélité et amour et, si elle ne veut pas se montrer ingrate envers Dieu, elle ne doit jamais L’oublier.C’est donc à l’âme d’être attentive à l’amour que Dieu lui manifeste ; et tout ce qui lui arrive a, pour elle, la saveur de Dieu et l’oriente vers l’union amoureuse et intime avec Lui, son ultime but.

En outre, l’homme, selon l’ordre de la divine Providence, reconnaissant en Dieu sa fin ultime, est poussé vers Lui, avec l’aide de la grâce, par son propre désir. L’âme, en effet, créée pour Dieu et attiré amoureusement par lui, ne peut trouver, en cette vie, le repos qu’en Dieu seul. Car l’objet de la volonté humaine est le bien universel et aucune créature ne peut parfaitement satisfaire une telle soif. Pour cela, l’âme doit chercher sa béatitude en Dieu, son ultime fin, vouloir le goûter, le voir, l’entendre lui seul puisqu’elle trouve en lui le repos de son cœur, son unique trésor et son guide.

Comme Dominique a écrit ses préceptes à l’intention des novices, il se devrait inculquer l’obligation de tendre à cette fin ultime avec des arguments tirés de ce cas particulier, montrant la finalité de l’état religieux qui n’est assurément ni étude scientifique ni activité extérieure d’aucune sorte.Aussi faut-il plaindre les autres religieux qui se jettent sur l’étude intellectuelle de Dieu, mais qui négligent la science efficace de Dieu par laquelle Dieu est connu comme digne d’amour infini et est recherché comme tel. Si l’homme est sur terre et s’il a embrassé l’état religieux c’est pour travailler continuellement et ardemment à sa perfection ; celle-ci ne consiste pas seulement en une union ordinaire — c’est à dire en la grâce sanctifiante –, mais de surcroît en la pratique de vertus spirituelles, soit théologales, soit cardinales. Est très utile à cette fin l’attention permanente de l’âme à Dieu comme à son premier principe, mais encore et surtout l’union de la volonté humaine et de la volonté divine.

Enfin la charité et le vif désir du salut du prochain donnent une raison supplémentaire de devoir faire tendre toutes ses forces à son but dernier. En effet, la vie apostolique est plus efficace si elle émane de la plénitude de la contemplation, et l’union avec Dieu profite alors beaucoup plus à notre prochain. Aussi la charité régulière demande-t-elle que tous tendent à la sainteté de vie par une véritable intimité avec Dieu grâce à laquelle « la religion notre mère brille en ses élèves ». Quand on brûle pour son propre Ordre, les religieux doivent préférer la sainteté à la science et aux autres activités ; l’expérience le prouve puisque la corruption de la vie régulière s’est introduite dans la plupart des ordres religieux, non par le manque de maîtres, mais par le défaut de leur sainteté. Seuls les contemplatifs constituent les bases très solides de leur communauté religieuse.

Ensuite, dans cette intimité avec Dieu, on réfléchit mieux au salut des fidèles. Certes les activités extérieures, dans la vie apostolique, sont utiles et même nécessaires, mais puisqu’« il faut aller de l’intérieur à l’extérieur », tous doivent être persuadés qu’être unis à Dieu sert mieux au salut des âmes que de s’appliquer uniquement aux tâches extérieures. En effet, dans la sanctification d’autrui, l’homme n’est qu’un instrument, mais l’ouvrage doit-être d’autant plus parfait par lui-même que l’instrument le sera.

Cette conviction explique pourquoi l’auteur a dit préférer être avec Job sur son fumier plutôt que de convertir le monde avec Saint Paul.En effet, une fois nommé supérieur, il consacrait plus de temps à prier qu’à leur assener des remarques quand il s’agissait de corriger les frères de leurs fautes et il écrivait à Jean de Saint-Samson quand il s’inquiétait de ses frères : « Que ma prière à Dieu soit pour eux jusqu’à ce qu’ils se repentent ».Cela ne signifie pas qu’il n’usait pas envers ses frères de châtiments et de punitions — c’est clair, au contraire, d’après le témoignage de Timothée de la Présentation et de sa lettre du 21 décembre 1633, —, mais cela nous montre qu’il accordait plus de valeur à la prière qu’aux châtiments pour corriger autrui.

Ces raisons exposées, Dominique a voulu montrer l’utilité d’une attention continuelle à notre finalité. Si nous regardons vers Dieu, Il nous laisse la possibilité d’aspirer à lui de toutes nos forces : si nous considérons notre perfection, elle nous est promise, pleine et entière, en Dieu, notre fin ultime ; et si nous voulons nous soucier du salut du prochain, nous ne pouvons mieux faire que de tendre à cette perfection. C’est pourquoi l’ultime et unique souci immédiat de l’homme est de tendre continuellement à cette fin ; il s’ensuit donc que Dieu est totalement le but de toute activité humaine, intérieure ou extérieure, et eu égard à ce principe, se pratiquent les vertus et sont écartées les difficultés que soulève aisément notre nature corrompue. En effet, plus l’être humain sait l’utilité d’atteindre cette finalité, plus brûlant en est son désir, lequel éveille et accroît les possibilités d’en employer les moyens appropriés. Surtout comme, du point de vue de l’objet, ce désir est unique et qu’il se déploie dans toute activité humaine, comme l’âme est toute tension, sa vigilance n’est pas facilement trompée, et l’effort pour dompter les obstacles est plus grand que s’il ne s’agissait que de pratiquer l’une ou l’autre vertu ou d’affronter les obstacles un par un. Donc telle est la première règle pratique dont dépendent les autres : puisque Dieu est reconnu comme fin ultime, tous nos efforts, autant que possible, doivent être faits pour Lui.

De la façon dont l’auteur expose le principe fondamental de la vie spirituelle, concernant la finalité en Dieu de l’être humain, il déduit directement et confirme la spécificité si souvent combattue de la doctrine spirituelle de l’école carmélitaine traditionnelle, à savoir que Dieu est tout, le reste rien ; autrement dit : Dieu seul suffit à l’homme, et donc le reste ne doit pas avoir grande importance si ce n’est dans la perspective de Dieu. Si, en effet, l’intimité avec Dieu dans la vision béatifique, est la finalité de toute vie humaine, c’est à cette finalité qu’il faut essentiellement tendre. En outre, notre auteur exhorte vivement l’homme à mourir [à lui-même] sciemment, à ses bonnes actions externes, sans l’afficher bien sûr, en montrant à tous cette même justification : la seule chose qui compte est de parvenir à cette fin ultime qu’est Dieu. Par ailleurs, comme, d’une part, les aspirations à la béatitude ne peuvent être comblées que par Dieu seul, et que d’autre part, Dieu ne comble pas un tel désir si l’homme ne s’est pas détaché de toutes les affections humaines, il est nécessaire que l’homme s’attache à Dieu de tout son cœur et se détache complètement des créatures, ou bien qu’il reste étranger aux créatures, par son intimité avec Dieu, tout en étant à leur service. Il n’est pas possible de boiter entre les deux directions : Dieu et les créatures. Donc à ceux qui courent sur la voie spirituelle se pose la question : voulez-vous ou non vous attacher de toutes vos forces à Dieu, votre fin ultime ? Si oui, qu’ils vivent pour Lui seul. Alors l’inclination du cœur vers ce but est la condition sans laquelle on ne progresse que bien peu, sinon pas du tout. En conclusion, l’âme, convaincue de devoir chercher l’intime union avec Dieu, ne doit aspirer qu’à cela seul, sans se soucier le moins du monde du reste.

Suite à ce principe de fin ultime et de l’obligation qu’a l’homme de tendre à cette fin de toutes ses forces, notre auteur s’efforce de résoudre un autre problème de vie spirituelle, à savoir qui est appelé à la vie mystique. Certes, cette question, notre mystique [Dominique de Saint Albert] ne l’a jamais traitée de manière systématique, mais sa pensée se dégage nettement des exhortations et autres conseils dont il s’efforce d’aider les autres à la vie spirituelle. Il dit, en effet, que la vie mystique n’est pas un don « donné gratuitement » comme un bienfait donné par Dieu à l’homme, sans la participation de ce dernier tel le don de prophéties, de miracles etc. La vie mystique est bien un don de Dieu, mais un « don sanctifiant », sorte de fruit de l’amour pour Dieu et du désir présent de Dieu. Pour cette raison il n’a que pitié pour les tenants de la thèse opposée. Si Dieu s’est, en effet, institué fin ultime à la poursuite de laquelle l’homme est tenu de s’attacher totalement, dans laquelle il trouve sa perfection en s’unissant intimement à Lui, cette quête de Dieu ne doit être, en rien, dite impossible à tel où tel puisque cette quête est raisonnable, proportionnelle aux forces humaines avec l’aide de la grâce, et enfin obligatoire à tous. En outre, Dominique [de saint Albert] pense que, si l’homme est fidèle en recherchant la pureté de cœur et en renonçant aux affections humaines, Dieu ne lui refuse pas la grâce de la vie mystique, grâce que Dieu donne non seulement à ceux qui ne résistent ni à sa volonté ni aux inspirations de cette grâce, mais qui se laissent entraîner à Lui autant qu’ils le peuvent.

À la question de la raison pour laquelle bien peu accèdent à la vie mystique, si elle est à la portée de tous, il répond que si beaucoup ne la recherchent pas c’est entièrement de leur faute ; ou bien faisant peu de cas de la vie spirituelle, ils sont incapables d’un total renoncement à eux-mêmes, et ne pas encore détachés de la cupidité pour le monde, ce qui est un obstacle insurmontable sur la voie de l’amour; ou bien Dieu se cachant à eux pour éprouver l’authenticité de leur amour, suspendant ainsi en eux tout désir de vie mystique, ils ne se mettent pas dans ses mains, mais renoncent à une union intime avec Lui. C’est donc de la faute des hommes, et non de Dieu, si bien peu accèdent véritablement à la vie mystique, alors que Dieu paraît bien plutôt inciter l’homme à cette union intime.

Sur ce point de vue de Dominique, un texte de l’ouvrage : « Regulae exteriores seu Praxis externa prae-cipuarum virtutum » soulève un doute « … bien que tous nos frères — il s’adresse à Dieu — ne parviennent pas tous au même degré d’intimité avec Toi, cependant chacun d’eux croit absolument nécessaire pour lui la relation avec ta divine présence pour bien agir dans les actes extérieurs ». Un tel texte semble contredire, au premier abord, que nous soyons tous appelés à la vie mystique ; cependant, replacé dans son contexte, il signifie que, comme une étoile diffère d’une autre par sa clarté, de même tous les mystiques n’ont pas le même degré de l’expérience de l’intimité avec Dieu.

Comme Dominique a destiné ses écrits aux religieux et surtout aux Carmes, il est permis de se demander s’il a défendu la possibilité d’une vie mystique pour tous les fidèles indistinctement. Son point de vue semble devoir se confirmer puisque les principes de base de sa thèse valent non seulement pour les religieux, mais rigoureusement pour tous ; en effet c’est pour tous et pour chacun la même finalité, la même obligation d’y tendre de toutes ses forces, même si la vie mystique est bien plus accessible aux religieux puisqu’ils sont considérés comme détachés en leur cœur des créatures. Donc celui qui se prépare avec foi à la vie mystique, est certain d’y parvenir grâce à l’aide de Dieu.

Il s’ensuit qu’il est normal d’aspirer à la vie mystique puisqu’elle est l’union suprême en cette vie de l’homme avec Dieu, dont la possession est le but ultime de tous les hommes. Mieux, la perfection spirituelle dépend beaucoup de l’intensité d’un tel désir, ce qui est confirmé par l’acteur de bien des serviteurs de Dieu.

Par conséquent, quiconque se soumet à l’enseignement du maître Dominique, peut librement et ardemment souhaiter l’union mystique avec Dieu, car l’homme vit pour jouir de Dieu le plus tôt et autant qu’il est possible.







II. PRÉPARATION À LA VIE MYSTIQUE

Une fois reconnue la possibilité pour l’homme de parvenir à l’union intime avec Dieu, à celui qui demande comment y parvenir, Dominique répond aussitôt : une seule chose est nécessaire pour que tel ou tel soit reconnu comme fidèle: orienter sans cesse toutes les forces de son cœur vers ce but et y aspirer avant toute chose. Quiconque veut atteindre le sommet de la parfaite oraison, doit s’attacher de tout son cœur à Dieu par des prières efficaces, puisque tout ce que l’homme possède, l’homme le tient de Dieu, pour qu’il s’en serve pour tendre ver lui. Il faut sans cesse s’y appliquer activement, y aspirer constamment, avec le désir insatiable du cœur de ce bien suprême, centré et finalité de la vie humaine : cette obligation n’est remplie que si l’homme s’est d’abord dépouillé des affections terrestres et s’il s’est paré d’une grande pureté de cœur. En effet si Dieu est la fin exclusive de l’homme, celui-ci doit tenir son cœur paré de tout détachement humain. Donc ceux qui désirent accéder au sommet de la parfaite oraison, doivent apprendre à vivre dans la vraie pureté de cœur parce qu’ils ne progressent dans la vraie prière et dans la contemplation qu’autant qu’ils progressent dans la pureté de cœur, comme le dit Dieu dans l’Évangile : « Heureux les purs de cœur, car ils verront Dieu »; en effet, l’amour salutaire de Dieu croît d’autant plus en nous que l’amour pernicieux de nous-mêmes et nos désirs égoïstes diminuent davantage. L’âme qui s’applique à la pureté de cœur, en renonçant, à l’amour de soi et à sa volonté propre, mérite de s’approcher de plus en plus de Dieu pour s’entretenir librement avec Lui. La pureté de cœur est donc la première condition pour remplir l’obligation que nous avons de tendre à notre ultime finalité.

La pureté de cœur, l’auteur la considère plutôt sous son aspect négatif, dans la mesure où elle implique l’extirpation de toutes les passions, et la maîtrise de la nature sensible, fidèle ainsi à Jean de S. Samson, il écrit : « Mourir, mais comment ?  De la façon dont le veut celui qui veut nous fait mourir au monde pour nous faire vivre la vraie vie ». Cette mort nécessaire pour accéder à Dieu réside dans le renoncement total de soi ; car puisque mourir avant le temps prévu ne peut ni ne doit se faire, nous devons du moins mourir en ce que nous croyons fermement que toutes les créatures et nous-mêmes ne sommes rien en face de Dieu. Le vieil homme doit mourir pour que Dieu, en tout homme pleinement et complètement transformé en toute sainteté et justice en lui-même et extérieurement, vive et agisse. Pour cette raison, Dominique a écrit ces devises :

« chaque jour, je meurs », formule qu’il recommandait vivement à qui s’évertuait à accéder à la vie mystique. « O bienheureux qui ne désire rien de ce monde », « telle est en effet, la vie des passionnés de Dieu », et lui-même préférait ce bonheur à toutes les jouissances de la terre.


Que personne pourtant ne croie que ce désir de mort est une sorte de dégoût de la vie : rien n’est plus étranger à l’esprit de notre auteur ; mais cette mort est la condition nécessaire de notre union à Dieu, parce que si un tel renoncement fait défaut, l’homme ne vit pas alors pour Dieu, mais pour lui seul, alors qu’au contraire, celui qui se libère des influences pernicieuses de ce monde, « se prépare à s’envoler sans cesse vers Dieu ». L’âme, forte de la grâce de Dieu, doit assumer une fervente mortification de sa propre volonté et de son propre jugement, éradiquer le dérèglement de ses passions, tenir en laisse ses sens extérieurs et agir en tout pour plaire à Dieu et lui préparer en son cœur une demeure digne ; en effet, Dieu, si l’âme est vraiment fidèle à ces pratiques, non seulement la purifie, mais l’enflamme et l’illumine, et l’attire à lui en faisant naître en elle des actes de pensée qui l’enhardissent abritée sous l’aide de la grâce jusqu’à ressentir ; elle perçoit qu’elle approche alors plus librement de Dieu et que son influence agit en elle.

L’auteur recommande vivement les moyens tout à fait pratiques qui permettent à l’âme de parvenir plus vite à sa propre mort ; le premier est que l’âme travaille non seulement à la destruction de toute passion pernicieuse, mais qu’en plus, elle échappe à tout plaisir sensible, même s’il est spirituel et paraît exciter la dévotion. Un tel dépouillement de soi, l’auteur l’appelle pauvreté intérieure de l’esprit, pauvreté qui, tout désir et goût spirituel abdiqués, consiste dans le dénuement de l’esprit, et qui doit être d’autant plus ardemment recherchée qu’elle est plus difficile.  Ce n’est donc pas à ce qui plaît au monde, mais à ce qu’il abhorre, que l’âme fidèle doit ardemment s’attacher. L’auteur explique comment l’âme doit se gouverner, sous la louange d’autrui ou si elle……..transparaître en elle-même un soupçon de sensibilité au plaisir ou à l’honneur, mais aussi sous els reproches, le blâme, la moquerie, ou si on lui impose des tâches dures et fatigantes ; car ceux qui désirent satisfaire fidèlement l’obligation de tendre à Dieu « cherchent, contrairement à tous, à être ignorés et comptés pour rien », se réjouissant complètement de cette difficile insignifiance; et bien que de tels actes ne soient jamais que des actes extérieurs, ils sont cependant utiles comme il est naturel pour des actes qui proviennent de la richesse de leur vie spirituelle et qui, en même temps, l’intensifient et la fortifient à leur accumulation.

Pour s’entraîner à « mourir chaque jour » s’ajoutent également d’autres moyens : silence et solitude, bien sûr. Dans le silence l’âme se tourne plus facilement vers Dieu, et elle se fortifie de son amour selon ce qui est écrit : « Dans le silence l’espoir sera votre force » ; et à cette pratique parfaite du silence doit s’ajouter la solitude. L’auteur connaît l’utilité du combat contre la tentation, épreuve qui fortifie davantage les vertus, mais néanmoins il pense qu’il faut privilégier la solitude où les racines du bien recherché ne cèdent ensuite à aucun assaut. C’est pourquoi il considère plus saint toutes choses égales par ailleurs celui qui se retire davantage du monde et il atteste qu’il tient pour supplice de sortir de sa communauté ; bien que ces deux choses, silence et solitude soient tout à fait utiles pour préparer l’âme à la vie mystique, elles ne sont cependant pas du tout indispensables pour mourir à soi-même surtout si une plus grande vertu requiert autre chose. Ainsi, l’auteur lui-même, quand, parfois l’obéissance lui imposait la charge de prêcher, il ne se dérobait pas : « je ne peux, disait-il, trouver la solitude ; cependant que soit faite la volonté de Dieu. Je peux parfaitement trouver la mort [de l’esprit] dans le travail comme dans le silence ».

De cette façon, l’âme en mourant à la nature et au monde, acquiert un cœur pur et ainsi « elle sentira peu à peu pulluler en son cœur de fréquents élans d’amour vers la chose désirée » qui est Dieu, sa propre fin, et qui a promis de se révéler à ceux qui sont purs de cœur.

Une autre condition pour que l’âme parvienne à l’union mystique est l’oraison, principal moyen qui prend force pour revenir vers Dieu, son principe. Comme lorsque deux amis cherchent à se lier étroitement, il ne leur suffit pas de se connaître, il leur faut absolument un même état d’esprit, une conformité de leurs désirs, de leurs gestes et de leurs actes, de même, si quelqu’un veut accéder à cette familiarité avec Dieu, il ne lui faut rien faire d’autre que de s’appliquer, avec un zèle fervent, à la prière qui est l’authentique, la complète, l’active attention à Dieu, la tension de toutes les forces de l’âme vers Lui, et qui unit si totalement l’homme à Dieu qu’il s’entretient presque toujours avec Lui, à toute heure, et en tout lieu. Dans l’oraison, non seulement l’âme se met de toutes ses forces, en état de s’unir à Dieu, comme dans le cas de la grâce sanctifiante, mais elle expérimente cette union par un retour perpétuel vers Dieu par ses actes intérieurs, de reconnaissance et d’amour de Dieu, et cette union n’est possible que par l’oraison. Donc si la pratique de l’oraison est nécessaire pour atteindre l’union intime avec Dieu, il ne suffit pas du tout de la mettre en pratique n’importe comment, mais elle doit être la principale, voire l’unique occupation de l’âme ; autrement on ne parviendra pas à l’union effective de l’esprit avec Dieu, ce qui explique peut-être pourquoi on trouve si peu de gens pourvus de telles vertus. Si l’âme s’applique à Dieu, par la prière, de toutes ses forces, elle ne peut qu’accomplir toujours ce qui plaît à Dieu, en pratiquant toutes les vertus, puisque la prière, à la différence de toutes les autres pratiques morales, atteint directement Dieu, et de plus, en elles, se trouvent réalisées toutes les vertus théologales. Ce Dieu, qu’elle reconnaît comme sa fin ultime, c’est à Lui que l’âme veut se donner ; surtout, elle fonde sur Lui toute son espérance et son aide, sur Lui qu’elle veut aimer de tout son cœur et de tout son amour. Donc, une telle orientation de l’âme vers Dieu est le meilleur moyen de conduire l’âme, ici-bas, dans la voie séraphique, en l’enflammant sans cesse d’amour pour qu’elle ne rêve, ne respire que par l’amour. En effet, grâce à la seule prière, l’homme a tout le loisir de considérer sa fin ultime et faute de quoi naissent tous les malheurs du monde. Vraiment, si quelqu’un, d’un cœur pur, par la prière, tend, en esprit, à cette gloire céleste qui lui est réservée, et s’il conçoit qu’il gagne la ferveur de Dieu son but ultime, dont il puisse jouir, dès cette vie, par l’union mystique, alors assurément, il sera d’autant plus fort pour pratiquer les vertus et pour affronter les pires difficultés qui se présenteront sur la voie du Seigneur. Il s’ensuit donc que l’oraison est absolument nécessaire à qui veut progresser dans la voie de l’amour.

Bien que Dominique, sache comme nous le dirons bientôt l’utilité de la réflexion surtout dans les premiers exercices de l’oraison, cependant il ne tient pas cette pratique comme nécessaire dans la prière ; surtout, dès que l’âme commence à approcher de l’union intime avec Dieu, il enseigne que cette pratique doit laisser place au sentiment. En effet, d’un côté, l’âme doit s’appliquer sans cesse à prier, d’un autre côté, l’intelligence et la mémoire se fatiguent facilement, la première, par la réflexion, la seconde par l’effort fourni, puisque le corps a un grand rôle dans notre nature et qu’il lui est impossible de ne laisser place qu’à la réflexion. Alors, puisque notre cœur n’est jamais lassé d’aimer, notre auteur dissuade de trop s’appliquer à penser quand on prie, et suivant l’école spirituelle du Carmel, il insiste sur les actes et les dispositions de la volonté : « cet entretien de l’âme avec Dieu…. ne consiste pas… dans l’exercice de l’application des sentiments… mais dans l’adhésion de l’esprit ».

Pour que l’âme parvienne à cette si éminente adhésion de l’esprit, il lui faut procéder par degré, puisque divers sont les degrés de l’oraison selon la diverse application des sentiments et la diverse intensité de l’influence de Dieu sur l’âme.

Le premier degré de l’oraison est la méditation discursive. À ce point, l’âme non pleinement arrachée encore aux affections terrestres ni libérée de la puissance imaginative, peut — ce lui est même nécessaire — avancer en l’oraison par activité rationnelle et sensible modérée. À pareille âme, il est difficile de s’abstraire totalement des sens et c’est pourquoi, à ce degré d’oraison, elle a besoin du secours tant de la partie rationnelle, à savoir de l’intellect, que de la partie sensitive. S’offre alors la considération de quelque mystère, dont étant bien pesé l’ajout, l’âme essaie d’exciter la volonté à l’acte de componction, d’amour et d’action de grâce, puisqu’il appartient au sens et à l’intellect de mouvoir la volonté et de l’aider en sa montée vers Dieu. Notre auteur recommande vivement que tout de suite après chaque considération un sentiment et un acte de la volonté soit commandés, autrement il y a danger que l’âme fasse une oraison travaillée plus qu’une oraison, quand l’intellect s’efforce, dans la matière proposée en partant des sens, de « conjoindre les dernières propositions aux premières, par arguments, conséquences, antithèses ». Et ainsi, elle est frustrée du fruit le meilleur de la prière, à savoir par excessive inflammation de la volonté, et revient de l’oraison plus émue d’humaine persuasion que divinement embrasée.

Au second degré d’oraison, les efforts de l’âme sont moins nombreux et plus simples. En effet, bien que l’imagination tout comme l’intellect opèrent encore activement, cependant les actes de la volonté deviennent plus fréquents et plus ardents. Car l’âme, grâce aux précédentes méditations, a acquis une si grande connaissance des choses divines et devient d’une si grande perspicacité que, plutôt que de vouloir continuer à réfléchir au sujet proposé, en se remémorant rapidement quelque élément de ses précédentes méditations, elle se sent aussitôt entraînée vers Dieu, parlent amoureusement avec Lui, elle l’interroge et il Lui, répond, elle l’adore et lui rend grâce, et elle fait naître des actes qui témoignent de son amour et de sa volonté de le servir tous les jours de sa vie.

À ce second degré d’oraison, lui est proposé « un exercice sur la passion du Seigneur » où l’âme appréhende la passion du Christ comme actes d’amour envers elle, Dieu l’incréé, et par lequel elle est poussée à gouverner sa vie de façon à répondre par un même amour « à l’amour éternel et infini qu’est son Créateur ». L’âme fait cet exercice en se tenant par l’esprit près du Christ souffrant, en l’adorant, et dans des entretiens amoureux, vivant avec Lui dans une foi dépouillée sans qu’il faille entretenir des représentations concrètes et pour cela si l’âme est prête à entreprendre un tel exercice il faut strictement qu’une attention amoureuse et intense qui la fait partager tout au long de la journée, la souffrance de son Seigneur aux divers moments de sa passion. Ainsi, l’âme en se centrant uniquement sur l’amour que lui manifeste Dieu dans sa passion, pratiquera, de très sublime façon, les vertus auxquelles elle s’attachera d’une extrême ardeur pour imiter et adoucir la souffrance de son Seigneur, puisqu’elle doit en tout lui ressembler, lui avec qui elle vit et souffre. De plus cet exercice plaît beaucoup à Dieu qui fait le plus grand prix de l’âme qui partage plus que souvent son intimité et qui s’efforce de rendre amour pour amour. Cet « exercice amoureux sur la passion du Christ » peut même être pratiqué, de la même façon, dans les degrés inférieurs de l’oraison, lui qui aide beaucoup à progresser dans la voie de l’oraison parfaite.

Après un certain temps — Dieu en décide — l’âme, après s’être exercée dans la précédente oraison, coopérant ainsi avec Dieu, est admise au stade du troisième degré d’oraison. Jusque là, elle a regardé le Dieu incarné ou présenté à elle sous une autre forme sensible ; mais maintenant, à travers cette intimité, elle appréhende le Dieu incréé, dans une confiance toute simple, par delà les représentations sensibles, et alors il lui est facile d’être continuellement en oraison. Cette oraison ressemble à la relation entre père et fils, ou encore entre deux fidèles amis qui vivent, dorment mangent dans la même maison, toujours présents l’un à l’autre.

Ainsi l’amour et le désir de ne jamais se séparer de Dieu, mais de vivre plus étroitement avec Lui sont, dans ce type d’oraison, la principale occupation de l’âme puisqu’à ce stade, la sensibilité fait silence, et que, de plus, l’intellect lui-même pour le progrès de l’âme dans ce type de prière devient au fil des jours de plus en plus passif ; cependant qu’au contraire, le zèle de l’âme devient plus profond et plus intense au point de paraître entraîner toute l’activité de la vie. Dominique qualifie cette prière comme esprit unique et simple qu’il faut rechercher ; bien qu’offerte à tous, cette oraison/prière n’est pas facile.

Enfin notre mystique ajoute un quatrième degré d’oraison qui inclut déjà certains éléments de la prière mystique comme le désir insatiable de Dieu et de tout l’ineffable le concernant, bien qu’il appartienne encore à l’âme de commencer l’oraison où non seulement la participation des sens est totalement absente, mais où l’intellect lui-même n’entre pas pour grand-chose. L’âme qui jouit d’une telle oraison, morte totalement à elle-même, ornée d’une grande pureté, « aspirant à jouir de son Dieu le plus vite », est déjà au seuil de l’union mystique.




III LA VIE MYSTIQUE ELLE-MEME

La vie mystique est l’expérience savoureuse de Dieu lui-même : elle repose sur un double élément, à savoir : la perception par laquelle l’intelligence approche Dieu d’une façon nouvelle et la douceur ineffable dont la volonté fait l’expérience de Dieu lui-même. Contrairement à l’habitude, ce n’est pas l’intellect qui provoque cette douceur dans la volonté, mais c’est par la méditation de cette dernière qu’il acquiert une meilleure connaissance de Dieu, connaissance qui dépasse toute connaissance humaine et tout raisonnement. En cela l’expérience mystique diffère de la connaissance qu’ont de Dieu les bienheureux étant donné qu’ils connaissent Dieu en premier lieu, puis le goûtent alors la connaissance étant ante… à l’amour  ; chez les mystiques au contraire, l’amour qui génère en eux le désir [de Dieu] donne la connaissance de Dieu ; puis ce désir [de Dieu] pousse à la possession de son objet, et cette possession comble le désir à proportion de l’intensité de cet appétit de Dieu, provoquant ainsi une expérience pleine de suavité. En outre, la mémoire reste toujours remplie de la divine suavité reçue de la savoureuse expérience alentie par la volonté née de la volonté [de Dieu] ; alors elle reste amoureusement attentive à cet objet divin ardemment souhaité et, ainsi, l’intelligence, aidée et stimulée par la mémoire, cherche, d’une nouvelle façon, Dieu lequel agit directement et immédiatement sur l’âme.

L’homme qui chemine du commun connaît ordinairement Dieu indirectement et directement, à travers la création, aussi n’atteint-il pas, par cette création, à l’essence de Dieu, et il n’approche cette essence que par les concepts tirés de la création, par la triple voie de la causalité, de la négation et de la supériorité ; cette connaissance, notre auteur suivant en cela le Pseudo-Denys, l’appelle connaissance négative de Dieu.

Mais comme Dieu et ses dons sont bien réels, les connaître tels qu’ils sont en soi et non seulement en apparence n’est tout simplement pas impossible, en cette vie. En effet, Dieu intimement présent dans l’âme mystique, non seulement en raison de sa puissance infinie, mais surtout pour la raison précise qu’il agit directement et immédiatement sur l’âme, par lui-même gratuitement, touche l’âme en son abîme et y agit « comme en la transformant à son essence même ».

Cette proximité de Dieu provoque dans l’âme « la lumière de la sagesse divine et éternelle » dont elle est inondée, et aisée de cette lumière, l’âme goûte et connaît Dieu, sans s’aider d’aucune représentation ; cette connaissance, bien qu’obscure, est cependant bien claire et laisse l’âme bien certaine qu’elle fait l’expérience de Dieu et non de quelque autre. Également, la même lumière surnaturelle, enlevant peu à peu ce qui obscurcit la foi offre à l’âme une profonde connaissance des mystères de Dieu, avec tant de clarté que l’âme expérimente et saisit, en quelque sorte, ce qu’elle croit dans sa foi, et aussi lui semble-t-il qu’elle n’est plus en chemin, mais qu’elle touche au but.

Aussi, puisque cette connaissance des mystères de la foi qu’on vient d’évoquer dépasse de loin leur connaissance purement intellectuelle, l’auteur, informant son ami Jean de Saint-Samson qu’il lira dans ses cours les traités “De la Grâce” et “De l’Incarnation”, dit ceci : «  Je préfère infiniment la connaissance que Dieu infuse dans mon âme à celle apprise dans les livres.” Il illustre cela d’exemples variés, rapportant ce que fit le Frère Aegiduis, de la communauté de St François, qui, alors qu’il allait dire : “Je crois en Dieu”, vivait une expérience si sensible de Dieu qu’il ne voulait pas dire “je crois”, mais “je vois” ; et il proposait un autre exemple tiré de la différence de connaissance entre celui qui a entendu dire que le miel est doux, mais ne l’a jamais goûté, et celui qui, même s’il n’a jamais entendu parler de la douceur du miel, l’a cependant goûtée. Puisque, si les bienheureux du ciel ont le bonheur de voir Dieu et de le goûter tandis que les fidèles ordinaires ne voient ni goûtent Dieu, les mystiques, eux, sans voir Dieu, le goûtent et ils ont de Dieu une connaissance vraiment expérimentale. Aussi, la foi, chez les mystiques, renforcée et éclairée par la lumière de la contemplation, paraît partager les lumières de la gloire, bien que restant dans quelque obscurité, parce que ce que les élus goûtent au ciel, les mystiques l’expérimentent les yeux brouillés par la taie de leur état mortel. Cette obscurité explique pourquoi les mystiques sont toujours en chemin et qu’ils ne cessent pas de gagner Dieu par la foi ; néanmoins, par cette expérience, la foi se fortifie, non pour quelque intérêt qui l’y pousse, mais à cause de la connaissance profonde et expérimentale qu’ils ont de leur objet même (à savoir Dieu).

Dans l’union mystique, l’activité de l’esprit est très diminuée puisque Dieu entraîne et accapare les forces intérieures, il se laisse voir à l’âme continuellement et en retour l’âme à lui. Les représentations mentales, les spéculations et les raisonnements ne sont, en aucune façon, capables de laisser dans l’âme par elle-même une pure idée de Dieu, aussi, habituellement, dans l’union mystique doivent-elles tenues en laisse puisqu’aucune créature concrète ne peut représenter Dieu tel qu’il est en soi ; de plus, une telle activité, le plus souvent, apporte, avec elle, divagations et distractions qui peuvent détourner l’âme de son objectif essentiel : l’Amour. L’action de l’intelligence, dans l’expérience mystique, est celle d’une foi pure qui répond à son désir que montre Dieu à la volonté : alors quand la volonté engendre ses élans et que l’âme goûte et expérimente Dieu, l’intellect doit rester inactif, puisque, dans la vie mystique, la connaissance de Dieu par l’âme “ne consiste pas à pouvoir trouver Dieu par ses propres forces intellectuelles, mais en laissant Dieu s’insinuer amoureusement dans son cœur”. Quand l’âme parvient à un total dépouillement de l’esprit, elle s’éloigne des représentations et spéculations mentales, ce qui est le signe que l’âme est unie plus intimement à Dieu, de façon toute nouvelle et purement spirituelle ; et si elle doit s’appuyer sur des spéculations mentales, alors c’est comme si elle y voyait une vraie mort de l’esprit qui la supplicie violemment. Notre auteur (Dominique de Saint Albert) atteste qu’il vivait la pratique de la spéculation à laquelle il se livrait en enseignant la théologie, comme une mort qui surpassait en cruauté toute autre mort qu’un esprit amoureux de Dieu puisse subir, alors qu’au contraire, déchargé de son enseignement, il s’empresse d’informer son maître spirituel (Jean de Saint-Samson) de sa joie à n’être plus obligé de s’appliquer à la science de Dieu par des spéculations, mais à s’engager seulement sur la voie mystique, ce que Jean (de Saint-Samson) approuvait pleinement. La raison de ce tourment de l’âme est qu’il avait expérimenté que Dieu transcende de loin tout développement et analyse intellectuels, et qu’il dépasse toutes les espèces de la créature ce qu’on peut imaginer, voyant très clairement que tout ce qui peut être par l’intelligence compris, dit ou écrit à propos de Dieu, quel que soit le mot employé, est infiniment éloigné de la vérité de Dieu. C’est pourquoi il souffre s’il doit se livrer à de telles spéculations qui ne peuvent, en aucune façon, révéler tel qu’il est en lui-même, le Dieu auquel il aspire ardemment et dont il a soif.

L’âme mystique atteint Dieu non tant par l’intelligence que par le sentiment ni par les sens naturels qui ne peuvent en rien saisir le spirituel puisqu’elle sait, dans la pureté de sa foi que Dieu ne peut-être reçu en elle par le raisonnement ; mais en le goûtant, sans connaissance intellectuelle préalable, elle l’approche d’une nouvelle façon qui est la mise en œuvre de l’appétit que l’âme a de Lui, plus proche de la sensibilité que de l’intellect. Cet appétit, bien que jamais complètement satisfait, l’âme, cependant, sent qu’elle possède dans une certaine mesure, l’objet de son désir à la façon dont les sens s’apaisent dans la possession de l’objet ; avec cette différence, cependant, que les sens s’apaisent complètement dans la mesure où ils obtiennent l’objet désiré, alors que l’appétit que l’âme a de Dieu est d’autant plus vif qu’elle a atteint.

Par une telle expérience de Dieu, l’âme ne peut qu’être de plus en plus attirée à Dieu, sans aucun autre désir que de sentir Dieu continuellement de le goûter et de le regarder puisqu’au fond d’elle-même, elle sent que Dieu le regarde, est attentif à elle comme s’il n’avait créé le monde que pour elle seule et qu’il désire en même temps être toujours avec elle, être aimé, invoqué, supplié par elle, être ses délices avec son accord ; bref, l’âme par cette expérience, comprends combien doux est le Seigneur pour ceux qui le cherchent au point de sentir qu’ils sont au seuil de la suprême félicité.

La sensation mystique est causée par Dieu par ces contacts directs de l’âme avec Dieu, contacts qui comblent son appétit de Dieu, attisent son désir et entraînent l’âme vers Lui, désir qu’est un acte vital de l’âme elle-même ; mais c’est Dieu qui éveille directement dans l’âme ce désir, en lui donnant une sorte d’avant-goût et une perception de sa bonté, tout en accentuant sa capacité à expérimenter le divin pour que l’âme le désire davantage. Dans ce désir se trouve l’amour de l’âme mystique pour Dieu, âme qui le goûte d’autant mieux et Le connaît d’autant mieux qu’elle Le désire plus ardemment. En ce qui concerne l’intention, c’est parce qu’on veut jouir d’un plaisir qu’on en a le désir ; mais le désir dont il est question (de Dieu) qui transcende toutes les conceptions et forces humaines, ne peut exister que parce qu’on en a expérimenté l’objet qui ne laisse jamais l’âme en repos ; il s’ensuit que, dans ce désir qui naît dans l’âme, lors de l’union mystique, sous l’action de Dieu, l’âme reçoit et possède déjà, en quelque sorte, l’objet de son amour bien qu’elle veuille encore le connaître plus profondément et l’aimer plus intimement. À ce sujet on peut dire que celui qui avant toute chose, désire Dieu avec délectation, déjà le contemple et le voit réellement, puisque son âme expérimente l’action de Dieu en lui, de ce Dieu qui éveille en lui le désir en stimulant sa capacité d’aimer. Par ailleurs, grâce à cette perception de Dieu, l’âme mystique désire davantage atteindre la perfection et expérimenter Dieu plus en profondeur. Puisque ce Dieu d’infinie bonté, l’âme ne peut ni le comprendre ni l’aimer à proportion de cette perfection et que plus l’âme sensible s’approche de lui, plus elle comprend qu’il lui est incompréhensible, l’âme est sans cesse mue vers lui par ce désir haletant de voir si elle peut le comprendre de quelque façon. Les vrais mystiques sont donc ceux qui, d’une part font l’expérience savoureuse de Dieu, et qui, d’autre part, sont sans relâche pressés par le désir insatiable de posséder ce même Dieu.

L’amour entre Dieu et l’âme peut être un amour de jouissance, réservé aux bienheureux, qui, ordinairement « n’est pas donné dans cette vie mortelle, si ce n’est parfois comme en avant-goût » ; et un amour de désir que l’âme mystique doit chaque jour perfectionner avec l’aide de Dieu, et que Dieu exige de l’âme et qu’il estime fidèle « si ce désir… [est] inépuisable », orienté, en quelque sorte vers son unique centre. Le désir n’a rien de commun avec l’égoïsme, qui est l’amour de soi jusqu’à exclure l’amour de Dieu. Quand on n’a pas encore accédé à l’union mystique, le désir de Dieu peut-être qualifié d’égocentrique dans la mesure où en Dieu, on n’a de zèle que pour soi-même ; mais, dans l’union mystique, la cause de ce désir ne peut être considérée que comme l’attraction pour Dieu, le halètement à sa recherche, sa gloire et le zèle pour lui, en disposant l’âme à mépriser tous les biens [de ce monde] et à supporter tous les maux pour Lui. Surtout, les mystiques goûtent la suave connaissance de Dieu, en jouissent, s’en délectent, leur désir insatiable de Dieu étant quelque peu satisfait — jouissance rafraîchissante pour eux ; mais ce n’est pas le goût lui-même, ni les autres dons qu’ils désirent et après quoi ils halètent, mais simplement Dieu lui-même. Ils le veulent éternellement et parfaitement posséder. Ils sont seulement animés par l’amour inné, parce qu’il exige d’eux, la réciprocité dans l’amitié, et comme ils ne peuvent s’en acquitter à la perfection, ils ne peuvent vivre, exister que pour Dieu, puisque leur vie et leur bonheur c’est que Dieu soit ce qu’il est.

La motivation d’un tel désir est l’amour, et l’amour actif, lequel véritable   « amour consiste à aimer et non à être aimé ». L’amour ordinaire n’implique pas que l’âme sente et goûte Dieu spontanément ; par contre, l’amour actif pousse continuellement l’âme à chercher et désirer Dieu ; puisque toutes choses sont le produit de l’intervention divine, l’âme jouit immédiatement de la suave expérience de Dieu. L’amour infusé par Dieu dans l’âme mystique est une sorte de participation de l’amour incréé par lequel Dieu s’aime lui-même ; il donne à l’âme un nouvel appétit et une nouvelle inclination pour Dieu, et par là, l’âme tend plus facilement et activement à son but incréé et par là se repose en lui seul. Tout se fait par ce don de la connaissance de Dieu, grâce auquel l’âme méprise les biens terrestres et désire vivre en Dieu et pour Dieu.

L’âme n’est pas unie à Dieu par une connaissance (de Dieu) aussi sublime ou excellente qu’elle soit, ni par son expérience, mais c’est par le seul amour que cette union se fait sanctifiante et que l’esprit se transforme, amour qui fait soupirer l’âme après Dieu comme étant son but absolu et désiré par-dessus tout.


IV. L’INEFFABLE DE L’UNION MYSTIQUE

Expliquer précisément le phénomène par lequel l’âme mystique est en relation avec Dieu, n’est pas facile et les auteurs mystiques ne cessent de procéder par comparaisons pour le mettre en lumière.

Dans cette situation, l’âme paraît enveloppée de la lumière divine, comme une éponge plongée dans l’eau ; cette réception spirituelle est même comparée au rayon du soleil qui pénètre au plus l’intime de l’âme, l’illumine, la réchauffe ; les mystiques et les élus goûtent Dieu comme des gens qui dégustent le même vin, mais dont l’un a le palais plus connaisseur que l’autre.

L’auteur, Dominique de St Albert, avoue n’être pas à la hauteur pour bien décrire l’expérience mystique qui est absolument ineffable, car échappant aux sens et au raisonnement. Aussi, s’égarerait bien loin celui qui croirait que développements et discours intellectuels pourraient faire ressortir quelque chose de ce que l’âme mystique éprouve puisqu’il ne dirait encore rien en comparaison de ce qui se passe dans les faits. Les mystiques sont sûrs de jouir de cette extraordinaire expérience, mais les mots comme les idées manquent pour la mettre en lumière ; les éléments de cette divine et savoureuse connaissance sont tous reçus de l’intérieur, et personne ne peut parfaitement bien exprimer ce qu’il ressent, mais peut tout juste dire : « c’est mon secret à moi ». D’ailleurs il n’est pas du tout nécessaire de décrire cette science si profonde, puisque la science mystique n’est pas dans la réception ou l’intelligence d’une quelconque notion, mais réside dans une expérience personnelle ; celui qui en jouit se passe de mots : qui n’en jouit pas ne la comprend pas facilement. Néanmoins, décrire l’expérience mystique peut être quelquefois utile pour éveiller l’esprit d’autrui sur la voie de l’amour, et pour conforter ceux qui aspirent à la vie mystique avec l’aide de ceux qui aiment Dieu et ne vivent que pour Lui, qu’Il a, dès cette vie, donné un avant-goût. L’auteur s’étant heurté à la même difficulté quand il rend compte, à son ami et directeur spirituel Jean de Saint-Samson, de ce qui se passe dans son esprit, le mentionne à mainte reprise dans sa lettre, témoignant que Dieu a agi en lui d’une manière que les mots échouent à l’expliquer.

Mais l’expérience mystique, même si elle dépasse les concepts communs et même si elle est vraiment ineffable, est toutefois vécue, dans l’âme, de façon spirituelle ; ce n’est pas une fiction de l’esprit, mais une vraie certitude qui résiste à toute objection. C’est surtout étonnant de voir comment la volonté d’esprit peut agir directement avec l’aide de Dieu, alors que l’intellect reste passif ; il est sûr que cela se produit, même si personne ne peut le comprendre sans l’avoir vécu, grâce à la générosité de l’action de Dieu dans l’âme.




V.L’ACTIVITE INTERIEURE LORS DE L’UNION MYSTIQUE

Dans l’expérience mystique, quand les forces naturelles de l’âme faiblissent, il lui faut prendre garde, avec le plus grand soin, à l’intrusion ou à l’immixtion d’un fait spécifique qui empêcherait, en quelque façon, l’action de Dieu en elle ; sinon, si elle veut œuvrer par ses propres forces ou si elle veut soumettre l’action de Dieu à sa propre réflexion, l’influx de Dieu en elle diminuera ; bien au contraire, en renonçant à tout sentiment, imagination ou spéculation personnels, elle doit aspirer à Dieu et se laisser travailler par son action.

Par ailleurs, les actes que Dieu opère directement dans l’âme et par lesquels Il l’unit à Lui, sont souvent imperceptibles au point que l’âme ne les remarque pas et s’inquiète alors de ce qu’elle doit faire. Mais pour barrer la route au faux mysticisme, l’auteur met en garde avant tout quiconque voudrait suivre sa propre illusion plutôt que l’inspiration de Dieu, inspiration qui n’a rien à voir avec une quelconque décision due à une obligation personnelle ou à une obéissance qu’on doit à une autorité légitime supérieure ; et puisqu’il est parfois bien difficile à l’âme mystique de distinguer entre la lumière de l’Esprit Saint et sa propre suggestivité, l’obéissance et la confiance en ses supérieurs doivent être les règles imprescriptibles de tous ses actes, règles auxquelles doit surtout s’ajouter l’obéissance au directeur spirituel qui est le signe de l’authentique spiritualité.

Bien que l’âme doive s’efforcer de ne pas empêcher, par ses actes, l’action de Dieu, il ne s’ensuit pas, cependant, qu’elle doit rester inactive. Quand les mystiques parlent de simple inaction, ils ne veulent rien dire d’autre que le fait que Dieu est possédé par l’âme par-delà toute représentation sensible, dans la simplicité du repos, sans aucune perturbation, dans la vie concrète dans l’exercice minime du raisonnement ; bref, par le mot « inactivité », les mystiques entendent libération (de l’âme) et cessation de toute activité sensible, de réflexions et autres représentations intellectuelles, et ils ne parlent en rien d’une oisiveté qui détournerait l’esprit de son activité intérieure qui réside principalement dans le désir de Dieu. Quand ils disent que le sujet ressent plus qu’il n’est sous action, ils signifient que cette « éprouvement » est une action surnaturelle de Dieu dans l’âme, action à laquelle l’âme ardemment et librement coopère. Cet « éprouvement » est même appelé passivité ou action divine parce que l’esprit ne sent rien et ne sait comment il est mené. Donc l’âme mystique s’appliquant, loin d’être oisive, agit au mieux avec l’esprit divin qui la travaille, s’appliquant non seulement aux pratiques et exercices efficaces, mais surtout par la maîtrise de l’imagination et le maintien de la sensibilité à l’écart des activités importunes, s’occupant à faire naître des actes de foi et d’amour, à cultiver sa passion de Dieu et à s’entretenir familièrement avec Lui.

On voit bien combien l’âme mystique est loin d’une fausse quiétude à la façon dont elle doit se comporter dans la tentation. Puisque les mystiques ne sont pas du tout sans péchés, ni délivrés de la tentation, ils ont le devoir d’y résister, surtout à l’égard de la chasteté. Mais la résistance indirecte suffit souvent, quand la résistance directe par elle-même n’est pas recommandée, que même la plupart du temps il est plus prudent de s’y dérober, de ne pas vouloir y répondre, de la négliger, de ne pas s’en soucier. Il n’y a pas du tout de relâchement dans cette résistance, ni tout simplement de dérobade : l’âme, en effet, pour mieux résister à la tentation, doit d’abord, chaque jour, s’efforcer d’atteindre une plus grande pureté de cœur ; ensuite, au moment de la tentation, qu’elle se réfugie, en gémissant jusqu’au tréfonds, auprès de Dieu, en suscitant (en elle) la détestation et l’horreur absolue pour tout ce qui déplaît à Dieu. Quant à la mémoire et à l’imagination, il n’est pas demandé de les utiliser contre la tentation, il suffit [à l’âme] de les orienter vers quelque œuvre honnête à accomplir par obéissance, mais seulement que l’âme s’y applique sans que ce soit au détriment de son attention à Dieu. D’ailleurs la grâce de Dieu ne manque jamais à l’âme mystique pour repousser les tentations si bien qu’il arrive que l’âme fidèle s’enrichit de ces dangereuses tentations en les détruisant de son amour brûlant pour Dieu.




VI. L’ACTIVITÉ EXTÉRIEURE DANS L’UNION MYSTIQUE

L’âme mystique perdue en Dieu n’arrête pas de s’acquitter de ses occupations extérieures puisque l’influx de Dieu sur l’âme et la tension de l’âme vers Dieu ne l’empêchent aucunement de garder pour elle-même assez de forces pour exercer les charges de la vie humaine et les devoirs de sa condition ce que confirme l’exemple du Christ, lui qui « agissait conformément à sa double science tant infuse qu’acquise.

Ainsi, l’âme mystique, toujours unie à Dieu, exerce, à l’extérieur, ses vertus et s’applique tant à la gloire de Dieu qu’au salut de son prochain, car plus nos actions extérieures découlent de notre union à Dieu, meilleures elles sont. En effet, quand elle agit, l’âme unie à Dieu s’applique à Lui plaire, recherchant en tout sa volonté ; en conséquence, même si la charité doit être reconnue comme la vertu suprême contenant toutes les autres ; cependant les autres aussi doivent être estimées, chacune pour une raison particulière, et exercées en temps voulu, quand Dieu signifie sa volonté pour que l’âme mystique s’applique aussi en même temps à ses activités extérieures. C’est le même Dieu, c’est le même objet et le même principe qui motive l’âme à agir extérieurement et qui par des effleurements indescriptibles dont elle ressent elle-même le bienfait, agit directement en. Donc, comme une telle âme doit se dépouiller de toute action propre, il lui faut obéir à la volonté de Dieu, prescrivant les activités extérieures et il doit lui être indifférent d’agir ou ne pas agir. Elle s’applique en toutes choses à plaire à Dieu en faisant ce que lui intiment ses supérieurs à l’exemple de ce que notre auteur faisait si bien, lui qui, bien qu’il eût préféré être en prison plutôt que d’être le supérieur, devenu supérieur par obéissance, se donna tout entier au plein exercice de sa charge malgré tout ce qu’il dut en souffrir.

En outre, l’âme mystique ne peut jamais être indifférente à la gloire de Dieu et au salut du prochain. Celui qui n’aime pas Dieu, ne se soucie pas des péchés qui offensent Dieu, mais celui qui L’aime, en souffre violemment et à proportion de son amour pour Lui ; aussi les défaillances d’autrui sont, pour l’âme mystique, la cause d’une intense douleur puisqu’elles n’ont pas grande satisfaction d’apprendre que « les autres cheminent dans la vérité ». L’auteur, écrivant à ses frères du séminaire de Nantes dit sa joie pour leur fidélité, mais aussi sa douleur quand il s’inquiète quotidiennement de corriger les défaillances de ses frères. Le mystique n’est pas effrayé par les tortures de son apostolat, mais il supporte tout avec un grand courage pour aviver, chez les autres, leur amour de Dieu, et même il ne refuse pas de soigner les misères corporelles afin de parvenir ainsi plus facilement à éveiller, par l’amour, leurs âmes.

En conclusion, bien que l’âme ne doive s’activer à rien faire d’autre, que d’être unie à Dieu, et mépriser le reste, cependant, quand la gloire de Dieu ou l’amour du prochain l’exigent, c’est librement qu’elle assume les actes extérieurs. Elle-même, pleinement morte à elle-même, s’applique à tout ce que l’amour exige, sans négliger en quoi que ce soit son union intime avec Dieu.



VII. LA SOUFFRANCE DANS LA VIE MYSTIQUE

L’âme mystique intimement unie à Dieu doit patiemment supporter la souffrance et endurer l’adversité au nom de l’Aimé, « souffrir dans son corps et dans son esprit pour Dieu, en se souvenant toujours qu’elle a été appelée à souffrir chaque jour de sa vie, intérieurement ou extérieurement », et celui qui est insatiable d’aimer, ne doit pas aussi être rassasié de souffrir le dénuement, le renoncement, la privation.

En vérité les voies mystiques sont pleines de douleurs, puisque l’âme endure le désir insatiable de posséder Dieu encore plus intimement, et veut, si elle le peut « engloutir l’océan infini de la bonté de Dieu », ce qui constitue assurément la plus grande souffrance. Elle-même, mue par un tel désir de Dieu, devient d’une grandeur telle que rien ne peut satisfaire ses aspirations. Donc sentant en elle la profondeur de son désir toujours accru elle se trouble et veut que son amour soit à la hauteur de l’objet infini de sa dilection ; en un mot, elle veut aimer Dieu comme il le mérite, ce qui, comme elle sent que c’est impossible, la fait cruellement souffrir. Ce vif désir, que l’âme ne peut nullement combler et qui la blesse vivement et profondément, est qualifié par Dominique de « poignante inquiétude qui ronge [l’âme] comme une douleur aiguë… et la brûle… comme une flèche acérée et mortelle. »

L’âme est encore plus vivement tourmentée quand, à la lumière de la contemplation, elle voit plus clairement sa nullité et sa misère, et combien elle est loin de la perfection de son Aimé à qui elle doit ressembler pour Lui être unie, alors elle gémit quand il lui semble qu’elle est séparée de son Amour, à cause de sa propre misère, et préfère tous les supplices de l’enfer à une telle séparation.

En outre, quand Dieu, parfois, lui enlève toute consolation, l’âme, se voyant abandonnée par Dieu, ne peut concevoir aucune bonne pensée sur Dieu, n’est aidée d’aucune lumière, mais elle ne ressent alors que le désordre des passions et les mauvaises pensées qui la torturent continuellement, puisqu’elle se croit pire que les débutants eux-mêmes, et de plus délaissée par la foi. Il est bien difficile de décrire les tourments endurés après avoir senti que Dieu est venu à elle avec une ineffable douceur, et que, maintenant, elle n’éprouve plus sa présence et ne le trouve nulle part, ne sachant plus en même temps si elle aime vraiment celui qu’elle désire tant. Ce tourment est, pour elle, pire que le purgatoire et le martyre, puisque les âmes au purgatoire et les martyres ont beau être torturés, de toute façon ils savent cependant qu’ils aiment leur Dieu ; or cette consolation est parfois refusée à l’âme mystique.

L’âme reste fidèle à Dieu au milieu de ses tourments « croyant, contre toute espérance, en l’espérance », bien que souvent elle n’en ait pas conscience, et même parfois se plaint amoureusement auprès de l’Aimé, de la privation de sa présence et de « l’atroce séparation » où il se tient caché à elle qui se trouve plongée dans de si grandes souffrances.

Ces souffrances sont en outre, permises par Dieu, non sans dessein, Dieu qui ne veut positivement ni attrister ni punir l’âme mystique, mais il empêche seulementques ses effleurements dans l’âme ne se diffusent délectablement dans sa partie d’en bas ; et, dans ce sens, Il la laisse aux mains de ses ennemis, c’est-à dire du monde, du diable et de la chair, pour qu’elle se purifie de ses dernières imperfections, si elle Lui est fidèle, imperfections dont peut-être elle n’est pas encore été délivrée au moment où elle est entrée dans la vie mystique, et pour qu’elle soit bien plus apte à progresser ensuite dans cette vie mystique, et à s’unir à Dieu plus intimement. De ce tourment né de l’absence de Dieu l’âme sort alors modelée plus exactement à l’image du Fils de Dieu par cette déréliction intérieure que lui-même a endurée au jardin de Gethsémani et aussi sur la Croix quand il a dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »; Le désir de Dieu et ses élans vers Lui s’accroissent et l’âme le désire encore plus parce que en retour sa connaissance de Dieu l’a marquée d’un douce saveur et de la sérénité de son esprit. Mais comme l’amour de Dieu peut parfois être perverti, il faut que pour la purifier, l’âme soit privée de la présence de Dieu, pour qu’elle comprenne qu’elle ne doit rigoureusement rien chercher d’autre que Dieu, qu’elle ne doit pas vivre pour elle-même, mais pour Dieu et lui seul ; voilà pourquoi Dieu a coutume de se cacher de l’âme pour qu’elle mette la fidélité de son amour à l’épreuve pendant que, dans ses plaintes, ses soupirs et ses larmes, elle cherche la présence de Dieu qu’elle croit avoir perdue.

Alors, en l’absence de Dieu, toute la force de l’amour de l’âme pour Lui consiste à souffrir « comme l’agneau que l’on tond » en gémissant et soupirant auprès de Dieu, à cause du poids de sa pauvreté et de sa grande misère bien que, dans la foi, elle reste en sa présence, attendant sa venue pour qu’il la comble de joie par la présence de son visage. Et si elle se trouve fidèle, elle pourra alors librement s’entretenir avec son Bien-aimé qui la réconforte de façon indicible.

L’âme éprouve une autre sorte de souffrance née des représentations et spéculations de l’esprit qui obscurcissent souvent sa perception directe de Dieu alors qu’au contraire elle recherche tout simplement la face de Dieu et ne se soucie en rien de ce qui ne se rapporte pas à son Dieu. Mais comme parfois son regard vers Dieu est obscurci de pensées malsaines ou oiseuses et par le mouvement désordonné de l’esprit, elle souffre vivement de ce qu’elle doit maîtriser ces pensées qui l’empêchent de s’entretenir avec l’Aimé. Dans ces difficultés supplémentaires, l’âme mystique ne doit pas rester passive, mais comme elle se voit empêchée de se concentrer directement et amoureusement sur Dieu à cause de ces divagations intellectuelles et autres préoccupations extérieures, elle doit s’évertuer à chercher intelligemment son Bien-aimé en l’invoquant dans ses plaintes amoureuses. Alors l’âme fidèle non seulement ne pâtit pas des divagations de son esprit, mais au contraire s’unit plus étroitement à Dieu ; certes l’imagination trouble et torture l’âme, mais en même temps elle lui offre l’occasion de tendre plus avidement vers son but, et, une fois qu’elle l’a atteint, elle lie connaissance avec lui, ne s’en délecte que mieux, car un but difficile et néanmoins atteint satisfait davantage l’appétit de l’âme.

Enfin d’autres souffrances s’ajoutent au lot qui échoit à l’âme dans la vie mystique, à savoir les douleurs extérieures comme les maladies, la calomnie et autres persécutions de toute sorte dont l’aiguillon, bien qu’il la pique cruellement, est cependant supporté sereinement par amour de l’Aimé.

Ces douleurs recensées, l’âme fidèle ne les fuit nullement, et même elle les regarde comme plus précieuses que « tous les dons offerts par Dieu puisque, par ces maux, l’âme même “vit de sa foi” et s’attache durablement à Dieu par simple et pur amour. Dieu, présent, mais caché au fond du cœur, purge l’âme par ses souffrances, l’illumine, la brûle, la purifie tel un brillant miroir qui réfléchirait mieux l’influx de Dieu, et donc, dans cette posture passive, où Dieu permet à l’âme d’être tourmentée, celle-ci s’unit plus à Dieu que dans la posture de jouissance où elle goûte, sans l’ombre d’une douleur l’expérience savoureuse de la bonté infinie de Dieu.

Dans ces moments d’abandon et autres tourments, l’âme doit rester sereine pour qu’à l’extérieur ne paraisse pas ce qu’elle souffre intérieurement ; de plus sa fidélité exige qu’elle s’efforce de conserver un air extérieur agréable, même si elle est dans une profonde désolation, car la bonne humeur extérieure est l’indice fiable de ses progrès puisqu’elle trouve sa joie dans son intimité avec Dieu.

Il est très clair qu’il faut avoir un courage remarquable et même héroïque pour être assez fort pour supporter ces souffrances et montrer en même temps un air joyeux ; il ne suffit pas d’un malheureux acte de volonté qui ne saurait être d’une si grande perfection que tous les actes que l’âme doit faire naître d’un bout à l’autre du temps de la désolation. Donc l’amour actif doit continuellement exciter l’âme à supporter courageusement et joyeusement tout ce qui se présente à elle ; même si l’aiguillon se fait durement sentir et n’est adouci par rien d’extérieur en retour.

Se lève donc la question de savoir comment souffrance et expérience savoureuse peuvent coexister dans l’âme mystique. À cette difficulté il faut répondre que l’âme mystique, ayant progressé dans la voie de l’amour au point d’avoir abandonné sa manière naturelle d’agir, se trouve alors, tout normalement et toute proportion gardée, dans la même condition que Notre Seigneur Jésus Christ durant sa vie mortelle. L’âme du Verbe Incarné agissait et par vision béatifique et par science infuse ; néanmoins elle ne permettait pas que l’abondance de sa joie et de sa félicité rejaillisse sur sa nature inférieure (humaine) et ainsi, par un grand miracle, dans la même âme raisonnable, une profonde tristesse coexistait avec une joie profonde. L’âme du Christ souffrait comme s’il n’éprouvait aucune joie au Jardin des Oliviers, quand elle commença à éprouver crainte, dégoût et tristesse comme si elle n’était pas pleinement unie à Dieu, et elle était, aussi, affectée d’une très grande tristesse sur la Croix quand il dit “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” La même chose se produit, toute proportion gardée, dans l’âme mystique unie à Dieu, par les actes des facultés supérieures que sont intelligence et volonté, mais parfois rien ne rejaillit sur la partie faible de l’âme. C’est pourquoi en même temps qu’une joie très vive elle éprouve de vives douleurs devant sa misère, “ses péchés” (comme elle le pense) et sa faiblesse à supporter patiemment ces douleurs. La joie qu’elle ressent ne l’empêche pas, si Dieu ne la soutenait pas, de désespérer sous l’empire de violentes douleurs et tout comme Job de proférer parfois des paroles comme un homme que n’en peut plus, “périsse le jour qui m’a vu naître”, “je suis désespéré” et autres choses semblables. Pourtant ces actes ne sont pas des fautes puisqu’ils procèdent de la partie inférieure de l’âme tandis qu’au contraire l’âme, au plus profond de son esprit, quand elle regarde Dieu et jouit d’une ineffable joie, reste unie à Dieu. Donc la vie mystique est joie de l’âme, mais souvent aussi cause de souffrance.




VIII LES DEGRÉS DE L’UNION

L’union suprême à laquelle l’âme dévote et élevée dans la vie mystique peut parvenir est “l’union réciproque avec Dieu”, elle y reçoit elle-même l’influx extraordinaire de son époux au point non seulement “de se sentir poussée à la jouissance de la divinité éternelle”, mais aussi de voir, grâce à la lumière de la contemplation “les mystères de la divinité” ; “d’être parfois submergée d’une ineffable joie” ; souvent de se voir “réduite à rien comme si… Dieu seul existait en elle” ; mais aussi d’être souvent privée de tout sentiment et désir de Dieu de sorte qu’elle éprouve de “mortelles douleurs… qu’elle crié blessée qu’elle est par la force de son amour…” L’âme qui parvient à une telle union, “rien… ne peut la combler” ; comme si elle ne faisait aucun cas de “tout ce que Dieu verse en elle” tandis qu’elle veut posséder lui seul, en Lui et par Lui-même. Cette union intime et réciproque «  de l’esprit de la créature avec l’esprit incréé” se fait au plus profond degré de l’âme, en tournant sa capacité à aimer vers ce Dieu que l’âme elle-même expérimente directement.

Il n’est pas facile de distinguer les stades par lesquels l’âme passe avant de parvenir à “l’union réciproque” comme il n’est ni facile ni nécessaire de “distinguer une vie illuminée d’une vie purifiée et d’union avec Dieu” comme s’il y avait plusieurs stades que l’âme doit nécessairement et graduellement parcourir un par un. En effet, “là où est l’amour, il n’y a pas de dégradation que par rapport au discours intérieur avec Dieu” puisqu’un amour plus intense peut, en un instant, élever l’âme au-dessus d’elle-même jusqu’au sublime ».

D’aventure, l’unique mesure qui permet de cerner le progrès de l’union mystique est, pour ce qui est de l’âme, la pureté et la droiture de son amour, et pour ce qui est de Dieu, l’influx divin puisque l’union mystique est d’autant plus grande que l’âme est illuminée et fortifiée de la lumière de la contemplation et qu’en même temps elle est libérée de sa rationalité naturelle d’action, et mue par son désir toujours plus pur de Dieu ; et d’autant plus qu’elle expérimente Dieu plus intensément et plus régulièrement. L’auteur juge peu utile de parler beaucoup à ce sujet puisqu’en raison de leur diversité, les âmes ne suivent pas nécessairement la même voie, mais chaque cas donné à titre d’exemple expose la manière particulière de chaque âme.

Au premier stade, l’âme, représentée comme une fiancée, vit d’amour et se comporte comme telle avec son fiancé, vivant de la réciprocité intime de leur union, sentant en elle, Dieu, qui la « transperce, la bouleverse » et auprès de qui elle se plaint, d’être blessée par Lui, le priant de la traiter « aimablement traitée ».

Au deuxième stade, l’âme agit plus intimement avec son fiancé qui lui a promis le mariage. Alors enflammée d’amour, elle crie sa soif d’être entraînée dans « l’indissoluble lien de l’amour », surtout quand elle est invitée « à jouir, dans le silence, de la présence divine », par son fiancé qui « l’enivre de la plénitude de son amour ». Elle reste alors dans la joie mystique « aussi longtemps qu’il plaît à son fiancé », et une fois rendue à elle-même, elle se plaint, plus que jamais et crie son désir de jouir sans cesse de la présence de son fiancé.

Enfin, l’âme mystique contracte un mariage avec son fiancé et est admise dans « une mutuelle union » où rien n’existe en elle… » que l’amour ineffable », car alors elle baigne dans l’emprise extraordinaire de son fiancé.

Mais rien n’interdit à l’âme de ne pas parcourir ces différents stades, puisqu’il est difficile d’établir un ordre, dans le domaine de l’amour qui peut, en un instant, élever l’âme jusqu’au sublime. Tout dépend de Dieu qui purifie l’âme pour sa fidélité, l’illumine et l’enflamme en l’attirant et la noyant dans sa divinité « Il l’enivre de la plénitude de son amour » ; en quoi consiste vraiment « la béatitude dès ici-bas ».



CONCLUSION

Telle est résumée, la doctrine de Dominique de Saint-Albert, que nous pensons, selon son souhait, la plus apte à montrer, à l’âme qui aime Dieu, la voie de la perfection. Aussi souhaitons-nous que le nom et l’enseignement soient de plus en plus connus et aident ceux qui désirent connaître à fond l’esprit de la Réforme de Touraine.










Traité trÈs exquis et mistique (ms. d’Avignon)

Présentation du traité (Eugène Tonna)

Pendant deux siècles, le Père Dominique de saint Albert348 fut oublié de presque tout le monde, jusqu’à ce que le Père Jean Brenninger le fasse connaître comme un auteur profond de la théologie mystique349. Cependant l’intérêt pour la doctrine du Père Dominique n’a pas diminué : ainsi il a mérité d’être mentionné deux fois dans le Dictionnaire de spiritualité350, comme dans d’autres ouvrages351 parmi lesquels deux dissertations sur ses œuvres pour un doctorat352. Mais beaucoup désirent toujours la publication du traité inédit du même auteur : Traicté très exquis et mistique de l’oraison mentale, « qui est de loin son plus beau livre »353. Quelques passages de ce traité ont été publiés seulement en notes marginales dans l’édition de sa Théologie mystique.354 Pour remédier à cette lacune, nous sommes heureux de publier ce traité aujourd’hui.

Le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale se trouve dans deux manuscrits de la « Bibiothèque du Musée Calvet » à Avignon355. On le trouve aussi dans une reproduction d’un manuscrit qui fut détruit en 1940, faite par J. Brenninger356, qui était dans la Bibliothèque municipale de Tours. Malheureusement, J. Brenninger, tout en transcrivant, ignore souvent l’original et il le traduit en allemand. Le Père Simplicien de S. François357 copia aussi ledit traité en le paraphrasant, comme il le fit pour d’autres œuvres du Père Dominique, tout en restant fidèle à la doctrine.

Cette copie est intitulée Excellent traité de l’oraison et des dispositions nécessaires du côté de l’âme358.

Les différences entre les deux manuscrits d’Avignon ne sont pas très importantes, mais plutôt orthographiques. Donc on n’a que l’embarras du choix. Toutefois, pour cette édition, nous avons choisi le manuscrit d’Avignon n. 499 pp. 1-123, de la deuxième partie. Nous avons exposé, quand c’était nécessaire, les variantes relatives de ces manuscrits, y compris celles de la copie du manuscrit de Tours.

Pour rendre la lecture plus facile, nous avons divisé le texte en chapitres, en utilisant la division et les titres que le P. Simplicien de S. François avait utilisés auparavant.

La ponctuation et les apostrophes ont été restituées, mais non les accents.

Eugène TONNA, O. CARM.

Malte


[359


Ms Tours 488 (526)

Formulaire d’oraison unitive faite par le Père Dominique. Il l’a développée plus longuement, mais par ceci déjà, on apprendra à s’épanouir de cette manière.

(f.277) Me voici, ô bon Jésus, indigne et vile créature, prosterné aux pieds sacrés de votre majesté. Je désire m’unir a vous qui êtes mon principe et ma fin.

/f.277v/ Exercice mystique qui a conduit jusqu’au plus haut degré de la vie spirituelle, par le saint Père Dominique.

]


Chapitre I LA PLUS IMPORTANTE DES ACTIVITÉS DU CHRÉTIEN EST L’ORAISON

Dès qu’on se livre à l’oraison, il est très important de viser clairement la fin d’un exercice aussi saint. Ne la pratiquons pas simplement comme les autres actes de mort à nous-mêmes et de vertu ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie. Comprenons ceci : l’oraison à laquelle nous désirons nous adonner, c’est la conversation et l’occupation intérieure de notre esprit avec Dieu. Nous ne sommes religieux que pour nous relier et nous unir à lui, notre premier principe et la fin ultime dont nous avons été séparés/f.278v/, dans le domaine de la connaissance, de la pensée, du souvenir, du soin et de l’affection, quand nous étions dans le monde. En effet, Dieu était celui auquel nous pensions le moins, que nous désirions et recherchions le moins.

Maintenant, par les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, brisons les obstacles qui emprisonneraient notre cœur en l’attachant par la pensée et les soucis aux choses de la terre. Libérés de ces liens, essayons de joindre et d’unir étroitement notre âme à Dieu, non seulement d’une union habituelle qui se fait quand on est en état de grâce, mais encore en tendant à lui de manière réelle et continuelle, par des actes intérieurs de connaissance et d’amour.

Les chrétiens ordinaires et les vrais religieux diffèrent en ce sens que les religieux agissent fidèlement et mettent en œuvre les habitudes surnaturelles de foi, d’espérance et de charité. Les chrétiens, eux, ne possèdent que la foi en l’état divin qu’ils croient être en eux. Les âmes intérieures en ont l’expérience et le goût, comme l’avaient les apôtres, surtout le grand saint Paul. Il disait que Dieu lui avait révélé par l’Esprit Saint des choses que l’œil n’avait pas vues ni les oreilles entendues, à savoir la perception et la connaissance expérimentale des dons divins et de l’état surnaturel auquel Dieu l’avait élevé.

Or nous sommes religieux pour être réellement et continuellement unis à notre principe et à notre fin qui est Dieu, en sorte que notre esprit soit sans cesse attentif à lui. Quand on a bien compris cette fin, il faut tendre son cœur vers Dieu et en tirer la résolution efficace de n’avoir dorénavant d’autre objet de nos pensées, désirs, actions et souffrances que cette seule fin. Nous pouvons l’acquérir par l’occupation et la conversation intérieure que nous devons/f.279v/ désormais embrasser comme une activité unique qui nous occupe tout entier.  En effet, si quelqu’un ne désire pas faire de l’étude de l’oraison mentale sa principale activité, mais seulement l’utiliser comme un moyen simple pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, il ne parviendra jamais à la fin de l’oraison véritable qui est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé. Puisque nous existons, nous subsistons, nous vivons uniquement pour acquérir cette union par nos actes intérieurs de connaissance et d’amour, sans doute devons-nous faire de cette activité intérieure notre occupation principale. Et tout ce que nous faisons en dehors d’elle et qui ne nous aide pas à nous unir davantage à notre fin dernière est vain.

Je ne puis assez enseigner ceci, d’autant que certains, quand ils parlent des mystiques et des contemplatifs, croient que c’est un état auquel le tout-venant ne doit pas aspirer, car ce sont (f.280) des dons rares et pour ainsi dire gratuits. Pauvres gens, comme si nous n’étions pas tous obligés de tendre à notre fin dernière, qui est Dieu, et cela par les moyens qui nous unissent à lui immédiatement, comme le sont les actes de notre intelligence et de notre volonté ! En effet, ceux-ci ne sont créés que pour cette mise en œuvre. Qu’est-ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine ? Dieu n’est-il pas Esprit ? Et celui qui s’approche continuellement de lui par l’activité de son esprit, ne devient-il pas un même esprit avec lui ? Qui adhaeret Deo unus spiritus est.

À mon avis, s’il y a si peu de gens contemplatifs, c’est qu’on n’a pas l’estime ni le sentiment qu’on doit avoir de cette vie divine. Interrogeons les gens : vous désirez être parfaits, saints, être de grands amoureux de Dieu, n’est-ce pas ? Eh bien, vous ne pouvez l’être, si vous n’êtes pas des contemplatifs, et à mesure que vous le serez, vous serez saints. Ne vous imaginez pas que la vie spirituelle consiste à recevoir des dons gratuits ou à raisonner de façon sublime. /f.280 v/, mais elle consiste à être attentifs et à adhérer totalement, réellement, parfaitement et avec ardeur à l’Esprit incréé qui est la sainteté substantielle elle-même. Plus on s’en approche en la désirant par un effort continuel, plus on en est rempli et plus on devient tout esprit, comme Dieu est tout esprit.

O Vous, frères, qui entreprenez de vous recueillir en faisant l’exercice des dix jours, regardez si vous avez jusqu’à présent tenu compte, comme vous le deviez, de la vie spirituelle, et si vous n’en avez pas fait votre activité principale, soyez sûrs que c’est une des raisons pour lesquelles vous n’avez pas progressé.

Vous n’êtes dans la vie religieuse ni pour étudier ni pour prêcher ni pour enseigner. Vous n’y êtes que pour être de vrais religieux. Cela consiste non seulement à observer la Règle et les Constitutions et à faire de temps à autre des actes de vertu — cela, certains bons laïcs le font aussi —, mais à être actuellement reliés à Dieu par l’activité intérieure (f281) et l’attention de votre esprit. Voilà ce que fait le vrai religieux. Sans cette attention à Dieu et sans cette activité, le reste est peu de chose. Si vous désirez parvenir à la perfection, voyez donc où Dieu vous appelle. Faites-en votre occupation principale et totale, c’est-à-dire vivez avec Dieu au-dedans en conversant intérieurement avec lui, et au dehors en accomplissant fidèlement sa volonté. Que toutes les autres choses ne vous soient rien, de façon à ce que […] vous ne vouliez vous appliquer ni à prêcher ni à étudier ni à aucune autre occupation jugée essentielle, mais seulement à la conversation intérieure, faisant le reste comme devant servir à celle-ci qui est la meilleure.

CHAPITRE II DES MOYENS À UTILISER POUR PROGRESSER DANS L’ORAISON D’UNION

Quand cette résolution nécessaire est bien gravée dans votre cœur, vous devez commencer à chercher Dieu rapidement. Et parce que, au commencement de votre conversion, votre esprit est grossier et se trouve comme plongé dans une foule d’idées illusoires et de pensées mondaines, appliquez-le tout d’abord/f.281v/ à la méditation des mystères divins. Pesez-les les uns après les autres avec une certaine intelligence pour entraîner votre volonté à des actes de componction, d’amour, à des Actions de grâce, etc. selon le sujet que vous méditez. La connaissance et la considération des bienfaits de Dieu qui vous sont destinés vous feront aimer l’auteur de tant de biens. En appliquant ainsi votre esprit à ces bonnes pensées et à ces images, peu à peu les vaines et folles idées mondaines perdront leur force, et quoiqu’elles viennent encore vous tirailler, toutefois elles ne pourront pas supprimer votre attachement plein d’amour pour les choses divines, produit par les considérations précédentes.

Second degré d’oraison.

Après avoir quelque temps pratiqué la méditation laborieuse qui s’arrête sur chaque sujet (f.282), on considérera les raisons, les circonstances et le reste que les bons livres enseignent. Quand on sentira déjà la volonté se porter vers les choses divines et en faire mémoire avec le désir de s’en occuper, il faudra adopter une façon de méditer plus simple, c’est-à-dire à l’aide de purs colloques. Par exemple, après s’être exercé quelque temps à méditer les circonstances de la nativité du Sauveur ou d’autres mystères, en ayant déjà l’esprit rempli de la connaissance de tout ce qu’on peut en dire, d’un plein élan, vous vous jetterez vers notre Seigneur. Vous lui parlerez amoureusement, vous l’interrogerez et lui répondrez, vous l’adorerez et le remercierez, vous lui exprimerez d’innombrables actes d’amour, vous lui direz votre décision de le servir, de vivre toujours en sa présence, d’imiter ses vertus, etc.

Ayant passé quelque temps à converser intérieurement avec le Dieu incarné dans ces saints mystères, vous vous entretiendrez/f.282v/ intérieurement avec le Dieu incréé. Par une simple vue de foi, vous comprendrez qu’il réside en toute chose et plus intimement en vous-mêmes, de telle sorte que vous ne l’imaginerez pas plus au Ciel que sur la terre, mais qu’il est plus proche de vous que vous ne l’êtes de vous-mêmes. Cette foi étant supposée, votre exercice sera de tenir avec Dieu une conversation semblable à celle d’un bon fils avec son père, ou à celle de deux amis qui vivent, mangent et dorment dans la même chambre, en étant toujours présents l’un à l’autre. Le sujet de la conversation portera principalement sur l’amour et le désir mutuel que l’un éprouve pour l’autre et sur le souhait que forment ces deux amis de ne pas être séparés et de se complaire mutuellement l’un dans l’autre.

Nous devons imprimer profondément en notre cœur le sentiment que notre Dieu nous regarde continuellement, plein d’attention pour nous comme s’il n’avait que nous au monde à écouter et à garder. Disons-nous que ce même Dieu désire infiniment demeurer toujours avec nous qui l’aimons, l’invoquons et le réclamons, que ses délices sont de se communiquer à nous, de nous faire sentir intérieurement combien il est doux et suave pour celui qui le cherche. Cette conviction étant acquise, l’exercice sera de s’entraîner à l’amour réciproque en disant : Ô Dieu, où suis-je ? Pourquoi est-ce que je vis, sinon pour vous aimer vous, Seigneur. Oui, je vois que vous êtes plein d’attention pour moi, désireux de me posséder et moi, je suis désireux de me remplir de vous ! Ô divin amour, comment pourrai-je vous oublier un seul moment ? Ô Dieu, vivons ensemble, vous en moi et moi en vous. Et surtout que je ne vous perde pas de vue !

Après avoir fait ces actes ou des actes semblables, nous nous reposerons en présence de celui que nous considérons très intimement en nous. Nous conserverons une amoureuse mémoire de Dieu et une crainte filiale de lui déplaire. Selon cette crainte,/f.283v/, nous marcherons fortifiés en toutes nos actions et nos comportements, étant animés de la présence de celui dont nous portons le visage gravé en notre mémoire : Seigneur, je marcherai à la lumière de ton visage (Psaume 88, 16).

Et quand nous sentirons que ce souvenir s’efface à cause de la multitude des affaires ou des pensées extravagantes qui surviennent, nous nous efforcerons de chercher le visage de celui que nous aimons en disant : « Ô Dieu d’amour, où êtes vous ? Ne savez-vous pas que c’est pour vous que je travaille ici ? Pourquoi, Seigneur, vous cachez-vous ? » Et réconfortés, nous ferons silence en nous souvenant affectueusement de Dieu en présence duquel nous marchons.

Notons que dans cet exercice, nous faisons pour ainsi dire une oraison continuelle. En effet, le souvenir que nous avons de Dieu n’est pas un raisonnement abstrait ni une méditation sur l’être ou la perfection de Dieu. Mais nous contemplons Dieu avec attention, nous le désirons avec affection comme le trésor, le but et le centre de notre cœur. C’est (f.284) une pensée ardente comme en avaient – dit-on — les amis de Dieu qui, vivant sur la terre, habitaient néanmoins dans le Ciel en y pensant avec ardeur.

Ceux que Dieu fait croître sans cesse dans l’amour par cet exercice sentiront leur désir et leur faim de Dieu augmenter au point de devenir impatients, et les actes qu’ils pourront former seront incapables d’exprimer leur désir ???. Quand ils penseront parler à Dieu en conversant avec lui, leur désir dépassant de beaucoup leurs paroles, ils éprouveront un état de langueur qui les réduira à l’impuissance. Et ici, on doit veiller à ne pas les forcer à parler ni à beaucoup agir, mais il leur suffira d’exprimer des sentiments venant du fond d’eux-mêmes sans prononcer beaucoup de paroles : Ô Dieu d’amour ! ô Dieu ! Cela dit davantage qu’un long colloque parce que leur cœur parle au cœur de Dieu et qu’ils se comprennent mutuellement.

On voit que l’âme par/f.284v/ tels épanchements se sent comme continuellement en présence de Dieu et qu’elle fait sans cesse mémoire de lui. Elle le désire de plus en plus soit en souffrant et en restant passive, soit avec ardeur et élan. Il faut donc peu à peu la faire tomber en Dieu et lui ôter même les conversations ? Essentielles qu’elle s’efforçait de produire. On doit la laisser dans le désir nu qu’elle a de Dieu, désir qui lui fait regarder Dieu comme le trésor infini qui peut la rassasier. Ainsi dépouillée de sa propre façon d’agir, Dieu rassasiera son désir et le fera croître sans cesse, et en vertu de celui-ci, elle demeurera toujours en lui, le regardant et le contemplant sans cesse. En effet, ce désir est un amour réel, il est comme une faim et une soif inextinguibles de Dieu, qui permet de se souvenir de lui et de le connaître expérimentalement. Dieu étant la bonté infinie et résidant très intimement dans l’âme, le désirer réellement, c’est le goûter. Et parce (f.. 285) qu’il est digne d’être aimé, plus on l’aime plus on désire l’aimer, le goût faisant naître la faim et le désir.

Or cet état est celui de l’union très intime de l’esprit créé avec l’Increé, où le sommet de l’esprit, la puissance aimante, immédiatement appliquée à Dieu qu’on appréhende au-delà de tout concept et de tout sentiment, s’enfonce de plus en plus dans l’abîme sans fond de la divinité. La vertu profonde, c’est l’amour et le désir de Dieu. Elle ne consiste pas à voir Dieu immédiatement, mais à le désirer en lui-même et pour lui — même ??? Cet acte est semblable à celui des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est Dieu, sans réfléchir sur eux-mêmes.

Dieu donc, comme je le disais, a investi notre désir, et c’est lui qui le meut, le développe, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, il le rend plus capable et du coup il semble plus pauvre. Or, dans cet état, l’intelligence agit uniquement/f285v./par la foi nue et par elle, il a montré à la volonté que Dieu est un être inconcevable qui dépasse tout sens et toute compréhension. Dès lors, la volonté a pénétré dans cette science ineffable et a mérité de goûter Dieu, le goût étant une sorte de connaissance qui répond à la faculté qui désire et qui aime.

Il en va de même chez quelqu’un qui a goûté du miel. Il en possède une connaissance expérimentale sans jamais en avoir entendu parler. De là abonde dans l’intelligence une lumière qui fait que sa foi est éclairée. Alors cette expérience qui pour lui était auparavant objet de foi, devient maintenant quelque chose qu’il perçoit. Ainsi il pense voir les choses qu’il croit, quoique cette connaissance n’ôte pas le mérite de la foi, car elle n’est pas tout à fait claire, mais il fait l’expérience de la certitude de cette foi.

Dans cet état, celui qui prie doit souffrir fidèlement les dépouillements, les manques, les privations. En effet, d’ordinaire il sera si pauvre qu’il croira n’avoir ni pensée ni souvenir de Dieu à cause des idées folles et extravagantes de (f.286) l’imagination et des discours que l’intelligence formera sur des sujets étrangers. Que par-dessus tout, son cœur demeure stable et immobile, se souvenant que ce ne sont ni les discours ni les pensées qui le placent en Dieu ou l’en détournent, mais le désir seul, investi par Dieu qui est esprit pur et agit dans ce désir. Dieu le purifie d’autant plus qu’il est assailli de pensées contraires qui l’empêchent, semble-t-il, de jouir de lui.

Si Dieu était quelque chose qui tombe dans le cœur humain, les pensées et les discours l’y placeraient et le maintiendraient là. Mais comme c’est un esprit pur qui ne se voit pas, ne se sent pas, mais qui est seulement objet de foi, il faut pour être vraiment uni à lui que ce soit par un moyen inconnu et ineffable et nous n’en avons pas connaissance avec notre raison, mais directement par intuition. Car notre conscience témoigne que nous ne désirons que Dieu seul, quand/f.286v/ nous nous tenons dans ce désir actuel, sans former d’autre acte que ce désir même. Les pensées extravagantes des choses, auxquelles notre affection n’est nullement portée, peuvent bien nous fatiguer et nous vexer, mais elles avivent d’autant plus le désir de l’objet qu’elles semblent en empêcher la jouissance.

Le désir épris et embrasé d’un amour éternel, aucune eau ne peut l’éteindre. Au contraire il s’embrase davantage par la douleur que de tels mouvements contraires causent en nous. Ce sont, il est vrai, des secrets très profonds que quelqu’un ne peut pas comprendre s’il n’en a pas l’expérience, c’est-à-dire s’il ne sait pas comment la volonté peut converser et agir avec Dieu, alors que l’intelligence est tout entière occupée à réfléchir. C’est vraiment une grande merveille en vérité, mais que cela soit possible sans une grâce abondante, il n’y a aucun doute là-dessus. Dans le Christ notre Seigneur qui possédait la connaissance à la fois de la science acquise et (f.287) de la science infuse, c’était possible. Ceci ne l’empêchait pas de faire des actes d’amour proportionnés à cette connaissance infuse.

Or cette activité que nous appelons désir de Dieu ou aspiration vers Dieu ne réclame pas de connaissance en discourant sur l’objet qui l’attire. Dieu peut s’imprimer dans ce désir et nous attirer à lui pendant que l’intelligence s’occupe à autre chose. Est-ce que nous ne faisons pas plusieurs choses qu’il nous est facile de réaliser parce que nous ne réfléchissons pas ? Un musicien qui joue de la harpe est attentif aux règles de l’art, et si vous dites que dans de telles rencontres on s’aperçoit qu’il faut toujours faire attention, quoique sans grand effort à cause de l’habitude, il n’est pas de votre avis. Quant à moi, je dis ceci : l’activité divine qui sépare notre esprit de notre âme, notre désir de l’activité sensible de l’intelligence, fait sentir une douleur intérieure pendant tout le temps que le raisonnement fait obstacle au désir de Dieu et l’importune. /f.287v/

En effet, le propre de l’esprit amoureux est de tendre à Dieu en étant uni à lui et il dépasse et pénètre au-delà de tout ce qui est sensible. Plus les sens dominent, plus ils décuplent paradoxalement ses forces intérieures, le purifiant d’autant plus qu’ils le tourmentent. Et moins il sent Dieu, plus il est en lui purement et profondément. Dieu étant un esprit pur, il unit aussi notre esprit à lui d’une façon purement spirituelle, que notre raison et nos sens méconnaissent. Nous croyons que Dieu verse en nous la grâce sanctifiante, quand nous recevons l’absolution sacramentelle, et si nous ne sentons rien, l’âme enfoncée en Dieu et qui est comme ensevelie en lui ne doit pas compter sur ses propres forces ni agir grossièrement en formant des actes ou des colloques pour avancer vers Dieu. Mais elle doit toujours rester ferme et immobile, en supportant de telles distractions (f.288) qui s’opposent à son inclination qui sous tout cela, au plus profond de l’esprit, progresse et tend d’autant plus intimement vers Dieu qu’elle semble être courbée.

Il y a en dessous une douleur et une langueur qui fait s’écouler l’esprit en Dieu par des gémissements ineffables. Et selon la grandeur du désir, avant ces attaques fâcheuses de la part des sens et de l’intelligence, la privation de l’intuition directe — sentiment réflexe ???, qui est perdue au dehors, se fait vivement sentir. Et une perpétuelle inquiétude demeure sous ces ténèbres et ce brouillard. Cette inquiétude pousse toujours celui qui prie vers Dieu, son centre, d’autant plus profondément que le travail est plus grand. Il lui semble porter un fardeau si pesant qu’il le submerge jusqu’au désespoir.

Toutefois Dieu, qui en tant que centre a fait une vive impression dans ce cœur, provoque toujours en lui une secrète attraction qui lui cause cette inquiétude et ce désir de Dieu, et il demeure le centre auquel cette âme s’unit très intimement pendant qu’elle connaît ces troubles et ces distractions/f.288v/ de l’imagination ou de l’intelligence.

CHAPITRE III LUMIÈRES ET TÉNÈBRES

D’ailleurs, la personne qui aime doit savoir que, quand Dieu produit en elle des lumières, de saintes pensées et des paroles intérieures sur son état, elle ne s’en sert pas pour s’enfoncer en Dieu. Mais c’est son seul désir qui dépasse tout cela, c’est lui qui la jette en Dieu plus profondément que ne peut le faire un acte formé grâce aux lumières reçues. Et tout ce qu’elle reçoit ne lui sert à rien. Son insatiabilité et son inquiétude ne la laissent pas en repos au point qu’elle bouge sans cesse comme l’aiguille d’un cadran touchée par la pierre d’un aimant.

De même, quand elle n’a aucune lumière ou pensée de Dieu, mais est troublée par les sens et les distractions […], elle doit savoir qu’elle réside en Dieu et qu’elle l’étreint d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’en empêcher. En effet, à mesure que ces troubles augmentent et que ces folles pensées la contrarient et la fatiguent, l’inquiétude au fond de son cœur redouble et la fait davantage haleter vers son centre et se joindre à lui en vérité d’autant plus intimement qu’elle ne le sent pas.

Mais l’expérience le montre bien, après cette détresse, ces ténèbres, cette fatigue et quand ces distractions ont cessé, ces personnes se sentent plus dilatées et plus épanouies en Dieu qu’elles ne le furent jamais. Et cela a duré tout le temps où elles pensaient qu’elles étaient perdues et submergées, sans rien sentir de Dieu. Elles croyaient que ce même Dieu les étouffait et leur faisait rendre l’âme. Alors qu’au contraire il les dilatait et il les épanouissait en lui d’autant plus purement qu’elles le percevaient moins.

Car nous devons bien réaliser que Dieu unit bien mieux et plus intimement [quelqu’un à lui] quand […] on perçoit que l’âme est davantage dans un état passif qu’actif.

L’état actif consiste à avoir le sentiment réfléchi et perceptible de ce qu’on est,/f289v/, à se voir infiniment épanoui en Dieu comme si l’on était déjà dans l’éternité en nous souvenant uniquement de Dieu qui nous revêt comme d’une lumière infinie, à penser que toujours nous sentirons, goûterons et verrons uniquement Dieu. Dans cet état, il nous semble être arrivé presque au port du bonheur.

L’état passif consiste à ne rien sentir de tout cela. Au contraire on sent en soi comme un enfer de chagrin : point de pensées de Dieu, point de lumières, seulement de folles distractions, voire des pensées mauvaises. Enfin on est plus pauvre que ceux qui n’ont jamais entendu parler d’oraison mentale. Je dis qu’en cet état, Dieu agit davantage. Lui est pur esprit, en lui il n’y a rien de sensible, rien qui tombe au cœur de l’homme. Deus in cor hominis non ascendit360. Il n’est rien de ce que nous entendons. Il touche immédiatement le sommet de l’esprit créé et ce qui tend vers lui qui est son centre. Il provoque en lui, directement (f.290) et non par aucun don qui nous soit perceptible, ce secret mouvement d’inquiétude vers l’esprit, vers le centre de l’esprit incréé […]

Moins nous raisonnons sur Dieu, plus nous sommes enfoncés en lui. Les âmes saintes peuvent en témoigner fidèlement : au moment où nous éprouvons destitutions, troubles, morts et angoisses, nous sentons notre conscience plus tranquille et plus pure, car Dieu nous tient alors comme au creuset ; il nous affine et nous purifie intérieurement : Beati mundo corde quoniam ipsi deum videbant361.

Pour avoir le cœur pur, rien ne doit tomber en lui sauf Dieu seul ineffablement, c’est-à-dire sans être enveloppé d’aucune/f.290v/ forme sensible ou intellectuelle perceptible et sans le signe que Dieu lui-même tombe ainsi dans nos cœurs. C’est l’inquiétude dans le désir qui, en approchant du centre, pousse plus fort et désire plus vivement, car l’appétit augmente à mesure qu’il touche Dieu comme son centre, comme si Dieu était un aimant qui de toute sa force attire le fer. Et ce fer ne peut répondre à cette puissance attractive. S’il sentait quelque chose, il se déplacerait pour correspondre à l’infini. /f.291v/

Il en va de même pour le cœur amoureux, épris de l’amour de Dieu. Comme objet, en tant que centre, Dieu fait dans ce cœur une impression objective par sa bonté et son amabilité infinies. Comme moteur et principe, il y envoie une impulsion vitale de grâce prévenante efficace qui le fait se mouvoir continuellement vers ce centre. Parce que ce centre et cet objet a la capacité infinie d’attirer ce cœur, celui-ci voudrait l’aimer à l’infini. Mais comme il en est incapable, il est perpétuellement inquiet. C’est-à-dire que plus il approche de Dieu, plus il veut s’en approcher ; plus il le touche et le goûte, plus il est attiré et a faim de le posséder. Dès lors, il aime réellement Dieu sans cesse, mais il croit ne pas l’aimer. Et à chaque instant, il commence à l’aimer comme s’il ne l’avait jamais aimé. Et cet appétit insatiable d’aimer augmente au fur et à mesure qu’on goûte Dieu dont la douceur et la bonté sont infinies. Ce goût fait naître l’appétit, mais comme celui-ci est mêlé à l’anxiété, il s’ensuit que les actes de ce chrétien sont méritoires.

CHAPITRE IV DE L’EXCELLENCE DE LA VIE INTÉRIEURE

La pratique de l’oraison et la conversation intérieure avec Dieu sont excellentes. Elles permettent à l’être humain de mener une vie angélique sur la terre, de brûler sans cesse d’amour, de ne respirer que l’amour. N’allons pas penser que les vrais contemplatifs ne font rien. Ils sont continuellement en train d’agir de la plus haute manière qu’on puisse opérer ici-bas, à savoir en aimant d’une charité très pure. Cette charité est la même que celle des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est, et qui en cela seul se reposent. Il leur suffit que Dieu soit Dieu pour les rendre heureux. Il en va de même pour les personnes vraiment contemplatives. Le regard qu’elles portent sur Dieu est un souvenir affectueux de ce qu’il est en lui-même […] Et comme cette bonté infinie mérite une complaisance infinie qui ne s’adresse pas à la créature, l’âme […] n’est jamais rassasiée par cet amour et par cette complaisance. Elle ne dit jamais : cela suffit, mais elle aime sans cesse et désire Dieu de ce pur amour d’amitié.

(f.292) Voilà en quoi consiste le bonheur de cette vie qui consiste à aimer Dieu réellement et indéfectiblement d’un amour de charité. Nous ne sommes pas en ce monde pour connaître Dieu, mais pour l’aimer et nous devons désirer le connaître uniquement pour l’aimer : la mesure non de notre connaissance, mais de notre amour est à la mesure de la gloire et du bonheur qui nous seront donnés dans le Ciel. Or pour aimer Dieu parfaitement en ce monde, nous n’avons pas besoin de le connaître parfaitement, bien qu’on ne puisse aimer une chose si on ne la connaît pas d’une certaine manière. Ainsi, la grandeur de l’amour peut dépasser celle de la connaissance. En ce monde, nous ne connaissons pas Dieu directement, mais seulement à travers ses œuvres. De même, nous l’aimons immédiatement tel qu’il est et nous aimons tout à cause de lui. Il suffit que la foi nous enseigne que Dieu est/f.292v/un être infini, immense, et inépuisable en bonté et en perfection. Dès lors, elle nous oblige à rassembler tout ce que nous aimons, à l’unir et à le faire aboutir dans ce centre qui est Dieu. Nous tendons dès lors vers lui toute notre attention et toutes nos forces comme vers l’objet pour lequel nous avons reçu le pouvoir de désirer et d’aimer, et nous avons la charité qui est une participation de l’amour incréé dont ce grand Dieu s’aime infiniment lui-même.

Cette charité nous donne une grande aptitude et inclination pour tendre vers lui et pour nous unir à lui par un exercice d’amour réel comme la légèreté permet au feu de s’élever vers le haut, et comme le poids permet à la pierre de tomber à terre. La difficulté est que nous croyons posséder ces habitudes et ces vertus au-dedans de nous. Aussi nous les laissons en friche et nous ne les mettons en pratique que fort rarement. C’est pourquoi nous n’avons pas l’expérience de l’état divin auquel nous élève la grâce sanctifiante.

CHAPITRE V LA VIE SPIRITUELLE ET CONTEMPLATIVE

Remarquons ceci : quand (f.293) nous disons que la vraie vie spirituelle et contemplative réside dans la charité et dans l’amour de Dieu, ne pensons pas que ceux qui ont l’habitude d’une charité plus grande, sont précisément de plus grands contemplatifs. Loin de là ! L’habitude de la charité ne nous fait pas immédiatement sentir Dieu, jouir de lui, nous souvenir de lui. C’est la charité réelle qui nous fait sans cesse désirer Dieu, haleter et aspirer à lui. Elle fixe par conséquent notre mémoire, aussi bien que nos cœurs, et en ce souvenir amoureux, ardent, soucieux de jouir de Dieu et de l’avoir toujours présent réside la contemplation de ce monde. Il faut être avec Dieu cogitatione et aviditate362. La pensée sans affection et sans désir ne transforme pas en Dieu. Et l’affection réelle ne peut exister sans la pensée. C’est donc un grand malheur de voir des religieux si désireux d’acquérir la connaissance de Dieu par les sciences et chercher si peu la science de Dieu et des/f.293v/ saints.

Qu’est-ce que la science de Dieu ? N’est-ce pas une connaissance féconde et agissante qui porte Dieu à s’aimer autant qu’il est reconnu aimable, c’est-à-dire infiniment. Cet amour qui est en Dieu est aussi grand que la connaissance. Il est connaissable infiniment, il est connu infiniment et aimable infiniment, aussi est-il aimé infiniment. Nous devons donc imiter cette science de Dieu et désirer le connaître uniquement pour l’aimer, et l’aimer autant, voire plus, que nous ne le connaissons. Mais nous faisons le contraire, car nous ne nous lassons pas d’étudier et de spéculer et nous sommes incapables de faire l’effort de passer deux ou trois heures par jour à l’oraison et d’exercer notre esprit à l’amour réel. Et nous devons savoir que c’est seulement par l’amour que nous approchons de Dieu et avançons en lui ; aussi toute la science spéculative de Dieu peut exister en un homme qui est en état de péché mortel. À quoi cette science lui sert-elle sinon à se damner ?

(f.294) Nous devons donc principalement rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous devons désirer prêcher, étudier, etc. uniquement pour nous unir davantage à Dieu en l’aimant vraiment. Et tous ceux qui ont ce sincère désir de vivre entièrement pour Dieu et de faire le tout de leur vie de la conversation intérieure, de l’attention indéfectible et de l’adhésion à l’esprit incréé par un reflux continuel d’amour dans leur centre, ceux qui se rendent fidèles à ce souverain exercice, s’ils vivent sous l’obéissance, ne doivent rien refuser de ce qu’on leur commande, même s’il s’agit d’occupations qui les dispersent, comme l’étude de la philosophie, de la théologie et d’autres matières, qui sont les plus rudes de toutes.

Le contemplatif aimerait mieux être au milieu des armées que parmi les arguments d’Aristote et la raison en est évidente, d’autant que dans l’une les sens seuls sont étourdis et dans l’autre, l’esprit semble tout absorbé. Ainsi, il semble qu’il ne reste plus d’attention pour Dieu, mais seulement l’intention de lui plaire dans cette occupation. Je dis toutefois que, quand l’obéissance nous appelle à l’étude, il faut s’y appliquer et croire que c’est Dieu qui nous y conduit. En effet, retenons soigneusement ceci : au-dedans nous avons renoncé à notre propre façon d’agir pour nous laisser mouvoir vers Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle qu’il donne à notre cœur en le touchant vivement et efficacement. De même, dans toutes nos actions et occupations, nous ne devons pas choisir nous-mêmes, mais recevoir l’impulsion de Dieu par la voie qu’il ordonne, c’est-à-dire par nos supérieurs.

De plus, nous devons croire que Dieu désire infiniment plus notre perfection intérieure que (f.295) nous-mêmes. Et puisque nous n’avons nullement choisi ni participé à l’appel et à l’occupation à laquelle il nous invite, comme d’être supérieur, ou lecteur, ou prédicateur, etc., nous devons croire que c’est lui qui directement nous pousse et nous appelle à cette tâche. Et il voit que si nous sommes fidèles comme il le désire, nous progresserons davantage, même intérieurement. Car comme au-dedans nous vivons de foi et d’amour, par lesquels Dieu nous meut et nous attire à lui au-delà de nous-mêmes, nous devons nous rendre indifférents intérieurement, c’est-à-dire renoncer à toute initiative, ne rien demander et ne rien refuser, mais aller là où l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire sa volonté, nous porte. Cela étant, il reste que nous devons être fidèles à cette résolution actuelle et ferme de n’étudier que pour aimer Dieu davantage, non pas en acquérant plus de connaissances, mais pour vivre davantage en lui (f298). Oui, celui qui est préoccupé par l’Esprit de Dieu ne saurait agir autrement qu’en purifiant son cœur de plus en plus par la souffrance et la mort cruelle que lui causeront ces images et ces raisonnements humains, que nous sommes forcés d’accumuler et qui nous tourmentent sans cesse.

C’est bien le plus dur enfer que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche la face de Dieu purement et simplement en se dégageant le plus possible de tout ce qui n’est pas Dieu, quand il est ainsi obligé de remplir son intelligence de multiples images créées. C’est continuellement admettre le plus cruel ennemi qui existe. En effet, notre esprit n’est pas attentif à Dieu quand il multiplie les discours et qu’il entretient des pensées sublimes qui ne sont pas Dieu, mais il adhère à lui par l’effort affectif, le désir et la tension vers lui sans autre connaissance préalable que celle de la foi. […] Plus cet afflux (f.296) d’images et de pensées semblera entraver cet effort, plus il causera d’inquiétude dans le cœur comme lorsqu’on s’efforce d’éteindre des flammes en jetant sur le feu quelque chose qui l’étouffe. Il renforce son pouvoir pour monter et brûler plus vivement. Il est plus fort pour agir et s’agiter.

Il faut qu’il en soit ainsi dans notre esprit, bien que nous n’en soyons pas conscients, étant complètement accaparés par les images et le raisonnement intellectuel. Néanmoins, quand ceci prend fin, nous constatons que nous nous sommes simplifiés, épanouis en Dieu plus que jamais. Et nous sentons que toute la science et la connaissance acquise n’ont aucun rapport avec la connaissance expérimentale que nous avons de Dieu grâce à notre effort et à notre tension amoureuse. Il en allait de même, dis-je, pour notre Seigneur chez qui la science acquise n’empêchait pas la science infuse/f.296v/.

C’est pourquoi il ne faut pas se fatiguer à vouloir posséder en même temps la connaissance savoureuse de Dieu et la connaissance intellectuelle. Ce serait se casser la tête. Et plus on serait attentif à l’une, moins on le serait à l’autre si on voulait méditer sur l’amour et la bonté de Dieu et argumenter sur ces sujets. Il faut s’appliquer à l’étude comme si on avait autre chose à faire (je parle pour ceux qui doivent méditer et raisonner sur d’autres sujets que Dieu). Laissons agir Dieu tout ce temps-là au centre de notre cœur. Qu’il l’attire, le décante comme une huile très pure sans qu’il se préoccupe des images et des raisonnements humains qui, croit-il, l’éloignent de Dieu […] (f.297) tout le temps que durent ces privations et ces ténèbres. De là je conclus que pour ceux qui sont bien enracinés en Dieu et qui sont obligés d’étudier, ce qui les met dans un état continuel de privation, cette situation les enfonce davantage en lui.

Et je crois que si votre faiblesse pouvait supporter ce grand Dieu infiniment désireux de la pureté et de la perfection de notre esprit, il nous laisserait toute notre vie dans un état de mort et de privation, mais il faudrait qu’il nous donne des grâces extraordinaires pour subsister et ne pas désespérer.

Ne pensons donc pas que le fait d’être privé de toute bonne pensée et de tout sentiment de Dieu, signifie qu’on est séparé de lui. En effet, dans ce cas, on est uni à lui plus purement et d’une façon toute spirituelle par des actes de foi et de charité. On ne les sent pas plus que beaucoup d’autres actes dont on a l’habitude et qui nous sont comme naturels. Nous n’en avons pas une connaissance réfléchie et pourtant nous faisons attention à eux.

/f.297v/ Celui qui est habitué à agir sans cesse par amour pour Dieu agit aussi parfaitement, et même plus parfaitement que celui qui sait consciemment qu’il agit pour Dieu, mais pour qui ce n’est pas encore une habitude. C’est que la fin qui domine nos cœurs anime presque tous nos désirs et nos sentiments. Il en va de même pour celui qui est passionné par l’amour des richesses : tout ce qu’il fait est insensiblement dirigé par cette passion. S’il mange, c’est pour économiser, etc.

Or dans cette situation, Dieu est la fin qui nous domine, non seulement en ce qui concerne l’intention, mais aussi l’attention. Notre souci et notre souverain trésor est de désirer Dieu sans cesse et d’avoir soif de le posséder et d’en jouir. Aussi, même si nous connaissons quelque trouble et si les pensées affluent dans la région inférieure, c’est-à-dire dans notre intelligence, l’oreille de notre cœur est toujours ouverte à la voix éternelle (f.298) et continuelle de celui qui nous crie sans cesse et inexorablement : « Aime, aime, aime celui qui t’aime éternellement et infiniment ». Cette voix s’imprime dans notre cœur et ne le laisse pas en repos, elle l’anime sans cesse afin qu’il soit sans cesse attentif.

J’avoue que ceux qui ne se sont pas dépassés eux-mêmes et dont le sommet de l’âme n’est pas encore épris, enflammé d’amour et rongé par la faim et le désir de Dieu, ceux-là ont bien du mal à se tenir continuellement en sa présence au milieu de leurs occupations extérieures, en particulier au milieu des raisonnements de l’intelligence. Car le moyen dont ils se servent étant le colloque amoureux, avec ces raisonnements et ces discours, il leur semble qu’ils ne sont plus avec Dieu quand ils ne lui parlent plus. Ceci les gêne et fait qu’ils n’osent pas vraiment s’adonner à la réflexion. /f.298v/ En effet, ils désirent porter leur attention à la fois sur Dieu sur lequel ils réfléchissent intellectuellement et sur la matière qu’ils approfondissent, sur laquelle ils ruminent et méditent, ce qui est très fâcheux et peut nuire à la santé. Il faut que ceux qui en sont encore là se jettent en Dieu profondément puis appliquent leur esprit à l’étude. Qu’ils croient que Dieu les regarde et qu’ils conservent le souvenir amoureux de lui autant que possible, sans faire effort pour toujours lui parler. Qu’ils se contentent seulement de paroles et de conversations essentielles : « O Dieu d’amour, attirez-moi tout entier à vous ! » Alors, en sortant de l’étude, celui-là sera porté à faire oraison et à se jeter en Dieu. Cela prouve qu’il a bien été avec Dieu pendant tout le temps qu’il a étudié. (f.299) En effet, s’il est mécontent, cela signifie qu’il n’était pas attaché à l’étude et donc que son cœur était en Dieu comme dans son trésor.

Remarquons que ceux qu’on voit attirés par Dieu au-dedans d’eux-mêmes ne s’appliquent pas trop vite aux études ou aux occupations qui les distraient, parce qu’ils craignent de manquer de temps pour examiner leur état intérieur et pour s’exercer par divers chemins et dès lors ils ont peur de ne jamais entrer au secret du cœur de Dieu et de ses actions dans l’âme. /f.299v/

Quand quelqu’un qui conversait amoureusement avec Dieu s’est adonné au travail des sciences et surtout de la théologie, je crois qu’il est très difficile de le faire rentrer dans cette voie d’amour (et) suressentielle. Comme il en est encore au niveau du discours et de la conversation avec Dieu, il lui est très facile de puiser ses motifs dans les vérités qu’il aura étudié qui seront un écran entre lui et Dieu. Et dès lors, il vaut mieux qu’il passe deux, trois, voire quatre années à mourir et à se transformer en amour/f.99v/ et à pratiquer la vie affective et la science expérimentale de Dieu. Quand il l’aura goûtée, la science acquise ne sera rien du tout pour lui, et néanmoins il sera plus capable de l’acquérir.



CHAPITRE VI DES VERTUS

Mais dans tout cet écrit, nous n’avons pas parlé de la pratique des vertus. Il suffit de dire que manquer à un seul acte quand l’occasion se présente, c’est manquer à l’amour, ce qu’on ne peut faire sans grand remords. En effet, puisque l’on vit entièrement pour Dieu au dedans, ainsi doit-on agir à l’extérieur. Ce qui nous pousse sans cesse à agir et à rechercher la face de Dieu nous pousse aussi à faire des actes de vertu. Comme Dieu est en elles et qu’il les désire de nous, par exemple, quand l’occasion se présente pour nous d’être l’objet de quelque grand mépris, ou de subir quelque injure ou affront, si nous en ressentons la piqûre, nous devons rester (f.300) fermes et vigoureux, avalant cela comme la douceur du lait, car Dieu est là, et par ce moyen, nous nous enfonçons en lui d’une manière parfaite. Enfin la charité doit tout brûler et faire mourir les passions et les affections étrangères, comme un brasier éternel allumé dans nos cœurs qui brûle et absorbe tout ce qui semble empêcher sa flamme de monter en l’air. Dès lors, nous ne devons raisonner qu’en Dieu et l’appréhender en nous souvenant toujours de lui par un souvenir amoureux et ardent. Et sachant que ces contradictions viennent de sa part, redoubler notre amour envers lui et nous réjouir de ce que, grâce à cela, on lui plaît et on avance en lui.

En effet, il faut retenir cette règle première : comme au-dedans tout notre travail consiste à aimer de charité grâce à laquelle notre cœur se meut sans cesse vers Dieu qui est son centre, de même, il faut que tout ce que nous faisons, souffrons, tout ce dont nous manquons au dehors soit informé de cet amour réel/f.300v/ et de cette fin immédiate de Dieu auquel nous aspirons et tendons. En agissant ainsi, nous nous approchons davantage de lui comme de notre fin ultime, notre centre souverain. Ainsi tout en nous devient charité pénétrée de son but, de telle sorte que nous posséderons toutes les autres vertus plus excellemment que si nous les pratiquions pour elles-mêmes, car elles ne portent vers Dieu qu’indirectement, étant créées.

La charité est la vertu qui atteint Dieu immédiatement comme fin dernière et qui unit aussi immédiatement la créature à lui. Dès lors, elle est la seule mesure à laquelle répond la jouissance de la fin souveraine : celui qui aura le plus désiré Dieu et haleté après lui, à force de désirer, aura engendré en soi comme une faim, un appétit et une soif de Dieu, et il en sera rempli selon son appétit et sa soif. La pratique des vertus […] ne sert qu’à empêcher ce qui fait obstacle (f.301) à l’envol de l’âme vers Dieu, qui s’effectue par la charité. En effet, elle permet de dominer les passions ou de désirer sa propre excellence, mais avec tout cela, on n’est pas encore en Dieu. En faisant de tels actes de vertu pour l’honnêteté qui brille en elle, on embellit et on orne son âme afin que par la charité elle soit unie à Dieu. Or, cela ne signifie pas que pour aller à Dieu par l’exercice réel de la charité, on a acquis auparavant de telles vertus. Imprimons Dieu dans notre cœur comme notre fin ultime pour laquelle nous sommes, nous vivons et respirons, et avec le désir de parvenir à cette fin, pratiquer tout, rompre tous les obstacles que nos passions peuvent lui opposer.

Dans la mesure où le désir de cette fin croîtra en nous, l’exercice des moyens croîtra facilement, et en mettant comme je le disais un brasier dans notre cœur, en l’allumant et en l’augmentant sans cesse, ce feu consommera toute la rouille qui se trouve en nous/f.301v/ bien plus efficacement que si nous travaillions à déraciner nos passions l’une après l’autre. Il en va de même chez celui qui met le feu à une forêt : il coupe ensuite et défriche bien mieux les buissons que s’il allait tailler chacun avec une serpe. C’est un exemple pour connaître la manière dont ceux qui marchent sur les vrais sentiers de l’amour, pratiquent les vertus. Tous le font en fonction du niveau qui est le leur. S’ils en sont au niveau de la conversation intérieure, ils s’entretiennent par d’amoureux colloques, et tout ce qu’ils font ou souffrent, c’est pour plaire à celui avec lequel ils s’entretiennent et dont ils ont le visage gravé dans le cœur. Ils savent que, pour une bonne conversation, il faut tout faire pour plaire à l’ami et gagner de plus en plus son amitié. Que s’ils sont dépassés, poussés et agités par l’Esprit de Dieu, ils brûlent tout dans la fournaise de leur amour et s’en servent pour davantage s’enfoncer en Dieu, comme nous l’avons expliqué auparavant. (f.302)



CHAPITRE VII DES TENTATIONS QUI SURVIENNENT DANS CETTE SITUATION

Or de telles personnes ne sont pas impeccables et elles sont sujettes aux tentations comme l’était saint. Paul, cet homme de feu. À la lumière de leur raison, ils doivent surtout éviter toute occasion de tentations malhonnêtes. Car saint François, saint Bernard, ces grands amoureux de Dieu, ont agi ainsi en sachant que notre Seigneur nous a laissé cet ennemi à portée de main. Comme saint Paul, pour être maîtres de nous-mêmes et ne nous pas vanter des grands dons que Dieu offre à ses amis, nous devons nous efforcer grandement de garder notre cœur net et pur. S’il nous arrive d’être troublés par des images impures, nous devons fuir vers Dieu avec de profonds gémissements, en éprouvant une douleur et une extrême horreur de tout cela. Et la grâce de Dieu ne manquera de nous faire sentir aussitôt un mouvement d’horreur pour de telles choses. D’ailleurs, ce n’est pas y consentir quand on applique avec soin son imagination/f.302/ à quelque objet indifférent ou utile, par exemple à réciter de mémoire un texte ou à une étude quelconque. Oui, ces sortes de tentations sont vaincues par la fuite. Il ne suffit pas de les mépriser, il faut les détester et en souffrir. Dieu ne veut pas que nous laissions notre imagination et notre mémoire s’occuper de pensées dangereuses et nuisibles, alors que nous pouvons les appliquer à d’autres bonnes pensées, utiles à son service, par exemple en étudiant ou en faisant autre chose. Puisque nous pouvons appliquer notre intelligence et notre mémoire aux activités qui nous sont prescrites par la volonté de Dieu comme les études, les affaires, et discuter de cela sans nuire à notre regard amoureux, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut, de même nous pouvons et devons éloigner notre imagination des pensées mauvaises et malhonnêtes à cause du danger qu’il y a à rester dessus, et nous devons appliquer notre mémoire et non notre imagination à la passion de notre Seigneur pour résister.

En effet, je suppose qu’on résiste avec force et suffisamment, par la douleur et l’horreur qu’on a de telles choses, et en s’adonnant à une occupation honnête comme l’étude ou la lecture. Vous pouvez me dire que c’est fuir les croix que Dieu vous envoie et que sa Majesté divine dit à saint Paul qui était agité de semblables tentations et demandait à en être délivré : « Ma grâce te suffit, car la vertu s’accomplit dans la faiblesse ». Et qu’il semble plus parfait de mourir de douleur là-dessus, l’horreur qu’on en a étant suffisante pour empêcher d’en jouir. Je réponds qu’il est bien plus sûr de faire comme j’ai dit, et que c’est une chose de demander à Dieu absolument la délivrance de telles tentations et une autre de ne pas les subir volontairement. Or quand on peut occuper sa pensée et son imagination à autre chose, si on ne le fait pas, c’est d’une certaine manière accepter les tentations librement, et ainsi se mettre en danger. Dieu ne le veut pas, et il nous abandonnera peut-être.

/f.303v/ Si donc on est attaqué par des choses semblables et si on est en solitude, quand c’est possible, on peut prendre un livre ou faire autre chose parce que Dieu veut qu’on fuie la tentation de cette manière. Elle n’est pas comme les autres, mais elle est bien plus dangereuse à cause de la tendance de notre nature corrompue qui se laisse aller facilement à une jouissance interdite. Il s’ensuit que les plus grands saints ont fui de toutes leurs forces tout ce qui pouvait leur causer de semblables pensées. Notre Seigneur permet à ces tentations de nous toucher pour notre plus grand bien, comme on le voit chez saint Paul, sainte Catherine de Sienne et d’autres. Néanmoins il ne veut pas que nous les combattions de front, mais que nous les fuyions non seulement en n’y consentant pas, mais aussi que nous les empêchions de naître en nous dans la mesure du possible.

Et crois qu’il est nécessaire de convertir sa pensée, son intelligence et sa mémoire, si les imaginations sont vives et les pensées de longue durée, comme on l’entend dans les confessions […] (f.304).

Il n’en va pas de même pour les autres pensées. Pour celles-là, il suffit d’y renoncer et de les mépriser. Cela peut entraver toute la force qui attirerait notre consentement, et un esprit généreux doit les considérer comme de simples rêveries.

J’ai voulu vous enseigner cela et j’ajoute que ce n’est pas agir mal, mais c’est faire la volonté de Dieu quand on applique notre mémoire, notre intelligence et notre imagination à quelque objet comme nous en avons l’habitude quand l’obéissance nous le commande. Notre volonté sera passive, humiliée et douloureuse lors de telles tentations. Et elle le sera tout autant quand nous l’appliquerons à un autre objet que nous choisirons, non pour notre consolation, mais accomplir la volonté de Dieu qui ne/F.304v/ veut pas que nous subissions cet autre état dangereux, mais bien celui-ci.

Pour ce qui est des tentations de colère comme un mouvement d’indignation, le cœur amoureux doit les convertir et les brûler par un amour de charité. Il s’y oppose en montrant d’autant plus d’amour envers un frère qu’il se sent irrité contre lui intérieurement, avant que ces mauvais sentiments ne commencent à se manifester extérieurement. Pendant que nous éprouvons quelque mouvement et émotion intérieurs, ne l’exprimons pas au-dehors, mais laissons-le mourir en inclinant notre cœur à la compassion envers celui dont nous nous sentons indignes. Ensuite, si nous le jugeons à propos, avertissons ce frère et reprenons-le avec discrétion et charité. Ne nous laissons pas emporter par la passion qui s’y mêle bien souvent. Puisque l’état intérieur est une vraie mort au-dedans et qu’on avance (f.305) plus en supportant qu’en agissant, il doit en être ainsi au-dehors. Soyons excessivement charitables, doux et patients et ne nous emportons pas contre les autres, même si l’on est le supérieur, sauf quand en conscience on s’y sent poussé.

Un autre conseil utile pour ceux qui sont vraiment intérieurs est d’omettre plusieurs bonnes œuvres, principalement celles qui paraissent au-dehors, auxquelles les frères se sentiront quelquefois portés. Contentons-nous de la vie commune pour ce qui est de l’extérieur et attendons que Dieu par le ministère d’autrui nous conduise vers quelque chose d’extraordinaire.

L’essentiel consiste à nous tenir immobiles sous le regard amoureux de Dieu et à agir conformément à lui, en prévoyant toutes nos activités sans qu’il y en ait d’imprévues et de non choisies, ce qui sera très facile. En effet, la lumière de Dieu, aussi bien dans les périodes de plénitude que dans les moments/f.305.v/de privation, éclaire tous nos pas jusqu’aux moindres détails. Et quand sous le regard de Dieu nous avons fait quelque chose qui ne réussit pas et quand nous voyons ensuite qu’il fallait agir autrement, ne jugeons pas cependant que nous avons mal fait. En effet, nous ne pouvons pas tout prévoir. Quoi que nous fassions, maintenons toujours quelque temps de repos devant Dieu, même si à cause de nos activités, nous ne pouvons pas jouir d’une tranquillité sensible, mais [Dieu] nous donnera l’intelligence et nous verrons à la lumière de son visage nos fautes et nos indiscrétions.



CHAPITRE VIII L’ÉTAT DE SÉCHERESSE ET DE PRIVATION REND LES PERSONNES TRÈS CONFORMES A JÉSUS CRUCIFIE

Ce qui doit nous pousser à faire de toute notre vie une conversation intérieure, c’est que par ce moyen, on devient très semblable à Jésus-Christ crucifié. En effet, on l’imite au plus fort et au plus cruel de ses souffrances (f.306) c’est-à-dire dans la déréliction intérieure qu’il a connu au jardin de Gethsémani, et sur l’arbre de la croix quand il a dit : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Oui, certaines personnes, dépassées qu’elles sont par leur manière naturelle d’agir, sont ordinairement dans l’état que connaissait notre Seigneur durant sa vie mortelle et passible. Il agissait toujours par amour, dans la vision béatifique et avec la science infuse, sans toutefois laisser la joie et la consolation abonder dans la partie inférieure. Ainsi par un très grand miracle, il conservait dans son âme raisonnable une souveraine tristesse et une souveraine joie sans que la joie ne diminue aucunement la tristesse, comme s’il ne possédait aucune joie.

Celui qui connaît cet état est tellement uni à Dieu par l’action très secrète et unifiante des parties supérieures de l’intelligence et de la volonté que rien n’en parvient aux parties inférieures. Et ces personnes s’aperçoivent qu’elles ne connaissent pas plus Dieu/f308v/que le chrétien inculte qui n’a jamais entendu parler de l’oraison. Elles sont remplies de tristesse, d’indignation et de trouble. Tout leur déplaît. Elles murmurent sans cesse et pire, elles ne peuvent même pas analyser cela pour le souffrir avec patience. Elles sentent une telle impatience que si Dieu ne les retenait pas, elles seraient désespérées. C’est vraiment un temps de purification fort semblable à celui que souffrent les âmes après la mort dont les consolations, si elles en reçoivent, sont différentes de celles des martyrs. Les souffrances des martyrs diminuaient grâce aux consolations abondantes qu’ils recevaient, étant comme animés par Dieu. Les consolations que reçoivent ces personnes, à savoir la foi, l’espérance et la charité les tiennent attachées à la volonté de Dieu, ce qui ne les empêche pas de souffrir aussi vivement la peine du feu que si elles n’avaient pas agi de cette manière, en éprouvant une douleur extrême.

De même les personnes qui sont possédées par Dieu (f.307) et qu’il meut par sa propre action, il leur fait éprouver un état de souffrance qui les purifie. [Il les laisse] sans ressources, sans qu’elles puissent être soulagées ou se plaindre auprès de lui ou faire des actes d’acceptation qui les réconfortent. Elles ne savent que souffrir. […]. Malgré tout, elles demeurent attachées à Dieu qui appesantit sa main sur elles, non pas positivement en les affligeant, mais en leur retirant tout son appui et toute grâce sensible, les abandonnant à leur propre nature et entre les mains de leurs ennemis : le diable, le monde, la chair. Il ne les tient suspendues à lui que par un petit fil qu’elles ne voient pas, à savoir l’acte de foi de l’amour passif. Elles sont tout à fait consentantes, sans qu’elles puissent l’exprimer ou même le croire. Mais leur cœur se trouve aussi profondément, voire plus fermement/f.307v/ entre les mains de Dieu que lorsqu’elles étaient dans un état de plénitude et de connaissance réfléchies de lui. Aussi Dieu fait en sorte que si ces personnes sont tentées de faire quelque chose qui lui déplaît ou les pousse à pécher, leur cœur plein de grâce sensible le repoussera immédiatement, animées qu’elles sont d’une horreur et d’une haine extrême dont elles peuvent alors témoigner.

De même, dans ce temps de purification, leur cœur ne demeure pas moins en Dieu. Elles continuent à détester ce qui est contraire à Dieu et qu’elles ont envie de fuir. Cela leur fait horreur. Mais puisqu’elles ne sont pas en état de connaître objectivement leur situation, elles ne sentent pas qu’elles éprouvent cette horreur par des actes concrets. Et je le dis : comme le saint homme Job, ces personnes font des actes qui semblent d’impatience, — [Job disait] : « Périsse le jour où je suis né » (Job 3, 3) ; « je suis désespéré » (Job, 7, 16) et d’autres paroles semblables – mais elles ne pèchent pas, car ces actes ne procèdent que de la partie raisonnable inférieure de leur être. Leur esprit en profondeur demeure en (f. 308) Dieu, acceptant tout comme mon doux Sauveur pendant son agonie, bien qu’elles ne puissent lui être comparées. Il disait : « Que ce calice s’éloigne de moi » (Matthieu 26, 39) et pourtant, en profondeur, sa volonté ne faisait qu’un avec celle de son Père : « Cependant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux », (Luc 22, 42).

C’est pourquoi ces souffrances leur sont grandement méritoires. En effet, ces personnes saintes ont acquis une très grande facilité à faire le bien au moyen de la grâce prévenante à laquelle elles ont collaboré, et cela ne diminue pas, mais augmente leurs mérites, et pourtant elles agissent presque sans peine et sans difficulté. Et le fait de souffrir [les augmente aussi] – bien qu’elles croient avoir été impatientes au moment de leurs épreuves. Puisqu’elles avaient offert toute leur volonté à Dieu pour

qu’il la prenne et la gouverne, elles meurent de douleur de se voir si misérables. Le fait de manquer de patience et, comme il arrive souvent dans la sécheresse, de n’avoir ni ferveur ni facilité, on croit qu’on ne désire pas Dieu et l’on dit avec le prophète [David] : « J’ai souhaité désirer ». Néanmoins, notre désir est plus grand que lorsqu’on était fervent, mais on ne le sent pas et on fait plus d’efforts. En effet, on porte comme un lourd fardeau sur les épaules qui empêche d’avancer, mais il n’empêche pas de peiner et de faire des efforts. Or plus on peine, plus on avance sur le chemin de Dieu. « Chacun recevra selon son travail » (1 Corinthien 3, 8). D’où on conclut que l’état de privation et de souffrance est plus méritoire, car alors l’âme est comme absorbée en profondeur. Quand une personne qui se trouve au fond d’un puits voit la lumière et qu’on ferme l’ouverture du puits, quelle angoisse, quel désespoir ! « Que le puits ne se referme pas sur moi ! » (Psaume 68, 16).

Or quand une personne est en souffrance, il semble qu’un grand chaos la sépare de Dieu. Elle se consume alors en gémissements et en douleur à cause de la perte de son objet. Toutefois ce chaos ne risque pas de lui en faire perdre le souvenir. Il le lui fait désirer davantage, car elle demeure tout ce temps-là inconsolable de cette absence et de cette séparation. Dès lors, bien qu’elle ne soit pas avec Dieu à jouir de lui, elle l’est en se souvenant vivement de lui. La douleur actuelle qu’elle ressent de son absence est un vif désir de sa présence et un rappel continuel de la chose perdue. Et c’est ce que veut dire saint Paul quand il écrit que l’Esprit Saint « intercède pour nous en gémissements ineffables ». (Romains 8, 26). Cela signifie que, quand nous n’avons plus la jouissance et la perception de Dieu, l’Esprit Saint qui possède notre cœur et notre volonté,/f.309v/ nous fait crier ensuite dans la désolation que nous sommes toujours avec notre Bien-aimé soit en le goûtant, soit en le cherchant ou en lui prêtant attention.

Or la perfection de cette vie ne consiste pas à goûter Dieu, mais à le désirer et à le chercher. Il est nécessaire de toujours courir sans s’arrêter, « non que je sois déjà au but ou que je sois devenu parfait » (Philippiens 3, 12, 14), dit l’apôtre Paul, mais je cours vers le but en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir ». Et celui qui travaille le plus et fait le plus d’efforts, c’est celui qui court le plus vite. Donc on progresse davantage en souffrant, en soupirant et en mourant de douleur à cause de l’absence de Dieu qu’en l’étreignant quand il est présent.

(f.301) Un homme marié voit la grandeur de l’amour que lui porte sa femme par les caresses qu’elle lui fait, et elle ne veut pas le perdre de vue quand elle est en sa présence. Mais il est vrai aussi qu’il connaît le même amour par la douleur que son absence cause à sa femme quand il sait qu’elle languit, qu’elle est inconsolable, qu’elle ne vit que de larmes. C’est le signe qu’il était la vie de sa vie, puisqu’elle ne peut vivre sans lui, sa vie lui donnant la mort. Et si le mari connaissait l’état de sa femme, est-ce qu’il ne choisirait pas de l’aimer plus que jamais ? Et selon la multitude de ses douleurs, est-ce qu’il ne la consolerait pas et ne se réjouirait pas ? Ensuite en sachant que la plénitude de la possession doit être à la mesure du désir, ne faut-il pas que, pour se communiquer davantage, il se fasse regretter davantage et partant qu’il s’absente ?

Si Dieu venait à nous combler et à nous remplir dès les premiers désirs que nous avons de lui, nous ne progresserions pas autant. Car plus il est infiniment aimable, plus on l’aime et plus on veut l’aimer, même en le goûtant quand il est présent. La connaissance/f.301v/ réfléchie qu’on a de l’amour de la présence de Dieu est comme un certain repos qui fait que nous n’aimons pas Dieu aussi purement. Il faut donc qu’il nous l’enlève afin que nous tendions tous à lui et que sans aucun sentiment de lui, nous vivions en nous dépassant nous-mêmes. µ ???



CHAPITRE IX L’ÉCRITURE SAINTE ET LA CONTEMPLATION PASSIVE

Sur ces chemins mystiques, on pratique hautement plusieurs belles phrases et maximes de la sainte Écriture : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » (Isaïe 7, 8). « Le juste vit de la foi (Romains 1, 17). […] Quand Dieu agit en nous, nous ne savons pas ce qu’il fait, mais ensuite, comme fruit de notre foi, il nous le fait comprendre. On ne connaît les chemins mystiques qu’après les avoir empruntés.

Nous devons imiter Abraham qui a cru contre toute espérance (Romains 4, 18) et croire qu’on va mieux quand on pense aller plus mal. Faisons comme Moïse ! “Comme quelqu’un qui voit celui qui est invisible, il tint ferme” (Hébreux 11, 27). Croyons que Dieu a placé son refuge dans les hauteurs » (Psaume 90, 9). Plus nous approchons de lui, plus il s’éloigne de nous. Il nous apparaît toujours plus incompréhensible, car plus on comprend l’infini, plus on l’ignore. C’est pourquoi sur ce chemin de l’amour, on en est toujours au commencement. « Quand quelqu’un en a fini, c’est alors qu’il commence (Siracide 18, 7). Et celui qui aura pratiqué cent ans cette façon de faire, au dernier moment, il aura l’impression de n’avoir pas encore commencé. C’est qu’il tend à l’infini qui n’a pas de commune mesure avec le fini. « L’être humain accédera à son cœur profond, et Dieu sera exalté » (Psaume 63, 8). Plus on entre profondément en soi-même pour trouver Dieu, plus Dieu s’élève au-dessus de nous pour se faire davantage désirer.

Ces chemins d’amour sont vraiment incertains et cachés et par eux se manifeste la sagesse de Dieu (Psaume 50, 8). C’est la manne cachée « que personne ne connaît sauf celui qui la reçoit (Apocalypse 2, 17). Ce sont/f311.v/ pourtant des choses qu’il est permis de désirer, puisque c’est la suprême union de tout notre esprit avec Dieu qu’on peut posséder en ce monde. C’est un état qui se situe entre celui des bienheureux et l’état de ceux qui cheminent sur la terre. Les bienheureux voient Dieu et le goûtent, les chrétiens ordinaires ne le voient pas et ne le goûtent pas.

Les vrais mystiques ne voient pas Dieu, mais ils le goûtent et ont de lui une connaissance expérimentale. C’est la même chose quand quelqu’un me dit que le miel est doux et qu’ensuite je le goûte. J’en suis alors certain par ma propre expérience. Or cette connaissance expérimentale de Dieu n’est pas un don gratuit, nous l’avons remarqué, comme le serait le don de prophétie, mais c’est le fruit de l’amour et du désir réel de Dieu. Puisqu’il est d’une bonté et d’une douceur aussi infinies qu’il l’est dans sa vie profonde, et qu’il nous remplit totalement corps et âme de cette vie, il nous remplit aussi de sa bonté et de sa douceur si nous lui appliquons réellement (f.312) nos facultés intérieures et surtout notre faculté désirante, c’est-à-dire notre volonté.

Celle-ci est assoiffée, et Dieu est l’objet de cette soif. Il lui appartient plus qu’elle ne s’appartient à elle-même, […], mais puisqu’il est infini, il allume davantage en elle la soif de lui-même. « Ceux qui me boivent auront encore soif » (Siracide 24, 21). Cette soif angoissée est méritoire, elle élargit et dilate l’âme en une capacité qu’on ne peut presque pas mesurer. Elle pourra alors jouir pleinement d’une gloire proportionnée à son { …] désir insatiable et inextinguible. « Dieu a envoyé du ciel un feu dans mes os », disait le prophète saint Jérémie. Cet amour divin est avec raison comparé à la fièvre qui ronge et consume jusqu’à la moelle des os. Saint François mourut de ce feu d’amour qui dessécha tout, même son corps physique.

Il est vrai que cet amour n’atteint pas la/f.312v/ nature inférieure, car le bon saint Antoine, épris du même amour, était frais et vermeil comme une rose. Oui, je dis que saint Antoine menait ces exercices dans le désert et il me semble le déduire d’une phrase de lui que rapporte Cassien. Saint Antoine disait : celui qui après l’oraison se souvient de ce qu’il a prié, n’a pas fait une oraison parfaite. Or celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait ; celui qui en est encore aux colloques, aux propos familiers et aux conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, comme celui qui aspire à Dieu par conversions essentielles. Il faut donc croire que saint Antoine voulait dire que, pour faire une oraison très parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une façon inconnue, au-delà de tout discours composé et organisé, par une action divine que Dieu inspire et continue en nous, avec notre collaboration non seulement (f313) vitale, mais aussi libre et donc méritoire.

Cette action est un souvenir vif, qui désire infiniment le bien souverain ; et cela sans formes et sans images créées ni autre connaissance préalable que celle que cause le désir de ce bien infini. Mais puisqu’il est impossible de désirer réellement et d’aimer quelque chose sans se le rappeler, on appelle ce désir regard amoureux. En effet, le seul souvenir de Dieu appréhendé par la foi au-delà de toute forme, sans amour réel de lui, ne provoque pas l’union sanctifiante et transformante de notre esprit en Dieu. L’amour seul est une vertu unitive. Prenons un exemple : celui qui saurait où se trouve le trésor de quelqu’un, mais qui n’en est pas le propriétaire, n’a aucun droit sur lui. Donc le souvenir qu’il en garderait serait bien différent de celui de son propriétaire. Celui-ci s’en souvient avec crainte, il s’en soucie et le désire, car là où est son trésor, là est son cœur, dit notre Seigneur.

Or le souvenir simple qu’on a de Dieu est semblable à celui qu’on a de quelques mets délicieux, nectar ou ambroisie que l’on aurait goûté autrefois. Ce souvenir emporte avec soi le désir de l’amour. Et puisque nous voyons qu’ensuite, on nous a fait don d’un grand trésor, en nous faisant espérer le posséder, l’affection que nous lui portons fait naître le souvenir, surtout quand nous recevons le gage ou l’assurance de l’obtenir. De même l’âme comprend que Dieu est un être infini qui seul est la vie même, la bonté même infiniment aimable. Cela lui suffit après avoir retiré son cœur des affections terrestres par des désirs, des efforts (f.314) aimants. Parce qu’ils augmentent de temps en temps, ils la font être là où est son trésor et tout son bien, et être davantage là où elle aime qu’à un endroit qu’elle anime par un amour vraiment extatique, non sensible, mais divin, fort, surnaturel.

Et de fait, c’est une extase continuelle de n’avoir pas d’activité naturelle, mais d’être revêtu d’une activité toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une très haute participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même. Grâce à cette participation, nous vivons de la vie même de Dieu qui consiste dans l’acte éternel d’amour et de connaissance qu’il a de son essence infinie. Tel est aussi l’acte des bienheureux. Il est vrai que notre état en ce monde est comme opposé à celui de la gloire, car la connaissance engendre l’amour et est comme première selon/f.314v/ saint Thoma. Mais ici, la connaissance est engendrée par l’amour qui fait que la mémoire reste attentive à l’objet convoité. Cette mémoire est continuellement remplie de la douceur de Dieu et elle goûte combien le Seigneur est doux. De là vient le don de sagesse, appelé connaissance savoureuse, sapida scientia. Ce don correspond à la charité comme le don d’intelligence correspond à la foi. C’est pourquoi l’amour cause le désir, le désir cause la recherche, la recherche conduit à la possession : et la possession d’une chose bonne amène dans l’âme la dégustation, puisque nous voyons que le goût est uni à l’expérience.

Je conclus donc qu’il n’y a pas de moyen en ce monde de connaître en vérité qui est Dieu sinon en le goûtant. On n’y parvient que par le vigoureux exercice de l’amour continuel (f315), par une soif inextinguible qu’on a de cette eau de la vie éternelle. Plus on agit, plus on avive la soif jusqu’à ce que le cœur en soit entièrement transporté. Alors Dieu lui-même en prend possession et le plonge en lui comme dans l’océan de la bonté infinie qui le remplit, mais tellement que cette bonté l’assoiffe davantage. Et en lui causant cette soif, elle augmente et dilate sa capacité à boire à ce torrent de délices. Ceci ne signifie pas que les vrais contemplatifs ne font rien. Ils sont en travail perpétuel d’amour qui leur permet de se souvenir de la bonté et de l’essence infinie, et ils ne peuvent l’aimer ni la posséder autant que cette bonté le mérite.

Ce souvenir avide, désireux comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est la vie la plus haute qu’on/f.315v/puisse avoir de Dieu en ce monde puisqu’elle enveloppe la foi et y ajoute la sagesse qui est comme le goût et l’expérience des choses que nous croyons. Cette sagesse est la science des amis de Dieu, voire celle des séraphins. Il nous est permis de la désirer puisque ce n’est que par la croix, la purification, le dépouillement et par un effort généreux de notre volonté, prévenue par la grâce, qu’on y parvient et que tout cet état rend saint et insère toutes les vertus dans l’âme, en produisant des actions dans leur souveraine excellence, à savoir en Dieu et pour Dieu. « Quelle que soit notre perfection, nous devons goûter la même chose ».


(f.316) Formulaire de l’oraison unitive faite par le dit St. P. D.

J’ai trop tardé, Seigneur, à vous aimer.

Hélas ! mon Dieu, qu’ai-je fait tout le temps de ma vie ?

Ah ! Seigneur où suis-je allé sans vous ?.... /f.316v/ et (f317)


Prenez mon cœur, remplissez-le d’amour, car il n’est plus à moi.

N’est-ce pas vous, Seigneur, qui m’avez si fort pénétré que je ne puis plus vivre.


Ah ! Seigneur, si vous continuez, ce sera pour bientôt mourir.

Mais non, vous ne voulez pas, mon Seigneur.

Entrons tous deux en votre demeure au-dedans de mon cœur………/f.317v/






Traité trÈs exquis et mistique (ms. de Tours) 363

Ms Tours 488 (526)

Formulaire d’oraison unitive faicte par le Père Dominique, qu’il a continuee plus au long, mais par cecy seulement on apprendra a se lidater en cette manière

(f.277)//Me voicy O bon Jesus indigne et vile creature prosternee aux pieds sacrez de vostre maiesté desirante de me reunir a vous qui estes mon principe et ma fin….

/f.277v/ Exercice mistique qui conduist jusques au plus haud degre de la vie spirituelle, par le dict St P. Dominique.

Traité tres exquis et mystique de l’oraison mentale composé par le B. Père Dominique de Saint Albert.

Il importe grandement des le commencement qu’on entreprend l’exercice de l’oraison, d’avoir bien droit en obiect la fin d’un si St. Exercie, Il ne faut pas la practiquer simplement, comme les autres œuvres de mortification et vertu et comme un moyen d’estre agreable à Dieu, mais il la faut entreprendre comme le total de nostre vie, entendant par l’oraison à laquelle on se desir s’adodonner, la negotiation et occupation interieure de nostre esprit avec Dieu, et comme nous ne sommes religieux que pour nous relier et reunir avec Dieu, nostre premier principe et fin derniere duquel nous avons esté desunis/f.278v/ estants dans le monde, quant à la cognoissance, pensee, souvenance soing et affection Dieu estant ce a quoy pour lors moins nous pensions et ce que nous desirions et recherchions le moins. Il faut que maintenant au moyen des trois vœux, pauvreté charité et obeissance qui rompent les obstacles qui tiendroint nostre cœur attraché d’affection, pensées, et soucys aux choses de la terre, estants libres de ses liens nous tachions de rejoindre et reunir estroitement nostre ame avec Dieu, non seullement d’une union habituelle qui se fait estant en grace, mais encore par un actuelle et continuelle tendance en luy, par nos operations interieures de connoissance et amour, y aiant cette difference entre les communs Chrétiens et le vrais religieux que ceux oy operent fidellement et mettent en acte les habitudes surnaturelles de foy, esperance, charité qui faict que par succession le rest des chrestiens n’ayant que la foy seule de cet estat divin, qu’ils croient estre en eux ? Les ames interieures en ont l’experience et le goust, comme avoient les apotres et principalement le grand St Paul qui disoit Dieu luy avoir revelé par son St Esprit, choses que l’œil n’a veu ny l’oreille entendu, qui ne sont autre chose que la perception et science experimentale des dons divins et de l’estat surnaturel auquel il l’avait eslevé.

Or donc nous sommes religieux pour estre actuellement et continuellement réunis à nostre principe et fin finale qui est Dieu, par une actuelle attention d’esprit à luy, cette fin ainsy bien penetree et preconcue ? il faut bander son cœur vers Dieu et lui faire tyrer une resolution efficace de n’avoir dores en avant autre obiect de nos pensees, desirs, actions et souffrances que cette fin acquerable par le moyen de l’occupation et negotiation interieure que l’on/f.279v/ doit desmeshuy ambrasser comme son unique et total exercice ; car qui ne desire faire son totale oui (de l’estude) de l’oraison mentale, mais seullement s’en servir comme d’un moyen simple pour mieux servir Dieu et faire ses actions plus parfaitement, ne parviendra jamais à la fin de la vraye oraison qui est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, puisque nous ne sommes, et ne nous subsitons, ny ne vivons que pour acquerir cette union par nos operations interieures de connoissance et d’amour, sans doute nous devons faire nostre principal de cette occupation interieure et à icelle doit estre referé tout ce que nous faisons hors de la

(autrement) tout est vain qui ne nous ayde davantage à nous unir avec nostre fin derniere. Je ne puis assez inculquer cecy d’autant qu’il en à qui, quand ils parlent des personnes mistiques et contemplatives, ils croyent que c’est un estat ou tout le monde ne doit pas aspirer, que ce sont (f.280) des dons rares et comme gratuits ; pauvres gens, comme si nous nestions pas tous obliges de (à) tendre à nostre fin dernière, qui est Dieu et ce par les moyens qui immediatement nous y joignent qui sont les operations de nostre entendement et nostre volonté qui ne sont créez que pour cette application : qu’est ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine Dieu n’est-il pas sprit, et qui plus s’aproche continuellement de luy par les operations de son sprit, ne devient il pas un mesme sprit avec luy ? qui adhaeret Deo unus spiritus est ? Je croy que la cause pourquoy il se trouve si peu de gens spirituels, c’est qu’on n’a pas l’estime ny le sentiment qu’on doit avoir de cette vie ; si on demande ne desirez vous pas estre parfaict, estre saint, estre grands amoureux de Dieu, ouy ? Vous ne pouves l’estre, si vous n’estres spirituel et à mesure que vous seres spirituels, vous serez saint et non plus : ne vous imaginez pas que la vie spirituelle consiste en la reception des dons gratuits, ou des speculations sublimes,/f.280 v/elle consiste en une attention et adhesion totale, actuelle, indificiente, avide a l’esprit Increé, qui est la mesme saincteté substantielle d’où tant plus qu’on approche par effort continuel de desir, plus on est remply et on devient tout sprit, comme Dieu est tout (e) sprit.

O Vous Donc nos freres qui entrepenes de vous recolliger faisant l’exercice des dix jours regardes si vous aves jusques a présent faict l’estat que devriez de la vie spirituelle, et si vous n’en aves fait vostre ? total exercice croyes estre une des causes de ce que n’aves pas advancé ;

Vous n’estre en religion, ny pour estidier ny pour prescher, ny pour enseigner, vous n’estes que pour estre vrays religieux qui n’est pas seullement garder sa regle et consitutions et faire les actes de vertus aux occasions :

mais d’estre actuellement religatus, par une occupation interieure (f281) et attention d’esprit a Dieu c’est ce qui fait de vray religieux : sans cette attention et occupation avec (à) Dieu le rest n’est que bien peu : voyez donc qui que si desirez parvenir a la perfection, ou Dieu vous appelle, il faut que vous en fassies vostre principal et total exercice scavoir vivre à Dieu au-dedans par conversation interieure et au dehors par la fidelle practique de sa volonté que toutes autres choses ne vous soient rien de façon que si vous esties à vous mesure vous ne voulussiez vous appliquer ny à prescher ny à estudier ny à aucune autre occupation comme principale, mais seulement à la negociation interieure faisant toutes autres choses pour vous servir comme à la meilleure partie….

Cette resolution du tout necessaire bien graver dans votre cœur, fault commencer de courir apres Dieu, et pour ce que vostre esprit au commencement de vostre conversion est tout grossier et comme plongé dans (à) la matiere remply de phantômes et pensees du monde, il fault au (du) commencement/f.281v/ appliquer vostre esprit à la meditation des divins mysteres : pezant par le menu (les causes) les circonstances avec certaine industrie pour apres emouvoir vostre volonté à des actes de componction, d’amour, d’actions de graces et autres selon le subiect que mediterez de ces connoissances et considerations des effects de la divine bonté envers vous tout ayant esté faict pour vous, maistreront en vous des affections vers l’hauteur ??? de tant de biens, et appliquant ainsi vostre esprit a ces bonnes especes et images, peu à peu les vaines et folles du monde perdront leur force et quoy qu’elles ils viennent encore vous tirailler, elles ne pourront toutefois tyrer vostre affection qui sera desja enamourée des choses divines par les considerations precedentes.

Second degré d’oraison.

Apres avoir quelque temps practiqué la meditation artificieuse pesant sur chaque suiect (f.282) que ce soit, qu’on prendera, les raisons, les circonstances et le reste que les bons livres enseignent ; sentant desja la volonté se porter vers les choses divines et en avoir un grande souvenance et un desir de s’y occuper, fauldera prendre une façon de mediter plus simple, scavoir par purs colloques comme par exemple apres s’estre exercé quelque temps a mediter les cironstances de la nativité du Sauveur ou autres mysteres, ayant ia l’esprit plain de la connoissance de tout ce qu’on en peut dire, d’un plein sault vous vous jetterez vers nostre Seigneur luy parlant amoureusement, l’interogeant, luy respondant, l’adorant, le remerciant et faisants innombrables actes d’amour et de resolutions de le servir, de tousiours l’avoir present, d’imiter ses vertus et le reste. Ayant quelque espace de temps passé en la conversation interieure avec Dieu incarné dans ces saincts mysteres ; vous passerez à la/f.282v/ conversation interieure avec Dieu incréé que vous apprehendez par une simple veüe de foy estre en tout, et plus intime en vous mesme, de façon que vous mesme vous ne le vous l’imaginerez ny dans le ciel plustost qu’en la terre, mais en vous plus proche que vous n’estes a vous mesme, cette foy supposée, vostre exercice sera de former entre vous et Dieu une conversation semblable à celle d’un bon fils avec sont père, ou d’un fidel amy avec son ami qui vivent, mangent et dorment en mesme chambre estants tousiours presents l’un a l’autre. La matiere d’entretien sera principalement prise de l’amour et du desir mutuel que l’un à de l’autre et du desir que l’un et l’autre a de n’estre point separé de son amy et de se complaire mutuellement l’un (au ) l’autre.

Quand l’âme aura imprimé profondement au cœur ce sentiment seavoir que son Dieu continuellement la regarde tout atttentif a elle comme s’il n’avait qu’elle au monde a qui entendre et vacquer ; que ce mesme Dieu est infiniment desireux d’estre tousieours avec elle, aymé d’elle invoqueé et reclamé, que ses delices sont de si commununiquer a elle, de luy faire sentir enterieurement, combien il est doux et suave à l’ame qui le cherche ; ce sentiment supposé, l’exercice sera de s’animer a l’amour reciproque ; disant : O Dieu ou suis ie pourquoy vis-je, sinon pour vous aymer vous Seigneur, que je n’y vois tout attentif a moy desireux de m’avoir et me remplir de vous ! quoy O divin amour comment vous pourois je oublier un seul moment : O Dieu vivons ensemble vous et moy, moy en vous, sur tout que je ne vous perde point de veüe ;

Ces actes ou semblables estants faicts en vertu d’yceux l’ame se reposera en la presence de celuy quelle considère tres intimement en elle, elle conservera une amoureuse souvenance de lui et une crainte filiale de luy deplaire, en vertu de laquelle/f.283v/ en toutes ses actions et comportements elle marchera vertueusement comme estant animée de la presence de celluy dont elle porte en sa souvenance la face gravee ; Domine in lumine vultus tui ambulabo : et quand elle sentira ralentir cette souvenance pour la multitude des affaires ou pesees extravagantes qui survienent, elle s’animera recherchant la face de celuy qu’elle ayme : comme disant O Dieu d’amour, où estes vous ?

Seavez vous pas que c’est pour vous que je travaille icy quoy Seigneur vous cachez vous de moy ? et comme remise elle se tiendra coye en cette sienne souvenance affectueuse de Dieu en la presence duquel elle marche.

Or est a noter qu’en cet exercice ou faict comme oraison continuelle : car la souvenance qu’on a de Dieu n’est pas une speculation ou meditation de quelque estre ou perfection de Dieu, mais une vüee soucieuse, desireuse, affectueuse de Dieu comme thresor, but et centre de nostre cœur, c’est (f.284) une cogitation avec avidité, comme il est dit que les saints estants en terre estoient neanmoins au ciel cogitatione et aviditate.

L’ame que Dieu tient en cet exercice croissant tousiours en amour sentira son desir et sa faim de Dieu/fin en Dieu s’aggrandir qu’elle deviendra impatiente et aucun acte quelle puisse former, ne sera bastant d’en expliquer son desir, quand elle pensera parler a Dieu par colloques son desir estant bien (loing) au dela de ce quelle explique, sentira des langeurs qui la feront expirer en un non pouvoir, et icy faut prendre garde de ne pas la forcer a parler ny faire beaucoup d’actes, mais suffira quelle face des conversions essentielles de tout elle mesme qui sont comme muettes sans beaucoup de paroles mentales formees ; O Dieu d’amour ; o Dieu ; Cela dict plus qu’un colloque long pour ce que lors son cœur parle au cœur de Dieu et s’entendent bien l’un l’autre comme on voit que l’ame par/f.284v/ tels escoulemens se sent avoir une presence et souvenance de Dieu comme continuelle et de plus en plus desireuse de luy soit par douleurs et langeurs, soit par ardeurs ou/et eslans, il faut peu a peu la faire succomber en Dieu et luy soustraire mesme ses conversions essentielles, a la production desquelles elle appliquoit son efort, et la laisser dans le nud desir quelle a de Dieu, desir qui est un acte par lequel elle le regarde comme le thresor infiny qui la peut rassasier ; ainsy desitüeé de sa propre façon d’agir, Dieu remplyra ce sien desir et le fera croistre sans cesse, et en vertu d’yceluy elle demeurera tousiours en luy le voyant et contemplant sans cesse ; car ce desir est un amour actuel et comme une faim et soif inextinguible de Dieu, qui cause de luy une souvenance et une science experimentale car Dieu estant la bonté infinie et tres intimement dans l’ame le desirer actuellement est le gouster et pour ce que nous (f.. 285) qu’il est digne de l’estre, plus on l’ayme on le desire plus aymer le goust engendrant la faim et le desir.

Or cet estat est l’estat de l’union tres intime de l’esprit creé avec l’incréé, ou le sommet de l’esprit la puissance amative immediatement appliquee a Dieu apprehendé par-dessus tout concept et sentiment s’enfonce de plus en plus dans l’abisme sans fond de la divinité, la vertu penetrante estant l’amour et le dezir de Dieu tant immediatement qu’il n’est pas de voir de Dieu, mais de Dieu en luy mesme et pour lui mesme

Cet acte estant semblable a celuy des bien-heureux qui vivent de ce que Dieu est ce quil est sans reflexion sur eux mesmes Dieu donc comme je disois ayant investy nostre desir cest luy qui le meut, l’etend, le dilate, l’enfonce dans soy mesme et a mesure quil le comble, il le rend plus capable et partant semble plus indigent. Or est il que dans cet estat l’entendement n’a autre/f285v./ operation que d’une foy nue par laquelle ayant monstré a la volonté Dieu estre inconcevable par-dessus tout sens et intelligence, la volonté a penetré en cet ineffable science et a merité de le gouster, le goust estant (en) une sorte de science qui repond a la faculté appetitive et amative comme qui a gousté du miel, quoy quil n’en ait ouy parler, en a une sceince experimentale ; D’icy redonde en l’entendement une lumière qui faict que sa foy est esclairee et que ce qu’auparavant semblable experience il croyoit, maintenant il en a une perception, si qu’il luy est advis voir les choses qu’il croit, quoyque cette connoissance n’oste pas le merite de la foy n’estant pas entierment claire, mais une experience de la certitude de cette foy. Dans cet estat fault que l’ame soit fidele a souffrir les nudites, substractions, privations. car d’ordinaire elle sera si denuee quelle n’estimera avoir pensee ny souvenance de Dieu a cause des folles et extravagantes pensees, de (f.286) de l’Imagination et des discours que l’entendement formera sur des suiects extrangers ; que dessut tout cela elle demeure fixe et immobile, se souvenant que ce ne sont ny les discours ny les pensees qui la mettent en Dieu ou l’en detournent mais le seul desir lequel estant investi de Dieu qui est pur esprit, opere en iceluy desir l’épurant d’autant plus quil est assailly de ses contraires qui empeschent ce semble sa jouissance : si Dieu estoit quelque chose qui tambast au cœur de l’homme les pensees et discours l’y metroint et conserveront, mais estant pur esprit qui ne se voit, ne se sent, mais qu’on croit seulement il faut pour estre vrayment uny a luy que ce soit par un moien incogne et ineffable et que nous ne connoissions pas de connoissance reflexe mais seulement directe ; ce qui est dans cet estat ; Car nostre conscience nous rendant tesmoignage que nous ne desirons que Dieu seul, quand/f.286v/ nous nous tenons en cet actuel dezir sans former acte que le desir mesme, les pensees extravagantes des choses ou nostre affection n’est nullement portee, peuvent bien fatiguer et nous vexer, mais par cela mesme font redoubler d’autant plus le desir de l’obiect qu’ils semblent luy en empescher la jouissance.
Le desir espris ….et embrasé d’un amour sempiternel ne peut estre esteint par auqunes eaux, au contraire s’allume, d’avantage par la douleur que telles contradictions de pensees causant à telle ame, vray est que tout cecy sont des secrets tres profonds que personne ne peut entendre, s’il n’en a l’experience, scavoir comment la volonté peut negotier et operer vers Dieu, l’entendement etant tout absorbé dans une speculation ; c’est bien a la vérité une grande merveille ; mais que cela ne se puisse par une abondance de grace.

il n’y a doute aucun, en nostre Seigneur cela estoit qui avoit l’operation de la science acquise (et [f.287] de l’infuse) qui ne l’empeschoient point et aussy avoit des actes d’amour proportionnés à cette connoissance infuse ; or est il que cette operation de nostre ame que nous appellons desir de Dieu, ou tendance en Dieu ne demandant point de connoissance formee par discours de l’obiect qui l’attire il peut faire en ce desir son impression et attraction pendant que l’entendement negotie a autre chose ne faisons nous pas plusieurs choses qu’il ne nous est pas ad….. faire, à cause que nous ne reflechissons pas : qui joüe de la Harpe est attentif aux régles de l’art et ne luy est pas advis si vous dictes qu’en telles ou/et semblables rencontres on s’appercoit avoir tousieours quelque attention quoyque sans grand effort a cause de l’abitude, je di ??? que l’operation divine qui lors divise nostre esprit d’avec nostre ame, je dis nostre desir d’avec l’operation sensible de l’entendement, fait sentir une douleur interne tout le temps de l’importunité fascheuse que cause/f.287v/ la speculation : car le propre de l’esprit amoureux estant de tendre a Dieu par unité en niant et surpassant toutes especes et penetrant pardessus tout ce qui est sensible, tant plus l’operation du sens prevaut, tant plus comme par antiperistase luy fait elle redoubler ses forces interieures l’epurant d’autant plus qu’elle le tourmente ; si que lors tant moins il sent Dieu, tant plus purement et profondement il est en luy ; Dieu estant pur esprit, unist aussy nostre esprit a luy d’une façon purement spirituelle, inconuee a nostre raison et a nos sens. Nous croyons qu’il verse en nous la grace sanctifiante, quand nous recevons labsolution sacramentale, et si nous nen sentons rien, tant y a que l’ame qui est enfoncee en Dieu et comme ensepulturee ne doit point recourir a son propre effort ou industrie grossiere formant des actes ou colloques pour s’advancer a Dieu, mais ce soit tousiours tenir ferme et immobile patissant telles extravagances (f.288) contre son son inclination qui soubs tout cela au plus profond de l’esprit relance et tend dautant plus intimement qu’elle semble estre recourbee, il y a la dessous une douleur et langueur qui faict escouler l’esprit en Dieu par gemissemens inenarrables, et selon que le desir estoit grand avant ces fascheuses attaques de la part du sens et de l’entendement plus la privation du sentiment reflexe qui est alors perdu se fait vivement ressentir, demeurant en l’ame soubs ces tenebres et broüillards une perpetuelle inquietude qui la pousse tousiours vers Dieu, son centre autant plus profondement que le travail est plus grand lui semblant porter un fardeau si pesant quil la submerge en un desespoir : toutefois Dieu qui comme centre a faict une vive impression de soy dans ce cœur lui donne tousiours une secrete impulsion vers soy qui lui cause cette inquietude et appetence de Dieu son mesme centre duquel elle se joinct tres intimement durant tous ces tumultes et extravagances/f.288v/ soit de l’imagination ou de l’entendement au reste l’ame amoureuse doit açavoir que comme quand Dieu produist ???? en elle de lumieres et sainctes pensees et paroles mentales sur son estat, elle ne s’en sert pour s’enfoncer en Dieu, mais de son seul desir qui est par-dessus tout cela, l’effort duquel la jete en Dieu plus profondement que ne peut faire aucun acte formé en vertu des lumieres recues : et tout ce quelle reçoit ne lui est rien, son insatiabilité et inquietude ne la laisse point en repos quelle ne meuve plus continuellement que l’aiguile d’un cadran touchee de la pierre d’aimant : De mesme quand la susdite ame n’a aucune lumiere, ou pensee de Dieu, mais est toute dans le sens et en extravagance dans la partie sensible et mesme raisonnable elle ne doit aucunement sentyr du profond de l’esprit ou s’exerce l’affection ou tendance centrale pour venir former des actes et discours afin de se jetter en Dieu qu’elle sache quelle y est bien et qu’elle l’embrasse d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’empescher : car a mesure que ces troubles s’augmentent et que ces folles fantaisies la vexent et fatiguent, l’inquietude au profond du cœur redouble qui le faict davantage panteler vers son centre et se joindre a lui dautant plus intimement que plus inperceptiblement. Mais veritablement, et l’experience qu’en ont les ames le faict voir, lesquelles apres ces detresses, tenebres, fatigues et extravagances cessees se sentent plus dilatees et espanouies en Dieu que jamais elles n’ont esté, et ça esté durant ce temps lesquelles pensoient estre perdues et submergees sans sentiment de Dieu que le mesme Dieu les tenant aux estraintes leur faisoit rendre l’ame les dilatoit et estendoit en soy d’une façon autant plus pure quelle leur estoit lors moins perceptible. Car il fault bien penser/peser ? que Dieu unist bien mieux et plus intimement quand on a ce sentiment reflexe et perceptible l’ame en soy en l’estat passif qu’en actif :

J’apelle l’estat actif quand on a sentiment reflexe et perceptible de ce qu’on ait,/f289v/ se voit infiniment estendu en Dieu comme si on estoit desjia dans l’éternité sans souvenance de rien que de Dieu qui nous revest comme d’une lumiere infinie nous estant advis que jamais ne sentirons, gousterons et verrons rien que Dieu. Il semble quasi qu’on soit au port de la felicité : japelle estat passif quand on ne sent rien de tout cela au contraire on sent en soy comme un enfer de chagrin, point de pensees de Dieu, point de lumieres, que de folles extravagances voire mauvaises pensees enfin on est plus pauvre que ceux qui n’ont jamais n’ont ouy parler d’oraison mentale ; je dis qu’en cet estat Dieu opere davantage dans l’ame pour ce que luy qui est pur sprit, qui en soy n’a rein de sensible ny quy tombe au cœur de l’homme, Deus in cor hominis non ascendit, n’est rien de ce que nous entendons, il touche lors de soy mesme imediatement le sommet de l’ esprit créé et ce qui est la tendance centrale vers luy, et cause en elle par soy mesme immediatement (f.290) et non par aucun don qui nous soit perceptible, ce secret mouvement de inquietude vers l’esprit, vers le centre de l’espirt increé, et de qui est le mesme Dieu, la ou quand nous avons (la) perception et sentiment reflexe de notres estat et sommes en lumiere quoy que nous ne reposions mais sentions nostre desir ne s’arester a rien, ains tendre a l’Infini, neanmoins en ce que nous sentons perceptiblement l’effort et la tendance du mesme desir nous sommes moins purs et Dieu opere moins en nous, car tant nous avons de sentiments reflexes de Dieu, plus sommes nous enfonces en luy, dont les ames sainctes ont un fidel tesmoignage en ce q’en temps de destitutions, troubles morts et angoisses elles sentent leur consciences plus tranquille et pure, Dieu lors les tenant comme dans le creuset et les raffinant et espurant interieurement, veati mundo corde quoniam ipsi deum videbant : pour avoir le cœur pur faut que rien ny tombe que Dieu seul ineffablement c'est-à-dire sans estre enveloppé d’auqune /f.290v/ forme sensible ou intellectuelle dont nous ayons perception, et signes que Dieu luy mesme tombe ainsy dans nos cœurs c’est l’inquietude dans le desir et appetit qui tant plus il approche du mesme centre meut plus fort et appete plus quil touche Dieu, comme son centre, comme si Dieu estoit une pierre d’aymant qui de toute sa force attyra du fer qui ne pourait satisfaire a toute ceste vertu attractive, s’il avoit du sentiment, plus il (approcheroit, plus il ) mouveroit pour correspondre a linfini. Ainsy en est du cœur espris et poussé de l’amour de Dieu et comme obiect en tant que centre faict en luy par soy mesme une impression obiective par sa bonté et amabilité infinie et comme moteur et principe y met une impulsion vitale de grace prevenante efficace qui le faict mouvoir continuellement vers ce centre (et) pour ce que ce centre et obiect est infiny en sa vertu d’attyrer le cœur voudroit l’aymer a l’infini, mais ne pouvant cela le (f.291) une inquietude perpetuelle cest a dire que tant plus il aproche de Dieu plus il en veust apporcher, plus il le touche et le gouste, plus il est alteré et affamé de sa pocession ne le pouvant aymer et posseder infiniment ce qui faict que sans cesse aymant Dieu actuellement il luy est advis ne le point aymer et a tout moment commence a laymer comme si jamais il ne l’avoit aymé, et cet appetit insatiable d’aymer croist a mesure qu’on gouste Dieu dont la suavité et bontè est infinie ce goust engendrant l’appetit lequel estant avec anxieté faict que ses actes sont meritoires d’où apert combien l’exercice de l’oraison et conversation interieure avec Dieu est excellant qui conduict l’ame a une vie seraphique en terre a brusier continuellement d’amour, ne vivreste, qu’on ne respire qu’amour.

/f.291v/ Qu’on ne pense pas que les vrays contemplatifs soint oyzeux, ils sont continuellement operants de la plus haute façon qu’on puisse operer en terre sçavoir d’amour actuel de tres pure charité, charité dont lacte est mesme en esprit que celuy des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est, et en cela seul ils se reposent, leur estant asses que Dieu soit ce quil est pour les rendre heureux demesme a proportion sont les ames vrayement contemplatives : Loil dont ils regardent Dieu est une souvenance affectueuse de ce quil est en luy mesme luy voulant et se complaisant a l’infini en cela mesme et comme ceste bonté infinie merite une complaisance infinie qui ne tombe point en la creature, l’ame voyagere nayant point de terme prefix en son amour elle est insatiable en cet amour et complaisance, si que jamais ne dict c’est asses, mais tousiours ayme, appete Dieu de ce pur amour d’amitié.

(f.292) C’est bien la en quoy consite la beatitude de cette vie a aymer actuellement et indeficament Dieu d’un amour de charité ; nous ne sommes pas en ce monde pour connoistre Dieu, mais pour l’aymer et ne devons le desirer cognoistre que pour l’aymer : la mesure non de nostre conoissance mais de nostre amour estant la disposition a l’ame a la mesure de laquelle precisement la gloire et beatitude nous sera donnee dans le ciel.

Or pour aymer parfaictement Dieu en ce monde n’est pas besoin de le parfaictement connoistre, quoy q’on ne puisse aymer une chose qu’on ne la connoisse en quelque façon si est-ce que la grandeur de la dilection peut exceder celle de la connoissance nous ne cognoissons pas en ce monde Dieu immediatement mais seulement par ses effects, si est-ce que nous l’aymons immediatement tout tel quil est et a cause de luy. C’est asses que la foy nous enseigne que Dieu est/f.292v/estre surinfini, immense, et inespuisable en bonté et perfection pour contraindre nostre ame de recolliger toutes ses affections et les unir et faire aboutir toutes dans ce centre dressant vers luy toute son attention et vigeur comme en l’obiet pour lequel seul appete, elle a receu la faculté d’aymer et ayant la charité qui est une participation de l’amour increè dont ce grand Dieu s’ayme infiniment lui mesme ceste charité donne a nostre ame une autant grande aptitude et inclination a tendre a Dieu et se joindre a luy par exercice d’amour actuel comme la legereté faict au feu pour tendre en haut, et la pesanteur a la pierre pour tendre en bas, la mal est que coyant par la foy que nous avons telles habitudes et vertyus infuses, nous les laissons oyseuses et nen exerçons que fort rarement les actes, d’où vient que nous n’avons point experience de l’estat divin auquel nous sommes esleves par la grace sanctifiante. Sur quoy on remarquera que quand (f.293) nous disons que la vraye vie spirituelle et contemplative gyst en la charité et amour de Dieu, ne faut pas penser que ceux qui ont l’habitude de charité plus grande, soint precisement plus grands contemplatifs. Rien moins, l’habitude de la charité ne nous faict pas immediatment sentir Dieu, jouyr de luy nous souvenir de luy c’est la charité actuelle qui nous faisant sans cesse desirer Dieu, haleter et respirer apres luy, y fixe par consequant nostre mémoire, aussy bien que nos cœurs, et en ceste souvenance amoureuse, avide, soucieuse de jouyr de Dieu et l’avoir tousiours present gyst la contemplation de ce Monde, il fault estre avec Dieu cogitatione et aviditate, la pensee sans l’affection et desir (n’uniste point et) ne transforme point l’ame en Dieu, l’affection actuelle ne peut estre sans pensee concomitante. C’est donc une grande misere voir les religieux si desireux d’acquerir la connoissance de Dieu par les sciences et si peu chercher la science de Dieu et des/f.293v/ saincts, quelle est la science de Dieu est ce pas une connoissance feconde et operative qui porte Dieu a s’aimer autant q’il est reconnu aymable scavoir infiniment, Amour qui en Dieu est aussy grand comme la connoissance, estant connoissable infiniment, il est cogneu infiniment et aymable infiniment, aussy est-il aymé infiniment ; nous devons donc imiter cette science de Dieu et ne le desirer cognoistre que pour l’aymer, et laymer autant voire plus que nous ne le cognoissons, mais nous faisons le contraire, car nous ne nous lassons point detudier et speculer et nous ne pouvons nous faire la violence d’appliquer deux ou trois heures du jour a l’oraison et exercice actuel d’amour, nostre spirt ; et si scavons que ce n’est que par l’amour que nous aprochons et advaçons en Dieu, toute la science speculative de Dieu peut estre en un homme qui est en peché mortel que luy sert elle sinon de dannation ?

(f.294) Nous devons donc principalement rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos Cœurs, et ne devons desirer prescher, estudier, et le reste que pour nous unir d’avantage a Dieu par amour vray est que tous ceux qui ont ce sincere desir de vivre tout a Dieu et faire leur total de la negotiation interieure et indeficiente attention et adhesion a l’esprit increè par un reflux continuel d’amour dans leur centre et qui se rendent fideles à ce souverain exercice si tant est quils vivent sous l’obedience, ne doivent rien refuser de ce q’on leur commande quoy que soit des occupations fort disctractives entre lesquelles locupation a l’estude de philosophie, tehologie et autres est la plus rude de toutes le contemplatif aymeroit mieux estre au milieu des armees que parmy les arguments d’aristote et la raison est evident, d’autant quen l’un le sens seul est estourdy et en l’autre l’esprit semble tout absorbé si quil semble ne plus rester d’attention a Dieu, mais seulement l’intention de luy plaire en cette œuvre. Je dis toutefois que quand l’obedience nous y apelle, il faut sy appliquer et croire que c’est Dieu qui nous y meut, car il faut soigneusement retenir, que comme au-dedans nous avons renoncé a notre propre façon d’operer pour nous laisser prevenir et mouvoir a Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle quil faict de notre cœur (et desir) a lui le touchant vivement et efficacement : de mesme aussy en toutes nos operations et operations et occupation nous ne devons point avoir d’election, mais recevoir l’impulsion de Dieu par la voye quil ordonne, scavoir par nos superieurs ; de plus nous devons croire Dieu estre infiniment plus desireux de nostre perfection interieure que (f.295) non pas nous mesme, et partant que n’ayant nullement esleu ou cooperé a cette vocation et occupation ou il nous apelle soit d’estre superieur ou lecteur, ou predicateur et le reste nous devons croire que cest luy qui immediatement nous pousse et apelle a cela : et qu’il voit que si nous somes fidelles ainsy quil desire nous advancerons davantage ; mesme en nostre interieur. Car comme au-dedans nous vivons de foy d’amour, par lequels actes Dieu nous meut et tire en soy par-dessus nous mesme, aussy devons nous faire le mesure a l’inteieur cest a dire renoncer a toute selection ne demandant et ne refusant rien, mais allant ou l’esprit de Dieu scavoir sa volonté nous porte. Cela estant reste d’estre fidelle en cet actuel et ferme propos de n’estudier, par exemple que pour aymer Dieu davantage (non pas en acquerant plus de cognoissances pour d’icelle se porter davantage en Dieu (f298), car l’ame preoccupee de l’esprit de Dieu ne le sçauroit faire par manière de dire, mais en epurant son cœur de plus en plus par la souffrance et mort cruelle que causeront ces especes creees, q’on sera contraint d’acumuler pour nous bourreler incessament.

C’est bien le plus dur enfer que puisse souffrir un cœur amoureux qui cherche la face de Dieu nûement et simplement se depestrant autant quil peut de tout ce qui n’est point Dieu, d’estre ainsi contraint a depeindre son entendement d’infinies images crées. C’est continuellement admettre le plus cruel ennemy qu’il y ait, mais courage d’autant que nostre esprit n’a pas son attention vers Dieu par multiplication de discours et sublimes pensees qui toutes ne sont point Dieu, mais adherer a Dieu par l’effort affectif, desir et tendence sans aultre prealable connoissance que de la foy supposee tant plus cette multiplication (f.296) d’especes et pensees semblera recourber cette inclination comme l’aggravantant et l’estreignant tant plus elle causera d’inquietude dans le cœur comme quand on s’efforce d’abbatre la flamme à force de matiere pesante qu’on jette sur le feu. Il renforce sa vertu pour monter et plus pressé quil est. Il est plus fort a agir et mouvoir, (et) fault que cela se fasse ainsy dans nostre sprit, quoyque nous nen ayons pas alors la perception, nous semblant estre tous absorbés dans nos affaires, (multiplications ou speculations ; ce neantmoins cela estant passé nous nous apercevons plus estendus simples et dilates en Dieu que jamais ne fumes et sentons que toute science et connoissance acquise ne touche non plus et ne se mesle avec la science experimentale que nous avons de Dieu par nostre effort et tendance amoureuse, non plus disje que la science acquise qu’avoit notre Seigneur n’empesche la science infuse/f.296v/ du mesme objet.

Cause pourquoy ne fault pas se mettre en peine d’avoir tout à la fois deux operations sensibles ou discursives de Dieu, seroit se rompre la teste et tant plus l’on seroit attentif à l’une ou seroit moins à l’autre si on vouloit mediter en l’amour et bonté de Dieu et faire son argument.

Il faut s’appliquer a l’estude comme si on avoit autre chose à faire (je parle pour ceux qui sont en cet estat que la meditation et autre prealable connoissance formee ne porte point en Dieu) et laisser operer Dieu tout ce temps la au centre de nostre cœur l’attyrant, lepurant comme une huile tres pure sans qu’il se mesle avec ses especes creées et de ce qu’apres ces speculations, il nous est advis n’avoir pas esté en Dieu, C’est que nous n’en avons eu lors l’operation reflexe quoyque (f.297) d’affect vous y fussions ainsy qu’avons dict cy dessys du temps des privations et tenebres.

D’où Je conclus que pour ceux qui sont bien enfonces en Dieu et outrepasses l’estude les mettant comme en un estat continuel de privation les approfondit davantage en Dieu ;

Et je crois que si votre faiblesse pouvoit supporter ce grand Dieu infiniment desireux de la pureté et perfection de nostre spirt, nous laisseroit tout le temps de nostre vie en/dans l’estat de mort et privation, mais il fauderoit qu’il nous donnat des graces du tout extraordinaires pour subsister et ne point desesperer.

Il ne faut pas donc penser qu’estre destitué de toute bonne pensee et sentiment de Dieu soit estre desuny davec Dieu lorsque plus purement on y est uny d’une façon toute spirituelle par actes de foy et de charité dont la tendance ne nous est pas sensible non plus que de beaucoup d’autres actes desquels ayant l’habitude inveteree et comme naturelle nous ne scavons pas de connoissance reflexe et neanmoins nous avons attention actuelle.

/f.297v/ Celui qui est habitué a faire tous ses actes pour lamour de Dieu les faict aussy voire plus parfaictement que celui qui a reflexion actuelle quil opere pour Dieu, mais nen a pas encore l’habitude. C’est que la fin qui predomine en nos cœurs, donne le branle presque a tous nos desires et affections, comme celuy qui est transporté de l’amour des richesses tout ce qu’il fait est insensiblement dirigé la ; s’il mang ????????????c’est pour espargner.

Or en cet estat Dieu est la fin predominante de l’ame non seulement quand a l’intention, mais aussy quand a l’attention et soucy estant son souverain thresor quelle teint desia comme en possession qui la contente et ensemblement l’attire et lui cause continuellement l’appetit et la soif de l’avoir et en jouyr : qui faict que quelque tumulte, quelque troupe de pensees soint dans la region inferieure scavoir l’entendement, l’oreille du cœur est tousiours ouverte a la voix eternelle (f.298) et perpetuelle de cet exacteur inexorable qui crie sans cesse ayme, ayme celui qui t’ayme eternellement et infiniment, voix qui faict impression dans le cœur et ne lui donne point de repos, ains le faict toujours mouvoir pour reciproquer d’attention.

J’advoue que ceux qui ne se sont pas surpasses eux mesme et dont le sommet de l’ame n’est pas encore espris et enflamé d’amour et rongé d’une faim et appetit de Dieu, ceux la ont bien de la peine de bien se tenir en la presence de Dieu continuelle avec leurs occupations exterieures principalement, avec les speculations de l’entendement, Car le moyen dont ils se servent estant l’amoureux colloque lequel cesse a la veue de ces especes et discours, il semble a l’ame n’estre plus avec Dieu quand elle ne luy parle plus, ce qui la gehene et faict quelle n’ose pas entierement s’employer a la/f.298v/ speculation desirant avoir une sensible attention a tous d’eux, a Dieu formant de pensees et concepts de luy et de la chose qu’elle creuse, rumine et medite ce qui est tres fascheux et peut nuire la santé. Il faut que l’ame qui est encore la se jette en Dieu profondement puis applique son esprit a l’estude croiant que Dieu la regarde et quelle conserve une amoureuse souvenance de luy tant qu’elle pourra sans s’efforcer de toujours luy parler seullement pourra elle quelquefois faire des ecoulemens et conversions essentielles : O Dieu d’amour, tires moy toute à vous ! en ce que sortant de l’estude elle sera porter a faire oraison (et) se jetter en Dieu, cest signe qu’elle a bien esté avec/en Dieu tout le temps de telle speculation :

(f.299), car elle en est mecontent qui est signe qu’elle n’y acquiessoit pas d’affection et partant que son cœur estoit en Dieu comme en son thresor. Sur quoy faut remarquer qu’il est tout a propos que ceux qu’on voit tires de Dieu a l’Interieur ne les appliquer pas si ???? a l’estude ou aux occupations/operations grandement distractives et de peur que n’ayant pas le temps de bien voir leur estat interieur et s’exercer par les divers chemins jamais n’entrant au secret du cœur de Dieu et operations divines quil opere en l’ame/f.299v/

Je croy aussy qu’il est tres difficile qu’apres qu’une ame quiestoit en la conversation et colloque amoureux avec Dieu s’est adonnée à la speculation des sciences et surtout de la theologie, de la faire rentrer en cette voye d’amour (et) suressentielle : car comme elle est encore au discours et colloque, il est tres aysé de prendre ses motifs des vérités quelle aura speculees qui seront un milieu entre elle et Dieu, et partant vaut mieux que telle ame passe les deux, les trois voire les quatre ans a mourir et se transformer en amour/f.

99v/ et pratiquer la vie affective et science experimentale de Dieu : duquel quand elle aura gousté la science acquise ne lui sera du tout rien et neanmoins sera plus apte a l’acquerir : Au reste en tout cet esprit nous n’avons point parlé de la pratique des vertus : suffit de dire que manquer a un acte seul l’occasion s’en presentant c’est manquer a l’amour ce qon ne peut faire sans grands remors : car comme l’on vit tout a Dieu au-dedans aussy faict au dehors, le mesme obiect et principe qui nous meut au-dedans a incessamment operer et rechercher la face de Dieu (qui n’est autre que le mesme Dieu) nous meuvent aussy a operer les actes de vertu, comme Dieu lui estant en icelles et les desirant de nous, de façon que par exemple l’occasion se presentant de quelque grand mespris qu’on fera de nous, ou de quelque iniure ou affront si nous en (res) sentons en la nature la piqueure, faut nous tenir (f.300) fermes et vigoureux avalant cela doux comme laict, comme Dieu estant la dedans, et par cela nous enfonçant et consommant en soy, enfin la charité doit tout consommer et faire mourir les passions et estrangeres affections comme un brasier sempiternel allume dans nos cœurs qui brusle et consomme tout ce qui semble empescher sa flamme de monter a sa sphere, de façon quil ne faut reflechir ailleurs qu’en Dieu qu’on envisage tousiours par la souvenance amoureuse et ardente, et voyant que ces contradictions nous viennent de sa part redoubler nostre amour (vers lui) et s’esiouyr de ce que par cela on lui plaist et s’advance t on en luy :

Car il faut retenir ceste regle premiere que comme au-dedans tout nostre exercice est d’amour actuel de charité par lequel nostre cœur se meut sans cesse vers Dieu son centre aussy fault il que tout ce que nous faisons, souffrons, omettons au dehors soit informé de cet amour actuel /f.300v/ et fin immediate de Dieu vers qui nous aspirons et tendons et par cela nous approcher davantage de lui comme de nostre fin finale et souverain centre de facon que tout en nous soit charité informée de son motif, en quoy nous aurons toutes les autres vertus plus excellemment que si nous les pratiquions en leurs propres motifs qui ne porte qu’indirectement en Dieu comme estant creés, la charité estant celle qui asteint immediatement Dieu comme derniere fin et joint aussy immediatement la creature d’où vient quelle est la seule mesure a laquelle respond tant pour tant la jouissance de la fin et bien souveraine, cest adire que celuy qui aura le plus desiré et haleté apres Dieu comme a force de desirer, il aura engendré en soy comme une faim et appetit et soif de Dieu, aussy en sera il remply selon son appetit et sa soif : la pratique des vertus prise a part et en faisant son exercice directement ne sont que pour empescher les obstacles (f.301) au vol de l’ame vers Dieu, qui se faict par la charité : car ou elles s’occupent ou a regler les passions ou l’apppetit de propre excellence, mais en vertu de tout cela on nest point encore en Dieu et faisant tels actes de vertu pour l’honnesteté qui y reluist on a embellist et orne son ame affin que par la charité elle soit joicte a Dieu : or ce n’est pas a dire que pour aller a Dieu par l’exercice actuel de charité on n’aye acquise auparavant telles vertus. Il fault bien empreindre Dieu dans nostre cœur comme nostre fin derniere pour laquelle nous sommes vivons et respirons, et en vertu de ce desir dy parvenir, pratiquer tout, rompre tous obstacles que nos passions nous peuvent donner selon que le desir de ceste fin croistera en nous, la facilité d’en exercer les moyens, croistera et mettant comme je disois un brasier dans nostre cœur et l’allument et augmentant sans cesse il consommera toutes les rouilleures qui se trouveront en cous/f.301v/ bien plus efficacement que si nous travaillons a les deraciner l’une apres l’autre comme qui met le feu en une forest coupe bien mieux et defriche les ailhers que sil alloit a chacun avec la serpe, ceci soit dit pour connoistre la manière dont ceux qui marchent par les vrais sentiers de l’amour, pratiquent les vertus, tous le font en quelque degré d’elevation soint ils en mesme motif ; sils sont encore en la conversation interieure par devis et amoureux colloques, tout ce quils font on souffrent est pour plaire aux yeux de celuy avec lequel ils conversent et dont ils ont la face engravee en leur cœur scachant que pour une bonne conversation il faut faire tout pour conplaire a l’ami et gaigner de plus en plus son amittié. Que sils sont surpasses et desia meus, pousses et agites de l’esprit de Dieu, ils consomment tout en la fournaise de leur amour s’en servant pour davantage s’enfoncer en Dieu ainsy q’avons cy (f.302) devant expliqué.
Or d’autant que telles personnes ne sont pas impecables et qu’elles sont suiettes aux tentations comme St. Paul, cet homme de feu y estoit bien subiect ; par une veue de raison illuminee ils doibvent eviter toute occasion principalement pour ce qui est des tentations desonnestes : Car Saint François, Saint Bernard et ces grands amoureux de Dieu l’ont ainsy pratiqué sçachant que nostre Seigneur nous a laissé cet ennemy domestique. Comme a Saint Paul pour nous tenir en bride et ne nous pas eslever des grands dons que Dieu enfond a ses aymants et parant fault mettre tous ses efforts pour tenir son cœur net et pur, Que si quelquefois il est combattu de sales imaginations il faut sen fuyr vers Dieu par gemissements profonds avec une douleur et extreme horreur de tout cela, ce que la divine grace ne manquera de faire par un subit mouvement d’horreur de telles choses qu’elle causera : Au reste ce n’est pas revenir a son action, qu’industrieusement appliquer son imagination/f.302/ a quelque au obiect indifferent ou utile a quelque chose comme a reciter de mémoire quelque chose ou a estudier ; car ces sortes de tentations se vainquant en fuyant. Ce n’est pas asses de les mepriser il en faut avoir une formelle horreur et douleur et Dieu ne veut pas que pouvant appliquer nostre imagnation et mémoire a d’autres bonnes pensees utiles a son service comme d’estudier ou autres deliberement, nous la laissions soccuper a des pensees perilleuses et nuisibles : Faut doncques comme il est en nous d’appliquer nostre entendement et mémoire aux occupations qui nous sont enjointes par la volonté de Dieu comme a l’estude, aux affaires et discourir la dessus sans detriment de nostre regard amoureux comme nous avous cy dessus expliqué aussi en l’accident dont il est question pouvons nous et devons divertir nostre imagination des pensees mauvaises et desonnestes a cause du peril quil y a en la pensee d’icelles et devons appliquer nostre mémoire et phantaisie non pas a la passion de nostre Seigneur pour resister.

Car je suppose qu’on resiste puissamment et suffisamment, par la douleur et horreur qu’on a de telles choses, mais a quelque chose d’occupation honneste comme d’estude ou lecture ; que si vous me dictes que c’est fuyr les croix que Dieu vous envoye et que sa Majesté divine dicst a Saint Paul qui estoit agitté de semblables tentations et demandoit d’en estre delivre , (sufficit tibi gratia mea, nam Virtus in infirmitate perfectur ? et partant sembleroit plus parfaict de mourir de douleur la dessus, l’horreur qu’on en a estant suffisante pour empescher la delectation d’y glisser : Je reponds que c’est bien le plus seur de faire comme j’ay dict, et que c’est autre chose demander a Dieu absolument la delivrance de telles tentations, autre ne les point patir volontairement or quand on peut divertir sa pensee ailleurs et imagination si on ne le faict, c’est en quelque facon les patir volontairement et partant se mettre en peril ce que Dieu ne veut pas, et peutestre nous delaisseroit.
/f.303v/ Si donc on se trouve attaqué de choses semblables et qu’on soit en solitude et qu’on aye commodité on peut prendre un livre, on en autre motif que pour ce que c’est la volonté de Dieu qu’on fuye en cette façon cette tentation, qui n’est pas comme les autres, mais bien plus perilleuse a cause de la voclivité de notre nature corrompue nature qui aisement se glisseroit en quelque delectation illicite. D’où vient que les plus grands saints ont fuy de tout leur possible tout ce qui pouvoit leur causer semblables pensees ; quoyque soit nostre Seigneur qui nous permet arriver des/ces tentations pour nostre plus grand bien, Comme il apert de/en Saint Paul, Ste Catherine de Sienne et autres. Néanmoins il ne veut pas que nous les combattions de front, mais que nous fuyons non seulement leur desinant nostre consentement, mais aussy les impeschement de naistre en nous entant/autant quil nous est possible

Et ne crois pas que sans juste necessité, comme quand on entend des confessions ou list ou des questions, on ne soit obligé (f.304) de convertyr ailleurs sa pensée, son entendement et mémoire si tout est que les imaginations soient vives, et les pensées de longue durée. Ce n’est pas de mesme des autres pensées dont le seul renoncement et mespris peut empescher toute la force qui attireroit nostre consentement et pour ce l’esprit genereux n’en doit faire non plus d’estat que de resveries.

J’ay voulu mettre ceci pour instruction et dis encore que ce n’est point se recourber en sa façon d’agir, mais pratiquer un acte de la volonté de Dieu, appliquant nostre mémoire entendement et imagination a quelque obiect comme nous avons acoustumé de faire quand l’obedience le nous enjouit, et comme nostre volonté seroit passive vexee et douleuse sous telles tentations, elle ne le sera pas moins en l’appliquation de lautre obiet qu’elle choisit non pour sa consolation, mais pour la volonté de Dieu qui ne/F.304v/ veust pas quelle souffre cet autres estat perilleux mais bien celuycy ; Pour ce qui est des tentations de l’irascible comme mouvement d’indignation, aversion le cœur amoureux les doit convertir et consommer par amour de charité, allant contre par autant plus d’amour vers son frere que plus on se sent indigné contre luy suffoquant ces mauvais sentimens avant qu’au commencement ils paroissent : c’est-à-dire que durant que nous sentons quelque mouvement et emotion interieure, ne fault pas sortyr au dehors, mais le laisser mourir comme inclinant nostre cœur a conpassion vers celuy de qui nous nous sentons indignes puis si nous jugeons a propos, l’advertir et reprandre selon la borne discretion et charité ; il ne faut pas se laisser transporter au zele la passion s’y mesle bien souvent : comme l’estat interieur est une vraye mort au de dans ; ou on advance (f.305) plus en patissant qu’en agissant de mesme en doit on estre au dehors, il faut estre excessivement s’il faut ainsy parler, charitable doux et patient et ne s’esmouvoir contre authruy mesme estant superieur que quand on s’y sent contraint en conscience

Un aultre bon enseignement pour ceux qui sont vrayement interieurs est d’obmettre plusieurs bonnes œurvres, principalement de celles qui paroissent au dehors, auxquelles, ils se sentiront quelquefois porter, il se faut contenter de la vie commune pour ce qui est du dehors et attendre que Dieu par le ministere d’autry vous meuve a quelque chose dextraordinaire.

Le tout gist a se tenir immobile en son regard amoureux et a operer conformement a iciluy prevenant toutes ses œuvres sans quil y en aiye d’impreveues et d’indeliberees, ce qui sera tres facile la divine lumiere tant en temps/f.305.v/de plenitude que de privation esclairant l’ame en tous ces pas jusques aux moindres circonstances et quand en la veue de Dieu on a faist quelque chose, quoique cela ne reussisse pas et qu’on voit par apres qu’il falloit autrement faire, ou ne doit pas pourant juger qu’on aye mal faict, car nous ne pouvons pas prevoir toutes choses. En quelque occupation qu’on soit il faut tousiours se prestituer quelque temps de quietude devant Dieu, quand bien pour lors a cause des embarras d’affaires on ne peut pas jouyr d’une tranquilité sensible, tousiours en ce temps la veneration donnera intelligence et verra en la lumiere de la force divine les fautes et indiscretions (qu’on auroit commis en la journée.)

Cequi doit encore nous pousser a faire nos re total (exercice) de ceste negotiation interieure est que par icelle on acquiert une tres haute conformité de Jesus Christ crucifié pour ce q’on limite au plus fort et plus cruel de ses souffrances (f.306) scavoir en la dereliction interieure quil eut au jardin de Jethsemani, et en l’arbre de la croix quand il dist Deus (meus), ut quid dereliquisti me ?

Car les âmes outrepassees quelles sont en leur façon naturelle d’agir sont pour l’ordinaire en lestat qu’estoit nostre Seigneur durant sa vie mortelle et passible cest a dire son ame tres saincte operant tousiours et par lamour et vision beatifique et par la science infuse, sans toutefois qil laissast de la redonder l’abondance de joye et consolation en la partie inferieure ains par un tres grand miracle conservant en son ame raisonnable une souveraine tristesse avec une souveraine joye sans que la joye diminuast aucunement la tristesse non plus que sil nesust eu aucune joye, de mesme en quelque façon l’ame en cet estat est tellement unie a Dieu par l’operation tres secrette et unitive des parties superieures d’entendement et volonté que rien n’en redonde aux parties inferieures si que telles pauvres ames ne saperçoivent avoir non plus/f308v/ de Dieu que quelque gros Chrestien qui n’a jamais ouy parler de l’oraison ; elles sont pleines de chagrin, indignation, trouble, tout leur desplaist, remplies de murmures, et le pis est, elles (!) ne peuvent mesme faire l’obiect de cela pour le souffrir avec patience, ains sentent une telle impatience que si Dieu ne les retenoit elles desespereroint, cest vrayement un purgatoire fort semblable a celuy que souffrent les ames apres la mort desquelles des consolations si aucunes en ont ne sont pas comme celles des martyrs qui diminuoient par leur abondance le sentiment de douleurs estants come animés de Dieu, mais sont consolations sans reflexions sur icelles, comme scavoir foy a tachees au divin vouloir ce qui n’empesche qu’elles ne souffrent aussy vivement la peine du feu que si elles n’avoient point tel acte et avec cela une souveraine douleur et tristesse. De mesme les ames qui sont en la (f.307) possession de Dieu et quil meut par sa propre operation il les opere dans un purgatoire presque semblable sans ressource, sans quelles se puissent soulager ou se plaindre a luy ou faire des actes de resignation qui leur aporte consolation ; elles ne scavent que patir et si encore ne leur semble pas souffrir. Mais impatienter et toutefois sous tout cela elles demeurent attachees a Dieu qui apensantit sa main sur elles non pas positivment les affligeant, mais retyrant d’elles tout son concours et grace sensible et les laissant en la pure nature et entre les mains de leurs ennemis, le diable, le monde (et) la chair ne les tenant pendues a luy que par un petit filet qui leur est imperceptible scavoir lacte de foy de damour passif estants tres resignees sans quelles le puissent dire (a Dieu) et quasi le croire. Mais Dieu entre les mains duquel est autant voire plus fermement et/f.307v/ profondement leur cœur quil nestoit lors qu’icelles estoint en estat de plenitude et connoissance reflexe de Dieu auquel estat si quelque chose de plaisante a Dieu ou tirante a peché lui est survenue son cœur plein de grace sensible de Dieu, l’eust incontinent refuy d’un horreur et haine extreme ce dont elle eust en lors témoignage demesme en ce purgatoire son cœur n’estant pas moins en Dieu il n’a pas moins d’horreur, hayne et fuitte de ce qui est contraire a Dieu : Mais comme il n’est pas en estat de connoissance reflexe de son estat aussy ne sent il pas avoir telle horreur par actes fermes former. Et je dis que quoy comme le St. Job il fit des actes qui semblent d’impatience, perant dies in qua natus sum ; desperavi, et autres semblables, il ne peche point cela n’estant qu’en la partie raisonnable inferieure ; le fond de l’esprit estant en (f. 308) Dieu tout resigné comme sans comparaison pourtant estant celuy de mon benin Sauveur en son agonie lorsqu’il disoit transeat a ma calix iste, le fond de sa volonté nestant qu’une avec celle de son Père : Verumtamen….. non mea sed tua volontas fiat. Ce qui faict ces souffrances leur estre grandement meritoires : Car comme la tres grande facilité a operer le bien que les saintes ames ont aquis par le moyen de la grace prevenante à laquelle ils ont cooperé, ne diminue rien, ains augmente leur merite quoy qu’ils operent presque sans peine et difficulté ; de mesme aussy au faict de souffrir quoyqu’il leur semble advois estre tous impatiens au milieu de leur(s) purgatoire(s) si est ce que d’autant qu’ils avoint donné toute leur volonté a Dieu pour la mouvoir et regir, elle meurt en cela de douleur que de se voir si mesérable que de navoir pas patience, et comme il arrive souvent dans l’aridité que n’ayant pas de ferveur et facilité ou pense n’avoir pas de desir de Dieu et dict ou avec le prophete concupivit anima mea desiderare et neanmoins ou l’a plus grand que quand estoit en ferveur, mais on ne le sent pas et on faict plus deffort car lors on a comme un gros fardeau sur les epaules qui empesche d’advancer, mais non pas d’ahanner et s‘efforcer : Or plus ahanner est plus advancer au chemin de Dieu unusquisque recipiet secundum laborem suum, d’où encore de mesme on conclud que l’estat de soubstraction et souffrance est plus meritoire : car lors l’ame est comme absorbee in profondum, comme quand une personne au fond d’un puits voit la lumiere et qu’on ferme la bouche du puits quelle engoisse quel desespoir ne que absorbrat super me putens ou suum, disoit le prophete

Or quand l’ame est en souffrance il semble qu’il y a un grand chaos entre Dieu et elle qui faict quelle se consomme elle-même de gemissements et de douleur pour la perte de son objet et tant s’en faut che [ ?que] le chaos luy en fasse perdre souvenance, qu’il le luy faict desirer d’avantage demeurant tout ce temps la inconsolable sur cette abscence et separation qui faict que quoy quelle ne soit pas avec Dieu par jouyssance si est elle bien par vive souvenance. La douleur actuelle quelle ressent de l’abscence estant un desir vif de la presence et un rappel continuel de la chose perdue, Et c’est ce que veut dire St Paul que le st Esprit postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus, c’est-à-dire que les St esprit qui est possesseur de nostre cœur et de nostre volonté la jouyssance et perception de Dieu nous estant/f.309v/ ostee nous faict crier apres inconsolablement ; que nous sommes toujours avec nostre bienaymé ou par fruition, ou par suitte prosecution ou (et) attention.

Or la perfection de cette vie ne consistant pas en fruition, mais en desir et poursuite, estant necessaire de toujours courir sans s’arrester non quod iam acceperim nut que diam perfectus sim dit l’apostre sequor autem si quomodo conprehendam. Ad desinatum persequor ad bravium supernae vocationis Dei (in Christo Jesus.) et qui travaille (la le) plus et faict davantage d’effort, est celuy qui court le plus fort ; s’ensuit qu’on advance plus en patissant, souspirant et mourant de douleur de labsence de Dieu que non pus le caressant quand il est present.

(f.301) N’est-il ce pas vray que l’espouse ne voit pas si bien la grandeur de l’amour que luy porte son epouse par les caresses qu’elle luy faict ne voulant point le perdre de veue quand elle l’a present, comme il connoist le mesme amour par la douleur que son absence cause a la mesme espouse quand il sait qu’elle languit, qu’elle est inconsolable, qu’elle ne vit que de larmes, c’est signe qu’il estoit la vie de sa vie puisqu’elle ne peut vivre sans luy sa vie luy estant une mort et si l’epouse scavoit cet estat de son espouse ne se resoudroit il pas de l’aymer plus que jamais et selon la multitude de ses douleurs la consoler et resjouyr par apres scachant qu’a mesure du desir doit estre la plenitude de la possession ne fautil pas que pour se communiquer davantage il se fasce appeler davantage et partant qu’il abiente

Si aux permiers desirs nous avons de Dieu il venoit a nous nous combler et remplir nous n’advancerions pas tant, Car jacoit quil soit infiniment aymable tant plus on l’ayme

Pour plus on le veult aymer mesmes en le goustant present, si est que la connoissance/f.301v/ reflexe qu’on a de son amour de la divine presence est comme une certaine acquiescence en nous qui faict que nous n’aymons si purement Dieu et partant il fault qu’il la nous soustraie affin que soyons tout tendant en luy et que n’ayant comme sentiment aucun de luy nous vivions par-dessus nous mesmes.

En ces voyes mystiques on pratique hautement plusieurs belles sentences et maximes de la ste ecriture comme celles-cy, Nisi creditis, non intelligetis ; si vous ne croyez vous n’entendres pas quand Dieu opere en nous nous ne scavons pas ce qu’il faict mais après comme fruict de nostre foy, il le nous faict entendre on ne connoist les voyes mystiques qu’apres qu’on les a passes.

Il faut imiter Abraham contra spam in spem credere, croire qu’on est mieux lorsqu’on pense estre plus mal.

Il fault faire comme Moyse ! Invisibilem…

Il faut croire que tant plus nous approchons de Dieu plus il s’esloigne de nous, nous apparoissant tousjours plus incompréhensible, car de l’infini qui plus comprend, plus ignore : c’est pourquoy dans cette voye d’amour tousjours on commence in his cum consum verit homo, tunc incipit ; et qui aura pratiqué cent ans cette façon d’operer, au dernier moment ne sent pas avoir commencé, c’est qu’il tend a l’infini qui n’a point de proportion avec le finy, accedet homo ad cor altum et exaltabitur Deis, tant plus on rentre plus profondement en soy mesme pour trouver Dieu, plus Dieu s’esleve par-dessus nous pour se faire plus desirer.

Ces voyes d’amour sont vrayement incerta et occulta sapientiae Dei quac manifestat. C’est la manne cachée quod nemo novit nisis qui accipit, sont/f311.v/ pourtant choses quil est permis de desirer, puisque c’est la supreme union de tout nostre esprit avec Dieu qu’on peut mesme avoir en ce monde scavoir un estat mytoien entre l’estat des bienheureux et des communs voyageurs ; les bienheureux voyent Dieu et le goustant, les communs chrestiens ne le voyent ny ne le goustent,

Les vrays mystiques ne voyent pas Dieu, mais ils le goustent et ont de luy une science experiementale, comme qui m’auroit dict que le miel est doux, par apres en goustant
Je seroit certain de cela par propre experience ; or ceste science experimentale de Dieu n’est pas un don gratuit comme avons remarqué ainsy que seroit le don de prophetie mais c’est le fruict de l’amour et desir actuel de Dieu qu’estant autant infiny en bonté et douceur qu’il est en essence et nous remplissant entierement de son essence corps et ame, nous remplit aussy de sa bonté et douceur et pourvue que luy appliquions actuellemnt (f.312) nos facultés interieures et principalement l’appetitive scavoir nostre volonté qui estant sitibonde [?] et Dieu estant l’objet de cette soif et tres intime a elle voir plus qu’elle n’est a elle mesme, le désirant elle la, mais estant infiny, d’autant plus en elle allume il la soif de luy mesme, qui bibunt me adhuc sitient, laquelle soit estant avec anxieté est meritoire estend et dilate l’ame en une capacité comme immesurable pour contenir une plenitude de jouyssance en gloire proportionée au dict desir sitibond, insatiable et inextinguible, misit Deus de coelo ignem in ossibus mais, disoit le prophete st Jeremie. Cet amour divin est bien comparé a la fievre hetique qui ronge et consume jusques a la moelle des os. De ce feu d’amour mourut st François qui mesme en sa nature corporelle deschessa tout.

Vray est que tousiours cet amour ne redonde pas jusque a la/f.312v/ nature inferieure car le bon st Antoine estoit espirs du mesme amour et estoit frais et vermeil comme une Rose

Ouy je dis que st Antoine menoit ces exercices dans le desert et me semble le conclure d’une sienne sentence que rapporte Cassian : Celuy disoit st Antoine qu’apres l’oraison se souvient de ce quil a prie son oraison, n’est pas parfaicte, or est il que celuy qui est en l’estat de meditation scait ce quil a faict ; celuy aussy qui est encore aux colloques et aux devis familiers et conversations amoureuses, peut scavoir ce quil a dict a Dieu, comme encore celuy qui aspire par conversions essentielles ; il est donc tres croiable que St Antoine entendois que pour faire une oraison tres parfaicte il falloit estre uny a Dieu et adherant d’une façon inconneue par-dessus toutte composition et division de discours et especes créées par une operation divine que Dieu inspire et continue en nous, nous luy cooperants non seulement (f313) vitalement, mais aussy librement et partant meritoirement.

Cette operation est une vive souvenance desireuse infiniment du bien souverain ; et ce sans formes ou images creees ou aultre connoissance prealable que celle que cause le desir et soit de ce bien infiny : Mais comme il est impossible d’actuellement appeter et aymer quelque chose q’on ne s’en souvienne on appelle ce desir regard amoureux, car seulement ce souvenir de Dieu apprehendé par la foy par-dessus toute forme sans amour actuel de luy ne faict pas l’union sanctifante et transformante de notre esprit en Dieu ; l’amour seul est vertu unitive comme celuy qui scavoit ou est le thresor de quelqu’un, mais ce thrésor ne luy appartienderoit rien, la souvenance qu’il en auroit, seroit bien differente de celle qu’en a le possesseur qui s’en souvient avec crainte, souci desir, la estant son cœur dit notre Seigneur où est son thresor.

Or la souvenance simple qu’on a de Dieu, est semblable ou bien plustost a celle qu’on a de quelques mets delicieux, nectar ou ambrosie de laquelle on auroit autrefois gousté, souvenance qui emporte avec soy le desir de l’amour et comme nous voyons qu’apres qu’on nous a faict feste d’un grand thresor, nous donnant l’espérance de l’avoir, l’affection que nous luy portons nous en cause la souvenance principalement quand nous recepvons quelque gage ou assurance d’y parvenir de mesme l’ame entendant que Dieu est un estre surinfiny qui seul est la mesme vie, la mesme bonté surinfiniment aymable cela luy suffist apres avoir retiré son cœur des affections terrestres pour par desirs, efforts (et) estants (f.314) d’amour lesquels augmentants de plus en plus la font estre la, ou est son thresor et tout son bien, et estre plus où elle ayme que la où qu ‘anime par un amour vrayment extatique non pas plustost sensible, mais divin, fort, surnaturel. Et de faict n’est-ce pas un extase continuel de n’avoir point d’operation naturelle, mais estre revestu d’une toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’un tres haute participation de l’amour incréé dont Dieu s’ayme luy mesme, au moien de laquelle nous vivons de la mesme vie de Dieu qui consiste dans l’acte eternel d’amour et connoissance quil a de son essence infinie tel est aussy lacte des bienheureux, vray est que nostre estat en ce monde est comme opposite a celuy de la gloire, car la connoissance cause l’amour et est comme premiere selon/f.314v/ sainct thomas, mais icy la connaoissance est causee par l’amour lequel tient a mémoire attentive a l’objet convoité, mémoire qui continuellement est remplie de suavité divine goustant quam suavis est dominus ; d’où redonde ou plustost qui fait le don de sapience, appellé sopida scientia don qui correspond a la charité come le don d’entendement correspond a la foy. Dont la raison est que l’amour cause le desir, le desir la poursuitte, la pousuitte amene la possession : et la possession d’une chose bonne en est dans l’ame la gustation : comme nous voyons que le gouster est conj ? inct avec l’experience. (est avec l’appetence)

Je conclus donc quil ny a pas de moyen en ce monde de connoistre en vérité que c’est que Dieu sinon par voye de gustation a laquelle on ne vient que par le vigoureux exercice d’amour continuel (f.315) par une soif inextinguible qu’on a de cette eau de vie eternelle laquelle soif plus on faict d’actes plus on l’alume jusques a ceque le cœur en estant tout transporté. Dieu luy mesme en prend possession et le plonge en soy comme dans l’ocean de bonté infinie qui la remplist, mais tellement quelle l’altere davantage et en luy causant ceste soif augmente et dilate cette capacité pour boire d’autant plus de ce torrent de volupé. D’où on voit que tant s’en faut que les vrays contemplatifs soint oyseux, quil sont en acte perpeturel d’amour qui leur cause la souvenance de la bonté et essence infinie quils se peuvent aymere ny posseder autant quelle merite. Cette souvennace avide, desireuse comme nous avons desja plusieurs fois dict est la plus haulte vie qu’on/f.315v/puisse avoir de Dieu en ce monde puisque elle enveloppe la foy et y adioute la sapience qui est comme un goust et experience des choses que nous croyons, haec est scientia santorum voire celle des seraphins qu’il nous est permis de desirer puisque ce n’est que par la croix, purgatoire, denudation et par un effort genereux de nostre volonté prevenue de la grace qu’on y parvient et que tout cet estat est sanctifiant et inserant toutes les vertus dans l’ame et en faisant sortir les actes dans leur souveraine excellence scavoir en Dieu et pour Dieu quicumque perfecti sumus idem sapiamus.

Epigrammata ab eo composita.

Omnia vincit amor, sed amour vincitur amore

Tunc tibi vinctu erit : cm tibi victus eris.

Aliub ad beatam Virginem Mariam

Lacte nutris Virgo, quos ornat sanguine Christus

Candidus ordo tibi nuc rubicundus erit.


(f.316) Formulaire de l’oraison unitive faict par le dt.St. P. D.

C’est trop tardé Seigneur a vous aimer

Helas mon Dieu qu’a ?? ie faict tout le temps

De ma vie ? Has (!) Seigneur ou ay je estè sans vous ?....


/f.316v/ et (f317)…………….prenes mon cœur remplisses le d’amour, car il n’est plus mien n’est ce pas vous Seigneur qu m’aves si fort penetrée qu je ne puis plus durer, ah Seigneur si vous continues sera pour bien tost mourir, mais non vous ne voules pas mon Seigneur, entrons tous deux en vostre seiour c’st au-dedans de mon cœur……… /f.317v/








Traité sur la ThÉologie mystique (composition J. Brenninger)

Dominique de Saint-Albert dont nous publions pour la première fois le petit traité sur la Théologie mystique364, naquit à Fougères en Bretagne, le 14 avril 1596365. Il s’appelait de son nom de famille : Vincent Lechart. Le 5 mai 1613, il prit l’habit des Grands Carmes de la Réforme de Tours, commencée à Rennes en 1604. Plus tard il fut professeur de théologie dogmatique, vicaire du provincial pour la partie réformée de la province de Tours, et enfin prieur du couvent de Nantes. À l’âge de 38 ans, en 1634 il mourut prématurément, mais en odeur de sainteté. Il fut le disciple favori du célèbre mystique aveugle Jean de Saint-Samson, mort il y a justement trois siècles, avec qui il resta lié d’amitié toute sa vie. Mystique lui-même, il expérimenta ce qu’il décrivit.

Dominique de Saint-Albert a été complètement oublié, si jamais il a trouvé l’attention qu’il a méritée en mystique. De fait, parmi tous ses traités (lesquels, il est vrai, ne sont pas nombreux ni longs) un seul fut imprimé : le traité latin intitulé : « Exercitatio spiritualis Fratrum tum Novitioium quam Professorum in nostro Carmeli Rhedonensis Novitiatu degentium366), Jusqu’à ce moment nous n’en avons pu découvrir aucun exemplaire et nous n’en possédons qu’une version italienne faite en 1721 par le Père Séraphin Potenza, postulateur général de l’Ordre367, et une version française, mais non littérale, du Père Simplicien de Saint-François368, 369.

Toutes les autres œuvres de notre auteur ne sont conservées que par des manuscrits des bibliothèques publiques de Tours (ms. 4), d’Orléans (ms. 1430, texte du Père Simplicien), et d’Avignon (ms. 400 et 499).

Le petit traité intitulé « Théologie Mystique du R. P. Dominique de Saint-Albert Religieux Carme de l’observance de Rennes » se trouve dans les manuscrits (ms. 400 ff. 15r-18r ; ms. 499 pp. 1-36 de la première partie) du Musée Calvet d’Avignon. Les textes sont identiques excepté de légères variantes d’orthographe.

Le traité est assez bref et par conséquent il ne peut pas être exhaustif. C’est pour cela que nous avons cru bien faire d’y joindre quelques notes tirées d’un autre traité parallèle, mais plus détaillé qui se trouve dans les mêmes manuscrits et aussi dans le manuscrit 488 de Tours susmentionné : « Exercice Mystique qui conduist jusques au plus haud degre de la vie spirituelle. » (ff. 277v- 315v). Les textes ne diffèrent guère.

Outre ces textes authentiques il y a un texte rédigé par le Père Simplicien, qui a voulu moderniser le style et y a intercalé beaucoup de synonymes et même des phrases entières conservant néanmoins la pensée de l’auteur.

Les lettres écrites par Dominique à son ami et père spirituel nous sont fournies par les manuscrits de Tours et d’Avignon. Grand nombre de lettres originales nous sont aussi conservées dans les Archives départementales de Rennes.

Nous espérons que la petite « Théologie mystique » apportera sa contribution à la solution de certaines questions aujourd’hui très controversées entre les auteurs, notamment au sujet de l’universalité des grâces mystiques et du caractère affectif de l’union mystique.

Nous citons ainsi les manuscrits : Tours = T, Avignon = À, Orléans (Père Simplicien) = O.

Rome. fr. Johannes BRENNINGER O. C.



Theologie mystique n’est autre chose qu’une savoureuse perception de Dieu, laquelle repondant comme immediatement au désir insatiable et indeficient que l’ame contemplative a de Dieu, faict dire aux mystiques que cette jouyssance de Dieu et perception savoureuse est sans connoissance ce qui se doit entendre sans connoissance formée et distincte d’avec la mesme jouissance. Car la saveur de quelque chose est une certaine connoissance, experimentale. Celuy qui n’ayant jamais ouy parler de la douceur du miel, en a gousté, sans doute il a une connoissance vraye et experimentale beaucoup meilleure que celuy qui n’en a jamais gousté, mais seulement entendu parler370.

La saveur que les mystiques ont de Dieu n’est pas sans connoissance tant prevenante que concomitante ; mais tout ainsy que la connoissance de la foy estant obscure ne nous faict pas voir Dieu tel qu’il est en soy, scavoir en luy mesme, pour luy mesme et par luy mesme, de mesme la connoissance que les mystiques ont, quoy qu’elle ne leur monstre pas Dieu clairement comme il est en luy mesme, si est ce qu’il leur est monstré d’une façon plus claire que n’est celle de la foy371 ; combien il est infiniment aymable, immense et ainsy des autres perfections infinies de Dieu, lesquelles quoy que nous ne les apprehendions que par termes negatifs, ce neantmoins l’objet estant en soy chose positive, nous pouvons plus ou moins le penetrer.

Or cette penetration dans le theologien mystique ne se faict pas par la force naturelle de son entendement, mais par l’indefi [ci] ente activité de son desir qu’il guide vivement et indeficiemment vers cet object infiny372 ; et comme il est impossible de desirer actuellement Dieu, sans qu’on se souvienne de luy et partant qu’on ne le cognoisse, s’ensuit que le mystique qui sent en soy un éternel brasier d’amour, une soif de Dieu et une faim canine, tant plus cette faim et soif s’augmente, tant plus la connoissance experimentale de Dieu s’augmente, se verifiant en luy : qui edunt me, adhuc esurient, etc.

Car le vray mystique est en acte d’amour indeficient qui continuellement s’augmente, d’autant que Dieu qu’il ayme est infiniment aymable, lequel il ne peut aymer à l’égal de ce qu’il merite ; (ex. ms. 400) d’ou se faict que tant plus il ayme, tant moins luy est-il advis aymer et au bout de ses annees d’amour qu’il a passees en cet estat d’amour, il luy est advis n’avoir encore jamais aymé. Car son desir est infiny.373

D’icy on verra qu’en telle personne ne peut qu’il ne se trouve une vraye, divine et experimentale connoissance de Dieu, puisque d’autant plus qu’on desire, a mesure plus on le gouste, et que Dieu selon qu’il est gousté, engendre de soy un plus grand desir et appetit en l’ame.

Cecy est le don de sapience qui repond à la charité374. Car l’amour merite souvint de Dieu qui est la mesme bonté, à qui plus le désire, plus se faict gouster, et qui plus le gouste, plus le desire, le desire dis je d’un desir qui cause anxiété. Car en ce monde jamais nostre desir n’est content ; ains plus il savoure plus il devient sitibond, (ms. 400). Et cette anxiété, cette langueur, defaut, secheresse, mort qui cause ce desir, est ce en quoy consiste la perfection de charité en ce monde, et c’est la mesure selon laquelle Dieu donnera la lumière de gloire (ms. 400). Car qui plus aura desiré Dieu en vérité, plus en jouyra abondamment, combien qu’il n’auroit faict jamais aucune œuvre exterieure de Vertu, la jouyssance de Dieu devant estre immediatement et justement proportionnée au desir qu’on a d’iceluy ; (ms. 400) ; comme si le contentement qui est dans du vin ou dans des viandes, estoit infiny, plus en recevroit qui auroit plus de faim, de soif et d’appetit.

Or il faut scavoir que le vray mystique est tellement indeficient en amour, qu’en son acte il n’enclost que Dieu mesme, en luy mesme, et comme par luy mesme, d’ou vient qu’il ne sent point de desir de voir Dieu 375:(ms. 400). Il se sent seulement ravy et agite par l’amour incréé qui luy demande lereciproque, et ne le pouvant, il deffaut et succombe continuellement au mesme amour, se faisant par ce sien deffaut comme propre le mesme amour infiny de Dieu376 (ms. 400), ne vivant, ne subsistant, ne respirant qu’a cause et de ce que Dieu est, estant toute sa vie, sa joye de ce que Dieu est ce qu’il est.

En ce défaut il ne demeure pas oysif, car l’objet infiny demandant de luy un amour infiny, luy faisant continuellement dire, mais d’une façon ineffable ; « je ne scaurois, je ne scaurois ; omnis homo mendax » ; et a l’heure mesme s’excite en luy un amour et desir infiny du mesme objet, lequel object emouvant sans cesse par son infinie beauté et bonté cet esprit amoureux, le faict sans cesse expirer en elle mesme ; là où estant perdu et plongé d’autant plus il se sent rongé et alouuy377 du desir d’engloutir l’ocean infiny de la bonté de Dieu, il ouvre la bouche de son cœur si grande qu’il luy semble aller engloutir Dieu, mais il se trouve englouty luy mesme et tout plein, mais en sorte que jamais il n’est plein. Car à mesure de la plenitude receue s’augmente le desir et la capacité de recevoir davantage.

D’icy on verra combien se trompent ceux qui estiment les théologiens mystiques et personnes vrayement contemplatives oyseux, puisque a proprement parler, il n’y a qu’eux à operer ce que Dieu demande de son Église, qui est un amour parfaict ; il n’y a qu’eux qui combattent avec l’amour eternel ; il n’y a qu’eux qui taschent a luy repondre et qui soient emulateurs 261/262 de l’infinie Majesté de Dieu378. Aussy prend il plus de plaisir et de contentement en une de telles ames qu’en cent mille autres des communs justes et mesme tout autrement, puisqu’elle seule a plus d’amour que tous les autres ensemble.

La cause pourquoy on estime les contemplatifs oyseux, c’est peut estre qu’en leurs escrits parlent d’oysivete simple, que l’ame ne faict rien, qu’elle est oyseuse, perdue en Dieu etc. (ms. 400). Mais faut se ressouvenir que tout ainsy que quand nous voyons quelqu’un à genoux qui ne dict mot, nous ne l’estimons pas oyseux pour cela, — car nous croyons qu’il opere de l’esprit — de mesme quand les mystiques disent qu’en certains estats l’ame est oyseuse, cela s’entend des operations sensibles, du discours et semblables qui dependent du ministere des sens, non jamais de l’operation interne de l’esprit qui regarde et est le desir de Dieu lequel d’ordinaire est d’autant plus grand, que moins il est sensible.

C’est ce desir de Dieu insatiable que les Mystiques appellent leur regard. Car quoy qu’ils ne puissent estre sans souvenance et veue de Dieu, ils ne mettent pas leur perfection en la seule souvenance et veue de Dieu, mais au desir du mesme Dieu.

Vray est que cette affectueuse souvenance estant comme un rayon du soleil eternel, entre en leur ame, les illumine et echauffe tout ensemble, mais eux ne veulent qu’aymer et ne sentent en leur interieur autre raison que « Verité, Verité, Verité, » c’est à dire desir de repondre a l’amour eternel, si qu’ils n’estiment ny ne desirent voir Dieu, mais bien se sentent l’aymer et le vouloir aymer infiniment : Enfin c’est chose asseurée qu’en ce monde il n’y a moyen aucun de gouster quelque chose d’eternel et scavoir vrayement dire ce que c’est, sinon par le moyen de l’amour ou du desir de l’amour.

Quand je vous demande qu’est-ce que Dieu, vous dites que c’est un estre infiny immense etc, mais que concevez vous rien : que je demande a celuy qui est vray contemplatif et amoureux de Dieu, que c’est que Dieu, il ne le vous scauroit expliquer (ms. 400) ; mais il sent en soy mesme une infinie perception de ce que c’est, et comme une infinie estendue en soy mesme379. Cest ainsy que ce bien-heureux compagnon de saint François fr. Gilles, quand il disoit « Credo in Deum », il sentoit une telle connoissance de Dieu, qu’il ne vouloit quasi plus dire « credo », mais « video », a cause de cette connaissance experimentale qu’il avoit de cette vérité (ms. 400). Ainsy les autres saints amoureux de Dieu avoint de hautes connoissances des mysteres de nostre foy qui se rapportent a la science infuse, a laquelle la connoissance des vrays mystiques est semblable.

Mais tout ainsy que les especes de cette divine science sont infuses, aussy ne peuvent ils expliquer parfaitement ce qu’ils concoivent, mais doivent dire « secretum metun mihi »380.

Or il ne faut pas penser que la vraye contemplation soit un don de ceux qu’on nomme gratuits ; c’est un don sanctifiant, puisque comme nous avons dict, la vraye contemplation n’est autre chose qu’une connoissance savoureuse et experimentale de Dieu par dessus toute connoissance et discours humain, connoissance experimentale qui est et sort de l’amour precedent et qui opere l’amour present381 (ms. 400).

D’où vient que le vray contemplatif, comme il ayme et desire Dieu infiniment, aussy merite il continuellement selon l’activité de son desir, « qui edunt me adhuc etc », ce desir estant avec anxieté, non pas celuy des bienheureux desquels il est dict « In Deum desiderant prospicere. »

La raison est que ce que nous goustons icy bas de Dieu, nous est donné comme parties et divisiblement de façon qu’une partie, quoyqu’elle contente, elle ne remplist pas totalement la faculté, ains l’aiguise (ms. 400) a desirer l’autre ny plus ny moins qu’une goutte d’ambroisie versee sur nostre langue l’irrite a en desirer d’autant plus qu’elle est savoureuse, voire ce qu’est admirable, la divinité goustee augmente la capacité de l’appetit et faict croistre l’ame en Dieu quasi a l’infiny, laquelle d’autant plus qu’elle gouste et savoure, plus elle devient insatiable, ne pouvant comprendre l’infini qu’elle savoure.

D’icy lon pourra entendre ce que disent les mystiques avec saint Denys, « pati divina » n’est pas sans action interieure, vitale, libre, meritoire ; mais c’est entendre, percevoir et gouster Dieu d’une façon laquelle estant par dessus toute composition, division et discours, par une eslevation et suspension [de] l’esprit de Dieu qui le tire et le ravist par dessus de toute operation sensible et ordinaire382, cela faict dire aux mystiques que le sujet est plus patissant qu’agissant, quoique cette passion soit en nous une action surnaturelle, faicte de Dieu en nous et par nous qui y cooperons veritablement et librement, mais s’appelle inaction383, ou divine passion d’autant que l’esprit ne sent rien lors de sa façon d’agir (ms. 400).

Et ce qui est admirable, il se peut faire que l’entendement discourant sur quelque autre subiect ou obiect ne perd point pour cela cette veue simple et perception de Dieu, ne plus ne moins que notre Seigneur Jesus‑Christ à mesme temps discouroit par sa science acquise et contemploit simplement non seulement par la science beatifique, mais aussi par la science infuse384.

La science des mystiques estant donc semblable a cette science infuse de nostre Seigneur Jesus Christ, laquelle science en la façon d’operer estant opposée à la science humaine et acquise, ce n’est pas merveille que les mystiques, quoi qu’ils goustent et connoissent beaucoup plus hautement les principaux misteres de nostre foi, ce neantmoins ils ne les peuvent expliquer pour ce que tout ce qu’ils entendent, « sunt arcana verba quae non licet homini loqui », cette connoissance estant un fruit de leur amour et comme la jouyssance et saveur de desiré, comme en celui qui auroit ouy parler de la douceur du miel et l’auroit gousté par après.

Car les mystiques bien advises qu’ils sont, scachant bien que de nos forces et mesme par les actions que nous donne la foi, nous ne pouvons former aucun concept positif de ce que Dieu est en soi, ils laissent l’entendement captivé soubs cette infinité qu’il ne peut entendre, et scachant que l’obiect est infiniment aimable, portent leur cœur et toutes leurs forces a le desirer et embrasser courans apres lui à perte d’haleine (ms. 400), ne se souvenants que de luy jour et nuict et en tous moments ; d’ou vient qu’enfin ils meritent en quelque façon gouster et scavoir ce qu’ils ne peuvent entendre : « gustate et videte ». Ce qui se faict par l’amour et appetit, la faculté gustative de l’âme repondant immediatement a l’amative ; d’où vient que celui qui ayme plus Dieu actuellement et indeficiemment, plus le gouste et en a de connoissance experimentale. Et quoique cette façon de parler semble un peu rude aux scholastiques que desirer Dieu c’est le contempler, neantmoins s’ils considerent que cet actuel desir ne peut estre sans une vive souvenance et apprehension de ce grand Dieu, par dessus tout concept, ils verront qu’a bon escient l’ame qui a cette vive et affectueuse souvenance de Dieu par dessus toutes choses (ms. 400), qui l’a dis je continuellement beuvant, mangeant, allant et venant, est dict veritablement contempler Dieu, puisqu’elle regarde Dieu fixement par dessus toutes choses, mais d’un œil amoureux et desireux de lui.

Or le regard qu’ont les mystiques, est immediatement suivi d’amour, comme le regard des bienheureux est suivi de l’amour beatifique, et a vrai dire c’est vivre de Dieu et en Dieu, que d’avoir sa souvenance et affection fichée en Dieu.

Cest estat, comme a fort bien dict saint Bernard escrivant aux freres du Mont de Dieu, n’est différent du beatifique que par la seule voile de la mortalité, laquelle nous empesche de voir à decouvert ce Dieu qu’a yeux clos les vrais contemplatifs savourent (ms. 400).

Posons donc le cas que Dieu soit un vin delicieux ; les bienheureux le boivent et le savourent, les mystiques le savourent quoique moins parfaictement, n’ayant pas le palais de l’ame qui est leur puissance amative si pur385.

Il semble a la vérité n’estre pas chose beaucoup utile d’escrire les choses plus hautes et relevees de la vie mystique (ms. 400), d’autant que ne consistant pas en perception, mais en a experience, celui qui en a l’experiences n’en a que faire, celui qui ne l’a pas, ne les entendra pas. C’est pourquoy saint Denis a bien exhorte Timothee de laisser toutes operations sensibles et s’eslever a une pure vision de Dieu par dessus toute notion et ratiocination humaine (ms. 400) ; mais il n’a pas voulu descrire au long ce que l’ame eslevee par dessus soi experimente, pour ce que sont paroles « quæ non licet homini loqui », comme pour ce que personne ne les eust peu entendre ; encore en ce peu qu’il a traité de cette sacree théologie, il advertit Timothee de se donner de garde qu’aucun indocte c’est à dire qui ne soit spirituel ou contemplatif, entende et lise ce qu’il lui escrit386.

Je disois donc que ce ne sembloit pas chose beaucoup utile d’escrire les secrets de la vie mystique, toutefois quand on le faict sobrement et en voye d’amoureux, cela ne peut offenser personne et peut beaucoup inciter a l’amour de Dieu, hors qu’on voit que Dieu n’a pas seulement préparé choses ineffables après cette vie a ceux qui l’aiment, qui s’adonnent et s’occupent du tout n vacquer combien il est bon, mais encore en cette vie, ce que l’Apostre experimentoit. Car après qu’il a dict : « nec oculus vidit, nec auris audivit quæ paravit Deus iis qui ditigunt eum, nobis autem revelavit per spiritum suum », comme s’il vouloit dire, ce qui ne tombe point dans le cœur de l’homme charnel et sensuel, est revelé a l’homme interieur et spirituel : « spiritus omnia scrutatur etiam profunda Dei ; spiritualis autem homo omnia iudicat, et ipse a nemine iudicatur ».

Le mesme saint Paul parle souvent des choses hautes et relevées, et pour les nous faire advouer et nous exciter au desir d’en jouyr (ms. 400) ; on ne doit donc trouver mauvais si quelque fois les personnes spirituelles escrivent quelque chose de leur experience. Il faut louer nostre Seigneur qui leur faict telles graces, et tascher d’aimer Dieu comme eux pour parvenir a ce qu’ils goustent, puisqu’en tout ce qu’ils escrivent, ils nous enseignent que c’est par l’amour qu’on vient a la vraye connoissance de Dieu (ms. 400) ; ils disent que le contemplatif sent en soy un brasier eternel d’amour ; que son ame est un brasier et une flamme inextinguible qui tous-jours tend dans l’amour éternel comme dans son centre ; que qui plus ayme actuellement et indeficiemment, plus parfaictement contemple : et quoyque ces formes de parler semblent un peu extraordinaires aux scholastiques, de dire que de desirer Dieu c’est le contempler, neantmoins s’ils considerent que ce continuel desir ne peut qu’il ne soit accompagné d’une vive souvenance, ils verront qu’a bon droit l’ame qui a cette souvenance de Dieu par dessus toutes choses, qui l’a dis je continuellement, beuvant, mangeant, allant, est dite veritablement contempler Dieu387 (400).

Or pour arriver au suprème degré d’amour, un des plus grands secrets est qu’il faut plus patir qu’agir, plus de langueur que de ferveur, plus de soustraction que d’abondance.

En cette voye il y a de deserts si affreux que plusieurs apres l’exercice fervent de leurs aspirations et amoureux colloques se sentants destitués et jettés dans les tenebres et obscurites pensent estre perdus et ne croyent que le desir que la dessous ils ont de Dieu, qui lors est en langueur, leur suffise ; ne s’abandonnent jamais entre les mains de Dieu, ains retournent a terre à leurs propres actes. D’ou vient que ne se perdant point eux mesmes en Dieu, ils ne passent point dans l’acte divin que Dieu leur eust communiqué, s’ils eussent patiemment souffert.

On ne scauroit exprimer les morts, les langueurs et comme les enfers que souffrent ces amoureux de Dieu quoi qu’ils n’en fassent rien paroistre a l’exterieur, seulement combien sont grandes leurs gehennes (ms. 400).

Si la possession d’une chose grandement aimée cause de la douleur par sa soustraction ; combien en causera à l’ame ce grand Dieu, lequel estant venu a l’ame avec des richesses infinies, en un moment s’absente et la laisse la toute nue, remplie de chagrin, de passions, de mauvaises pensees et en un tel estat, comme si jamais elle n’avoit cogneu Dieu, voire qu’il ne lui semble pas estre chrestienne, ne restant en elle qu’une certaine foy qui faict que « contra spem credit », mais il ne lui est pas advis avoir cette foy.

C’est par ces angoisses que ce divin Seigneur scait purifier son epouse pour la rendre un miroir susceptible de ses rayons divins : mais faut scavoir que toute la vie des mistiques est toute remplie de croix, jusques à la mort : quand ils n’auroient que cette faim canine et soif insatiable qu’ils ont de Dieu, lequel ils ne peuvent aimer à l’egal de son merite, quelle douleur ! Car quoy qu’ils scachent cela estre impossible, ils voyent aussy qu’ils ne l’aiment pas ainsy qu’ils pourroient. Car estants touts denues des gouts sensibles, ils ressentent vivement les attaques, soit des maladies soit des passions et autres semblables. Ils sentent cela beaucoup plus, dis je, que ceux qui sont en la faveur de leurs amoureux colloques.

Heureuse mort toutefois qui nous faict expirer en Dieu.

Moriatur anima mea morte justorum, de ces justes icy qui sont les vrays justes et anges de Dieu. Amen.

§

Dominique de Saint-Albert dans ce traité sur la Théologie mystique ne parle pas, comme on voit, des degrés de l’union mystique et n’en décrit pas non plus les diverses phases, comme l’a fait par exemple sainte Thérèse. Mais dans l’autre traité mystique, il indique au moins les degrés de l’oraison ordinaire jusqu’à l’oraison proprement mystique, lesquels degrés sont expressément comme tels marqués en marge dans les ms. 400 et 499 d’Avignon. Nous les faisons suivre 388.

(Ms. À 1er degré d’oraison). Pour ce que vostre esprit au commencement de vostre conversion (P. Dominique parle aux jeunes religieux) est tout grossier et comme plongé dans la matiere, rempli de phantosmes et pensees du monde, il fault au commencement appliquer votre esprit à la meditation des divins mysteres : pesant par le menu les causes, les circonstances avec certaine industrie pour par apres esmouvoir vostre volonté à des actes de componction, d’amour, d’actions de graces et autres selon le subiect que mediteres...

(Ms. À : second degré d’oraison.) Aprés avoir quelque temps pratiqué la meditation artificieuse sur quelque subiect que ce soit, qu’on prendra,... sentant desia sa volonté se porter vers les choses divines et en avoir une grande souvenance et un désir de s’y occuper, fauldera prendre une façon de mediter plus simple, scavoir par purs colloques... aiant ia l’esprit plein de la cognoissance de tout ce qu’on peut dire, d’un plain. sault vous vous jetteres vers nostre Seigneur lui parlant amoureusement, l’interrogeant, lui respondant, l’adorant le remerciant et faisant innombrables actes d’amour et de resolution de le servir, de toujours l’avoir present, d’imiter ses vertus et le reste.

(Ms. À : 3e degré d’oraison.) Et ayant quelque espace de temps passé en la conversation interieure avec Dieu incarné dans ces saincts mysteres, vous passeres a la conversation interieure avec Dieu incrée que vous apprehenderes par une simple veüe de foy en tout, et plus intime en vous mesme (ms. À add. : que vous mesme), de façon que vous ne le vous imagineres ny dans le ciel plustost qu’en terre, mais en vous plus proche que vous n’estes a vous mesme. Cette foy supposée, vostre exercice sera de former entre Dieu et vous une conversation semblable à celle d’un bon fils avec son pere, ou d’un fidel ami avec son ami qui vivent, dorment et mangent en mesme chambre estants toujours presents l’un à l’autre. La matiere d’entretien sera principalement prise de l’amour et du desir mutuel que l’un et l’autre a de n’estre point separé de son ami et de se complaire mutuellement l’un en l’autre.... Or c’est à noter qu’en cet exercice on faict comme oraison continuelle : car la souvenance qu’on a de Dieu, n’est pas une speculation ou meditation de quelque estre ou perfection de Dieu, mais une veue soucieuse, desireuse, affectueuse de Dieu comme tresor, but et centre de nostre cœur ; c’est une cogitation avec avidité, comme il est dit que les Saints estants en terre, estoient neanmoins au ciel « cogitatione et aviditate ».

(Ms. À : 4e degré d’oraison.) L’ame que Dieu tient en cet exercice, croissant toujours en amour sentira son desir et sa faim de Dieu tellement s’agrandir qu’elle deviendra impatiente et auqun acte qu’elle puisse former, ne sera bastant d’expliquer son desir. Quand elle pensera parler a Dieu par colloques, son desir estant bien loing au dela de ce qu’elle explique, sentira des langueurs qui la feront expirer en un non pouvoir, et icy fault prendre garde de ne pas la forcer a parler ny faire beaucoup d’actes, mais suffira qu’elle face des conversions essentielles de tout elle mesme qui sont comme muettes sans beaucoup de paroles mentales formees. « O Dieu d’amour, o Dieu ! » Cela dict plus qu’un colloque long, pour ce que lors son cœur parle au cœur de Dieu et s’entendent bien l’un et l’autre.

(Ms. À : 5e degré d’oraison.) Comme on voit que l’ame par tels escoulements se sent avoir une presence et souvenance de Dieu comme continuelle et de plus en plus desireuse de lui... il fault peu a peu la faire succomber en Dieu et lui soustraire mesme ses conversions essentielles, a la production desquelles elle appliquoit son effort, et la laisser dans le nud desir qu’elle a de Dieu, desir qui est un acte par lequel elle le regarde comme le tresor infini qui la peut rassasier ; ainsy destituee de sa propre façon d’agir, Dieu remplira ce sien desir et le faira croistre sans cesse, et en vertu d’iceluy elle demeurera toujours en lui le voiant et contemplant sans cesse ; car ce desir est un amour actuel et comme une faim et soif inextinguible de Dieu, qui cause de lui une souvenance et une science experimentale dans l’ame... Or cet estat est l’estat d’union tres intime de l’esprit crée avec l’Increé, ou le sommet de l’esprit, la puissance amative immediatement appliquée a Dieu, apprehendé par dessus tout concept et sentiment, s’enfonce de plus en plus dans l’abisme sans fond de la divinité... »

Le dernier degré, sans doute, décrit déjà une oraison proprement mystique : l’âme est destituée de sa propre forme d’agir et laissée dans le nu désir de Dieu. Dieu même la tire et la remplit. Mais nous croyons que le quatrième degré ne diffère pas spécifiquement du troisième. Il s’agit donc d’un seul degré, de manière qu’il n’y a que trois degrés dans l’oraison ordinaire, degrés qui chez d’autres auteurs, portent les noms, on le sait, de méditation, d’oraison affective, d’oraison de simplicité.

Pour Dominique de Saint-Albert l’oraison est le centre de toute la vie spirituelle, comme lui-même le dit : « Il ne faut pas le (l’exercice de l’oraison) practiquer simplement, comme les autres œuvres (ms. À 400 add. bonnes) de mortification et vertu et comme un moyen d’estre agreable a Dieu, mais il la fault entreprendre comme le total de nostre vie, entendant par l’oraison a laquelle on se desire adonner, la negotiation et occupation interieure de nostre esprit avec Dieu389». C’est pourquoi il n’exclut pas même l’oraison proprement mystique des aspirations légitimes de l’âme pieuse. Pour la même raison il indique seulement les degrés de l’oraison ordinaire, parce que dans l’oraison mystique l’âme doit simplement s’abandonner, intérieurement et extérieurement à la direction de Dieu même : « Car il fault soigneusement retenir, comme au dedans nous avons renoncé a nostre propre façon d’operer pour nous laisser prevenir et mouvoir a Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle qu’il faict de nostre cœur et desir en lui, le touchant vivement et efficacement : de mesme aussy en toutes nos operations et occupations exterieures nous ne debvons point avoir d’élection, mais recepvoir l’impression de Dieu par la voye qu’il ordonne, scavoir par nos supérieurs390. » C’est la règle d’or qu’il faut suivre. Le reste, Dieu le fera, lui qui est « infiniment plus desireux de nostre perfection interieure que non pas nous mesme, et partant... comme au dedans nous vivons de foy et d’amour, par lesquels actes Dieu nous meut et tire en soy par dessus nous mesme, aussy devons nous faire le mesme a l’extérieur c’est a dire renoncer a toute election, ne demandant et ne refusant rien, mais allant ou l’esprit de Dieu scavoir sa volonté nous porte391 ».






Excellent Traité de l’oraison infuse et des dispositions nÉcessaires de l’Âme

AGOC, COPIA MS Orléans, 1430 (Simpliciamus) f.37

Sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus. Ps. 1

Chapitre 1 L’occupation la plus importante pour un chrétien, c’est de faire oraison

Il est très important, dès qu’on commence à s’exercer à l’oraison, de bien considérer en quoi elle consiste et quel est son but. Et il faut veiller à la pratiquer avec simplicité et indifférence, comme on peut faire d’autres actions bonnes de renoncement à soi-même et de pratique de la vertu, ou comme un simple moyen de se rendre agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme l’essentiel et le tout de notre vie. Par le mot d’oraison à laquelle nous prétendons nous adonner pour de bon, nous devons comprendre qu’il s’agit d’un commerce spirituel, d’une occupation intérieure et d’un entretien familier de l’âme avec/f. /son Dieu, comme un enfant s’entretient avec son Père, une femme avec son mari, une amie avec son ami, etc.

Nous ne sommes au monde et nous n’avons choisi la vie religieuse que pour travailler sans cesse à notre perfection. Elle consiste dans notre union à Dieu comme à notre premier principe, notre centre et notre fin ultime. Jusqu’à présent nous en avons été fort éloignés, car Dieu était alors fort peu l’objet de nos pensées, de nos soins et de notre affection. La pratique de l’oraison est un des principaux moyens, et pour ainsi dire le seul, pour retourner à lui, grâce aux lumières et aux motions spirituelles que nous recevons de lui pour travailler à notre salut et à notre perfection. Sans elles, nous sommes quasiment incapables de réussir. Nous devons nécessairement en conclure qu’il nous faut l’adopter, non seulement comme/f./un moyen absolument nécessaire et comme l’essentiel de notre vie, mais en faire notre totale et unique occupation.

Mais surtout, maintenant qu’à la faveur des vœux, nous nous voyons heureusement délivrés des engagements, des attachements et des obstacles venant des choses de la terre, nous sommes obligés de faire notre possible au moyen de l’oraison pour retourner au principe dont nous sommes sortis. Efforçons-nous de nous unir entièrement à notre Dieu, non seulement d’une manière habituelle, ce qui a lieu par sa grâce, mais aussi en tendant vers lui, de façon actuelle et continuelle, notre cœur et notre volonté, par des actes intérieurs de connaissance et d’amour. Ceci ne peut se réaliser qu’au moyen de l’oraison.

À ce sujet, il est bon de remarquer qu’il y a une différence entre les chrétiens ordinaires et ceux qui aspirent à la perfection. Les vrais chrétiens/f. /s’efforcent de tout leur pouvoir de mettre continuellement en pratique les habitudes surnaturelles de foi, d’espérance, et de charité. Les autres ne possèdent seulement que la foi en cet état divin. Ils croient l’avoir en eux sans aller plus avant et sans mettre en œuvre la pratique et l’expérience. Mais les personnes intérieures en font l’expérience et la goûtent, toute proportion gardée, comme pouvaient le faire les apôtres et les saints, selon le témoignage de saint Paul. Il disait, en effet, que Dieu lui avait découvert par son Esprit des choses, que l’œil n’avait point vues, ni l’oreille entendue, et qui n’étaient jamais tombées dans le cœur de l’homme. Ces choses ne sont autres que l’intelligence et la science expérimentale des dons de Dieu et l’état surnaturel auquel sa Majesté l’avait élevé.

Donc, en qualité de chrétiens et en qualité de religieux, nous ne sommes au monde que pour être actuellement et continuellement unis à Dieu comme à notre/f./principe et à notre fin ultime. Nous devons lui porter une actuelle et continuelle attention et tendre notre cœur et notre volonté vers lui. Par conséquent, il ne nous reste plus qu’à prendre la résolution forte et efficace d’avoir uniquement pour objet de nos pensées, de nos désirs et de toutes nos affections, souffrances et actions, cette fin importante. Prenons les moyens d’y parvenir avec la grâce. Ils consistent en cette occupation et ce commerce intérieur dont il est question, afin d’atteindre notre fin dès maintenant, comme étant l’essentiel de notre vie.

Si quelqu’un ne cherche pas à faire de l’étude et de l’exercice de l’oraison mentale son action principale et son tout, mais veut l’utiliser seulement comme un moyen pur et simple de mieux servir Dieu et d’agir plus parfaitement, cette personne n’arrivera jamais à la vraie perfection et à la fin de l’oraison véritable. Celle-ci n’est autre que l’union intime et continuelle de nos cœurs avec Dieu comme notre centre et notre premier principe, dont nous sommes sortis pour retourner à lui. /f./

Cette vérité suppose que nous sommes au monde, que nous vivons et subsistons uniquement pour acquérir cette union par nos actions intérieures de connaissance et d’amour. Par conséquent, il s’ensuit naturellement et de manière absolue que nous devons faire de cette occupation intérieure non seulement l’essentiel de notre vie, mais même notre tout, et rapporter à ce but tous nos projets, tous nos désirs et toutes les actions et occupations de notre vie et de notre état. En d’autres termes, tout ce qui ne sert pas à nous unir davantage à notre fin ultime qui est Dieu, est vain et perdu pour nous, selon cette maxime des saints Pères : « Tout ce qui ne sert pas à l’âme lui fait du mal. »

Je ne peux pas assez insister sur cette vérité qui n’est pas connue, ou si elle l’est, elle est si peu estimée, recherchée et aimée que peu de gens veulent s’y appliquer. Certains même souhaitent se persuader et en convaincre d’autres, lorsqu’ils viennent à parler des personnes qui font profession de la vie intérieure et de la vie mystique et contemplative, que c’est un état qui n’est/f./pas fait pour tout le monde. Ce sont des dons rares et comme gratuits réservés à certaines âmes d’élite que Dieu veut bien attirer à cette vie, et d’autres raisons semblables.

À ceux-là, je voudrais bien poser une question : est-ce que nous ne sommes pas tous obligés de tendre et d’aspirer sans cesse à notre fin ultime qui n’est autre que Dieu et sa divine possession ? Et cela grâce aux moyens qui nous unissent à lui immédiatement, à savoir en utilisant notre intelligence et notre volonté, qui n’ont été créés que pour cette heureuse fin et pour cette application et occupation nécessaires. En effet, je demande : qu’est-ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine dont nous devons vivre ? Dieu n’est-il pas Esprit, et celui qui s’approche de lui plus continuellement ne devient-il pas un même Esprit avec lui, comme le dit saint Paul : Qui adhaeret Deo, unus Spiritus est (1Cor. 6,17) f.392v.

Je crois que s’il existe si peu de personnes spirituelles, c’est que l’on n’estime pas assez et qu’on n’a pas assez le sentiment que cette vie intérieure est la vraie vie de nos âmes. Et si l’on vous demandait : ne voudriez-vous pas être parfait, saint et rempli d’un grand amour de Dieu, vous répondriez oui. Et moi je vous dis que vous ne pouvez pas l’être si vous ne devenez pas spirituel, et vous serez saint dans la mesure où vous serez conduit par l’Esprit de Dieu, et rien de moins.

À ce sujet, il est bon de penser ceci : il ne faut pas s’imaginer que l’essentiel de la vie spirituelle réside dans des réflexions sublimes, ou bien qu’il consiste à recevoir de Dieu de grands dons gratuits de lumières, grâces et faveurs extraordinaires. Non, mais cette vie, qu’est-elle donc ? Elle est faite d’une attention amoureuse de notre cœur et de notre volonté à Dieu. Par elle, nous tendons à lui de manière intime, actuelle et permanente. /f./. Il s’ensuit que plus on s’approche de Dieu par un effort continuel de désir, d’amour et d’affection, plus on est rempli de lui et plus on devient tout entier esprit comme lui.

Que retenir de tout ce discours ? Nous avons à réfléchir sérieusement à notre état, soit pendant les exercices annuels des dix jours, ou dans les retraites mensuelles ordinaires, ou pendant les temps de recueillement de chaque semaine et de chaque jour. Examinons-nous : jusqu’ici, estimons-nous suffisamment la vie spirituelle et intérieure ? Si nous n’en avons pas fait l’exercice essentiel et le tout de notre vie, soyons sûrs que c’est une des principales raisons de notre manque de progrès.

En effet, pourquoi sommes-nous appelés à la vie religieuse ? Est-ce pour étudier, enseigner, prêcher, confesser ? Non, nous le sommes pour une seule chose : afin d’être de vrais religieux. Et pour être de vrais religieux, il ne/f.44 /suffit pas de garder seulement les Règles et les Constitutions et d’accomplir de temps à autre des actes de vertu. Les bons chrétiens dans le monde le font bien. Pourquoi alors ? Mais pourquoi donc ? C’est afin d’être actuellement reliés, c’est-à-dire heureusement contraints par une occupation intérieure et une attention actuelle et permanente de cœur et d’esprit à Dieu. C’est ce qui fait le vrai religieux. Sans cette attention à Dieu et sans cette relation à lui, tout le reste n’est rien ou fort peu de chose.

La question est donc de voir si nous voulons maintenant et pour de bon aspirer et atteindre la perfection à laquelle Dieu nous appelle et si nous le souhaitons avec ardeur et sincèrement comme nous le devons. Nous avons nécessairement à en faire désormais notre exercice essentiel et notre tout, c’est-à-dire ne plus vivre que pour Dieu seul au-dedans de nous-mêmes en conversant intérieurement et familièrement avec sa divine Majesté, et au-dehors en nous soumettant fidèlement aux ordres de sa très adorable et aimable volonté/f./qui nous est manifestée par l’obéissance.

Il faut désormais que tout le reste ne compte plus pour nous, ou du moins qu’il nous soit pour ainsi dire indifférent. Dès lors, si nous sommes à nous-mêmes, nous ne voulons pas donner la première place à la prédication, aux études, à la confession ou à n’importe quelle autre activité. Mais nous voulons seulement l’accorder à l’Unique nécessaire et à l’importante affaire de notre vie intérieure, afin de rapporter tout le reste à ce but comme à ce qui est le meilleur, comme on rapporte l’accessoire à l’essentiel de toute notre vie, dont dépend notre bonheur éternel.

Donc, après avoir pris avec détermination cette résolution, comme une condition et une disposition absolument nécessaires pour y parvenir, et après l’avoir gravée au fond de notre cœur et de notre volonté, il faut commencer pour de bon à courir après Dieu comme après le centre de notre vie et à en prendre les moyens. /f. /

Chapitre 2. Des moyens à utiliser pour progresser dans l’oraison d’union.

Au commencement de notre conversion, notre esprit est grossier et comme plongé dans la matière, rempli d’illusions et de pensées du monde et des créatures. C’est pourquoi il est nécessaire de l’appliquer d’abord à la méditation des mystères de Dieu. Nous devons en considérer les causes, les particularités et les circonstances qui les accompagnent avec méthode, ordre et une application ingénieuse, afin d’inciter ensuite notre volonté à produire des actes de contrition, d’Action de grâces, d’amour de Dieu, et autres, qui conviennent aux sujets sur lesquels on aura pu s’entretenir dans l’oraison.

La connaissance et la prise de conscience des effets de la miséricorde et de la bonté infinie de Dieu pour nous, manifestée dans le dessein et l’accomplissement/f./de tous les mystères qu’il a voulu opérer pour le salut de tous et pour chacun de nous en particulier, comme si nous étions seuls au monde, fera naître dans nos âmes et dans nos cœurs de grands sentiments de reconnaissances et d’amour envers l’auteur de tant de bienfaits.

Par ce moyen, lorsque nous nous mettrons à appliquer doucement notre esprit à toutes ces considérations et à le remplir continuellement de toutes ces pensées bonnes, de ces réflexions et de ces sentiments d’amour, les illusions, les idées et les impressions des créatures et des choses du monde perdront peu à peu de leur force, de leur folie et de leur vanité. Et, bien qu’elles semblent d’abord vouloir se révolter contre notre volonté, elles ne pourront néanmoins obtenir son consentement ou son affection parce que cette volonté sera déjà prévenue, touchée, remplie et pénétré d’amour par les considérations précédentes.

Dans un premier temps, vous vous êtes appliqué avec méthode à la méditation,/f./, pesant avec attention et profondeur les raisons, les actes de renoncement et les circonstances que vous avez pu voir dans les bons livres sur n’importe quel sujet. Et vous avez senti votre volonté touchée du souvenir de Dieu et du désir de vous occuper des choses divines.

Ensuite, il faudra passer insensiblement à une forme de méditation plus simple, plus discrète et plus immédiate, c’est-à-dire à des entretiens plus familiers avec Dieu. Par exemple, après vous être longtemps exercé à méditer les circonstances de la naissance de notre Seigneur, ou de quelqu’autre mystère, et que vous aurez déjà l’esprit rempli de la connaissance de tout ce qu’on peut en dire, vous pouvez vous présenter directement devant sa divine Majesté et Bonté. Vous pouvez le faire tantôt en lui parlant amoureusement, tantôt en l’interrogeant humblement, tantôt en lui répondant, en l’adorant, en le remerciant, en lui demandant et en produisant de nombreux actes d’amour en décidant de le servir mieux, de vous tenir toujours en sa présence, d’imiter ses vertus, ses souffrances, ses états, etc.

/f.393/Enfin, après avoir passé quelque temps à converser intérieurement et familièrement avec ce Dieu qui s’est fait homme, en examinant ses saints Mystères, il sera bon de passer à la conversation plus-intime et intérieure avec ce même Dieu d’amour en tant que Dieu Increé. Vous le regarderez désormais par une simple vue de foi, intimement présent en toutes choses, et encore plus-intimement en vous. Comme le disait autrefois le grand Apôtre saint Paul à ceux de l’Aréopage que saint Denis présidait, « le Dieu Inconnu que je vous annonce aujourd’hui, Messieurs, n’est pas un Dieu éloigné de chacun de nous, c’est un Dieu dans lequel nous vivons, nous nous mouvons, et nous sommes continuellement », comme une présence adorable qui remplit tous les êtres par son immensité et sa grandeur infinies. Dès lors, néanmoins, vous ne devez pas vous le représenter comme étant davantage présent au Ciel que sur la terre,//, mais il demeure en vous, et il est plus proche de vous et plus intimement que vous ne l’êtes de vous-mêmes, comme en témoigne un des anciens philosophes : « Vous m’êtes plus-intime que ce qui est le plus-intime en moi, et au-dessus de ce qui est le plus élevé en moi394. » Tu es interior intimo meo, et superior summo meo (Trismegiste)

Cette simple vue de foi lumineuse, savoureuse et amoureuse, la présence de Dieu au-dedans de vous étant supposée comme une vérité infaillible, dont le Saint-Esprit nous rend témoignage par la bouche et l’expérience du Roi-prophète, la lumière de votre visage, ô mon Seigneur et mon Dieu, est gravée au fond de nos âmes et de nos cœurs. Votre exercice actuel sera d’entretenir entre Dieu et vous une conversation presque semblable à celle d’un bon fils avec son père, ou d’un ami fidèle avec son ami. Ils sont continuellement ensemble, ils vivent, mangent, boivent, dorment dans une même chambre, ils sont toujours présents l’un à l’autre et ne font rien l’un sans l’autre. Le sujet de votre conversation sera//principalement l’amour et le désir (f 48) mutuels, qui ressemblent à ce que deux amis ressentent quand ils ne sont pas séparés l’un de l’autre et ont l’un pour l’autre une affection et une complaisance réciproques.

Quand une personne aura profondément imprimé et gravé au fond de son cœur ce sentiment que son Dieu la regarde, qu’il est continuellement attentif à elle, comme s’il n’avait qu’elle au monde à considérer, que ce même Dieu d’amour a une inclination et un désir infini d’être sans cesse avec elle, d’être aimé d’elle, d’être invoqué, supplié et réclamé par elle, que sa plus grande joie est de se communiquer à elle et de lui faire sentir intérieurement combien il est doux et suave avec ceux qui le cherchent et qui l’aiment en vérité (Ps 33,9) (Thren.3), ensuite, son principal exercice sera, à l’aide de ces grands sentiments d’amour et de foi vive, de s’animer en retour d’un amour réciproque envers ce Dieu si bon et si infiniment aimable, en disant par exemple : « O Dieu d’Amour, où suis-je ? //Pourquoi est-ce que je suis venu au monde sinon (f.48v) pour vous aimer ? Vous aimer vous, dis-je, mon aimable Seigneur. Je crois vivement que vous êtes présent et attentif à moi, avec le grand désir et la grande passion de me remplir, de vous-même ! Quoi ? Ô mon divin Amour ! Comment pourrais-je vous oublier un seul moment ! O Dieu d’Amour, vivons donc ensemble ! Puisque vous voulez bien vous abaisser jusque-là, vivez en moi et moi en vous ! Surtout faites-moi la grâce de ne jamais vous perdre de vue, etc.

Ces actes ou des actes semblables, étant produits avec une foi vive, avec amour et ferveur, donnent une grande force pour se tenir toujours et se reposer sans cesse en présence de celui que cette personne croit et qu’elle considère très intimement présent en elle. Il s’ensuit qu’elle conservera un souvenir amoureux de la présence de sa divine Majesté, avec la crainte filiale de lui déplaire. Aussi agira-t-elle vertueusement dans toutes ses actions et dans tous ses attitudes, comme si elle était animée de la présence de celui//dont elle porte (f.50) (f.49 in numeratione deest) le visage gravé au fond de son cœur, à l’exemple et à l’imitation du Roi prophète qui disait souvent à Dieu d’une façon fort intime : « Mon cœur vous a dit, ô mon Seigneur, mes yeux ont recherché votre divine présence, je rechercherai sans cesse votre visage infiniment charmant et aimable. (tibi dixit cor meum, exquisivit te facies, faciem tuam Domine, requiram, Ps …).

Quand nous sentirons que le souvenir amoureux de notre Dieu commence à se refroidir à cause des multiples affaires et occupations, ou à cause de pensées extravagantes et imaginaires, ou par le resserrement naturel du cœur et l’épuisement de la faculté d’aimer, ou par l’épreuve de Dieu même qui veut nous sevrer de tout le sensible pour nous disposer à de plus grands dons et à une union plus pure et plus nue, ou quoi que ce soit d’autre, essayonser tout doucement sans nous tendre, de nous rassasier du visage et de la présence de celui que nous aimons de tout notre cœur, par ces paroles, ou d’autres semblables : « Ô Dieu d’Amour, où êtes vous donc ? Quoi, mon Seigneur, vous cachez-vous//de moi ? Ne savez-vous pas que je suis ici et que je ne travaille ici que pour vous ? Ne m’abandonnez donc pas, ô mon Seigneur, car je ne puis rester un seul moment sans vous, etc. À la suite de quoi, nous voyant comme remis à nous-mêmes, nous demeurerons dans la paix et nous nous tiendrons tranquillement avec ce regard simple, affectueux et amoureux de notre Dieu, en présence de qui nous nous tenons, à l’exemple de notre Père saint Élie : « Vive le Seigneur en présence de qui je me tiens. » (Vivit dominus in cujus conspectu sto.)

À ce sujet, il est bon de remarquer que dans cet exercice, on fait une oraison continuelle, parce que le souvenir que l’on a de Dieu ne ressemble pas à un simple raisonnement ni à la considération de quelques-uns de ses attributs ou perfections particulières. Mais il s’agit seulement d’un simple regard, pur et amoureux, désireux et affamé de Dieu qui est comme le trésor et le centre de notre cœur. C’est une pensée accompagnée du désir de Dieu, profond, violent et pressant. Saint Maxime dit que les saints, bien qu’ils soient sur la terre, sont pourtant au Ciel en//pensée et avidement, c’est-à-dire habités par un désir et une affection très vifs.

Comme la personne que Dieu maintient dans cet exercice progresse toujours en amour, elle sentira aussi sans cesse son désir et sa faim de Dieu grandir et augmenter à proportion. Dès lors, elle deviendra comme impatiente, et tout acte qu’elle pourra faire sera insuffisant pour expliquer ou exprimer son désir. Et lorsqu’elle pensera s’entretenir avec Dieu par des actions ordinaires, comme ses désirs dépassent ses explications, elle sentira sa faiblesse qui la fera mourir d’impuissance.

Veillons ici à ne pas nous forcer à parler ni à beaucoup agir, mais il doit suffire d’opérer seulement une conversion essentielle de tout l’être qui soit silencieuse, sans nous arrêter à de nombreuses paroles mentales venues de l’intelligence ou de la volonté, et contentons-nous seulement de dire, par exemple : « O Amour, ô Dieu d’Amour, vous êtes mon Dieu, cela me suffit. Dieu est ma vie, cela suffit. »//(f.51v) Quand une personne opère ainsi avec foi et amour, cela la satisfait plus qu’un grand discours et qu’un grand nombre d’actes qu’elle pourrait produire, parce que son cœur parle alors au cœur de Dieu, et tous deux s’entendent parfaitement l’un et l’autre

Quand cette personne sentira, par les manifestations et épanchements amoureux de tout son être, qu’elle se tient en présence de Dieu et garde son souvenir d’une manière quasi continuelle, et que, de jour en jour elle le désire et a faim de lui à cause des douleurs et des langueurs qu’elle ressent, ou à cause des élans et des transports d’amour qui la pressent, il faudra peu à peu l’inviter à s’écouler en Dieu et à se perdre en lui par un abandon total de tout l’être et de tous ses actes. Qu’elle laisse même ses conversions essentielles qui lui servaient pour ainsi dire d’appui et auxquelles elle appliquait son effort. Qu’elle reste ainsi dans le désir pur et nu qu’elle a de Dieu. Ce désir n’est autre que l’acte simple par lequel elle le regarde comme le trésor immense et infini qui seul peut la rassasier.

Il en résultera un bien excellent./f.52/ En effet, après s’être dépouillée de sa manière propre d’agir et d’opérer au-dedans d’elle-même, Dieu comblera son désir et le fera croître sans cesse. Grâce à lui, elle demeurera toujours en lui, elle le verra, le contemplera et l’aimera toujours de plus en plus. Et cet excellent désir n’est autre qu’un amour actuel, une faim insatiable et une soif inextinguible de Dieu, qui cause en nous un souvenir et une science de Dieu expérimentale. En effet, Dieu est le Bien et la Bonté infinie, et il convient intimement de le désirer actuellement. Cela consiste à le goûter, mais parce que nous ne pouvons l’aimer comme il le mérite, plus on l’aime, plus on désire l’aimer, parce que le goût fait naître et croître la faim et le désir de l’aimé.

Cet état est l’état d’union très intime de l’esprit créé avec l’Increé. En lui le sommet de l’esprit et le fond du cœur et de la volonté sont immédiatement et sans médiation, d’une manière unique et sans partage, appliqués à Dieu que l’on regarde au-dessus de tout/f.52v/ et de toute conception, et au-delà de tout sentiment et goût sensible. L’âme se perd de plus en plus dans ce vaste océan et dans cet abîme sans fond, où elle peut dire :

« C’est lui qui m’anime.

Dans ce bel abîme,

Je vais me perdant,

Où délaissant mon être,

l’Etre de tout être, (bis) (additum postea !)

Va me possédant. »

Remarquez que cette vertu pénétrante, qui remplit le fond de l’âme, n’est ici rien d’autre que l’amour et le désir de Dieu actuel et continuel, et cela si immédiatement et si intimement, que ce désir n’est pas de voir Dieu, mais de jouir de Dieu et en lui-même et pour lui-même. Cet acte est semblable, toute proportion gardée, à celui des saints, qui vivent de l’être même de Dieu, sans aucune réflexion sur eux-mêmes.

Dieu donc, comme je le disais, ayant investi et comblé le désir de l’âme, c’est lui qui lui donne le mouvement, qui l’étend, qui la dilate, et qui l’absorbe en lui entièrement. Et à mesure qu’il la comble, il la rend/f.53/toujours plus capable de le posséder sans cesse davantage, et ainsi, plus sa capacité augmente, plus son indigence, sa peine, et sa faim lui paraissent grandes.

Dans cet état, l’intelligence n’a pas d’autre activité que celle de la foi nue. En faveur de cette foi, elle a montré à la volonté que Dieu est inconcevable et dépasse tout sens et toute intelligence. La volonté a pénétré cet objet ineffable et a mérité de le goûter, parce que le goût est une sorte de connaissance qui correspond à la puissance et à la faculté qu’on appelle appétitive et aimante, et qui n’est autre que la volonté. Il en va de même, par comparaison, pour une personne qui a goûté du miel sans jamais en avoir entendu parler. On a pourtant raison de dire qu’elle en a une connaissance expérimentale et sûre.

Il résulte de là une lumière dans l’intelligence qui fait que la foi en est bien plus éclairée et plus vive, et ce qu’on croyait avant cette expérience avec une foi tout ordinaire,/f.53v/ à présent, on en possède l’intelligence. Dès lors, il nous semble voir les choses que nous percevions par la foi, bien que cette connaissance n’ôte pas le mérite de la foi parce qu’elle n’est pas entièrement claire, mais nous expérimentons que notre foi est sûre.

Dans cet état, nous devons nous entraîner fidèlement à souffrir avec générosité les dépouillements, renoncements et privations qui surviennent. En effet, nous nous verrons ordinairement si dépouillés et si vides de tout, que nous croirons n’avoir ni pensée ni souvenir de Dieu, à cause des distractions, des insolences et des extravagances de l’imagination, à cause aussi des discours, des raisonnements et des idées que notre intelligence voudra former sur toutes sortes de sujets qui pourront se présenter.

Ce que nous devons donc faire au milieu de tous ces brouillards, c’est de nous tenir toujours fermes et immobiles et dans le plus grand équilibre possible. Nous penserons avec force et nous nous persuaderons que ce ne sont ni les discours ni les pensées ni les paroles qui nous placent en Dieu ou qui nous en/f.54/ éloignent, mais c’est seulement le désir intime que nous avons au fond de notre cœur et de notre volonté. Comme ce désir est pénétré et animé par Dieu lui-même qui est Esprit pur, sa Majesté agit sans cesse en secret sur ce même désir, en le purifiant et en le fortifiant. Elle le fait d’autant plus qu’il est attaqué et combattu par les oppositions, les contrariétés et les obstacles de l’imagination et de l’intelligence, qui semblent diminuer et empêcher son mouvement, sa liberté et sa jouissance.

Si Dieu était quelque chose de subordonné à la connaissance et à la conception du cœur de l’homme, nos pensées et nos discours pourraient l’y mettre, et l’y conserver.  Mais il n’est qu’un Esprit pur qui ne se voit pas et ne se sent pas. Nous croyons seulement en lui avec les yeux de la foi. Il faut donc nécessairement, pour être vraiment uni à lui, que ce soit à l’aide d’un moyen inconnu et ineffable, et que notre connaissance ne soit pas une connaissance rationnelle, mais seulement directe,/f.54v/ c’est-à-dire, immédiate, sans raisonnement et sans retour sur nous-mêmes.

Il en va pareillement quand la conscience témoigne à l’âme qu’elle ne veut et ne désire que Dieu seul, lorsqu’elle se tient et demeure dans ce désir actuel, en formant uniquement ce désir même. Et les pensées extravagantes des choses que l’on déteste et que la volonté n’approuve pas, peuvent bien donner de la peine et de la distraction en frappant les sens et l’imagination. Mais de même que par contraste, le feu est bien plus ardent quand il est combattu par son contraire, comme en hiver où il brûle davantage, de même ces peines et ces distractions ne servent qu’à redoubler et à augmenter le désir de l’objet aimé, et cela d’autant plus qu’elles semblaient vouloir lui en ôter la jouissance et la possession. Et comme ce même désir est épris et embrasé d’un amour continuel, aucune eau ne peut l’éteindre. Au contraire, la douleur et la peine que ces pensées, ces contradictions et ces oppositions causent dans l’âme, ne servent qu’à accroître et à intensifier la brûlure de sa flamme.

Ce sont ici, il est vrai, des secrets très profonds que personne ne peut comprendre s’il n’en fait l’expérience/f.55. Celle-ci consiste à savoir que la volonté peut agir sans l’aide de l’intelligence et au moment même où l’on est entièrement absorbé par la réflexion et le raisonnement. C’est sans doute une chose bien remarquable et qu’on ne peut trop estimer et aimer. Mais nous ne devons et ne pouvons nullement douter que cela puisse se réaliser sans que la grâce agisse abondamment. Cela se rencontrait excellemment en notre Seigneur, qui possédait à la fois la connaissance acquise et la connaissance infuse. Elles ne s’opposaient pas l’une à l’autre, aussi son âme sainte et sa volonté accomplissaient-elles des actes accordés à cette connaissance infuse.

À ce propos, remarquons que cette activité de l’âme que nous appelons désir de Dieu et tendance vers Dieu ne demande pas une connaissance distincte de l’objet qui l’attire, formée par le discours et par le raisonnement. Sa Majesté peut s’imprimer en elle et l’attirer à elle dans ce désir, au moment même où l’intelligence est remplie et occupée par autre chose. N’est-il pas vrai, par exemple, que nous faisons souvent plusieurs choses sans y penser, parce que nous les faisons sans réfléchir/f.55v/. Une personne qui joue du luth est à la fois attentive à son instrument et aux règles de l’art et de la musique. Pourtant elle n’y pense pas et le fait spontanément.

Mais, dites-vous, dans cet état, on remarque que l’on fait toujours attention, — c’est une habitude — quoique sans beaucoup d’effort. Je vous réponds que Dieu, qui sépare alors pour ainsi dire notre esprit de notre âme, et le désir de notre volonté d’avec l’activité sensible de l’intelligence, provoque en nous une douleur et comme un reproche secret pendant tout le temps où l’intelligence lui fait obstacle par la réflexion et le raisonnement. En effet, le propre d’une personne qui est éprise et animée de l’amour de son Dieu, c’est de tendre continuellement à lui par une foi pure, simple et par un chemin de dépouillement, en s’élevant au-dessus des apparences et de la connaissance, et en pénétrant au-delà de tout ce qui est sensible. Plus l’action des sens est puissante, plus, comme par contraste, elle augmente les forces intérieures/f.56 : de l’âme et de la volonté. Elle les purifie et les fortifie dans la mesure où les choses sensibles les fatiguent et les peinent en les contrariant. Dès lors, moins une personne sent Dieu, plus purement et profondément Dieu demeure en elle. Comme il est un Esprit pur, Sa Majesté unit aussi à lui notre esprit d’une façon purement spirituelle, inconnue de notre raison et de nos sens. Ceci se vérifie par la grâce que confèrent tous les Sacrements, par exemple celui de la confession, où nous croyons, en recevant l’absolution, que Dieu verse en nous la grâce sanctifiante, et pourtant nous ne sentons rien.

Donc, une personne qui se voit très unie à Dieu et comme toute perdue, absorbée et ensevelie en lui, ne doit pas se fier à ses propres efforts ni à sa façon d’agir naturelle et grossière en raisonnant et en agissant, sous prétexte que par là, elle progresse davantage en Dieu. Mais qu’elle se tienne toujours ferme et immobile, qu’elle supporte dans la paix et avec patience les distractions et les obstacles de l’imagination et de l’intelligence qui s’opposent à l’intention et à l’inclination de la volonté, ainsi qu’à ce/f.56 : même désir intime qui leur résiste au plus profond de l’âme et du cœur. Qu’elle tende à Dieu d’une manière d’autant plus forte, plus pure et plus dépouillée qu’elle sent plus d’opposition du côté de la nature et des sens.

Vous remarquerez qu’il y a sous-jacentes une douleur et une langueur secrètes, qui font s’écouler l’âme et l’esprit en Dieu par des gémissements ineffables, comme dit saint Paul, (Rm. 8,26). Et dans la mesure où son désir était grand et fort, avant ces attaques et avant de rencontrer ces obstacles pénibles de la part des sens et de l’intelligence, cette personne ressent davantage et vivement la privation où elle est actuellement de tout sentiment et de toute réflexion palpable et sensible qui, dans cet état, est entièrement inexistante pour elle.

Et au milieu de tous ces brouillards et de ces ténèbres, il demeure en elle une perpétuelle inquiétude qui la porte et la pousse toujours vers Dieu de plus en plus comme vers son centre, et d’autant plus profondément et intimement, que la peine et le travail qu’elle ressent sont grands. En effet, elle croit porter un fardeau si grand et si pesant, qu’il la jetterait dans le désespoir si Dieu ne la soutenait ; mais sa divine Majesté, qui est son centre et son soutien, a tellement/f.57/imprimé son amour dans son cœur, que celui-ci lui donne toujours une secrète impulsion, qu’il la dirige et la fait tendre vers lui. C’est ce qui provoque en elle cette inquiétude, ce désir et cette faim de Dieu, et l’incline vers lui comme vers son centre. Dieu l’attire sans cesse et elle lui demeure très intimement unie pendant qu’elle subit ces fatigues et ces obstacles de l’imagination ou de l’intelligence.

Chapitre 3 De deux dispositions différentes où se trouve la personne qui est dans cette situation faite de lumière et de ténèbres, et la manière dont elle doit se comporter.

La personne qui aime Dieu doit savoir comment elle doit se comporter lorsque sa Majesté produit en elle des connaissances claires, de bons sentiments, et même quelquefois des paroles mentales et intellectuelles sur son état et sa disposition actuelle. Qu’elle veille à bien s’en servir pour progresser et se perdre davantage en Dieu. Mais//f.57v ce qu’elle doit faire, c’est demeurer dans son simple désir qui dépasse tout cela. Par son seul effort, ce désir l’unit à Dieu plus profondément et plus solidement qu’aucun acte formé à partir des lumières qu’elle pourrait avoir reçues. La raison, la voici : ce même désir intime reçoit immédiatement de Dieu son empreinte, elle le touche, lui donne le mouvement et l’attire, ni plus ni moins qu’un aimant attire le fer à lui tout naturellement. Et la personne ne sent pas comment la chose se fait puisqu’elle ne se sert d’aucun moyen pour y parvenir. Néanmoins tout ce qu’elle peut recevoir ne compte pas, son désir insatiable et son inquiétude ne lui donnent pas de repos. Elle doit toujours rester aussi stable que l’aiguille d’une boussole touchée par un aimant.

Quant aux dispositions contraires, quand une personne se trouve dans cette situation où elle n’a ni connaissance claire, ni pensées, ni sentiments de Dieu, et qu’elle se voit comme tout absorbée par les sens et les extravagances de l’imagination et même de la (f. 58) raison, elle ne doit pas du tout sortir de son fond intérieur, où s’exercent l’affection et l’attention centrale de l’âme. Cela veut dire qu’elle ne doit pas abandonner ce désir intime qu’elle éprouve sans cesse au milieu de tout cela dans son cœur et dans sa volonté, pour agir et raisonner, sous prétexte de se rappeler au bon souvenir de Dieu. Qu’elle sache qu’il se souvient d’elle mieux qu’elle ne pense. Ce qu’elle a à faire, c’est de l’embrasser étroitement comme son centre par les deux bras de la foi et de l’amour, et d’y tendre d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’en empêcher. En effet, à mesure que ces troubles augmentent, et que les exagérations et les obstacles de l’imagination la pressent et la fatiguent, son inquiétude redouble d’autant plus au fond de son cœur et de sa volonté, et elle la fait se porter davantage vers son centre et s’unir à lui d’une façon d’autant plus intime qu’elle est imperceptible, mais pourtant très vraie.

L’expérience que certaines personnes en font montre cela très clairement. En effet, après ces ténèbres, ces peines, ces angoisses et ces obstacles venant de la raison, de la nature et des sens,/f.58v, elles se sentent bien plus dilatées et plus remplies de Dieu que jamais. Pourtant cela s’est passé au moment même où elles croyaient être perdues et noyées, sans aucune vision ou sentiment de Dieu. Elles pensaient que sa divine Majesté les faisait mourir, les dilatait et les étendait en lui d’une façon d’autant plus pure et plus intime qu’elles ne voyaient rien et n’en savaient rien.

À ce sujet, il est bon de remarquer que Dieu s’unit bien mieux et plus intimement à quelqu’un dans l’état passif que dans l’état actif. L’état actif, c’est par exemple, sentir et connaître de façon rationnelle son état et sa disposition actuelle. On se voit en Dieu en réfléchissant et en lui portant une attention extrême, comme si l’on était effectivement déjà dans l’éternité. On ne pense à rien d’autre qu’à lui et on ne se souvient que de lui. Dieu remplit l’âme d’une lumière presque infinie, avec une telle douceur et une telle plénitude, qu’il semble qu’elle ne doive jamais le quitter, et qu’elle ne goûtera ni ne verra jamais personne d’autre que lui. Dès lors, cette personne croit aussi être déjà au port de la béatitude. L’état passif, c’est ne rien sentir de tout cela. Au (f.59) contraire, on ressent seulement un enfer de chagrin, de peine, de douleur et de dégoût. C’est n’avoir ni lumière, ni vision, ni pensée, ni sentiment de Dieu. C’est posséder seulement une imagination remplie d’extravagances et de dispositions gênantes et insolentes. Et même ce qui redouble la peine de cette personne, c’est de se voir comme investie et attaquée de toutes sortes de pensées et d’idées mauvaises qui la font beaucoup souffrir. Enfin elle se voit plus pauvre et plus vide que ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’oraison.

Je dis donc que dans cet état passif, Dieu agit davantage dans l’âme. En effet, puisqu’il n’est qu’Esprit pur et qu’il n’y a rien en lui de sensible, ni qui tombe sensiblement dans le cœur de l’homme, comme le dit saint Paul (1Cor 2,9), sa Majesté n’est rien de tout ce que nous pouvons entendre, comprendre ou goûter. Alors son divin Esprit touche le sommet de l’esprit creé et le fond le plus intime de l’âme et de la volonté. Ceci n’est rien d’autre que cette tendance principale vers Dieu comme vers notre centre, qui cause en nous, grâce à lui–même et non par un don/f.59/ connu, ce secret mouvement d’inquiétude vers le centre de nos âmes qui n’est autre que Dieu même.

Au contraire, voici ce qui peut arriver : on connaît et on éprouve de manière rationnelle son état et sa disposition actuelle. On se voit entouré de connaissances claires et de grands sentiments de Dieu, bien qu’on ne se repose pas et qu’on sente que notre désir ne s’arrête ni ne s’attache à rien, mais qu’il tend toujours à l’infini. Cependant le sentiment et la connaissance que nous avons de l’effort et de la tendance de ce même désir, font que l’âme est moins pure et que l’action de Dieu en elle est plus faible. En effet, moins on connaît et moins on sent Dieu en réfléchissant, plus on avance, plus on s’enfonce en lui pour ainsi dire et l’on s’y perd comme dans son élément et dans le vaste océan de l’amour et de la bonté infinie.

Les personnes qui essaient de se rendre fidèles et attentives à Dieu peuvent aussi en témoigner fidèlement. En effet, pendant qu’elles éprouvent le délaissement, le trouble, l’angoisse, la mort et l’abandon, elles sentent (f.60) d’ordinaire pendant tout ce temps que leur conscience est plus-tranquille et plus-pure, parce que Dieu les tient dès lors comme au creuset pour les affiner et les purifier intérieurement. Par là, il les rend davantage capables d’une union plus intime et plus parfaite avec sa divine Majesté. « Heureux sont ceux qui sont purs et nets de cœur, parcequ’ils verront Dieu » (Mt 5,8).

Pour avoir un cœur et une âme purs et nets, rien ne doit entrer en nous, sinon Dieu seul, d’une manière ineffable, c’est-à-dire dépouillée de toute forme sensible ou intellectuelle dont nous sommes prévenus et que nous connaissons en réfléchissant. Le signe et la marque de la venue de Dieu dans nos âmes et dans nos cœurs pour agir en eux, c’est cette inquiétude, cet appétit et ce désir que l’on ressent. Plus nous nous approchons de Dieu comme de notre centre, plus nous nous mouvons avec force et nous portons vers lui, et plus ardemment nous le désirons. Nous devenons toujours plus insatiables de lui parce que ce même/f.60v) appétit croît à mesure qu’il atteint Dieu comme son centre bien-aimé. De la même manière, si sa divine Majesté était par exemple un aimant, qui attirerait le fer de toute sa force sans y parvenir, si cet aimant était sensible, plus il s’approcherait de son objet, plus il serait attiré par lui et incliné vers lui, et de tout son pouvoir jusqu’à l’infini, si c’était possible.

Il en va de même pour le cœur animé et possédé par l’amour et l’Esprit de Dieu. Celui-ci en qualité de centre et d’objet fait dans ce même cœur par lui-même une impression objective grâce à sa bonté et à son amabilité infinie. Et en qualité de moteur et de principe, il provoque une impression et une impulsion vives avec un mouvement de grâce efficace, prévenante, qui le fait continuellement se mouvoir et se porter vers ce centre divin. Et parce que ce centre et cet objet ont un pouvoir d’attraction infini, ce cœur voudrait aussi l’aimer et lui correspondre à l’infini. Mais comme il ne le peut pas, cela fait naître en lui une perpétuelle inquiétude. Plus il approche de Dieu (f.61), plus il veut s’en approcher, plus il le touche et le goûte, plus il a soif et faim de sa divine possession et jouissance. Mais comme il ne peut pas l’aimer infiniment comme il le voudrait si cela lui était possible, tout en aimant Dieu sans cesse actuellement, il a l’impression qu’il ne l’aime pas, et qu’à tout instant, il commence à l’aimer comme s’il ne l’avait jamais aimé. Et cet appétit et ce désir insatiables d’aimer croissent à mesure que l’on goûte Dieu, dont la bonté la douceur et la suavité sont infinies. Et ce goût fait naître l’appétit et le désir, mais comme ils sont accompagnés d’une espèce d’inquiétude, de peine et de souffrance, ses actes sont bien plus méritoires.

Chapitre 4 De l’excellence de la vie intérieure.

Grâce à toutes les paroles précédentes, on peut juger de l’excellence et du mérite de la vie intérieure, de la vie d’oraison et de la conversation familière et continuelle avec Dieu. En effet, elle conduit l’âme et l’élève vers un genre de vie angélique et divine dans la mesure où celle-ci est possible en ce monde. Ainsi elle peut brûler continuellement d’amour, vivre uniquement d’amour et ne respirer que l’amour.

Et l’on ne doit pas s’imaginer que les personnes qui sont attirées et qui s’adonnent à l’oraison et à la contemplation demeurent dans l’oisiveté. Au contraire, elles agissent continuellement de la plus haute et de la plus excellente manière qui puisse exister sur la terre, à savoir en aimant Dieu d’un amour actuel de très pure charité. Cet amour est le même que celui des saints. Ceux-ci vivent seulement de ce que Dieu est Dieu, ils se reposent en cela seul, et que Dieu soit ce qu’il est leur suffit pour les rendre bienheureux.

Il en va de même des personnes vraiment contemplatives. Le regard de foi et d’amour avec lequel elles contemplent Dieu est un souvenir affectif et amoureux de ce qu’il est en lui-même. Par ce moyen, elles veulent pour lui et lui souhaitent tout le bonheur qu’il possède et se complaisent à l’infini en cette réalité même. Et cette bonté divine et infinie mérite aussi un amour et une complaissance infinis, qui dépasse les forces et les capacités finies et limitées de la créature. Aussi cette personne qui se voit encore en ce monde, comme elle ne met pas de limites à son amour, devient-elle insatiable de cet amour et de cette complaisance. C’est pourquoi elle ne dit jamais : « Cela suffit », mais elle aime toujours davantage et désire Dieu de ce pur amour d’amitié et de complaisance.

Voilà bien en quoi consiste notre vrai bonheur en ce monde. Il consiste à aimer Dieu actuellement et sans relâche d’un amour de charité. En effet, nous ne sommes pas nés seulement pour connaître Dieu, mais principalement et uniquement//f. 62v//pour l’aimer, et nous ne devons souhaiter le connaître f ; 62v que pour l’aimer. La grandeur, non de notre connaissance, mais de notre amour, sera la règle et la mesure infaillible de la grandeur de la gloire et du bonheur qui nous seront donnés au Ciel.

C’est pourquoi, pour aimer Dieu parfaitement dans cette vie-ci, il n’est pas nécessaire de le connaître parfaitement. Et bien que l’on ne puisse aimer une chose qu’on ne connaissait pas auparavant, de quelque manière que ce soit, pourtant, il est toujours vrai de dire que la grandeur de la dilection et de l’amour peut surpasser et surmonter celle de la théorie et de la connaissance. Nous ne connaissons pas Dieu immédiatement ici-bas. Nous le connaissons seulement par ses effets. Mais en ce qui concerne l’amour, nous pouvons sans difficulté l’aimer immédiatement et directement tel qu’il est dans en lui-même, et purement à cause de lui-même.

Que la foi nous apprenne que Dieu est un Être infini, (f.63), immense et inépuisable en bonté et en perfection, cela suffit pour nous obliger à rappeler toutes ses affections, en vue de les réunir et de les faire heureusement expirer dans ce centre divin. Nous puisons alors en lui toute notre force, toute notre vigueur et toute notre activité amoureuse, comme dans l’objet pour qui seul et pour l’amour duquel nous avons reçu la disposition, le pouvoir et la faculté d’aimer que nous possédons.

C’est pourquoi, comme nous possédons la charité qui est une participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime infiniment lui-même, elle nous donne la disposition et l’inclination pour tendre vers Dieu, et nous unir à lui par l’exercice d’un amour actuel. Cet amour est aussi grand et aussi fort que la force de la légèreté qui permet au feu de s’élever vers le haut et que celle de la pesanteur qui permet à la pierre de tomber vers le bas.

Malheureusement, nous croyons grâce à la foi que nous avons dans ces excellentes habitudes et dispositions, et dans ces belles vertus infuses qui se trouvent au fond de nous. Toutefois nous ne nous en servons pas et elles restent sans aucun effet, car/f.63 v/nous n’en produisons que fort rarement les actes. Il s’ensuit que nous n’avons pas l’expérience de l’état auquel nous sommes élevés par la grâce sanctifiante.



Chapitre 5. En quoi consiste la vraie contemplation dans cette vie ?

Lorsque nous disons que la vraie vie spirituelle et contemplative consiste dans la charité et dans l’amour de Dieu, ne pensons pas que ceux qui ont l’habitude d’une charité plus grande sont précisément de plus grands contemplatifs. L’habitude de la charité ne nous fait pas immédiatement sentir et goûter Dieu, jouir de Dieu, nous souvenir de lui, non. Mais ; mais c’est la charité actuelle et l’amour de Dieu actuel qui nous font sans cesse désirer Dieu, soupirer après lui, ne respirer que lui, et par conséquent arrêter à lui notre mémoire, notre intelligence, nos cœurs et nos volontés par une adhésion actuelle et continuelle à lui comme au centre de nos âmes. (f.64) C’est dans ce souvenir amoureux, affamé pour ainsi dire, et passionné par la jouissance de Dieu et sa présence continuelle, que consiste la vraie contemplation en ce monde-ci. Il faut être uni à Dieu, comme nous l’avons dit au Chapitre 2, par la pensée et par l’affection. La pensée seule sans l’affection et le désir n’unit pas l’âme à Dieu et ne la transforme pas en lui. L’affection et l’amour actuel ne peuvent exister sans la pensée qui l’accompagne.

Mais quand j’y pense, c’est une chose tout à fait digne de pitié de voir que presque tous les chrétiens, et même les religieux pourtant engagés par leur état et leur profession, en particulier nous autres, désirent avec une telle passion acquérir la connaissance de Dieu, et sont cependant très peu nombreux à rechercher la vraie connaissance de Dieu et des saints. Mais qu’est-ce donc que la vraie connaissance de Dieu ? N’est-ce pas une connaissance féconde, effective et efficace qui porte Dieu à s’aimer lui-même autant que sa Majesté infinie se reconnaît aimable, c’est-à-dire infiniment ? En Dieu, l’amour est aussi grand que la connaissance elle-même. En effet, il est un/f.64v/objet connaissable à l’infini, il est connu infiniment, et parce que l’amour répond à la connaissance, comme il se connaît aimable à l’infini, il faut nécessairement qu’il s’aime aussi infiniment.

Efforçons-nous aussi d’imiter cette connaissance de Dieu, de désirer le connaître uniquement pour l’aimer, et de l’aimer autant et même plus que nous le connaissons. Ce qui faisait dire à saint Pierre Thomas, un carme de notre Ordre, dans ses maximes : « Dire et croire que dans les voies de Dieu il y a beaucoup de difficultés, c’est un abus de plusieurs qui sont trompés sur ce point par le vice de leur imagination. En effet, il n’est question que d’aimer et d’aimer infiniment, si cela se pouvait, un Dieu infiniment aimable. »

Mais hélas ! nous ne le faisons pas et nous faisons même tout le contraire ! En effet, nous ne nous lassons pas d’étudier, de réfléchir, de raisonner, et nous sommes incapables de nous faire violence pour appliquer notre âme et notre cœur à l’oraison, je ne dis même pas une et deux heures par jour, et à l’exercice actuel de l’amour et de la présence de Dieu. Souvent, on ne le fait même pas du tout ! (f.65) Et nous savons cependant que ce n’est que par l’amour que nous approchons de Dieu, et que nous progressons dans l’union avec sa divine Majesté.

Toute la science et la connaissance spéculative de Dieu peuvent exister dans un homme en état de péché mortel. Hélas ! à quoi lui servent-elles s’il ne les met pas en pratique, sinon à devoir subir une plus sévère condamnation ?

Nous devons donc rechercher principalement la science des saints qui produit l’amour dans nos cœurs, et avoir pour seul objectif et seul projet, dans toutes les occupations auxquelles la Providence et l’obéissance nous appellent, celui de nous unir davantage à Dieu par amour.

Certains désirent sincèrement et en vérité vivre uniquement pour Dieu seul, et s’adonner entièrement au recueillement intérieur, à l’attention, à l’application et à l’union continuelle avec sa divine Majesté, par un retour et comme un reflux perpétuel d’amour en elle comme dans leur centre, et ils tâchent de se rendre fidèles à cet aimable et souverain exercice (si ce sont des personnes qui vivent sous l’obéissance)/f.65v/. Il est vrai que ceux-là ne doivent jamais refuser ce qu’on leur demande, même si ce sont des activités qui favorisent beaucoup l’extériorisation et distraient l’esprit. Parmi celles-ci, l’application à l’étude de la philosophie ou de la théologie ou d’autres matières est la plus rude de toutes. Et un religieux qui est attiré et adonné à la contemplation aimerait mieux se trouver au milieu d’une armée que parmi les arguments d’Aristote. La raison en est évidente, parce que dans l’un, seuls les sens seraient étourdis, mais dans l’autre, l’esprit paraît complètement absorbé. Dès lors, il semble ne plus être attentif à Dieu, mais avoir seulement l’intention et le désir de lui plaire dans cette occupation.

Néanmoins, lorsque l’obéissance nous appelle à ces études, nous devons nous y appliquer facilement, croire que Dieu nous le demande et y regarder sa volonté aimable. En effet, nous avons renoncé au-dedans à notre propre façon d’agir pour lui céder la place et pour le laisser nous prévenir et mouvoir sous son action divine d’une façon surnaturelle, par la touche et l’impulsion (f.66) continuelles qu’il donne à notre cœur et à notre désir de lui, en les touchant vivement et avec efficacité. De la même manière, dans toutes nos actions et activités extérieures, nous ne devons pas choisir ni décider par nous-mêmes, mais recevoir de Dieu son impulsion par la voie qu’il ordonne, c’est-à-dire par nos supérieurs, et par ceux qui tiennent sa place, par la bouche desquels il nous parle et nous manifeste ses volontés. C’est ce qui faisait dire au grand saint Ange de notre Ordre, dans ses maximes spirituelles, que le vrai obéissant doit embrasser dans un esprit de douceur, de suavité et d’indifférence, tout ce qui lui est légitimement commandé, sans examiner la chose qu’on lui commande, et même sans faire à ce sujet aucune réflexion volontaire.

De plus croyons que Dieu désire infiniment plus notre perfection intérieure que nous-mêmes. Et ainsi, puisque nous n’avons pas recherché ni obtenu par nous-mêmes cet état, cet emploi, et cette occupation où sa Providence nous appelle : lecteur, prédicateur/f.66.v/, confesseur, ou autre, nous devons croire que c’est lui directement qui nous porte et nous appelle à cela. Dès lors, croyons que sa Majesté prévoira que si nous lui sommes fidèles, comme il le désire et le demande de nous, nous progresserons davantage, même intérieurement.

En effet, au-dedans, nous vivons de foi et d’amour, et par ces actes, Dieu nous touche et nous attire à lui au-delà de nous-mêmes. Et nous devons agir de la même manière à l’extérieur, c’est-à-dire renoncer à tout choix et à toute élection, ne demandant et ne refusant rien, mais allant à l’aveugle là où l’Esprit de Dieu et sa volonté nous portent.

Après cela, il ne reste plus qu’à nous tenir fidèlement dans cette disposition et dans cette forte et ferme résolution actuelle, par exemple d’étudier, de prêcher, de confesser, de travailler, et d’exercer cet emploi uniquement pour aimer Dieu davantage. Non pas pour acquérir davantage de connaissances afin de nous appliquer davantage à Dieu, parce que celui qui est animé de l’Esprit de Dieu ne parviendrait pas à le faire en quelque sorte. Cela veut dire qu’il ne saurait se servir (f.67) pour aimer des connaissances acquises au moyen de la science, des spéculations et des raisonnements scolastiques. En effet, la simple foi, le goût et l’expérience que Dieu lui a communiqués de lui-même, les onctions et impressions diverses de son Esprit lui donnent un plus haut sentiment de sa Majesté. Ce n’est donc pas pour acquérir plus de connaissances afin d’aimer Dieu davantage, non, mais c’est pour en purifier davantage son âme et son cœur par la souffrance et la mort cruelle qu’il recevra de toutes ces pensées et connaissances créées que l’esprit sera contraint d’amasser par le raisonnement et l’application continuelle de l’intelligence, ce qui l’afflige et le tourmente sans cesse de façon inexprimable.

C’est bien là l’enfer le plus rude que puisse souffrir un cœur amoureux de son Dieu. Il ne cherche avec lui que la conversation, la présence, l’union uniquement, purement et simplement, et à se défaire et se dégager autant qu’il peut de tout ce qui n’est pas lui. Or, il se voit ainsi contraint de remplir et de meubler/f.67v/ son intelligence d’une infinité d’idées et d’images créées. C’est donc recevoir continuellement dans son logis le plus cruel et plus contraire ennemi qu’il ait au monde.

Mais gardons courage et consolons-nous dans cette situation où nous sommes distraits de Dieu par ces multiples discours et pensées sublimes, dont aucune n’est Dieu. Au contraire, nous adhérons à lui par un effort affectif, par un désir intime et la tendance amoureuse de notre cœur et de notre volonté, sans utiliser d’autre connaissance que celle de la foi, ce que je suppose. Aussi, plus ces nombreux discours et pensées semblent diminuer notre attrait, notre penchant et notre inclination vers Dieu comme pour les éteindre, plus ils provoqueront d’inquiétude, de mouvement et d’ardeur dans le cœur. C’est la même chose, d’une certaine façon, quand on s’efforce d’étouffer une grande flamme de feu en jetant dessus une matière lourde ; plus il est oppressé, plus il a de force et de vertu pour (f.68) agir, pour se mouvoir et s’élever plus vivement et plus fortement grâce à son élan naturel que l’on a arrêté de force.

Il en va de même en nous, quoique nous n’en ayons pas conscience et que nous n’y pensions pas, quand nous semblons complètement absorbés par les affaires, les spéculations, les activités. Néanmoins nous verrons ensuite que notre âme se trouve plus simple, plus épanouie et plus dilatée en Dieu que jamais. Et nous voyons par expérience que toute la science et la connaissance purement acquise ne touchent et ne se confondent pas non plus avec la science expérimentale que nous avons de Dieu, grâce à l’effort et à la tendance amoureuse de la volonté. La science acquise qui était en notre Seigneur n’empêchait pas dans son âme sainte la connaissance infuse qu’il avait du même objet.

C’est pourquoi l’âme dans cet état ne doit nullement se mettre en peine ni se troubler d’avoir en même temps au sujet de Dieu deux activités et deux attentions à la fois des sens, du discours et de la raison. Ce serait jouer à se casser la tête. En effet, plus on se rendrait attentif à l’une, moins on le serait à l’autre, comme si l’on voulait, par exemple, méditer sur l’amour et la bonté de Dieu, et en même temps raisonner et argumenter à son sujet. Ce sont deux choses naturellement incompatibles, et ce n’est pas nécessaire. Il faut s’appliquer à l’étude ou à quelque autre activité, comme si l’on n’avait que cela à faire. (Je parle pour ceux qui sont dans un état où l’on n’utilise ni la méditation, ni le raisonnement, ni aucune autre connaissance venant d’actes qui nous rappellent à Dieu). Il faut laisser Dieu agir pendant tout ce temps-là au centre du cœur et de la volonté que la divine Bonté attire, et qu’elle purifie comme une huile très pure, sans se mélanger à toutes ces choses créées, c’est-à-dire à tous les raisonnements, spéculations et connaissances de l’intelligence et de l’imagination. //Et la raison pour laquelle, après toutes ces spéculations et raisonnements, il semble que l’on n’a pas été uni à Dieu, c’est que nous n’avons pas ressenti alors son action, que nous n’en avons pas eu une connaissance réfléchie, et pourtant en effet, nous étions unis à lui très intimement, comme nous l’avons expliqué au chapitre 3 qui traitait de l’état de privation et de ténèbres.

J’en conclus ceci : pour les personnes qui se sont perdue en Dieu en déployant leurs facultés, un véritable attrait de Dieu étant toujours supposé, et qui se sont surpassées elles-mêmes, les études ou un autre exercice et une occupation quelconque, même la plus divertissante, qui les éloignent de Dieu et provoquent en elles un état de sécheresse et de privation continuelles, non seulement ne peuvent pas leur nuire, mais au contraire, ils ne servent qu’à les unir plus profondément à Dieu. Et je crois que si notre faiblesse pouvait soutenir Dieu avec le même désir et la même passion que sa divine Majesté et Bonté éprouve pour la pureté et la perfection de nos âmes,/f.69v/, Dieu nous laisserait toute notre vie dans un état de mort et de privation continuelle si nous en étions capables, comme l’ont ressenti les saints et les saintes qui ont traversé ces états.

Mais il faudrait qu’il nous donne des grâces extraordinaires pour continuer à vivre sans désespérer. Et sa divine sagesse, sa providence et sa conduite ne nous manqueraient jamais de son côté, pourvu que nous nous le laissions faire et que nous supportions généreusement son action divine et ses épreuves, comme en témoigne le Saint-Esprit par la bouche du Sage : « Supportez généreusement les épreuves et les actions de Dieu en vous ». Supportez-les patiemment et avec un esprit de foi, d’amour, de mort à vous-mêmes, de sacrifice et d’abandon de votre vie entre ses mains, afin de le laisser réaliser en vous tout ce qu’il lui plaira et comme il lui plaira. [Faites cela] sans vouloir connaître ce qu’il veut faire, autant qu’il le jugera à propos, pour vous reposer entièrement en lui et vous confier à lui, en étant persuadés et en croyant fermement qu’il agira toujours (f.70) bien. Mais hélas ! peu de gens parviennent à cette perte de soi, parce que peu veulent se perdre. « Qui perd sa vie, la trouvera », dit notre Seigneur. Heureuse perte cependant, qui fait que l’on se trouve soi-même en Dieu comme dans son centre.

Mais revenons à notre sujet. Ne nous imaginons donc pas que nous sommes loin de Dieu ou séparés de lui quand nous n’avons aucune bonne pensée ou aucun sentiment de sa divine Présence et de sa Majesté. Bien au contraire, c’est alors que nous sommes plus intimement unis à lui, et d’une façon plus dépouillée, plus pure, plus solide et plus-spirituelle, grâce aux actes de foi et de charité dont la tendance continuelle au fond de notre cœur et de notre volonté ne nous est pas sensible ni perceptible. Il en va de même pour beaucoup d’autres actes dont nous avons l’habitude et qui nous sont pour ainsi dire naturels. Nous ne les connaissons pas d’une connaissance rationnelle, mais nous y faisons réellement attention et sans cesse par un désir foncier et intime (/f. 70 v/sur lequel nous devons toujours nous apaiser, nous reposer et nous tenir comme en sécurité.

Expliquons ceci encore plus clairement : ceux qui sont accoutumés à faire tous leurs actes intérieurs ou extérieurs pour l’amour de Dieu sans aucune réflexion consciente, les font cependant aussi bien, et même plus parfaitement, que ceux qui ont conscience de les faire pour l’amour de Dieu, mais qui n’en ont pas encore l’habitude. La raison naturelle et morale de ceci est que la fin qui prédomine dans nos cœurs et nos volontés, est comme le premier mobile qui donne le branle et le mouvement à presque tous nos désirs, affections et inclinations. Quand une personne, par exemple, aime passionnément les richesses, tout ce qu’elle peut faire vise insensiblement à les obtenir, qu’elle aille et vienne, quoi qu’elle fasse, toutes ses activités ne visent qu’à gagner et à amasser des biens.

Il en va de même ici. Dieu est l’unique but poursuivi, non seulement en ce qui regarde l’intention, mais même en ce qui concerne l’attention (f.77) et le désir. En effet, il est notre unique trésor et nous croyons le posséder déjà. Ceci nous satisfait et nous attire insensiblement et produit en nous continuellement la faim et la soif de le posséder et de jouir de lui de plus en plus. Dès lors, il peut bien y avoir quelque trouble et une foule de pensées dans la région des sens, dans l’imagination et dans l’intelligence, cependant l’oreille de notre âme et de notre cœur est toujours ouverte à la voix éternelle et perpétuelle de ce maître inexorable, qui nous dit sans cesse au-dedans : « Aime, aime, aime celui qui t’a aimée éternellement et infiniment et qui t’aime encore actuellement et continuellement ». Cette voix impressionne notre cœur et ne lui donne pas de repos, mais elle le tient dans une agitation et un mouvement perpétuels afin que nous répondions à cet amour infini autant que nous le pouvons par une attention actuelle et continuelle.

J’avoue que ceux qui ne se sont pas encore bien dominés, et dont le sommet de l’âme, c’est-à-dire le fond du cœur et de la volonté n’est pas encore pénétré et enflammé de l’amour/f.71v/ divin, ni animé d’une grande faim et d’un grand désir de Dieu, ces personnes-là, dis-je, ont bien de la peine à se tenir en présence de Dieu au milieu de leurs activités extérieures, surtout quand elles raisonnent et dissertent avec leur intelligence. En effet, comme le moyen dont elles se servent est seulement un entretien familier et amoureux, qui s’interrompt devant ces discours et ces raisonnements, il leur semble ne plus être avec Dieu quand elles ne lui parlent plus. Cela les gêne infiniment et fait qu’elles n’osent pas s’appliquer entièrement à la spéculation et à l’étude, car elles sont convaincues qu’elles doivent être sensiblement attentives à la fois à Dieu en réfléchissant sur lui, et au sujet qu’elles méditent et ruminent. Ceci est important et digne d’être souligné pour toutes sortes de personnes adonnées à différentes activités, parce qu’elles pourraient ainsi altérer grandement leur santé et tomber dans des difficultés regrettables.

Voici donc ce qu’elles ont à faire dans de telles rencontres : se jeter en Dieu (f.72) profondément par une vue et un regard de foi, d’amour et d’abandon. Ensuite, qu’elles appliquent simplement leur esprit, c’est-à-dire leur mémoire et leur intelligence aux choses que Dieu leur demande, en considérant sa volonté aimable, en imitant nos saints Anges gardiens que la volonté de Dieu satisfait en tout lieu. Ils croient que sa Majesté les regarde continuellement comme s’il n’avait qu’elles au monde à considérer. Que ces personnes conservent le plus possible au fond de l’âme et du cœur un désir intime et un souvenir amoureux de Dieu. Ce désir et ce souvenir font qu’elles s’entretiendront sans cesse avec Dieu et témoigneront devant lui de leur amour et de leur fidélité, sans s’efforcer avec violence de toujours lui parler, ce qui pourrait beaucoup leur nuire plus tard. Mais elles pourront seulement, de temps en temps et par intervalles, s’unir à lui par des regards amoureux et des conversations essentielles de tout leur être, en s’épanchant en lui comme dans leur centre et et dans un vaste océan d’amour. Par exemple en disant : « Ô Dieu d’Amour, attirez-moi tout à vous ! Ô mon Centre et ma béatitude ! »/f.72v/ Et une des preuves que l’on peut avoir de n’être pas séparé de Dieu pendant tout ce temps, c’est qu’au sortir de là, on se sent porté à faire oraison et l’on éprouve au fond de son cœur et de sa volonté un certain penchant pour la présence de Dieu et un désir intime de lui. La peine intérieure que nous ressentons à cause de tous ces obstacles extérieurs témoigne encore envers Dieu de notre bonne volonté et de notre pureté d’intention.

Sur ce sujet, j’aurai à donner cet avis important : il serait très à propos de ne pas orienter trop tôt vers les études, ni vers les exercices et occupations qui favorisent beaucoup l’extraversion, les dissipations et les distractions, les personnes chez lesquelles on remarque un attrait particulier de Dieu pour les choses intérieures. En effet, elles pourraient manquer de temps pour bien connaître et distinguer leur attrait et leur état intérieur, et pour traverser les épreuves et les diverses voies inhérentes aux exercices de la vie spirituelle et à la pratique de la vertu et de la perfection à laquelle elles sont appelées. Par conséquent, elles risqueraient de ne jamais entrer (f.73) dans la chambre secrète du cœur de l’Epoux et dans les actions de son amour divin par lesquelles il agit en ceux qui lui demeurent fidèles.

Je pense aussi qu’il est très difficile, pour quelqu’un qui auparavant conversait et s’entretenait familièrement et amoureusement avec Dieu, et qui s’est adonné depuis à la spéculation et à l’étude des sciences, surtout de la la théologie, de rentrer dans cette voie d’amour sur-essentielle, c’est-à-dire sur-naturelle et infuse. En effet, comme cette personne n’en était encore qu’aux discours et aux actes, il lui sera très facile, en suivant son penchant naturel et délicat, sans le dépasser pour suivre l’attrait de Dieu et de son action divine, de puiser dans les motifs des vérités théologiques sur lesquelles elle aura réfléchi, et qui lui serviront d’intermédiaire entre Dieu et elle. Et partant, il serait bien plus avantageux pour ces personnes de passer deux, trois et même quatre années à mourir au raisonnement et aux actes formels, pour se laisser transformer dans l’amour, et pratiquer la vie affective et la science expérimentale de Dieu qui est la science des sciences. Quand elle en aura/f73v¨l’attrait et le goût, toute la science acquise n’aura aucune valeur pour elle, quoique cela la rende ensuite plus disposée et plus capable de l’acquérir, et pour la gloire de Dieu et pour le bien du prochain.

Chapitre 6 De la pratique des vertus dans cet état d’union.

Nous n’avons encore rien dit de la fidélité que l’on doit apporter à la pratique de toutes les vertus selon les occasions qui se présentent dans cet état, mais il suffit de dire que manquer à une seule, c’est manquer à l’amour. Et une personne ne peut le faire sans ressentir un grand reproche intérieur. En effet, comme elle est tout à Dieu et qu’elle ne vit que pour lui au-dedans, elle ne doit vivre que pour lui au-dehors. Et le même objet et principe l’anime au-dedans, il la fait agir et lui fait sans cesse rechercher la présence de son Dieu qui n’est autre que Dieu même. Il la porte aussi à produire au-dehors et à pratiquer les actes de vertu conformes à son état et aux occasions que la Providence lui présente pour accomplir ce projet où elle doit regarder Dieu présent. Dieu attend cela d’elle, il le souhaite et le réclame d’elle.

Dès lors, par exemple, si l’occasion se présente de souffrir quelque affront, quelque injure, calomnie, ou/f.74v/ médisance, naturellement parlant, on ne peut pas s’empêcher d’en ressentir vivement la peine et le coup, puisque la calomnie, dit le Saint Esprit, trouble même l’homme sage. Et Dieu ne nous défend pas de ressentir une douleur physique ou spirituelle. En effet, sa Majesté sait bien que nous sommes sensibles. En outre, sa sainte humanité, tout unie qu’elle fût à la divinité dans la personne du Verbe, devait par conséquent déployer toute sa force et sa vertu divines pour rendre son corps et son âme sainte insensibles aux douleurs et aux souffrances. Néanmoins en tant qu’homme, il a voulu les ressentir pour notre consolation et nous apprendre aussi la manière dont nous devons nous comporter à son exemple. Nous avons à dominer le plus possible les répugnances de la nature, des sens et de la raison pour dire avec lui du fond de l’âme et du cœur : « Toutefois, mon Dieu, que votre volonté soit faite, et non la mienne ». Tenons-nous fermes aussi, constants généreux et inébranlables dans ces rencontres pour boire le calice et avaler avec amour toute amertume, douce comme le lait, en la recevant comme de la main de Dieu, qui veut par ce moyen nous transformer et nous consommer en lui. (f.75) Enfin, le feu de la charité doit tout consumer en nous et faire mourir toutes les passions et affections que nous pourrions garder encore au-dehors, comme un brasier perpétuel allumé dans nos cœurs. Il brûlera et consumera alors tout ce qui semble empêcher sa flamme de monter dans sa sphère et dans son centre qui est Dieu même.

Dès lors, dans cet état, nous devons réfléchir seulement et volontiers à Dieu seul qu’on envisage toujours grâce au souvenir amoureux et ardent que nous avons de sa divine présence. Et, voyant que toutes ces contradictions et petites persécutions ne viennent que de lui et avec sa permission expresse, elles ne servent qu’à redoubler notre amour envers sa divine Majesté. Nous nous faisons une joie de voir que c’est pour nous une nouvelle occasion de lui plaire et de progresser davantage dans son amour et dans une union plus pure et plus-parfaite avec lui.

/f.75v/Il faut supposer le principe et la maxime qui suivent : au-dedans, tout l’exercice intérieur consiste dans un amour actuel de la charité divine, à la faveur duquel notre cœur se meut sans cesse et se porte continuellement vers Dieu comme vers son centre. De même, au-dehors, tout ce que nous faisons, omettons et souffrons doit être informé et animé de cet amour actuel et n’avoir immédiatement pour fin que Dieu seul. Il est l’unique objet que notre volonté continue à contempler et vers lequel elle tend sans cesse. Par ce moyen, approchons-nous davantage de lui comme de notre premier principe, de notre souverain et de notre fin ultime de telle sorte qu’en nous, tout ne soit que charité, informée et animée de la vision et de l’amour de Dieu seul.

Et c’est là le vrai secret et le moyen d’acquérir toutes les autres vertus de façon plus parfaite et plus solide que si nous les pratiquions pour leurs propres motifs et pour leur perfection (f.76) propre et particulière, car, étant créées, elles ne conduisent à Dieu qu’indirectement.

C’est donc la charité divine qui concerne Dieu directement et qui unit immédiatement la créature à lui, comme à son centre naturel. Elle est donc la seule règle et la seule mesure à laquelle correspond la jouissance de la fin et du souverain Bien auquel où nous aspirons et qui n’est rien moins que Dieu même. Ainsi, ceux qui auront désiré Dieu plus ardemment et auront soupiré et aspiré plus souvent et plus constamment à lui, le possèderont et en jouiront proportionnellement à leur désir, à leur ardeur et à leur amour actuel et continuel. En effet, à force de désirer, nous aurons fait naître en nous une plus grande soif, un plus grand appétit et une faim plus insatiable de Dieu. Et nous en serons remplis proportionnellement à l’appétit, à la faim, à la soif et par conséquent à la capacité plus au moins grande/f.76v/ que nous aurons acquise pour posséder Dieu et pour en jouir, grâce à notre fidélité à cet amour actuel et continuel. À ce propos, la fervente sainte Madeleine de Pazzi disait dans un transport d’amour : « Quelqu’un qui ne voudrait pas avoir une grande capacité d’âme et de cœur pour posséder Dieu et pour en jouir avec plus de plénitude, pour l’aimer et le glorifier plus hautement et plus parfaitement, ne saurait jamais aimer assez ».

La pratique des vertus mise à part, et dont on voudrait faire son exercice direct et principal, ne sert précisément qu’à écarter tout ce qui peut faire obstacle et tout ce qui pourrait empêcher l’envol de l’âme vers Dieu, accompli par la charité et par cet amour actuel. En effet, le propre des vertus consiste seulement à réguler nos passions et à nous aider à surmonter l’amour-propre et l’appétit de notre propre excellence. Mais malgré tout, l’âme n’est pas encore perdue en Dieu, et bien qu’elle produise des actes de vertu à cause de l’excellence et de l’honnêteté qui les accompagne, du profit et (f.77) des avantages qu’elle espère en retirer, toutefois cela sert seulement à l’embellir, à l’orner et à la disposer à l’union à Dieu par cette charité et cet amour actuel.

À ce sujet, on doit remarquer que, pour aller à Dieu et pour aspirer à l’union avec sa divine Majesté par l’exercice de cet amour actuel, cela ne signifie pas que l’on ait acquis auparavant toutes les vertus, et ce n‘est pas nécessaire. Mais pour y parvenir et les acquérir avec plus de facilité et de solidité, nous devons d’abord prendre Dieu pour notre objet, et nous l’imprimer bien avant dans le cœur comme notre principe premier et notre fin ultime, par laquelle nous sommes, nous vivons et nous respirons en ce monde. Et puis, en vertu de ce désir fort et efficace d’y arriver à n’importe quel prix, avec sa sainte grâce qui ne nous manque pas puisque nous sommes tous créés pour cette aimable fin, nous avons à prendre la forte résolution de surmonter généreusement tous les obstacles, les attaches et les difficultés que nos sens, nos humeurs, nos passions/f.77v/ et nos habitudes contraires pourraient nous opposer plus tard. Et dans la mesure où le désir de cette fin croîtra en nous, la facilité de produire et d’exercer les actes et les moyens d’y parvenir augmentera proportionnellement. Ce désir allumera, comme je le disais, un brasier dans notre cœur, et l’augmentant sans cesse, il consumera bien plus vite et plus efficacement tous nos attachements, nos imperfections, et nos mauvaises habitudes, que si nous mettions beaucoup de temps à les déraciner l’une après l’autre. C’est comme si, par comparaison, quelqu’un voulait défricher les ronces, les épines et les buissons d’un bois ou d’une forêt. Il est certain qu’il y en viendrait à bout bien mieux et bien plus vite en les brûlant que s’il voulait les arracher l’un après l’autre avec une serpe.

Tout ceci seulement pour montrer la manière dont ceux qui se conduisent par les voies solides de l’amour actuel pratiquent toutes les vertus. Tous le font pour le même motif et la même fin, quel que soit leur état, actif ou passif, c’est-à-dire soit qu’ils agissent ou non. S’ils sont encore actifs, c’est-à-dire s’ils conversent intérieurement avec Dieu par des discours et des conversations familières avec sa divine Majesté, tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils souffrent, ils le font pour plaire uniquement à celui avec qui ils entretiennent cette conversation et dont ils ont la présence imprimée et gravée au fond de l’âme et du cœur. Ils se comportent à l’égard de Dieu, comme on peut le faire dans une conversation civile et honnête, où l’on fait tout pour plaire à un ami et pour captiver de plus en plus sa bienveillance et son amitié. Ainsi agissons-nous envers l’objet de notre amour ; nous n’avons d’autre désir et d’autre passion que de plaire à Dieu de plus en plus en tout ce que nous faisons et en tout ce que nous disons. Nous agissons seulement pour plaire à celui à qui nous nous sommes totalement voués et consacrés.

Si nous ne sommes plus actifs et si nous sommes déjà conduits par les motions et l’action de la grâce et de l’Esprit de Dieu en nous, nous consumons tout dans la fournaise de notre amour, dont nous nous servons pour nous avancer davantage et nous enfoncer pour ainsi dire dans ce profond abîme d’amour. /f.78v/

Chapitre 7 Des tentations qui arrivent dans cet état.

Mais les personnes qui sont dans cet état ne sont pas impeccables et elles sont sujettes aux tentations comme les autres, comme en témoigne le grand Apôtre saint Paul, cet homme de feu, totalement plongé dans cet amour actuel et continuel de son Dieu, qui s’en plaint souvent dans ses épîtres : « Malheureux homme que je suis, dit-il, qui me délivrera de l’esclavage de ce corps de mort ? De peur que le grand nombre des révélations, des extases, des dons, des grâces et des faveurs reçus de mon Dieu ne me soient une occasion d’orgueil, il m’a été donné un ange de Satan qui me frappe continuellement. Et j’ai supplié trois fois le Seigneur avec instance de m’en délivrer par sa bonté. Et sa divine Majesté m’a répondu : Ma grâce te doit suffire, et tu ne dois pas t’en étonner ni t’en inquiéter, parce que la vertu s’affermit et se perfectionne dans la faiblesse. » (2 Cor 12,9). Et la plupart des saints ont été persécutés.

//Ce que nous devons faire dans ces situations difficiles, c’est dominer d’abord notre imagination, dès que nous y réfléchissons à la lumière de notre raison, comme l’ont pratiqué le pieux saint Bernard, le doux saint François, la séraphique sainte Thérèse et la fervente amante sainte Madeleine de Pazzi et tous ces grands cœurs amoureux de Dieu. Le vrai secret pour en venir à bout, c’est de ne les pas les combattre du tout et de les mépriser, parce que plus nous voulons les combattre, plus elles nous impressionnent. Supplions Notre Seigneur de prendre lui-même la place de la tentation et de remplir notre âme, notre [ ]395

Agissons dans ces moments difficiles à peu près comme une personne qui, dans une belle salle, regarde plusieurs tableaux dont elle est riche. Quand elle en voit un qui ne lui plaît pas, elle en détourne toute suite sa vue pour en regarder un autre, et elle fait cela presque sans réfléchir. Agissons de même dans ces occasions. Au moment où/f.79v/nous réfléchissons sur l’idée et sur l’objet mauvais, immédiatement sans hésiter, sans marchander et sans raisonner de propos délibéré, oublions-le totalement, sans revenir dessus volontairement, sous prétexte de nous examiner pour voir si nous y avons consenti ou non. Ceci est le plus court chemin pour en venir à bout. Comme pendant pendant l’oraison vocale ou mentale, rappelons-nous aussitôt la présence de Dieu qui ne nous perd jamais de vue, par un regard prolongé, amoureux et désireux de lui plaire. Il prouvera assez à sa divine Majesté l’aversion que nous avons de tout cela, et cette aversion nous vaudra même des mérites par ce moyen.

Dieu a voulu laisser cet ennemi en nous comme chez saint Paul et chez d’autres Saints, pour nous humilier et nous maintenir dans une sainte défiance de nous-mêmes. Ainsi, nous serons sans orgueil lorsque sa bonté nous accordera quelques grâces et faveurs extraordinaires et nous partagera certains dons qu’elle communique ordinairement à ceux qui l’aiment. Ainsi, nous nous attribuerons seulement le néant et le péché, qui sont les deux seules choses dont nous pouvons nous vanter.

(f.80) Quand nous aurons fait de notre côté tout notre possible pour ne consentir à rien et pour conserver notre cœur pur et net de toutes ces importunités de l’imagination et des sens, demeurons en repos et appuyons-nous sur notre Bien-Aimé pour nous occuper de lui seul. Si ces difficultés continuent, comme cela arrive souvent à cause de la vivacité et des extravagances de l’imagination ou à cause de l’instinct et de la méchanceté ordinaire du démon qui envie notre bonheur, redoublons alors de foi, de confiance et d’amour envers notre Dieu pour lui demander de l’aide et pour lui témoigner, par des gémissements profonds et amoureux, l’extrême douleur, horreur et aversion que nous avons de tout cela. Ceci résulte d’ailleurs de l’action de Dieu en nous et prouve que notre volonté n’y consent aucunement.

Du reste, ce n’est pas revenir à notre activité propre et à notre propre manière d’agir que d’utiliser/f.80v/ avec habileté notre esprit dans ces rencontres pour nous appliquer à quelque autre objet indifférent, utile ou nécessaire afin de distraire autant que possible notre imagination des objets contraires, soit en rappelant quelque chose dans la mémoire, soit en nous appliquant à l’étude, soit en nous occupant de quelqu’autre chose innocente et divertissante. En effet, il ne suffit pas de mépriser ces sortes de tentations, qui ne se combattent qu’en fuyant, mais il faut encore en concevoir une douleur et une horreur actuelle et formelle. Et Dieu ne veut pas que nous occupions notre mémoire et notre imagination de propos délibéré à des pensées dangereuses et nuisibles, alors que nous pouvons l’appliquer à des pensées bonnes et utiles à son service, comme d’étudier, de prier, d’agir, et d’autres choses semblables, et tout cela sans porter tort au regard amoureux de l’âme, comme nous l’avons expliqué au chapitre 5.

Il est donc bon quand on se voit attaqué par des choses semblables et que l’on est en solitude et quand c’est facile (f.81), de prendre un livre ou d’écrire, ou de s’appliquer à quelqu’autre chose qui est sans danger. Le seul motif est que Dieu veut que nous fassions de notre côté tout notre possible pour fuir la tentation. Celle-ci n’est pas comme les autres qui se combattent de front et par des actes formels, mais cette tentation est bien plus périlleuse et dangereuse à cause du penchant et du mauvais attrait vers les choses sensibles de notre misérable nature. C’est pourquoi il est bien plus utile de la combattre de la manière que nous avons dite, plutôt en la fuyant qu’en combattant et en s’occupant de quelqu’autre objet sans danger dès qu’on y réfléchit, de peur de se laisser volontairement attirer par elle un tant soit peu. C’est pourquoi les plus grands saints ont fui de toutes leurs forces ce qui pouvait donner la moindre entrée à toutes ces idées et pensées mauvaises.

Et bien que ce soit Notre Seigneur/f.81v/ qui permette que ces sortes de tentations nous arrivent pour notre plus-grand bien, comme nous l’avons vu chez le grand apôtre saint Paul, et comme l’ont expérimenté d’autres saints et saintes comme saint Benoît, saint François, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérese, sainte Madeleine de Pazzi et plusieurs autres, cependant sa Majesté ne veut pas que nous les combattions de front, mais que nous les fuyions au plutôt, non seulement en n’y consentant pas, mais encore en les empêchant de naître en nous autant que possible avec sa sainte grâce. Et je ne crois pas qu’on soit obligé de divertir ailleurs sa pensée, sa mémoire et son intelligence, en supposant que les imaginations soient vives et les pensées de longue durée, sauf si c’est nécessaire, comme lorsque l’on entend les confessions ou qu’on lit des questions sur ce sujet.

Il n’en va pas de même des autres pensées, auxquelles il suffit de renoncer ou qu’il suffit de mépriser pour anéantir toute leur force d’attraction. (f.82) C’est pourquoi un esprit vigoureux et généreux ne doit pas les apprécier plus qu’on apprécie des mouches qui passent devant les yeux, ou des rêveries et des contes d’une folle qui parlerait à nos oreilles. Nous devons agir de la même manière à l’égard de notre imagination qui est une puissance extrêmement errante, folle et insolente, dont on ne peut venir à bout qu’en la méprisant et ne l’écoutant pas volontiers.

Quant aux autres tentations, en particulier celles qui viennent de l’appétit irascible ou de la colère, comme sont tous les mouvements d’impatience, d’indignation, de ressentiment, d’aversion et d’autres, un cœur animé de l’amour de son Dieu doit les changer et les brûler très vite au feu de l’amour et de la charité. Résistons-lui avec d’autant plus d’affection pour notre prochain que nous en ressentons des mouvements contraires et des répugnances du côté de la nature et de la raison. Essayons d’étouffer ces sentiments mauvais jusque dans leurs racines avant qu’ils commencent tant soit peu à paraître. Pour/f.82v/ parler plus clairement, veillons à ne pas les laisser sortir au-dehors, mais étouffons-les généreusement en regardant Dieu et son amour, et adoptons des sentiments de compassion à l’égard de ceux contre qui nous sommes en colère. Et quand l’émotion et les premiers mouvements seront passés, il sera bon de leur parler et de les avertir avec discrétion et prudence, avec un esprit de charité, si cela convient, comme le faisait saint François de Sales qui ne parlait jamais lorsqu’il se sentait bouleversé.

Évitons d’avoir trop de zèle parce que la passion s’y mêle bien souvent. En effet, comme cet état intérieur est une vraie mort au-dedans et que l’on avance plus en souffrant qu’en agissant, il doit en être de même au-dehors. Soyons charitables, doux et patients avec excès, s’il faut ainsi parler, et ne soyons jamais indignés volontairement contre qui que ce soit, même quand nous sommes supérieurs, ou quand nous nous y sentons obligés par (F ; 83) motif de conscience.

Une autre excellente pratique pour les personnes vraiment intérieures, c’est de ne jamais se porter d’elles-mêmes et par une inclination naturelle au-devant des choses qui paraissent au-dehors, surtout celles qui sont extraordinaires. Mais qu’elles attendent que Dieu les y pousse et les y conduise lui-même, en supposant toujours qu’elles ne sont pas obligatoires et que le prochain n’en recevra aucun préjudice ni aucun mauvais exemple.

Le vrai secret en tout ceci, c’est de se tenir toujours d’humeur égale et en équilibre, avec un regard plein de foi et d’amour, et d’accomplir toutes ses actions dans cette même visée, tâchant de les prévoir toutes autant que possible, sans qu’il n’y en ait aucune d’imprévue et de non choisie, et d’imiter notre Auteur. Dieu faisait tout avec poids, nombre et mesure, et il nous ordonne par la bouche du Sage d’être parfaits dans toutes nos œuvres et de les accomplir avec un maximum d’excellence. /f.83v/ Ce qui se réalisera avec d’autant plus de facilité que la lumière divine ne manquera pas d’éclairer tous nos pas, en toutes circonstances, même dans les moments de privation et de sécheresse, comme dans les moments de jouissance et de plénitude.

Et quand nous aurons fait quelque chose en vue de Dieu qui n’a pas réuissi, et que l’on voit qu’il fallait faire autrement, nous ne devons pas penser toutefois que nous avons mal agi. En effet, notre intention était bonne et que nous ne pouvons pas toujours tout prévoir.

Enfin, pour bien réussir dans toutes nos occupations et nos activités, il est fort à propos et fort nécessaire de nous prescrire sans cesse quelque temps de repos et de recueillement devant Dieu, quand bien même nous ne pourrions pas jouir d’une paix et d’une tranquillité d’esprit senties à cause de l’embarras des affaires. Cependant, à ce moment-là, cette difficulté donnera de l’intelligence, comme dit le Prophète (Is 29,19), c’est-à-dire l’effort que nous pourrons faire pour revenir à nous-mêmes et (f.84) à notre raison illuminée, nous éclairera et nous fera voir dans la lumière de Dieu les fautes, les indiscrétions et les surprises que nous aurons pu commettre dans la journée.



Chapitre 8 L’état de sécheresse et de privation nous rend très semblables à Jésus crucifié.

L’un des plus puissants motifs qui doit encore nous porter à faire de l’occupation et de la conversation avec Dieu non seulement notre action principale, mais encore notre unique nécessaire et notre tout, c’est la très haute conformité que nous acquérons par ce moyen à Jésus crucifié. La raison en est que nous l’imitons au plus fort et au plus cruel de ses souffrances, c’est-à-dire dans l’abandon intérieur auquel son humanité sainte fut réduite au jardin des Oliviers. Il l’a montré par la tristesse mortelle qu’il ressentit dans son âme sainte à ce moment-là et par/f.80v/ la sueur de sang qui apparut sur son Corps sacré. De même sur la Croix, il a voulu exprimer l’excès de cet abandon par un cri presque de désespoir adressé à son Père éternel : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? » (Mt 27,46)

Aussi les personnes qui ont laissé Dieu agir dans leur vie plutôt que d’agir elles-mêmes, se trouvent-elles d’ordinaire dans l’état où était Notre Seigneur pendant sa vie mortelle sujette à la souffrance. En effet, son âme très sainte agissait toujours par amour, en voyant Dieu face à face et en le connaissant intimement. Cependant, il n’en laissait rejaillir aucun rayon de lumière, de joie ou de consolation dans son corps et dans son âme. Au contraire, il conservait par un très grand miracle une souveraine tristesse avec une joie souveraine dans son âme raisonnable, sans que la joie diminue sa tristesse, comme s’il ne sentait aucune joie.

De même, une personne qui connaît cet état est tellement unie à Dieu grâce à l’action très secrète et unitive des puissances supérieures que sont l’intelligence (f.85) et la volonté, que rien n’en paraît  dans ses facultés inférieures. Dès lors, ces personnes pensent qu’elles n’ont pas plus le sentiment de Dieu que quelque chrétien épais qui n’a jamais entendu parler de l’oraison. Elles sont comblées de chagrin, de trouble, d’indignation et de murmures. Elles se voient dans un tel état que tout leur déplaît, et le pire pour elles est qu’elles ne peuvent même pas objectiver cela pour le souffrir avec patience et en y consentant. Au contraire, elles ressentent en elles-mêmes une telle impatience, que si Dieu ne les retenait pas, elles tomberaient dans le désespoir.

C’est bien là un vrai purgatoire pour elles, fort semblable à celui que souffrent les âmes après la mort. Leurs consolations, si elles en ont, ne sont pas comme celles des martyrs. Celles-ci étaient si nombreuses qu’elles diminuaient leurs souffrances en les enivrant pour ainsi dire de l’amour de Dieu. Mais là, c’est une sorte de consolation que ces personnes ne connaissent pas par la raison. Ce sont uniquement/f.85v/ la foi, la confiance et l’amour qui les tiennent attachées à la volonté de Dieu. Ceci ne les empêche pas de souffrir aussi vivement la peine du feu que si elles ne croyaient pas, n’espéraient pas et n’aimaient pas, et de ressentir une douleur et une tristesse infinies.

Il en va de même des personnes que Dieu possède, et qu’il meut et conduit par sa propre action. Sa Majesté les purifie dans un purgatoire presque semblable, sans ressources, sans qu’elles puissent diminuer leur souffrance un tant soit peu, se plaindre à lui ou y consentir, ce qui leur apporterait un quelconque soulagement.

Elles ne savent que souffrir, et encore elles ne semblent pas souffrir, mais elles sont les plus impatientes du monde. Et pourtant, au milieu de tout cela, elles demeurent très-attachées à Dieu qui fait peser sa main sur elles, non pas positivement en les affligeant, mais en retirant d’elles tout son concours et ses grâces sensibles. Il les laisse dans la pure nature et entre les (f.86) mains de leurs ennemis : le démon, le monde et la nature sensible qui lui livrent combat chacun à leur tour. Dès lors, sa Majesté les tient attachées à lui uniquement par une sorte de petit filet qu’elles ne perçoivent pas, c’est-à-dire par un acte de foi et d’amour passif. Elles restent très soumises au bon plaisir de Dieu, sans pouvoir le lui témoigner, et même sans presque pouvoir le croire.

Mais sa divine Majesté le voit assez, et leur cœur est entre ses mains bien plus fortement et même plus profondément qu’au moment où elles éprouvaient un état de plénitude et de connaissance rationnelle de Dieu. Et quand elles jouissaient ainsi de lui, s’il leur était arrivé quelque chose de désagréable à ses yeux, ou qui tourne tant soit peu à pécher, leur cœur rempli d’une grâce sensible aurait tout de suite rejeté cela et très rapidement, avec haine, aversion et horreur, car elles l’auraient alors perçu par un témoignage intérieur. De même aussi dans ce purgatoire intime, puisque leur cœur/f.86v/ reste toujours uni à Dieu, ces personnes éprouvent sans cesse des sentiments d’aversion, de haine et d’horreur envers tout ce qui est contraire à l’objet de leur amour. Elles connaissaient Dieu quand elles étaient consolées et jouissaient sensiblement de lui. Mais comme elles n’ont pas une connaissance rationnelle de leur état, elles n’en éprouvent pas une aussi grande horreur par des actes formels et sensibles ???

Je l’affirme bien davantage : même si elles commettaient des actes qui sembleraient d’impatience, comme le saint homme Job qui disait au plus fort de son épreuve : « Que périsse le jour où je suis né ! J’ai perdu tout espoir » (Job 3,3) et d’autres sentiments semblables, elles ne pécheraient pas. En effet, cela ne se passe que dans la partie inférieure et raisonnable et dans l’imagination sensible, tandis que le fond de leur âme reste très uni à Dieu, très conforme et soumis à son bon plaisir. Il en allait de même dans l’âme de mon Sauveur dans son agonie, sans comparaison cependant, quand sa sainte humanité disait : « Mon Père, s’il est possible, je vous prie (f.87,) de me dispenser de boire ce Calice ». En effet, en même temps, le fond de sa volonté ne faisait qu’un avec celle de son Père, comme il le fait voir par ces paroles : « Toutefois, que votre volonté soit faite et non pas la mienne ». (Mt 26,39)

Ceci rend ces souffrances extrêmement méritoires pour ces personnes-là. En effet, leur très grande facilité à faire le bien et l’habitude presque naturelle qu’elles ont acquise par la grâce prévenante, grâce à leur collaboration et à leur fidélité, ne diminuent en rien leur mérite. Au contraire, elles l’augmentent beaucoup, quoiqu’elles agissent presque sans peine et sans difficulté. De même aussi en ce qui regarde la souffrance. Bien qu’elles semblent manifester de grands mouvements et sentiments d’impatience au milieu de leur épreuve et de leur purgatoire, cependant, puisqu’elles avaient auparavant confié à Dieu toute leur volonté pour qu’il les meuve et les conduise, cette même volonté meurt mille fois de douleur de se voir si misérable en manquant de patience. Elles croient ne pas en avoir, mais en réalité, elles en possèdent éminemment.

/f.87v/Il arrive souvent, quand nous sommes dans la sécheresse, que nous ne ressentions ni ferveur ni facilité dans tous les exercices et que nous jugions alors que nous n’avons ni désir, ni amour de Dieu, ce qui nous fait dire comme le Roi prophète  « Mon âme a désiré désirer » (Ps 118, 174). Pourtant, il est certain que nous possédons à ce moment-là un désir plus grand que lorsque nous éprouvions la plus grande ferveur. Mais cela vient de ce que nous ne le sentons pas malgré nos grands efforts. En effet, nous avons l’impression de porter alors un plus lourd fardeau sur les épaules qui nous empêche d’avancer, mais qui ne nous empêche pas de nous efforcer de faire des efforts. À ce propos, il est bon de remarquer que plus nous avons de peine, plus nous progressons sur les chemins de Dieu, comme nous l’assure le grand apôtre Paul : « Chacun recevra à la mesure de son travail » (1 Cor 3,8).

D’où l’on conclut encore que l’état de manque et de souffrance est bien plus méritoire que l’autre. En effet, nous sommes alors comme engloutis dans un profond abîme, presque comme (f.88) quelqu’un qui se trouve au fond d’un puits. Cette personne en vérité voit bien la lumière de loin, mais si l’on ferme l’ouverture du puits, quelle peine, quel chagrin, quel désespoir ! Ce que nous exprime assez bien le même Roi prophète qui a traversé ces états, quand il dit : « « Mon Dieu, que je ne sois pas englouti dans l’abîme, et que la gueule du puits ne se referme pas sur moi. » (Ps 68,16)

Lorsqu’une personne est dans la souffrance, elle a l’impression qu’un grand chaos, c’est-à-dire un grand nuage, une grande obscurité et confusion la sépare de Dieu. Ce qui fait qu’elle se consume elle-même en douleurs et gémissements parce qu’elle a perdu ce qu’elle poursuit. Mais ces brouillards ne lui en font pas perdre le souvenir. Au contraire, ils ne servent qu’à augmenter davantage ce souvenir ainsi que son désir, comme si on voulait jeter de l’huile sur le feu pour l’éteindre. Dès lors, pendant tout ce temps, elle est inconsolable de l’absence et de la séparation de son Bien-Aimé. Et elle lui dit sans cesse comme l’épouse/f.88v/ du Cantique : « Venez, mon Bien-Aimé ! » (7, 12).

En effet, bien qu’elle ne soit pas avec Dieu en jouissant de lui de façon concrète et sensible, elle y est effectivement par le souvenir de sa divine présence, grâce à la foi, en esprit et en vérité. Et la douleur actuelle qu’elle ressent de son absence est seulement un désir très fort, très vif et très pressant de sa présence, et un rappel continuel de la chose perdue ou éloignée. C’est ce que veut exprimer le grand Apôtre (Rom 8. 26) lorsqu’il dit que le Saint Esprit prie en nous avec des gémissements ineffables. Cela signifie que le Saint Esprit, qui est le maître et le divin possesseur de notre cœur et de notre volonté, fait crier l’âme et la fait soupirer d’une manière inconcevable pendant qu’elle n’a plus le goût de Dieu. Dès lors, elle demeure toujours avec son Bien-Aimé soit en jouissant de lui et en le possédant, soit en le cherchant et en restant attentive à lui.

Toutefois, comme la vie parfaite ne consiste pas dans la jouissance, mais seulement dans le désir et dans la recherche et la poursuite, — en effet, il est nécessaire de toujours courir (f.89) sans s’arrêter — je n’estime pas, dit le même apôtre, avoir encore reçu ce que je cherche ni ce que je souhaite avec tant d’ardeur et d’affection, ni être pleinement parfait et content : « C’est pourquoi je poursuis ma course et m’efforce d’arriver au but, pour remporter le prix auquel mon Dieu m’appelle dans mon Sauveur Jésus-Christ » (Ph 3, 13-14). Et celui qui travaille le plus et fait davantage d’effort, c’est celui qui court le plus vite. C’est pourquoi l’on avance bien plus en souffrant, en soupirant et en mourant pour ainsi dire de douleur et de regret de l’absence de Dieu, qu’en le caressant, en l’embrassant et en l’aimant d’un grand amour au moment où il est présent.

Prenons un exemple. Un mari connaît vraiment la grandeur de l’amour et de la fidélité de sa femme par les caresses qu’elle lui procure, par l’attachement qu’elle a pour lui et par sa présence quand elle le possède et qu’elle jouit de sa conversation, de ses entretiens, de ses caresses continuelles. Mais il la connaît tout autant par la douleur, le chagrin et l’impatience que lui cause son absence, surtout quand il apprend qu’elle languit loin de lui, qu’elle est inconsolable, que sa vie n’est faite que de larmes, de soupirs et de sanglots. Ce sont des marques certaines qu’il est la vie de sa vie, puisqu’elle ne peut vivre sans lui, et que, pendant son absence, la vie lui est une mort. Et si le mari connaissait l’état et les dispositions de sa femme, ne formerait-il pas à nouveau le projet de l’aimer par-dessus tout et de lui donner désormais d’autant plus de sujets de satisfaction, d’amour et de consolation, que son ennui, ses peines et ses langueurs ont été plus-grands. En effet, la plénitude de passion et de jouissance doit répondre à la grandeur du désir et de l’affection. Et afin de se communiquer davantage, il est nécessaire qu’il se fasse aussi désirer et rechercher davantage, et par conséquent il faut nécessairement qu’il s’absente.

C’est ce qui a fait dire à Notre Seigneur, s’adressant à ses apôtres et à ses disciples, lorsqu’il leur apparaissait de temps en temps après sa résurrection : « Il vous (f.90) est avantageux que je m’en aille, parce que si je ne m’en vais, vous ne recevrez pas le Saint-Esprit, et si vous consentez à mon absence, je vous l’enverrai. » (Jn 16,7). Il voulait les sevrer peu à peu de l’appui trop sensible de sa présence divine et faire croître davantage leur foi, leur confiance, leur amour et leur désir de lui. Il voulait ainsi les disposer à recevoir ses lumières, ses grâces, ses faveurs et la plénitude des dons de son divin Esprit, compte tenu de leur vide, de leurs dispositions et de leurs capacités.

Si Dieu venait à nous pour nous remplir et nous combler tout d’un coup de son amour et de ses dons, dès les premiers désirs que nous éprouvons, nous ne progresserions pas aussi vite, c’est certain. En effet, Dieu est infiniment aimable, et plus on l’aime, plus on ressent le désir de l’aimer au moment où l’âme sent et goûte sa présence. Toutefois, la connaissance rationnelle que l’on a de l’amour et de la présence divine est un certain appui et un/f.90v/ repos que l’on prend en soi et qui explique que nous n’aimons pas Dieu aussi purement. C’est pourquoi il est nécessaire que nous en soyons privés, afin qu’il n’existe rien en nous qui ne tende à lui, et que n’ayant aucun sentiment de lui, nous nous dépassions nous-mêmes afin de vivre uniquement pour lui : « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui » (Ct 2, 16).



Chapitre 9 Comment l’âme peut excellemment utiliser, dans toutes ces voies mystiques et dans tous ces états perdus, plusieurs passages de l’Écriture Sainte. Conclusion sur la vérité et la solidité de l’état de contemplation passive.

Dans toutes ces voies mystiques et perdues, nous nous servons fort à propos de plusieurs sentences et maximes de l’Écriture Sainte. Elles nous sont infiniment avantageuses pour accepter Dieu dans toutes les épreuves par où sa divine Majesté nous fait passer, pour nous disposer de plus en plus et sans cesse à une union plus-pure et plus-parfaite avec lui. Le grand saint Augustin en témoigne : « Videz, videz-vous entièrement de vous-mêmes, et de tout ce qui n’est pas Dieu en vous, afin que ce souverain Bien qui n’est qu’amour et qui ne demande qu’à se communiquer, vous remplisse à la mesure de votre vide. Sortez, sortez de vous-mêmes et de la région des sens/f.91v/ et de toutes les créatures lorsque sa divine Bonté vous appelle et vous attire à l’intérieur, pour mieux vous abandonner à l’action de son amour ».

Et voici les passages de l’Écriture : « Si vous ne croyez pas, vous n’entendrez pas (Is 7,8).

“Le juste vit de la foi et par la foi” (Gal 3,11) qui agit grâce à la charité, son principe et sa fin. “Votre foi vous a sauvée, demeurez en paix”, dit Notre Seigneur à Marie-Madeleine.

“Les vrais adorateurs adoreront mon Père en esprit et en vérité, et mon Père en cherche de tels adorateurs” (Jn 4, 23-24) qui l’adorent en esprit de foi, en vérité de sacrifice et d’amour.

Quand Dieu agit en nous, nous ne savons pas ce qu’il fait sur le moment, mais ensuite, sa Majesté nous le fait comprendre, lorsqu’elle le juge à propos, comme un effet et un fruit de notre foi. Nous ne connaissons d’habitude les voies mystiques qu’après les avoir traversées.

“J’ai dit au milieu des ténèbres qu’elles étaient capables de m’accabler et de m’ensevelir, mais j’ai vu, selon ma propre expérience, dit le Roi prophète, que ma nuit est devenue lumière” (Ps 138,11-12) au milieu des délices spirituelles. En effet, les ténèbres qui viennent de votre part, ô mon Dieu, ne sont jamais suivies d’obscurité, et leur nuit deviendra claire comme le plus beau jour, sa lumière grandit proportionnellement aux ténèbres.

(f.92) Pendant cette période de ténèbres, nous devons imiter le père des croyants, le patriarche Abraham, avoir une espérance ferme contre toute apparence d’espoir (Rm 4,18), et croire que nous allons bien quand nous pensons aller< mal.

“S’il me tuait et s’il devait me perdre, j’espérerais en lui”, disait le saint homme Job au plus fort de son épreuve et de son abandon ».

Nous devons imiter Moïse, qui supporta et soutint l’invisible comme s’il l’avait vu (Hb 11,27). Nous pouvons nous représenter Dieu comme faisant son séjour et sa demeure dans un lieu très élevé. Plus nous nous approchons de lui, plus il s’éloigne de nous (Ps 90,9), parce qu’il nous paraît toujours plus-incompréhensible. Plus quelqu’un comprend l’infini, plus il l’ignore et voit clairement qu’il ne peut le comprendre. En effet, comme il est infini, immense et inépuisable, il est par conséquent inaccessible à nos esprits et impénétrable pour nos/f.92v/ pensées (Si 18,5).

C’est pourquoi sur cette voie de l’amour, on commence toujours. Quand on croit avoir tout achevé, en cela même on ne fait que commencer : Et quelqu’un qui aura expérimenté cette conduite intérieure et mystique pendant cent ans, verra, par exemple, au dernier moment qu’il n’a pas encore commencé. La raison en est qu’il tendait à l’infini et que celui-ci n’a aucune proportion avec le fini. Plus nous entrons profondément en nous pour trouver Dieu, plus sa divine Majesté s’élève au-dessus de nous pour se faire davantage désirer et rechercher (Ps 63,8).

Ces voies de l’amour sont véritablement les secrets cachés de la sagesse divine que Dieu manifeste et découvre aux personnes fidèles qui s’en rendent dignes et qui s’abandonnent à son aimable conduite lors qu’elles y sont attirées et appelées (Ps 50,8). C’est la manne cachée que personne ne connaît, sauf celui qui l’a goûtée et expérimentée. « Manna absconditum » (Ap 2, 17). Tout ce qu’il y a de plus élevé et de plus haut dans vos divines communications et vos torrents divins est venu m’inonder, ô mon Seigneur, disait le Roi prophète.

(f.93) Ce sont cependant des choses qu’il nous est permis de désirer, puisque c’est en cela que consiste notre union à Dieu comme au centre de nos âmes où nous devons aspirer continuellement. Nous pouvons connaître cet état dès maintenant. Il est comme un état médian, situé entre l’état des saints et celui des chrétiens ordinaires, qui sont encore sur la route et en chemin.

La différence entre les saints, les chrétiens voyageurs ordinaires et les personnes vraiment spirituelles et mystiques, c’est que les premiers voient Dieu et y goûtent grâce à la lumière de gloire et à l’amour dont sa Majesté les remplit continuellement.

« Nous verrons la lumière dans votre lumière », disait le Roi prophète, et vous nous enivrez de vos torrents éternels de plaisir et d’amour. Les chrétiens ordinaires ne voient Dieu et ne goûtent à lui que par les lumières d’une foi et d’un amour général et confus. Les personnes intérieures ne voient pas Dieu en vérité avec les lumières de la foi, mais elles goûtent à lui et en ont une connaissance/f.93v/ infuse et expérimentale. C’est comme si une personne nous assurait que le miel auquel nous n’avons jamais goûté est doux. Nous en concevrions d’abord l’idée comme d’une chose douce, seulement parce qu’on nous le dit, mais si nous venions ensuite à en goûter, nous en serions sûrs grâce à notre propre expérience, ce qui serait très différent de la simple connaissance que nous en aurions eue auparavant.

De même cette science expérimentale de Dieu n’est pas un don gratuit, comme nous l’avons remarqué, et comme le seraient par exemple le don de prophétie ou d’autres. Mais c’est le fruit et le résultat de l’amour et du désir actuel de Dieu. Il est aussi infini dans sa bonté et sa douceur naturelle que dans son essence divine, et la Majesté nous remplit entièrement corps et âme de sa même essence infinie. C’est pourquoi elle nous comble aussi de sa même bonté et douceur pourvu que nous lui fassions place en nous, en lui abandonnant les puissances de notre âme lorsqu’il veut s’en emparer pour agir lui-même en elle, principalement en notre volonté. Nous sommes (f.94) altérés, affamés et insatiables, et Dieu étant l’objet de cette faim et de cette soif qui sont très intimement en nous, et plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, il s’ensuit que, que lorsque nous le désirons, nous le possédons tout à la fois. Mais comme Dieu est infini, sa Majesté se plaît à allumer et à augmenter d’autant plus cette soif et cette faim de lui avec le désir insatiable de le posséder. « Ceux qui me boivent, dit le Saint-Esprit par la bouche du Sage, auront encore soif » (Sir 24, 21).

Comme cette soif et cette faim de Dieu sont accompagnées de peine et de désir, elles sont très méritoires pour nous, elles s’étendent, nous dilatent et nous donnent une grandeur et une capacité comme infinies et sans mesure qui va toujours en augmentant. Nous pourrons dès lors recevoir un jour dans la gloire une plénitude de jouissance et de possession à la mesure de notre désir insatiable de Dieu. Dieu a jeté un feu du ciel (Jr 1,13) dans mon âme et dans mon cœur. Il me consume jusqu’à la moelle des os, il me remplit de lumière et d’amour et dans ce divin objet, me découvre tous les jours de nouveaux charmes qui rendent mon désir de lui de plus en plus insatiable.

/f.94v/ Cet amour divin est comparable à la fièvre qui mange et qui consume jusqu’à la moelle des os. C’est de ce feu d’amour que mourut le séraphique saint François qui devint physiquement aussi sec qu’un squelette. Il est arrivé la même chose à la fervente amante sainte Madeleine de Pazzi, à sainte Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune, et à plusieurs autres saints et saintes.

Il est bien vrai que cet amour ne s’étend pas toujours aux sens corporels, témoin le grand saint Antoine. Il était rempli de cet amour et il avait toujours un visage frais et vermeil comme une rose. Pourtant il connaissait des états et des expériences désertiques, comme on le peut voir par une réflexion sur ses sentiments rapportés par Cassien : « Celui-ci, disait-il, quand il se rappelait ce qu’il avait fait pendant son oraison, trouvait qu’elle n’était pas parfaite. »

Celui qui ne pratique que la méditation sait ce qu’il fait, et celui qui s’entretient familièrement avec Dieu et converse amoureusement avec lui peut savoir ce qu’il pense et ce qu’il dit, aussi bien que ceux qui aspirent sans cesse à lui par des (f95) conversations essentielles et des rappels continuels de sa divine présence.

On peut donc croire ceci : saint Antoine pensait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une façon inconnue, sans aucun discours structuré et divisé en parties, sans raisonnements ni images ? créées. C’est Dieu qui agit divinement dans l’âme, il l’inspire sans cesse. Et l’âme à son tour coopère d’une manière non seulement vitale et animée, mais aussi vraiment libre et par conséquent méritoire. Cette action divine n’est autre qu’un vif souvenir, infiniment désireux du souverain Bien. Cela se fait sans le secours et sans l’aide d’aucune forme ni d’aucune image créée, ni d’aucune autre connaissance que celle qui vient du désir et de la soif de ce Bien infini.

Mais comme il est impossible de désirer actuellement et d’aimer quelque chose dont on ne se souvient plus, on appelle ce désir regard amoureux. Remarquons bien/f.95v/que l’union sanctifiante et transformante de nos âmes avec Dieu ne consiste pas seulement dans le simple souvenir de Dieu, considéré par la foi comme dépassant toute forme d’images ou d’apparences ? sans aucun amour actuel de lui. Non, mais c’est dans cet amour actuel qu’elle consiste comme dans la vertu unitive qui unit l’âme à Dieu comme à son centre bien-aimé. En cela, on peut voir la même différence qui existe entre deux personnes dont l’une sait où est le trésor de l’autre, sans pourtant le posséder ni avoir quelque droit sur lui. Le souvenir qu’elle en a est bien différent qu’en garde son propriétaire, parce qu’elle s’en souvient seulement en le désirant avec peine, avec crainte et avec inquiétude. « Là où est ton trésor, dit Notre Seigneur, là est ton cœur. »(Mt 6,21)

Ce souvenir simple que l’on a de Dieu, est semblable à celui que l’on a de quelque mets délicieux, du nectar par exemple, de l’ambroisie, ou de quelque autre liqueur précieuse qu’on aurait goûtée autrefois, et qui implique le désir et l’amour.

Ou bien il en va de même quand on nous a montré un (f.96) un grand trésor et qu’on nous a fait espérer l’obtenir. L’affection et l’inclination que nous ressentons pour ce trésor fait que nous y pensons souvent, surtout quand on nous donne quelques gages et quelque assurance de pouvoir le posséder.

De même, quand une personne comprend et sait de connaissance certaine par les lumières de la foi que Dieu est un Etre infini qui est en même temps la vie et la bonté infiniment aimable, cela lui suffit, après avoir retiré son cœur et son affection des choses de la terre, pour se jeter à corps perdu dans cet abîme de bonté par ses désirs, ses efforts et ses élans d’amour. Ceux-ci, qui croissent de plus en plus la font heureusement demeurer là où est tout son trésor et tout son bien. Elle se tient alors, comme dit l’amoureux saint Augustin, davantage dans le lieu où elle aime que dans celui où elle vit, avec un amour vraiment extatique, non plus sensible, mais fort divin et surnaturel.

En effet, n’est-ce pas une extase continuelle de n’avoir plus d’autre activité/f.96v/ naturelle, mais d’être revêtu d’une autre toute divine et surnaturelle ? Celle-ci est une très haute participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle on peut vivre de la vie même de Dieu. Cette vie, c’est l’acte éternel d’amour et de connaissance que sa Majesté possède de son essence infinie, et c’est aussi l’activité des saints par lequel ils voient Dieu et jouissent de lui.

Il est vrai que notre état dans ce monde est comme opposé à celui de la gloire. En effet, dans la gloire, selon le sentiment du Docteur angélique, la connaissance précède l’amour et est comme première. Mais ici, la connaissance est causée par l’amour qui rend la mémoire attentive à l’objet désiré. Celle-ci est continuellement remplie de suavité divine, et goûte en vérité combien Dieu est suave, doux et charmant (Ps 33, 9). Dès lors, ceci fait que le don de sagesse, que l’on appelle science savoureuse, correspond à la charité, comme le don de l’intelligence correspond à la foi. En effet, l’amour cause le désir, le désir cause la recherche, la recherche permet (f.97) la possession, et la possession d’une chose bonne nous en donne le goût et l’expérience, de même que le goût accompagne l’appétit.

Il faut donc en conclure qu’il n’existe pas d’autre moyen en ce monde pour connaître vraiment qui est Dieu, que la voie du goût et de l’expérience savoureuse. Et l’on y parvient seulement par l’exercice constant, fort et généreux d’un amour continuel, et par une soif insatiable que l’on a de l’eau qui jaillit (Jn 4,14) jusque dans la vie éternelle. Plus on fait d’actes d’amour, plus on excite cet amour, plus on l’allume, jusqu’à ce que le cœur en soit tout pénétré et tout transporté. Dès lors, Dieu en prend lui-même possession et il le plonge en lui comme dans un vaste océan de bonté infinie qui le remplit. Mais cette bonté l’altère davantage, elle accroît sa soif, elle augmente et dilate sa capacité afin qu’elle s’abreuve avec un nouveau surcroît de plénitude à ce divin torrent de volupté et de délices incomparables.

On peut donc voir que les personnes qui connaissent ces états ne sont pas sans rien faire. Au contraire, elles agissent sans cesse en aimant/f.97v/, et cet amour actuel engendre en elles à tout moment le souvenir de la bonté et de l’essence infinie de Dieu. Ces personnes ne peuvent aimer ni posséder Dieu comme sa divine Majesté le mérite, mais elles-mêmes le souhaitent passionnément.

Ce souvenir pressant, insatiable et désireux de Dieu, comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est la plus haute vision que l’on peut avoir de Dieu en ce monde-ci. En effet, elle renferme la foi et y ajoute encore le don de sagesse, qui est comme le goût et l’expérience des choses que nous croyons.

Voilà la science des saints (Proverbes 9,10), même celle des Séraphins qu’il nous est permis de désirer. En effet, on l’obtient uniquement par les croix, les épreuves, les privations, les manques, par un parfait dépouillement de tout soi-même, par un abandon général de tout ce qui n’est pas Dieu et par un effort généreux de notre volonté. Celle-ci est prévenue et aidée de la grâce qui ne lui manque jamais, et tout cet état ne vise qu’à nous sanctifier, à faire naître en nous toutes les vertus et à nous en faire exercer les actes avec un souverain degré d’excellence et de perfection, c’est-à-dire en Dieu et pour Dieu. Nous tous donc qui aspirons à la perfection, ayons ce sentiment, ce but et ce dessein. (Ph 3,16).

FIN







Exercice spirituel

Notes d’édition

Cette traduction a privilégié le sens par rapport à la forme du texte pour deux raisons.

Tout d’abord, cet écrit présente une anthropologie différente. Ainsi l’âme au féminin désigne clairement aujourd’hui l’être humain tout entier, corps et âme. En outre, ce texte s’adressant à des religieux, il a semblé préférable d’introduire la forme masculine du sujet. Ce terme fut donc le plus souvent traduit dans le texte par « le frère ».

Le terme « mortification » a été traduit tantôt par « maîtrise », « pénitence », « humiliation », mots plus familiers de nos jours. Toutefois une note serait bienvenue pour expliquer que ces actes peineux ont pour but d’engendrer la vie et non la mort chez le novice.

Un autre passage délicat est celui qui traite de l’union à Dieu en termes d’épousailles. Bien que cette métaphore soit traditionnelle dans la spiritualité, il a paru préférable de parler d’alliance entre Dieu et le religieux carme, et d’introduire là encore la forme masculine du sujet. Ainsi, « ma fille », mis dans la bouche de Dieu, a été traduit par « mon fils » et ainsi de suite. Enfin, la métaphore du Cantique des cantiques (chapitre 7, 12) fut rendue par le verbe « s’offrir ».

Il a semblé que ces transpositions soient nécessaires afin de rendre ce texte savoureux accessible aux lecteurs contemporains.



EXERCICE SPIRITUEL DES FRÈRES TANT NOVICES QUE PROFÈS VIVANT DANS LE NOVICIAT DE NOTRE CARMEL DE REDON

PROLOGUE

Permets-moi, Seigneur Jésus Christ, d’exposer ici simplement, à la louange de ton nom, l’esprit intérieur et extérieur qui anime nos frères, novices comme profès, de ce noviciat de Redon qui t’appartient. Ils sauront alors, partout où ils iront, le garder intact et marcher sans défaillance, avec ton aide, guidés par son éclatante perfection.

Chapitre I. Du fondement de leur vocation

Et d’abord, que chaque frère, au moment même où il entre dans notre Ordre, sache ceci : le fondement de notre observance ne consiste pas dans une sorte de programme unique et de bon ton consistant à vivre comme il convient. Il ne réside pas non plus dans la seule ponctualité à l’Office divin, de jour comme de nuit, ni dans les cérémonies qui l’accompagnent, ni simplement dans la stricte discipline des autres activités extérieures. Il consiste bien plutôt dans l’application continuelle à la sainte oraison et à la méditation, ainsi que dans la mort et le renoncement à soi-même, s’exerçant sans cesse et de manière radicale. C’est en effet sur ces deux socles de l’authentique vie religieuse qu’il t’a plu, ô Seigneur Dieu, de nous affermir et de nous garder jusqu’à présent jusqu’ici.

Cette application à la sainte prière n’est rien d’autre que l’attention vraie, totale, active portée à Dieu, quand toutes les forces de l’âme tendent amoureusement vers lui. Ceci nous lie et nous unit tout entiers à Dieu lui-même, au point de nous faire, presque toujours, converser avec lui à toute heure et en tout lieu.

Quant à la maîtrise396 extérieure et intérieure, elle provient de cette attention à Dieu et elle est comme le fruit que la présence divine fait naître en nos frères. Cette présence, comme cette attention, les attire intérieurement à Dieu, elle les pousse aussi à accomplir des actes de vertu pour être agréable, au-dedans et au-dehors, à celui à qui ils souhaitent s’unir totalement.

Tous leurs exercices intérieurs s’apparentent pour eux à la fréquentation intime de Dieu. Ils apprendront alors à vivre en eux-mêmes et à parler avec lui de maint sujet de méditation comme la mort, le jugement dernier, la gloire du ciel, l’atroce passion du Seigneur, les bienfaits généraux et particuliers et notamment leur propre conversion à la vie religieuse. Ils se demanderont alors en eux-mêmes ce que Dieu exige d’eux, ce qu’ils sont venus chercher, avec quelle bonté il les conduit à se repentir.

Sur ces sujets et d’autres semblables, les frères s’efforcent, chacun de son côté, de s’épanouir mentalement devant Dieu, menant toute spéculation ou méditation à la manière d’une conversation. Et, faisant corps avec Dieu par cette conversation intime, ils n’accompliront des actions manifestant telle ou telle vertu, comme l’humilité, la patience, l’obéissance, la résignation, qu’à la seule fin de plaire par de tels actes à celui avec qui ils conversent en esprit. Ils savent en effet que sur tous les points il doit y avoir un parfait accord, comme entre deux amis, aussi bien dans leurs désirs que dans leur conduite et leurs actions. Ainsi cette conversation mutuelle peut être digne et porter du fruit.

Cette fréquentation intime par laquelle ils s’appliquent à vivre pour Dieu ne consiste pas dans une application des sens ressentie ou véhémente venant de l’imagination, pas plus que dans une extrême tension cérébrale, mais dans une adhésion de l’esprit, raisonnable, volontaire, aimante, ardente, haletante, épuisante. Celle-ci accompagne les élans démesurés du cœur, les entretiens amoureux, les ardents soupirs, les mots qui jaillissent, grâce auxquels ils se tiennent unis à leur Dieu comme à leur bien suprême.

Le signe clair de cette présence divine en eux, le voici : c’est bien sûr la crainte filiale et pure de déplaire à Dieu. Dans la moindre parole, le moindre fait, ils la gardent comme une braise dans le secret de leur cœur, désirant passionnément lui plaire. Ils se tiennent en sa présence et disent en leur cœur : « La lumière de ton visage s’est manifestée sur nous, Seigneur (Psaume 4, 7) ; Seigneur, je marcherai dans la lumière de ton visage » (cf. Psaume 88, 16).

CHAPITRE 2. Moyens pour se tenir sans cesse en présence de Dieu

Au moment même où quelqu’un revêt l’habit de notre Ordre, on lui conseille, dans le Christ, de demander à celui qui l’a appelé la grâce de persévérer, afin de se donner à son projet avec une plus grande ardeur, de demander à Dieu la contrition concernant sa vie passée. On l’engage de surcroît à considérer souvent en présence de Dieu en quel grand danger pour son salut il se trouvait, comment il a vécu dans le siècle, non pas comme un homme doué de raison, mais comme une bête sauvage, pataugeant dans les désirs de sa chair comme un porc « dans la fange de sa souillure » (2 P 2, 22), sans aucun souvenir de Dieu, comme si pour lui Dieu n’existait pas. Une lumière intérieure lui fera reconnaître que les rixes, les jeux, le vagabondage, pour ne pas parler de péchés plus graves qu’il a enregistrés sur son compte, c’était là tout son plaisir : aimer son Dieu était le dernier des soucis de son cœur. La bonté éternelle ne répétait-elle pas sans cesse : « Jusques à quand, mon fils, vas -tu m’offenser de la sorte ? Jusques à quand raviveras-tu mes blessures ? Tourne-toi vers moi, mon fils, et abandonne ces mauvais désirs et ta débauche ! ». Mais lui, qu’en pensait-il en lui-même ? Que répondait-il à de tels reproches ? Est-ce que, tel un cochon dans la fange de sa souillure, il prêtait la moindre attention à ces paroles de son Dieu, plongé qu’il était dans les ordures de sa sensualité ? Mais la force de cet appel intérieur avait beau le lui prescrire, il disait comme dans un demi-sommeil : « Oui, Seigneur », mais il n’en faisait rien. Que serait-il advenu de lui finalement, si Dieu l’avait méprisé et abandonné, comme lui-même méprisait son Dieu ? Où serait-il allé, sinon dans le lac de l’enfer, digne récompense de ses péchés ? C’est bien là que l’entraînait sa sensualité débridée.

Quand tout cela aura été examiné minutieusement, passé et repassé chaque jour, son cœur s’étonnera de l’infinie bonté de Dieu qui a terrassé son mal et qui, dans sa miséricorde, l’a conduit dans cette sainte vie religieuse. Ensuite, frappé de douleur, il demandera pardon en pleurant et il décidera en lui-même de réformer sa vie de fond en comble et de se consacrer à Dieu seul tous les jours de sa vie avec un immense désir, dans les pleurs et les gémissements, dans un esprit d’humilité et de contrition. Il adoptera un à un tous les actes de la vie religieuse : maîtrise des sens extérieurs, maîtrise des passions, renoncement à sa volonté propre, abandon de son jugement personnel et, en outre, les jeûnes, les veilles, les châtiments et autres désagréments de ce type, qui n’auront pour lui d’autre but, par de tels actes de pénitence, que de plaire à son Dieu qu’il a offensé gravement par les vices contraires.

Par exemple, quand il s’attaque à la maîtrise des yeux, il se tourne vers Dieu en lui disant à peu près ceci : « Ah ! Seigneur mon Dieu, je t’ai trop offensé par mes yeux en regardant à satiété des spectacles superficiels et sans valeur dont j’ai souillé mon cœur. Mais maintenant, Seigneur, je souhaite te les offrir sans tache et c’est pourquoi je veux à l’avenir regarder seulement ce qui plaît à ta volonté ».

Pour la maîtrise de la langue, voici ce qu’il avance : « Ah ! Seigneur, je t’ai trop offensé par ma langue en proférant des propos sans intérêt, inutiles et souvent mensongers et malhonnêtes. Pitié, Seigneur, car désormais je veux expier par le silence les fautes commises par mes bavardages stupides ».

S’il lui arrive d’éprouver de la lassitude dans sa solitude, sur-le-champ, à genoux il résiste comme un homme : « Seigneur mon Dieu, me voici lassé de prier ici en ta présence. Autrefois, cela ne me fatiguait pas de passer mes jours et mes nuits à jouer, à m’amuser et à t’offenser ! Ah, Seigneur mon Dieu, je t’ai trop offensé par ma débauche bestiale, quand je me déchaînais tel un cheval sans frein. Mais maintenant je veux faire pénitence pour de telles fautes, puisque aussi bien tu m’accordes le temps que je souhaitais pour cela, et c’est pourquoi je resterai ici, reclus, à te prier de bien vouloir pardonner à ton serviteur. »

Dans toutes les tentations, d’où qu’elles viennent, concernant le monde ou l’abandon de sa vocation, il garde le ferme propos de ne pas s’y attarder, de ne pas rétorquer, de ne pas discuter, mais de se réfugier auprès de Dieu avec toute la force de son ardeur spirituelle. Et il grave jusqu’au tréfonds de son cœur un acte disant à peu près ceci : « Seigneur mon Dieu, dans ton infinie bonté, tu m’as appelé à toi ; c’est cette même bonté qui te fera me conserver à ton saint service ». Cet acte, il le garde avec tant de fermeté que jamais il ne s’en détourne, quelle que soit la cause de ces assauts, mais il le redit dans son cœur aussi souvent qu’il se sent attaqué et harcelé.

Si jamais, comme cela arrive, il se sent découragé par les difficultés qu’il endure : veilles, jeûnes, étude de la prière, silence et autres exercices de maîtrise de soi, aussitôt il se tourne vers la prière, en sachant parfaitement que toute la vertu et les capacités du religieux résident en Dieu qui ne refuse pas sa grâce à ceux qui le prient avec confiance et humilité.

Aussi, de toutes les fibres de son cœur, il prie et s’accuse devant lui en ces termes : « Et alors, mon Dieu, pourquoi suis-je venu ici ? Serait-ce pour plaisanter ? Pour dormir, bien manger et jouer ? Tu sais, Seigneur, que ce ne fut pas mon intention, mais si je suis venu ici, c’est pour jeûner, prier, veiller et faire pénitence en tout point. Oui, Seigneur, tel est mon désir, mais ma chair est faible, elle renâcle et regimbe : aide-moi, Seigneur, au nom de cette bonté infinie par laquelle tu m’as gardé jusqu’à présent dans ce saint projet. »

Après que nos frères se sont appliqués avec zèle à ces exercices et à d’autres semblables et que Dieu les a inondés de sa lumière intérieure pour connaître les fautes de leur jeunesse, en fonction de ce qui paraît utile au Père Maître des novices, ils font une confession approfondie ou même générale de leur vie entière. Et une fois celle-ci faite et prononcée par chacun selon ses possibilités, on leur conseille de repenser ensuite à leurs péchés non pas tant dans le détail que selon leurs catégories. Qu’ils ne se laissent pas aller à quelque inquiétude méticuleuse, mais qu’ils abandonnent tout à l’abîme de l’infinie bonté de Dieu. Ils vivront ainsi dans la sainte liberté d’esprit des fils de Dieu qu’ils ont conscience d’être, dès lors qu’ils ont le ferme propos de le servir et de lui être attachés pour toujours. Cette liberté d’esprit leur est si fortement recommandée et prescrite qu’on leur commande de ne pas se laisser troubler et inquiéter par leurs défaillances, si graves soient-elles, mais de s’humilier profondément en présence de Dieu. Celui-ci se sert de ces défaillances pour leur faire expérimenter leur propre fragilité. Même s’ils tombaient cent fois par jour, qu’aussi souvent ils se tournent humblement vers Dieu comme vers un ami Et la confiance avec laquelle ils le font en dernier lieu est aussi forte que lors de la première fois. En effet, ils ont conscience que la grâce divine a déjà agi en eux dès lors qu’ils désirent se corriger.

Nous voici au terme de l’explication simple, mais vraie concernant l’esprit dans lequel nos frères entament leur combat spirituel. C’est, Seigneur, un esprit de componction, qui devient successivement un esprit habituel d’amour et de charité, dans lequel ensuite ils sont si fortement enracinés et établis qu’ils n’en sont jamais arrachés. Très nombreux sont ceux qui en ont fait l’expérience, aidés, Seigneur, par ta grâce pour la louange de ton nom.



CHAPITRE 3. Comment initier les novices à la méditation et à l’oraison

Pour permettre aux novices un large accès à une méditation fructueuse, alors qu’ils sont encore ignorants, simples débutants sans expérience, on leur donne d’importantes méditations, comme celles du P. Granat, du P. À Ponte, toutes faites et classées, et d’autres semblables pour qu’ils aient toujours une documentation abondante. Et même, comme ils sont en friche et maladroits, incapables de trouver quoi que ce soit par la réflexion et l’examen, qu’ils n’aillent pas jouer avec excès de leur imagination et de leur sensibilité, pour s’acharner, nuire à leur tête comme à leur estomac, ce qui les rendrait ensuite impropres à pratiquer l’oraison.

Voici l’ordre à respecter dans l’oraison : d’abord, une fois arrivés au lieu de l’oraison, ils offrent à Dieu tout le sujet qu’ils ont entrepris de méditer, comme un petit bouquet, dans une rapide élévation de leur cœur. Et ils le lui recommandent, le priant de bien vouloir être pour eux un chef fidèle afin qu’ils puissent ressentir les fruits qu’ils attendent de leur méditation en vue de sa louange. Ensuite, ils brassent dans leur esprit tout ce qu’ils ont retenu de leur sujet, en s’y fixant jusqu’à ce que les points essentiels se présentent à leur esprit. Qu’ils s’efforcent de les développer en ordre et en détail, pour que leur discours devienne plus consistant et que, devenu trop pointilleux, il ne s’éparpille pas.

Cependant ils n’attendent pas que l’oraison soit terminée pour produire des élans et de fermes résolutions, mais immédiatement après chaque méditation, ils tirent d’eux une impulsion et un acte de volonté. Ainsi, s’ils ne voulaient produire des sentiments qu’à la fin de leur oraison, ils évitent d’élaborer un discours plutôt qu’une oraison affectueuse, n’agissant qu’avec leur intellect, alors qu’ils devraient agir seulement avec leur volonté. En effet, ils s’efforceraient alors de relier entre eux les premiers et les derniers éléments par des arguments, des déductions, des antithèses, qui sont des actes intellectuels. Ils perdraient ainsi le fruit essentiel de l’oraison, à savoir l’échauffement ardent de la volonté et ils quitteraient l’oraison convaincus de manière humaine plutôt qu’enflammés par Dieu. Il faut donc agir de telle sorte que l’élan suive immédiatement la méditation, ce qu’ils font en réalité. Néanmoins, ils peuvent, vers la fin de l’oraison, produire des élans répétés : car une bonne oraison doit se conclure dans un élan.

Cependant comme ils n’en sont encore qu’au début de cet art, on va veiller prudemment à ce que la pauvreté de leur raisonnement et la conversation avec Dieu ne les découragent pas. Aussi pour aider leur mémoire et leur intelligence, on leur propose de diviser leur oraison de la manière suivante : offrande, demande, action de grâces, qui sont les éléments affectifs, pour que, s’ils perdent pied dans la méditation, ils se mettent à produire des actes de ce type, dans la mesure du possible. Notez que l’on ne propose que deux thèmes, méditation et élan affectif, à ceux qui sont déjà avancés.

À noter que les oraisons des débutants ont beau être très artificielles et trop peu affectives, il n’en est pas moins profitable de les maintenir quelque temps dans cette sorte de réflexion, d’arrangement, de préparation, plutôt que de les voir nuire à leur tête et à leur estomac en se forçant trop violemment et sensiblement à l’élan de l’affectivité. Il arrivera en effet qu’ils seront amenés peu à peu à une conversation permanente avec Dieu, qui consistera à la fois en une méditation et en un élan affectif. Car qu’est-ce qui les empêcherait de trouver, de réfléchir, d’examiner, de produire des élans sur n’importe quel sujet en s’entretenant avec Dieu, en lui posant des questions sur le pourquoi et le comment, avec objections, répliques, assentiment, plutôt qu’en se parlant uniquement à eux-mêmes dans la solitude ? Sans compter que de cette façon, ils mélangeront l’affectif à l’intellect, au point qu’on ne pourra distinguer l’un de l’autre. En effet, par cette sorte de conversation permanente, ils se montreront orientés par l’intellect et l’affectif vers celui avec qui ils parlent.

Quand dans l’oraison ils sont si stériles et si fades qu’ils ne peuvent ni parler avec Dieu ni méditer, ni rien penser de bon sur lui, mais qu’au contraire ils sont pleins d’idées folles venant de l’imagination et de pensées délirantes, ce n’est pas une raison pour qu’ils s’acharnent à fuir de telles mauvaises bêtes avec toute la vigueur de leurs sens. Ils sont sûrs que nous sommes incapables de ne pas éprouver de vaines pensées, mais ils croient fermement que Dieu, dans son immense bonté, porte à leur crédit comme un grand mérite cette énorme souffrance que de telles imaginations engendrent dans leur cœur. Et il n’y a pas là péché, loin de là !

Mais comme ils craignent trop souvent que leur négligence ou un autre défaut ne donne prise à de telles idées folles, voici la méthode qu’ils observent : d’abord, s’ils ont manqué de maîtrise de soi sur un point avec leurs yeux, leur langue ou n’importe quel autre sens désordonné, et dont l’image leur revient à l’esprit et les obsède, jamais ils ne se demandent d’où cela leur vient, mais ils le reçoivent de la main très bienveillante de Dieu. Celui-ci laisse entrer en eux de telles idées, tentations, pensées, importunités pour les éprouver sur le chemin de l’humiliation et de la charité.

Aussi, voilà les deux seules causes qu’ils admettent dans toutes leurs contrariétés : par elles, Dieu veut m’éprouver et m’humilier pour que je reconnaisse que je ne suis rien, que je ne peux rien, que de moi je ne peux tirer rien de bon. Mais il ne suffit pas de savoir cela : il veut de surcroît m’éprouver et voir si je me retrouverai en situation d’affliction, et si, malgré mon impuissance, je n’essaierai pas moins de réagir, autant que possible, de gémir, d’attendre patiemment et de tenir bon dans la joie jusqu’à sa venue.

Rassemblant tout cela dans une rapide élévation du cœur et s’épanchant dans la bonne volonté de Dieu, ils expriment dans leur oraison autant qu’ils peuvent quelques parenthèses amoureuses sur leur propre misère : « O Seigneur Dieu, oui, je vois clairement que sans toi je ne peux rien. Je pensais, Seigneur, pouvoir m’étendre facilement sur un sujet aussi riche et aussi varié, et me voici paralysé dès le début : aide-moi, Seigneur Dieu, au cas où tu voudrais me voir progresser plus avant ».

Cette brève oraison une fois formulée (si toutefois ils peuvent émettre quelque chose de ce genre), Dieu les ramène bien souvent dans le droit chemin. S’il ne le fait pas et s’ils restent arides, stériles, tourmentés, désemparés (s’ils sont vraiment des novices), quand le lieu s’y prête, ils prennent un livre et en le lisant ils s’efforcent de parler avec Dieu. Ou bien ils prient et formulent à haute voix leurs actes intérieurs ou ils récitent tout haut un psaume ou le rosaire.

Mais si les frères sont déjà à un stade avancé dans la pratique de l’oraison et bien solides dans leur grand désir intime de plaire à Dieu seul et de ne penser qu’à lui, ils restent en sa présence, comme des agneaux devant le tondeur, souffrant, gémissant et soupirant profondément vers Dieu à cause du fardeau de leur pauvreté et de leur grande misère. Ils attendent la venue du Seigneur qui relève le malheureux de sa poussière et arrache le pauvre de son fumier, pour le combler de joie par son visage et ainsi il laisse enfin ses serviteurs aguerris s’entretenir librement avec lui.

L’essentiel est qu’ils ne reculent jamais, mais ils doivent croire fermement que l’immense souffrance que de tels désagréments, lubies et troubles leur font subir, se fait leur interprète pour crier devant Dieu comme un acte incessant qui les unit à Lui. Car comment pourraient-ils tant souffrir de l’absence de quelqu’un qu’ils n’aimeraient pas ? Un ami, quand il est séparé de son ami, ressent en son cœur la tristesse de l’absence de celui qu’il aime, parce qu’il l’aime. Et ainsi la souffrance dans le cœur de celui qui déplore l’absence témoigne de l’amour de l’objet regretté. C’est ce qui se passe entre un frère attaché à Dieu et son Dieu, son Aimé. Le Seigneur s’éloigne de lui quand il lui retire toute faculté de converser avec lui, quand il l’abandonne à sa sécheresse et le laisse assailli de partout. Mais, parce qu’il aime son Dieu, dans le cœur de cet ami règne la tristesse de l’absence du Bien-Aimé et de tout ce qui semble le soustraire à son amour comme les idées futiles, les pensées importunes. La force à s’élancer vers le Bien-Aimé lui transperce le cœur d’une douleur poignante et le fait presque toujours gémir profondément : « Ah, Seigneur, où suis-je ? Où es-tu, Seigneur ? Aide-moi ! ».

Voilà les gémissements dont il est dit que l’Esprit de la bien-aimée prie pour elle en gémissements indescriptibles (cf. Romains 3, 28). Voilà la mélopée de la tourterelle qui ne saurait être consolée de la perte de son bien-aimé et qui va se faire entendre jusque chez son Bien-Aimé céleste (cf. Cantique 2, 12). Car souvent, quand elle y pense le moins, Dieu l’aide par son simple visage, il le fait rayonner sur sa servante et, bien que ceux qui subissent de telles absences n’en aient pas conscience, ils s’abandonnent entre les mains de Dieu et se confient avec confiance à leur directeur spirituel.

Si le père spirituel ou le maître des novices voit que certains frères sont trop sensibles ou sentimentaux et pas assez intellectuels, il leur donne des sujets simples sur lesquels réfléchir comme les perfections divines, la bonté de Dieu, sa providence, sa justice, sa puissance en toute chose, les bienfaits de Dieu, la création, la rédemption, la justification et la glorification, excluant ce qui touche au corps ou aux sens. Ainsi ces sujets purifieront leurs actes intérieurs et les rendront raisonnables.

Pour cela, pendant la méditation, ils s’examinent et se demandent devant Dieu et avec leur raison ce qu’ils veulent, ce à quoi ils tendent, ce qu’ils ont promis, ce qu’ils lui doivent, pourquoi ils tardent tant à passer à l’acte. Et grâce à de tels actes rationnels, produits avec réalisme et vivacité, les frères perdent l’excessive sensibilité de leur élan. Et pour apprendre à agir à la fois selon leur intellect et leur affectivité, ils prennent de simples comparaisons qu’ils utilisent pour converser intérieurement avec Dieu. Par exemple, ils réfléchissent aux relations entre un serviteur fidèle et son maître, entre un élève et son professeur, entre un berger et sa brebis, entre un fils respectueux et son père et sa mère, entre un ami et son ami, entre un mari et sa femme. Ces comparaisons leur apprennent à converser avec Dieu de manière plus amoureuse qu’intellectuelle.

CHAPITRE 4. Différentes formes les plus accessibles de l’oraison d’union

Les hommes ne sont pas assez ingénieux pour pouvoir acquérir l’esprit de vraie charité, et personne, même s’il le possède déjà, ne peut par nature le transmettre aux autres. Cependant, il est très important que ceux qui guident les frères dans le chemin spirituel soient instruits et éclairés par Dieu pour qu’ils fassent profiter leurs disciples de ce qu’ils ont reçu de Dieu et qu’ils les nourrissent de leur propre substance en donnant à chacun selon ce qu’il peut recevoir. Pour cela on veille prudemment à ce que le frère qui est nommé dans notre Ordre maître des novices soit un homme de vie intérieure pour les conduire sur la route vraie, fructueuse et active de l’amour et les amener progressivement aux formes effectives de la conversation intime avec Dieu, comme on les détaille ici même.

Nul n’ignore que, pour avoir une bonne conversation avec quelqu’un, il faut qu’il y ait un contact de part et d’autre par la parole ou le regard ; nul n’ignore, dis-je, qu’il est vraiment nécessaire qu’un sentiment les unisse l’un à l’autre et fasse qu’ils aient des points communs en ce qui regarde les mœurs, les désirs, les actions et le comportement. Ensuite vient la conversation qu’ils pratiquent en amis, sur des sujets qu’ils connaissent ou sur lesquels celui qui les ignore demande à l’autre des éclaircissements. Ils parlent familièrement des choses qui se présentent et, plus elle est familière, plus cette conversation gagne en véracité. C’est bien ce qui se passe entre Dieu et un frère attaché à Dieu qui a décidé fermement en lui-même, par une pratique intérieure de l’amour, de converser avec lui en esprit. Partout où il est, il regarde son visage. Il lui parle avec confiance de sujets qui se présentent à lui plutôt que de sujets compliqués. Il lui dévoile ce qu’il pense ; il lui pose des questions sur ce qu’il ignore. Cette conversation mutuelle est faite de contradictions amicales, de réponses, d’approbation et là s’élabore un entretien intime tant par l’intelligence que par le sentiment. Car la lumière intérieure et la connaissance d’un cœur comme celui-là ne résident pas dans la capacité à trouver au terme d’un examen par les propres forces de son intelligence, mais à se glisser en ami dans le cœur de celui qui lui communique sa sagesse divine et éternelle. En effet, tout ce qui passe en une personne de divin et de spirituel n’entre pas en elle par les actes véhéments de la puissance intellectuelle, mais par des désirs ardents et des élans haletants qui élèvent l’âme au-dessus d’elle-même et au-dessus de toute opération sensible et intellectuelle, qui l’introduisent en Dieu. Et c’est là, à sa source même, qu’elle le savoure, le voit, le comprend d’autant plus pleinement que plus ardente fut sa soif de lui.

Voilà le but de cet exercice intérieur. C’est un brasier d’une chaleur extrême et qui ne s’éteint pas, tension totale et permanente de l’esprit vers Dieu par un amour efficace et permanent par lequel le cœur est transporté au-dessus de lui-même en Dieu. Et plus brûlante aura été sa soif, plus ardemment il le boit, le savoure, le comprend et plus il grandit en amour, plus il grandit en contemplation. En effet, Dieu lui-même est une lumière éternelle, sagesse incréée, qu’un cœur de cette qualité poursuit si ardemment, convoite et dont il aspire à jouir. Et comme son amour est indéfectible et son esprit entièrement tendu exposé aux rayons du Soleil éternel, il reçoit en lui non seulement la chaleur de l’amour incréé qui l’enflamme, mais aussi la lumière du Soleil éternel qui rayonne au-dessus de lui.

Mais on apprend aux novices à désirer cette montagne de la parfaite oraison selon une méthode plus divine qu’humaine, car c’est un don de Dieu. On leur apprend à s’humilier profondément devant Dieu et à décider fermement en eux-mêmes de vivre dans l’authentique pureté du cœur. Plus ils progresseront dans cette pureté, plus ils progresseront dans la véritable oraison et contemplation, comme le dit le Seigneur dans l’Évangile : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ».

On les met aussi en garde contre le fait de lire quantité de livres de spiritualité, mais [on les invite à] veiller sur eux-mêmes partout et à marcher en présence de Dieu dans la simplicité du cœur, en s’élevant souvent vers lui par d’intenses aspirations. Ainsi ils apprendront quelle est sa volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait (cf. Romains 12, 2), s’efforçant toujours de garder en leur cœur son souvenir brûlant et amoureux, et s’ils s’aperçoivent qu’il va s’éteindre, ils le raniment par des brandons d’amour.

Cet exercice amoureux, rempli d’un vif désir de Dieu, dépouille progressivement le cœur de ses liens terrestres, le prépare à voler sans cesse vers Dieu et, une fois venu le temps de l’oraison, il n’a pas grand effort à faire pour converser et s’unir à celui qu’il a tant désiré tout le jour. Il craint comme un enfant de lui déplaire, ne serait-ce que pour un rien, et si la négligence le sépare de Dieu, même un seul instant, c’est pour lui une indignité. Inversement son Dieu dans sa très grande bonté l’admet à converser librement avec lui et d’autant plus librement et familièrement qu’il s’est montré plus fidèle dans la garde quotidienne de son cœur.

Tout consiste donc à atteindre la perfection de la véritable oraison et de la conversation intime avec Dieu, pour que le frère, désormais dépouillé de ses sentiments terrestres, s’applique à une amoureuse, active et continuelle présence de Dieu, en accomplissant fidèlement la volonté divine en lui-même et dans ses actions. En effet, sans cela, la lecture d’une bibliothèque ou l’acharnement des sens ou une haute spéculation ne sont de quelque utilité.

Mais il faut le savoir, l’infusion de la grâce qui sanctifie quelqu’un ne réside pas dans l’intelligence, mais dans la volonté. Aussi on pense que celui qui a une volonté plus ardente envers Dieu est rempli d’une plus grande grâce. Donc, puisque Dieu est vraiment bon et tout à fait désirable, comme la foi nous l’enseigne et comme chacun d’eux l’éprouve en lui-même, il ne reste aux frères qu’à le désirer totalement, à le poursuivre, à avoir soif de lui, et à l’embrasser de toutes les forces de leur âme, en le mettant dans leur cœur comme quelque chose d’un poids infini, comme leur trésor unique et suprême. Qu’ils soient toujours fixés vers lui, non pas comme un astronome contemplant les astres ou un philosophe spéculant sur la nature, mais comme un avare qui n’a d’yeux que pour son trésor. L’avare ne met pas en œuvre sa force imaginative, sensible et intellectuelle dans ce qu’il désire, comme un astronome savant, un mathématicien et un philosophe, mais il épuise la pureté de sa substance, c’est à dire les vaisseaux intimes de son cœur à le désirer. Tout son souci, sa sollicitude, son affection réside dans la cupidité de son trésor : la crainte de le perdre le tourmente, la souffrance de ne pas l’avoir constamment sous les yeux le torture, la passion et la soif de l’accroître le harcèlent. Bref, toutes les fibres de son âme n’ont d’autre but que lui, où qu’il soit, qu’il boive, qu’il dorme ou fasse n’importe quoi. Son cœur n’a d’yeux que pour son trésor, et elle est véridique, la parole du Seigneur : « Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur ».

Ainsi, quiconque désire parvenir au sommet de l’oraison parfaite doit s’appliquer à Dieu en mettant en œuvre son cœur et son affectivité et, quand il n’aura fait qu’un avec lui par la tension permanente de son désir amoureux et enflammé, il sentira peu à peu foisonner en son cœur de fréquents élans d’amour envers l’objet de son désir. Souvent au fond de son cœur il gémira : « Ah ! ah ! Où est mon trésor ? Où es-tu, Seigneur ? Ah ! Que je te voie, lumière de mes yeux ! » Mais le Seigneur Dieu ravit de plus en plus dans son amour les cœurs de ceux qui l’aiment. Dès lors, plus ils ont soif de lui, plus ils le boivent et plus ils le boivent, plus ils ont soif de lui. Il dit en effet : « Qui me boit aura encore soif ». (Ecclésiaste 24, 21) (attention à la référence)

Et si l’on dit cela, c’est pour montrer que le don de la foi étant supposé, on ne peut parvenir à la vraie connaissance et à la contemplation de Dieu que par la voie de l’amour et d’un ardent désir. Car, plus on a soif de Dieu, plus on le savoure, plus il a de goût, plus on le voit, plus on le comprend, et cela dans la vérité, dans la divinité même, quand par exemple l’esprit se dépassant dans la tension d’un amour continuel se repose avec profit en Dieu. Là, il est rempli, inondé, submergé dans l’océan même de la divinité. Et il est d’autant plus comblé de divinité que l’ampleur de sa charité est plus avide, plus profonde, plus insatiable, et que le ressac de l’amour de Dieu est plus fougueux.

Tel est le but de tous les exercices dont on traite ici. Si nos frères s’y appliquent avec diligence, pour peu qu’ils aient commencé, ils pourront, en conservant intactes toutes les richesses de leur sensibilité, parvenir à ce vrai repos de l’âme. Mais pour cela, ils doivent y travailler toujours activement, aspirant avec fidélité, sans limite, tendus, haletants, à bout de souffle, par les désirs de leur cœur, vers le bien suprême, leur Dieu, leur centre, leur but absolu. Son amour éternel ne cessera de les embraser, de les ronger, de les assimiler à son corps et de n’en faire presque qu’une même substance avec lui pour l’éternité. Que celui qui entend cela dise : « Viens, oui, viens, Seigneur Jésus. Amen ». (cf. Apocalypse 22, 20).

CHAPITRE 5. Entretien intérieur sur la Passion du Seigneur

Cette conversation aimante et amoureuse concernant la passion de Notre Seigneur sera réservée à ceux qui ont déjà fait de grands progrès dans l’activité intérieure, étant donné qu’elle exige une attention fidèle et sans faille et qu’elle suppose dans l’âme un véhément désir de Dieu. Si donc après une longue pratique de la méditation et de l’oraison, un frère se trouve enflammé d’un ardent désir de répondre, par amour réciproque, à l’amour éternel et infini de son Créateur, il saisira cet amour incréé au comble de sa manifestation, autrement dit dans la souffrance de Notre Seigneur Jésus Christ. Il méditera sur sa passion dans son essence même et décidera en lui-même de ne vivre, en esprit, dans son cœur et dans son corps, que pour le Seigneur souffrant. Il sera partout à ses côtés, le consolera, l’accompagnera, l’adorera, l’étreindra et lui parlera avec autant de douceur et de tendresse que s’il le voyait souffrir sous ses yeux. Cependant il n’imaginera rien qui ait trait au corps, mais c’est en un dialogue amoureux et simple qu’il s’entretiendra avec lui dans une foi dépouillée. Il fera tout spontanément. Voici une façon de commencer cet exercice :

« Voilà, je suis là, Seigneur, prosterné enfin à tes pieds, pour ne pas t’attrister à l’avenir. Je m’en veux vraiment, Seigneur de t’avoir laissé souffrir seul si longtemps, comme si ce n’était pas pour moi que tu souffrais ! Eh ! Qu’ai-je donc fait ? Qu’ai-je mérité, sinon d’être totalement privé des fruits de ta passion pour l’avoir dédaignée et pour avoir oublié les souffrances de mon Seigneur ? O Seigneur mon Dieu, j’ai laissé s’écouler ma vie sans le moindre souvenir du détestable fiel de ta passion, comme si c’était pour les Turcs et non pour moi que tu avais souffert ! Comme je le regrette ! Mais toi, qu’as-tu fait pour moi ? Ton infinie bonté ne m’a pas abandonné, mais tu as parlé si fort à mon cœur de ta croix et de ta passion que tu as fini par me harponner et m’attirer à toi. Me voici, Seigneur, je suis abattu et triste de t’avoir abandonné si longtemps dans ta détresse alors que tu souffrais pour moi. Mais désormais me voici prêt à être constamment à tes côtés dans ta passion, pour t’accompagner et te suivre partout où tu iras.

Seigneur, toi, tu connais mon désir. Pour m’avoir pénétré, toi, tu connais mon cœur : ce n’est pas une ou deux fois par jour que je veux méditer sur ta passion, mais être avec toi sans cesse dans toute sa durée et souffrir avec toi tous les jours de ma vie. Mon existence ; perdra pied avec toi dans la douleur et mes années dans les gémissements (cf. Psaume 30,11). Tu me nourriras de tes souffrances, Seigneur. Car désormais je veux en vivre. Voilà mon repos : être partout à tes côtés tandis que tu souffres. Toujours souffrir avec toi et avec toi mourir, si je le peux, Seigneur, c’est ce que je désire. Que ta divine majesté daigne me donner accès à toute la sérénité de ton visage pour que j’aie la force de t’accompagner, de te consoler, de t’adorer, de ne faire qu’un avec toi et de souffrir avec toi dans toutes tes douleurs. Oui, Seigneur ce sera à l’avenir toute ma joie de t’avoir sous les yeux souffrant pour moi, de te consoler, si je peux, en convertissant mon cœur. Permets donc, Seigneur, que jamais plus je ne sois séparé de toi dans tes souffrances, mais que je m’adresse à toi en des dialogues amoureux faits d’ardents désirs, en te suivant amoureusement en esprit partout où tu iras ».

Ce frère aimant établi dans ce projet et cet immense désir, prêt bien sûr à ne vivre strictement que pour le Seigneur souffrant, à souffrir et à mourir avec lui, s’efforcera, par un souvenir où se mêlent amour et douleur, de l’avoir toujours devant les yeux de son cœur. Et d’abord, en se levant de son lit au point du jour, il se jette en lui et avec un esprit ardent, il s’écrie : « Ah ! Seigneur, comme je suis plongé dans cette infâme corruption ? Et toi, Seigneur, tu défailles de douleur ? Tu transpires pour moi de l’eau et du sang ? Et moi, je dors ! Libère-moi, Seigneur ! Je veux souffrir avec toi tout le jour et t’avoir sans cesse devant les yeux de mon cœur. »

Il pourra prolonger un tel dialogue en se tournant profondément vers le Christ et ensuite, quand il vaquera à ses activités extérieures, dans un souvenir d’amour, il le regardera toujours à quelque moment de sa passion (en commençant par le mont des Oliviers où il a prié son Père). Mieux encore, il essaiera de converser avec lui en permanence dans un dialogue sans fin, mais plein d’amour et de tendresse. Il se consolera avec lui en lui disant par exemple :

« Eh quoi, Seigneur ? Tu vas donc souffrir sans cesse pour moi et, ingrat que je suis, je ne partagerais pas tes souffrances ? La douleur va te consumer et moi, je t’oublierais ? Jamais, Seigneur mon Dieu ! Je souhaite t’accompagner toujours, ne faire qu’un avec toi. Ne me laisse pas t’oublier, ne serait-ce qu’un instant. Transperce mon cœur de tes douleurs pour qu’il se sente partout blessé de ton amour ! ».

Tout ce qui se présentera à cette sorte de conversation et de dialogue intérieur ne pourra que contribuer à l’aider. En effet, tout ce que ce frère dira, entendra, fera ou omettra, il le fera dans le seul but de plaire à son Dieu par de tels propos, lui qui souffre pour lui, et en vue de le consoler par ses actes. Ainsi, s’il se présente une occasion de s’échapper, en regardant ici et là, en riant ou en faisant je ne sais quoi de désordonné, il se tournera vers le Seigneur son Dieu en disant : « Quoi, Seigneur, pouvoir être joyeux, me divertir tout en te voyant souffrir pour moi ? Pouvoir ici rire et me quereller en ta présence alors que tu souffres si cruellement pour moi ? Non, non, Seigneur ! Ma joie parfaite, c’est de partager ta souffrance ».

Exposé à ce qui dans la nature flatte les sens, fuyant le plaisir qui s’y trouve, ce frère gardera la règle de se tourner toujours vers son Dieu souffrant, et, par le désir ardent qu’il a de compatir, de tout transformer en amertume et torture amoureuse, il ne se laissera pas envahir par le plaisir, si minime soit-il, même dans les choses qui pourraient favoriser la dévotion, telle l’écoute d’une belle musique ou la douceur d’un parfum. Mais s’il se trouve obligé de les ressentir, qu’il prenne la fuite par un élan opposé vers son Bien-Aimé en disant : « O Seigneur, attire-moi à toi : c’est par ta croix seule que je suis charmé ; je ne vis que de tes souffrances ; je ne veux connaître que le goût de tes souffrances et de tes douleurs ».

Ce frère agira de même au réfectoire. Quand il s’y rend, qu’il gémisse : « Allons donc, Seigneur ! Je vais pouvoir me régaler ici alors que je te vois ivre d’opprobres et recru de souffrances à n’en plus pouvoir ? Tu regorges de douleur, de souffrance et d’insultes et moi, je prendrais goût à des nourritures périssables ? Ah ça, non, Seigneur ! Tu es ma vie, et tes souffrances sont ma nourriture : nourris-moi de tes douleurs, enivre-moi de ton calice ! C’est de lui seul que j’ai soif ».

Ce frère pratiquera le contraire, face à ce qui est strictement incompatible avec la nature et la contrarie, par exemple les actes de toutes les vertus : l’humilité, la patience, l’obéissance, la résignation entre autres. Il s’y attachera de tout son élan, pour imiter son Dieu en cela et le réconforter. En effet, il doit le savoir : pour que sa conversation avec Dieu devienne vraie, il doit se modeler complètement sur celui avec qui il s’entretient en esprit et partager ses douleurs. Donc, si une occasion se présente de souffrir quelque chose de rude et de difficile, il se tournera vers le Seigneur : « Alors, Seigneur ? Est-ce que je ne vais pas supporter telle ou telle chose à cause de toi ? Tu en supportes de si nombreuses et de si grandes pour moi, et moi je ne souffrirais rien pour toi ? Bien sûr que non, Seigneur, mais ce n’est rien comparé au désir que j’ai de souffrir pour toi ». Et ainsi de suite.

Sur l’humilité : si jamais ce frère se trouve accusé injustement, calomnié, méprisé, moqué, il n’aura qu’à envisager la seule volonté de son Dieu et sa seule misère, et il se tournera vers son Seigneur souffrant et humble en disant : « Allons donc, mon Dieu ! Je vais me laisser ébranler par telle ou telle parole ou action qui m’offense, tout en te voyant si humilié, méprisé, calomnié, moqué à cause de moi ? J’aurais l’audace d’ouvrir la bouche pour me mettre hors de cause, alors que je te vois garder le silence en présence de celui qui te tond comme un agneau ? Ai-je mérité autre chose que de subir le même traitement ? Tu le sais, Seigneur, et voici mon désir : être harcelé, confondu, gavé d’insultes comme un bandit, moi qui, par mes péchés, t’ai conduit à la mort ».

Voilà ce que ce frère fera dans toutes les occasions de contrer la nature, ce qu’il accomplira en désirant ardemment souffrir et dire non à lui-même. Mais il y sera puissamment aidé par une attention profonde du cœur, constante et amoureuse à son Dieu souffrant qu’il regardera toujours comme un modèle pour sa vie. Et il s’adressera à lui chaque jour en conversant avec lui de cette manière : « O Seigneur mon Dieu, pourrais-je donc te quitter, ne serait-ce qu’un instant, toi qui souffres des peines si nombreuses et si lourdes pour moi ? Pourrais-je détourner mes yeux de toi qui tournes tes regards vers moi, criant vers moi et gémissant presque dans l’étau où l’on te torture ? Non, Seigneur, il n’en sera pas ainsi ! Je me souviendrai toujours de toi dans mon cœur. Même si les activités extérieures que tu me dictes m’empêchent de parler avec toi, je te contemplerai toujours amoureusement avec le regard de mon cœur en te disant avec tendresse : O Seigneur, hélas, combien de maux tu souffres ! »

Voilà même qu’au milieu de ses occupations, ce frère gémira vers lui en disant : « Eh quoi ! Seigneur, tes douleurs ne cesseront donc jamais ? Assez, Seigneur, assez ! Si tu souffres encore davantage, mon cœur ne le supportera pas, car il défaille de douleur. Quoi ? Seigneur, tu ne me crois pas ? Ton cœur est blessé et il n’est pas à bout de douleur, il ne dit pas : « Cela suffit ! ». Je vois, Seigneur, ton cœur, la douceur même, percé des traits de ton amour pour moi et qui me crie « Je ne souffre pas ! « Mais tenant compte de ton désir, Seigneur, je me dis : celui qui peut être insatiable en amour peut être insatiable en souffrance. Moi qui t’aime, Seigneur, regarde mon cœur ! »

Quand sera venu le temps où il faudra à ce frère une oraison plus développée, alors il se roulera plus profondément aux pieds de son Seigneur qu’il aura accompagné tout le jour avec tendresse et douleur dans un élan de son cœur. Ce sera pour lui comme un lieu de repos où il s’assiéra aux pieds de son Seigneur. Alors il commencera à parler amoureusement avec Dieu en lui demandant ce qu’il souffre, pourquoi il souffre et pour qui. Il pourra prier ainsi :

« Maintenant, oui, maintenant, Seigneur mon Dieu, à moi de me jeter tout entier dans tes douleurs. Me voici, Seigneur, prosterné à tes pieds pour y demeurer aussi longtemps qu’il te plaira. C’est là que je te consolerai, t’étreindrai, t’adorerai. Mais permets-moi, puisque tu m’accordes ce moment désiré, permets-moi, dis-je, de te demander quelle est la raison de si grandes souffrances. « Ce sont tes péchés «, me dis-tu.

O Seigneur, hélas, qu’ils sont grands et qu’ils pèsent lourd, ceux pour lesquels tu souffres si durement ! Malheur à moi, Seigneur, j’ai péché et je suis donc la cause de ta douleur et de ta passion. Mais non, Seigneur, ce ne sont pas mes péchés, mais ton amour qui te pousse à souffrir ainsi pour moi. Est-ce que tu n’aurais pu d’un mot me remettre mes péchés ? Alors, pourquoi souffres-tu ainsi ? C’est ton amour seul, Seigneur, qui me pousse à souffrir avec toi ? Oui, Seigneur, c’est moi qui te suivrai partout où tu iras. Je souhaite méditer ta passion, mais en vérité, en étant à tes côtés en esprit et en te regardant comme si tu étais vraiment là.

N’est-il pas vrai, en effet, que tu me regardais au temps de ta très atroce passion et que mes péchés te transperçaient de douleur ? Oui, Seigneur, mon Dieu. Mais tu voyais aussi le désir que j’ai maintenant et que je t’offre aujourd’hui. Tu m’avais devant toi alors que tu souffrais pour moi et est-ce que je n’aurais pas dû être, moi aussi, devant toi pour te remercier ? Mais sur ce point, Seigneur, j’étais ailleurs, je ne m’appartenais pas pour souffrir avec celui qui souffre. Or, maintenant, Seigneur, je l’accomplis en esprit et en vérité. Je ne ferai qu’un avec toi dans ta passion, je te suivrai où tu iras, et mon amour me rendra présent à toi et toi à moi ».

On peut commencer la méditation de cette manière : « Allons, mon Dieu, mettons-nous en route avec toi, car je vois le seul désir qui te fait haleter. En avant, Seigneur, mais conduis-moi avec toi ! Oui, je veux faire corps avec la trace de tes pas jusqu’à te toucher, prêt à aller avec toi à la vie et à la mort. Tu vas à la colline de Gethsémani ? Qu’y feras-tu, ô Dieu bon ? Vas-tu te réjouir avec tes trois disciples, Pierre, Jacques et Jean ? Tu les as bien fait participer à ta gloire une fois sur le mont Thabor.

« Mais pas du tout, me dis-tu, viens avec moi et tu sauras ». En route, Seigneur, en route ! Mais pour y aller, que nous donneras-tu pour nous réconforter ? Quelle parole d’encouragement ? « Mon âme est triste jusqu’à la mort « . Ce sont tes paroles. Mais comment cela, Seigneur ? Ton âme n’était-elle pas pleine de gloire et de bonheur dès l’instant même de sa création ? Oui, Seigneur. Mais moi, alors ? O Seigneur, je sais. Tu as retiré à ton âme la profusion sensible de ta gloire pour que dès lors tu souffres pour moi spirituellement et physiquement.

Mais pourquoi cela, Seigneur ? Pour m’accorder ta joie éternelle. Tu t’es chargé de ma tristesse pour m’accorder ton éternelle allégresse. Tu t’es chargé de ma faiblesse pour me donner ta force. Tu t’es fait pour moi le rebut des hommes pour m’élever au-dessus de la gloire des anges. Je le comprends. Mais, s’il te plaît, dis-moi, Seigneur, qu’est-ce qui te causait cette tristesse ? C’est moi, Seigneur, et nul autre. Car tu voyais alors tous mes péchés qui te poignaient et te dévoraient de douleur. Tu étais triste, Seigneur, de me voir vivre plongé dans les délices des sens, pratiquer l’injustice. O Seigneur, la liste de toutes les souffrances que tu allais endurer, même s’il est vrai qu’elles affluaient dans ton cœur douloureux, ne te donnait pas une aussi grande tristesse que mes péchés qui t’affligeaient et te faisaient souffrir. Un seul et unique péché mortel que j’ai commis t’attristait plus que les autres tortures de ta passion. C’est donc moi, Seigneur, je l’avoue, qui t’ai causé cette tristesse ; mais me voici devant toi pour ne plus t’affliger. Ne sois plus triste ! Car si je te vois triste plus longtemps, alors je croirai que c’est ton amour pour moi qui te rend triste et que tu veux souffrir pour que j’en tire profit, et ainsi je méditerai tout sur l’amour et en amour. Oui, Seigneur, je pense que c’est le bon chemin. En route donc pour le lieu où m’attire ton amour ! Allons, mourons ! Me voici, Seigneur, pour t’accompagner toujours. »

Ce frère parcourra tous les épisodes de la passion. Il accompagnera son Seigneur, il le questionnera, lui répondra. Il le réconfortera, lui rendra grâces, il l’adorera et l‘étreindra. Souvent, en le voyant en butte aux railleries, aux crachats, aux blasphèmes, voici comment il l’adorera :

« O Seigneur, je suis là, me voici avec toi pour veiller sur ton honneur. Voici que les méchants te poursuivent, te raillent, blasphèment ! Mais moi, Seigneur, devant tous je proclamerai que tu es le Roi d’éternelle gloire. Je te reconnais pour mon Créateur, mon Sauveur, mon Dieu éternel et infini. Et même, Seigneur, plus je te vois humilié pour moi, plus cela me fait comprendre ta grandeur et ta toute-puissance qui semble avoir été portée à l’extrême quand tu as souffert pour moi. Non, tu n’as pu aller plus loin dans la souffrance, sauf si je dis, mais en exagérant, que ta volonté semble avoir dépassé en ta passion ta puissance et ta sagesse. On dit que l’intérêt que tu m’as porté est une folie. Mais en aucune de tes œuvres, je n’ai vu ta sagesse se manifester avec plus d’éclat que dans celle-là. Quel est en effet celui — je ne parle pas des hommes, mais des anges —, qui aurait pu comprendre que cela pouvait avoir lieu sans que ta divinité en souffre, si tu n’avais pas trouvé le moyen de le vivre et révélé son accomplissement ? »

Ce frère parcourra d’un bout à l’autre tous les épisodes de la passion du Seigneur en lui parlant ainsi amoureusement, en l’adorant, en le réconfortant. Il lui rendra honneur et gloire pour compenser l’infamie qu’il subit. Il fera connaître la justice à la place de l’injustice qui va le condamner. Il se stimulera spécialement par la seule et continuelle pensée que son Dieu a endossé tous nos maux jusqu’au châtiment pour nous procurer ses bienfaits : devenu homme, pour nous faire participer à sa divinité ; nu, pour nous vêtir ; taxé de folie, pour nous communiquer sa sagesse ; mis plus bas que terre pour nous élever.

Cependant, ce frère aimant n’aura pas à s’attarder longtemps à ces réflexions. En effet, en tenant compte de l’ardent amour dont il poursuit et embrasse son Seigneur, Dieu lui fera goûter les trésors de sa sagesse qui sont contenus en Jésus-Christ crucifié. Une seule chose lui sera nécessaire, à savoir la permanence absolue de l’amour dans une concentration amoureuse et haletante, comme on l’a définie ici.

Il agira doucement et amoureusement sans trop se stimuler sensiblement, quand il fera l’expérience que ses facultés sont suspendues. Il lui suffira alors de garder le souvenir de l’amour avec lequel il compatit avec tendresse aux souffrances de son Seigneur.

Il est heureux celui qui pourra conduire dignement cette conversation, car ce sont toutes les vertus qu’il pratiquera en même temps de la plus sublime façon. Il n’aura rien d’autre en vue que l’amour et il répondra au désir de son Seigneur. Celui-ci semble ne réclamer aucun autre remerciement pour sa passion que d’avoir sous les yeux un cœur aussi attaché à lui, qui se la représente véritablement, qui s’entretient jour et nuit avec lui dans sa passion, en essayant de lui rendre amour pour amour, douleur pour douleur et, s’il se peut, sang pour sang.

Mais bien que cet exercice n’ait pour objet que l’amour et qu’il soit pour cela d’une grande hauteur, on peut quand même le pratiquer par imitation à un niveau plus élémentaire. C’est pourquoi sont exposés ici avec quelques détails plusieurs développements pour que chacun voie comment il doit s’y prendre pour pouvoir parvenir à l’oraison parfaite en suivant ce chemin de l’amour.

Chapitre 6. Autre conversation intime

Ceux qui viennent de quitter le monde ne peuvent pas, à peine entrés dans la vie religieuse, se livrer à la présence divine dite affective et à la conversation permanente avec Dieu. En effet, comme leurs esprits ne sont pas encore dépouillés de leurs intérêts terrestres, ils sont encore fort loin de Dieu, car ils lui ressemblent peu, et ils ne peuvent presque pas parler avec lui. Ce qu’ils doivent faire à cette étape, s’ils veulent parvenir à une présence de Dieu vraie, amoureuse qui l’unisse à lui et à la familiarité avec lui, c’est de s’appliquer avec ferveur et zèle à la sainte oraison mentale. Ils choisiront beaucoup de sujets importants qu’ils examineront avec soin, pour se stimuler et prendre de bonnes résolutions. Ensuite, à la fin de l’oraison, ils s’adresseront à Dieu à l’aide des bons désirs que le contenu de leur méditation a fait naître en eux.

Voici les sujets qu’ils choisiront librement ou d’autres semblables qui demandent une plus longue recherche :

La grande et immense bonté de Dieu qu’ils ont offensé : pour leur faute, que méritent-ils ?

Ils ont passé leurs jours sans aimer ni servir Dieu, mais en le dédaignant et en ne se souciant nullement de lui, comme s’il n’était pas leur Dieu.

Comment Dieu ne les a pas abandonnés, mais a eu pitié d’eux, alors qu’ils l’offensaient grandement.

De quel abîme Dieu les a retirés et arrachés. Où les a-t-il conduits ? Quelle raison l’y a poussé ? Pourquoi eux ont-ils été appelés, plutôt qu’une foule d’autres qui valait même mieux qu’eux,

Réfléchir à ce qu’ils seraient devenus si Dieu ne les avait pas retirés du monde. Ne se seraient-ils pas précipités dans des péchés graves ou même mortels, auxquels leurs mauvaises habitudes et leur nature perverse les conduisaient, et, de là en enfer ?

Après cela, voyant la grande tendresse de Dieu qui les a conduits à se repentir, réfléchir à ce qu’ils lui doivent pour de tels bienfaits.

En outre, ils peuvent choisir les sujets portant sur des bienfaits généraux, comme la création, la rédemption, le respect, la justification.

1. Ils ont été créés afin d’aimer leur Dieu par-dessus tout ; et ils ont vécu comme s’ils avaient été créés pour l’offenser, le mépriser et le compter pour rien.

2. Ils ont été rachetés par le sang précieux du Sauveur et rendus fils adoptifs de Dieu par le baptême. Mais, comme des révoltés, ils ont négligé la voix du Père des cieux, ses mots d’ordre et ses commandements, et par leurs innombrables péchés ils ont crucifié de nouveau leur Seigneur.

3. Dieu les entretenait, les développait et les nourrissait aussi bien spirituellement que physiquement. Mais eux, comme des porcs, des gorets, ils ne regardaient pas vers le haut d’où les biens se déversaient sur eux, mais ils les dénaturaient tous en étant sensuels et vaniteux.

4. Quant à la justification, tous les jours Dieu a frappé leur cœur par ses inspirations secrètes et d’autres moyens extérieurs qu’ils connaissaient. Et malgré cela, butés, ils ont toujours renâclé et, s’il arrivait que l’attrait intérieur de Dieu les contraigne à se maintenir dans un bon état spirituel, aussitôt comme des chiens ils retournaient à ce qu’ils vomissaient.

5. Méditer fréquemment le jugement personnel de Dieu comme s’il était imminent et se tenir en esprit devant le tribunal du juste juge en s’accusant et en pleurant douloureusement leurs péchés.

De tous ces sujets et d’autres semblables, le novice fera jaillir de bonnes résolutions et la ferme résolution de servir Dieu parfaitement et de le fréquenter, de ne faire qu’un avec lui, dans un élan plus intense que celui qui le tenait attaché au monde et à ses vanités.

Après cela il s’efforcera de marcher en présence du Seigneur, recueilli en lui-même en invoquant souvent son Dieu dans toutes ses actions. Il demandera pardon de l’avoir trop peu aimé.

Il se stimulera à garder la présence de Dieu en réfléchissant sur cette même présence en tout lieu, dans toutes ses créatures, mais spécialement dans son âme douée de raison, dans laquelle non seulement il réside comme dans le reste des créatures, mais comme en un miroir qui le reflète. Comprenez par là que, si son cœur était prêt, si ses passions étaient soumises à sa raison, si son cœur était sans tache, Dieu y siégerait comme sur son trône, ou comme un mari dans sa chambre nuptiale. Il s’entraînera avec ces pensées positives à préparer son cœur pour le Seigneur.

De plus, le novice ajoutera ceci : il ne possède son âme, créée à l’image de Dieu, que pour la pousser à embrasser, aimer et contempler de toutes ses forces celui qui l’a façonnée. Et surtout, il a reçu ses trois principales facultés dans un unique but : consacrer de toutes ses forces sa mémoire à garder constamment le souvenir de Dieu et à le remercier de ses bienfaits, consacrer ensuite son intelligence à connaître son Dieu, son souverain bien et sa récompense fondamentale, enfin, consacrer sa volonté à embrasser la bonté de Dieu, à l’aimer et à en jouir.

Il se doit d’autant plus à cette permanente présence de Dieu que, au début de son noviciat, il est moins engagé dans d’autres occupations. Il ne pratique aucun autre art ; aussi doit-il pratiquer alors l’art des arts qui consiste à aimer Dieu, à le servir, à adhérer à lui par un souvenir affectueux haletant.

En outre, il doit s’attacher avec ferveur aux moyens qui favorisent cette présence de Dieu, et surtout à la rénovation de l’homme intérieur : d’abord par une oraison constante et fervente, où il priera Dieu de bien vouloir créer un cœur pur en lui, son serviteur et de lui faire endosser « l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité ». (Éphésiens 4, 24).

Enfin, le novice doit lui-même collaborer à la grâce divine en s’attaquant avec ferveur à la maîtrise de sa volonté et de son jugement personnel, en arrachant ses passions désordonnées, en châtiant ses sens extérieurs pour les discipliner, et tout cela pour ne plaire qu’à Dieu seul et faire de son cœur un petit nid digne de lui. Dans la mesure où il se montrera fidèle à ces exercices, Dieu le purifiera, mieux, il l’embrasera et l’illuminera, en l’attirant à lui par des actes intérieurs de douleur et d’amour. Alors d’immenses désirs de servir Dieu et de l’aimer en vérité pénétreront son cœur. Et, rendu fort de cette manière, fortifié par des aides et des grâces, il commencera à avoir plus de liberté pour accéder à celui qu’il désire déjà avidement et uniquement. Et en suivant l’influx de Dieu qui vient en lui, il pourra s’épancher sous ses yeux de cette manière :  

« Me voici enfin prosterné à tes pieds, Seigneur, pour pleurer devant toi sur mes péchés tous les jours de ma vie. Ta bonté toute-puissante a fini par vaincre l’endurcissement de mon cœur. Tu m’as enfin arraché à la boue de mes péchés. Ah, Seigneur, suis-je donc resté si longtemps dans le monde ? Malheur à moi, car je t’ai abandonné, mon Dieu ! J’ai passé mes jours dans les péchés, la sensualité, la vanité, sans le moindre amour ou souvenir de toi, Seigneur, comme si tu n’étais pas mon Dieu.

Mais qu’ai-je donc fait, Seigneur ? Où étais-je ? Toi, Seigneur, tu avais la dernière place en mon cœur, si toutefois tu en avais une. Oui, les futilités, vanités et plaisirs le possédaient tout entier ton souvenir était presque totalement éteint en moi. Me divertir, jouer, courir les rues et t’offenser, c’était tout mon plaisir. Tout me plaisait et me charmait, sauf ton service. Mais, ô Seigneur, comme tu es bon ! J’ai réfléchi à ta bonté et j’ai été effrayé. Ah, pauvre de moi, Seigneur ! Où aurais-je abouti si tu m’avais abandonné comme t’abandonnais le misérable et l’ingrat que j’étais. Je te méprisais, ainsi que ton souffle en moi, et pourtant tu ne cessais de parler à mon cœur, de le frapper de tes traits et de dire, mais en secret : “Jusques à quand, mon fils, vas -tu m’offenser ? Change, mon fils, laisse ces mauvaises fréquentations” !

Mais moi, misérable, j’étais sourd à tes paroles, Seigneur, et si jamais la force incroyable de ton influence me forçait à te répondre, je disais : “Oui, Seigneur”, et pourtant je n’en faisais rien. Voilà comment j’ai passé mes jours. Mais est-ce que mon injustice ne va pas avoir raison de ta bonté ? Ça, jamais, Seigneur : ta bonté a vaincu ma méchanceté et elle a eu raison de la dureté de mon cœur. Tu m’as tiré de l’ordure et de la boue et tu m’as conduit au pays de ta lumière. Que te dire ? Que faire ? Ne vais-je pas te servir avec un élan plus grand que celui qui me rendait esclave du monde ? Est-ce que je n’aurai pas plus de joie en travaillant à ton service qu’en laissant agir mes sens et mes vanités. ? Mais, ô mon Dieu, que te dire ? Sois béni, Seigneur, toi qui as montré ta miséricorde envers ton serviteur. Il te remerciera tous les jours de sa vie. Allons, vite, mon âme, bénis le Seigneur, n’oublie aucun de ses bienfaits. Il a pardonné toutes tes offenses, il guérit toutes tes faiblesses et il comblera tes désirs dans des actions bonnes (cf. Psaume 102, 2. 3. 5). C’est lui qui t’a touché, qui t’a donné de vouloir et qui te donnera d’aller jusqu’au bout (cf. Philippiens 2, 13).

O Seigneur me voici, prêt à vivre sans cesse pour toi. Je veux ne faire qu’un avec toi, fermement, dans mon cœur, dans mon esprit et dans mon corps. Ah, Seigneur jusqu’à présent j’ai mal employé mes forces, mais maintenant je vais les consacrer à toi seul, me redire tes bienfaits, méditer tes mystères divins : ta naissance, ta vie, tes fatigues, mais surtout ton atroce passion. Voici quel sera mon repos pour toujours : penser à toi, te parler dans le secret de mon cœur, vivre pour toi, t‘étreindre sans cesse et sans défaillance, te contempler avec un visage d’ami. Et toi, Seigneur qui me hisse jusqu’à toi, conduis-moi jusqu’à l’extrême du désir que tu m’as déjà inspiré.».

Si le novice se stimule ainsi fréquemment devant Dieu, le Seigneur augmentera toujours son désir et le brûlera d’un feu intérieur. Alors l’intensité du désir qu’il éprouve de ne vouloir que Dieu seul nourrira sa conversation avec lui, et quand il aura telle ou telle occasion de s’approcher de Dieu ou de s’en éloigner, ce même désir lui fera toujours saisir la première et fuir la seconde, pour se tourner ensuite sans cesse vers Dieu.

Par exemple, s’il entend lire ou prononcer par un autre des paroles bonnes, saintes et ardentes, il peut s’en servir pour s’élever vers Dieu en disant, par exemple : « Ô Seigneur Dieu, quand en ferai-je autant ? Quand embrasserai-je ces sujets ? Accorde-moi la grâce, Seigneur, de pouvoir continuer à réfléchir sur ce que tu m’enseignes actuellement ».

Au contraire, s’il entend des horreurs, des propos inconsistants qui l’ébranlent, il peut alors se tourner vers Dieu en disant : « Ô Seigneur, libère-moi ! Je n’ai de joie qu’en toi. Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ».

De ces deux exemples on peut conclure que quiconque éprouve un grand et véhément désir de s’attacher à Dieu seul, peut se servir de tout ce qu’il entend, de tout ce qu’il fait, dit ou ne dit pas, pour parler avec Dieu et se tourner vers lui.

En effet, tout ce qui se présentera sera ou bien contraire à la nature ou délectable, ou bon pour sa curiosité personnelle et souhaitable, et donc il pourra sans cesse s’élever vers Dieu en fuyant le délectable par un acte opposé. Mais s’il lui fallait, par la volonté de Dieu, accueillir de quoi flatter les sens, il s’en éloignera d’un seul élan. Par exemple, il fuira rapidement le plaisir qu’il y a à manger et à boire en disant : « Ô Seigneur, libère-moi ! C’est toi, Seigneur, ma vie, la nourriture de mon âme ».

Il fera le contraire face à ce qui rebute les sens. Voilà ce qu’il embrassera de tout son élan pour plaire à celui qu’il désire uniquement, c’est-à-dire à son Dieu. Il dira ainsi : « Ô Seigneur, ce n’est donc que cela ? Ne vais-je pas le faire à cause de toi ? Ne vais-je pas en pâtir, et à cause de toi ? Agir et pâtir pour ton amour, n’est-ce pas tout mon plaisir ?

De la même façon, c’est avec cet ardent désir de plaire à Dieu qu’il pratiquera fidèlement toutes les vertus : la patience, l’humilité, l’obéissance et les autres, et ceci afin de plaire à celui dont le désir intérieur l’entraîne, le brûle et l’embrase.

Cependant, il ne prendra jamais plaisir à rechercher des choses totalement extérieures pour animer et stimuler son amour, par exemple en regardant quelque chose de beau et en profiter ensuite pour dire : « Ô Seigneur, comme tu es beau ! Tu es infiniment plus beau que le soleil lui-même ».

Agir ainsi, même si ce n’est pas un mal en soi, est pourtant une grande souillure pour ceux qui veulent acquérir la vraie pureté intérieure. En effet, le véritable amoureux ne doit pas aller chercher ailleurs qu’au fond de son cœur, ramenant tout à l’amour par son désir intérieur. Par exemple, s’il est obligé de voir quelque chose de beau, de goûter à quelque chose d’excellent, d’entendre un beau concert, il ne doit nullement le comparer avec son Dieu, ni non plus goûter activement à un tel plaisir. Mais, dans un élan pur et intense, il doit voler immédiatement vers Dieu en disant : « Ah, Seigneur, attire-moi à toi ! Libère-moi, Seigneur ! C’est toi seul que je veux goûter, voir, écouter : tu es, Seigneur, toute la douceur de mon cœur ».

Cet esprit est appelé, et à bon droit, unique et simple et, bien que nos frères ne l’acquièrent pas rapidement, on leur enseigne cependant à s’entraîner à un exercice de ce genre. Ainsi, au fil des jours et grâce à un amour actif et inlassable, le frère attaché à Dieu voit naître en lui une véritable conversation amoureuse. Il commence lui-même à aspirer ardemment à celui dont il se voit tant aimé. Il lui parle des bienfaits et des bénédictions incessantes qu’il reçoit tous les jours de sa main qui est la bonté même. Il se remémore les obligations immenses qu’il a de l’aimer. Il récapitule, mais en profondeur, les bienfaits essentiels : il n’a été créé que pour aimer Dieu, il n’existe et ne vit que pour aimer à son tour celui qui l’aime, tout le provoque à l’amour. Ayant examiné tout cela, il accueille tout comme venant de Dieu ; l’amour lui fait ramener tout à l’amour. Il est comblé de joie, mais aussi de chagrin en voyant son immense ingratitude qui l’empêche de reconnaître et d’aimer à son tour cette bonté éternelle qui l’aime tant. Cette blessure lui fait souvent crier vers le Seigneur :

« Je t’ai aimé trop tard, ô Seigneur. Où étais-je, tous les jours de ma vie ? Où étais-je ? Pourquoi ne t’ai-je pas aimé, mon Dieu ? Pourquoi ai-je vécu sans toi, t’ai-je négligé, ne t’ai-je pas aimé, toi qui toujours m’aimais ? Tu me désirais, Seigneur, tu m’appelais tous les jours et moi, ingrat, je te dédaignais ! Ah, qu’ai-je fait ? J’ai abandonné Dieu, mon Créateur. Mais il a tourné vers moi ses yeux très bons et il a blessé mon cœur de son amour. Oui, Seigneur, tu m’as transpercé au point que je ne peux vivre hors de toi. Désormais, je veux vivre totalement pour toi, converser avec toi en esprit, regarder sans cesse ton visage, t’adorer, t’étreindre pour toujours. Ah, Seigneur, comme je serais ingrat si je te refusais l’entrée de mon cœur alors que tu veux habiter en moi ? Ah non, Seigneur ! Mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt.

À quel endroit, Seigneur, viendras-tu, habiter avec moi ? Ici. Là où je me recueillerai en toi et partout, je me mettrai à guetter au cas où mon Bien-Aimé viendrait à moi. Dès lors, comme elles seront douces à ma bouche les paroles que tu me diras et celles que je t’adresserai ! Oui, Seigneur, tu me combleras de joie par ton visage ! Oui, tu désires seulement me remplir totalement de ta divinité. Tes délices sont d’être avec moi. Alors pourquoi ne me plairais-je pas en toi ? Oui, oui, Seigneur, désormais toute ma joie sera de vivre avec toi dans le secret de mon cœur et de te parler avec tendresse. Mais toi, Seigneur, apprends-moi à le faire au milieu des occupations de ma charge ? Dis-le, dis-le à ton serviteur ! Je veux connaître tout ce que je puis faire ».

« Si, dis-tu, tu veux marcher, totalement concentré en moi et librement orienté vers l’intérieur, il faudra fréquemment tourner ton cœur vers moi « .

Mais comment y parviendrai-je au milieu de tant d’activités extérieures ? »

« Mon fils, écoute ma voix. Dès le matin en sortant de ton lit, jette-toi en moi avec une grande ardeur spirituelle en disant “Me voici, Seigneur, prêt à t’étreindre la journée entière. Mon âme t’a désiré pendant la nuit ; aussi mon cœur t’a-t-il trouvé, toi, mon trésor, le Bien-Aimé que guettait mon cœur. Allons, Seigneur, passons ce jour seuls, toi et moi. Tu commanderas, et je t’obéirai. Seulement, ne t’éloigne pas de moi ! Car je ne veux jamais avoir d’autre but que toi”.

Après cela, mon fils très cher, tu vaqueras librement à tes tâches, tenant toujours ton cœur fixé sur moi en gardant de moi un souvenir vivant, amoureux et haletant, jalonné de fréquents élans d’amour. Ne force pas trop tes sens pour tendre vers moi et n’y mets pas d’imagination, car tu pourrais nuire à ta santé et ne pas accomplir ton travail avec discrétion et calme. En outre, mon frère, tu dois savoir que ma présence en toi n’est vraie et parfaite que dans la mesure où ton désir de jouir de moi est grand et permanent. Tu dois le garder toujours ardent et flamboyant, et si jamais il te semblait s’éteindre, tu dois le ranimer avec ardeur par de vives aspirations et les braises incandescentes de ton amour. Mieux, tu dois t’efforcer de tendre vers moi avec un cœur pur, semblable à une fournaise ardente.

Parle-moi toujours cesse avec des paroles de feu et d’amour. Laisse-toi toucher par ma bonté, par les bienfaits que tu reçois de moi chaque jour. Souviens-toi je t’aime éternellement, que je te regarde sans cesse, que je te désire passionnément. Crois également qu’à toute heure, en tout lieu, en toute circonstance, je suis à la porte de ton cœur et je frappe en disant : “Ouvre-moi, je suis là ; viens à moi, possède-moi ! ” Voilà les mots par lesquels je t’appelle sans cesse vers moi. Vois, mon fils, comme tu dois me répondre par des élans réciproques et dans un dialogue d’amour ».

« Oui, Seigneur, oui, Seigneur, pour quoi suis-je né et pour quoi vivre sinon pour t’aimer ? Quoi ? L’amour a-t-il besoin d’autres motifs que l’amour même ? Toi, tu m’aimes toujours, sans cesse tu me regardes et sans cesse tu te souviens de moi. N’est-ce pas une raison suffisante pour que je te rende la pareille ? Oui, Seigneur, et c’est ce que je désire. Mais j’en suis incapable. En effet, quand je commence à m’élever vers toi, aussitôt je suis jeté à terre, accablé par le poids de ma corruption et la masse de mes pensées. Que dire ? Que faire ? Je n’invoque que toi, tu le sais je ne désire que toi. Donc, pourquoi toutes mes pensées ne te sont-elles pas consacrées ? Réponds, Seigneur ! ».

« Écoute, mon frère très cher. L’amour qui nous unit, moi et ceux qui m’aiment, revêt deux formes : l’amour de possession et l’amour de désir, le premier dans la gloire et l’autre sur la terre. L’amour de possession n’est pas donné dans notre vie mortelle, sauf parfois comme une sorte d’avant-goût, parce que la corruption et la vanité auxquelles tu es soumis, même contre ton gré, t’en empêchent. Mais l’amour de désir, c’est celui-là que je sollicite de toi et je t’estime fidèle si tu as en toi un désir de moi ardent, intense, haletant, indéfectible, s’il brûle sans cesse, s’il crie vers moi jour et nuit, s’il ne s’éteint jamais, s’il tend vigoureusement vers moi, comme vers son centre unique. Telle est la réciprocité de l’amour que je désire de toi. »

« Sois béni, Seigneur ! Mon âme est raffermie, puisque je ne suis pas hors de toi si j’éprouve que je suis toujours brûlé, enflammé, rongé du désir de toi. Il en sera ainsi, Seigneur, par ta grâce, si tu me pousses par un élan de ton amour à t’aimer sans cesse, comme tu as commencé à le faire. A coup sûr, Seigneur, j’ai décidé de n’aimer fermement que toi, et de ne faire qu’un avec toi, fidèlement : attire-moi, Seigneur, n’aie pas peur ! Je suis fort dans l’amour, je m’attache à toi seul, toi, mon repos, mon amour, ma joie. Là, je vais m’offrir à toi (cf. Cantique 7, 12) et je te demanderai si tu veux faire alliance avec moi. C’est vrai, Seigneur, j’en suis indigne. Mais cependant, de toute façon, je t’aimerai, je serai fidèle à mon Dieu, je t’étreindrai toi seul éternellement, je fixerai sur toi les yeux de mon cœur pour marcher toujours, où que je sois, dans la lumière de ton visage.

Ah, Seigneur, regarde mon cœur et vois comme il est rempli d’amour : il n’aspire qu’à toi, il te convoite, il en a le souffle coupé. Prends-le ! Investis-le pour que nul ne prenne ta place. Quant à moi, Seigneur je te le donne. Possède-le, remplis-le et fais-en ta chose ; non, désormais je n’en veux plus pour moi. Si tu veux avoir mon cœur, donne-moi le tien ! Oui, Seigneur, faisons l’échange ! Je n’y perdrai rien, et toi non plus, Seigneur, car ils seront à toi l’un comme l’autre. Comment, tu n’en veux pas ? Alors, ce sera sans moi, car je dépérirai consumé de douleur.

Quoi ? T’attendrai-je donc toujours sans que tu viennes à moi ? Que faire ? Je peine tellement à te garder mon cœur, tous veulent me le prendre ; je proteste et dis : “Non, non, il est entièrement à mon Seigneur, à qui je l’ai donné tout entier”, et toi, Seigneur, tu n’en voudrais pas ? Ah, Seigneur, accepte-le, je ne le réclamerai pas de toute éternité. Je vivrai sans cœur, et tu seras ma vie. Allons, Seigneur, est-ce vraiment ta volonté ? Je ne veux que cela : agis donc, Seigneur, comble mon désir comme le tien en venant de belle venue fréquemment me trouver. Rends-moi visite sur visite ! Mais dis-moi, mon Seigneur, quand cesseras-tu tes allées et venues chez moi, quand resteras-tu en moi éternellement ? Quand il te plaira. Jusque-là, je t’aimerai toujours, je te poursuivrai jusqu’au bout, jamais je ne serai rassasié, que tu ne m’aies accepté éternellement pour ton Aimé ».

C’est ici que s’achève la vie illuminativ et que commence, mais sérieusement et clairement, la vie fruitive.

On peut l’entrevoir dès que l’âme, déjà touchée par la blessure de l’amour unitif, commence à converser avec Dieu avec confiance, bien que, chez ceux qui s’adonnent à cette conversation intime avec Dieu, en vérité, totalement et fidèlement, il ne soit pas facile, ni même nécessaire de distinguer entre la vie illuminative, la vie de purification et la vie d’union. Car là où est l’amour, si c’est bien l’amour, on y a accès immédiatement. L’amour flamboyant, l’amour véhément va droit devant, tantôt vers le haut tantôt vers le bas. Il se déploie en tous sens et en un instant, il ravit l’âme au-dessus d’elle-même jusqu’au sommet. Là où est l’amour, il n’y a pas de règle pour le discours intérieur. C’est pourquoi nous avons développé ici les sens intérieurs de l’amour qui permettent de voir comment Dieu conduit et attire à lui les esprits aimants.

L’amour, si c’est l’amour, passe souvent de la vie de purification à la vie d’union. L’unique critère qui permette de distinguer celui qui est avancé en amour, c’est la sincérité et la simplicité. En effet, être simple en amour appelle une grande activité. Ensuite, quand quelqu’un s’épanouit amoureusement, il devient simple, il parle avec Dieu avec simplicité, familièrement, avec confiance et, plus grande est cette simplicité, cette familiarité, plus élevé aussi est le niveau de l’âme qui agit ainsi. La preuve, c’est que, quand nous voyons deux personnes dialoguer familièrement, avec simplicité et confiance, nous disons d’elles qu’elles ne font qu’une seule âme et un seul corps. Mais précisons que nous fondons le progrès en amour non pas sur la ferveur du sentiment ni même sur l’ardeur des actes, mais sur cette simplicité qui, toute simple qu’elle est, suppose une activité ardente et vaste. Nous allons développer dans l’exercice suivant les sens de l’amour simple.

Chapitre 7. La conversation simple et unique

Cette conversation amoureuse pleine de ravissements est le but du travail intérieur. Ainsi, après l’exercice fidèle d’un amour actif et efficace, le frère trouve enfin le repos dans l’Aimé de son cœur. Il commence à lui parler sans difficulté ; il utilise le langage de l’amour ; il n’est qu’amour ; l’amour agit et pâtit, et son esprit est presque entièrement dans le ravissement. Aussi je ne sais vraiment pas si je dois donner un exemple de cet excellent niveau d’amour. D’une part, ce que l’âme éprouve dans la familiarité et l’union avec Dieu ne peut être décrit, d’autre part, il semble qu’il ne faut pas décrire cet état, car il n’est pas du domaine public. Cependant, bien que ces exercices soient strictement personnels et ne doivent pas être transmis à autrui, nous demanderons à Dieu de pouvoir le faire. Nous lui demanderons de choisir dans sa chambre nuptiale l’un de ses bien-aimés pour nous parler afin que ses jeunes amis brûlent de l’imiter. Je le sais bien : blessé lui-même d’amour, il ne parlera que d’amour et de ravissement. Et l’on ne peut parler ici de haut ou de bas, car la démarche de l’amour est sans égale. Pourtant, il se dilatera autant que possible pour être compris de ses compagnons.

À vous, mes frères, qui, comme vous l’êtes en l’esprit, avez également le titre d’amis du Christ, à vous ce frère parlera des ravissements, des jubilations et des soupirs de son cœur. Le Bien-Aimé céleste l’a attiré à lui, et à son tour ce frère souhaitera que vous vous teniez en sa compagnie. Vous le suivrez de vos ardents désirs jusque dans le cœur de son Ami vers lequel il vole en disant :

« Amour, amour, quand serai-je l’amour engendré par l’amour ? Amour, ah, amour de mon Dieu ! Quoi, vivrai-je plus longtemps hors de toi ? Mais, mon amour, que dirais-tu si tu me voyais comblé d’amour ? Et quoi d’étonnant si je brûle, me consume, dépéris d’amour ? N’est-ce pas toi-même qui me consumes d’amour ? C’en est fait, tout mon cœur est blessé et il ne peut aspirer qu’à toi en toi ! Ah, Seigneur, qu’il est grand, ton amour ! Y a-t-il seulement quelqu’un qui puisse le comprendre ? Serait-ce celui qui, comme moi aspirerait à toi jour et nuit, en défaillirait, en périrait ? Quoi, cet amour éternel, dont tu m’aimes éternellement, ne me fera pas disparaître en toi ? Je t’aimerai infiniment, mais c’est encore trop peu : je n’en vis pas moins, mais c’est d’amour. Cependant arrêtons-nous là un moment ; parlons ensemble et réponds-moi ! Pourquoi, Seigneur m’aimes -tu ainsi ? »

« Parce que je le veux ».

« Mais dis-moi, Seigneur, précise : “Parce que j’y suis forcé ! ”. Oui, mon Dieu. Tu es contraint de m’aimer. Que ferais-tu, si tu ne m’aimais pas ? Pourrais-tu habiter ta lumière en solitaire ? Tu es totalement heureux, totalement glorieux, je le sais, mais tu désires mon bonheur, et tant que je ne le possède pas, ton désir est incomplet sur ce seul point et, d’une certaine façon, tu as besoin de moi. Vois donc, Seigneur, si tu n’es pas forcé de m’aimer. Et tu m’as vraiment si fort désiré que je serais impie si je ne te le rendais pas. Ô mon amour ! Avec quelle douceur tu t’es glissé en moi ! Tu m’as transpercé, vaincu ; mais mon Dieu, que tes coups sont donc rudes ! Ne crains-tu pas de me blesser ? Tu me crois donc capable de soutenir le choc de ton amour ? Cesse d’agir de la sorte ! Traite-moi aimablement, car je suis un de tes amis.

Comment pourrait-on me voir encore errer en dehors de toi ? Ne serait-ce pas le comble de l’infidélité ? Mais il n’en sera pas ainsi, car si tu t’y opposes, moi aussi. Nous vivrons ensemble ne faisant qu’un, moi en toi et toi en moi dans l’intime union d’un amour mutuel ; car c’est mon choix d’avoir fait alliance avec toi.

Ne connais-tu pas, Seigneur, la manière dont je t’ai poursuivi jusqu’à présent ? Est-il seulement arrivé que mon cœur dise : assez, cela suffit ? Et alors ? Est-ce que tu pourrais refuser de faire alliance avec moi qui te désire si ardemment ? Je le sais, toutes les âmes fidèles se disent tes bien-aimées, mais parmi elles je sais aussi que tu en désires une seule. À son propos tu dis : “Unique est ma colombe, ma parfaite” (Cantique 6, 9). Ô Seigneur, c’est moi qui serai celle-là. Car tu ne pourras me combler de cette manière.

Mais n’ai-je pas perdu la raison de parler ainsi à mon Dieu ? J’ai l’impression, Seigneur, de manquer de respect envers toi. Mais que faire ? Ton amour me pousse, me dynamise, m’aiguillonne avec confiance. Et de plus, nous parlons à voix basse. Attention, Seigneur, que personne ne nous écoute ! Il me semble même, mon Dieu, que maintenant je devrais aspirer à toi à en perdre le souffle, que mon amour pour toi devrait me faire hurler, m’évanouir, m’affaiblir. Mais comment cela ? Tu m’as broyé le cœur : c’en est fait, il défaille, incapable de parler. Il peut seulement chuchoter doucement parce qu’à coup sûr tu, l’as bien affaibli. Mais, toi, Seigneur, parle. Que vas-tu dire à ton serviteur ? J’ai été trop bavard. Pardon, Seigneur ! À ton tour de parler ».

« Je te fiancerai à moi dans la fidélité » (Osée 2, 22) attention à la référence !

« Alors, pourquoi tardes-tu, mon Aimé ? Je sais bien que tes paroles sont vraies ; mais me semble-t-il, tu ne les réalises pas assez vite. Voilà bien longtemps que tu m’as fait cette promesse Tu me disais, quand je n’étais que feu, amoureusement tendu vers toi : “Je te fiancerai à moi”. Mais je n’ai toujours pas ressenti l’effet de tes promesses. Accomplis-les, Seigneur ! Ne soyons plus deux, mais un seul esprit, une seule volonté, un seul amour ; toi en moi et moi en toi.

Je t’étreindrai, et tu descendras en moi. Allons, vite, lions-nous du lien indissoluble de notre amour ! Où irons-nous, Seigneur ? Allons en toi ! Jusqu’à présent, tu t’es tenu à mes côtés et j’ai conversé avec toi au fond de mon cœur, maintenant sortons pour aller vers toi, dans le sein éternel de ton Père. C’est là que tu feras alliance avec moi. Et moi je ferai halte, je me reposerai dans l’unité éternelle de la Trinité, tu m’y baiseras du baiser de ta bouche. Je garderai le silence, je me dissoudrai dans la joie, je défaillirai noyé d’une ineffable douceur. Accorde-nous donc d’accéder à ce repos ! ».

Voilà le genre d’épanchements dont on vient de parler. Ces dialogues amoureux et tendres qui vont suivre font entrer ce frère dans le cœur de son Bien-Aimé. Ils le conduisent aux silences joyeux de la fruition divine, où il demeure aussi longtemps que le décide son Aimé. C’est là que Celui-ci il en fait un dieu et le fait passer entièrement dans sa propre divinité, l’enivrant et le comblant de la plénitude de l’amour. Mais plus il boit, plus il a soif. Si bien que, une fois revenu à lui-même, il crie, gémit, halète avec plus de véhémence que jamais, d’avoir obtenu d’accéder au sein de son Bien-Aimé, ce que lui ont valu les élans amoureux et osons le mot, les tendresses, pour forcer l’accès au sein de son Dieu. S’il en sort, il devra revenir à lui, mais sous les coups violents du ressac de son amour.

« O amour, amour, amour, Dieu amour ! Qu’est-ce donc que cela ? Je vais mourir, frappé d’une blessure mortelle ? Je t’ai désiré, j’ai eu soif de toi, mon amour, et tu m’as comblé. Mais imagines-tu que je vais dire : “Cela me satisfait” ? Or, ce n’est rien, rigoureusement rien. À quoi bon m’avoir ravi, si tu refusais que je reste englouti en toi pour toujours ? O joies trop brèves ! Il aurait mieux valu que je n’entre pas, plutôt que d’être ainsi renvoyé et mis à la porte. J’ai mordu à ton hameçon, tu as exacerbé ma soif et tu me laisses ainsi me dessécher ? Mon gosier n’en peut plus, mon âme est sèche, je ne suis plus qu’une loque. Oh, s’il m’était donné un jour d’entrer chez toi en étant sûr que je n’en sortirais pas ! Mais parle ! Pourquoi me mets-tu dehors de cette manière ? J’ai l’impression que tu ne m’aimes plus ».

« C’est pour mettre ton amour à l’épreuve, mon fils. »

« D’accord, Seigneur, mais est-ce que je ne t’aimais pas quand je ne savourais que toi, ne goûtais que toi, quand je me souvenais de toi seul, submergé de ta divinité ? Mais maintenant me voici repoussé, rempli d’amertume et de dégoût, tourmenté de partout, au-dedans comme au-dehors. C’est à peine si je peux me souvenir de toi ».

« Mais que désires-tu, mon fils ? »

« Seigneur, le désir de toi me ronge, et mon âme est totalement saisie de douleur à cause de ton absence. Chaque jour, je suis près de mourir, ne le vois-tu pas ? »

« Tu vois donc, ô mon Aimé, que ton amour s’amplifie quand ma présence savoureuse t’est retirée. Est-ce que ne m’as jamais désiré plus fortement ? »

« Non, Seigneur. Mais dis-moi, Seigneur, comment pourrais-tu demeurer en moi, alors que je reste paralysé de détresse ? »

« Je suis au fond de ton cœur, je le purifie, l’éclaire et le porte à la perfection, en allumant la flamme ardente et inextinguible de ton désir. Car précisément ce désir de moi est en toi comme un souci poignant qui te ronge, comme une douleur aiguë qui te pénètre, comme une soif ardente et inextinguible qui te brûle, t’assèche et te dévore, comme une flèche aiguë et mortelle qui transperce la profondeur de ton âme jusqu’à te faire perdre souffle à chaque instant ».  

« Je le crois, Seigneur, parce que je l’éprouve ; mais enseigne-moi ce qui agit vraiment au cœur de notre alliance.».

« Eh bien ! Écoute, mon Aimé. Une femme en présence de son mari est comblée de joie. La douceur lui ôte toute résistance, elle n’est que joie et suavité, à la vue de celui que son cœur désire. Mais s’il s’éloigne d’elle, elle se ronge, défaille, meurt de douleur. C’est ainsi, ô mon Aimé, que tu dois passer tes jours avec moi. Quand je serai en ta présence, autrement dit quand tu pourras me parler avec douceur, simplement, visage contre visage, alors ta joie sera à son comble, la jubilation te transportera et il n’y aura en toi que douceur ineffable.

Mais quand je serai absent, quand je t’aurai privé de cette facilité et t’aurai laissé dépourvu, desséché et désolé au point que tu n’as pas la force de me dire, ne fût-ce qu’un seul mot, ni même de penser quoi que ce soit de bon à mon sujet — quelle ne sera pas ta détresse —, je verrai alors l’authenticité de ton amour. Si tu gémis et soupires, si tu m’accables en mon absence de douleur et de larmes, si tu te morfonds, te décomposes, ce sera là un signe de ton amour pour moi, plus évident que ta joie quand tu me vois et me possèdes. En effet, qui n’en ferait autant ? Mais languir de l’amour de son bien-aimé, voilà ce qui est nécessaire pour qu’il soit beaucoup aimé. Donc, mon fils, toute la force de l’amour entre mari et femme consiste à la fois à agir et pâtir : agir, en présence de son époux en lui parlant bouche à bouche ; pâtir en gémissant, en soupirant, en défaillant quand il est absent ».

— « Sois béni, Seigneur, toi qui m’instruis si bien. Fais de moi et en moi ce que tu voudras, car mon amour ne s’éteindra jamais. Mais cependant, ne m’abandonne pas trop souvent, car, si tu étais vraiment absent, je mourrais. Allons, Seigneur, que cet amour soit en nous deux éternellement, oui, mon Dieu, éternellement ».

Ces paroles peuvent faire comprendre le niveau de cette âme, qui est un des sommets où l’on puisse parvenir en cette vie. Oui, la vérité et la perfection de cet exercice, c’est que l’âme aboutit à un tel repos, à une telle union avec son Bien-Aimé qu’elle lui dit bouche à bouche « des paroles qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer » (2 Corinthiens 12, 4). C’est pourquoi nous ne l’écouterons pas davantage. Ce qui est écrit ici permet d’entrevoir comment, une fois l’alliance scellée, l’Aimé parlera à Celui auquel il s’est ainsi adressé avant même ses fiançailles : il n’est que débordements, tout amour, l’union est réciproque, impossible d’en parler, c’est assez dire.

Cette âme aimante et noble reçoit de son Bien-Aimé les influx extraordinaires que voici : tantôt on dirait des éclairs éblouissants qui heurtent son cœur, le broient et la font haleter pour jouir de l’éternelle divinité ; alors le Bien-Aimé céleste la reçoit en son sein où elle contemple les secrets de la divinité ; tantôt, quand elle y pense le moins, elle est remplie d’une joie ineffable, comme si elle s’abîmait dans un océan de délices ; tantôt elle ressent des douleurs mortelles et comme une désespérée, elle hurle, crie, blessée par le choc de l’amour. Parfois elle se sent comme réduite à rien, comme si elle-même n’avait jamais existé, mais comme si c’était Dieu, et lui seul, qui avait toujours été en elle. Souvent même, elle est si dépourvue de toute sensation, de tout goût divin qu’elle croit à peine que Dieu existe. Elle est insatiable, rien ne peut la combler. Tout ce que Dieu déverse en elle, elle le compte pour rien ; elle veut Dieu en elle et par lui-même. Elle ne recherche aucun repos dans l’amour. Son repos, c’est d’égaler, s’il se pouvait, l’amour de Celui qui l’aime éternellement, et comme c’est impossible, elle défaille en lui et par sa défaillance même, elle réalise ce qu’elle ne peut faire en agissant. Elle veut posséder Dieu en Dieu par lui-même.

Tel est le bonheur dans cette vie.





RÈGLES EXTÉRIEURES OU MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPALES VERTUS

Jusqu’à présent, Seigneur, nous avons parlé, comme tu le voulais, de l’esprit intérieur de nos frères. Permets-nous, alors qu’ils viennent de naître de ta fréquentation, d’en exposer maintenant les fruits. Tout sera à ta gloire, toi qui à la fois les diriges intérieurement et leur donnes de te plaire extérieurement.

Chapitre 8. De la pauvreté

Tu le sais, Seigneur, toi qui es notre tête, les frères, pour t’imiter, chérissent tellement du fond du cœur la pauvreté évangélique que celui qui reçoit l’habit le plus ordinaire s’estime le plus heureux de tous. De même chacun désire également de tout son cœur ce qu’il y a de moins bon concernant tout ce qui a trait au bien-être corporel, vêtements, tuniques, capes, cellules, bréviaires.

Conservons très soigneusement tout ce qu’on doit aux aumônes : huile, vinaigre, vin et autres denrées de ce genre, et qu’ils veillent scrupuleusement à ce que rien ne se perde par leur négligence.

Quand on fait passer les fruits à table ou qu’on leur sert du pain de son ou de blé, ils prennent toujours ce qui ne vaut rien. Ils ramassent avec soin les miettes qui restent et les mangent en souvenir de leur Seigneur qui disait : « Ramassez les morceaux qui sont en trop, pour qu’ils ne se perdent pas ». (Jean 6, 12)

Si l’un des frères a besoin d’un bréviaire, d’une cape blanche, d’un vêtement, d’une couverture et d’autres objets, c’est à qui arrivera le premier aux pieds du supérieur pour lui demander avec insistance de rendre service à ce frère dans le besoin, et ils se dépouillent avec joie pour le vêtir.

Les raffinements de la chair, ils ne les recherchent en aucun cas, mais ce sont toujours les choses ordinaires et simples qui les réjouissent. Pourtant, au cœur même de leur pauvreté, ils s’appliquent à observer la propreté, surtout celle de leur habit et de leur cape blanche, pour ne pas choquer le regard des autres. C’est pourquoi, quand ils entreprennent un travail manuel, ils veillent soigneusement à ne pas tacher leurs vêtements.

Quand ils plient le genou, comme c’est la coutume quand on s’adresse à un supérieur ou qu’on avoue ses fautes, ils relèvent légèrement le bas de leur habit, pour ne pas le salir, veillant toujours à allier propreté et pauvreté.

Enfin, ils se gardent de tout amour désordonné pour les choses de la création, si bien qu’ils ne s’attachent même pas aux objets de piété : médailles, images saintes, rosaires bénits. S’ils s’aperçoivent qu’ils ont trop d’attirance pour ces saints objets ou d’autres du même genre qu’ils possèdent déjà, ils s’en dépouillent énergiquement par une volonté contraire et ils dévoilent à leur maître cette imperfection pour qu’il décide de les leur enlever.

Ce sont là seulement quelques actes extérieurs de pauvreté. Quant à la pauvreté intérieure de l’esprit, plus elle est difficile, plus ils la pratiquent avec ardeur. À leur avis, quand ils ont abdiqué toute envie personnelle et toute saveur spirituelle, elle consiste à être capables de posséder leur Dieu dans la nudité de l’esprit, autrement dit avec le seul désir totalement consacré à sa volonté.



Chapitre 9. De l’obéissance

On ne peut trouver aucun témoignage plus évident de progrès spirituel que dans l’enthousiasme, la simplicité et la rapidité à obéir. Il y a enthousiasme si l’obéissance est immédiate, sans retard ni délai. Il y a simplicité, s’il n’y entre aucune discussion pointilleuse. Il y a enthousiasme encore si l’on obéit sans murmurer ou sans y être obligé. Et il est vrai que jusqu’à présent, et c’est de ta part, Seigneur, une grande grâce à leur égard, ils ont été prompts à t’obéir. En effet, nul besoin d’un ordre exprès, mais le moindre signe de tête de leur supérieur les fait obéir rapidement et avec enthousiasme. Aussi le supérieur doit-il peser attentivement ce qu’il dit, où que ce soit et à tout moment. Car ce ne sont pas seulement ses ordres, mais ses recommandations qu’ils exécutent au même titre que des ordres. Et certains ont tenu compte non seulement de ses recommandations, mais de paroles banales qui lui ont échappé.

Où que ce soit et à tout moment, même lors de récréations exceptionnelles, ils se montrent attentifs aux paroles de leur supérieur et ils obéissent à son moindre signe. Car ils savent parfaitement que leur supérieur est toujours leur supérieur, autrement dit qu’il tient le rôle de Dieu, même si, en père indulgent, il met une paternelle bienveillance à se distraire avec ses enfants et s’il lui arrive de partager leurs jeux spirituels.

Il est arrivé lors d’une récréation que, pour réjouir ceux qui étaient tristes, le supérieur, après avoir plaisanté sur les défauts des pères d’autrefois, ait précisé sans transition que les religieux appelés à la croix et à la négation de soi devaient mettre toute leur joie dans la pénitence et la discipline corporelle, et par exemple, a-t-il dit, avoir le fouet sous la main tout le temps de la récréation. Il s’en est trouvé alors plus d’un qui se sont soumis à de rigoureux châtiments. Le supérieur s’étant aperçu qu’ils n’étaient plus avec les autres, sortit et les trouva en train de se fouetter durement. Parmi eux, il y eut autrefois le Frère Denis de Saint Michel, qui maintenant repose dans le Christ. De son vivant, on l’avait sous les yeux comme un exemple de toutes les vertus et spécialement de la parfaite obéissance.

En effet, ses supérieurs en ont témoigné : il leur fallait une grande prudence dans tout ce qu’ils disaient ou suggéraient par un simple signe en présence de ce frère. En effet, il était si ponctuel et si simple pour obéir que tout ce qu’il entendait de la bouche de ses supérieurs qui le conduisaient à la perfection, non seulement au Chapitre et dans les exhortations publiques, mais où que ce soit et à tout moment, il le notait et l’accomplissait fidèlement. Et non seulement quand cela venait de ses Supérieurs, mais aussi des frères convers, surtout du Frère Joseph de Saint-Jean, simple frère convers, dont lui, le Frère Denis reçut pendant trois ou quatre mois des thèmes spirituels. Après sa mort, on trouva ces thèmes notés parmi ses exercices de dévotion. Ainsi : « Le 6 février notre très cher frère m’a dit “Si tu veux plaire à Dieu, sois un bon religieux”. Le 7 février, notre très cher frère Joseph m’a dit : » Si tu veux plaire à Dieu, récite ton rosaire sans te laisser distraire ». Le 8 de ce mois il m’a dit : » Prie pour moi ! » » Par la suite, plus d’un frère a pris modèle sur cet exemple pour l’imiter.

Chez eux, une formule de dévotion occupe une grande place : « Le Christ ordonne, c’est tout ». Non seulement ils ne se dérobent pas aux ordres donnés (faute énorme à leurs yeux), mais même si on leur donne des raisons et si on leur explique la cause ou le but de ces ordres, ils refusent d’y prêter la moindre oreille. Ils se satisfont, comme de parfaits obéissants, du seul : « Dieu le veut ».

Si des ordres flattent leurs appétits, leurs grandes qualités ou leur louange, ils font humblement un signe, et pas deux, pour protester, en gardant toujours une réserve intérieure.

Quand un supérieur ordonne un travail difficile et pénible, comme transporter des pierres, porter un lourd fardeau, balayer la maison, mais sans s’adresser à un frère en particulier, tous se précipitent pour se charger d’une telle tâche, comme si chacun pensait que cela ne s’adressait qu’à lui, et ils ne quittent pas la place sans un ordre exprès du supérieur. Inversement, si l’ordre flatte les sens ou honore celui qui obéit, ils l’exécutent en traînant et avec une certaine tristesse. Ils désirent s’en acquitter uniquement par obéissance et non par plaisir, voulant étreindre Jésus-Christ crucifié seul, de toute leur force, de tout leur élan et pour l’imiter.

Quand ce sont les cloches qui donnent un signal quelconque pour obéir, la coutume est d’anticiper ce signal. Ils prennent leur cape, leur bréviaire et les autres choses nécessaires pour accomplir leurs tâches. Dès lors, ils peuvent sortir au premier coup, et, s’ils font un travail dans leur cellule, ils l’interrompent, ne serait-ce qu’une lettre juste esquissée ou un caractère à moitié tracé, en se disant entre eux : « C’est le signal du grand Roi ; allons-y et offrons-lui nos présents ! »

Ils s’appliquent à obéir non seulement aux supérieurs, mais même aux derniers des frères. Toutefois cela doit s’accorder aux ordres de leurs supérieurs, et ils cherchent toujours à faire non pas leur volonté, mais celle des autres.

Dans leur cellule, jamais ils n’apportent rien de nouveau. Là, ils ne changent rien, ils ne peignent ou n’écrivent rien, pas même la plus petite lettre, sans l’autorisation du supérieur. Ils estiment que c’est une sorte de sacrilège de faire n’importe quoi à l’insu du supérieur. Aucun d’eux ne se dispense des actions communes de l’observance de la Règle sans la permission de supérieur ou d’un frère plus âgé à qui revient la responsabilité de cette action. Ils croient en effet qu’il n’existe pas de lieu ni d’acte public dans la vie religieuse sans un supérieur. C’est pourquoi, s’il y a simplement deux ou trois novices ensemble, celui qui quitte le groupe, même quand on l’appelle, s’incline devant le frère plus âgé. En effet, ce serait faire preuve d’indépendance mondaine s’il quittait un groupe et une réunion sans faire un signe de soumission et d’obéissance.

Leur obéissance implique la confiance qu’ils mettent dans leur supérieur. Ils vont fréquemment le trouver, lui parlent de tout ce qui concerne leur état physique et spirituel, de leurs sécheresses comme de leurs bonnes dispositions, de leurs consolations comme de leurs désolations, etc., et ils suivent fermement ses conseils.

Chacun d’eux lit et relit le chapitre de nos Constitutions De l’obéissance, le repasse dans sa tête et l’exécute à la lettre.

Chapitre 10. De la chasteté

En vrais fils de la Bienheureuse Vierge Marie, les frères révèrent et chérissent tellement la pureté extérieure aussi bien qu’intérieure qu’ils n’accordent à leurs sens pas la moindre fantaisie qui pourrait souiller leur cœur. Ce sont surtout leurs yeux qu’ils maîtrisent strictement. Ils leur interdisent tout regard sur les choses du monde, au point que c’est à peine s’ils jettent un œil sur les objets permis, sûrs que « la mort entre même par les fenêtres ».

Quand ils doivent se rendre à des processions solennelles et publiques, ou quand, après avoir fait profession, ils accompagnent les pères qui vont en ville visiter les malades, ils restent fidèlement sous leur surveillance. Ainsi, leur insouciance ne leur fera pas porter les yeux n’importe où. Ils ne s’exposeront pas à regarder les objets qui flattent les sens et qui risqueraient de les troubler au moment de l’oraison. Et, pour ne pas participer aux conversations mondaines, ils emportent avec eux de bons livres qui les enrichissent, qui les aident à s’élever aisément vers Dieu par des dialogues amoureux et d’ardents élans. Attention cependant à ne pas épuiser leurs forces physiques en rejetant les propos qu’ils entendent des gens du monde, car une telle violence pourrait nuire à leur moral. Qu’ils se contentent donc de sentir que de tels propos ne les charment pas, mais les choquent, dans leur bonne foi et la sincérité de leur cœur. Ainsi ils reviennent au monastère indemne de tout spectacle nuisible. Ils ne gardent que ceux dont ils devraient avertir leur supérieur, au cas où l’on n’aurait pas observé les statuts de l’Ordre intitulés De la chasteté et Respect de l’honnêteté des mœurs en dehors du monastère.

Ils sont si scrupuleux sur la sainte pureté que, si le supérieur les autorise à se donner la discipline au réfectoire ou dans un autre lieu public, ils le font avec une extrême chasteté et réserve, pour éviter de se choquer ou de choquer les autres qui les voient nus. Ils ont coutume de toujours fermer les yeux dans ce genre de situation, même en pleine nuit, pour ne pas voir leur nudité ou celle des autres de quelque façon que ce soit.

Ils apprennent par cœur et mettent en pratique le chapitre des Constitutions de notre Ordre De la chasteté.



Chapitre 11. De l’humilité

Ils s’attachent de tout l’élan de leur cœur à la sainte humilité qui fonde toutes les autres vertus. Et ils accomplissent les actes intérieurs et extérieurs où elle intervient dans le même esprit que celui qui informe tout ce qui se déroule habituellement. En effet, puisqu’il n’est ni désagréable ni inutile de le répéter encore et encore, tous ces actes de vertu qu’ils accomplissent à l’extérieur proviennent de leur conversation familière avec ce Dieu qu’ils adorent, entretiennent et étreignent avec amour, lui qui est présent dans leur cœur toujours et partout. Et c’est encore à lui qu’ils s’efforcent de plaire de toutes manières et, les yeux fixés sur son visage, ils connaissent sa volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait (cf. Romains 12, 2), et ils s’efforcent de l’accomplir fidèlement.

Poussés par un grand désir de la sainte humilité, ils recherchent ardemment la réprimande, le blâme, la correction, la punition pour leurs fautes et, pour cela, ils vont souvent trouver leur supérieur. Ils le prient de bien vouloir les blâmer, les corriger, les humilier, les punir à son gré, quand il le voudra et de la manière qu’il voudra. Et quand une humiliation ou une pénitence leur a été infligée, une fois celle-ci exécutée, ils se prosternent aux pieds du supérieur, ils baisent la terre, et disent en eux-mêmes et à haute voix : « Merci, père vénérable, pour la charité que tu m’as témoignée ».

Chez ces frères, on considère que c’est un grand défaut de se chercher des excuses quand le supérieur ou n’importe qui d’autre leur fait un reproche, en public ou en privé, même s’ils ne sont pas conscients de ce qui leur est reproché. Ils savent très bien qu’une réprimande de ce genre ou n’importe quelle autre, voire plus grave, ils l’ont mille fois méritée, pour avoir offensé si lourdement leur Créateur qu’ils offensent encore chaque jour.

Peu importe la façon dont ils sont blâmés, raillés, rudoyés ! Ils doivent s’efforcer toujours de garder le silence comme des agneaux devant celui qui les tond et dans leur cœur ils s’accusent eux-mêmes plus lourdement que leur accusateur. Ils donnent du poids à la chose qu’on leur reproche et ils ne tiennent pas compte de la personne qui le leur signifie. Ils ne murmurent pas en disant : « Pourquoi ce reproche et dans quel but ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que tel ou tel me traite ainsi ? » Mais ils le prennent comme si cela venait de Dieu qui veut les punir pour leurs fautes passées et rabaisser leur orgueil. Aussi, refoulant vigoureusement la réaction contraire de la nature, si les frères l’entrevoient, ils la musellent en disant : « O Seigneur, je ne l’ai pas volé ! Ce frère fait son devoir. Non, je ne veux pas d’autre récompense que les coups, la confusion, la raillerie, les crachats, moi qui t’ai si souvent offensé. S’il te plaît, Seigneur, que tous connaissent mes crimes et me raient de la surface de la terre. Oui, je suis même indigne de vivre, moi qui t’ai si souvent offensé, mon Dieu ».

Ils ne cessent jamais les actes intérieurs de ce type sans ressentir qu’ils triomphent de leur orgueil, et ils endossent une telle réprimande avec un esprit non seulement calme, mais enjoué. Ils doivent veiller avec soin à ne pas se fourvoyer ni à droite ni à gauche. Mais, dans l’épreuve qu’ils subissent, ils voient le bon vouloir de Dieu et ils ajoutent même : « Je l’ai bien mérité, Seigneur ».

S’il arrive que le supérieur leur réclame les raisons et les intentions de ce qu’ils ont dit ou fait, après s’être profondément abaissés devant Dieu, attristés de devoir se justifier d’une certaine façon, finalement, une fois la demande réitérée, ils exposent toute l’affaire dont il est question sans élever la voix, en quelques mots et avec simplicité.

Quand ils doivent se réunir en un seul lieu, c’est à qui prendra la dernière place. Et surtout en hiver, quand ils arrivent au chauffoir, ils ne pensent qu’à se lever et à mutuellement s’effacer l’un devant l’autre. Ils rivalisent en marques d’honneur par de profondes salutations. Ils évitent de se faire remarquer par une attitude sans-gêne qui trahit une mentalité désinvolte.

Quand ils se parlent, c’est avec une légère inclinaison de la tête et en se découvrant au début et à la fin. Les yeux fixés à terre, ils s’expriment à voix basse et dans un murmure, en essayant autant que possible de regarder l’autre en face.

Chacun tient son frère en tel honneur et en telle estime de sainteté qu’en aucune façon, dans aucune circonstance, il ne porte jamais un jugement sur les dits et faits des autres, sinon avec bienveillance. S’ils se sentent ébranlés intérieurement par les paroles ou les actes d’autrui, ils ne reviennent ni ne se penchent d’aucune manière sur la défaillance de ce frère. Ils sont plutôt attentifs à leur propre misère et à l’endurcissement de leur cœur, eux qui sont encore assez durs et impitoyables pour s’indigner et s’irriter des faits et dits de ce frère, serviteur de Dieu. Ils font appel à Dieu quand ils éprouvent de tels sentiments, comme s’il s’agissait d’un gouffre plein de couleuvres et d’autres serpents qui veulent souiller leur charité et la supprimer.

Ils ne s’arrêtent pas aux réactions des hommes, mais ils se disent en eux-mêmes : « Que t’importe ce qu’un tel fait ou dit ? Ce n’est pas toi qui en répondras à sa place. Regarde-toi plutôt. Peut-être n’a-t-il agi ainsi que par obéissance », et d’autres réactions semblables. En effet, agir de cette manière, ce n’est pas seulement arracher la racine pourrie d’un jugement téméraire, mais assurément faire en sorte, qu’ils ne tolèrent en aucune façon de se pencher et de revenir sans cesse sur le cas de ce frère qui a failli, comme on le leur enseigne et comme ils le font. Ils doivent se pencher plutôt sur leur propre misère, leur dureté de cœur et, osons le mot, sur leur impiété, eux qui oseraient, tels des brutes et des sauvages, se laisser bouleverser et s’indigner contre leur frère. Voici ce qu’ils crient au Seigneur : « O Seigneur, qu’est-ce qui me prend ? Qu’est-ce que je sens en mon cœur ? Délivre-moi, Seigneur, de ces maudits serpents ! Ai-je donc un cœur si dur et si impie que j’ose me laisser emporter contre mon frère ? O Seigneur, oui, je vois que jusqu’ici, je n’ai fait aucun progrès en ta charité ; libère-moi, Seigneur ! »

Ils restent sans bouger en exprimant de tels actes, et la nature a beau se rebeller, la raison humaine murmurer, la charité parfaite est victorieuse et ils n’ont en vue que leur propre misère et leur dureté. C’est là agir avec une vraie charité et garder son cœur totalement pur. En effet, en répétant cet exercice, Dieu leur donne un cœur plein de charité qui « ne tient pas compte du mal » (1 Corinthien 13, 5).

Ils fuient et détestent toute vaine gloire et excellence personnelle, et si les missions ordonnées doivent leur procurer quelque honneur, ils ne les accomplissent que pour satisfaire à l’obéissance. Ils ne briguent jamais de telles charges, mais ils en réclament de viles et de pénibles. Ils importunent et pressent humblement leur supérieur de leur en attribuer de semblables. Et si l’un d’eux a obtenu un service vil et pénible, il tâche de l’accomplir avec tout le soin et la dévotion possibles, pour éviter qu’il ne leur soit enlevé et donné à un autre. En cela, ils ne manquent pas à la charité, mais avec beaucoup d’amour, ils désirent pour eux-mêmes le travail et la peine, et pour leurs frères, le repos et l’honneur.

Quand le supérieur les félicite, ils s’abaissent profondément et, comme s’ils avaient vu une couleuvre, ils se réfugient auprès de Dieu, ils tombent à genoux, adorent Dieu en s’accusant de leur misère et de leur ingratitude face à sa divine Majesté. Inversement, s’ils reçoivent des reproches, des blâmes, des railleries, ils se tiennent la tête haute, mais cependant toujours à genoux, pour que tous les voient comme un objet de moquerie.

Quand ils entendent que l’on fait état d’un manquement quelconque sans citer de nom, si le moindre doute de culpabilité les effleure, ils tombent à genoux et disent humblement : « C’est moi le coupable ».

Ils s’attachent d’un ardent élan et avec dévotion à l’exercice des coulpes. Ils y voient un rempart exceptionnel de l’observance religieuse et une façon éminente d’acquérir toutes les vertus, surtout l’humilité. S’ils s’accusent, ce n’est pas pour la forme ni, selon la formule, comme des moutons de Panurge, automatiquement, parce qu’il le faut et que c’est la coutume. Mais ils le font dans un esprit de contrition, après avoir élevé brièvement leur cœur vers Dieu pour reconnaître d’abord leurs fautes devant lui et s’en accuser. Ensuite ils s’accusent humblement en présence du supérieur et de leurs frères, mais uniquement des fautes visibles et des manquements de maîtrise d’eux-mêmes qui ont pu être une cause de scandale. Mais quand le supérieur a commencé à leur parler, ils se taisent, même s’ils n’ont pas dit tout ce qu’ils avaient préparé. S’ils sentent poindre en eux un doute quelconque sur la pénitence qui leur est imposée, ils ne l’exposent pas immédiatement au supérieur, mais ils attendent pour le consulter plus tard. De toute façon, ils ne parlent à ce moment-là que si on leur pose une question, mais ils se taisent et s’abaissent devant Dieu.

Tous désirent tellement s’humilier devant Dieu et devant les hommes qu’ils demandent au supérieur la permission de déclarer leurs fautes, même intimes, et de les avouer devant tout le monde, même les péchés graves, commis quand ils étaient dans le monde. Une fois cette permission accordée, Il est arrivé que certains l’aient fait avec tant d’ardeur que tous pleuraient. Quand le supérieur, pour éprouver un frère dans son humilité, ordonne aux autres, un par un, de dire tout ce qu’ils pensent de lui et de quels manquements ils ont été témoins, tous attendent qu’il en donne l’ordre. Ils le font non seulement à cause de la faute à réparer (car ils ne veulent pas s’enrichir de ce que paient les autres), mais au nom de la sainte obéissance. Alors ils présentent quelque petit défaut, s’ils le connaissent, mais sans en exagérer l’importance ; ils le diminuent plutôt et l’excusent. En effet, même s’ils sont sûrs que le frère coupable se pliera volontiers à la punition, ils savent aussi, comme l’exige une charité bien ordonnée, qu’après avoir satisfait à la seule obéissance, ils n’ont rien à dire de plus.

Les frères chérissent le livret intitulé Exemples d’humilité comme un trésor tombé du ciel. Ils le lisent et s’efforcent de guider leur vie sur lui, en commençant par le premier article qui traite du silence. Cela les pousse à pratiquer strictement et sévèrement le silence et à s’exprimer d’une voix si douce qu’on a du mal à les comprendre.

Ils veillent aussi, pour respecter le silence, à marcher toujours avec retenue, à ne jamais flâner ici et là, ou à ne pas quitter leur cellule sans nécessité évidente. Ils se rappellent ce que dit notre Règle : « C’est dans le silence et l’espérance que résidera votre force » (Règle, chapitre 16). Pour conclure, ils souhaitent seulement « qu’on les ignore et qu’on les compte pour rien. » (Imitation de Jésus-Christ, I, 2).

Chapitre 12. Comment prier au chœur

Les frères se hâtent d’aller au chœur comme vers un doux rafraîchissement de l’âme. C’est là qu’en présence de Dieu ils épanchent leur cœur. Ils se concentrent sur les Psaumes en y étant attentifs à l’aide de leurs sens ou de leur intelligence, mais également en leur prêtant une attention amoureuse et affectueuse. Avec de tout petits versets, semblables à des braises, ils blessent le cœur de leur Bien-Aimé éternel qui leur inflige souvent pareilles blessures en retour. C’est ainsi que plus d’un sont transporté hors d’eux-mêmes. En effet ils se saisissent de tout le nectar des psaumes et ils font passer les sucs qu’ils en expriment dans la profondeur de leur âme pour se gorger des délices de leur Seigneur. Ils se disent en effet quand ils vont chanter des Psaumes : « Il est bon de confesser le Seigneur et de chanter pour ton nom, Très-Haut (Psaume 91, 2). Dans son pâturage, c’est là qu’il m’a placé (Psaume 22, 2). Mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt (Psaume 56, 8) : je chanterai et je dirai un psaume pour le Seigneur (Psaume 26, 6) ».

Quand ils doivent se tenir debout, ils restent toujours bien droits sans s’appuyer ni à droite ni à gauche. Ils ne se frottent pas les mains, ne se grattent pas la tête ou n’importe quelle partie du corps pour ne pas choquer le regard de Dieu, de ses anges ou des frères présents. Ils préfèrent, comme Saint Thomas de Cantorbéry, endurer la piqûre des puces plutôt que de manquer au sérieux qui s’impose.

Pour se tenir debout, s’asseoir, s’incliner, s’agenouiller, ils s’en tiennent strictement aux rubriques de l’Ordinaire.



Chapitre 13. Les frères dans leur cellule

Les frères ne sont pas plus tôt entrés dans leur cellule qu’ils se prosternent à genoux devant leur oratoire et pendant quelque temps, ils prient le Seigneur de bien vouloir être proche d’eux dans leur solitude. Ils lui demandent humblement pardon s’ils ont conscience de s’être éloignés de son amoureuse présence en dehors de leur cellule ou d’avoir offensé son divin visage d’une manière ou d’une autre. Ensuite, ils tournent leur cœur vers lui ; ils lui dévoilent ce qu’ils attendent par des prières semblables à celles-ci : « Voilà, Seigneur, je viens à toi pour écouter ce que tu me dis, Seigneur Dieu (cf. Psaume 84, 9). Parle, Seigneur, ton serviteur écoute (1 Rois 3,9). Ce sont bien là mes désirs, mais je crains que des chimères inconsistantes ne me troublent, que le sommeil ne m’envahisse, que la pesanteur de ma corruption ne m’abatte. Aide-moi, Seigneur, pour que j’aie la force de veiller en ta présence et de percevoir d’un esprit avide les paroles de ta bouche ».

Ensuite ils se mettent à lire. Quand ils lisent, ils croient recevoir du Seigneur en personne les paroles qu’ils lisent et ils s’efforcent de répondre à ses commandements et à ses conseils par des élans mutuels et de fermes décisions. Ils ferment le livre de temps en temps et, les yeux sur l’image du Crucifié, ils dialoguent avec le Seigneur sur les sujets de leur lecture. Ils s’accusent de n’avoir pas encore réalisé ce qu’il a bien voulu leur enseigner par cette lecture et ils promettent de le faire à l’avenir avec le secours de sa grâce.

Ils tiennent à cette alternance de lecture et de prière, certains que, même s’ils ne peuvent accomplir rien d’autre, une fois le livre fermé, leur désir crie vers Seigneur. Est-ce que le Seigneur n’exauce pas le désir des pauvres ? Ton oreille a entendu les bonnes dispositions de leur cœur ? (Psaume 9, 38).

Pour les aider dans cet exercice, leur père spirituel leur donne des livres rédigés sous forme d’entretiens et de dialogues, tels L’École de Jésus Christ, L’Aiguillon du repentir du Révérend P. Jean de Jésus-Marie. On leur donne le livre du Père Luca Pinelli De la perfection religieuse, les ouvrages des très dévots Pères Louis de Blois et Lanspergius, les Vies des Pères de l’Orient, l’Échelle de Saint Jean Climax, la Doctrine spirituelle de Saint Dorothée et d’autres petits ouvrages de piété des Saints Pères d’autrefois. Mais spécialement et avant tout, le court traité De l’Imitation du Christ avec les autres œuvres du Père Thomas a Kempis, ce religieux exemplaire, et ils mettent autant d’ardeur à le chérir, à le lire et à s’y conformer qu’on en a mis à le leur recommander.

Pour approcher du saint Sacrement de l’Autel avec un cœur plus digne et plus pur, généralement, lors de communions extraordinaires, la matinée achevée et avec l’autorisation du Père maître, ils récitent un psaume de pénitence, le Miserere, et vers midi, ils s’adonnent exceptionnellement à une oraison mentale, même à ce moment-là ???. Pour découvrir à leur Seigneur toutes leurs faiblesses, leurs passions, les manques de maîtrise d’eux-mêmes, ils les lui exposent comme à un médecin céleste et le prient de nettoyer leur cœur de telles impuretés pour qu’il y fasse sa demeure avec la bonté infinie dont il a bien voulu les visiter

Ils consultent soigneusement le manuel de piété intitulé Billets spirituels de chaque mois et ils accomplissent les actes tant extérieurs qu’intérieurs liés à la vertu qui leur est échue. Le jour sacré de leur saint patron, ils communient avec dévotion et, ce jour-là, ils demandent à leurs supérieurs de leur infliger quelque pénitence extraordinaire.

Ils se choisissent personnellement quelques saints comme patrons et ils leurs confient leurs besoins spirituels. En plus des saints de notre Ordre, ils en prennent quelques autres, tout spécialement saint Joseph, saint Jean l’Evangéliste, saint Charles Borromée, sainte Geneviève à qui ils se recommandent particulièrement eux-mêmes avec les besoins de notre Ordre.

Ils vénèrent tellement l’Écriture Sainte qu’ils ne la lisent toujours, dans leur cellule ou au réfectoire, que tête nue et même souvent à genoux. S’ils en trouvent un fragment tombé à terre, ils le ramassent avec respect, pour qu’il ne soit pas foulé aux pieds ou ne serve à des usages profanes.



Chapitre 14. Des propos qu’ils tiennent dans la vie ordinaire du monastère

Dès qu’ils entendent le signal du repas, ils se tournent intérieurement vers Dieu. Ils pensent et repensent à leur grande misère, eux qui, tel du bétail dépourvu de raison, sont soumis à de telles contraintes. Pendant le repas, ils s’efforcent de nourrir leur âme non seulement avec la lecture spirituelle à laquelle ils sont très attentifs, mais ils font aussi jaillir des prières et des soupirs d’amour par lesquels ils élèvent leurs esprits en Dieu qui est leur vie éternelle.

Si la lecture est agréable et les enflamme, ils s’en servent pour accomplir leurs actes intérieurs. Dans le cas contraire, ils s’unissent à Dieu directement avec le désir qu’ils ont toujours et partout, mais surtout dans ce cas-là, de garder sa divine présence.

Ainsi, pendant le repas ils crient souvent vers le Seigneur : « Élève mon esprit, Seigneur, jusqu’à toi, nourris-le de ta divinité ! Car tu es ma vie, ma joie, toute ma délectation. Ah non ! Seigneur, que je ne me vautre pas dans cette corruption : en toi réside le seul agrément de mon âme. Sois la nourriture de ma vie ! »

Voici même un exemple des soupirs avec lesquels les frères se stimulent : « Ah, Seigneur, quand donc me réjouirai-je dans ta gloire ? Quand me combleras-tu de joie par ton visage ? » (cf. Psaume 20,7)

Enfin, ils s’efforcent souvent, à propos de l’atroce passion du Seigneur ou du pain des larmes, de converser avec Dieu, mais avec douceur et amour, sans violence ni ébranlement des sens, afin de se fortifier spirituellement tout comme ils se nourrissent physiquement. Chacun le fait selon la qualité de ses exercices, ??? en plus de l’attention qu’il porte à la lecture,

Ils mettent au fond de leur cœur cette divine maxime : « Avant de manger, je soupire » (Job 3, 24).

Avant de se mettre à table, ils s’accusent des fautes qu’ils ont commises en chantant au chœur ou dans l’oratoire. S’ils ont cassé quelque chose : plats d’argile, cierges, livres, ils en apportent les débris au réfectoire, ils demandent pardon et s’accusent en disant : « Voici, Père ce que j’ai brisé à cause de mon ignorance et de ma bêtise ».

S’il arrive qu’en l’honneur d’évêques ou d’autres prélats présents au réfectoire, ou pour n’importe quelle autre cause, il y ait dispense de silence, ils ne disent pas un mot pour bien montrer, à la gloire de Dieu, de quel élan ils pratiquent et chérissent le silence. Et si leur supérieur les invite à parler deux ou trois fois, ils le font d’une voix si basse, si modeste et si brève qu’on les entend à peine.

Pour quelque autre motif, y compris lors d’une récréation exceptionnelle, s’il y a une dispense de silence au réfectoire, ce n’est pas une raison pour qu’ils s’autorisent à laisser leurs yeux se porter çà et là et leur fassent faire le tour des tables. Ils le savent, le supérieur ne leur a pas permis de regarder, mais simplement de parler. Aussi chacun ne parle-t-il qu’à son plus proche voisin de sujets spirituels, d’histoires de saints, de ce qui est lu tous les jours au réfectoire.

Quand ils quittent le réfectoire pour la promenade où ils ont la liberté d’ouvrir la bouche, ils ne se mettent pas à parler tout de suite après être sortis. Ils craignent en effet que leurs sens ébranlés et le désir de se délier la langue ne leur fassent tenir des propos insuffisamment imprégnés de piété et de l’Esprit de Dieu. Mais ils s’adressent à Dieu, dirigent leur cœur vers lui et prient, pour que ce qu’ils vont entendre ou dire soit intégralement à sa louange éternelle, le temps d’un Miserere silencieux. Ensuite, quand un aîné ou celui qui a la charge de leur donner la parole commence à parler, ils s’entretiennent de sujets de piété, sans élever la voix et modestement, par groupes de trois frères au moins, jamais de deux. Il y en a pourtant, pour ne pas dire tous, qui préfèrent se taire plutôt que d’ouvrir la bouche et ils ne parlent pas sauf si un aîné leur demande de le faire.

Ils ne s’isolent jamais de l’ensemble du groupe des frères. Ils ne disent rien qu’ils ne veuillent être entendu de tous. Ils gardent toujours les mains sous leur scapulaire et ne gesticulent pas en parlant et en se déplaçant. Ils ne remuent pas leur ceinture, leur rosaire ou leur scapulaire et ne les manipulent pas en s’amusant ou d’une manière qui ne convient pas. Ils évitent en effet d’agir comme de penser ou de parler avec insouciance et inutilement.

Ils aiment fréquenter ceux qu’ils savent développer des sujets de spiritualité, afin d’être ravis plus facilement en Dieu, enthousiasmés par de tels propos. Ils s’en servent alors pour faire presque sans cesse oraison en accomplissant des actes intérieurs sur le sujet qu’ils entendent. Ils demandent à Dieu la grâce de faire ceci et de fuir cela selon l’enseignement qu’ils reçoivent. En effet, ce qui se dit alors, ils ne le prennent pas comme un bavardage de récréation, mais avec sérieux et dévotion. Ils le savent bien : la parole de Dieu est proférée en cette circonstance avec autant de fruit que n’importe où dans le monastère, à cause de la sainte liberté qui permet à chacun d’exposer ses doutes à un aîné compétent sur ces sujets, mais aussi parce qu’on ne parle ici que de l’action quotidienne et spirituelle des frères.

Ils évitent soigneusement la moindre dispute et bataille d’arguments, mais, après avoir commencé à parler pour exposer leurs raisons, ils se cèdent mutuellement la parole avec modestie et humilité.

Ils n’abordent pas les débats d’école, de philosophie et d’autres sciences spéculatives qui éloignent l’esprit de la pure et amoureuse union à Dieu. Ils traitent uniquement de choses dont ils ont l’expérience et auxquelles ils sont entraînés. Et ils acquiescent intérieurement et extérieurement à tout ce que leur dit un frère plus âgé, en faisant confiance à ce qu’ils ne peuvent comprendre. Pourtant, s’il reste un point obscur, ce n’est pas le moment de discutailler avec ce frère, mais ils attendent pour en débattre ultérieurement avec lui plus en détail.

Ils ne parlent jamais d’eux positivement ou négativement, mais ils guettent, afin que si l’on dit du mal d’eux, ils le croient et même pire que cela.

De même, ils ne parlent jamais des travers ou des défauts de caractère des autres, en paroles, par gestes, et sous aucun prétexte, pas même pour plaisanter. Ils n’imitent pas la voix, les gestes, le rire de tel frère, ce qui est absolument contraire à la véritable simplicité et charité.

Si quelqu’un parle de choses du monde, vaines ou trop peu édifiantes, ils ne s’en prennent pas à lui et ne le réprimandent pas afin de ne pas l’attrister. Mais ils se tiennent avec modestie et sérieux. Ils ne répondent à ces faits et propos que brièvement et avec réserve, pour que le coupable s’aperçoive qu’ils n’approuvent pas de telles bagatelles. Ainsi leur charité fraternelle n’en souffre pas, et les coupables sont corrigés plus facilement qu’avec des reproches et des mises en garde mutuels.

Les novices, les jeunes profès et tous ceux qui n’en ont pas reçu l’ordre se gardent soigneusement de faire de reproches à un frère ou de le réprimander pour ses défauts, sous quelque prétexte que ce soit, pas même celui de la charité. En effet, ils le savent, pour un prétexte de ce genre, ils pourraient raviver des passions latentes. S’ils remarquent chez leurs frères un fait qui contrevient à la règle et à la vraie perfection, ils en font part au supérieur au bon moment, c’est-à-dire quand leur propre ressentiment s’est calmé.

Ils chérissent et veulent tellement servir la charité fraternelle qu’ils évitent de faire du mal à un frère, même sur un point de détail, ou de l’affliger de quelque façon. Donc, quand un supérieur fait un reproche à l’un d’eux et que, pour l’abaisser davantage, il l’humilie et le tourne en ridicule pour quelque défaut de caractère, autant que possible ils s’abstiennent tous de ricaner. Ils ne le regardent pas, mais ils lui témoignent avec amour leur compassion, souhaitant que ce soit à eux que s’applique une telle pénitence et humiliation et non à leur frère qui n’est que piété et innocence.

Quand ils voient un frère se faire reprendre très sévèrement par un supérieur pour tel ou tel manquement, même grave, s’il s’en accuse lui-même ou est accusé par le supérieur, ils sont si persuadés de la sainteté du coupable qu’ils s’efforcent au contraire de la grandir. Ils ne considèrent pas la faute de leur frère, mais dans leur cœur ils louent sa grandeur d’âme, car il s’accuse avec beaucoup de noblesse même de ses péchés graves.

Ils le savent bien : le supérieur a parfois coutume d’accuser, de blâmer, d’accabler de reproches des innocents, pour que les coupables fassent retour sur eux-mêmes et reconnaissent leurs fautes, c’est pourquoi dans une telle occasion, ils ne portent aucun jugement téméraire.

Ils ne parlent jamais entre eux des humiliations et des pénitences qui ont lieu au réfectoire et pendant l’exercice des coulpes. Ainsi sans s’exciter par leur bavardage, ils ne tournent pas en ridicule ces exercices de piété et d’humilité et ne perdent pas le fruit qu’ils ont acquis en se soumettant à ces humiliations. Simplement, ils se rappellent mutuellement les prescriptions générales qui ont été fixées.

Quel que soit le travail auquel on les envoie, ils gardent scrupuleusement le silence et, au cas où ils auraient besoin de parler, quand ils ne peuvent se faire comprendre autrement, ils s’expriment à voix basse et brièvement, en se rappelant toujours notre Règle qui leur dit de manger leur pain en travaillant en silence (Règle chapitre 16.).

Ils font tout pour apprendre à fond notre Règle et surtout les chapitres Du séjour dans les cellules (ch. VII), Du silence (ch. XVI), et Des armes spirituelles (ch. XIV), qu’ils s’efforcent de pratiquer à la lettre.

Chapitre 15. Des propos qu’ils tiennent avec les gens de l’extérieur

Les frères tiennent en très grand honneur tous les gens d’Église, mais spécialement les religieux, à quelque Ordre qu’ils appartiennent. Et s’ils entendent des gens du monde attaquer leur bonne réputation, ils s’efforcent dans la mesure du possible de ne pas prendre part à de tels propos. Ils louent les Ordres religieux en général et chacun en particulier. Ils sont convaincus que notre Ordre concourt plus à leur salut qu’un autre, puisque de toute éternité Dieu le leur a destiné à l’exclusion des autres comme seul moyen et seule source de leur salut. Cependant ils ne vénèrent et ne louent pas moins tous les Ordres religieux et ils ne mettent pas le leur au-dessus des autres.

Ils veillent à ne pas s’étendre excessivement auprès des gens du monde sur l’ancienneté de notre Ordre, sous aucun prétexte. En effet, on pourrait y flairer de la morgue, et une simplicité véritable ainsi que l’humilité qui ne veut jamais se faire remarquer en souffriraient. Mais, dans leurs bonnes conversations intérieures avec Dieu, extérieures avec les hommes, ils tâchent, autant que possible, de faire resplendir la vie religieuse notre mère dans ses membres.

Ils font preuve tout spécialement d’honneur et de respect envers les Évêques, en tant que prélats ordinaires de la sainte Église et, partout où ils le peuvent, ils s’emploient à recevoir leur bénédiction.

Dans la mesure du possible, ils évitent de s’entretenir avec les gens du monde, surtout avec leurs proches. Ils y voient un piège empoisonné qui d’un coup de balai éloigne l’âme du pur amour de Dieu et ils ne les abordent que contraints par la sainte obéissance. Pour cela, ils leur parlent toujours en présence d’un tiers qui sera pris parmi les frères plus âgés. Ils lui confient tout le soin et l’honneur de la conversation ; quant à eux, ils se taisent, réservés, sérieux, les yeux baissés, ils ne répondent que si on les interroge, brièvement et à voix basse et ils font savoir souvent à leur aîné (si l’entretien traîne en longueur) qu’ils ont à s’acquitter d’autres tâches confiées par l’obéissance.

Si l’obéissance les contraint à parler avec des gens du monde, alors ils élèvent vigoureusement leur cœur vers Dieu, en priant le Seigneur de ne pas laisser souiller le cœur de ses serviteurs par des propos mondains, puisque ce n’est pas de leur plein gré, mais par sa seule volonté qu’ils les rencontrent et les écoutent.

Ils ne prolongent pas excessivement leurs conversations avec eux, sous prétexte de les convertir, surtout s’ils sont religieux de fraîche date, mais ils croient qu’ils feront plus pour leur conversion en priant pour eux qu’en les instruisant, car l’instruction revient aux plus âgés et aux Pères qui en ont reçu mission.

Si jamais ils doivent parler avec des femmes, leurs sœurs ou leur mère, ils insistent auprès de leur supérieur en lui demandant d’en être dispensés. Et si la vertu d’obéissance les y contraint, ils sont brefs, sérieux et s’en débarrassent le plus vite possible. Ils veillent scrupuleusement à ne les regarder en face en aucune façon, mais ils prennent congé d’elles avec un grand sérieux en leur disant : « Madame ma sœur, Madame ma mère, je vais prier Dieu pour vous. Que Dieu vous garde ! »

Chapitre 16. De la conduite à adopter à l’infirmerie, aux récréations et partout où l’on doit tenir compte de la nature

Pour les maladies banales et quotidiennes : évanouissements, faiblesse d’estomac, maux de tête et autres semblables dont les religieux sont coutumiers, ils les supportent sans s’émouvoir et de bon gré, car ils savent bien que c’est fréquent dans la vie religieuse. S’ils en parlent au supérieur, uniquement pour être en règle avec l’obéissance, ils lui exposent leur cas simplement et brièvement sans désirer un traitement de faveur ou une dispense. Mais ils veulent souffrir physiquement et spirituellement à cause de Dieu, se rappelant toujours qu’ils ont été appelés à souffrir tous les jours de leur vie, en eux ou hors d’eux.

Quand ils sont envoyés par le supérieur à l’infirmerie pour une maladie grave, dès qu’ils y sont entrés, ils doivent demander qu’on leur lise le plus tôt possible le chapitre du manuel qui traite des malades pour s’y conformer à la lettre.

On leur rappelle souvent que dans la vie religieuse, l’infirmerie est le lieu où les frères doivent se surveiller davantage. En effet, pour le réconfort des malades, l’institution monastique, comme une mère bienveillante, ne refuse rien, n’épargne ni la fatigue ni les attentions, mais elle répand sans compter et avec largesse les ressources de sa charité. Aussi, dis-je, sachant cela, nos frères veillent soigneusement sur eux-mêmes pour ne pas abuser d’une telle bienveillance, charité et indulgence. Mais, toujours désireux de se maîtriser en tous, fortifiés par la seule obéissance, ils s’efforcent de satisfaire davantage la volonté de Dieu que la nature.

Quand la nourriture ne leur convient pas, quelle que soit leur maladie, ils ne la critiquent pas, mais s’ils ressentent quelque dégoût, ils l’offrent généreusement comme pénitence et ils acceptent avec entrain une telle privation. Ils se rappellent alors que, du temps où ils étaient en bonne santé, ils demandaient à Dieu et à leur supérieur des pénitences qu’ils n’obtenaient pas. Donc, maintenant qu’elles se présentent d’elles-mêmes, ils doivent les accueillir avec le plus grand enthousiasme.

Ils évitent autant que possible, là comme ailleurs, tout excès des sens, surtout en ce qui concerne la langue, non pas l’organe du goût, mais de la parole : ils s’entretiennent toujours de sujets religieux ayant trait à Dieu. Mais même quand, pour consoler et divertir les malades, ils prononcent des paroles en l’air ou de bons mots, ils y mêlent toujours des paroles divines pour nourrir spirituellement les esprits et transformer l’infirmerie en oratoire.

Là comme ailleurs, ils sont très ponctuels pour s’acquitter de l’office divin aux heures et aux moments fixés, et ils n’acceptent pas d’en être dispensés, sauf en cas de maladie très grave. Ils demandent alors qu’un frère récite les prières à leur place et ils y accordent toute leur attention.

Quand c’est possible, ils demandent au supérieur de leur donner un frère profond, spirituel et enthousiaste qui vienne les voir souvent et puisse leur rendre vigueur par des propos dynamiques. Ils boivent ses paroles, et grâce à ce qu’il leur dit et à ses bons conseils, ils reprennent une force étonnante dans le Christ leur Seigneur.

Quand ils vont faire un séjour à l’infirmerie, voici ce qu’ils disent au Seigneur : « Seigneur, voici le lieu où je vais être éprouvé, non seulement en supportant ma maladie physique, mais aussi parce que là j’aurai l’occasion de pratiquer une foule de vertus. Aide-moi, Seigneur, à faire ce que je t’ai promis, à souffrir en moi et hors de moi, à obéir humblement et à accomplir ta volonté en toute circonstance ».

C’est surtout là qu’ils s’appliquent à conserver l’amoureuse présence de Dieu, pas avec autant de vigueur, de vivacité et d’assiduité [qu’auparavant], mais ils vont puiser au fond d’eux-mêmes de manière à pousser des gémissements d’amour et de fréquents soupirs. Ils se réfugient auprès de Dieu comme étant le seul capable de les rafraîchir et de les réconforter en lui disant comme des amis : « Seigneur, celui que tu aimes est malade (Jean 11,3). Tu l’as voulu, et c’est ainsi. Béni soit ton nom,  Seigneur ! » À noter que, de même que méditer sur Dieu est leur seule consolation, de même parler de lui est le seul repos et plaisir, surtout en cet endroit et à ce moment-là.

Ils tâchent de montrer un visage toujours paisible à ceux qui viennent leur rendre visite ; mais quand leur maladie les empêche de parler trop longtemps, ils demandent à leurs visiteurs d’aborder des sujets de spiritualité, et ils les écoutent avec attention et piété. Ils les interrompent pour bien leur montrer qu’ils accueillent de tels propos volontiers et l’esprit joyeux.

Et ils le savent, comme une grande force d’âme est nécessaire pour que ceux qui restent longtemps à l’infirmerie ne voient la perfection qu’ils ont acquise diminuer en rien, dès qu’ils vont mieux, ils demandent au supérieur la permission de partir. Ainsi, ils ne s’amollissent pas en y restant trop longtemps. Ils ne deviennent pas ensuite nonchalants et moins aptes aux autres exercices de l’observance commune.

Ils prient souvent l’infirmier de les reprendre sur leurs manquements et ils lui obéissent en tout point comme à un supérieur.

Si jamais on les envoie à la campagne en convalescence pour respirer un air plus pur et reprendre religieusement des forces en se promenant, ils font la plus grande attention à ce que dit le frère plus âgé qui est alors responsable d’eux et, avec son autorisation, ils s’adonnent modérément à quelque exercice physique, en évitant toujours une violence excessive qui éteindrait leur esprit de dévotion. Ils invoquent souvent le Seigneur et ses saints, et leur principal délassement pendant ce séjour consiste à commenter leur vie et leurs exemples.

Avant d’aller se détendre, ils accomplissent fidèlement et méthodiquement l’office divin pour que Dieu soit toujours par-dessus tout honoré pendant leur entraînement.

Ils gardent la présence divine bien implantée en eux et ils entretiennent son ardeur par de fréquentes aspirations en dirigeant leur cœur vers Dieu. On peut alors en voir beaucoup quitter quelques instants le groupe des autres et, le visage face à un mur ou à une haie, soupirer vers Dieu du fond d’eux-mêmes, en formulant, comme ils l’ont dit par la suite, des actes comme : « Pas question, Seigneur, que je me réjouisse ici sinon en ta présence. Tu es toute ma douceur et mon repos. En toi seul je veux me réjouir. Mais puisque tu m’en donnes l’ordre, mon Seigneur, je vais exulter et me réjouir devant toi, simplement. Ne me quitte pas ».

C’est par de tels actes, entre autres, qu’ils élèvent leur cœur vers Dieu et qu’ils s’abstiennent de toute joie désordonnée. Cependant, beaucoup en témoignent, de tels délassements sont pour eux les plus dures des croix. En effet, leur esprit, accoutumé à dialoguer avec Dieu leur semble bridé par de tels exercices qui ne sont pas sans violence, et c’est pour cela que la crainte filiale qu’ils ont en leur cœur de perdre le visage de leur Dieu les touche en profondeur. Le désir qu’ils ont de dialoguer librement avec lui est si véhément que, s’ils ne se stimulaient pas, jamais ils n’auraient plus grande tristesse, car ils s’aperçoivent que l’aimable visage de leur Dieu se ternit par de telles entraves.

Cela explique qu’ils soupirent après leur cellule comme après un port où leur esprit trouvera le salut, où les vents ne soufflent pas, où les tempêtes ne mugissent pas, mais où, dans un loisir fructueux, ils savourent pleinement la douceur de Dieu. Ils n’ont de repos assuré que dans leur cellule. Ils l’apprécient tellement que c’est pour eux un acte grave d’en sortir, quelles qu’en soient les raisons. C’est là en effet qu’ils épanchent leur cœur en présence de Dieu et qu’ils sont fréquemment remplis de l’agréable douceur intérieure par celui qu’ils désirent sans cesse avec ardeur.

C’est toi, Seigneur, qui leur as insufflé cet esprit de solitude et de silence ; daigne l’augmenter et le maintenir en eux ; car c’est le véritable esprit de notre Règle par laquelle tu leur commandes ceci : « Que chacun reste dans sa cellule ou proche d’elle, jour et nuit, à méditer la loi du Seigneur » (Règles, chapitre III).

Qui, Seigneur, nous accuserait d’exagération pour avoir loué ici nos frères ? Ce serait vraiment terrible, si ce n’était toi qui nous y avais poussés par ton Esprit. Tu le sais, Seigneur, nous n’avons dit que la vérité. Le seul point peut-être, dont la vérité n’est pas évidente, c’est que, ayant dit que « tous » étaient parfaits, il semble que cela s’applique à chacun en particulier. Mais, pour que je t’en parle, daigne accepter, Seigneur, l’adage philosophique que j’ai entendu citer (car je n’ai fait aucune étude) : « ce qui s’applique à tous s’applique à chacun ». Oui, Seigneur. 

Donc, comme la majorité de nos frères accomplit effectivement ce que je viens d’écrire et que les autres s’y efforcent, je crois, Seigneur, que sans attenter à la vérité, nous avons pu affirmer de l’ensemble ce que nous aurions dit de chacun. C’est vrai, mon Seigneur, voici le genre de serviteurs qu’ont été nos frères jusqu’ici. Leur principal exercice, pour ne pas dire le seul, c’est d’aspirer à toi du fond du cœur, de converser sans cesse avec toi en esprit, jour et nuit, d’être tout près de toi et de n’en être pas séparé d’un cheveu par négligence. Tu le sais, Seigneur, beaucoup d’entre eux dépérissent, brûlés du feu de ton amour. Ils soupirent vers toi toute la nuit, incapables de vivre sans toi. Tu es, Seigneur, le témoin de notre désir. Tu connais par leur nom tes bien-aimés qui chaque jour soupirent après toi. Daigne te les conserver à jamais et les unir à toi chaque jour davantage.

C’est ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils désirent. Car, bien que tous nos frères ne parviennent pas au même degré de conversation intime avec toi, chacun d’eux croit cependant que la relation fondamentale à la présence divine est nécessaire pour bien se conduire extérieurement. Ainsi, leur esprit ayant librement accès à toi, ils peuvent apprendre dans leurs actions quelle est ta volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait, et avec ton aide, ils s’efforcent de l’accomplir.

Je vais te parler, Seigneur. Comment se fait-il que, encore de nos jours, beaucoup de religieux vivent tourmentés, tristes, en désaccord avec eux-mêmes et insupportables aux autres ? Sans doute est-ce parce qu’ils n’ont aucune relation intime avec toi. Ils sont inconsistants, entièrement dépourvus au-dedans d’eux-mêmes des délices de ta divinité, et ils voudraient alors donner libre cours à la chair et aux sens. Mais comme la vie religieuse et l’engagement de leurs vœux ne leur permettent pas cela, la tristesse, le tourment, le dégoût et la mélancolie les dépriment. Mais ceux qui t’aiment vraiment, Seigneur, qui sont fixés sur le rocher que tu es et qui veillent à garder la familiarité intérieure avec toi, ceux-là ne sont jamais ébranlés. Ils restent debout, stables, prêts à tout affronter pour toi, leur unique amour. Dans toutes les détresses, invectives, reproches, difficultés, exclusions, contraintes, d’où qu’elles viennent, de toi ou des hommes, ils gardent, dis-je, ce principe de ne jamais tourner les yeux vers le monde créé, mais vers toi, dont ils accueillent tout. Ils mettent fermement cette conviction dans leur cœur : « Cela aussi, je l’ai bien mérité, Seigneur que ta volonté soit faite ! »

L’essentiel de cet exercice réside dans cet acte fondamental de la volonté. En quelques tentations qu’ils tombent, quelques désagréments qu’ils souffrent, outrages, injures, ignominies, bref, quelques contrariétés qu’ils endurent, ils veulent dire, mais en vérité du fond du cœur : « Cela aussi, je l’ai bien mérité, Seigneur, que ta volonté soit faite ! ».

Aidés et fortifiés par ta grâce, ils pourront ainsi rester tes serviteurs tous les jours de leur vie. Pour cela, ils doivent dans leurs élans intérieurs être toujours et partout attentifs à toi comme à leur unique trésor, leur chef, leur lumière, leur but. Animés de désirs dynamiques, fidèles, haletants, ils doivent sans cesse être tendus vers toi comme vers le centre absolu de leur cœur, par-delà toutes les occupations et activités de l’imagination, du corps ou de l’esprit.

C’est grâce à toi, Seigneur, qu’il en sera ainsi, toi qui raviras leur cœur, s’ils continuent à te désirer comme ils ont commencé. Au-delà de toutes leurs occupations, de toutes leurs activités physiques et intellectuelles, tu feras surnager et reposer leur désir et leur cœur comme une huile très pure. Mais simplement, qu’ils ne s’attachent affectivement à aucune chose créée. Qu’ils aspirent à toi seul, le bien unique, éternel et incréé et qu’ils accomplissent leurs actes en toi, à cause de toi et par toi, sans tourner les yeux vers l’acte qu’ils font. Ainsi pour eux tout sera dirigé vers toi. Qu’ils ramènent tout à toi par amour et que par l’amour incessant qui reflue vers toi, ils soient ravis au-dessus d’eux-mêmes pour l’éternité.

Oui, qu’il en soit ainsi !



RÈGLES GÉNÉRALES DU MAÎTRE DES NOVICES

De la direction des frères.

Étant donné que la paix intérieure et la sainte liberté de l’esprit sont absolument nécessaires pour acquérir l’esprit de notre Ordre, le supérieur veille avec soin à ce que nos frères ne soient pas conduits dans un esprit de servitude ni par des considérations humaines. Mais qu’ils vivent en vrais fils de Dieu dans la sainte liberté de l’esprit, et non pas comme des esclaves ou des courtisans (cf. Éphésiens. 6, 6). Ils ne doivent chercher à plaire, en tout et par tous les moyens, qu’à Dieu seul qui voit clair dans les cœurs. Conduits par cet esprit d’amour et de vraie liberté, ils n’ont pas peur de révéler au supérieur leurs manquements, même graves. Mais ils l’abordent spontanément et ils lui avouent leurs fautes, aussi bien les fautes visibles que les fautes cachées et, avec une grande liberté, ils lui disent tous leurs tourments, leurs passions, tout ce qui leur pèse, voulant que rien ne lui échappe, aussi bien de leurs manquements que de leurs pensées intimes. Lui, de son côté, comme un père bienveillant et bon, pour augmenter en eux une telle confiance, se montre avenant et avec un esprit de douceur il les instruit, leur fait des remarques, les encourage et les blâme, et, d’habitude, il ne les contredit pas trop sévèrement, surtout en privé, pour ne pas les terroriser ni leur ôter la liberté de s’expliquer avec confiance à l’avenir.

Le supérieur est patient et longanime quant à la conversion et à l’amendement qu’on espère des novices, si toutefois il ne voit pas en eux des simulateurs et des hypocrites qui disent une chose et en pensent une autre. Car, si c’est le cas, il est sûr que jamais, sauf si Dieu les convertit par miracle, ils ne persévéreront dignement. C’est pourquoi il veille avec soin à ce qu’on ne les admette pas à prononcer leurs vœux, sous aucun prétexte, même s’ils sont doués, capables et savants.

Il n’est jamais effrayé ou abattu par n’importe quels manquements des frères, même graves, pourvu qu’après la chute ils s’humilient et tâchent, autant que possible, de se corriger. Il leur explique la gravité de leurs fautes, sans trop les effrayer ni employer de mots trop durs ou trop acides, mais avec un esprit de charité, un raisonnement très rigoureux et solide et selon les règles de la vérité divine.

Quant à cette liberté d’esprit dans laquelle il sont dirigés, pour qu’elle ne dérive pas vers la licence des sens, le supérieur a l’art, avec une grande adresse, où que ce soit et à n’importe quel moment, d’humilier très rudement chacun d’eux et de porter le fer jusqu’au sang dans ce qu’il y a d’animal en eux, pour qu’ils meurent à eux-mêmes et soient capables d’extirper jusqu’aux racines de leurs passions.

Cependant il ne se sert jamais du prétexte de la pénitence pour les contraindre à l’impossible et à ce qui les angoisserait trop ou troublerait de façon déraisonnable la paix intérieure de leur esprit. Mais, s’il leur prescrit un acte d’humiliation difficile, il ordonne de l’exécuter sur-le-champ, sauf si le type de pénitence exige autre chose, par exemple un lieu et un moment nécessaires à son accomplissement. Il n’a pas l’habitude de donner des pénitences rudes, difficiles ou exceptionnelles tard le soir, pour qu’ils ne soient pas troublés dans leur sommeil en redoutant par l’imagination des humiliations de cette sorte.

Sans parler des pénitences importantes, mais surtout des sérieuses remontrances pour des fautes, on ne les fait pas au début des repas, mais plutôt à la fin ou à un moment plus opportun, pour qu’ils ne soient pas troublés pendant le repas. Ils doivent en effet prendre leur nourriture calmement pour qu’elle ne leur fasse pas mal et qu’ils écoutent la lecture avec profit, ce qui requiert la tranquillité intérieure.

Pour mettre à l’épreuve leur simplicité, le supérieur ne prescrit jamais une mission qui ne soit pas simple par elle-même et dans laquelle on doit trop raisonner. En effet, un tel ordre les arracherait à la simple unité d’esprit dans laquelle ils possèdent Dieu amoureusement, car on ne peut éprouver ou discerner la simplicité d’une chose qui n’est pas simple par elle-même.

Il ne leur donne pas d’ordres qui leur causeraient trop de honte, comme, par exemple, d’exposer publiquement tout ce qu’ils pensent, où qu’ils soient. Si on ne l’ordonne pas, c’est à cause des nombreux désagréments pour ceux qui assistent à la pénitence comme pour ceux qui l’exécutent. Le supérieur favorise chez les frères une grande confiance pour qu’ils prennent la parole et exposent librement les doutes qu’ils peuvent avoir sur des ordres donnés, de telle sorte que toujours et à toute heure il les écoute et les met au courant avec bienveillance. En outre, il leur recommande de ne rien faire dans l’incertitude, mais d’être toujours sûrs de la bonne volonté de Dieu dans ce qu’ils désirent réaliser ou ne pas réaliser, afin d’éviter qu’ensuite ils n’éprouvent scrupules et inquiétudes dans leur conscience pour n’avoir pas tiré les choses au clair.

Quand il les a informés de ce qu’ils doivent faire en conscience, il veut que chacun soit libre de laisser sa propre conscience trancher et il ne les accule pas à se reprocher ce qu’ils ont découvert à Dieu dans une intention effective, ??? avant de passer à l’acte.

Le supérieur sait par expérience combien il est nécessaire pour la bonne paix et le repos intime de ceux qui lui sont soumis, d’entretenir des relations avec eux. C’est pourquoi il ne se contente pas de les accueillir avec bienveillance, mais aussi il les interroge souvent sur leur état tant physique que spirituel. Il les invite à lui parler avec confiance de toutes leurs faiblesses physiques et spirituelles, mais, surtout, il veut être mis au courant de la paix et du repos intérieur de chacun. Et rien ne le réjouit plus que de savoir que tous vivent dans un seul esprit, en paix, sans trouble ni anxiété. C’est pour cela qu’il interroge paternellement tantôt l’un tantôt l’autre sur son état intérieur et extérieur, et quand il ne peut le faire à loisir, il délègue quelques frères parmi les plus formés, auxquels ils peuvent tout dire avec confiance, pour qu’ils le mettent au courant de tout.

Quant à la pratique de l’austérité, de l’abstinence, des veilles et des autres exercices physiques, il les distribue à chacun avec mesure. Il se contente de voir leur désir d’aspirer à de tels exercices. Il perçoit très bien que le but de notre Ordre requiert que l’extérieur traduise l’intérieur et qu’on ne procède pas des exercices extérieurs aux intérieurs, étant donné que notre Règle a plus affaire avec le dedans qu’avec le dehors.

Il ordonne souvent des pénitences qui entraînent rougeur et confusion, propres à rabaisser l’orgueil de l’âme, et il le fait avec beaucoup de discernement.

Souvent il leur recommande la ponctualité et la régularité dans leurs activités, en veillant à ne pas en faire un absolu. Mais ils doivent les observer comme un signe de la volonté divine dont ils tâchent de toujours produire les actes intérieurs, c’est-à-dire parler avec Dieu en tout lieu et avoir toujours leur cœur élevé vers lui.

S’il arrive que, malgré toute l’application qu’ils y mettent, ils ne peuvent pas apprendre la technique du chant, ou comment lire au réfectoire ou comment exercer quelque autre activité du culte extérieur, il leur recommande de ne pas se troubler ni de s’inquiéter pour cette incapacité ou cette maladresse. Et il ne les reprend pas beaucoup sur ces défauts qui ne sont pas imputables à leur volonté, mais à leur faiblesse. Il suffit qu’il les voie faire tous leurs efforts pour y parvenir et ne pas mépriser ces activités, mais s’humilier à propos de leur faiblesse et leur incapacité.

Chacun le sait parfaitement, Dieu a coutume de verser toutes les grâces spirituelles intérieures, les irradiations qu’il envoie dans les âmes de ses amis, par l’entremise du supérieur comme au moyen d’une coupe. Comme on ne peut trouver de signe plus évident de l’authenticité d’une âme solidement établie en Dieu que l’humble soumission et l’abandon entre les mains d’un père spirituel ou d’un supérieur, c’est une raison, dis-je, pour laquelle chacun, dans quelque exercice de spiritualité qu’il se trouve, suit toujours le conseil du supérieur ou de son père spirituel. Lui, de son côté, quand il leur voit un tel abandon, il les pousse avec un grand discernement à suivre les inspirations du Saint Esprit. Il ne met pas d’obstacle à leur envol vers Dieu, mais il les élève, pourvu qu’il les voie humbles, petits et dépouillés.

Il voit que certains frères sont plus engagés dans la familiarité intime de Dieu. Ce n’est pas une raison, comme s’ils pouvaient tout faire sans que la tranquillité de leur esprit en souffre, pour les charger exagérément de charges extérieures, mais il ne les laisse pas non plus sans rien faire, veillant aux excès en tout. Il les exhorte à suivre la vie régulière commune et à être un exemple pour les autres, afin que leur vie vertueuse enflamme les autres frères à l’amour de l’exercice intérieur.

S’ils sont engagés dans trop d’activités, le supérieur leur accorde cependant un moment de solitude dans la journée pour s’occuper de Dieu de tout leur cœur avec plus de liberté et d’ardeur et puiser en lui lumière et grâce pour agir ensuite convenablement dans les affaires extérieures.

Il ne leur prescrit pas, sous prétexte de zèle et de perfection, de charges trop dures qui priveraient de liberté ceux qui dépendent de lui et contraindraient trop leur esprit : par exemple observer un silence total pendant un mois ou une quinzaine de jours, veiller tard, enchaîner des oraisons à n’en plus finir. Il évitera ainsi, en commandant cela à tous, que ceux parmi eux qui sont faibles et qui ne possèdent pas une telle perfection, ne se sentent trop accablés en étant malmenés dans de telles charges que leur faiblesse les empêche encore d’accomplir volontiers.

Vraiment, la direction spirituelle exige de ne jamais rien prescrire qui contraindrait trop l’esprit des frères qui leur sont soumis. Car c’est à eux-mêmes que ces frères doivent faire violence et non être tirés par les autres comme à contrecœur. Et le père spirituel ne doit pas tant surveiller ce qu’ils font que savoir dans quel esprit ils le font. À coup sûr, s’il en était autrement, il n’y aurait pas de bon résultat. En effet, si on prescrit d’accomplir, en général, des tâches trop exigeantes et trop rudes, tous les feront extérieurement du moins, mais beaucoup resteront intérieurement accablés, angoissés, tristes et inquiets, ressentant une trop forte contrainte. Cela aboutit à ce que, par la suite, les frères ne maîtrisent plus du tout leurs sens ni leurs passions. Comme il est loin, leur progrès ! Aussi, concernant le corps en général, le père spirituel ne les surcharge pas de nouvelles règles de stricte observance, mais il laisse chacun libre. Cela ne l’empêche pas en privé, d’accorder à chacun des épreuves exceptionnelles d’austérité et de mort à eux-mêmes.

Il n’utilise que rarement les blâmes publics et les reproches propres à déprimer l’esprit et à faire naître une crainte d’esclave. En outre, pour la faute d’un frère en particulier, il ne met pas en cause l’ensemble des frères du monastère, pour ne pas engendrer en tous angoisse et abattement. Cependant, pour corriger tel ou tel, quand il le juge utile, il fait une remarque en public, sans citer aucun nom, et il ajoute que tous ne commettent pas cette faute, mais seulement un petit nombre.

Il veut toujours que ses frères soient vivants et rieurs et il préfère les voir afficher un visage paisible, joyeux et souriant plutôt que triste, sombre et inquiet, car il en est sûr, la bonne humeur du visage traduit une âme unie à Dieu. Celui qui parle sans cesse à Dieu et dialogue amicalement avec lui peut dire en effet : « Le Seigneur m’a donné de la joie au cœur (cf. Psaume. 4, 7) et, dès lors, je suis toujours joyeux en sa présence ». Sans compter que cette joie de l’esprit fait fuir les tentations, balaie les ténèbres et les nuages qui trônent chez les gens inquiets et déprimés.

S’il voit un frère plus triste que d’habitude, quand il le juge profitable, pour détendre les esprits et leur rendre leur bonne humeur ordinaire, il leur accorde spontanément un petit divertissement, comme l’autorisation de parler entre eux et de se donner mutuellement courage et force. Pour faire naître en eux une plus grande confiance, il va même, comme un père bienveillant, se divertir avec eux avec dévotion et familiarité, et il en découle un profit considérable. En effet, très souvent ténèbres et tristesses s’évanouissent de leur cœur, la charité fraternelle grandit et les dégoûts naturels et les terreurs, que souvent l’esprit du mal instille dans l’esprit des novices à l’encontre de leur supérieur, sont souvent chassés par cette attitude familière à leur égard.

Si le père spirituel en voit un qui lors d’une telle récréation se comporte avec trop peu de retenue, il ne le blâme pas ni ne l’humilie trop rudement sur le moment. Alors ce frère n’a pas les sens trop ébranlés pour accueillir ces reproches avec fruit, et les autres ne s’en attristent pas et ne perdent pas leur bonne humeur. Ce serait en effet gâcher le but poursuivi par cette récréation. Il attend donc, comme l’exige sa charge et en homme avisé, pour faire des reproches à chacun au bon moment.

Nul n’a le droit, quelle que soit sa qualité ou sa condition, qu’il soit père ou frère, de blâmer ou d’humilier les frères, surtout les novices, pas même les pères envers qui ils auraient commis une faute sur un point en servant la messe, mais ces derniers peuvent en référer au supérieur ou au maître des novices ou à d’autres qui doivent veiller aux manquements des frères.

C’est sûr, le but recherché par l’esprit des supérieurs et des prélats est la plupart du temps le même que pour les subordonnés. C’est pourquoi le supérieur ne manque pas, lors des Chapitres et des exhortations publiques, de rappeler à tous en quoi consiste l’essentiel de notre Règle et de notre perfection. Elle ne réside pas dans un faste extérieur, mais dans l’esprit d’humilité où nous désirons être abîmés et ignorés et dans la conversation profonde avec Dieu par l’oraison et la méditation.

Il conseille à chacun de ne pas afficher leur ascétisme à l’extérieur pour édifier les gens du monde ou pour ajouter à l’éclat de la communauté, mais de la pratiquer au fond de leur cœur afin de ne plaire qu’à Dieu seul. En second lieu, ils édifieront ainsi leur prochain, surtout en gardant la réserve propre à la vie religieuse. Quand ils vont dehors, ils veillent toujours et partout à marcher sous le regard de Dieu dans la simplicité du cœur et à converser avec lui. Ils le savent en effet, c’est ainsi qu’ils pourront édifier les gens du monde plutôt que par un étalage de dévotion,

, Le supérieur protège sans restriction ceux qu’il voit les plus portés à la contemplation, car il le sait parfaitement, ce sont eux, dirai-je, les bases les plus solides d’une communauté religieuse, semblable à des coupes par qui la largesse divine répand les grâces célestes dans le reste du corps. Oui, vraiment, quand on sait combien Dieu se complaît dans une âme fidèle, noble et vraiment contemplative, on peut savoir le nombre de bienfaits qu’il a coutume de dispenser par son entremise. Oui, c’est clair, les plus grands bienfaits que Dieu a jamais communiqués l’ont été par la médiation de ses amis et de ses serviteurs. Mais qui sont donc, je vous le demande, les fidèles serviteurs, mais aussi les amis de Dieu, sinon ceux qui jour et nuit sans cesse soupirent après lui dans des gémissements d’amour. Ils ne manquent jamais de contempler son visage, ne serait-ce qu’un très bref moment. Ils sont debout pour répondre à son moindre signe, ils conversent avec lui presque partout et sans cesse, dialoguant avec lui comme un fils avec son père, un ami avec son ami, comme une femme avec son unique époux ?

IV. DIRECTION SPIRITUELLE DES ÉTUDIANTS

Frères très aimants, une ardeur continuelle vous pousse à entretenir dans vos cœurs l’esprit ardent du Seigneur que vous vous êtes acquis par la pratique intérieure de l’amour divin. C’est à vous, dis-je, qu’est destiné l’exercice suivant. C’est un résumé qui vous apprendra brièvement la méthode pour persévérer dans votre ferveur initiale, pour agir en présence de Dieu et avec lui, pour conserver la sagesse divine préalablement acquise, au milieu d’exercices portant sur des études diverses et qui vous dispersent, mais auxquels vous êtes destinés pourtant par la sainte obéissance.

Et d’abord, vous devez être également disposés à étudier comme à ne pas étudier, ou plutôt vous devez seulement vous passionner pour le zèle de l’oraison et de la mort à vous-mêmes, et cela pour l’éternité, sauf si l’obéissance en décide autrement. Donc, si vous êtes tels que vous devez être et comme on l’attend de vous, vous devez étudier dans l’amour et par l’amour, non pas pour en savoir davantage, mais strictement pour aimer. En effet, bien que le but des études soit la science, le frère, que l’aiguillon de l’amour divin ne cesse de stimuler au fond de lui, n’en tire cependant qu’un moyen passif d’aimer. C’est que l’amour sincère ne tient pas compte de l’activité, mais de Celui en qui et à cause de qui il agit et travaille. C’est donc sous le joug de cette obéissance que vous devez vous atteler au nom du Seigneur, comme épreuve de votre fidélité dans l’amour. Dès lors, vous ne vous éloignez pas de l’amour et vous n’oubliez pas votre intention amoureuse et conforme à Dieu, autrement dit celle d’aimer Dieu dans toutes vos entreprises.

À coup sûr, vous devrez faire appel à votre fidélité pour ne pas lâcher ce socle divin. En effet, les méthodes de l’oraison et de l’étude sont contradictoires et elles refusent tout accommodement qui éviterait à l’une des parties de se sentir lésée par l’autre. La véritable oraison dépouille l’esprit de toute image et apparence, sensible comme créée, et cela dans le domaine du sentiment, mais aussi dans celui de la pensée. Elle nous unit plus à Dieu par un ardent désir, des aspirations vives et enflammées, que par des phrases et des arguties à n’en plus finir. Elle nous fait contempler Dieu d’autant plus parfaitement que plus grande aura été la pureté du cœur, comme en témoigne le Maître des maîtres qui disait : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mat.5, 8).

Inversement, l’étude des textes remplit l’esprit d’images de toutes sortes, l’écartèle et l’éparpille. Que va donc faire, sous un tel poids, un esprit blessé d’amour qui jusque-là, grâce à la pureté divine et éternelle, haletait après le bien éternel et incréé ? À coup sûr, ce sera le moment ou jamais d’activer très intensément sa volonté et de s’efforcer encore plus, avec des désirs de Dieu purs et enflammés, de dépouiller son cœur de toute image créée et, comme une liqueur très pure, de noyer l’activité intellectuelle de l’imagination sous le torrent de l’élan d’amour sensible et continu. Dans les conversations certes agréables et amoureuses qu’il avait avec Dieu et qui le stimulaient, ce frère ne verra désormais qu’une sorte d’océan sur lequel on ne peut s’embarquer parce que la faculté intellectuelle est prise par ailleurs. Mais elles seront remplacées par des aspirations fréquentes et éblouissantes, des jaillissements puissants, des désirs embrasés, des retournements essentiels et profonds de tout son être vers Dieu, son bien suprême, unique, très simple et très pur.

Mais, vous vous sentez très abattus et presque vacillants quand vous faites des actes de cette sorte, en raison de l’activité dispersée de votre intellect qui vous tire dans une autre direction. Toutefois, mettez quand même votre ardeur à tenir bon et en toute confiance. En effet, si vous vous montrez fidèles, bien loin de voir votre désir de Dieu conçu au fond de votre cœur se briser et s’amoindrir, en réalité, moins il sera perceptible, plus profondément et plus intimement il gémira. Il s’enracinera et sera considérablement purifié pendant les distractions contraires et gênantes de l’intellect que l’élan de la volonté supportera sans broncher et avec grand déplaisir. Face à ces distractions, si vous avez acquis l’exercice vrai, amoureux et radical de la présence divine, votre esprit, sans interruption, se précipitera de tout son poids en Dieu, comme en son centre et en son trésor de choix.

Vous devrez avoir recours à la plus grande fidélité quand votre intellect sera chatouillé par l’appétit des sciences. Sans nul doute, opposant la violence à la violence, il faudra multiplier sans compter les jaillissements d’amour, recourir aux stimulations de la raison éclairée, jusqu’à avoir le loisir d’épancher à fond votre âme et d’exposer votre ardent désir de parler et d’agir inlassablement avec Dieu et à cause de Dieu. Ou, plus abondamment, vous pourrez expliquer de quelle grande peine votre cœur est écartelé en voyant les salissures de ce type de créatures qui vous éloignent de sa divine présence, alors que vous n’y êtes pas attachés par vos sentiments et que vous n’avez d’autre but que de plaire à Dieu quand vous vous adonnez aux études.

La nécessité vous obligera souvent à mettre fin à la plus grande partie de votre oraison mentale dans cet exercice. Bien plus, le désir que vous en aurez se refroidira souvent au point que l’oraison sera le moindre de vos désirs. Mais alors il faudra fouetter votre esprit sans attendre et énergiquement, le faire tenir droit en présence de Dieu, exposer votre désir, insister à genoux, même si vous ne dites rien d’autre. C’est que cela montrera votre amour envers Dieu.

Par ailleurs, toutes les vertus, dont les occasions se présenteront plus souvent qu’auparavant, à coup sûr seront à pratiquer dans le même esprit d’amour. Marchez fidèlement en présence de Dieu et avec un grand désir de lui plaire. Tout ce qu’il faudra faire, envisagez-le à la clarté de votre raison. Mais par-dessus tout, augmentez votre amour. Pour cela, ne cessez pas d’agir en soupirant, en gémissant et en sanglotant au plus profond sur l’absence que vous endurez à cause d’une activité contraire à la fruition de cet amour. C’est vrai, vous quittez Dieu pour Dieu, mais votre fidélité vous dédommagera par une plus grande pureté d’esprit, pour vous unir bonnement à Dieu, d’un amour radicalement essentiel. Ensuite, une fois unis à lui, cette fidélité veillera sur vous, puisque le regard de votre esprit en ressortira plus pur, plus dégagé des sens, grâce à ce désir totalement dépouillé qu’on appelle pur amour.

2. Ensuite, comme vous n’aurez pas encore tous atteint le même degré d’amour envers Dieu, j’ai jugé utile d’exposer ici les quelques règles que voici.

Dans n’importe quelle angoisse de l’esprit, quand un fait difficile se présente ou qu’il y a une difficulté insoluble, réfugiez-vous dans l’oraison, en disant amoureusement : « Seigneur, je ne veux connaître que toi. Si tu voulais par ailleurs que je pénètre cette difficulté présente, il faudrait que tu m’en accordes l’intelligence, car sans toi je ne peux rigoureusement rien comprendre ».

Inversement, une fois stimulée l’activité de la faculté intellectuelle, il faut veiller avec le plus grand soin à ce que n’importe quel exercice imposé par la Règle n’en souffre le moins du monde. Que telle obligation ou telle habitude de piété ne subisse aucun retard ni omission, si vous souhaitez qu’on vous tienne pour fidèles en amour sous le regard de Dieu. Si vous craignez de voir s’évanouir et disparaître les idées qui plus d’une fois se pressent en foule, croyez que ce n’est là qu’une simple tentation. Si votre esprit vous impose avec insistance n’importe quel autre prétexte, quoi qu’il doive se passer par la suite, soyez fidèles à Dieu dans l’amour et ne vous laissez pas séparer, ne fût-ce qu’un instant, de sa volonté bonne et de ce qui lui plaît. Celle-ci éclate dans n’importe quelle action prescrite par l’obéissance et acquittez-vous jusqu’au bout de la tâche imposée par devoir ou de telle habitude de piété.

Ainsi, en entrant dans votre cellule, à genoux comme de coutume, priez Dieu d’attirer votre cœur à lui et de vous maintenir en sa présence. Mais, alors, la démangeaison de cogiter sur les sciences vous incitera et vous suggérera de mettre un terme aux moments de ce type pour foncer sur les livres et les saisir. Alors, à cette suggestion, vous devrez opposer un temps plus long et faire traîner en longueur une petite prière, même si les idées déjà formées courent un risque. En effet, un tel renoncement au sentiment personnel et à l’envie rendra témoignage devant Dieu que, si vous embrassez l’étude des lettres, c’est en raison de son amour, exclusivement.

On aimera aussi voir inscrites en grosses lettres, en plusieurs points de la cellule, quelques maximes. Par exemple, Maudit soit l’oubli de Dieu. Mon Amour. Pense à Dieu. Mieux encore, qu’il y ait accrochée, bien visible, une représentation de notre Seigneur Jésus sur la Croix,

C’est un manque de respect certain de lire quoi que ce soit sans vous être agenouillés pour recommander à Dieu votre lecture.

Avant tout pratiquez l’oraison mentale. Donnez le temps qui vous reste aux dialogues avec Dieu en lui exprimant le désir ardent d’une union permanente avec lui.

Ne soyez pas de l’avis de ceux qui pensent que passer beaucoup de temps à l’oraison et très souvent entretient l’ignorance. En effet, on voit triompher l’exemple inverse chez les saints Thomas d’Aquin, Bernard, Bonaventure, Vincent Ferrier qui ont tous déclaré qu’ils avaient davantage progressé dans la connaissance par la prière que par l’étude.

Mettez dans vos souhaits l’assiduité et l’observance de la vie selon la Règle. Et que le sentiment de vous trouver bien avec Dieu soit pour vous un signe qui ne trompe pas, tout comme ce sera un signe que quelque chose ne va pas chez vous, si votre esprit ne montre que tiédeur.

Parmi les livres de piété, lisez en premier lieu ceux qui traitent en particulier du sentiment, tel le livre de l’Imitation du Christ.

Même s’il est bon de louer la vigueur dans la discussion, tout accès passionné n’en est pas moins interdit et surtout l’atteinte à la charité fraternelle, en particulier quand la discussion est terminée.

L’étude des textes exige une simplicité absolue, au-dehors comme au-dedans, et rend scandaleux un entretien truffé d’ironie, d’hyperboles et d’autres semblables affectations, qui vont totalement à l’encontre de la simplicité religieuse.

Ayez une bonne opinion de la capacité d’échange de vos frères dans le dialogue.

Que chacun soit tolérant avec les autres et préfère leur intérêt au sien propre, ce qui sera évident si chacun abandonne pour un autre un volume recherché par tous.

Aimez beaucoup être repris et corrigés de vos défauts par un supérieur et même par n’importe qui.

Après avoir défendu raisonnablement votre point de vue, si votre avis est rejeté, il faudra vous ranger modestement à l’avis commun.

Je voudrais, frères très aimants, qu’il soit bien ancré dans vos cœurs que vous rencontrerez souvent des occasions que vous jugerez parfois sans importance. Or, en en tenant compte, on acquiert pour le cœur un remarquable degré d’amour, comme par exemple il s’en présente au fil des jours dans la pratique de la charité fraternelle, de l’humilité, de la simplicité et de l’obéissance.

Si la réalisation de tout ce qui a été dit précédemment vous semble difficile, vous vous souviendrez de votre intention qui n’est pas de choisir d’étudier pour connaître, mais pour aimer. Pensez que vous avez endossé la charge de l’étude par obéissance comme un moyen d’éprouver la fidélité de votre amour. Vous devez en avoir autant le souci que de vos études. Oui, en effet, quelle que soit votre science, grande ou petite, ce n’est pas de là, mais de la qualité de votre charité extérieure et intérieure que la gloire de Dieu sera augmentée. Aussi, soyez certains parmi vous que le principal but des études est de viser à ce que dans cette activité, vous soyez agréables à Dieu, au-dedans et au dehors.

En tous points, préférez la sainteté à la science, étant donné qu’elle est plus avantageuse pour vous, mais aussi pour la vie religieuse. Celle-ci ne se transmet sûrement pas par les savants, mais par les saints. En effet, alors que dans tous les Ordres, il y a de nombreux savants, d’où vient la corruption de la vie religieuse qui s’est glissée chez la plupart, sinon du manque de saints ?

C’est pourquoi en tout, tendez à Dieu dans l’amour et par l’amour. Amen

FIN










Correspondance de Dominique de Saint-Albert avec Jean de Saint-Samson

Présentation de la Correspondance (S. Bouchereaux)

Le manuscrit du P. Donatien qu’on vient de lire, complété par quelques données empruntées à celui du P. Isaac de Sainte-Thérèse, ne présente pas un tableau complet de la vie de Dominique de Saint-Albert. Malgré tout, il fournit le climat qui rendra plus aisée la lecture de sa correspondance avec Jean de Saint-Samson. Les lettres qu’il lui écrivit ne sont pas les seules qui aient été conservées. Celles qui eurent d’autres destinataires seront publiées prochainement. Ici, dans les lettres que nous avons pu réunir, on trouvera le témoignage de l’amitié dont nous recherchons les traces.

Pour établir le texte de cette correspondance, nous avons utilisé :

I. Pour Dominique de Saint-Albert dont les lettres sont toutes inédites : 1) un petit recueil de copies faisant partie de la liasse 9 h 46 du fonds Grands Carmes des Archives départementales d’Ille-de-Vilaine, comprenant 42 ff., et que nous désignerons par Rennes 9 h 46. Les premières lettres seules ont reçu une numérotation ; le texte présente de nombreuses surcharges, corrections de style, traductions, comme si on avait préparé ce texte en vue d’une publication. 2) Le ms. 566 de la Bibliothèque du Musée Calvet, à. Avignon. Il renferme des copies postérieures et moins bonnes que celles de Rennes. Ce ms. ne contient que 14 lettres adressées à Jean de Saint-Samson, alors que le recueil de Rennes en renferme 15. 3) une copie de la 15e lettre qui nous a été obligeamment fournie par les Grands 97 Carmes de Rome, copie que renfermait le ms. 488 de la Bibliothèque municipale de Tours et détruit en 1940.

II. Pour Jean de Saint-Samson : 1) la liasse 9 h 44 des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine que nous désignerons par Rennes 9 h 44, contenant des lettres originales, dont beaucoup sont de la main du P. Joseph de Jésus, le secrétaire habituel de Jean de Saint-Samson, et quelques copies. 2) le recueil de la liasse 9 h 46 cité déjà pour Dominique de Saint-Albert. 3) la liasse 9 h 39 des mêmes Archives qui contient avec quelques originaux des copies dont beaucoup sont datées et un certain nombre portent les noms des destinataires. 4) dans la liasse 9 h 44, un gros cahier broché sans couverture ; c’est un recueil de copies assez fidèles, corrigées de la main du P. Joseph, mais auxquelles on a supprimé, sauf exception, les noms des destinataires, les dates, souvent les formules finales et quelquefois même certains passages ; les personnages nommés dans le corps des lettres ne sont plus désignés que par des initiales. 5) le ms. 566 du Musée Calvet. Nous avons en outre indiqué la référence à l’édition des Œuvres de Jean de Saint-Samson par le P. Donatien de Saint-Nicolas, pour toutes les lettres publiées.

Pour toutes les lettres, la ponctuation a été restituée, ainsi que les apostrophes, mais non les accents.


I DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, mais tres honoré Pere en nostre Seigneur.

Je ne scaurais vous explicquer la joye que j’ay receu de la vostre ; je croyois a la vérité que ne recevant point de lettres de vostre part, cela m’apprenoit plus (1) à me denuer de touttes choses sensibles ; mais puis, qu’il a pieu a nostre Seigneur me consoler d’un mot de vostre part, j’ay creu qu’il me desiroit (2) 397 donner quelque consolation au plus profond de mes derelictions. De vous dire ce que je fais, ce que je suis, Dieu le scayt. L’estude auquel je suis applicqué ne me sert que de creuset pour m’espurer (1) et affiner d’avantage mon regard ; car soyés asseuré que rien de tout ce que je scay par speculation n’entre en mon œil. Il me semble que je suis un home double, tout a la speculation et tout hors d’ycelle, tout hors quant a l’affection, et tout dedans quant a l’ohediance qui m’y applicque. Je ne scay quelque foys si jamais j’ay faict oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et speculations ; mais la dessoubs je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. (2) Je ne puis quasi retourner a moy rnesme, car je suis tellement hors de moy que je ne scay, quant au sens, s’il y a un Dieu, ny mesme a la raison. Touttefois, je croys estre ou (3) je ne me voys pas : ce m’est asséz si mon Dieu est ; je ne suis mary que quand je me trouve estre. Le flux et le reflux (4) que nous avons en nostre Ocean faict que nous ne scavons cognoistre hors de luy ; ses mesmes qualités dont nous sommes imbus et penetrés (5) faict que nous ne nous voyons tels que nous sommes, sinon en luy. Pour moy, je pense estre lors que je ne suis plus ; mesme (6) souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier a nostre Seigneur : hé quoy, mon Dieu, suis-je encore ? Je recognois que nous ne jouyssons pas encore a plein (7) voyle de ceste divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je desirerois me manifester a vous tout tel que je suis. Vous scavés que jamais je ne vous ay rien celé de ce qui se passoit en moy ; je croys que nostre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement cognoistre ce qui est de l’estat de mon interieur et de ma pauvre misere. Mon frere, je suis delaissé (8) pour maintenant, quoy que quelquefoys nostre Seigneur me donne des asseurances de ma stabilité en luy, par dessus touttes mes speculations et occupations. Pour ma santé corporelle. puisque vous desirés tout (9) scavoir tout ce qui touche vostre pauvre nourrisson, je vous diray ce que je vous ay tousjours quasi dict, que je ne scay presque comme je puis subsister, veu l’indisposition de mon corps ; je suis tout gasté et corrompu au dedans ; je ne mange que par contrainte, jettant en l’esthomach quasi comme en (10) 398 un pot de terre. Mais aveq tout cela me resous, (1) disant aveq tout cela (2) a nostre Seigneur : tirés moy quand il vous plaira, pourveu que vous me pardonniéz auparavant mes pechés. Mais voyant qu’il y a desja (3) tant de temps que je suis quasi tousjours en mesme estat, je prens courage et ne m’attere point. Mon frere, je vous prie de me reccommander a nostre Seigneur, et le priés qu’il me pardonne mes pechéz, car je trouve que c’est ce qui m’aggravante d’avantage.

Je vous prie de ne faire lire ceste lettre qu’a personne de confiance, en attendant que nous nous entrevoyions tous deux en paradis, s’il plaist a ce bon Seigneur nous faire la grace d’y aller. Je suis,

Vostre fils en nostre Seigneur,

frere Dominicque.

Ce 15. mars 1624. d’Angers. (4)

II DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Le besoyn que j’ay de vos prieres et l’obligation que j’ay a Votre charité me faict vous escrire ce mot pour vous remercier de la peine que vous avés prise (5) de m’instruire en la vie (6) de nostre Seigneur. Vous m’avés engendré en Jesus Christ ; pleust a sa Majesté que j’eusse fidellement correspondu aux instructions qu’il m’a donné par vostre moyen. Croyes, mon frere, que la vie interieure a laquelle vous m’avéz conduit est tout (7) mon bien et mon contentement en ce monde. Je vous escrirois plus amplement (8) 399 de mon interieur, mais vous me cognoissés bien. La religion m’employe encore au bien de mes freres ; je vous prie de recommander a nostre Seigneur nostre obediance. J’enseigne deux traités tous d’amour, de Gratia et de Incarnatione ; je fais infiniment plus d’estat de la cognoissance que Dieu m’en a donné en mon interieur que de celle que j’apprens dans les livres. Celle cy est mienne, l’autre est pour autruy haec est sapientia, illa scientia : mon frere, vous goustés que c’est que la vraye theologie, et moy, quoy qu’indigne, en gouste quelque chose, non par mes livres, ains par la communication que nostre Seigneur m’en faict. Plaise a sa Majesté qui nous a liés d’un si estroit lien de charité de nous consommer tous deux en la gloire. (1) C’est ce que vous desire,

Votre pauvre frere Dominicque

Le 5. novemb. 1624. d’Angers. (2)

III DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Encore faut il quelquefoys se consoler par lettres, principallement au temps d’affliction. Vous avés estés jusques a present menacés de contagion l’ayant eüe a vos portes ; nous en voicy aussi menacés, car quoy qu’elle ne soit pas encore de certain en ceste ville, touttefoys, au jugement des medecins, elle est inevitable a (3) ceste ville, a cause de la communication des villes d’alentour et des villaiges qui en sont infectés. Pour vous parler sincerement, je n’apprehende pas pour mon particulier ; vous scavés que mihi vivere Christus est et mori lucrum, (4) quotidie morior, (5) en la facon que vous scavés. Au reste, la misericorde de Dieu est si grande que je croys qu’il aura pitié de moy, mais je crains pour mes freres ; car quoy que je les voye plus religieux (6) que moy, neantmoins, je ne pourrois souffrir les voyr patyr sans rien endurer avec eux. Pleust a nostre Seigneur decharger sur moy touttes les pestes et charbons, si tant est qu’il puisse (7) en arriver a mes freres, et qu’ilz soient seins et sauves. Pour moy, il y a long temps que je deusse estre en l’autre monde, ut quid enim terrain occupo ? (8) 400. Ce sera quand il plaira a sa divine Majesté. Au reste, mon frere, de vous declarer l’estat de mon interieur, je croys que vous le cognoissés ; je marche tousjours en la facon que vous scavés, et nostre Seigneur me delaisse quelque foys en de telles tristesses (1) que je suis infidelle en une chose, qui est de ne pas m’evertuer de n’en faire (2) rien paroistre au dehors ; d’ou vient que quelquefoys au dehors j’apparois fort triste, et les peres et freres s’en apperçoivent ; ce n’est pas que je ne sois resigné, mais vous scavés quelles sont ces mortz. Je tascheray dors en avant de me rendre d’autant plus joyeux a l’exterieur que je seray desolé a l’interieur, car je croys que c’est la un (3) point de fidelité. Au reste, mon frere, vous estes engravé en ma memoire et en mon cœur, et ut omnia mea tua sint, et tua omnia mea sint, (4) demeurant toujours,

Vostre pauvre religieux et filz en nostre Seigneur,

frere Dominicque.

Ce 3 o. aoust 1625. d’Angers. (5)

IV DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Quoy que nous nous entrevoyons (6) en l’eternité ou le temps est sans temps, sans vicissitudes ny changement, si est-ce touttefoys que ce grand Dieu veut que quelquefoys a propos du temps on se visite par lettres et par visitations (7) plus frequentes. Sainct Jan mesme remarquoit bien le jour qu’il avoit esté ravy en esprit, et dict que ce fust un jour de dimanche. (9) Mon cher frere, au commencement de ceste année, je reclame l’assistance de vos prieres ; je ne scay si j’en vairray la fin, mais n’importe, mihi vivere Christus est et mori lucrum (9) 401 ; touttefoys, quid eligam ignoro, (1), car je ne trouve plus en moy d’election, et me semble que je ne scay ce que je veux ou ne veux pas. De vous dire les graces que nostre Seigneur me faict et la façon dont il me traitte, les paroles n’en peuvent rien exprimer ; une (2) chose me faict trembler, c’est le peu de fidelité que j’apporte a y correspondre ; car nostre Seigneur vient a moy, ce me semble, avec toutte sa divinité ; mais je luy dis : ne magni, tudinis tuae mole me premas. (3) Je le (4) laisse se recoudre en luy mesme par luy mesme, et mon ame ne desire estre sinon (3) un miroir transparent par lequel le soleil eternel passe de part en part, se retrouvant tousjours dedans soy mesme. Te ne veux que rien de luy demeure en moy, et qu’il aye son perpetuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frere, vous goustés ce que c’est. Infidelle que je suis, si nostre Seigneur n’a pitié de moy ! Je vous prie (6) de prier sa divine Majesté ou de ne me plus venir si fort, ou (7) qu’il me donne la grace de le suyvre, ou (8) pour le moins de me laisser traverser de part en part a luy. Helas ! en ceste divine lumiere, je voys dans (9) moy tant d’ordures ! J’experimente tous les jours que omnis homo mendax, (10) non respondet Deo unum pro mille, (11) je ne vais pas (12) de mon total et de toute mon estendue. Mon frere, courage, aspirons. Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cest abysme d’amour ; mais moy je vay tardivement (13) 402 et petitement ; encore faut il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem. Dieu nous en face la grace. C’est ce que je desire.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 31 decembre 1625. d’Angers (14)

V DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Que vous diray je ? appropinquavimus (1) usque ad portas mortis, (2) mais tousjours ce vieil corps ne se veut point dissoudre, peregrinari a corpore et presentes esse ad Dominum multo magis melius, (3) permanere autem in carne (4) hic mihi est fructus operis, et quid eligam ignoro, (5) enfin, sive vivimus, Domino vivimus. (6) Nous nous cognoissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit (7) en laquelle nous nous rencontrons a l’embouchure de cest ocean infiny d’amour que non pas quand nous sommes separés de la source d’ou nous fluons et ou nous refluons. Je ne scay ce que c’est de (8) mon faict, puto quod Deus nos novissimos ostendit tanquam morti destinatos, (9), car quotidie morior (10), a la facon (il) que vous scavés ; et ou je suis, il n’y a ny ciel ny terre, absorpti sumus in miseria, de telle sorte (12) ad nihilum redactus sum et nescivi. (13) Je vous escris d’autant plus librement que le P. Prieur est capable de nos sentimens ; lequel prendra, comme je croys de sa charité, la peine de vous lire les nostres. N’oubliés pas en vos prieres celluy qui ne (14) merite pas.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 24. juin 1626. de Ploermel. (15) 403

VI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, 9 h 46, 10. Copie. B. Rennes, 9 h 39, 10. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 48), D. Donatien, lettre LVIII, fin.

Mon tres cher Pere.

Puisque nous sommes morts et ensepulturez, vous scavez ou et comment, il faut que ce qui doit vivre vive, puisqu’il vit en toute la comprehension de soy mesme au dela de la mort et de la vie, si qu’il est toutte vie mesme dedans les morts, en qui les mesmes (1) morts vivent non en eux, mais en la vraie vie. Cela estant, c’est assez : c’est du fait de la vraie vie d’absorber plus profondement la mort elle mesme, comme le mort (2) qu’on (3) ensepulture de profondeur en profondeur. Ce qu’estant ainsi, la vie est vivante a elle mesme et pour elle, comme la mort vit de la vie en toute la mesme vie. Priez Dieu pour moy comme je fais (4) pour vous (5).

[J’ay fait rencontre d’une certaine lettre appartenante a ce fond, je ne scay si elle est de vous ou de moy ; je scay bien que je vous en ay envoyé une de pareil sujet ; il y a pourtant quelques paroles qui me font juger qu’elle n’est pas de moy, et neantmoins il me semble que c’est mon stile ; je vous supplie, si vous l’avez (6) encor, de me l’envoyer, et je vous la renvoyrai fidelement. (7)] Je fais soigneusement reserve de toutes vos lettres, pour ce que Dieu le veut ainsi. Faittes votre mieux avec bon courage, puis qu’il ne se trouve plus ni changement ni vicissitude. Scienti legem loquor. (8)

À Rennes, le [] octob. 162 g. (9) 404.

VII DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Il est vray que l’exercice de speculation ou je suis occupé est la plus profonde mort que l’esprit amoureux puisse souffrir ; je l’ay experimenté nouvellement, car ayant eu treves (1) pour quinze jours que le R. P. Provincial (2) m’a mené a Nazareth pour voyr les religieuses et les entretenir de l’amour de Dieu, tout ce temps la me sembloit un paradis, pour ce que je n’avois autre sentiment que de Dieu tel que nous l’avons, c’est a dire par dessus touttes formes. Mais estant arrivé a mon estude et ayant embrassé ma speculation aveq vivacité d’esprit, car il le faut faire, je suis devenu tout hebetté et comme hors du sens, si que je pensois mourir (3) de tristesse ; et si je ne me fusse forcé de cacher ma douleur, les religieux eussent pensé que j’estois fort malade. Touttefoys, je me plais en ceste mort, laquelle je croys estre tousjours meilleure que la vie ou que la mort appetée, vous m’entendés bien. Quand je vis en Dieu, mon desir est de mort, mais je ne trouve (4) meilleure mort que celle ou il n’y a point de resource, mais ou l’on n’est vif ny mort, puisqu’il semble qu’on n’est point du tout. Je vous ay dict autrefoys que je ne pensois pas (5) que nostre Seigneur me pûst donner un exercice de mort plus profonde que celluy ou je suis. Je l’experimente de plus en plus ; car comme ce grand Dieu faict en moy ses operations, par ma speculation, je semble les contrarier, et en cela je meurs a tout. Je vous envoye une de vos lettres, de par cils sentimens que la derniere, il y a plus de deux mois que je la garde ; je vous prie de me la renvoyer, car il me semble me mirer en ycelle (6). Mon cher frere, mourir, mourir, mourir, haec requies mea in saeculum saeculi (7) 405 et ose dire que ma vie eternelle gist en une mort, puisque je vis de ce que je ne suis plus, et que ma vie est un perpetuel deffaut en la mesme vie de Dieu. Ma consolation est de ne scavoir pas par reflexion, si je suis chretien tant je suis absorbé és (1) speculations de theologie, et cui bono ? tout cela n’est que pour me fere mourir, et in hoc gaudeo sed et gaudebo (2) quia ad nihilum redactus sun], et nescivi ? (3) Mon frere, regardés si mes sentimens respondent aux vostres, ce sont sentimens de

vostre fr. Dominicque.

Ce 28. octobre 1629.

VIII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT,

A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,12. Copie. C. Rennes, g H 46. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre jo), D. Avignon, ms. 566. Copie. E. Donatien, lettre XXII.

Mon tres cher Pere.

J’ay grande pitié (4) de vous, vostre science vous couste cher ; mais Dieu en qui vous mourés d’une mort si vifve et si mortelle l’a preveu sans vous, et l’ordonne et le fait en luy et en vous, comme (5) sans vous. Les douleurs en sont cruelles, (6) les circonstances en estans (7) de toutes parts telles qu’elles sont ; mais il n’y a remede, il faut vous resouldre a (8) ce tres angoisseux martyre. Que si (9) les hommes cognoissoient ce qui est de vous et de vostre estat, ils auroient plus de compassion de vous qu’ils n’ont, mais c’est en cela (10) que vous estes exposé par condition encore pire, comme un blanc ou butte, contre laquelle (1i) les raisonnables occasions descochent leurs mortelles fleches, sans le penser ny scavoir. De vray, la totale dissolution et la mort (12) 406 vous seroit moins penible de beaucoup que la vie si langoureuse et si angoisseuse (1). Quant est de moy, qui (2) scay vostre mort par experience, je ne scay comment vous pouvez si longuement (3) resister a si cruels et si continuels efforts. Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croyre, il le faut soustenir avec allegresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en (4) dispose autrement par (5) quelque autre evenement. Ce pendant, je vous supplie de faire vostre mieux moyennant tout l’ordre et la (6) discretion a vous possible pour vous soulager (7) en quelque maniere. Je vous renvoye (8) vostre lettre : la lettre que je vous mandois avoir rencontrée est de vous, je l’ay trouvé aux petits recueils de P. Louis (9). Elle traicte de l’excellence du regard divin et de son effect sureminent ; elle est tres subtile, et je ne scavoys a qui l’attribuer, a vous ou a moy : elle est vostre ; vous pouvez vous en servir et des nostres au moins pour vostre consolation. Priés Dieu pour moy, qui suys,

vostre frère Jan

De Rennes, le 20 novembre 1629 (10),

IX DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON ».

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon ; ms. 566. Copie.

Mon cher Frere (11).

Que vous scaurois je dire de bon, fors mourir et vivre (12). J’apprens tous les jours a mourir, et me pensant mort, je me trouve encore (131 tout plein de vie. Que (14) 407 pourrois je dire en vérité ? ad nihilum redactus sum et nescivi (1) ; que je ne desire que mourir en la facon que vous scavés. Toute abondance me semble vie, et toutte perfection me semble impureté ; et nostre Seigneur le scachant, me daigne faire part de ses derelictions, ita ut taedeat etiam nos vivere (2), n’est que ma vraye vie est une mort continuelle. Scienti legem loquor (3) ; nos espritz se rencontrent l’un l’autre en ceste eternelle unité ou ilz succombent indeficiemment et reposent en agissant. C’est la qu’elles (4) commencent a jouyr du repos fruitif de leurs objetz (5) ; lequel plus ils savourent, plus en demeurent ils (6) sitibonds. L’amour eternel allume (7) en eux un incendie sempiternel d’amour. Non, je vous l’ay dict (8) souvent, je croys que nostre Seigneur m’a mis en l’occupation ou je suis pour me faire mourir plus profondement, et partant je (9) suis content d’y passer nia vie, si tel est son bon plaisir. Comment prenderois je plaisir aux speculations, moy (10) qui refuse toutes les notions et infusions qu’il plaist a nostre Seigneur me faire ? je ne desire pas cognoistre et (11) scavoir, mais aymer a l’infiny, L’attendüe (12) de nostre esprit est d’atteindre (13) et correspondre tant que nous pouvons a l’amour incréé qui nous engloustit continuellement sans jamais nous consommer, mais tousjours nous augmentant la soiff et la desir de soy, qui me bibunt, adhuc sitient (14). Mon frere, a vostre loysir, un petit mot de vostre part me consolera. Je suis vostre pauvre disciple, vostre pauvre confrere (15).

Free Dominique.

Ce 6. fevrier 1630.

X DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere, humble salut.

Me voyla dechargé (16) de la regence, chose que je n’ay point (17) 408 demandée, quoy qu’il (1) me soit un bonheur, s’il faut regarder le repos interieur que j’espere avoir plus grand, estant depetré de tant d’especes ; je ne vacqueray plus qu’a la theologie mystique. Vray est que j’eusse eu du contentement a demeurer icy au seminaire, avec nos jeunes freres profes, mais l’obedience m’appelle a aller deca et dela par les conventz : plaise a nostre Seigneur nous ramener a nostre interieur. Je tascheray de pousser le plus que je pourray, mais neque qui plantat est aliquid neque qui rigat, sed qui incrementum dat Deus (2). Je vous prie aveq confiance me mander ce que jugeres estre (3) a propos que je face en mes visites pour advancer le plus l’interieur que nous pourrons (4) : c’est mon desir. Je m’acquitteray mieux en mourant profonde-ment a moy mesme que beaucoup faisant a l’exterieur. Je me recommande a vos sainctes prieres, qui suis,

vostre pauvre religieux (5), fr. Dominicque.

Ce 2. mars 1630.

XI JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, 9 h 46. Copie.

B. Rennes, 9 11 39,8. Copie postérieure.

C. Rennes, g H 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 3r).

D. Donatien, XXI.

Mon cher (6) 409 Pere.

Quand je lis vos escrits et les miens, je suis totalement confus, quand je vois ce qu’il faut que nous soyons pour ne nullement contrarier a Dieu par nous mesmes, de si loing que ce soit ; pour quoy faire deuement, nostre pureté devroit estre angelique, tant dedans que dehors ; dedans, dis je, pour demeurer simples, uniques, esgallement, et tousjours esgallement, tendus sans la moindre effusion d’esprit que ce soit. Mais nostre nature ne se trouvant si parfaictement morte que cela, c’est aussy ce qui nous afflige justement d’une douleur tres raisonnable, et qui faict en nous tres humble et tres profonde renonciation ; mais voyant que c’est un faire le faut, et qu’il n’en doit et ne peut estre autrement de nostre part, nous sommes tres contents soubs le pesant poids de ce penible fardeau encore qu’il soit vray que, pour mon regard, je ne suis guere molesté de pareils effects ; mais c’est tout un. Nature se cherche tousjours secrettement et finement, si son sujet manque a se rend, : deuement et uniquement attentif a son object. Il est pourtant vray que nature est tres esloignée de moy et moy d’elle, si tant est que subtilement par moy mesme je ne l’appelle et la face vivre ; c’est de quoy j’ay expresse. ment a me donner de garde, faisant en sorte qu’elle demeure vrayment morte et aneantie, non tant en sa vie vitale qu’a ses subtils et deliés actes de ma part et de la sienne. Mais quoy, il faut que tout homme en tel estat en (I) passe par la, jusques a son entiere dissolution, si que c’est ainsi (2) que les hommes sont au dernier terme de la vie comme viateurs, et par mesme moyen tres proches du terme de la fruition et comprehension. Pour vostre regard, qui est (3) tousjours en action dedans les matieres vitales en la speculation purement naturelle de toutes choses, je vous deplore grandement la dessus, par ce que vous estes par necessité autant dedans le sens que ceux qui vous sont contraires en sont esloignés : aussi est-ce le sujet perpetuel de vostre profonde mort ; mais il n’y a remede. Puisque ce vous est un faire le fuit, il faut que Dieu le face et que vous croyés aussi qu’il (5) le fait. C’est cela qui vous aprofondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la tres simple et tres nüe foy qui, vous estant une tres simple lumiere, vous monstre et vous dit par elle mesme que cela est ainsi. C’est cela qui me fait vous porter tres grande compassion, en consideration de l’expe. riance que j’ay de vos morts et de vos miseres, lesquelles croissent plustost en vous que de recevoir quelque diminution pour vostre soulagement. Mais s’il faut vous consommer ainsi en l’ordre eternel de Dieu, il n’y a remede, il faut le faire. Neantmoins, ce que j’ay tousjours apprehendé sur cela, c’est que vous mesme (6) et par vostre naturel appetit, vous estes trop porté et trop avidement a la speculation et a rechercher (7) la grande et profonde doctrine, si que pour cela mesme vous ne sentez pas si simplement de la pure et simple mysticité des excellents et purs mystiques, comme vous feriez sans ce naturel defaut. C’est ce que souvent je vous ey inculqué (8) 410 et ce que je vous dis de rechef, affin que si vous voyez et sentez que cela soit, de vous moderer en cela, sans prejudice toutes fois personne, vous m’entendez bien. Voicy les saincts jours, auxquels vous : urés quelque repos quand a cela, durant lesquels vous jouyres du paradis en terre en cela mesme, comme nouvellement.

De Rennes, ce 26. (1) mars 1630.

XII JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,8. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe a été rajeunie (lettre 32). D. Donatien XXIII.

Mon tres cher Pere.

Je me resjouis grandement en Nostre Seigneur theologischies plus speculativement ny scholastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformement a la simplicité et a la sureminence de vostre simple fond. Quant a ce que vous feriés autrement, cela mesme sera du flux de son unique fecondité, tant au sujet agent que patient. Ceste distance d’extreme est infinie, et nature ne devant plus avoir d’appasts pour heureusement vivre, Dieu seul y aura tout, tant pour vivre que pour mourir, selon vostre total, quoy qu’il y ait tout eu en l’ordre de vostre action, de laquelle il a esté plustot (2) l’esprit et le moteur que vous mesme de luy et en luy mesme. C’est estre volé de la terre au plus essentiel et plus pur du paradis dont Dieu jouist en sa totale contemplation en vous, dehors de vous, mais en vous, en l’eminence de vostre sureminent fond, le quel ayant tres actifvement outrepassé, vous estes en jouissance ineffablement de Dieu, qui ravit en luy mesme de sa tres simple action continuelle le plus pur de vos puissances superieures, au moyen de quoy vous jouissez sureminemment en constitution et amour eternel de cet ineffable et incommuable (3) bien, conformement a ce que je vous desirois de tout temps, lequel estant si eloigné (4) 411 de la partie sensitive comme il est en la creature et dehors d’elle, les exercices de mediocre action du corps ne le pouvant atteindre d’une infinie distance, ne luy peuvent aussi nulle. ment nuire, mais pour ce que le trop de ces exercices vous pourroit notable. ment incommoder en luy mesme, il les vous conviendra moderer, selon l’ordre et l’exigeance de vostre divine prudence et discretion, afin de demeurer le mieux et le plus de temps que vous pourrez comme estant purement a vous, en repos et fruition de vostre divin object. Que si la mort est la felicité de Dieu en nous, nostre mesme mort a sens contraire est nostre felicité dedans nostre propre sepulture, selon nostre vie crée, je dis de nostre appetit de vie et de mort, si bien que toute la deduction explicite de cecy n’est rien ; cela fait qu’il nous est impossible d’y vouloir sortir, pour ce qu’il n’y a forme ny similitude si simple de cecy qui ne nous tire et ne nous monstre dehors, et qui par consequent ne nous afflige, comme nous sentans infiniment eloignez de nostre jouissance objective. C’est cela que vous scavez tres bien, comment et pourquoy cela doit estre. Faittes donc vostre mieux en tout sens et maniere, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour eternellement faire de vous et en vous a son bon plaisir, tant en vous que dans les creatures. On remarque fort visiblement que le pouvoir des hommes est fort court et limité, voire mesme au fait de leur bonne volonté ; que si leur prudence differe et dissimule leur coup a meilleure occasion, on voira ce qui en sera. Quant est de nous, tout nous est un, dedans la mort eternelle de la mesme vie en soy, pour eternellement estre contens au plaisir et felicité de nostre mesme vie en tous evenementz. Je suis a vous ce que vous scavez en cela mesme en tout sens et maniere.

À Rennes, ce 14. may 1630. (1)

XIII DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere, salut.

Nostre Seigneur continuant (2) 412 a me donner des occasions de mourir, quotidie morior, (1) sed haec est mihi gloria ; Christo confixus sum cruci; absit mihi gloriari, nisi in cruce Dornini nostri Jesu Christi; (2) mihi vivere Christus est et mort lucrum. (3) Qui ne desire que mourir est heureux en ce monde, parce (4) que il trouve souvent (5) l’object de ceste sienne beatitude, et principalement en la charge et office, (6) ou tant plus grand est le zele qu’on a de promouvoir le bien, plus grande est la douleur quand on voyt ne le pouvoir effectuer. Quis scandalizatur et ego non uror? (7) Si festois tel que je debvois estre, je ressentirois les maux qui se font contre Dieu plus que mon ame ne ressent les maux de mon corps, ce (8) seroit estre vrayment transformé en Dieu, et Dieu viveroit en luy. Mon frere, que c’est craymer, je ne sçay que c’est et ne desire (9) autre chose. Nous nous voyons en (10) nostre centre, ou nous nous reposons (11) et agissons en des manieres (12) que nous ne pouvons explicquer par paroles. Le P. Provincial (13) me meine aveq luy a Paris (14) pour faire la volonté de Dieu et travailler au bien commun de l’Observance (16). Mon frere, si j’avois quelque desir en ce monde, ce (16) seroit de la solitude, mais je trouve aussy bien la mort en l’occupation que dans le silence (17). Nous sommes a Dieu qui est (18) en nous et nous en luy, par dessus les vicissitudes. Je vous suis tousjours ce que vous scavés et m’estes ce que je scay, ut ipsi in nobis unum sint (19), disoit nostre Seigneur, un en luy et pour luy, tenés moy comme tel tousjours.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 26. mars (20) 413 1631.

XIV DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon cher Frere.

Je croy que nostre Seigneur veut que je roule encore (1) certain temps ceste vie miserable. Je n’ay plus de fiebvre et commence a me mieux porter. Je suis icy avecq le Reverend P. Provincial; nous n’avons pas encore eu le loysir de conferer ensemble. Mon cher frere, nous nous entrevoyons tous les jours en nostre Seigneur. Vous m’avéz encore mieux cogneu, comme je croys (2), à ceste derniere veue l’un de l’autre a Rennes (3). Mihi vivere Christus est et mori lucrum (4). C’est pitié de tendre a l’infini et ne pouvoir comprendre, nostrum deficere est, nostrum comprehendere, autant insatiable a desirer que Dieu est infiny a se communicquer. Sed quid dicam arcana verba quae non licet homini Ioqui (5). Mon frere, je me recommande a vos prieres (6), vous scavés quomodo unum sumus : (7) ceste unité peust estre goustée mais non pas explicquée. C’est a (8) l’embouchure de l’ocean ou nous nous rencontrons tous les jours et nous nous (9) perdons, et nostre bien gist (10) a estre engloutis de test amour abyssal qui perpetuellement nous devore sans nous consommer, car vous sçavés comment nous sommes ceux desquels (11) il est dict : mors depascet eos (12) 414. Enfin, amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le desir de

Vostre pauvre frère Dominicque.

Ce 26. avrill 1631.

XV DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere. (1)

Je n’ay receu qu’une de vos lettres depuis que je vous (2) ay vu, il y a quatre ou cinq moys. Vous me parliez de nos devises (3) : mourir ; mais comment ? en la facon que celuy qui nous mortifie et vivifie (ibis) le veut. Mon frere, je n’ay point d’autres exercices. Au reste, je scay qu’on meurt partout, aussy bien en faisant bonne chere comme en jeusnant ; sortyr du convent, voyque tres angustié, ce m’est une gehenne. Je ne voyr la ville de Paris que du haut d’un petit pavillon que nous avons, et si l’envye ne me prend de voyr ny (4) les lieux ny les personnes qu’on estime sainctes. L’air est bon, et me porte autant bien icy, estant present tousjours au chœur et en (5) la cellule que je ferois en aucun autre convent. Je travaille a ce que scavés ; j’ose bien dire que la matiere est bonne, et les reigles de tres bonne praticque, le dessein encore et l’ouvrage, mais mon stile est peut estre trop simple : quod meum erat feci. J’ay creu estre de (8) la volonté de Dieu que je m’applicquasse a cela ; il en sera demeshuit comme il luy plaira ; l’affaire ne me touchera plus : qu’on couppe, tranche, face ce qu’on voudra (7). Je vous diray, mon frere, que je me sens desireux de mourir, non de la mort corporelle, elle m’est indifferente, mais morte angelorum (8), vous scavéz ce (9) que c’est. Dictes moy pourquoy ne correspondrons (10) nous a l’amour infiny, puisqu’il nous y semond, il nous tire a l’infiny et nous n’y allons pas. Nostrum operari est deficere in idipsum. Je ne pense pas que nous puissions vivre sans mourir. Jouyr, c’est vivre ; mourir, c’est appeter aveq anxieté, haec est vita (11) amantium Deum. Pour ce que me mandés des occupations du dehors, vous scavés combien peu j’y suis porté ; je desirerois, s’il plaisoit a mon Dieu (12), voyr florir l’esprit interieur parmi nous (13) 415 ; croyés moy mon frere, devant les bien sensés, il n’y a que la saincteté a emporter credit et la gloire, mais la vraye saincteté est cogneue de Dieu (1) le Ce nous est une consolation de nous, voyr tousjours l’un l’autre in centro ou nous reposons, mais sans oysiveté. Je me reccommande a vos prieres. J’auray soin de ma santé, comme vous me mandés, quoy que nuntium remisi huic miserabili corpori ut descendat in corruptionem, ego auteur in Domino gaudebo (2) contemplans non quæ videntur sed quæ non videntur (3). Pourtant, les vostres me consolent, utinam te fruar in Domino, non paenitentiam (4) corporalem sed aeternam ante conspectum Domini Dei nostri, qui est super omnia benedictus in saecula. Amen.

Ego Dominicus, frater vester particeps in tribulatione.

Ce 26. (5) febvrier 1632.

XVI DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie.

Mon cher Frere.

Fidelis Deus (6) qui semper triumphat nos in Christo Jesu. Les offices ou j’avois passé au precedent me sembloint fournyr d’occupations suffisantes de mourir, mais celluy ou je suis m’est une croix continuelle ; ma devise est de faire a tous ce que je pourray en une pure charité, et pour cela estre sindiqué, calomnié et le reste, mais ce n’est rien en comparaison des mortz interieures qui sont telles que si je n’estais mort en desir, taederet me vivere (7). Vous me demandiés en la vostre derniere qui estoit le plus grand sainct de paradis ; me semble scavoir en quoy consiste la saincteté, qui n’est pas en ce que le commun pense ; et partant, je croys que c’est celluy qui est le plus caché en ce monde, et plus profondement mort en amour et par amour. J’estime grandement St Job, et aymerois mieux passer ma vie aveq luy sur un fumier qu’a convertir le monde aveq St Paul. Mais spirituum ponderator est Dominus (8) 416 ; il n’y a que Dieu qui paise le merite des saincts. Quotidie morior (1), ad nihilum redactus sum et nescivi (2). Mon frere, vous me cognoissés ; je vous prie de me presenter a N. S. en vos sainctes prieres.

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 15. septembre 1632.

XVII DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. T. Tours, ms. 488. Copie.

Mon cher Frere, salut.

Il est vray, quotidie morior (3), quis infirmatur et ego non infirmor ? quis scandalisatur et ego non uror ? (4) tout autant que je voy de desordres auxquels je ne puis remedier sont autant de poinctures mortelles qui me percent de part en part et me font expirer en celuy que je soustiens immobilement. Me semble l’imiter en son gouvernement, qui voit et tolere les desordres des hommes sans en estre esmeu, quoy qu’ils luy deplaisent infiniment : quasi rupto muro et aperta janua irruerunt super me (5) quotidianae sollicitudines fratrum meorum quos gesto in visceribus, et quotidie parturio donec (6) formetur Christus in illis, observatio mea ad Deum sit pro illis donec resipiscant. Mon frere, une des grandes peines que je trouve à gouverner est que je ne scay quand je dois me zeler : vous scavez que nous sommes si accoutumez à mourir que nous aimons tousjours mieux patir qu’agir ; et ce m’est une peine de m’esmouvoir et faire le passionné. Et pourtant (7), il faut de l’acrimonie en un superieur, ne regendi frangatur authoritas (8) 417. Le bon Dieu scait bien nous trouver : je croiois es autres charges ou j’estois, avoir autant d’occasions de mourir qu’on pouvoit en avoir, et je trouve qu’elles estoient peu au pris de celles que j’ay maintenant. Fidelis Deus qui semper triumphat nos in Christo jesu. Je ne luy demande ni la delivrance ni la continuation de cette charge, quod bonum est in oculis suis faciat (1). Si mon desir n’est que de mourir, pourquoy en fuir l’occasion ? Mon cher frere, les vostres me consolent (2). Je ne manqueray de recommander a mon fr. Benjamin pour cette toile. Vostre santé despend presque du tout de vostre ulcere ; tandis qu’il rendra bien, vous vous porterez bien ; quand il se fermiera, l’experience fait voir que les vieillards ne meurent pas longtemps apres, d’autant que les humeurs peccantes qui avoient pris leur cours par la tombent sur les parties inte. rieures, lesquelles pour leur debilité ils ne peuvent expulser. Nostre Seigneur veut que nous conservions nostre vie pour mourir de plus en plus. Semper enim in mortem tradimur propter Jesum (3), ut sive vivimus, sive morimur, Domini simus (4). Je salue mon pere Valentin, je luy escriray au prochain. Mon cher frere, n’oubliez pas

vostre pauvre fr. Dominique.

De Nantes, ce 12. janvier 1633.

XVIII DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566 Copie.

Mon cher Frere, salut.

Je vous remercie des bons conseils que vous m’avés donné (5) ; je ne scaurois dire combien la charge ou je suis m’est dure, apres avoir gousté quelques jours les douceurs (6) de la solitude en laquelle, quoy qu’il y aye des croix, elles sont comme prevenues (7), et on les attend comme (8) de pied coy ; mais en charge on est en continuelle (9) tempeste et bourrasque, et ne trouve on point ubi requiescat pes noster (10) ; ce neantmoins nostre devise estant de mourir, faut dire ad nihilum redactus sum et nescivi (11), En ma solitude, j’ay conferé les (12) deux livres, celluy du pere Benoist (13)418.

Et (1) Barbancon (2). Je ne trouve point de comparaison ; Benoist (3) ne me semble le que speculatif au respect de l’autre qui a l’usage et l’experience (4) des secretz mystiques. Je passerois fort (5) volontiers ma vie pour maistre (6) d’un seminaire. Mais un superieur dans une grande maison n’y peut suffisamment vacquer. Ce qui m’afflige, c’est de voyr quelques uns de nos freres (7) animo infrunito et irreverenti (8), sans sentiment de Dieu ; crier apres ces gens (9), ce semble les endurcir ; il faudroit une charité infinie pour operer leur salut, quasi ex opere operato. Mais ce qui me console, c’est que Dieu, luy qui est la charité essentielle, ne les ammolit pas, et partant, je n’ay pas plus d’obligation de les (10) convertir que luy ; quis scandalizatur et ego non uror (11) ? Instantia mea quotidiana, sollicitudo omnium fratrum (12) ; enfin, il faut que l’esprit de ceux qui desirent promouvoir leurs tfreres a la perfection sentiant dolores ut parturientis (13), quand ils les voyent faillir. Tenes moy (14) pour

vostre pauvre fr. Dominicque.

Ce 6. apvrill 1633.

XIX DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon frere Jan (15) ; salut.

Il y a si (16) long temps que je me proposois de vous escrire hien au long, mais faut que je vous dise que quotidie morior (17). J’aymerois mieux, s’il estoit en (18) 419 mon option, espouser une prison perpetuelle que d’estre superieur (1). Si nous n’avons (2) point de charité, nous ne ressentirons point les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aymant Dieu, tout ce qui le touche nous touche, et a mesme proportion (3) que nous l’aymons. Qu’est-ce a dire, que je suis mangé et rongé du soin des affaires (4) temporelles qui ne me sont rien ? Car d’endurer faim et soif, c’est ce que je desire, et neantmoins il faut que je sois traversé de pensées d’ou je pourray nourri ; nos freres, payer les architectes et liberer nos debtes. Je ne demande point que Dieu face des miracles pour me liberer (5) de ces inquietudes, pourveu que je souffre (6) comme il faut, et face en bonne prudence ce que demande la vigilance de celluy a qui une si grande famille est commise. je suis souvent attacqué de ces pensées : or ça, qui m’a mis icy ? que pretendes ne serois-je pas mieux simple religieux ? quelle obligation ay je de de. meurer en ceste charge ou je profitte si peu ? seroit ce (7) contre la perfection de m’en defaire ? on croyt que je l’ay desiré. Soubz tout cela, je demeure comme l’enclume soubz le marteau, non sans grande angoisse. Mon frere, qui a quelque degré d’amour meurt miserablement dans (8) une charge, Car, comme vous scavés, il ne luy est pas permis de se courber (9) hors de Dieu sur (10) quelque consideration estrangere ; allons encore (11) demander delivrance. Au reste, si (12) je ne suis pas bien convaincu qu’au cas qu’on me voulust une autre foys relire (13) je fisse contre la perfection m’en excuser (14) absolument. Car quoy que je scache fort bien que je souffre plus que je ne ferois en autre (15) office de la religion, neantmoins, voyant le peu de fruict, ce me semble, que j’en fays (16), n’ayant pas l’habileté exterieure pour l’oeconomie, cela semble suffisant pour m’en exempter. Mon frere, je vous prie, a vostre loysir m’en escrire (17) 420 vostre sentiment,

comme (1) nous debvons nous laisser conduire en telles occasions ; vous abligerés

votre frere Dominicque.

ce 5. aoust 1633.

XX JEAN DE SAINT-SAMSON A DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT

A. Rennes, g H 39,32. Original. B. Rennes, g H 44 — Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 57). C. Donatien II.

Mon tres cher Pere.

Il faut que je vous dise que j’ay tousjours bien porté et senty la pesanteur de vostre faix, voyant et sachant combien vostre homme purement raisonnable repugne a cela dedans l’unité d’esprit, ou pour mieux dire dedans l’unité de Dieu, en laquelle vous estes par desus tout le sensible ; mais quoy que vous soiez si esloigne de tout cela, si faut il vous y applicquer en la mort et la, perte de vous mesme la desus, et ce que vous avez a faire en cela est d’emploier toute d’tigence humaine a vous delivrer par bons moyens, vous confiant quand en la meileure partie sur cela en nostre Seigneur qui vous voit peiner si anxieusement a son service. Sans point de doubte, vostre faix est gros et grand, mais nonobstant il ne faut pas abandonner le timon de la charüe par impatience et deffiance, esperant que Dieu vous soulagera en temps opportun, mesme lors que vous y panserez le moins, joinct que puisque vous avez trouvé tant d’œuvre commancee a quoy vous ne pouvez humainement satisfaire ny par legitime exercice, ny par bonne prudence, le tout ex-cedant trop vostre present pouvoir : j’estime que ce sera fort bien faict d’endepter la maison, quov qu’elle le soit peut estre deja, d’une somme plus ou moins notable, suffisante pour vous delivrer des langueurs presentes qui vous arachent rame desus l’impossible present ; vostre grief est fort grand sur ce que les seculiers, et mesme les plus judicieux d’entre eux, ne vous croyent peut estre pas reluit a telle extremité, quoy qu’ilz en voient assez les divers subjects abonder a mesme temps, lesquels s’il eschet qu’ils entendent vos raisons et vos plaintes la desus, vous leur pouvez dire que ce n’a pas esté vous qui en a faict les projects, mais que les aiant trouvez si commancez, il vous a esté force de les parachever sur peine de vous e courir grand dommage ; et puis, qu’ils en croyent ce qu’ils voudront Enfin, quand le secours divin nous manque pour infinies bonnes raisons de nostre part, il faut recourir a l’humain, selon toute l’estendue de bonne prudence : et c’est a quoy il faut que vostre communauté concure et fie. chisse, a quoy il ne faut pas proceder per nefas (comme on dit), les raisons de quoy sont infinies. Que si on dit qu’il est question de mandier fort et ferme pour pouvoir reparer vostre ruyne, faictes le honnestement, vous et les vostres, tant que faire ce poura, faisant en sorte que vostre service accoustumé ne manque point ; que si les seculiers n’en sont satisfaicts, a la coustume, vous leur en pouvez represanter la cause universelle, qui est vostre extreme pauvretté. Esperez pourtant soulagement de nostre Seigneur, Il est vray que les hommes, pour leur maleur, ne le meritent pas, c’est cela qui vous greve doublement. C’est chose estrange quand un superieur est tout seul en action perfective, apres lequel tous les autres sont incessamment a abayer qui, par leurs effrenez debordemens, de par leurs licences brutales, luy arachent l’ame, voire a chaque moment ; mais puisqu’il semble que les superieurs soient blancs et buttes exposez a tant de mortelles fleches, il faut qu’ils ayent force en patience d’esprit, en attendant que nostre Seigneur les soulage en quelque maniere sur ceste mortelle et continuelle agonie. Peut estre que la publication de nos nouveaux statuz reprimera, ou au moins moderera en quelque maniere, la brutalle insolence des indomptez. La voye est de guere et de mort, et la paix est de gloire, en laquelle voie, dis je, les peres des esprits ont a soufrir et mourir tous vivants, en plusieurs et diverses manieres, et plusieurs fois chaque jour. Nous parlons a qui scait et experimente la loy (1), a qui il semble en cela mesme estre passe au dela de toute circonference. O Dieu etternel, qu’est-ce dire et comprandre que cela ? celuy seul qui l’esprouve en fin fond d’esprit n’y voit ny bornes ny rive. Mais la resignation etternelle de telles personnes donne infinie gloire a Dieu en cela mesme, luy recommandant incessamment le plus et le mieux en l’ordre et aux affaires dont il s’agist de sa part a sa tres haute gloire. Au surplus, arguez, priez, tancez, en toute patience et doctrine (2) 421, non pas sans juste zele et indignation sur la malice. Pour le regard des talens exterieurs, il est a propos de vous randre accort et affable, tant envers vos enfans qu’envers les seculiers ; donnez vous de garde d’affliger les bons en leur foiblesse ; je vous dy cela pour ce que j’ay ouy quelque chose de pareil sur ce que semblables personnes vous disant privement leur interieur, et vous leur donnant remede convenable : ristoire fausse on vraye dit que, nonobstant leur confiance privee envers vous, vous les confondez en chapitre irremissiblement. Je scay bien qu’autres fois vous avez veu cette procedure praticquée de qui nous scavons bien (1), laquelle ne vaut rien en soy ; nous scavons assurement comment et pourquoy, y, Faictes donc vostre mieux, je vous en suplie, et ne faictes rien — : s bon conseil, et mesme des premiers et plus anciens de la communauté. respere par ce moyen, je dis par toute ceste praticque, que vous recevrez quelque soulagarnent en vos peynes, moyennant l’ayde de Dieu. Quant a l’election future, le temps nous donnera lumiere et cognoissance la dessus, a quoy il ne faut point que vous pansiez, vous resolvant d’avaler la medecine amoureusement de la main de Dieu qui la vous donne pour cest effect. Je vous remercie tres affectueusement de vostre thoile, de laquelle je ne me sers point encore ; si elle m’est favorable, je le manderay a nostre frere Benjamin. Ainsy, mon cher pere, estes vous en continuel acte de vostre devise ; n’en variez pas pour quoy ny sur quoy que ce soit, de vous ny par vous mesme, a quelque que prix que ce soit, n’importe ; ny vous ny nous ne voyons et ne savons pas tout. Expecta Dominum; viriliter age ; confortetur cor tuum et sustine Dominum (2), usque in tempus sustinebit patiens, et postea reditio jucunditatis (3), gemma gratissima expectatio praestolantium (4), et infinis autres passages dont vous abondez. Voyons nous incessamment en nostre origine. Je suis, mon tres cher pere,

vostre tres humble et tres affectionné

f. Jean de S. Samson.

À Rennes, ce 6. aoust 1633. (5)

XXI DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A JEAN DE SAINT-SAMSON.

R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.

Mon (6) Frere, salut.

Scavez vous a quoy nous servent les douleurs corporelles ? a nous faire expirer (7) 422 ; en ceste verité, il me semble estre superieur a touttes choses, fors aux grandes douleurs. La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs demande une tendüe (1) d’esprit indeficiente pour demeurer en une egalité aveq serenité de visage. C’est estre superieur aux douleurs que les souffrir aveq joye, et sentant un enfer au dedans, vivre au dehors plein d’allegresse ; cela faict qu’on croit nos douleurs estre moira. dres, ce qui augmente nostre merite. Si j’avois quelque chose a demander (2) a nostre Seigneur, seroit qu’il me consommast de douleurs ; je ne croys point que la volonté de souffrir puisse ésgaler (3) la souffrance réelle ; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on faict toutte la vie, ny la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de momentz en la durée des grandes douleurs, Je vous laisse a penser ce (4) que c’est de souffrir nud comme sans refle. chir (5) sur chose aucune ; de sorte (6) que si l’amour prevaut en nous, pour nous faire soustenir (7) patiamment, voyre joyeusement, cela ne diminue point la douleur. C’est une joye semblable a celle qu’avoit nostre Seigneur en (8) sa passion, qui estant souveraine a son ame procedant de la vision de Dieu, ne dimminuoit rien de (9) sa tristesse qui estoit in summo. Nostre Seigneur ne m’en trouve pas capable ; mais douleurs ont cessé, mais non pas le (10) desir de souffrir, car je croys autant advancer que je souffre. Souffrir en l’esprit, c’est peu, mais la douleur corporelle saisissant l’esprit ja rongé de chagrin et (11) tristesse, et mourant, c’est a dire Christo con. fixus sum cruci (12). Mon frere, je n’ay rien escrit de nouveau depuis que j’envoiay au Pere Valentin copie d’un exercice que je fis l’autre caresme ; je croys qu’a Rennes il y en a quelque copie (13).

Vostre pauvre frere Dominicque.

Ce 9. novembre 1633. de Nantes. (14)423.






Témoignages sur Dominique de Saint-Albert.

Dans cette troisième partie424, on trouvera des textes relatant la mort de Dominique de Saint-Albert, en particulier une lettre, à l’allure de panégyrique, due au P. Isaac de Sainte-Thérèse ; elle est adressée à Philippe Thibault, ainsi qu’il ressort du texte où éclate la vénération du P. Isaac pour le Réformateur dont il devait, quelques années plus tard, prononcer l’oraison funèbre. (1) Ces récits sont suivis de quelques éloges et de témoignages de la haute estime en laquelle était tenu le P. Dominique par le groupe rennais.

Les sources sont les mêmes que celles précédemment citées ; on y ajoutera seulement la liasse 9 h 19 du fonds Grands Carmes des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, liasse qui renferme des lettres autographes de Dominique de Saint-Albert qui n’ont pas trouvé place ici. (2)

I JEAN DE SAINT-SAMSON A BENOIT DE SAINTE-MARGUERITE.

A. Rennes, 9 h 44. Recueil, lettre 86. B. Avignon, ms. 566. Copie. C. Donatien, XXXVI.

Mon cher Frere,

Vous avez perdu votre bon Pere et votre maistre (3), moi mon intime ami (4) en nostre Seigneur. Sa memoire vous doit estre si precieuse (5) 425 et si gravée en vostre cœur, et toute (1) sa science divine aussi, que tout cela (2), comme lui mesme vous soit vivement et continuellement devant les yeux, affin que vous l’imitié (3) vivement et eternellement, en quelque estat que puissiés estre. Que sa sainteté sureminente, et neanmoins tout (4) visible son humilité tres profonde, sa (5) charité indicible et tout le reste de se ; excellentes vertus, ses seraphiques discours, sa regularité et son (6) ex. emple continuel, que tout cela, dije, vous soit eminemment et dedans rame et au plus profond du cœur. Pour mon regard, mon cher Frere, je ne scaurois parler dignement ni suffisament de sa sainteté, laquelle je scai et conois niment au dela de ce qu’en scavent et conessent les hommes par son imitable et inimitable exemple ; pour ce que (7) de dire ce que je scai qu’il faisoit entre Dieu et soy et mesme en beaucoup de choses devant les hommes, cela ne se peut ; quant est de vous, qui avés esté nouri de la tres douce manne vivement fluante de son cœur diviniment enflamé, vous scavés ce que je dis par experiance, et la memoire d’un gout si delicieux en un homme tout de feu vous (8) eguillonnera eternellement pour la fidelle execution de sa divine doctrine. Ainsy vous avés beaucoup perdu sans doute, mais vostre pere et vostre maistre estant jouissant de la gloire immence des bienheureux en la veüe de Dieu, du desir ardent de quoy il mouroit à chaque moment de ne mourir pas, pour jouir à plein voile de son desir insatiablement affamé de sa jouissance. Maintenant, dije, qu’il est en sa pleine felicité, il vous sera icy (9) pleinement favorable, et a tous ses fideles sectateurs et imitateurs. Les termes plus uniques de sa plus compendieuse et plus (10) eminente sapience estoient : vérité, vérité, fidelité, fidelité, mourir mourir (11), lesquels termes l’estomac glacé n’estime rien ; aussi n’entend il rien a une telle sainteté. Pour mon regard, je ne sçaurois exprimer les delices que j’ay eue en (12) sa communication dedans le long et brief temps que nous avons passé tres heureusement ensemble, au plus profond de nos uniques amours, dont nous nous ravissions d’une maniere ineffable : la memoire de quoi me cause tres grand plaisir. A peine s’est il veu pareille sainteté en toute l’Église que la sienne (13), au moins le temps qu’il a vecu en religion. Quant est de (14)426 virginité, elle a tousjours esté (1) tres pure et tres entiere en son ame (2) et en son corps. Je n’ai jamais veu et ne pense voir plus profonde humilité et plus profonde charité et sapience accommodée à sa profonde doctrine qui couloient ensemble comme une seule chose, ce qui ravissoit tout ce qu’il touchoit d’enflammées et divines delices ; ses exortations, ses predications et tous ses communs discours en font foy à tout le monde, mais specialement (3) à ceux qui estoient imbuz de son divin esprit. Je voudrois ne point quitter ni sortir de cette si plaisante deduction, si reduite et si consise que vous la voiez, ce que j’ay voulu faire a la gloire de Dieu, a la louange du sainct, pour vostre bien et pour (4) vostre consolation et contentement. Ejouissés vous (5) donc avec moi de sa sainteté et de son bien, et de ce que nous avons un tel ami devant son infini Majesté. Tachés d’avoir pour nous deux quelques fragments de quelque chose qui lui ait touché et apartenu de pres, comme de petite ou grande tunique, ou de sa discipline. Cherissez ses simples et divins écris ; gardez cette lettre toute vostre vie (6) pour l’amour de lui et de moi. Je suis (7) mon frere,

vostre obéissant confrere,

f. Jean de S. Samson. (8) 427.

II BENOIT DE SAINTE-MARGUERITE A JEAN DE SAINT-SAMSON.

A. Rennes, 9 h 19. Autographe. B. Avignon, ms. 566. Copie incomplète.

Mon tres cher Frere, humble salut en N.S. La Religion, et moy fort particulierement, a fait une tres grande perte en la mort de nostre R. Pere, mais puisque telle à esté la dispensation divine, il faut tenir cela à gain ; de tous escrits des particulieres pratiques que j’ay peu remarquer en sa vie, en sa maladie, on en pourroit sans exageration faire des volumes entiers, et quoy que tout ce qui à paru soit divin et tres excellent, si est ce que ce n’a esté que l’ecorce au prix de ce qui estoit caché au fond de son ame ; et comme il pratiquait la vertu en un degré suréminent tel que pouvez scavoir, et l’embrassait à l’infiny, je trouverais bien mal à propos de vous en deduire des actes distincts, veu que se sera la representer bien autrement qu’elle n’estait en sa source et racine ; sinon que je scat » qu’en aurez tres agreable le recit de quelques unes, pour juger de là quo grand thresor y avoit dans son cœur d’ou sortoient tant de biens. Je ne me tromperais pas beaucoup, si je disois qu’il n’avait qu’une vertu, scavoir la charité, et de celle cy sans doute toutes les autres avaient leurs effectz ; elle estoit si embrazée dans son cœur vers Dieu, son divin objet, que dans sa maladie (pleust a Dieu qu’il eust eu des personnes relevées en la vie interieure ausquelz il eust peu se manifester, on scauroit beaucoup de choses). Lors qu’il y eut esperance de santé, il me dit qu’il eust bien desiré mourir, car il sentoit son cœur bien haultement élevé en Dieu : ad ilium tota aviditate currebamus (1), sont ses parolles. Et quand je luy dis que Dieu le voulait encor faire endurer, il me respondit : « Je l’accepte de bon cœur, mais je n’en suis pas digne » ; et une autre fois il disoit : « Mon Dieu est si bon que je veux eternellement dependre de luy », et en sorte qu’ail. leurs, hors sa maladie, il me dit qu’il n’eust pas voulu avoir demandé la moindre chose quelconque, comme de changer de couvent et faire cecy ou cela, et que s’il eust esté simple religieux, il n’eust jamais voulu avoir demandé à s’aller promener, seulement y aller par obedience. Il ne faut pas vouloir expliquer de parolles l’amour qu’il portait à Dieu, car pour le luy tesmoigner il ne s’en servoit, mais il y apportait les effortz interieurs du cœur et les œuvres, en sorte que le seul exercice d’amour continuel l’a consommé, ainsi qu’il me laissa assez à cognoistre ; car luy demandant d’ou il s’estoit ainsi interessé la santé, il me dit : « je ne scay, car jamais je ne me suis bandé en mon exercice ; mais il ne laisse pas d’avoir quelque operation secrette qui a causé cela ». Lors, je luy congratulais de ce que sa vie y avoit esté bien employée, et pour lors, d’un saint effort, il me repartit qu’il eust faillu desirer que Dieu nous eust totallement consommes, disant : De excelso misit ignem in ossibus meis (2), ou chose semblable. Il m’a dit que pendant qu’il estudioit, il failloit que par violence il se destachast de son prie-Dieu pour estudier. Il me disoit qu’on luy eust bien fait plaisir de le condamner à une prison perpetuelle, tant il desiroit s’entretenir en l’amour divin, auquel il estoit si addonné qu’il disoit qu’il ne failloit pas faire distinction de l’oraison du chœur à celle de tout le reste du jour ; il appelloit ce desir de Dieu une faim canine, citant ce verset : Quid enim mihi est in coelo et a te quid volui (1), et : Qui adhaeret Deo unus spiritus est (2) 428. Il admirait en outre la grande capacité du cœur humain pour pouvoir aymer Dieu, disant qu’il tandoit à l’infiny ; c’estoit qu’il ressentoit cela, disant que de l’infiny qui plus en a tant moins croit il en avoir, pour ce qu’il en reste encore plus à acquerir qu’il n’en a. D’icy il fondoit une vérité que ceux qui ayment beaucoup Dieu, croyent ne le point ou gueres aymer, car ils voyent qu’il est infiniment au dela de tout cela aymable, et ceux qui ne l’ayment gueres le croyent beaucoup aymer, car ils ne sentent pas combien il est aymable ; pleut à Dieu que je sceusse ce que je dis ; et citoit St Paul : Quae retro sunt obliviscens ad ea vero quae priora sunt extendens meipsum (3). L’une de ses maximes les plus generales estoit celle cy, que nous devons continuellement aller à Dieu nostre fin supreme et nostre centre ; toutes ses exhortations retomboient presque là, expliquant divinement et d’un zele tout embrazé comment l’on doit aller à Dieu, quelle obligation y ont les religieux et ce qui les en empesche. Et depuis trois mois en ça, on l’a remarqué zelé à l’extraordinaire, si qu’il nous rendoit tous confus telle estoit l’ardeur avec laquelle il deduisoit toutes ses verités toutes irrefragables ; si que dès lors, sans scavoir ce qui devait arriver, je disois que si Dieu eust envoye un homme de l’autre monde, il n’eust pas peu faire autrement. Voicy quelques versetz dont il se servoit quelquefoys, peut estre plus pour l’edification que son soulagement : Deus veritatis, Deus veritatis, Deus veritatis exaltemus nomen ejus in idipsum (4) ; servons [sic] vrayment à son advantage ; quand il revenoit de quelque assoupissement : Exsurrexi et adhuc sum tecum (5) ; beatus vir qui in justitia sua meditabitur et in sensu cogitabit circumspectiones Dei (6). Justicia sua tradet ad vigilandum diluculo ad Dominum (7); desiderium pauperum exaudivit Dominus (8) ; incerta et occulta sapientiae manifestasti mihi429.

Peut estre ne seroit si emerveillable qu’il cherist tant l’interieur s’il y eust tousjours esté comblé de consolation ; mais lorsqu’il fist ses exercices, il me dit : « On me tient pour quelque grand spirituel, mais si on voyoit ce qui se passe cheix moy, on changeroit bien advis. » Je laisse à penser à ceux qui scavent en quel degré il estoit ; car il disoit que quelques fois Dieu le remplissoit de luy mesme de si grandes consolations, lumieres et cognoissances qu’il n’en avoit jamais appris de telles dans les livres ; mais que pour lors il estoit grandement vexé et que cela luy estoit insupportable disant que cela n’estoit pas Dieu, lequel il recherchoit purement, et admirant il disoit : « Je peux bien cognoistre que mon cœur est nay pour quelque chose de grand puisque cela qui est si divin ne le peut consoler. » Il disoit que quand Dieu eust donné à une telle ame, parlant en tierce, toutes les perfections angeliques, elle ne s’en fust emeüe mais eust demeuré roidement tendüe en Dieu. Neque angeli neque principatus separabunt nos a charitate Dei (1). Il disoit que personne n’estoit interieur par ce qu’il croyent que cela consiste à avoir de grandes consolations, la ou tant moins on en a tant plus on est spi. rituel ; et pour l’estre, il disoit qu’il ne falloit qu’une seule resolution à s’abandonner à Dieu, à ce qu’il plairoit faire en l’oraison : que de luy, quand il s’estoit mis à l’oraison, il ne se soucioit qu’il luy vint bonnes ou mauvaises pensées, pourveu qu’il sceut ne les avoir occasionnées. Enfin ceux qui l’ont praticqué durant sa maladie, et de nos peres le plus signalés en pieté, on dit que c’estoit bien un autre homme qu’ilz ne pensoient et que c’estoit un vray seraphin en l’amour Dieu ; aussi nous à il traitté cette vérité, qu’il y a des ames en cette vie qui ont plus de charité que celles qui sont en gloire, fondé sur : Parvulus nihil differt a servo cum sit dominus omnium (2), sed etc. Dieu qui est scrutateur des cœurs scait ce qu’il praticquoit au fond de son ame au fait de l’amour. Les hommes ont seulement apperceu quelques estincelles du grand brasier qui l’alloit consomant, et comme il est mort à faute de chaleur naturelle, je croy qu’il est vray de dire qu’un plus grand feu à esteint le moindre, ainsi qu’il nous a dit que pour esteindre une chandelle il failloit l’exposer en plein midy aux rayons et clarté du soleil. À peine peut on croire qu’il ayt esté si soigneux de rechercher Dieu interieurement, si l’on considere comment et en combien de sortes il se prodiguoit pour consoler, assister et recreer ses freres, entretenir les seculiers, traitter avec les evesques et les princes, quand en a esté besoing. Il faisoit grand estat de l’oraison, mais il disoit que c’estoit una attache de s’y vouloir arrester quand il estoit expedient de venir à l’action, et qu’il ne la praticquoit [que] comme un moyen pour aller à Dieu. J’ay de la peine à scavoir ce que cela veut dire. En tels embarras et distractions, il disoit qu’il estoit mieux qu’en plenitude de consolation, disant : Qui voluerit animam suam salvam facere perdet eam (3)430. Il se comportoit, dis je, au dehors en sorte que l’on n’eust pas peu juger qu’il eust esté ce que vrayement il estoit, faisant comme les autres, riant et entretenant les autres et faisant toute autre chose, sans faire neantmoins, comme il disoit, rien que cela, mais les croix estoient souvent si grandes qu’il y enduroit que je croy que c’estoit là et en cela qu’il à plus haultement et constamment praticqué la vertu, et plus pâti ; aussi disoit il souvent que c’estoit une grande vertu de sçavoir bien converser. Pour son desir de patir, il estoit si grand qu’il y estoit insatiable, ce que quelques foys il faisoit paroistre par telles propositions : dernierement, ayant les gouttes : « Je voudrois, dit-il, que quelqu’un me marchast sur mon pied et me fist grand mal, pour voir si je ne m’émouvrois point, et si je le recevrois aussi charitablement que devant. » Son desir luy en fournissoit tant de moyens comme l’amour est inventif. Il disoit autrefoys si allant se pourmener durant l’hyver quelqu’un par recreation l’eust jetté en quelque ruisseau et qu’il luy eust fallu faire puis apres un long chemin, tout mouillé, et tout cela vertueusement et joyeusement ; il disoit souvent qu’il eust mieux aymé estre sur le fumier avec Job que convertir les millions d’hommes avec S. Paul ; quelque foys qu’il estoit fort chargé d’affaires et n’avoit sa tranquillité interieure ordinaire, il disoit : « Je ne sçay comme je suis, mais ce qui me fait croire que je suis bien, c’est qu’il y a beaucoup à pâtir. » C’estoit la sa regle souveraine, en quelque doubte qu’il se peust trouver. Aussi, quand il accepta la charge de prieur, il dit : « J’y trouveray bien ce que je cherche, qui est la croix. » Il avoit enfin un si grand desir de patir qu’il à creu n’avoir jamais rien enduré, car son desir le portoit tousjours à desirer de plus grandes croix ; car estant pendant sa maladie comme dans un brasier, ainsi qu’il disoit luy mesme, dans une infection extreme et quelquefoys insuportable mesme à ceux qui l’assistoient, seulement de sa seule haleine, quand je luy pensois dire qu’il avoit ce qu’il avoit desiré, il me dit qu’il n’enduroit rien ; et un peu devant sa mort, il me dit : « Dieu scait bien que s’il estoit en mon option, je voudrois mourir sur une robe delaissé sur quelque grand chemin, tamquam projectus a facie (1) terrae. Et il avoit tant cela à cœur, quand il fut tombé en quelques resveries, il chantoit l’air tuam crucem adoramus (2) ; et je remarqué une foys que, dans cete grande chaleur interieure qu’il enduroit, ayant demandé quelque refraischissement, lorsqu’on luy dist que cela l’eust provocqué à vomir, il dit qu’il n’en vouloit point, et qu’on demandast à son infirmier ; aussi disoit il que s’il faut praticquer la mortification, c’est à l’article de la mort qu’on en à plus de besoing. Mais sa plus grande peine estoit quand il ne pouvoit dissimuler sa peine et souffrance ; et retombant en maladie, une foys il dit d’un souspirant effort : « O que si l’on pouvoit endurer sans en rien faire paroistre ! » Aussi avoit souvent en bouche : Sustine patienter (3)431 si non potes gaudenter, et omne gaudium existimate (1), etc. Et quand il disoit qu’il failloit estre vrays serviteurs de Dieu, c’estoit en cela de cache, ses peines et les autres actes de vertu. J’ay pensé oublier une chose qui manifeste clairement comment pour Dieu, pour l’amour de Dieu, il faisoit tant et n’eust refusé de faire chose quelconque. Lorsqu’il estoit extravagué, n’ayant l’usage entier du jugement, il failloit seulement luy parler de prendre cecy ou cela pour l’amour de Dieu, et il le faisoit quelquefoys aussi entierement que s’il eust esté pleinement à soy ; qui plus est, telles parolles estoient aussi quelquefoys capables de luy rendre son bon sens. Car comme une foys, je luy proposois de prendre encor un bouillon pour l’amour de Dieu, il se mit en une douce complainte à me répondre : « Comment faut il rien refuser pour Dieu ? » Ce qu’il prenoit hors esperance de santé, il disoit : « c'est ad differendam mortem, car bientost nous serons transmigrati ». Je suis marry d’en avoir tant escrit, et si peu escrit au prix de ce qu’il en faudroit dire ; vous scavez d’autres choses plus admirables que tout cecy ; aussi en partie j’en ay mis icy quelques actes de ses vertus pour la consolation de ceux qui vous communiquerez celle cy, aux prieres desquelz et des vostres je me recommande tres instamment, car nostre Bienheureux Pere s’en allant, et à moy et à tous, nous à laissé par ses exemples une grande obligation de bien servir Dieu, et nous eust bien peu dire en vérité : De caetero, fratres, quaecumque sunt vera, quaecumque pudica, quaecumque justa, quaecumque sancta, quaecumque amabilia, quaecumque bonae famae, si qua virtus, si qua Taus disciplinae, haec cogitate : quæ et didicistis, et accepistis, et audistis, et vidistis in me, haec agite : et Deus pacis erit vobiscum (2)432. Je ne peux maintenant vous escrire les preuves qu’il à laissé de sa pureté et chasteté virginale. Je garde au P. Prieur et pour vous son petit habit et sa discipline. Je les vous feray tenir à la premiere comodité. La mortification de nostre B. Pere à esté telle qu’il disoit n’avoir jamais esté en aucune condition qu’il n’en eust bien desiré estre libre, s’il n’eust faillu praticquer la vertu. Il me disoit un peu devant que d’expirer que les vrayes ames toutes à Dieu n’avoient ny present ny passé, elles dependoient tellement du futur qu’elles ne s’atta• choient ou reflechissoient à chose quelconque, et qu’il failloit estre tousjours ou l’on n’estait point, que toutes les choses visibles ne leur estoient que comme songes et fantosmes. Ou je ne puis assez admirer sa vertu, puisque son cœur estant si aliené des choses terrestres, il se rabaissoit neantmoins par vertu à tout cela, pour quelques foys en entretenir et recréer les uns et les autres. Il faut necessairement que je finisse, ne pouvant trouver la fin. C’est vostre pauvre confrere

fr. Benoist de Ste Marguerite.

III BENOIT DE SAINTE MARGUERITE A VALENTIN DE SAINT ARMEL

Rennes 9 h 19. Autographe.

Mon tres cher Pere, humble salut en N.S.

J’ay un triste sujet de vous escrire puisqu’il plaist à Dieu. Celuy qui en ses lettres s’addressant à vous disoit que sa devise estoit quotidie morior (1), jam non moritur, mors illi ultra non dominabitur (2), quod vivit, vivit Deo (3)433. Il estoit bien raisonnable que celuy qui par continuelles morts aspiroit à la vraye vie arrivast enfin et passast à cet heureux estat ou l’on ne scait ce que c’est que de mourir et patir, si telle eust esté la dispensation divine de le nous avoir encor un peu conservé et ne nous ravir point si tost ce flambeau ardent et bruslant qui par l’éclat de ses sainctes vertus nous pouvoit seurement guider a la perfection. Je vous escrirois des particularités de sa mort, sinon qu’il y a tant de choses toutes remarquables et qui ne se voyent en la pluspart des vies des saincts, que je n’en pourrois venir à bout ; vous scavez mieux que moy quel homme c’estoit, il est mort d’amour, comme sa vie à esté toute d’amour ; aussi elle s’y est termine pour n’avoir jamais de treves, apres avoir pati en ses maladies des douleurs bien aigües ; tout enflammé du desir de son Dieu, il n’eust rien eu de plus agreable que de mourir, s’il l’eust osé demander ; mais il me disoit qu’il vouloit eternellement dépendre de la divine volonté, neantmoings qu’il trouvoit son cœur fort elevé en Dieu en sorte qu’il ne craignoit rien tant que d’en rechapper ; apres avoir tant couru, il a faillu se reposer, ad Ilium tota aviditate currebamus, me dit-il ; et de vray, ses maladies ne sont parvenues que pour s’estre espuisé en l’exercice de l’amour continuel, et depuis trois moys il avoit tout changé, jamais on ne le vit si zelé dans les exhortations, si assidu à la recollection, si bruslé et transporté d’un incendie d’amour, lequel ayant consommé sa chaleur naturelle, l’a reduit è une heureuse mort, ou il n’y a rien à pleurer que nostre perte. Imaginez vous qu’il a laissé tous les plus haults actes de patience, d’humilité, d’obéissance à ses infirmiers, les plus ferventz actes d’amour envers Dieu qui se puissent dire. Il nous à tous ravis en admiration, et comme toute sa vie a esté telle, comme vous le scavez tres bien, et comme il à eu soing de cacher ses vertus, il ne les à pas tellement palliées à la mort que mesme les seculiers l’ont jugé pour un sainct, et les religieux l’ont recogneu pour un seraphin. Je ne vous faits aucune deduction des œuvres merveilleuses qu’il à praticqué sur la fin, vous en avez une tout autre estime de ce qu’il couvoit au fond de son cœur ; aussi il m’est impossible de l’entreprendre ; de venir à bout mesme de ce qu’on a seulement remarqué, il est presque comme impossible. Saluez, s’il vous plaist, de ma part le P. Prieur, le P. Souprieur et nos chers freres vos novices. C’est, mon tres cher Pere,

vostre pauvre novice fr. Benoist.

De Nantes, ce 1. febvrier.

Nostre B.P. deceda le 24 janvier sur les 5 heures et demys du soir.



IV ISAAC De SAINTE THERESE A PHILIPPE THIBAULT

Rennes 9 h 46. Copie.

Mon R. Pere

Humble salut et obeissance

Ces lignes tracée a la haste pour vous remercier de l’honneur que vous me faictes d’avoir souvenance de moy et pour satisfaire au desir que vous avez de scavoir quelle a esté la fin de nostre tres cher et tres honoré pere Dominicque. J’eusse vollontiers prevenu vos commandementz, si non que la playe estant encor sy fresche et nouvelle, elle m’estoit tellement sensible (j’advoüe mon infirmité) que je ne pouvois seulement y penser sans avoir les larmes aux yeux et des regrets tres poignantz au cœur ; car le deffunct m’honorant de son amitié, et moy l’aymant d’une tendresse reciprocque, le moyen de souffrir une telle division sans douleur ? Parmy cette affection si sanglante, j’ay souvant jetté les yeux sur Vostre Reverence a laquelle appres Dieu nous sommes obligez du bon heur que nous avons eu de posseder, helas ! trop peu de temps, un si sainct et sy vertueux religieux, lequel comme il estoit une des plus rarres perles et riches ornemens de nostre Observance, aussy estoit bien un des plus beaux fleurons de vostre couronne (mon R. Reverend pere) et un des plus vertueux enfans que vous eussiez engendre en Jesus Christ. C’estoit vrayment l’image du pere qui avoit sainctement mais parfaictement exprimé en sa personne les plus admirables vertuz de celuy qui luy avoit donné l’estre et l’avoit couché sus l’estat de Dieu ; sa vie estoit un extrait et unne coppie tirée sur l’original de la vostre, son esprit, ses pensée, ses sentiment, ses actions n’estoient qu’une imitation des vostres. Vostre modestie, mon R. Pere, me permettra, s’il luy plaist, de donner cet eloge au defunct et luy rendre cet honneur qu’il merite ; pour ce qui est de sa mort, je vous en diray franchement et simplement ma pensée, sans aucune exagération. Il y a environ trois mois que je le voiois, ce me semble, tout changé et transformé en un autre homme (et c’est le sentiment de quelques autres religieux qui m’en ont parlé) ; ses ferveurs estoient touttes extraordinaires, rses oraisons sembloyent plus frequentes, plus longues et plus continuelles, ses veilles et ses jeusnes n’avoient point de relache ; quant il se portoit tant soit peu bien, et encore, bien que, depuis 3 mois ou environ, il fust travaillé de gouttes et autres infirmites si grandes qu’il ne digeroit plus, comme il confessoit luy mesme, neantmoins il venoit a matines quant il pouvoit un peu se traisner ; appres avoir souvent veillé jusques a neuf ou dix heures du soir, comme ont observé plusieurs religieux qui me l’ont dit, souvant il demeuroit au chœur jusques a trois heures en oraison, la ou il se trouvoit encore, et soir et matin, avec nos chers freres lais, outre l’oraison ordinaire a laquelle il ne manquoit point, s’il n’estoit bien empesché, soit qu’il fust a la chambre ou dans les infirmeryes ; on le trouvait a toutte heure devant ses oratoires, a genoux, les heures entieres, aussi avoit il contracté de gros cals ou durillons aux genoux que je consideray un jour comme on le levoit : ils ressembloient plustost a je ne scay quel vieux tronc d’arbre que au membre d’un cors, estaient tous crevasses, brisez et usez ; la nuit mesme, a toutte heure, il se jettoit par terre avec unne roideur non pareille, ainsi que m’a dict un religieux qui demeuroit soubz sa chambre ; ainsin l’amour et l’amour de Dieu est il un doux tiran qui va peu a peu ruinant, maserant et detruisant son subject pour le transformer en l’object et faire de l’homme qui ayme un pourtraict de Jesus crucifie. Je disois souvant au deffunct qu’il debvroit un peu se moderer dans ses exercices et qu’il y avoit de l’exces. Mais il avoit tousjours quelque excuze pour couvrir ses vertuz, alleguant que ce qu’il en faisoit estoit parce qu’il ne pouvoit dormir, manger, qu’il ne pouvoit estre oisif, qu’il ne scavait que faire autre chosse, que cela n’estoit rien, que cela luy estoit facile ; du depuis ce temps dont je parle, il dist a un religieux de confiance que pour l’oraison il ne faisoit point de distinction du temps ny des lieux, que partout il estoit egallement en la presence de Dieu, qu’il se sentait si fortement touché et tire a Dieu quant il se mettoit devant son oratoire, il eust bien voullu y passer tout son temps a genoux, et qu’il n’en sortoit qu’avecque peine et souvent que le dernier ; que le desir de patir s’augmenta en luy, et ses discours ordinaires n’estoient quasi que des souffrances. Il disoit qu’il n’avoit pris la charge de superieur pour autre subject que par ce qu’il scavoit bien qu’il auroit plus d’occasion d’endurer et de s’humilier et de se perfectionner davantage. Ce qui lui est aussi arrive en toutes facons. Là-dessus il disait qu’il ne s’estonnoit pas de ce que nostre Seigneur establissant saint Pierre pasteur universel de son Aeglise, il lui avoit demandé 3 fois s’il l’aimait, et s’il lui avoit recommandé trois fois ses brebis (1)434, car, disoit il, dans la charge de superieur, il y a de grandes peines et beaucoup a souffrir, et pour s’en acquiter dignement il faut avoir un grand amour. Ses discours familiers, ses predications et exortations der. nieres estoient aussi ordinairement de la fin derniere de l’homme, de l’obligation que nous avons d’i tendre : enfin tout ce qu’il disoit aboutissoit la, comme l’ont remarque plusieurs religieux dans ses dernieres predications et exortations. Depuis 2 ou 3 mois, quant il parloit, c’estoit avecq des ferveurs touttes extraordinaires, aussy touchoit il extraordinairement ; son ame estoit un tonnerre, lequel, estant prest de sortir de la nue de son chaste corps, faisoit ses derniers efforts, jestait ses feux et ses flammes, avecq une viollance toutte extraordinayre. Comme je voiois touttes les dispositions de cette pierre qui tendoit d’un mouvement si precipitte a son centre, j’advoue que j’avois je ne scay quel soupson de sa mort prochaine, ce que je me persuadois encore facilement a cause de ses grandes infirmites qui redoubloient tous les jours ; cela fist que je m’apliquay a observer un peu curieusement ses actions pour mon edification particuliere, m’imaginant que, comme j’avois veu en la vie du deffunct l’idée d’un vray carme et d’un bon religieux vivant, aussy je trouverois en sa mort l’idée d’un vray et parfait religieux mourant. Le bonheur que j’ay eu d’en avoir esté tesmoin oculaire me fait dire que veritablement la mort de nostre tres cher et tres honoré pere Dominique est un tableau ou toutes ses vertus ont paru au jour et rehaussees de leurs plus vives et esclatantes couleurs, encore qu’il ait tasché tant qu’il luy a esté possible de les rendre invisibles aux hommes pour les rendre visibles a Dieu seul [ En blanc dans la copie]. Durant donc ces 15 ou 16 jours derniers qu’il fut allité de sa derniere maladie, comme il se vid en danger de mort, on aperceut en luy comme en un moment un changement tres notable. Il ne parut plus desormais comme un homme de ce monde, son cœur, ses pensees, ses desirs se destacherent de tout pour s’attacher uniquement et entierement a Dieu, ne pensant plus qu’à faire ce dernier acte de sa vie d’ou releve le poinct tres important de l’eternité ; des le commencement de son mal, il me dist en particulier, et le dist encore a d’autres religieux, qu’il s’abandonnoit a tout ce que les medecins voudroient faire et ordonner de luy, mais qu’il croioit que tous les remedes serviroient bien peu. Il fist l’honneur au pere Cyprien et a moy de nous prier de l’assister et nous tenir pres de luy, et luy parler souvent de Dieu et de son salut. Comme il nous enseignoit ce qu’il vouloit que nous luy fissions, il nous dist qu’un des mots qui le touchoient davantage estoit : Dieu de Verité ; qu’en la veue de ces paroles, il avoit de grands sentimentz de son neant, et voioit clairement qu’il n’estoit rien du tout en soy mesme, que tout son estre, sa vie, sa vérité estoient Dieu infini. Comme je le pressay un soir de m’expliquer un peu ses sentiments la dessus, il m’apporta la comparaison d’une espece qui se void dans un miroir, qui ne subsiste que par la presence actuelle de l’object, mais il me dist que cela n’expliquoit pas sa pensée et qu’il ne pouvoit me dire ses sentiments la dessus. Il nous dist encore que son autre mot estoit : horreur, horreur, horreur ; que, par la, il entendoit detester tout ce qui estoit desagreable a Dieu. Il me dist un soir en particulier que son cœur ne se sentit jamais si proche de Dieu comme il faisoit en ceste derniere maladie. Il prenoit un plaisir indicible a entendre parler de la Croix, des souffrances de la passion, et aussi etoit ce de quoy nous luy parlions d’ordinaire ; la dessus son cœur s’attendrissoit fort et eust bien voulu qu’on eust continué les jours et les nuitz entieres. Je croy que son oraison, introversion et union a Dieu ne fut jamais plus grande, plus fervente, ny plus amoureuse que durant les 8 premiers jours qu’il eust son jugement parfaitement libre ; aussy le confessoit il luy mesme. Il avoit quasi tousjours les yeux fixez vers le Ciel, les mains jointes avec une dévotion et ferveur nonpareille. Quand on le laissoit seul et qu’on tiroit les rideaux du lict (ce qu’il prioit quelquefois qu’on fist feignant de vouloir dormir), il se mettoit en l’estat que j’ay dit, souspirant, produisant des actes interieurs, disant quelquefois de bouche : « O Dieu de vérité ! mon Dieu, mon Dieu. » Et je luy disois souvent que tous ces bandementz d’esprit estoient fort prejudiciables a sa santé, qu’il avançoit sa mort ; il me respondoit avec sa douceur ordinaire qu’il ne sentoit en cela difficulté quelconque, qu’il ne pouvoit faire autrement, qu’au nom de Dieu, on luy parlast souvent de Dieu et de son salut, sans avoir esgard ny a sa santé, ny a sa maladie, ny a son incommodité, que tout cela n’estoit rien ; qu’on luy laissast mesnager le peu de temps qui luy restoit pour aymer Dieu en ce monde. Il me disoit la dessus qu’un des grandz poinctz de perfection d’un bon religieux estoit de tenir tousjours son cœur eslevé par dessus tout ce qui est creé et, par des actes continuels redoubles et reiteres, tendre tousjours ad anteriora ; on ne sçauroit, dit il, exprimer ce que c’est que cet anteriora : c’est une chose qui nous est incognué et que ne se touche sinon par desir ; je raporte librement ses paroles et ses sentiments, tant par ce que je les revere comme autant d’oracles, que par ce que sont les truchementz de son cœur et des tesmoignages autentiques de l’estat auquel estoit son ame sur la fin de sa vie, sunt speculum divinae, comme disait un ancien. Un soir, estant fort abattu, un religieux plaignant son mal, il luy dist en souriant avec sa grace ordinaire : « Mon frère, c’est ainsi qu’on va en paradis. » Son medecin et un honneste seculier son amy luy disoient souvent qu’il ne devait pas tant se bander pour penser a Dieu ; il respondoit qu’y estant accoustumé son esprit ne pouvoit estre oysif ; on avoit accomodé petit autel aux piedz de son lit et mis dessus un crucifix sur lequutini comme il avoit les yeux continuellement fixez, on le pria de donner un peu de relasche a son esprit ; et un seculier dist qu’il falloit abattre rideau. Il respondit : « Je verray bien Dieu au travers. » Jamais en sa maladie, que je sçache, il ne dist un seul mot que de Dieu ou de choses necessaires, et ne vouloit point qu’on luy parlast d’autre chose. Un hom. me de qualité luy parlant d’une affaire seculiere, comme je croy d’estat, il se destourna et ne luy respondit pas un mot ; de quoy ce seculier s’aperceut bien et changea de discours. Il me dist un jour avec de grands ressentimentz qu’il s’estimoit tres heureux et remercioit Dieu d’avoir esté religieux, qu’il se sentoit infiniment obligé a la religion qui luy avoit esté trop bonne et l’avoit trop doucement traité, avec d’autres discours la dessus. Souvent il embrassoit la Croix quand on la luy presentoit, et disoit ces versetz : Tuam Crucem adoramus et Qui passus etc., avec tant de ferveur qu’il nous tiroit les larmes. Il disoit souvent son Pater, Credo, Miserere mei Deus, etc., et avec quelques passages de St Paul ; il avoit un desir extreme de mourir, et la mort qui fait trembler les plus asseurez le consoloit si fort qu’il vouloit qu’on luy en parlast franchement, et luy l’envisageant avec un front asseuré et un cœur tout joyeux, en parloit avec contentement, disant quelque fois comme en riant : Solum mihi superest sepulchrum, et semblables paroles. Je luy demanday 3 ou 4 fois en paroles entre luy et moy, s’il avoit point quelque crainte de mourir. Il me dist que non, que c’estoit tout ce qu’il desiroit, qu’il esperoit que par les merites de Nostre Seigneur, l’assistance de la Vierge, les prieres de ses patrons, Dieu luy feroit misericorde. Comme un religieux s’estonnoit de ce qu’il craignoit si peu la mort : « Mon frere, dit il, pour ne craindre point la mort, il faut souvent mourir auparavant que de mourir.) C’estoit ce que faisoit ce sainct, vertueux et, comme je croy, bienheureux religieux qui, apres une vie mourante, ou plustost une mort vivante, dans une continuelle penitence, austerité, mortification de soy mesme, l’espace de 20 ans, comme je croy, en la religion, mouroit d’amour et de regret de ne pouvoir mourir ; car, comme apres 8 jours de forte maladie, il eut quelque amendement, et qu’on luy dist qu’il n’en mourroit pas, cela l’attristoit : « Helas, dit il a un religieux, tout le monde meurt, et moy je ne peux mourir ; je suis marry que je ne suis desja allé a Dieu ces jours passes, ad ilium Iota aviditate currebamus » ; ce sont tous ses propres termes. « Je prenois, dit [il], tous les medicamentz qu’on me presentoit, mais je n’avois point d’affection qu’ils me profitassent rien. » Son mal redoublant, il estoit si content de se voir baisser que sa joye paroissoit jusques sur son visage ; il sousrioit doucement a ses freres et en ambras soit quelque uns avec une tendresse amoureuse ; des les lundy matin, dont 139 il mourut le lendemain, nous croyons qu’il alloit trespasser ; il perdit la parolle criant et repetant : « Dieu de vérité ! O Verité ! O Jesus. » J’estois raies pres de luy ; depuis, comme je croy, il ne parla point, sinon que la nuit suivante il revint 3 fois un peu a soy, comme en sursaut et a « Improviste, criant : « Jesus, mon Dieu », taschant d’embrasser ceux qui estoient au tour de luy, avec des caresses et des sousris tous extraordinaires qui nous faisoient rire et pleurer tout a la fois. Je vous parle simplement et vous raconte nuement tout ce qui est arrivé, excusez si je vous importune et si je vous raconte les choses sans beaucoup d’ordre. Comme il se disposoit pour recevoir l’Extreme onction, nous parlions luy et moy des effectz de ce sacrement ; comme je luy dis que c’estoit le dernier canal par lequel Jesus Christ vouloit faire descouler son sang de ses veines dans les siennes pour les animer et faire vivre ses membres mesme de la vie d’un Dieu, la dessus il me dist avec un effort et une ferveur extraordinaire de son cœur qu’il estoit bien marry de mourir si doucement et qu’il regrettoit qu’il n’enduroit bien davantage pour un Dieu qui luy estoit si bon, qu’il eust voulu mourir d’une mort violente, et qu’il se sentoit si fort au dedans de soy, qu’avec l’aide de Dieu il le pourroit faire, si l’occasion s’en presentoit ; ce sont ses termes, je n’y mets rien du mien. Ce fust encor ce qu’il dist a un autre religieux de confiance. Comme il voioit qu’on avoit tant de soing de luy, il disoit que ce n’estoit pas la mourir en religieux, qu’on prenoit trop de peine, qu’il eust voulu mourir sur quelque grand chemin, sur une roue, delaissé de tout le monde.

Il disoit cela avec de grandes ferveurs ; ce sont des paroles dans la bouche d’un religieux lequel, ayant la vérité pour devise et estant veritable adorateur du Dieu de vérité, montrant un amour et une vertu non commune. Quelquefois il disoit qu’il n’avoit pas demandé à Dieu de mourir si bien assisté, qu’il envioit fort la mort de St François Xavier, par ce qu’il estoit mort sans consolation humaine. Nous l’allasmes quasi tous voir un jour apres disner que nous croyons qu’il mourroit bien tost, a cause d’une grosse fiebvre qui l’avoit miné et mis si bas qu’il n’en pouvoit plus ; comme il nous vid tous affliges et plorans, il se mist a nous consoler et nous parloit avec autant quasi de fermeté que s’il n’eust pas esté malade ; apres plusieurs discours, il se mist a faire des protestations de foy si ferventes qu’il nous tiroit a tous les larmes et nous attendrissoit le cœur ; il protesta qu’il mouroit enfant de l’Église, qu’il estoit romain pour ce qui estoit de la foy, qu’il recognoissoit Urbain 8 pour cheff de l’Église, vicaire de Jésus-Christ, etc. Le Père sous-prieur luy dist après que s’il voulait prier Dieu, qu’il luy rendist sa santé pour son service, comme avoit fait St Martin ; alors, tesmoignant un grand ressentiment : « Je prie, dit il, Dieu qu’il m’en oste seulement 140 la pensee. » Il ne pouvoit suporter qu’on luy parlast aucunement de ses vertus ; c’estoit lors qu’il monstrait un visage triste et morne, quelque, fois se taisant, quelquefois disant que les jugementz de Dieu esto4nt bien autres que ceux des hommes. Ii n’estoit impatient, sinon quand il entendoit parler de ses louanges, car pour ce qui est du mal qu’il en. duroit, sa patience me ravisoit ; il ne sembloit pas qu’il endurast rien, pendant qu’il avoit l’usage entier de son jugement, ny mesme pendant que la viollance de la fiebvre le jestoit en qu’elques resvrye qui ne s’aper. cevoit pourtant quasi pas. Il me dist unne fois qu’il resentoit de telles doulleurs universellement par tous ses membres que s’il eust veu son courage, il se fust faict transporter continuellement d’un lit a un autre ; mais il se surmontait par la raison, disoit il ; je luy demandois, parmi l’effort de ses doulleurs, comme il estoit en son interieur : il me disoit qu’il se sentoit tousjours renouvellé interieurement et plus fort que jamais

en Dieu, et disoit quelque fois : hic ure hic seca mon in [      En blanc dans la copie], Quant il avoit themoigné quelque petit sentiment d’impatience aparant, incontinent il en estoit marry et plaignoit sa misere, qu’il n’avoit pas le courage d’endurer rien pour l’amour de Dieu ; je « croy que son mal ne l’empeschoit jamais de faire touttes ses actions, grandes et petittes, principes de vertus, comme il les faisoit touttes en sa santé ; quand il alloit prandre quelque medecine ou bouillon, comme souvent on luy en faisoit prandre, il levoit tousjours les yeux au Ciel, avecq 3 ou 4 actes interieurs, sans neanmoins rien dire, taschant de tenir tousjours touttes ses vertuz cachée tant qu’il pouvoit. Quelques sentimens de Dieu qu’on luy suggerast, incontinent il le goustoit et en estoit touché en son ame et prenoit subject de tout de s’eslever a Dieu ; c’estoit un miroir ardant qui s’allumoit au moindre rayon du solleil ; c’estoit du bois sec et disposé qui au moindre souffle concevoit des flames ; il prenoit feu a la moindre estincelle qu’on luy approchoit ; aussy dissoit il que quant on a les verittes de la foy imprimees dans le cœur, il ne faut qu’une seule parolle ou la moindre pensee pour en concepvoir de bons sentimentz ; tous les actes qu’on luy voulloit faire produire, en quelque façon que ce fust, et qui que ce fust, tout ce que on luy voulloit faire dire, il le faisoit et disoit, repettant tout comme un simple novice. Un religieux, son confrere, luy ayant demandé s’il se servoit de tout ce qu’on luy disoit pour s’unir avecq Dieu, il respondit : « Non, pas de tout, mais cela me profitte beaucoup. » Je remarquay durant toutte sa malladye, tandis qu’il peut parler et entendre tant soit peu, lorsqu’il pouvoit parler ou bien entendre parler de Dieu, s’il estoit assoupy, atterré et reduit a l’extremité de foiblesse, il revenoit si parfaitement a soy et devenoit si fort en apparence, en moins d’un demi quart d’heure, qu’il ne sembloit pas apres quasi qu’il eust mal, son amour ranimant ses membres, et son ame ayant un si grand empire sur son corps qu’elle sembloit quasi en faire tout ce qu’elle voulloit. Les religieux sont themoins de ce que je dis ; dont vient que souvant nous approchant de son lit avec desespoir de sa santé, appres de semblables discours, nous nous en retournions avecq tant d’esperance que nous le croyons sauvé. Son infirmier m’a dict que tandis qu’il peut se soustenir un peu de soy mesme, appres qu’on l’avoit levé, auparavant que le recoucher, il se laissoit tousjours tomber par terre a genoux avec roideur ; il failloit qu’on le lassast la un bon Miserere, quelque fois davantaige, tout nud qu’il estoit.

Un des derniers jours de sa vye, je luy demande encore comme il se trouvoit interieurement ; il me respondit qu’il sentoit autant de vigueur en son ame que jamays, que son mal ne ralentissait point le desir qu’il avoit d’endurer pour Dieu. Appres 8 jours de forte malladie et devoisment d’estomac, je vis qu’il [se] portoit un peu mieux ; je luy demandé comment il s’estoit treuve ces 8 jours precedans, durant la viollance de son mal ; il me dist que jamais il n’avoit senti une telle consollation en son ame ; sinon le respect qui me retenoit et la crainte que j’avois d’estre importun a son humilité, je luy eusse demande beaucoup de chosses et regrettois fort qu’il n’y avoit quelque superieur icy qui eust peu tirer de sa bouche les sentimentz de son cœur qui estoit, comme je croy, une fournaise d’amour qui brusloit sans cesse ; il pouvoit dire : charitas Christi urget nos (1)435, car je croy que c’estoient ces douces etraintes de la charitte qui le pressoient, oppressoient et minoient peu a peu ; je ne doutte point qu’il n’aist encor de plus grands sentiments de Dieu qu’il ne faisoit paroistre, encor qu’ilz paroissoient assez en ses actions. Ses medecins et quelques externes qui le vindrent veoyr s’aperceurent bien qu’il y avoit en luy de l’extraordinaire. Mr. Vase, son medecin, qui le traitoit en pleuroit quelque fois de veoir qu’il ne pouvoit sauver un tel homme ; pour moy, j’estois souvant a estudier sur le modelle de ses dernieres actions ce qu’il faut qu’un religieux face en mourant, mais j’advoue que jamais je ne fust si touché que de ses exemples ; s’il n’a point paru en sa mort d’actions si extraordinairement remarquables (parce que Dieu parce que Dieu [sic] qui avoit voullu qui menast une vye cachée, voulloit aussi qu’il mourust d’une mort de mesme nature, son prix et sa valleur en est cogneue de Dieu seul) si, dis je, il n’a rien paru de ce que les hommes appellent extraordinaire, j’estime beaucoup dans nostre cher pere Dominicque que, durant sa malladye, dans touttes les ovations, grandes et petites, que Dieu luy a presantés, il s’est tousjours comporte tres vertueusement et autant comme je croy [ blanc] pouvoit desirer d’un homme ; c’est beaucoup faire a un homme quant il fait tout ce que Dieu desire de luy, en la façon qu’il le desire. Dieu promet aussy bien son paradis au serviteur qui sera fidelle en peu de chosse, comme a celuy qui se sera acquitte et aura faict son debvoir en chosses grandes ; j’oserois quasi dire que Dieu s’est plus monstré Dieu, plus grand et plus adorable aux hommes, plus admirable aux anges, en faisant l’espace de 3 o ans de petittes actions communes, mesprisables, qui cachoient sa divinité, qu’en faisant des miracles et prodiges : si mon sentiment n’est bon, vous le corigerez, s’il vous plaist [ blanc]. Tout ce que nous tirions de ses sentimens interieurs n’estoit que par occasions, en le pressant et en l’obligeant je ne scay comment a cela [ blanc].

Sa pureté a paru en son lustre en toutte sa malladie. Il demanda, il pria instamment son infirmier que, estant mort, on ne luy lavant que la face, les mains et les piedz, qu’on ne vid point du tout son corps nud ; il disoit qu’une de ses grandes peines dans son mal c’estoit qu’il failloit qu’il se decouvrist quelque fois, ce qu’il. ne fist neanmoins que bien tard et comme il avoit un ulcere avecq de grandes doulleurs dans le fondement (pardonnez moy sy je vous parle de cela) (4)436, il disoit qu’il n’eust jamais permis qu’on l’aist traitté ce ceste maladye, sinon que c’estoit la vollonté de Dieu et qu’il le faisoit comme St François, disoit il, avoit faict en semblable occasion. Je n’ay pas bien retenu l’histoire qu’il raportoit a ce propos. Environ les derniers jours de sa vie, qu’il estoit comme demi mort, quasi sans sentiment ny sans jugement, pour le moins qui parust, quant neanmoins il failloit applicquer quelque remede a son mal et le traiter, il regardoit deux ou 3 fois en la chambre s’il y avoit quelques autres que les infirmiers ; il voulloit que tout le monde sortist ; le sainct et vertueux religieux vrayment frere de la Vierge, ayant perdu le sentiment de tout autre chosse, il estoit encor tres sensible a ce qui touchoit la purete, pudeur, honestette et chastete de son corps et de son ame ; quant il le pouvoit remuer, il ne voulloit point qu’on le touchast, et quant il le permettoit, il voulloit qu’on fist cela avecq tout-tes les precautions de chastete qu’il estoit posible. Il disoit a quelqu’un qu’il avoit mesme peur de parler a une religieuse seulle et qu’il taschoit toujours que, quant il alloit veoyr quelques religieuses, tousjours elles feussent deux. Sa malladye luy donnoit de si profond sentiment de son neant qu’il se confondoit en soy mesme et se tenoit comme un pauvre rniserable, indigne du traitement qu’on luy faisoit ; il admiroit a toutte heure la charitte des religieux en son endroit et comment il daignoient prandre tant de peine apres luy. Unne fois, comme on le levoit, il dist a un religieux : « Jettes moy sur un fumier et m’enterrez, qu’on ne me voist jamais ; puisque j’infecte ainsy mes freres, faudroit me jetter sur la paille et me laisser la, je ne merite pas qu’on prenne tant de peine apres moy. » Comme l’obeissance est l’ame des vertuz d’un vray religieux, nostre cher P. Dominique l’ayant cherye et haultement praticquee en toutte sa vye, il la voullut praticquer en souverain degre jusques a la mort, desirant vivre et mourir en obeissant. Il reveroit tellement ses infirmiers que jamais il ne leur contredit en chosses quelconques, les recognoisant, disoit il, comme ses superieurs et prieurs ; il estoit si ponctuel a faire tout ce qu’il desiroient de luy que, quant quelque religieux luy disoit qu’il falloit qu’il fist telle ou telle chosse, il demandoit si ses infirmiers l’avoient dit. Jamais je ne le vis rien demander, mais seullement il se contentoit de prendre ce qu’on luy presantoit, hormis unne fois que, se sentant extremement foible, il demanda un peu de vin pur ; comme on luy en eust apporte, il ne le voullut pas prandre, encore qu’on l’en pressast et priast, disant que si jamais on devoit se mortiffier c’estoit a l’heure la et en l’estat ou il estoit. Jamais ne refusa rien de tout ce que on luy voulloit donner, ny medecine, ny bouillon, non pas mesme pandant qu’il estoit agitte de ses grands maux de teste qu’il luy causoient quelque resverye ; jamais ne monstra repugnance quelconque ny devant ny appres avoir pris quelque chosse, ny ne thesmoigna jamais que ce qu’il prenoit luy fust desagreable, de mauvais goust, etc. Urine fois, comme son infirmier luy demanda si je ne scay quelle potion qu’il luy avoit donne estoit bonne, il se mist a rire et dist : « Je ne scay mot de recreation. » Vers le derniers jours de sa vye, comme il estoit travaille d’une grosse fiebvre qu’il luy ostoit un peu de l’usage de son jugement, il refusa un bouillon qu’on luy avoit presanté ; un peu de temps appres, il revint a soy et rappellant son infirmier, il luy dist que quant il vouldroit luy donner quelque chosse il prandroit tout ce qu’il luy presenteroit. Il prenoit ce qu’on luy donnoit, quant, comme, et a quelle l’heure qu’on voulloit, autant qu’on voulloit, se forsant d’urane telle façon qu’il sembloit qu’il trouvoit un grand goust à tout ce qu’il prenait ; il estoit traitable comme un aignau, et nous en faisions tout ce que nous voullions. Encore que de tout temps il fust d’une heurneur fort complaisante et agreable, neanmoings, en sa derniere malladye, il estoit tout transforme en douceur et debonnairete, avecq je ne scay quels charmes et attraits qui le rendoient tres admirable a tous. Totues ses actions, mesmes celles qu’i lfaisait parmi ses resveries, ressentaient l’innocence, la grace, la pureté, la chasteté et debonnaireté. Ayant, corme j’ay dict, demeure 2 jours quasi sans paroles, nous luy parlions souvant, et monstra quelque fois des signes assez probables qu’il nous entendoit : il mourut enfin in osculo Domini, comme je croy ; luy qui avoit vescu de la vie des justes ne pouvoit mourir que de la mort des justes. Il nous laissa tous deconfortez, les larmes aux yeux, deplorant la perte du thresor que nous possedions, duquel veritablement nous estions indignes ; nous ne sca. vions si a l’agonye qui dura fort peu, environ unne demye heure, et fut asez douce, il avoit du jugement ; le P. Cyprian creut avoir entendu qu’il crioit : Jesus, en randant les derniers soupirs. C’est ce que j’ay peu remarquer de plus notable en la mort de ce vertueux religieux. Il a, comme je croy, bien faict et dict encore d’autre chosse que je ignore ou dont je ne me souviens pas. Ce que je escris icy n’est que l’ecorce et quelques petittes echantillons et aspaicts exterieurs de ce qui estoit caché au fonds de son ame.

Nous en connoissons tousjours assez pour nous apprandre et a bien vivre et a bien mourir. Voila, mon Reverand pere, le fruit de vos grandz travaux, voilla l’effect de vos prieres et de tant de peine que vous avez prins pour establir ce qu’il y a de bien en nostre province ; la plus belle plante que vous aviez transplantee du monde en la religion, que vous aviez le plus tendrement cherye, cultivee, elevee, a este, trop tost, helasl pour nostre consollation, transplantee de la religion au Ciel, qui sembloit nous envier ce bonheur et peut estre nous en trouvoit il indignes. Si dans la religion il se trouvoit 5 ou 6 peres Dominicques, je croy que nous verrions un petit paradis terrestre ; mais il naist bien peu de telles personnes ; si un Romain desiroit un siecle pour produire un parfaict orateur, on peut a bien meilleure raison desirer des siecles entiers pour produire un sainct, un veritable et vertueux religieux, comme nostre pere Dominicque. C’est a vous, mon Reverend pere, a qui, appres Dieu, la religion est obligee d’avoir este honoree et illustrée des exemples et des vertuz d’un si sainct homme ; c’estoit un echo qui dans sa vie, ses actions [ blanc] ne faisoit que represanter ce qu’il avoit appris de vous ; il mourut sur le desein qu’il avoit d’aller a Rennes, et l’un des principaux motifs estoit, comme il dist a un religieux de confiance, de prier humblement vostre Reverence d’ai> cepter quelque charge parmi nous : il y en a bien d’autres que luy qui ont le mesme desir. Je vous prie s’il y a quelque imprudence en ce pappier de l’excuser et ne le monstrer pas a d’autres, car je vous escris franchement, comme a mon pere ; je croy n’avoir rien mis dedans pour ce qui touche le [ blanc] de la mort du deffunct qu’il ne soit veritable ; j’ay voullu expreis monstrer ceste lettre a quelques uns qui avoient este thesmoins occullaires ou qui m’avoient dict quelque chosse du deffunct, pour scavoir si j’avais point augmente ou deguisé la veritté : ils m’ont dict que non, j’avois plustost diminué et que j’avois obmis beaucoup de choses. n’aisje pansois finir icy et mettre le sceau a ces discours peut estre imrtur, s, mais ma plume avoit oublie ce que mon cœur tenoit le plus avant grave et imprime en soy mesme, qui est qu’une nuit, l’infirmier reposant, un religieux qui veilloit le deffunct luy donna a boire au lieu d’eau, de je scay quelle infusion compossée d’absinthe et de camomille, deux drogues for amères qui estoient destinée pour applicquer desus une playe qu’il avoit ; il en but sans en monstrer aucune repugnance, sinon qu’il dist que cela estoit un peu plus espais que ce qu’on avoit accoustumé de luy donner ; un peu appres, son infirmier luy ayant donne a boire, il dist tout froidement et simplement qu’il trouvoit le dernier un peu meilleur que le premier. C’estoit un vray religieux, lequel ayant unne hayne extresme de soy mesme n’avoit d’amour et de sentiment que pour Dieu ; . son ame vivoit dans son corps comme font les anges du ciel dans des corps empruntez, sans y estre aucunement attachez, et sans y faire auscunes verittables fonctions de la vye sensitive terrestre et animalle. Cepandant que le baume et les ongans aromaticques demeurent renfermez en un vaisseau de terre entier et bien couvert, ils ne repandent point leur odeur au dehors, mais la tiennent closes, reserrée et touttes ramassée au dedans ; que si le vaisseau vient unne fois a se rompre en pieces, c’est lors que l’odeur commence a se repandre, parfume et embaume tout l’air prochain d’une suavitte agreable ; encore que nostre bien ayme pere pandant qu’il estoit en vye, taschast de tenir ses vertuz cachée et couverte du voille mesprisable de l’humilitté, comme chacun scait, et qu’il ne se communiquast point ou peu aux seculliers, neanmoins, il estoit parmi les exterieurs en estime d’un sainct homme, si bien que pandant qu’il fut mallade, chacun prenoit interestz en sa malladye ; tous les religieux et religieuses de ville, avecq unne affection extraordinaire, faisoient des prieres et communions a son intension. Un homme de qualité donna, je croy, deux pistolles pour le faire mettre dans unne celebre confrairye de la parroisse de St Nicollas qui, a son enterrement, l’honora d’un tres beau luminaire alentour de son corps et fist un service sollennel pour luy. Néanmoins, quand ce vaisseau esleu de Dieu pour estre le depositaire de ses plus pretieux thresors du baume odoriferant des plus rarres vertuz qui se trouvent dans les anges, de ce grand, genereux, masle, fort et constant amour de Dieu, de cette patience invincible, de cette purete angelicque, de cette simplicitte prudante, de cette douceur nompareille, de cette obéissance admirable, du ramas et de l’assemblage de toutes ses vertus quy composent un bon et vray religieux, vrai serviteur et adorateur de Dieu de veritté, quant, dis-je, ce vaisseau fust brisé et rompu par l’amour, a nostre grand regret, l’odeur de sa saincteté s’est respandue je ne scay comment par toutte la ville, laquelle comme j’entens plore et deplore sa mort ; les uns et personne de quallitté dissent avec % resentiment qu’ils ont perdu l’ange gardien et tutelaire de la ville, les autres voyent que c’est un fleau et unne punition que Dieu a envoyé a la ville de luy avoir ravy un tel homme, et c’est le sentiment quasi de tout le monde, comme plusieurs me l’ont dict. Mon Dieu, si les seculliers ont ces pensée et cest sentiments, que devons nous penser nous autres ? Pour moy, je l’ay tousjours dict en l’amertume de mon cœur, [ blanc] je croy que scavez le concours du monde qui se trouva a son enterrement, encor qu’on sceust plustost qu’on l’alloit enterrer, qu’on ne sceut qu’il estoit mort. En matiere de chosses moralles, je ne croy pas facillement le monde quant il mesdit, mesprise, rebutte, ou qu’il malparle de quelque per. sonne, parceque naturellement nous sommes plus enclins a resprandre, censurer, blasmer et mesprisser, qu’a louyer, agreer, approuver et priser la vye et les actions d’autruy, comme l’experience ne le monstre que trop ; mais quant j’entens la voix commune du monde qui loue, canonise, applaudist et approuve la vye et les actions de quelqu’un, principallement quant cela vient, non point par les artifices d’une persuasion anticipee qu’on ait im. primee dans l’esprit du monde, mais par je ne scay [quel] sentiment segret qui vient du dedans, il nous porte a concepvoir unne saincte estime de quelqu’un, sans scavoir pourquoy ny sans le cognoistre ; je ne peux m’imaginer que cela vienne d’autre principe que de Dieu, et c’est icy que je croy que la voix du peupple est la voix de Dieu, et je voy cela par nostre deffunct pere Dominicque ; excusez ma follye si je conçoy des montagnes en imagination ou il n’y auroit en effect que atomes. J’ay desja dict a Vostre Reverence que je n’escrivois cecy qu’à deux yeux, et non pas pour estre monstré a d’autres, s’il vous plaist ; puisque in verbo tuo laxavi rete (2)437, il faut que je vous decharge tout mon cœur ; j’estimeray tousjours a un bonheur quant vous verrez mes fautes et inpertinences qui sans doutte proviennent plus d’erreur d’entendement que de malice de ma vollonté qui vous regardera tousjours d’un œil merle de respect et de defferance et qui ne desire rien tant que de conserver eternellement l’honneur que je cheris unicquement d’estre

Mon Reverand Pere!

Le plus petit en effet, mais le plus grand en affection et le plus obeisant de tous vos enfans en Jesus Christ

f. Isaac de Ste Therese, carme.

À Nantes, ce 1. feb. 1634.

J’avois encor oublye de dire que ces deux ou 3 derniers moys de sa vye le sacriste et autres religieux allant quelques fois et asses souvant a 4 heures du soir en sa chambre et y entrant appres avoir frappé, ils le trouvoyent a genoux devant son oratoire, et encore qu’ils l’appelassent, il ne respondoit point, si bien qu’ilz estoient contrainct de s’en retourner ; cela luy arrivoit aussy souvant quant il estoit seul au chœur en oraison et qu’on alloit parler a luy. La plus riche piece et la plus belle parrure de toutte sa vye, c’estoit son humilité qui scavoit sy bien cacher tous ces dons, il se tiroit en son neant qui en son estime n’avoit aucun estre que celuy de ce Dieu de veritté qu’il cherisoit tant ; son confesseur sçait beaucoup de chosses secrettes de luy.

[Plusieurs notes d’une autre main suivent cette copie. Voici la dernière :]

Il prescha devant Mrs. de Cospean et de Mirepoix, sur reddite quæ sunt Caesaris, etc. avec une onction qui tira les larmes des yeux.

Mr de Cospean luy mit en main Jansenius et luy demanda son sentiment ; il respondit que ce livre contenoit plusieurs calomnies, et propositions heretiques, et declara qu’il iroit disputer, comme il fit, contre les PP. de l’Oratoire qui soutenoient cette doctrine. (1) 438.



V ELOGE DE DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT PAR JEAN DE SAINT-SAMSON

Jean de Saint-Samson fit, à plusieurs reprises, l’éloge de son disciple et de son ami. Parlant des religieux qui pratiquent parfaitement leur Règle et incarnent l’esprit de leur Ordre, il écrit :

« Le dernier de ceux-cy a si vivement et si roidement couru la lice de l’amoureuse penitence qu’il semble avoir surpassé de bien loin tous les autres ; sans neantmoins que je desire préjudicier à leur gloire, ny aux divers degrez de leur excellence, telle que Dieu la sçait. Mais si c’est par l’eminente sainteté, tant active que passive, qu’on doit juger de la plus haute jouissance et fruition de l’Essence divine, sans doute nous devons croire tres pieusement que celuy duquel nous parlons doit surpasser plusieurs de ceux qui l’ont precedé. J’en parle d’autant plus librement que nous estions saintement liez, luy et moy, en nostre Seigneur, et que j’ay connu son excellente sainteté aussi bien, sinon mieux, que je ne me convois moy-mesure, et ma vie pleine de defauts et de miseres à raison de mes pechez. Ce qui ne se peut bien concevoir, ne se peut suffisamment exprimer, et partant est bien loin d’estre exageré. Telle a esté la mort de nostre Pere Dominique de S. Albert, lequel l’amour, les douleurs et la mort ont amoureusement consommé et rendu jouissant de son infiniment desiré et desirable Objet, et lequel prie et priera incessamment avec les autres pour nostre Observance, et pour l’heureuse vie et mort de tous ceux qui les voudront diviniment imiter ». (1) 439.

VI JEAN DE SAINT-SAMSON A VALENTIN DE SAINT-ARMEL

A. Rennes, 9 h 44. Original de la main du P. Joseph B. Rennes, 9 h 44. Recueil, lettre 28. C. Donatien, XXXV.

Mon cher Pere,

Nous avons perdu l’un de nos plus intimes amis, mais il faut que noue preferions son bien infiny aux autres et au nostre. Il n’a jamais faict que languir en ceste vie de langueur et de misere, et il estoit si lassé d’y traquasser qu’il se sentoit aggravé desous un faix insuportable, et sachant bien (refus en son origine qu’il estoit) combien tout ce triste negoce est peu de chose, il desiroit patiemment en profonde resignation sa dissolution d’avec son corps, voire a chaque moment, ceste vie si penible et si lan — goureuse luy estant tres dur supplice ; sa saincteté ne ce peut concevoir ne dire, qui consistoit en sa totale refusion en totalle perte incogneue dedans le vaste infiny de son origine, d’ou le flux et le reflux estoit si merveilleux en mistiques notions et manifestations tres intellectuelles ; tout ce qui retournoit incessamment a guise d’un gros et grand fleuve en toute sa mer, c’est ainsy, et en ceste réduitte toutte anticipante et penetrante sureminence, qu’il faut veoir ce grand fleuve incessamment fluant et reffluant, qui n’a terme ny nom pour sa manifestation explicitte dehors ; neanmoings, pour dire tout a son amy, il n’estoit pas la dedans perdu comme il eust este bien requis, ce que je vous dis pour vostre utilitte et non a la diminution de la gloire du sainct, aussy n’esse pas mon but icy de vous apprendre ou persuader ce que vous n’avez pas ignoré, mais de vous represanter essentiellement l’essentielle saincteté du sainct dedans la voie tres perdue et tres sureminente et son immense gloire essentielle en la patrie, ce qui doit estre teneu et creu tres merveilleux. Quand a sa gloire accidentelle, elle suit indiciblement toutes ses eminentes vertuz tres exemplairement praticques, jusques au point de la mort, en une tres haute eminence. Il ne c’est point recommande aux prieres de personne en mourant, sachant iceluy la raison infinie pourquoy ; pour mon regard, toutte ceste veue et ceste representation me sont si delectables que je voudrois tousjours estre occupe a la craionner grossièrement comme je fais, le plaisir que vous prandrez a la veoir, quoy que basse, courte et grossière maniere, de plus en plus a la vous vivement et pour jamais graver au cœur. Cela est du devoir d’une autant divine amitie que la nostre ; gardez bien ceste lettre avec celle que je vous ay envoiee qui traitte de toutte la vie sureminente. J’envoie a mon frere Anselme un riche recueil qu’a faict nostre frere Benoist de ses plus rares exemples, sentiments et vertuz, ce qui a este la reponse qu’il m’a faicte a ce que je luy ay succinctement escript sur ce suiet tres doux et tres delectable pour nostre regard ; mais il me faut finir ma traitte a my chemin, en l’ordre de toutte bonne raison, que la mesme raison exige non tant en nous deux qu’au tiers, par le ministere duquel ce pauvre craion doit sortir son plein effect. Je me recommande infiniment a vos frequentes prieres, a mesme condition de ma part. Je suis, mon cher Pere,

vostre humble et tres affectionne

f. Jan de S. Samson.

À Rennes ce 4. febvrier 1634.

Le secretaire de la presente vous salue bien humblement et croit que vous ne l’oubliez point devant Dieu. Mon pere, il faut que je vous advoüe que je n’eu jamais telle douceur sensible et jusques a quasi continuelle effusion de larmes en escrivant tout ce qui conserne nostre St pere Dominicque, ou lisant ses escripts, ou ce que les autres en escrivent et disent. J’ay tant faict que j’ay tenu de nostre tres cher frere Jean la copie de la lettre qu’il escrivit a nostre frere Benoist que j’envoie a nostre frere Anselme. Je la vous eusse bien envoiee, mais a cause qu’il luy adresse la responce, je la luy adresse aussy, affin que tous et vous ensemble vous aurez du contantement a la veoir.

VII JEAN DE SAINT-SAMSON A VALENTIN DE SAINT-ARMEL

A. Rennes, g H 44, original de la main du P. Joseph. B. Donatien, XXVI.

Mon cher Pere.

Puisqu’il faut vivre par dessus toutes choses et soy mesme et se perdre en Dieu par continuel flux de tout soy, il faut la laisser tout le dehors pour ceux qui rapetent comme ce qu ils croient de meneur — Ainsy faut il vous attacher fermement a Dieu seul, en telle sorte que vous ne goustie, autre vie que la sienne, autre amour ny autre vérité que son estre. C’est pourquoy son infinie providence doit estre vostre etternelle reigle, de la quelle il ne vous faut jamais varier, affin de vivre totallement conforme a son bon plaisir, en l’ordre et l’appetit etternel de quoy il faut que vous vous delectiez, ou pour le moins que vous viviez tres contant, par infinie confiance amoureuse en luy. Ne reflechissez sur la creature qu’autant que la bonne raison le veut. Croyez moy que tout homme est menteur (1) 440. C’est pourquoy il vous faut adherer nuement a la verste incree, et mesme à nostre Sauveur, n’attendant rien, non pas mesme de ce qui vous fait besoing, d’aucun homme que ce soit. Pour mon regard, soyez assuré que je suis etternellement vous mesme en vous et moy, pour tout ce qui vous compette en la jouissance de Dieu, comme pour moy mesme, ce qui sera et s’acomplira mieux en ma jouissance tres pleine de Dieu infiny dedans le Ciel que dedans la terre, que si vous et moy avons la nostre sainct pere Dominicque, nostre commun amy, lequel nous favorisera esgalement devant sa Majesté de ses amoureuses intercessions. Que craignons nous ? Partant, il nous faut patiemment, mais en conformité d’amour, traîner ceste langoureuse vie, pour, par icelle, donner gloire a sa divine Majesté, tant en nostre édification propre qu’en celle des prochains avec qui nous avons a vivre. Lisez mes escripts bien exactement et ne vous servez point d’autres si vous pouvez ; j’estime que vous trouverez toutes vos necessitez en eux, et le tout plus conformement a vostre goust et esprit. On me dit que vous estes menacé de maladie longue et fascheuse, de quoy je suis grandement marry. Prenez garde d’employer tout moyen selon prudence et raison de vous en délivrer, d’autant que Dieu le veut ainsy ; car Dieu veut qu’on vive en pleine santé tant qu’on peut, et en maladie tant qu’il le veut et autant, et que nous mourions quand il le veut et qu’il le faut. Ayez donc esgard a tout cet ordre et ne suyvez pas tous esprits ; enfin, souvenez vous des plus secrets et plus importans discours que nous avons faicts privement, estenduz au total de la vie tant dedans que dehors, tant selon vraye force d’esprit que selon vraye discretion et prudence, retranchant plus ou moins par cela mesme de nostre entiere et licite liberté, a cause des hommes qui gisent dehors, et cela encore de peur que ces mesures hommes la n’insultent insolemment, non pas contre nous, mais contre la vie de l’esprit. C’est pourquoy, s’il faut estre malade, donnez dilligemment ordre de scavoir du medecin vostre regime de vivre, anticipant par raison mesme vos pires estats que le present, et vous faictes escrire le tout, voire jusques a un, et cela est le meneur qui puisse estre en cet endroit ; ne vous attachez pourtant pas tant a de petittes circonstances qui ne font presque rien en la chose. Enfin, toutes choses nous sont licites, mais toutes choses ne nous sont pas expedientes (1) 441 ; prenez bon courage, et prenez autant que faire ce poura l’ordre et le conseil de celuy qui est aupres de vous ; dictes toute vostre facon de proceder en vos estudes et bandement d’esprit, si vous en faictes, au medecin. Enfin, ne laissez rien a leur dire par quoy ils puissent cognoistre vostre mal. Nostre Pere Prieur vous eust escript, s’il n’eust esté malade, il y a long temps ; il ne ce peut relever de la. Aiez esgard, si faire ce peut, a mon frere Anselme et a mon frere Henry, affin qu’ils demeurent assujettiz a Dieu ; ainsy je vous recommande affectueusement tout ce qui regarde vostre bien estre, tant selon l’esprit que selon le corps, vous recommandant de laisser la tout ce qui ne faict pas les hommes saincts, non obstant tout ce que vous pussiez entendre a l’advenir, en quoy les hommes ignorans se reposent comme en leur fin, constituant la saincteté ou elle n’est pas et ne peut estre. Si la saincteté est intelligible, si n’est elle pas cognoissable, mais elle est en la vive, indéficiente, toujours mourante et tres perdue affection, qui fait cela mesme du total sujet, en l’exemple suffisant, autant que faire ce peut, ce qu’il faut que la bonne discretion anticipe en tout sens pour le reduire et l’acommoder suffisamment a l’œuvre ; ne vous oubliez donc de rien de tout cecy. Je vous remercie tres affectueusement du crucifix et du petit reliquaire de mon frere Anselme que j’ay receu a grand plaisir. Au reste, un Pere de l’Église m’exorte entre les autres a vous randre ce que je vous doy : si vous faictes le mesme, rien n’est a craindre, tout sera ce qu’il doit estre. Souvenez vous ce pendant que mes prieres ne pouront estre efficaces pour vous sans les vostres continuellement faictes a sa Majesté pour moy. Vivez abstrait sans manquer de si Loing que ce soit au bon ordre de ce qu’il vous faut faire, entendre, scavoir, dire et laisser. Le secretaire de la presente vous salüe bien humblement et vous prie ne l’oublier devant Dieu, C’est, mon cher pere,

vostre tres humble et tres affectionne

f. Jean de S. Samson.

À Rennes ce 22. febvrier 1634.

Notre Pere Prieur ce recommande tres affectueusement a vous, lequel porte avec extreme regret vostre maladie ; ne soiez point sans nous escrire tant que vous le pourez.





VIII JEAN DE SAINT-SAMSON A HENRI DE SAINT-JOSEPH (EXTRAIT)

A. Rennes, g H 39, 2 1. Original, de la main du P. Joseph. B. Avignon, ms. 566. Copie. C. Donatien, XL.

Je vous envoie aussy un fragment de la tunique de nostre bien heureux pere Dominicque. Je n’ay rien autre pour cette heure que je vous puisse envoyer. (1)

À Rennes, ce 16. decembre 1634.

IX LETTRE DE JEAN DE SAINT-SAMSON

A. Rennes, g H 39, 30. Copie. B. Rennes, g H 39, 35. Copie. C. Rennes, 9 h 44. Recueil, lettre 79. D. Donatien, XXXIV.

Mon tres cher Frere,

Si la saincteté est preferable a toutes choses, il s’en suit qu’il la faille (2) aymer dedans les hommes plus que toutes choses. C’est pourquoi rien n’est heureux en ceste vie que l’homme randu sainct par le continuel culte (3) et exercice de la mesme saincteté, en la meilleure et plus estroicte maniere qu’il luy est posible, et cela infiniment plus et mieux (4) par dedans que par dehors, en l’ame qu’au corps ; ainsi (5) est ce infiniment autre chose d’estre sainct dedans les œuvres surnaturelles incessamment exercées que d’estre purement moral en la seule vertu ; les payens et les hommes de bonne nature nous font foy de cela, qui emploient deument leur appetit a (6) ce qu’ilz jugent estre meilleur (7), qui est la vie morale, dedans (8) 442 le culte purement moral, n’ayant autre fin que d’orner et (1) d’embellir eux mesmes pour eux mesmes, en leur propre effort naturel ; mais la saincteté dedans les hommes qui a Dieu pour object surpasse d’autant plus le moral purement naturel que Dieu est distant en soy mesme des hommes de pure nature, j’entends dedans les hommes qui ont eminemment sa (2) saincteté acquise, et encore plus (3) specialement en eminent degré ; si bien que plus les hommes ont lumineux, tant mieux ils voient les choses telles qu’elles sont en elles mesmes ; que s’il s’agist de saincteté en eux, c’est davantage et mieux cela qu’ilz voient (4), plus par sapiance que par pure science speculée, pour l’aimer en tous les subjectz en qui cela mesme est plus eminent ; ainsi est ce (5) chose merveilleuse de voir le vol de la contemplation des vrays enfans de la divine sapience qui ont esté si fortement ravis et dominez d’elle et de sa beauté qu’elle les a transportèz (6) de son amour pour jamais (7) en la vraye felicité de la creature faicte saincte par le ministere reciprocque tant de Dieu que d’elle, ce qui a faict (8) amour immense et infini (9) en la creature, s’il fault ainsi dire ; c’est la et (10) ainsin que Dieu a brusle et consomme la terre (11) l’aiant toute reduite en son mesme feu divin. Nostre defunct sainct pere Dominique a esté l’un (12) de ceux la, tant en la vie qu’en la mort, tant en l’exemple que par dessus l’exemple, en vérité de continuation de tres forte tandue, tant d’esprit que de corps ; et le tout d’une maniere si divine et si eminente que tout ce que les hommes en concoivent n’est rien ; auquel n’a manqué aultre que les miracles, non necessaires pour faire la sainctete, sa sainctete tres eminente en (13) tout sens ayant este un tres grand miracle continuel qui n’a fini qu’avecq sa vie, c’est de quoi je ne say que dire en mon abondance tres grande sur ce subject ; car quand je me transporte la (14)443, son exemple, sa sagesse, son eminente lumiere, sa vive et subtile penetration d’esprit a tout anticiper, son etternite ineffable au goust par dessus toute aprehension et par dessus toutte atteinte, et son ineffable flux de tout cela, tout ravissant ce qu’il touchoit, tout cela, dije, m’oste et le concept et la parolle ; si que je ne puis rien dire, attendu que si je pensois en parler, on n’en seroict pas capable. Ainsi, on a subjet de croire sa saincteté sy sureminente et si divine, au dela de tout ce qui en a paru, que tout cela mesme (I), quoy que merveilleux, n’en a rien este ; toutes ses vertus sont sorties si minent.. ment qu’il n’i a eu (2) cœur si marbre qui n’en ayt deu avoir este touché, et un tel pere meritoit bien d’avoir des enfans digne de luy ; nostre cher frere Benoist et quelques autres avecq lui se sont trouvez aucunement propres et capables de devenir esprit par sa divine conduite, la vie desquelz imitera eternellement la sienne, vivement et sans cesse, au plus pres qu’il leur sera possible, encore que sa vie inimitable (3) soit plus admirable qu’imitable, Que si celui qui est (4) totalement perdu et par cela totalement refus en son eternel ocean est sainct infiniment et desus (5) tout ce qui l’est moins ; sans doute, il fault conclure que nostre sainct est si admirable en cela mesme, que mesme dificilement les hommes plus perduz (6) le peuvent aprehender et penetrer, ny le voir et trouver ou et tel qu’il est, car son vol si (7) perdu n’est digne que de semblables aigles, et ne convient qu’a eux seulx privativement, le torrent desbondé de sa delicieuse lumiere et sapience m’en faict foy au bon nombre de ses lettres que j’ay ce bon heur d’avoir, lesquelles je cheris infiniment, comme les pretieuses relicques de son ame tres saincte. Je veux ainsi parler en cest endroict ; si Dieu ne luy eust pourveu d’un moyen propre a cacher sa sainctete au monde, elle eust ravi d’elle et apres elle tous les hommes qui l’eussent veue a descouvert, s’ils l’eussent peu voir ; que si on le voit sureminent en une vertu, il le faut voir tel en chacune des autres, et selon science et sapience. Chose la plus miraculeuse qui se puisse penser, ce qu’il luy a tant couste de mort d’esprit que sa este grande merveille qu’il ait si longuement suporte une si languisante et si mortelle vie, laquelle il disimuloit par une allegresse d’esprit qui luy estoit comme incogneue, et neantmoings elle luy faisoit porter amoureusement, a la suilte de son cher espoux, son tres pesant fardeau, lequel enfin amour et les douleurs du mesme amour et la mort infiniment désirée ont entierement consommé ; si que son holocauste si plaisant a Dieu donne plus de gloire a sa Majesté qu’on ne sauroit le penser ; luy aussy est heureux et glorieux a proportion de son eminente sainctete. Enfin, je voudrois ne point sortir de ce si grand et ravissant fleuve, duquel je sens tres bien que je n’exprime rien ; son desir de mourir a chasque moment estoit si grand qu’il en estoit tout embrazé ; sa perte continuelle a toujours exactement (8) 444 respondu a sa sureminente contemplation, en un abandon et perte entiere de tout le sien, si que rien ne se peult aprehender pour les mesmes raisons d’eminente voie tres misticque (1) de plus sainct et divin en la terre ; pour mon regard, je diray librement que je ne pense pas en voir jamais de plus (2) merveilleux en fidelité et vérité de mort, ce que le petit recueil de ses divines maximes, avecq mes experiences tres certaines (3) font assez voir. Ainsi (4) a il este faict tel qu’il est par la croix continuelle, conformement a son eminence ; ainsi (5) a il este ravi en un moment en son eternel principe, en l’infinie mer duquel il est eternellement perdu et consommé, en toute la plenitude de sa gloire et felicité ; enfin rien ne c’est veu de plus merveilleux de son temps en l’Église de Dieu, selon mon petit jugement, sans pourtant prejudicier a aucun, mais lessant toutes choses (6) telles qu’elles sont a chacun ; nous parlons d’autant plus librement que nous avons veu, non seulement des yeux corporelz, mais aussy des intellectuels sceu, entendu et touché, par toutes sortes d’experiences, tant par nous mesme que par autruy, ainsi ce que j’ay desja dict est vray, que les hommes communs qui ne cognoissent que la saincteté visible par dehors, cognoistront la sienne telle qu’elle est au jour du jugement, ou toutes choses seront manifestees, tant bonnes que mauvaises, pour la gloire de Dieu et de ses sainctz, et pour l’eternelle confusion et damnation des reprouvez, et non seulement cela, mais nous tous qui tandons, ou pour mieux dire qui courons roidement a nostre fin, a la vive imitation de nostre Sauveur et de ses sainctz, et de nostre presant sainct, nous verrons et saurons sa saincteté en l’abisme infini de nostre ocean. Au reste, je ne veux pas qu’on croie sur cecy que je me plaise a tinter les hommes, sous quelque pretexte que se soit, de vertu et (7) saincteté, mais ce qui me force au dedans a la manifestation de cecy est si fort, si vif et si certain que je ne saurois ni ne dois m’empescher de publier ses merveilles a ses peres et freres, specialement a tous ceux qui luy sont plus afectionnez comme vous qui estes des premiers de ce nombre. Que (8) s’il se trouvoict des enflez et sourcilleux aussy pleins d’eux mesmes que nostre sainct estoit vuide de luy mesme, ses veritables et tres (9) delicieuses lettres ne leur conviennent nullement. J’ay faict (10)  445 infini gain en ma tres grande perte, ce qui me rejouist grandement ; j’ay voulu vous randre participant de ma joye en l’ardante afection que je vous ay et aurav toujours, specialement pour avoir esleu l’unicque et seul necessaire ; aymons donc celuy qui nous a eternellement aimez, mais l’aimons (1) par forte et continuelle acti. vité de tout nous ; le mesme amour eternel qui est pour cela flué a nous et en nous, afin que nous refluions continuellement, selon nostre total, en son eternelle mer, ou nostre tres andante soiff amoureuse sera tres pleine. ment rasaziee, et mesme en bevant la dedans toujours (2) de plus en plus en toute plenitude de gloire, felicité et repos, aucune vérité de quoy ne tombe sous les sens ; la je me reposeray (3) ce qui ne recoist ni cens (4) ni intelligence a mon consept. Ce subject si ample de soy mesme (5) m’a force de vous escripre cette grande, courte et compendieuse lettre. Priez Dieu pour moy, s’il vous plaist, qui suis.

X LETTRE DE JEAN DE SAINT-SAMSON

A. Rennes, 9 h 39, 13. Copie de la main du P. Joseph. B. Rennes, 9 h 44. Recueil, lettre 42.

Mon cher Pere.

Nous avons fait une verte infinie en la mort de nostre sainct pere Do. minicque ; si ie me fusse vouleu croire et ne me fusse grandement forcé, j’eusse toutte ma vie lamenté sa mort, mais aiant bien consideré l’incomparable excellence du bien dont il jouist pour jamais, apres lequel il soupiroit tres langoureusement, j’ay creu que je m’en devois plutost rejouir qu’attrister et qu’il fera la pour nous tous plus et mieux qu’il n’eust encore faict vivant parmy nous. Joint que c’est bien la verite que plusieurs de nous se trouvent ne pas meriter la presence ny la vie si saincte d’un si sainct et si excellent homme en tout sens ; c’est peut estre pour quoy Dieu nous l’a si tost osté ; nostre perte est grande sans doute, mais puisque c’est a nous d’adorer les autant secrets que justes jugements de Dieu, il nous les faut adorer comme luy mesme et tascher de changer nostre juste dueil en joie et alegresse d’esprit sur le comble de la jouissance etternelle de nostre tres sainct et tres cher amy. J’ay tracé quelques lettres de sa saint-tete, comme en tres grossier crayon, que j’ay envoiees a certains, tant pour les consoler que pour les resjouir sur ce si sainct et si merveileux (6) 446 sujet, mais la sureminence de ses exercices en feront veoir quelque temoignage plus grand et plus certain ; mais tout cela mesme estoit tres inferieur a son estat, a quoy les pertes et les morts continuelles de tout soy ayant incessamment respondu, on peut penser quelle peut estre sa gloire ; les actes merveileux qui ont precede sa mort et les grossieres traces de son eminente vie se verront un de ces jours escrittes par le P. Yzaac pour l’exemple, la consolation et la joie de nous tous ; c’est ce que je vous puis dire or ce sujet. Je vous envoie, avec la presente, une de ses lettres que je cheris plus touttes qu’on ne peut le penser. Souvenez vous, s’il vous plaist, de moy devant Dieu qui suis, mon cher pere,

vostre affectionné frere

f. Jan de St. Samson.



APPENDICE I DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT A BERNARD DE LA MADELEINE

pour lui et pour Jean de Saint-Samson

A. Rennes, g H. rg. Autographe. B. Rennes, g H 46. Copie.

Mon pere. Je suis un pauvre homme qui n’entent rien aux affaires de ce monde. Depuis que sommes icy, mes freres et moy, nous n’avons point guerres mandé ni receu de nouvelles de ce qui ce faisoit par les aultres convents ; je croy, mon pere, que vous estes aussi bien peu à porter à escrire, mais toutefois c’estoit à moy à vous escrire ; et bien, que vous dirray je de bon ? Je scay que nostre Seigneur est tousjours le mesme ; je le regarde tousjours tel, mais il n’enuist bien d’estre aussi tousjours tel, plein de miseres, de corruption ; voyla ma devise: nos quidem primitias Spiritus habentes, ipsi intra nos gemimus, adoptionem filiorum Dei expectantes, redemptionem corporis nostri (1)447. Il vous plaira communiquer à mon frere Jan de St Sanson cette mienne devise, c’est aux Romains 8., car cette lettre est à vous et à luy, et ne vous scaurois mieux donner à cognoistre le fond de mon interieur que par ces paroles, lesquelles je croy que nostre Seigneur vous fait ressentir en autant de vérité que le desir qu’aves de luy est grand. Mon pere, tout bien consideré, je croy de fait qu’il soit à propos que nous entre escrivions plus souvent ; j’avois differé de le faire, craignant de donner occasion aux foibles de murmurer ; mais d’autre costé, cela pourroit aussi leur faire croire que nous ne nous entrentendrions pas. Voyla pourcoy je vous rescriray, s’il plaist à nostre Seigneur, plus souvent, et à mon frere Jan aussi, neantmoins apres le chappitre, de peur de donner aucune occasion. Nostre Seigneur demeure avec vous et avec moy aussi qui suis

vostre pauvre confrere

frere Dominicque, Carme.

De La Fleche.



APPENDICE II SAINT-SAMSON A MONSIEUR DOUET (Sur l’amitié)

À Rennes, g H 44. Original. B. Donatien, LXXVIII.

Monsieur,

Vous me faictes bien voir que l’amytié de charité est grande et forte de vostre part en mon endroict ; c’est la vérité, Monsieur, que j’ay receu ses annees passes le chappelet qu’il vous a pleu m’envoyer de Rome, ou vous esties pour lors, et non pas le reste. Et depuis encore, j’ay receu les nouvelles de vostre retour de Rome a Paris ; je vous avois escrit, mais mes lettres ne vous furent pas tenues. Or, pour tout dire a son amy intime, Monsieur, je vous dis que le bien d’esprit que je possede en religion est incomparable, et ne puis bonnement aultrement vous l’exprimer. J’ay en cela mesme infiny subject d’admirer l’admirable providence de Dieu en mon endroict. Car si les choses ne se feussent trouvees telles de sa part, j’eusse croupi au monde entre les communs hommes pour estre aussi plein de vent et de vanité que la plus part d’entre eux. Car le monde est monde immonde (2)448, a le prendre et entendre comme il faut, et le religieux, a le bien prendre et sentir, est pur et ange en un corps mortel ; je ne dis pas cela, Monsieur, pour ce que je sois tel, mais je dois mettre toute peine a moy possible de me rendre tel, au moins en quelque maniere, a l’imitation de mes excellens freres qui, par leur vif et continuel exemple, me provoquent et esguillonent vivement de plus en plus a cela. Ce que je bien voulu vous dire pour vous rendre joyeux et participant de mon bien, vous resjouissant, vous et les vostres ou, pour vray dire les nostres, de mon bonheur : puisque c’est le propre de la vraye amytie, qui a la charité pure pour object qui est Dieu, de se resjouir du bien arrivé a son amy comme du sien propre. Ce qu’estant ainsin, je vous aye en continuelle vele et memoire tous devant Dieu, pour tous vous recompenser des tres grandes obligations que je vous aye ; je scay bien en quoy et comment. Enfin, je ne puis croire que vous y ayes rien perdu ny y puissies perdre a l’advenir, puisque je ne desire rien tant que de vous presenter touts continuellement a Dieu, comme je le fais de tout mon cœur, luy demandant pour touts et chacun de vous, pour luy rendre fidelle et agreable service, sa grave et sa force, pour l’endurer et soustenir en toute tribulation et adversite ou perseverance jusques a a fin. La simplicite de vostre part m’a faict vous deduire en telle maniere et profusion mes sentiments et desirs, sachant asses vostre pieté et candeur en estre plus que capable. Car quoy que vous soyes au monde, vous n’y aves que le corps. Ny vostre cœur ny vostre ame ne trempent pas dedans ses voluptueuses amorces, qui ne sont a touts leurs sectateurs que matieres et occasions de peche. Partant, faisant tousjours vostre mieux, vous en evites la boüe et en secoues devotement de vous la poudre (1)449. Pour nous aultres, la mort nous est trop plus certaine que la vie, et nous souhaitons ardemment l’un et abhorrons profondement l’aultre. Esjouisses vous donc sainctement tous ensemble, tres contens de tout ce que Dieu faict et permet advenir, attendu que le tout est tousjours pour nostre tres grand bien, car il est nostre Dieu, nostre pere, et nous sommes ses creatures et ses enfans benits de luy pour le servir en toute pureté, crainte et reverence. Je vous parle bien longtemps, mais c’est tout un, il ne m’ennuye pas, et je croys que non fera il a vous de me voir et m’entendre me deduire et me representer a vous si cordialement que je le fais. Ne desistez pas de vostre exercice de jouer du luth, cela servira grandement a vous rendre joyeux et alaigre devant Dieu et les hommes. Prenez bon courage ; je suis bien aise de voir par la conjecture de vos lettres que tout est en bonne sante, Dieu mercy, nonobstant la revolution de tant de mauvaises annees, qu’i a eus en vostre ville aussy bien qu’aux aultres. Je me recommande tres humblement a vous tous, priant Dieu, Monsieur, vous vouloir a tous donner l’accomplissement de vos saincts desirs. On ne m’appelle plus comme au monde, mais par la religion qui change les noms des siens a tres haulte fin,

frere Jan de Sainct Samson,

pour vous eternellement assister devant Dieu.

Des Carmes de Rennes, ce f oesme de juillet 1626.

[Suit en P. S. l’annonce d’envoi de bénédictions pour des images, et d’une médaille.]







Supplément de correspondance

Avis.

La savante Dr. S.-M. Bouchereaux, qui récemment chez la Librairie Philosophique J. Vrin (6, place de la Sorbonne, Paris) a publié sa thèse de doctorat à la Sorbonne entitulée : La Réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson (n. XII dans la série : Etudes de Théologie et d’Histoire de la Spiritualité), nous a fait l’honneur de publier sa thèse supplémentaire dans le fascicule précédent de nos « Analecta ». Entre autres choses elle y a publié la plus grande partie de la correspondance de Dominique de Saint-Albert. Dans les pages suivantes nous sommes heureux de donner à nos lecteurs le reste de cette correspondance. Il vaudra la peine de lire d’abord l’introduction que Dr. Bouchereaux a écrite et qui précède la partie de la correspondance de Dominique de Saint-Albert qu’elle a publié dans le premier fascicule du vol. XV (1950) des « Analecta » (pag. 96).

I ad P. Bernardum a S. Magdalena

Autographa in R/19. Exemplar in R/46. (Ex conventu La Flèche, ad P. Bernardum a S. Magdalena, in Rennes).

Mon pere.

Je suis un pauvre homme qui n’entent rien aux affaires de ce monde. Depuis que sommes icy mes freres et moy nous n’avons point guerres mandé ni receu de nouvelles de ce qui ce faisoit par les aultres couvents ; je croy, mon pere, que vous estes aussi bien peu à porter à escrire, mais toutefois c’estoit à moy à vous escrire ; et bien que vous dirray je de bon, je scay que nostre Seigneur est tousjours le mesme ; je le regarde tousjours tel, mais il m’enuist bien d’estre aussi tousjours tel, plein de miseres, de corruption ; voyla ma devise, nos quidem primitias Spi —

[manque pages 308-309 à photographier !]

310 gie mysticque est autant distante de la scholasticque ou plus tot le mystique comme de celuy qui voit de beau et bon vin dans un verre, mais n’en gouste, et ne scayt quelle saveur il a. Les scholastiques traitent des mysteres de la foy mais les mystiques les goustent et ce d’une saveur surnaturelle, qui est un moyen de fruition divine entre la gloire et la commune vie des justes ! Si on me demandoit duquel costé pendent plus tost les vrays mystiques, par lesquels j’entens ceux qui bruslent incessamment d’un amour infiny, et qui sentent en eux un incendie d’amour eternel, qui ne s’esteind ni jour ni nuict : je dirois que leur acte est plus conforme à celuy des bienheureux„ que non pas à celuy des viateurs ; pource que desja ils vivent en l’eternité. Leur acte est indeficient, n’y a pas en eux de vicissitude, n’est pour aller de mieux en mieux.

C’est d’eux que parle l’Apostre. Licet is qui de foris est vetus homo noster corrumpatur (9), tamen is qui intus est renovatur de die in diem (10). Mon Pere, scientibus loquor, je vous prie de rendre graces a nostre Seigneur pour moy, et luy dire qu’il ne me face plus tant de graces s’il ne veuit encore m’en donner une austre qui est de me donner la grace d’y correspondre. Je ne scaurois combattre son amour s’il ne me donne des armes, et quand il les m’aura données, à l’heure si je combats vaillamment, la victoire sera sienne !

Amor meus, Vita mea, viverem extra te! Mon Pere, supportate me factus sum insipiens, vos me coegistis (11); amor qui trahit amantem extra se !

Ce Divin Seigneur vous comble d’autant de benedictions que vous en desire,

vostre pauvre Religieux frere Dominicque carme.

De la Fleche ce 16 mars 1623.

(0) 2 Cor. 4, 16.

(10) 2 Cor. 4, 16.

(11) 2 Cor. 11, 1.

IV Au Père Prieur des Carmes du Guildo

Original in Rennes 9 h 19. Exemplar in R/46. (Au Père Prieur des Carmes du Guildo à Rennes.)

Mon pere, humble salut.

Nostre Seigneur soit benit qui scait bien nous tirer a ce qui est plus contraire a nos propres inclinations ; c’est ainsy qu’il triomphe de nous, et nous apprend a vivre non en nous, mais en luy. Il veult luy seul estre le moteur principal de toutes nos actions, et que nous ne choisissions rien ; mais que luy mesme de sa propre main nous departe ce qu’il nous juge le plus necessaire. Je vous diray que l’obedience que j’ay quoy qu’elle soit de choses sainctes et divines, ce neantmoins elle n’est guere au goust d’une ame qui desire gouster dieu en paix et tranquillité d’esprit ; mais quoy, il fault encore se sebvrer de ce repos et tranquillité que nous pourrions avoir au dedans de nous mesmes.

Je desire mourir à tout, mais je me trouve tousjours en vie. Vous cognoissés bien, mon pere, ma pauvre misere ; je vous prie de ne m’oublier pas, j’auray souvenance de vous devant la bonne nostre Dame de Recouvrance, priés la aussy pour moy qu’elle m’impetre la grace de me bien preparer à la mort ; car iam securis ad radicem arboris posita est (12 ); et que scache quand nostre Seigneur dira : succidite arborem ut quid enim terram occupat? (13) plaise à sa Majesté me vouloir auparavant pardonner mes pechés. Car tremens factus sum et timeo, dum discussio venerit (14)450.

Sa misericorde est grande et j’espere en icelle avec le bon St. Bernard, c’est tout mon reconfort en ma pauvreté et misere. Mon pere, je vous prie derechef, de n’oublier pas en vos sainctes prieres et sacrifices

Vostre pauvre frere Dominicque de St Albert religieux carme.

D’Angiers, ce 30. novembre 1624.

V Au pere Bernard, prieur des Carmes du Guildo estant de present

Autographa in Rennes 9 h 19. Exemplar in, R/46.

Mon Pere, pax Christi (15). Quoyque tout ainsi que nostre vie est cachée en Jesus Christ, de mesme aussi les affections que nous entre portons soient touttes cachées en son sacré Costé, la ou comme dans nostre vray centre tous nos desirs et sentimens aboutissent ; si est-ce toutefois que comme le mesme Seigneur n’a pas laissé quelquefois de monstrer l’affection qu’il portoit à certaines personnes, par des tesmoignages sensibles, ainsi qu’ayant pleuré a cause de Marthe et de Marie sur la mort de leur frere Lazare ; on disoit de luy : Ecce quo-modo amabat eum! (16) de mesmes sera ne diminuer point la pureté de l’amour que nous nous portons en Jesus Christ, de le renouveler quelque fois par lettres ; j’estime tant l’amour que vous me portes en nostre Seigneur, qu’aux occasions je pense devoir vous prier de le continuer, car quoy que je ne le merite pas si est ce que la charité qui pour s’espandre ne regarde point le merde de ceux ausquels elle se communique ; mais s’espand d’aultant plus volontiers aux sujets qui en sont le moins susceptibles ; pour ce que Charitas est ; quæ quaerit amare, non amerri ; cela fait que je ne crains de vous escrire ce mot pour vous dire : ne pigriteris venire usque ad nos! (17)451 non pas corporelement, mais virtuelement et que nous ressentions icy les effects de vostre charité, de vos prieres et saincts sacrifices ; et bien, mon pere, ne voyez vous pas comme je discours. Je ne suis plus si niais ; car pour ce qui est de ratiociner au faict des choses de philosophie ou encor de theologie, je ni suis qu’asses porté ; pour les choses d’estat, je n’y entends rien : Dieu vueille qu’en tout je face sa saincte volonté. À la congregation je scay que vous estes porté à maintenir tousjours ce qui est de la plus grande perfection ; ce ou il fault travailler c’est a bien conjoindre l’estude et la pieté ; car il ne fault pas faire des estudes perfunctorie, mais bien solidement ; aultrement les imparfaits prendroient occasion de dire qu’en l’observance il n’y a que des ignorans ; il fault leur monstrer qu’il y aura des religieux et plus doctes et plus devots qu’eux ; mon pere, loquor ex animo, ce que je vous en dis n’est que par maniere de deduit, prenant l’occasion qui se presente ; au reste, croyes que je suis tout tel que vous pouves penser, mais qui fais si peu d’estime de la theologie scholastique, au respect de si peu qu’il a pieu à nostre Seigneur me faire gouster de la mystique ; quae arbitror ut stercora (18); quæ evacuantur (19). Dieu me face la grace de luy estre fidelle, suppliés le d’avoir pitié de

Vostre pauvre frere Dominicque religieux Carme.

D’Angers, ce 18. septembre 1625.

(À tergo) : Au pere Bernard, prieur des Carmes du Guildo estant de present

À Ploermel

VI Au pere prieur des Carmes de Rennes

Autographa in R/9 H 19. Exemplar in R/46. (Ex Ploermel ad Priorem Rhedonensem).

Mon Pere salut.

Quid dicam vobis (20) : benedictus Deus (21), bon courage, unum est necessarium (22) ut fidelis quis inveniatur (23). Ce n’est pas moy qui deficio in multis (24), mais pourtant audeo et ego (25)452, car ce grand Dieu me continue tousjours le desir de le servir en vérité et me fait voir tout à clair que je doibs vivre tout à luy en vérité. Je ne scay quand il luy plaira disposer de moy. J’ay le corps tout ruineux, mais on conserve les pots cassés bien long temps, à force de les preserver et garder. Je crains fort de ne me flatter par trop soubs pretexte d’infirmité ; pries nostre Seigneur qu’il me pardonne les laschetés que je commets à son service. Mon Pere, je vous escris en confiance, comme je scay que vous le desires ! On dit que vous estes menaces de la contagion ; je ne vous conseille pas d’en faire d’estat ni de vous alarmer. On m’a dit aultrefois que lors que ces dernieres anées la contagion estoit à Rennes, certains peres venoient de ville alarmer ceux du couvent et dire : o ! il y en a tant de morts. Je croy qu’il se fault tousjours tenir prest et joyeux esperant en la grande misericorde de nostre Seigneur. Nous nous portons icy asses bien, nostre pere prieur est allé faire un voyage à Vennes, il sera tost de retour. Je rescris un mot à mon frere Jan de St. Sampson et prie vostre Reverence si elle à le loisir luy en faire la lecture, car je vous croy capable de nos simplicités et naifvetés !

Je vous prie aussi si vous aves vos escrits de Theologie de la premiere partie de me les anvoyer. En attendant, je demeure

Vostre obeissant Religieux frere Dominique, Carme.

De Ploermel, ce jour St. Jan Baptiste 1626.

(À tergo). Au pere prieur

des Carmes de Rennes A Rennes

VII Au pere prieur des Carmes de Rennes

Autographa in R/9 H 19. Exemplar in R/46. (Ex Ploermel, ad Priorem Rhedonensem).

Mon Pere, salut.

C’est la raison qu’on aye recours les uns aux autres en ses necessités, Je commance mon obedience ! Laquelle je recommande à vos saincts sacrifices et aux prieres de nos chers freres ; per meritum sanctue obedientiae et per auxilium divinae gratiae

aggredimur tractationem de Deo uno et trino ! Plaise à sa divine bonté que nous croissions cet année d’avantage en son amour qu’en sa cognoissance. Je salue mon frere Jan auquel je recommande le mesme ut det nobis Deus spiritum sapientiae, illuminatos oculus tordis nostri ! ut sciamus quæ sit (26) voluntas Dei bona, beneplacens et perfecta (27)453, et que nous l’accomplissions sic et usque in saeculum.

Vostre humble et pauvre frere Dominique De Ploermel, ce ij novembre 1626.

(À tergo) : Au pere prieur

des carmes de Rennes

À Rennes

VIII Au P. Marc de St. Mathurin

Exemplar in R/46.

(In margine, ab alia manu : Au P. Marc de St. Mathurin a Nantes).

Mon pere, il y a quelque temps que j’en receu une de vostre part ou vous me deduisiés l’estat de vostre interieur : Supposé que vostre resolution soit veritable de faire vostre total de la vie interieure sans desirer rien du tout hors de ceste occupation, je trouve la facon de vostre entretien aveq Dieu bonne, vous n’avéz que faire de prendre autre sujet pour vous animer que l’amour ; vostre exercice doibt estre composé de profondes aspirations en suytte d’une veüe que vous avés de l’immense bonté et amour de Dieu qui eternellement vous ayme et vous desire continuellement ravir et transformer a soy ; vous debves tascher de reciprocquer cest amour par une mutuelle attention a luy, non pas tant par meditations faictes sur divers sujetz comme par une souvenance amoureuse et affectueuse, avide de luy correspondre par amour ! D’ou vient qu’il ne vous est pas necessaire de beaucoup parler ; mais vous estant escoulé par une conversion essentielle en Dieu, reposés la ; vostre desir ne s’alentira pas pour ne le pas explicquer par paroles formées, voyre il s’augmentera ; lors que penserés qu’il s’alentira a cause des diverses pensées extravagantes que vous sentirés estant destituée [sic] d’autres pensées, mais touttes ces folles pensées vous causeront de la douleur et feront que vostre cœur desirera plus vivement Dieu que si vous agissiés et parliés, et partant tenés vous ferme dans vostre regard amoureux sans vous soucier de ce qui se passe dans votre imagination. Dieu que vous debves apprehender pardessus tout sentiment, pensée et concept demande que vous l’aymiés d’un amour qui ne se puisse explicquer, et partant lorsque vous vous estes jetté profondement en luy pardessus tout acte, faut le laisser operer en vous et allumer vostre desir immediatement par le touchement de vostre faculté amative qui demeure toutte tendue vers luy. Je croys qu’avés escrit un petit cahier ou je descris que cest que theologie mysticque, ou je montre bien que, ne faisant plus de discours, on ne demeure pas oyseux, mais tres actif d’une facon surnaturelle. Je serois fort ayse de vous voyr. J’ay mis mon frere Benoist en un bon train d’amour ; mon pere escrivés moy encore a vostre loysir, je vous serviray comme

Vostre pauvre fr. Dominicque,

De Nantes, ce 22 fevbrier.

IX Aux ffr. du Seminaire de Nantes

Exemplar in R146 (prelo expressum in Analecta Ord. Carm. IX, 18). (In margine, ab alia manu) Aux ffr. du Seminaire de Nantes.

Mes chers freres, humble salut. Le grand desir que j’ay de vous voyr avancer en amour de nostre Seigneur me faict vous escrire cestecy ; in qua vestram excito in commoniticyne sinceram menteur (28) ; majorent horum non habeo gratiam guetta ut audiam fratres mecs in veritate ambulare (29)454. Mais qu’estce

317 que marcher en venté ? C’est faire touttes ses actions pour seulement plaire a Dieu detachant son cœur de toutte affection autre telle quelle soit. Il faut qu’un chacun de vous dise a Dieu : O mon Dieu, mon Createur ! me voicy, Seigneur, pour vous servir tous les fours de ma vie ; mon repos, ma joye sera de vacquer a vous dans mon interieur, hors de cela toutte autre occupation ne me sera rien, mes freres si vous n’avés ces bonnes resolutions ce que vous faictes est peu, vostre desir doibt estre de mener la vie du Seminaire le reste de vos jours ; pour moy, si j’estois a choix en religion, je choysirois vostre estat, ne dictes donc pas en vous mesmes, il faut passer ceste année puis nous verrons d’autre temps ; pensés que ny vous my moy sommes venus en religion pour estre scavantz, mais pour estre bons religieux Carmes, desquels le principal est vacquer a Dieu interieurement et vivre en esprit d’oraison et de mortification ! Mes freres, faut que je vous dise qu’entre tous nos chers freres vous estes corona mea, gaudium meum (30), vos estis in corde nostro ad convivendum et ad commoriendum (31), libenter enim impendam ipse et superimpen, dar pro animabus vestris (32), quia diligo vos in cantate, quotidie parturiens vos donec formetur Christus in vobis (33). Amemus, fratres, amemus amorem aeternaliter nos arnantem! Ut quid vivo ? ut quid spiro ? nisi ut amen te Deus meus, tu de me semper cogitas, me inspicis, me reficis, me allicis, et ego obliviscar tui? adhaereat lingua mea faucibus meis si non meminero tui! (34)455. C’est l’exercice des saincts auquel vous vacqués : la presence de Dieu, l’oraison et mortification ; plaise a nostre Seigneur vous faire la grace d’y proffiter. Demandés cela a nostre Seigneur pour moy qui suis

Vostre pauvre frere Dominicque,

religieux carme.

D’Angers, ce 22 juin 1630.

X Aux Peres et freres du couvent de Quintin et autres communautés

Exemplaria habentur in Tours 488 ff. 275v/276v ; in Avignon 566, ff. 144r/145r et in Rennes 46 (v. prelo impressum in "Analecta Ordinis Carm." IX, 16).

T : Aux Peres et freres du couvent de Quintin et autres communautés estant Vicaire Provincial (a), A : Epistola R. P. Dominici a S.to Alberto ad Patres et fratres observantiae (S). R : Ad patres et fratres observantiae.

Utinam, fratres dilectissimi, sustineretis modicum (o) quid insipientiae meae, sed supportate me. Aemulor enim vos Dei aemulatione (1) desiderans videre vos, ut aliquid impertiar (2) spiritualis gaudii per eam quae invicem (d) est caritatem vestram atque meam (3). Volo enim vos scire, fratres, quod licet absens cor-pore, tamen (e) spiritu vobiscum sum (4), sicut et vos estis in corde nostro ad convivendum et commoriendum (5). Iustum autem arbitror hoc incipiente anno excitare vestram in commonitione sinceram mentem (if) (6), et obsecrare vos ego pauper frater vester, ut digne ambuletis vocatione qua vocati estis (7), hoc scientes, quoniam vocationis caelestis participes (8) effecti, quæ sursum sunt, sapiatis (g), non quæ super terram (9). Caritas autem Christi urget nos (10), ut nos ad perfectiora feramus, non rursum iacentes fundamenta ab operibus (11)456 vitae communis, sed quae retro sunt, obliti et (h) ad ea quae sunt anteriora extendentes nos ipsos, ad destinatum curratis, ad bravium supernae (1), vocationis in Christo Jesu (12). Ita, fratres, sic currite, ut comprehendatis (13). Repletus sum consolatione, superabundo gaudio (14) cogitans de vobis. Nam gaudium meum et corona (1) (15) vos estis in Domino. Os nostrum patet ad vos, cor nostrum dilatatum est (16), o quam libentissime impendam (k) et superimpendar ipse pro animabus vestris (17), et si stimulor supra obsequium caritatis vestrae, beatus gaudeo, quod in omnibus confido in vobis (18). In hac confidentia scribo sciens, quoniam super id quod scribo vobis, facietis. Maiorem horum non habeo gratiam, quam ut audiam fratres meos in veritate ambulare (19), et hoc oro, ut caritas vestra magis ac magis abundet (20), cupiens vos in visceribus Christi (21) et parturiens, donec formetur Christus in vobis (22), qui his diebus natus est nobis. Videte, fratres, vocationem vestram (23). Vocem exactoris audite. Ecce clamat ad vos: Amate, amate amorem aeternaliter (m) amantem. Si amare pigeat, redamare non pigeat. Ecce clamat Verbum infans in praesepio: Sic dilexi vos. Etiam, Domine Jesu, dilexisti me sicut te, imo plus quam te, qui nasci, circumcidi, et mori voluisti pro me. Hoc vobis, fratres carissimi, commune sit propositum et eloquium, amare amorem aeternaliter nos amantem. Ad hoc sumus, vivim us, movemur (24); ad hoc Deus dat nobis vitam, sensum, inspirationem et omnia. An -non mirum vivere vos (n) in essentia Dei sicut pistes in mari, quæ essentia tata (0) caritas est (25) et ignis immensus, nec tamen vos (p)457 sentire flammam eius. De amore numquam satis, sed amantibus, quales vos faciat Jesus qui est super omnia benedictus. Amen.

Ego Dominicus fratrer vester et (r) particeps in caritate.

Datum Parisiis hac die Circumcisionis Domini Jesu anno (.) 1632.

XI Au P. Marc de St. Mathurin

In marg. : I Au P. Marc de St. Mathurin, soupr. au Bondon. Exemplar in R/46.

Mon Pere, salut. Je remercie Nostre Seigneur du bon desir qu’il vous donne. Je vous trouve heureux de n’avoir a vacquer qu’à vous et à Dieu. C’est le moien d’avoir la paix. Vray est que pour acquerir la patience, l’exercice et l’occasion sont necessaires. Mais en retraitte et solitude on jette de si fermes racines d’une bonne resolution qu’on ne redoute point par apres les assauts. J’approuve fort la disposition de vostre temps. Cest bien fait d’en emploier beaucoup a l’oraison, peut estre n’aurez vous pas tousjours le temps d’y en emploier tant. Hors de la, je vous conseille de vous addonner à l’estude des cas de conscience. Lisez Bonacina (a). Cest un tres bon autheur. Le R. P. Provincial à besoing de confesseurs et vous y appliquera peut estre. Pour les degouts et aridités que vous sentez, vous scavez, qu’il fault demeurer immobile en votre bon desir, qui pour cela ne s’alentist pas, mais au lieu de ferveur se tourne en langueur et en gemissement. Vous scavez qu’on va mieux a Dieu en patissant qu’en agissant. Prenez courage et travaillez bien a ce desnuement, vous donnant en proie a Dieu et à sa volonté, puisque votre vie est cachée en luy, et de vivre avec luy interieurement au fond de votre cœur est votre tout, rien jamais ne vous pourra troubler. Il y a icy fr. Benoist que Dieu à touché extraordinairement. Il gouste aujourdhuy ce que cest que Dieu, lequel l’eleve insensiblement a la vraie vie unitive par dessus tous colloques et discours. Si vous me mandiez votre façon d’operer dans l’interieur, je vous aiderois en ce que je pourrois. Mon Pere, aimons Dieu en vérité. C’est tout le desir de

Votre pauvre fr. Dominicque, Carme.

De Nantes, ce bon jour du grand amoureux de Dieu en sa Conversion, S. Paul, 1633.

XII Au mesme P Marc. de St. Mathurin

Exernplar in R/46. (in marg. :) Au mesrne P Marc. de St. Mathurin.

Mon Pere, salut. Je vous conseille de vous appliquer a l’exercice d’elevation qui est dans Barbançon (a)458. Si vous estes resolu de faire votre total de la vie interieure et vous y addonner serieusement le reste de vos jours, tout hors de la ne vous estant rien, il faut que vous alliez à Dieu d’une façon plus haute, pour ce que vous advancerez beaucoup plus en peu de temps et acquerrez plus de vertu en l’estat passif qu’en l’actif. Pendant que j’estois dans mes exercices, j’ay escrit quelques cahiers que je feray descrire et vous les envoiray, cela pourra vous servir d’introduction. Je serois fort aise de pouvoir vous voir pour vous aider. Cette resolution efficace de vivre tout a Dieu dans l’interieur est le fondement de tout l’edifice spirituel : Car qui ne prend l’oraison que comme une action passegere n’arrivera jamais a sa vraye fin qui est l’union actuelle de nostre esprit avec Dieu. Mon pere, escrivez moy a vostre loisir. Les vostres me sont fort agreables. Je salue le P. Prieur et me recommande a vos prieres qui suis

V. pauvre f. Dominicque.

De Nantes, le 12 apvril 1633.

XIII Ad P. Valentinum de S. Arm.

Autographe in R119. Exemplar in R/46.

(Ad P. Valentinum de S. Arm.).

Mon Pere, salut. Je vous envoye deux petits jeunes hommes rhetoriciens. Le Pere Provincial leur avoit promis apres la Pentecoste (a)459. J’ay grande opinion de celuy qui s’appelle Pri... re ; l’aultre à demandé plus d’un an et demy et espere aussi qu’il fera bien. Le pere Prieur me presse fort que je tasche qu’ils portent de quoy avoir leurs habits, mais il est fort difficile en ces enfans de famille, principallement pour leur entree. À la profession on peut faire plus d’insistance (b). Je desidererois bien vous pouvoir voir ; si on me continue le Seminaire il me fault donner un pere Maistre, je ne scay ou pris, frere Benoist à l’aage de prestrise, mais faudra que dans un an il estudie ; je suis grandement en butte ; on dit que cest moy qui statüe les peines, et on me crie fort terrible, gloria nostra haec est testimonium coscientiae nostrae (35), Je croy que gens comme vous et moy ne devons point nous soucier de notre renommée, tantum ut ne demus occasionem (38). Je veux mourir à tout, car j’experimente que là ou j’ay la meilleure intention, et plus d’attention et circonspection pour bien faire en charité, c’est ce qu’on interprete plus sinistrement et haec est gloria nostra ut benefacientes colaphisati non solum sufferamus sed etiam gaudeamus (37). Il fault que nos morts à l’exterieur soient conformes aux interieures, supra omnem rationem et omnem sensum ! (38) Je ne scay si aurez point recouvert ce que m’aviez envoyé. Fault que nous prenions courage et taschions de faire des religieux à chaut et à sable, c’est à dire inesbranslables au bien, affin qu’ils ne s’esmeuvent, mais demeurent fermes en tout evénement. Je salüe le pere Soupprieur et mon frere Jan, qui suis

Vostre pauvre frere Dominique, Carme De Nantes, ce 1. Juin 1633.

(Praeterea) (c)460 : Mon pere Je vous prie faire tenir seurément les deux lettres à p. S. Renan, frere Theodose apres avoir esté veü de deux medecins à esté admis à profession. Au pere Valentin de Sainct Armel, Religieux Carme, A Rennes.

XIV Ad P. Valentinum

Autographa in 1/19. Exemplar in R/46. (Ad P. Valentinum).

Mon Pere, salut ! Je suis absorbé de soing. Un homme comme moy n'estoit pas bon à une maison engariée comme est celle cy et ou il ne fault que bastir, à quoy je n’entends rien, ni aucun de nos religieux. Vray est que mon intention acceptant ceste charge apres la volonté de Dieu n’ayant esté que de pouvoir ayder nos chers freres jeunes profés à la perfection de nostre Institut ; je me console, et croy que Dieu m’a appellé pour ma propre perfection, car si d’aultant plus nous avançons en Dieu que nous mourrons, je puis dire quotidie morior (39), loris pugnae, intus timores ! (40) tristitia mihi magna est et çontin, uus dolor cordi nostro (41) supra modum gravatus. sum (42) ita ut taedeat etiam me vivere ; (43) quis scandalizatur et ego non uror ? (44) praeterea quae extrinsecus sunt: quotidiana solicitudo omnium fratrum meorum (45)461 quos diligo ut -viscera mea et quorum defectus sunt mihi sicut dolor in utero habenti. Mon Pere, j’apprens à mourir en cette facon que faisant tout le mieux que je puis en plus grande charité, Dieu permet qu’on prend cela tout au rebours ; le frere dont me parliez en la vostre en à esté un. Je l’aymois tendrement ! ô que j’ay fait envers luy d’actes de compassion et charité. Mais ce qu’on dit de moy c’est mon instruction ; graces à nostre Seigneur, je ne sens point d’indignation contre ceux qui disent quelque chose de moy. Ils n’en scaurolent tant dire qu’il y en a : c’est en cela que je me glorifie qu’ayant tesmoignage d’avoir fait le mieux que j’ay peu, j’en reçois du blasme ! Nostre frere Gilles n’a point de courage, tout en sa nature. Frere Laurent fera bien, Dieu aydant. Si j’en avois encor deux ou trois, cela seroit un seminaire ! mais faire l’oratoire à trois ou quattre ! Pour de novices il n’en fault point du tout mettre, icy on ne les peut exercer comme il fault ! (a)462 Prenez bon courage, mon pere, et travaillons à mourir, rescrives moy, je vous prie, à. vostre loisir et me tenez tousjours pour

Vostre pauvre frere Dominique, Carme De Nantes, ce 3. Aoust 1633.

(A tergo): Au pere Valentin

Religieux Carme

À Rennes.

XV Ad P. Valentinum

Autographa in R 19. Exemplar in R/46. Ad P. Valentinum.

Mon pere, salut. Je vous renvoye vostre livre apres l’avoir leu attentivement. J’y ay trouvé de fort belles lumieres. Il m’a un peu semblé trop dilaté sur les tentations des postulants et des novices. Il ne me semble pas necessaire de coucher sur le papier toutes les imaginations folles qui peuvent arriver contre le bien ! En un endroit il y a un mot, un peu rude ! C’est que vous dictes ; que les graces et dons de Dieu dependent beaucoup de certaines choses qui sont comme inclinations naturelles, quoy que cela puisse avoir un bon sens. Neantmoins, il n’est pas si a propos. Au reste, mon pere, je trouve vostre resolution bonne, je croy que vous servez Dieu en vérité ; il s’en trouve bien peu qui le facent, on verra ce que fera le R. Pere Provincial. Je n’ay pas grand courage d’avoir des postulants ; et ne me fault point du tout icy envoyer de novices. J’ay icy fr. Eugene qui est receu à profession ; je ne l’ay point exercé, ce n’est pas icy le lieu ; il voit tout, pesle mesle : quoy que ce ne soient pas grandes imperfections, graces à Dieu ; ce neantmoins je ne puis tenir roide pour la paucité des freres, et multitude de peres ausquels il est tres difficile qu’ils ne communiquent. n est judicieux ; je luy dis fermement qu’il ne pense pas vivre, avec si peu de mortification comme il en voit practiquer, aultrement qu’il s’en aille. Il a bon jugement. Je ne luy cache rien. Il me dit qu’il scait bien ce qu’il fait.

Il a la nature vive. S’il a un bon desir de se mortifier, il sera bon religieux. Nous le ferons profès bien tost ! Si vous alles à Paris nous nous rescrirons. Je prens courage en ma devise quotidie morior ! (4G) Je presche a St. Pierre. Le theologal m’en estant venu prier ! Je ne suis point si mort que je ne senté une inclination à prescher ; et nos peres me feroient accroire que je reussirois. P. Hylarion m’a entendu et me demande des des-seings. Il est important pour la gloire de Dieu que ne sois pas ignorons. Au reste, je me trouve mieux de mespriser cela que de m’importer, deusse je convertir aultant de monde que St. Paul. Vous m’entendes bien, comme je croy. C’est Vostre pauvre frere de Nantes, ce 31 aoust 1633. Dominique.

(A tergo) : Au pere Valentin

Religieux Carme

À Rennes.

XVI Ad P. Valentinum.

Autographe in R/19. Exemplar in R/46. Ad P. Valentinum.

Mon pere, salut. Scavez vous pas que omnia mea tua suret ! Mourez bien, quotidie morior (47)463; prenez ma divise et la practiques bien, vous vous en trouverez bien. Je ne sçay si je me doibs plaire et addonner à la predication. Ceste occupation ne me semble pas de grand profit. J’aspire à ce que je ne trouve point qui est la solittide et le recueillement. La volonté de Dieu soit

faicte. J’escris au P. Pere Provincial ; saluez s’il vous plaist de ma part le p. Yves et n’oubliez pas

De Nantes, ce 14 sept. 1633.

Vostre pauvre frere Dominique.

(À tergo) : Au pere Valentin de St. Armel, religieux Carme. À Angers.

XVII

Exemplar in R/46.

Mon Pere. Je croy en nostre Seigneur que quoy qu’il soit bien difficile d’esclaircir vostre caliginosité, a cause principalement que vous estant elevé a une nudité simple et du tout exempte de formes, vostre esprit dedaigne toutes sortes de formes et perceptions de ce que vous estes, croiant qu’en cela mesme que ce qu’on vous dit sont choses formees et soient partant choses moindres que ce que vous estes.

Toutefois si vous pouviez laisser persuader vostre raison vivement par raisons contraires dessus ce qui vous manque de perfection (quoy que vostre esprit ne l’accorde jamais, a cause qu’il luy est advis estre par dessus tout ce qu’on puisse dire comme aussi est il quant au sens) si dis je vostre raison humainement agente reconoist que vostre non discernement et obscurité vous soit quelque manque, il subira en vous dessus cela une douleur raisonablement passive, par laquelle Dieu pourra peu a peu vous illuminer ; car les lumieres divines succedent a l’aine selon la profondeur de ses mortelles angoisses qu’elle sent en son `non pouvoir de comprendre Dieu en luy mesme, d’ou vient que jamais ni vous ni tous ceux qui sont en cette voye ne sentent aucune douleur raisonable ou sensible dessus ce qu’il n’ont pas ou ne sont pas, qu’au mesme instant ils n’avancent en la lumiere desirée. Car tout estant passif à telle ame, toute passion ressentie raisonablement dessus ce qu’on n’est pas, ou plus profondement de la part de Dieu, sans qu’on scache d’ou ou comment est une consommation de l’ame en Dieu autant parfaitte que les douleurs sont profondes et mortelles.

Peut estre que vous n’entendrez pas cecy ; mais mettez au profond de vostre croiance que vostre estat n’est pas si parfait qu’il pourroit et deveroit estre, et en ce que vous vous voiez manquer de ce qui vous est necessaire pour vous et pour autrui, concevez une douleur raisonable de cela en ce que vous n’avez pas ce que Dieu demande de vous, vous ne faittes pas ce que vous voudriez, ce qui est un manque. Car contempler vrayement Dieu, c’est estre totalement semblable a luy ; et sil y a quelque dissimilitude en l’ame, sa contemplation est imparfaitte ; or, le propre de Dieu n’est pas d’estre ignorant de soy mesme, ains comprehenseur de tout soy. Ainsi le propre de la vraie contemplation en ce monde est bien de se servir d’ignorance, negation, annihilation, modi nescience, pour contempler, mais encor est-ce un subtil moien pas dessus moien, et l’annihilation telle quelle soit est un moien. Or en ce moien par dessus tout moien il y en a qui y demeurent, et sont dicts estre en caliginosité sans perception ni distinction d’aucune chose, en une annihilation de tout ce qui est, qui n’est pas, et pourroit estre. Mais tous-jours c’est un moien d’autant que cela n’est pas Dieu, mais la lumiere par laquelle on contemple Dieu. Mais il y en a d’autres qui d’effect ce sont bien servis de cette modi nescience pour contempler ; mais Dieu par la succession de ses lumieres continuelles la leur esclaircist et se fait comprandre à eux en vérité de soy mesme par une lumiere toute surnaturelle, et opere en eux tout surnaturellement, d’autant que cette caliginosité susditte n’est pas une lumiere de soy surnaturelle, mais un moien de lumiere surnaturelle. De facon que ceux qui contemplent Dieu en cette nudité, simplicité et abstraction de toutes formes ne sont autant dicts surnaturels que Dieu opere en eux surnaturellement soy mesme, non en obscurité, ains en claire et distincte connoissance de soy mesme. Car autrement ce qu’on croiroit de l’operation de Dieu en l’ame ne seroit que de foy et non de connoissance surnaturelle distincte et experimentale. On est donc autant parfait en cet estat de contemplation qu’on a de connoissance de Dieu surnaturelle et de soy mesme en Dieu : car estant ce seul moien par lequel Dieu opere en l’ame, il n’est dit autant y operer qu’autant qu’elle à de veritable et experimentale conoissance, et ce en Dieu par dessus elle mesme. Car si Dieu opere en elle, et qu’elle n’en scache rien, je dis, non au sens, mais en vérité, sans doute ce n’est pas reciproquer Dieu qui la regarde, car Dieu lequel elle regarde n’est pas ignorant de soy mesme ains comprehenseur de soy, et elle ne le regarde autant parfaittement qu’autant qu’elle le conoist, non par cette obscurité qui n’est qu’un moien, ains en vérité ineffablement perceue de luy mesme en luy mesme par dessus cette obscurité qui est le moien d’y conduire, d’ou vient qu’il y a autant de difference entre ceux qui entrans en cette caliginosité y demeurent privez de toute conoissance, et entre ceux qui estans entrez en cette mesme caliginosité sont surnaturellement illuminez de Dieu en Dieu mesme, comme il y a de la fin aux moiens ; car la caliginosité n’est qu’une lumiere moienne entre la raison et la veue de gloire ; et la contemplation de tels illuminez est beaucoup plus de gloire que de foy, a cause de l’experience eternelle que ja ils en ont comme s’ils estoient en gloire.

Mais diront ceux qui sont en cette obscurité, nous ne faisons distinction ni de lumiere, de foy, ny de gloire. Mais ce que vous estes en est une distinction, d’autant que quand vous serez en gloire, vous ne serez pas ignorans et sans distinction de ce que vous estes ; d’ou il apert que ceux qui ont ja quasi cette comprehension de Dieu et d’eux mesmes en Dieu, sont quasi en la fin, d’ou vous n’estes qu’au moien ; car les lumieres que tels ont sont comme esclaircissemens eternels de leur foy qui est obscure, et sont operations de Dieu faittes en Dieu mesme d’autant que leur ame exposée a Dieu par dessus toutes choses par ceste modi nescience et obscurité, Il raisonne eternellement en elles comme il fait es bienheureux, et fait que sa foy est quasi des ce monde tournée en lumiere de gloire, c’est à. dire en terme ou on puisse dire, non plus ultra.

Ceux qui ne seront bien illuminez penseront que les lumieres dont nous parlons, soient quelques moiens conduisans a la modi nescience, mais telles lumieres sont recües de Dieu en Dieu quasi sans nous mesmes, Dieu operant en nous par luy mesme et en luy mesme, sans scavoir d’ou ni comment, sinon qu’on scait en vérité que c’est Dieu, et de la plenitude de cette lumiere est inondée toute la personne contemplant tout ineffablement, et conoissant les misteres de nostre foy plus principaux, comme de la Trinite et Incarnation tres clairement, d’ou il apert que leur lumiere semble plustost de gloire que de foy, à cause de leur experience et clarté experimentale. Pour conclusion, la modi nescience, obscurité, simplicité, nudité sont moiens de cette comprehension veritable et experimentale des illuminez, comme la foy est moienne de la lumiere de gloire.

Pour ce qui est de l’exterieur de vostre conduite, servez vous de livres, et taschez de concevoir une douleur raisonable en vous mesme sur ce que vous vous volez en avoir affaire, d’autant que si vous estiez illuminé, comme vous pourriez, vostre lumiere vous suffiroit quasi en tous evenemens. Car c’est la mort continuelle des ames plus relevées succomber en Dieu sur ce qu’elles ne peuvent ce qu’elles veulent ; tant que cela est, c’est une imperfection. (Lacune dans le manuscrit) vel certes ?

Conduisez vous par raison humaine et prudente ; en ce que vous ferez et direz n’aiez point egard a vostre lumiere, ains a ce que requiert l’ordre de bonne raison.

Ou vous ne pourrez comprendre, forcez vous en raison de croire, car quand on vous parle icy, vous forcer de faire cecy ou cela, on ne prejudicie point a vostre regard, d’autant que vous le devez faire tellement en simple raison, comme si vous n’aviez point de regard de Dieu, ains fussiez un pur homme, et en cecy estes vrayement abstrait.

Ne craignez nullement de prejudicier a ce regard par quelque chose qui vous soit commandée a luy contraire, mais embrassez la comme de la part de Dieu par une bonne raison qui vous y contraint.

Si vous vous sentiez vexé en conscience dessus ce que penseriez ne pouvoir faire, croiez que si, et vous consignez entre les mains de vos Superieurs, vous remettant de cela en eux, vous arraisonnant la dessus en raison toute commune, qui est que les Superieurs ne vous veulent perdre.

Puisque vous n’avez aucun discernement distinct et assuré tant de ce qui vous touche, comme de ce qui touche ceux qui vous assisteriez : taschez qu’ils vous decouvrent le plus amplement qu’ils pourront leurs sentimens, et taschez de leur respondre en la meilleure raison que vous pourrez, et de ce que vous auriez leu sur tels sujets, vous en servant comme de vostre propre.

Il ne faut point pour vous estre tant regulier a l’exterieur que pour la charité en bonne discretion vous n’obmettiez ou faciez ce qui sera d’un plus grand bien et charité. Sur quoy il faut tenir une regle que quand ainsi par pure charité vous aurez commis quelque chose qui sembléroit contrarier a la simplicité de l’obedience, vostre nature qui est accoustumée a telle regularité, le ressentira par apres, et comme craindra d’avoir failli : mais ce ne sont que sentimens de nature, et faut opposer vostre raison par laquelle vous scavez n’avoir fait ou obmis telle chose que pour un plus grand bien.

Ne vous astraignez pas tout de mesme qu’un novice aux regles toutes communes de perfection ou regularité, principalement en vostre particulier, de peur qu’a cause de vostre office ou autrement ne les pouvant tousjours faire vous fussiez par apres inquiet et perplex. D’une chose que vous avez faitte sans doutte ou crainte de peché, n’en faittes point scrupule par apres, quelque crainte qui vous en peust venir : car vous estes en un fond direct, et s’il y avoit eu du peché, vostre fond l’auroit ressenti auparavant que de faire l’acte.

Pour ne point tousjours tenir vostre esprit multiplié, divisé et inquiet en choses que vous faittes a l’exterieur, comme seroit 331 de resoudre quelqu’un, d’escrire quelque chose, ne le retractez point par apres, quoy que cela ne vous semblast pas bien fait, et que feriez beaucoup mieux si le refaisiez : il faut mourir la et n’en rien faire, car par ce moien, vostre esprit acquierra stabilité en ce qu’il fera. Cecy s’entend quand en ce que vous avez fait ou escrit, vous l’avez fait comme sans y penser, c’est en cela qu’il ne se faut point retracter.

Au reste, vous distinguez en cela parfaittement la venté de vostre regard non seulement par l’annihilation de toutes formes que vostre fond dedaigne, mais aussi par la deiformité de vostre volonté, qui gist en ce que ne pouvez quasi faire contre la volonté de Dieu. Et estant ancré en cet amour autant abissal qu’est vostre regard, vous estes fondé en vraie charité, et mentez grandement et continuellement sans que vous le scachiez. Demeurez ce que vous estes et laissez faire a N.S. tout ce qu’il luy plaira de vous. C’est a luy de vous illuminer s’il luy plaist. Pour vous demeurez en luy fixe comme vous estes, et taschez en toutes vos actions de proceder en meilleure raison que vous pourrez. C’est ce que je vous puis maintenant dire. Le St. Esprit vous conserve.

XVIII Pere Dominique au P.... Son Superieur.

(post epistolas ad V. Joh. de S.S.) vide. infra.

Pere Dominique au P. . . . Son Superieur.

Mon (Reverend) (a) Pere, (vostre saincte benediction!) (a). Quoyque je sois le plus miserable de tous mes freres, ce ()) neantmoins je desire d’une grande affection m’emploier a secourir mon prochain en ceste contagion, et espere (C) que N.S. m’en donnera la grace d’autant que je n’ay nulle apprehension naturelle de la maladie, joinct que N.S. m’inspirera de bonnes paroles pour consoler leurs (d)464 ames. Au reste je n’ay maintenant aucune occupation en la Religion. N.S. m’a faict la grace de faire les exercices ces jours passez. Si mon (e) (Reverend) pere, qu’en toute humilité je me tiens prest, et desire grandement que me preniez le premier et me donniez le merite de la saincte obedience, et de faire cet œuvre en remission de mes pechés. C’est, o mon Dieu, le desir que m’avez inspiré, vous plaise me faire la grace de l’executer. C’est de vous et en vous qu’est toute ma force. Confirma hoc Deus quod operatus es in nobis (48) (f).

frere Dominique de St Albert

(Religieux Carme.)

Ceste lettre a este escrite par luy au P. apres avoir regenté, sur le sujet de la peste d’... (49)465 ou on demandoit des Religieux pour l’assistance des malades (g).

XIX Au R. pere provincial

Autographa in R/46 in fol.

Mon R. pere. Salut ! plus je pense à cet affaire, plus je suis confirmé que necesse est omnino ! car jamais on ne pourra introduire l’observance des statuts quand ils seroient les plus authentiquement je cognois et les inferieurs et les Superieurs et leur peu de vigueur ! La ou faisant un estat nouveau avec nouvelle obligation ; on ne trouvera point estrange une rigueur plus grande. Je croy qu’une bonne occasion se pourroit prendre de ce que desja la plus part murmurent contre ces statuts et les voudroient faire à leur phantasie en estre les juges ; ceux qui auront vray desir de les garder et qui les accepteroient de bon cœur leur dire que jamais on ne pourra efficacement observer si on ne separe les immortifies et lasches qui gastent tout dans les couvens et q’un bon moyen c’est celuy ci de faire plus ! comme je voy les esprits, les statuts faits et receus il y en aura qui diront : je n’ay fait profession que de faire demye heure d’oraison ; vous ne me pouvez obliger à davantage je ne reçois point cette surérogation enfin il y aura aultant de peine à les introduire qu’à l’aultre chose. Au reste qu’importe d’esclarter cela devroit desja avoir esté. Il est temps d’avoir soing de tant de braves jeunes profès touts portés au bien qui sont tout estonnés de ne rien trouver de stable ! ce sentiment m’est venu : sur la difficulté que plusieurs feront de garder ces statuts ; qui habebunt zelum dicant videmus quod fingitis laborem in pluecepto (58) et nihil vultis observare nos autem volumus efficaciter et ne a vobis interturbemur intentio fiostra est vivere juxta primitivam regulam ! cecy bat continuellement mon esprit jamais|

[textus qui sequitur non facile legitur]

ne nous releverons et ne garderons rien efficacement si ne changeons d’estat et rentrons (?) en une nouvelle obligation ! Les prieurs seront les premiers qui manqueront. Ils ne seront pas punis et diront les inferieurs : gardes et je garderay ! la ou in novo statu chascun a rien (?) se croyra obligé et ne trouvera point avec cette rigueur anterieure, une roide regularité. Mon pere si mes vœux estoient exaucés du bon Dieu l’affaire se feroit bien tost il fault se confier en Dieu j’attendray avec grand desir ce que promettes de m’envoyer et prieray nostre Seigneur de nous illuminer et conduire cet affaire à sa gloire. P. Avertain pourra aller à Aulnay ! Si P. Briant y estoit bon, c’est celuy qui sert moins, ne chante, ne presche, ni confesse, ce me serait descharge. Je tascheray de m’accomoder avec P. Vincent ! P. Remigius (vel Benignus ?) à cause de ces cognoissances de ville est onereux. Il renvoye de ça et dela ne se souciant pas des deffences ! Il est perclus des mains ne pouvant vous escrire ! on à fait courir le bruit que les Carmelines de Rennes avaient embrassé la regle, on en parle diversement ! pour le P. Edouart je ne scay s’il avoit revendiqué une lettre de la part de sa mere qui le demandait fort et ses freres pour quelque different. Voyant cette lettre je luy accorday de faire un voyage à Saumur. Il vint d’Angers pour S. Joseph ! Il se prepare pour un Caresme et s’il y avoit ou prescher deux ou 3 fois la semaine il le pourrait faire cet année. Le P. Prieur n’estant point bien asseuré pour P. Urban (?) s’il avoit quelque parroisse il y prescheroit volontiers ! nous avons plus de 9 malades. P. Sebastian en quattre cinq parties a la goutte et les mains recrochües dont ne se pourra ayder de long temps ! Je ne trouve pas notre novice propre pour la religion il ny à que fr. Ange laie qui puisse sortir de ceans ! nous allons passablement, mais si je ne me trouvois pres qu’à tous actes reguliers tout n’en iroit pas mieux c’est mon pere

de Nantes ce 21. decemb. 1633.

Vostre obeissant religieux frere Dominique.

(Additur ex obliquo) :

Nous ne manquerons à ce que nous recommandes pour La Rochelle, il y à certains sacs contenant les affaires de La Rochelle ceans.

Mon pere nous esperons le bonheur de vous voir icy au commencement de l’année.

(À tergo) : Au R. pere provincial

des Carmes de la province

de Touraine

a Rennes.




Note de Dominique Tronc à l’intention d’un futur éditeur :

Projet suspendu entre fin juin 2015 repris en novembre 2020 pour assurer une édition avant qu’il ne soit trop tard !


Le présent dossier livre le très grand mystique Dominique de Saint-Albert.


Il m’apparaît supérieur aux autres disciples de Jean de Saint-Samson dont Maur de l’Enfant-Jésus sur lequel j’ai beaucoup oeuvré. Supérieur même à Jean de SS dans sa traduction écrite de la vie mystique (par suite d’une meilleure culture littéraire. C’est apparent dans leur correpondance).


Les présents textes sont inégaux du point de vue mystique. On a tenu à relever « tous » les rares témoignages de Dominique.


Manquent « pages 308-309 » (d’où? Relevé 2015).


Notes manquantes pour certains textes par suite de transfert informatique défectueux. Vérifier certains textes approximatifs sur leurs sources.


Deux éditions du beau texte du « Traité très exquis et mistique »


J’ai omis de Bouchereaux : Notes sur la langue…, pages 161-165 & Bibliographie pages 165-167. Mais nous avons ajouté son complément de correspondances.






Maur de l’Enfant-Jésus





écrits de la maturité

1664-1689



Lettres de direction

Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes

Deux Traités de la vie intérieure et mystique





Édition critique précédée d’une étude

par Dominique Tronc.


Avant-propos


Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) fut le disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson (1571-1636), inspirateur chez les Grands Carmes de la réforme dite de Touraine qui fut menée parallèlement à celle venant d’Espagne. Maur poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, et vers des dirigées religieuses ou laïques, dont Jeanne-Marie Guyon.

Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait ignorer par les historiens religieux, à l’exception de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin. Cet oubli ne pouvait que se trouver renforcé lorsque les Grands Carmes disparurent de France à la fin du dix-huitième siècle.

Son œuvre est substantielle tout en demeurant de dimension raisonnable. Il vécut assez pour parcourir un long chemin mystique, dont témoignent des textes bien structurés, souvent inspirés, qui font écho à la profondeur des dictées de Jean de Saint-Samson.

Dans la collection « Sources mystiques » consacrée à l’héritage spirituel français, nous pensons pouvoir éditer ses œuvres complètes : le volume présent regroupe les Œuvres de la maturité, remarquables du point de vue de l’accomplissement mystique ; par la suite, des Écrits de jeunesse éclaireront la formation des disciples de Jean et l’élan intérieur qui les animait, grâce à des extraits de leur Directoire auquel le jeune Maur collabora et à de nombreux traités de ce dernier.

Nous faisons précéder les Écrits de la maturité d’une étude intitulée « Maur de l’Enfant-Jésus, Grand Carme » : elle évoque le large cadre de la réforme française entreprise à l’intérieur du vénérable ordre des Carmes ; quelques fragments des dictées de Jean de Saint-Samson qui animèrent intérieurement cette réforme, témoignent de son orientation associant amour et rigueur ; nous donnons ensuite les éléments connus de la vie de Maur : formation en Bretagne, activité apostolique à Bordeaux, rencontre avec Surin et premiers assauts anti-mystiques du milieu du siècle, fin de vie dans la simplicité de l’ermitage voisin de Lormont ; enfin une bibliographie chronologique de l’œuvre et le rappel des règles suivies dans notre édition achèvent cette présentation.

Les mystiques écrivent souvent pour répondre à un besoin particulier : c’est le cas des deux Correspondances qui nous sont parvenues, et des deux Traités de la vie intérieure et mystique adressés très probablement à un disciple, l’abbé de Brion. Le conséquent Royaume intérieur de Jésus-Christ correspond par contre aux besoins d’une communauté incluant des novices, ce qui explique l’insistance ascétique de ses premières parties.

 Les deux Correspondances furent éditées à l’époque moderne en tant que lettres à une religieuse en addition à une étude érudite, puis en tant que correspondance passive reçue par Jeanne-Marie Guyon, ce qui rend leur accès peu évident ; les deux Traités restèrent oubliés sous forme manuscrite, tandis que le Royaume intérieur ne fut jamais réédité depuis 1664. Un tel oubli de l’œuvre de Maur s’explique non seulement par le mode de vie érémitique et par l’excentrement de l’ermitage bordelais, handicaps déjà évoqués, mais aussi par des suspicions qui naquirent lorsque l’in-action mystique fut perçue à la fin du dix-septième siècle comme une oisiveté condamnable. Nous n’aborderons pas ici le vaste sujet de la controverse entre mystiques (Maur et Surin) et anti-mystiques (Chéron), car elle ne favorise guère la lectio divina.

Une notable partie des textes sont tributaires de l’esprit du temps, marqué par l’ascèse et le dolorisme. Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des troubles et des difficultés qui nous le rendent proche et paradoxalement attachant lorsqu’il les évoque de manière passionnée. Le lecteur saura dégager les diamants de cette gangue en favorisant les deux séries de Lettres de directions, la troisième partie du Royaume intérieur de Jésus-Christ, le deuxième Traité de la vie intérieure et mystique, belle conclusion à ce volume. Fondé sur un vécu mystique rapporté avec précision et profondeur, le trésor caché du champ dont parle l’Évangile se découvre alors sous la forme d’un guide qui s’adresse au « chrétien intérieur ».

Je suis très redevable au travail de Michel de Certeau appuyé sur celui de F. Lemoing et à la thèse de D. Di Domizio, ainsi qu’aux aides précieuses apportées par frère Romero de la communauté des Grands Carmes de Nantes, par sœur Madeleine de la communauté carmélite de Clamart, enfin par madame Évelyne Rebuffat. Ce travail a été profondément amélioré par la collaboration de mon épouse Murielle, tout particulièrement pour introduire aux Traités.

MAUR DE L’ENFANT-JÉSUS, GRAND CARME.


Les réformes carmélitaines.

L’ordre du Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire466. En France, à la sortie des guerres de religion, deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme, tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.

La première, celle que nous connaissons le mieux, est féminine. Elle est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint-Barthélémy, la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages, et par l’intermédiaire d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Elle est mise en place en France sous l’impulsion de madame Acarie (1566-1618) et d’autres spirituels. Le bref séjour des mères espagnoles sera fructueux à la génération suivante, en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse des novices profondément intérieure. Ces novices de la « troisième génération » assurèrent par la suite de nombreuses fondations.

La seconde réforme, masculine, est simultanée. Elle naît en Bretagne, où Philippe Thibault (1572-1638) réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend, mais ne se séparera pas de l’ancien carmel, malgré des tensions à Angers, Ploermel… Cette réforme s’exerce indépendamment, même si une influence des Déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques467. Puis Philippe Thibault fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636), qui formera des novices qui continueront son œuvre tout intérieure dans certains couvents. Il est contemporain de Madeleine de Saint-Joseph et son rôle caché est comparable.

Puis on l’oublie : dès les années 1640, naît en effet au sein des pouvoirs politique et religieux une méfiance envers les mystiques, qui provoquera un apparent « crépuscule » à la fin du dix-septième siècle ; son disciple Maur de l’Enfant-Jésus fut aussi l’objet de la suspicion générale de la seconde moitié du siècle. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des Grands Carmes. Enfin ce dernier disparaît de France à la fin du dix-huitième siècle.

Jean de Saint-Samson maître des novices.

La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson468, puis d’un début de l’édition de l’important corpus des « dictées » du convers aveugle à ses frères469. Il est nécessaire d’évoquer Jean puisque c’est lui qui, à la fin de sa vie, éveilla Maur à la vie intérieure et que ce dernier reprend sa mystique470.

Bien que simple convers à cause de sa cécité, il exerça en effet à partir de 1612 une profonde influence au sein du couvent de Rennes. Dirigeait-il les novices sans en avoir le titre officiel ? Mais à cause de ses états mystiques « Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique ». Cependant,

Philippe [Thibault] l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. […]Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes […] Mathieu Pinault, le maître des novices […] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite471

Les témoignages de l’époque nous évoquent ainsi un « enseignement » de la prière comme il en avait été pour les proches d’un Philippe Néri (1515-1595), le fondateur de l’Oratoire romain. Par le charisme de sa présence et par ses explications orales sur l’oraison, le convers aveugle fut dès lors le maître spirituel caché de la réforme des Grands Carmes. On exposait déjà auparavant l’oraison aspirative, inspirée d’Harphius472, selon :

quatre manières d’exercices, qui sont comme quatre marteaux, avec lesquels on heurte fortement à la porte de Dieu, afin de pouvoir entrer en Lui selon son total… La première [manière] est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé… La seconde de demander ses dons en Lui et pour Lui-même. La troisième est de se conformer à Lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse… La quatrième est s’unir…

Donatien, un disciple, nous rapporte des dits « complémentaires » de Jean de Saint-Samson  : au-delà de toute méthode, il suffit d’« aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour473 ». Le mystique plonge de plus en plus en son fond, « sans grand effort du sens », seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’esprit474. Plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité, tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachée475. » L’âme doit :

s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche, se sentir toute vide et destituée de Lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-même476.

Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment477. » On vit cela dans la solitude, totalement impuissant à son salut, mais en prenant soin de satisfaire pleinement à Dieu avec joie, et en abhorrant la tristesse.

Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au-dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention [...] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée478.

Au reste, dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom, non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien479

Le feu de l’amour divin dévore l’être et l’engloutit pour le transformer en soi :

Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime 480

Il faut tenir le cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place481.

Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé, par laquelle on est fixement arrêté au-dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état [...] Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache […] qu’elle réponde uniquement et toujours […] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu482.

Ces personnes sont comme des fleuves regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables483. Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent, l’âme se trouve heureusement transformée au feu de Dieu484 :

Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme […] a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire […] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses et de nous-mêmes au respect de Dieu485

Voici enfin un extrait assez ample qui suggère l’atmosphère où baigna brièvement le jeune Maur et ses compagnons de la « seconde génération » des Grands Carmes. Il reflète le flux habituel des paroles de Jean recueillies par ce cercle de jeunes mystiques ardents, auquel se joignit Maur pendant les trois dernières années :

la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort, par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps, d’elle-même et des choses créées, et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle L’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturels. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée, [f°2v°] plus ou moins facilement digérée par spéculation purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion, si [bien] qu’à cette occasion on peut dire que leur discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangé et orné de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel. 

[...] Au contraire, la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par-dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu, qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de Lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. A quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par-dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu : d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très Saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu486.

Là le vide est tout plein487.

La mort de Jean arriva à un âge assez avancé, à près de soixante-cinq ans. L’atmosphère paisible de ces toutes dernières années nous est ainsi restituée :

Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante. […] A la fin de sa vie, il demanda même son transfert […] pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. [...] Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas […] Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressem­blance de leur expérience mystique488

Les disciples de Jean.

Jean laissa donc après lui une génération de disciples ardents : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589 - 1669), Dominique de Saint-Albert (1596 - 1634), Marc de la Nativité (1617 - 1696), Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 - 1690). En dehors de Maur, le carme le plus proche de Jean était Dominique : ce dernier définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit », et fut chargé, dès l’âge de vingt-et-un ans, de rédiger un ouvrage pour la formation des jeunes carmes489. Malheureusement il disparut précocement à l’âge de trente-sept ans. 

Le Directoire de l’Ordre sera constitué par les cinq volumes de la Conduite spirituelle des novices, parus en 1650-1651. Il combine les apports successifs de plusieurs frères : Dominique, puis Bernard, qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention, non réalisée, de les publier ; Marc, maître des novices renommé pour les thèses de théologie mystique qu’il venait de soutenir au chapitre de Poi­tiers, fut chargé de leur rédaction par le chapitre de 1647 : il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay ; enfin, Maur, qui sortit de l’obscurité à cette occasion, puisque le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard pré­parait depuis treize ans490.

On est dans une époque de consolidation : le mystique Jean n’est plus là et les novices sont nombreux. La méditation méthodique refait son apparition, mais le Directoire reste encore tout imprégné de l’esprit mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de son esprit fervent : ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative491, « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où « le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection. » Cette œuvre majeure, qui jaillit de la vie mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté492. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes ; il met l’accent sur la présence divine  :

La présence de Dieu est imaginaire [représentée sous forme d’image]… lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l’univers, ainsi qu’une vaste mer dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle … [Elle est] intellectuelle …[par une] vive foi … rien ne lui arrive [au dirigé] en son particulier sans que Sa divine Providence ne le lui envoie … [Elle est] affective …lorsque l’âme demeure dans une certaine inclination actuelle vers Dieu, qu’on peut appeler état d’adhésion … lorsque l’amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d’un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c’est-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l’avoir lu ou entendu, mais pour l’avoir expérimenté493.

Les années de formation de Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1647).

C’est donc à ce cercle mystique brûlant de ferveur que se joignit Maur dès son jeune âge.

Maur Le Man naquit probablement au Mans494 en 1617 ou en 1618. On conjecture qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche, comme ce fut le cas pour d’autres carmes de Touraine, tel Dominique de Saint-Albert (1595-1634)495. Il entra chez les carmes de l’Observance à Rennes le 21 février 1633, où il eut probablement pour maître des novices Bernard de Sainte Magdeleine (1589-1669), tout en bénéficiant de la présence de Jean de Saint-Samson, âgé et déjà délivré d’une telle charge (mais on suppose qu’il laissait sa porte ouverte aux novices tout comme sa « fenêtre grande ouverte pour les oiseaux »).

Il fit profession le 22 février 1634, prenant le nom de Maur de l’Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster496. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur de l’Enfant-Jésus aura d’ailleurs pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus. Maur retiendra de toute cette dévotion le thème, si important, de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé[e]s, telle la jeune madame Guyon (1648-1717)497.

Selon Marc de la Nativité (1617-1696)498, Maur, imprégné par la prière mystique de Jean de Saint-Samson, fut aimé de ce dernier pour sa « piété singulière »499. Tandis que Donatien de Saint Nicolas, novice en même temps que Maur, sera le futur biographe et éditeur de Jean.

Le jeune homme dut parallèlement poursuivre un cursus de formation propre aux Grands Carmes, qui consistait en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Peut-être accompagna-t-il Marc de la Nativité500, présent en 1636 au studium generale de la place Maubert à Paris, puis de passage à Angers. Ce dernier retournera en 1638 à Rennes pour les années de théologie. 

En 1647, la figure de Maur sort de l’obscurité : âgé au plus de trente ans, il est adjoint à Marc de la Nativité, maître des novices, pour mettre au point les règles déjà préparées par le père Bernard de Sainte Magdeleine, comme nous l’avons indiqué plus haut en évoquant la génération des disciples ardents de Jean.

Les difficultés d’une réforme en Gascogne (1648-1670).

Mais avant même l’achèvement de ce travail « théorique », approuvé puis publié en 1650-1651, Maur est envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme501. Il est socius du commis­saire général Avertain de Saint-Jean, au chapitre de la province de Gascogne, à Castillon (8 mai 1650). Nommé maître des novi­ces au couvent de Bordeaux en 1650, élu prieur en 1651, il sera réélu plusieurs fois et demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes, où se situe le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.

Exception faite de la réforme espagnole des Déchaussés pour laquelle les circonstances imposèrent une séparation, toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien rencontre des difficultés : c’est le cas de cette réforme française dite de Touraine. Du temps du fondateur Thibault, la réforme d’Angers et de Dol avait déjà été difficile et des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploermel502.

Ici la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) va donner bien du souci aux réformateurs, à Maur comme à son ami, le jésuite Jean-Joseph Surin, alors malade à la suite de ses épreuves de Loudun. Michel de Certeau donne un résumé clair et savoureux de l’affaire, et qu’il serait mal venu de paraphraser503 :

Le chapitre provincial de 1650 avait eu pour premier objectif l’élection d’un provincial à la place du Père Jean Chéron, tombé entre les mains des Turcs lors de son retour de Rome, dans l’automne 1648, et provisoirement remplacé par le Père Jossé. Ce dernier fut nommé provincial. Mais, racheté grâce à l’argent récolté par son Ordre et revenu à Rome, le Père Chéron ne l’entendit pas de cette oreille. Il remua ciel et terre pour récupérer sa charge, pourtant normalement échue à un autre. Soutenu par l’archevêque de Bordeaux dont il avait défendu le prédécesseur dans sa querelle avec le duc d’Epernon, il s’adressa tour à tour au Général, à la Congrégation des évêques et des réguliers, au Roi et au Parlement de Bordeaux. Après trois ans de procédures menées par ce canoniste distingué, ferrailleur redoutable, on réunit un nouveau chapitre provincial que le Père Maur, par lettres patentes du Général, fut chargé de pré­sider [29 juin 1653] : on espérait sans doute que le Manceau apaiserait ces Bordelais échauffés par la bataille. Le Père Joseph de l’Ascension fut élu provincial ; le Père Chéron, nom­mé prieur de Lectoure, c’est-à-dire loin de Bordeaux ; et le Père Maur, prieur du couvent de Bordeaux. Rien n’y fit. L’année suivante [1654], poursuivant le combat et soutenu par une partie de ses confrères, Chéron était à Rome comme vicaire provincial au chapitre général, et devait y répondre à l’accusation de vie « irrégulière » que portaient contre lui les Pères Jossé et Maur de l’Enfant-Jésus. Les griefs parurent insuffisants ; les appuis de Chéron étaient puissants. Aussi, entre le Père André de Saint­-Pierre, provincial, et l’accusé qui se disait lésé, la petite guerre continua : procès, appels au Parlement de Bordeaux par le pre­mier et au Conseil privé du Roi par le second, factums anonymes divulgués par les parties adverses. Finalement, le Père Matthias de Saint-Jean, délégué par le Général des Carmes Marius Ventu­rini, obtint que les deux opposants se désistent de leurs préten­tions et nomma comme provincial le Père Maur de l’Enfant­-Jésus [20 août 1655]. L’affaire avait duré cinq ans [18] et ne facilitait pas la tâche du nouveau venu. Il rétablit pourtant le calme et l’unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s’imposait à tous. 

La décade de 1655 à 1665 fut en effet assez calme, même si Chéron continuait la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique : il publie en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme est ainsi esquissé ! Surin (1600-1665) contribuera à la cause défendue par Maur et par les spirituels carmes, dans sa Guide spirituelle504 : ils sont en effet devenus amis. L’analyse du débat qui met en cause Maur - non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson, - ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie, - ce dernier directement nommé505 - ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque des mystiques par Chéron. Michel de Certeau poursuit :

Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d’instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d’écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l’union à Dieu. […] Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lente­ment, autour des années 1656-1658, la santé qu’il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout parti­culièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d’amitié avec le Carme […] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communi­quer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr506.

L’ermite de Lormont (1671-1690).

A l’occasion de la res­tauration commencée en 1671 de l’ermitage de Lormont, près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. Le père André de Saint-Pierre, bénéficiaire de la donation qui permettait les travaux fut nommé supé­rieur. On lui adjoignit le père Maur de l’Enfant-Jésus et le frère Roch de l’Assomption, « pour y demeurer fixes et vivre solitaires le reste de leurs jours ».

Un dessin de Hermann Van der Hem daté de 1646 situe exactement l’ermitage de Sainte-Catherine de Lormont sur la falaise rocheuse qui surplombe la rive droite de la Garonne. Son apparence champêtre a totalement disparu puisque le quartier de Lormont est aujourd’hui situé à l’intérieur de la voie rapide circulaire qui fait le tour de l’agglomération bordelaise.

La maison des ermites était jointe à la chapelle et ne faisait avec elle qu’un seul bâtiment … Elle se composait de cinq pièces : deux chambres pour les hôtes, trois cellules pour les ermites. L’ameublement en était simple mais suffisant. Tables et lits en bois de noyer, coffres en vieux chêne … Près de la chapelle, une sacristie largement pourvue en ornements et linges d’autel. Complétant le tout, un réfectoire et une cuisine aux innombrables ustensiles en cuivre rouge.

La bibliothèque se trouve dans la chambre du P. André de Saint-Pierre, supérieur de l’ermitage; elle se compose d’une cin­quantaine de livres de Spiritualité, reliés presque tous en veau marbré ou en parchemin ; par ailleurs. le P. Maur de l’Enfant-Jésus a sa bibliothèque particulière … Il ne faut pas oublier de signaler « la petite cellule bastie sur le haut du rocher » qui fut peut-être l’ermitage primitif.

Enfin, aux environs immédiats du grand bâtiment, une source sortait du rocher. Elle coule maintenant encore et a conservé le nom de Source de l’Ermitage507.

Mais on ne trouve jamais une pleine tranquillité sur cette terre, et une nouvelle affaire compliqua leur installation508. Finalement la paix revint. Durant vingt ans, tout en voyageant beaucoup en Gascogne, le père Maur put donc séjourner souvent à Lormont.

L’inventaire nous donne l’idée de sa cellule : « Une petite couchette à tresteaux, deux chaises à bras, une méchante table de sapin couverte d’un treillis bled. »

S’y ajoute une liste des huit livres de sa « bibliothèque »  privée, ouvrages chers à son cœur : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint- Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes, de 1658-1659), des œuvres de pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Ruusbroec, les Institutions de Tauler et la Summa de Thomas d’Aquin509.

Maur de l’Enfant-Jésus anima un réseau spirituel, qui s’étendait jusqu’à Rennes, Loudun et Paris. Attiré par sa renommée, Messire Charles de Brion ( ? -1728) se joignit aux deux ermites  en 1679 ou en 1680, après avoir vécu à la Cour de Louis XIV. Maur fit construire pour lui une petite annexe un peu plus haut que son ermitage et l’instruisit. Michel de Certeau nous raconte la fin de la vie du grand carme devenu partiellement ermite :

Il conti­nuait à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux Visitandi­nes, aux Feuillants, aux Carmélites. Il écrivait à ses diri­gées. […] Surtout, il priait. Et c’est là, dans le « saint désert » bien conforme à l’ancienne tradition carmélitaine, qu’il mourut, en 1690510.

Charles de Brion devint abbé à la prière de l’archevêque et prit la direction des Carmélites511. Malheureusement, il ne semble pas avoir su poursuivre l’apostolat spirituel de Maur dans sa profondeur, même si ses écrits sont abondants512 : ils montrent en particulier une bonne connaissance des écrits de madame Guyon, qu’il critique, peut-être pour se couvrir513. Nous n’avons pas retrouvé le souffle intérieur qui se dégage des œuvres de Maur.

L’œuvre.

Elle s’échelonne dans le temps sur toute la durée de la vie de Maur, depuis 1650, date de publication du Directoire ou Traité de la conduite spirituelle des novices…, rapidement suivie par la compilation de 1652 de L’Entrée à la divine sagesse…, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur une telle durée couvrant quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit.

On retiendra trois dates :

- En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… Cet ensemble a bénéficié de plusieurs éditions, dont certaines comportent quelques modifications et ajouts. Il est assez bien connu compte tenu du nombre d’éditions anciennes (1652, 1655, 1669, 1678, 1692) et d’une réédition moderne (1921-1933).

- En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes…, dont le titre prend la suite naturelle du titre précédent. A notre connaissance, cet ouvrage bien construit ne bénéficia pas de réédition, suite à la date tardive de son apparition, déjà peu favorable aux publications d’ouvrages mystiques. Il apparaît d’importance capitale à nos yeux comme à ceux de Blommestijn.

- En 1673, est achevé le plus important de deux brefs Traités de la vie intérieure. Ils sont resté sous forme manuscrite jusqu’à maintenant. D’une égale paix et simplicité témoignent les Lettres de direction adressées à madame Guyon entre 1670 et 1675 environ, que nous avons récemment publiées en ouverture à la Correspondance de celle-ci. Enfin, au terme d’une longue vie, les Lettres adressées à une religieuse, entre 1680 et 1689 environ, furent publiées par M. de Certeau à la suite de l’étude de leur auteur.

Le détail des éditions et de leurs contenus est repris dans la liste suivante :

[1] [Contribution au] Traité de la Conduite spirituelle des novices, pour les Couvens Réformés de l’Ordre de Nostre Dame du Mont-Carmel, Cottereau, Paris, 1650-1651. Cette contribution est souvent jugée comme secondaire, compte tenu du départ en Gascogne dès 1648. Toutefois la genèse du texte a été largement antérieure à 1647, date du chapitre désignant Maur comme assistant de Marc. Le quatrième et dernier volume de ce Directoire des novices a été réédité514.

[2] Théologie chrestienne et mystique, ou conduite spirituelle pour arriver bientost au souverain degré de la perfection, Bordeaux, 1651. Texte repris en [3] Entrée à la divine Sagesse […]

[3] Entrée à la divine SAGESSE, comprise en plusieurs Traittez Spirituels, qui contiennent les secrets de la Théologie Mystique, 1652, 1655, 1669, 1678, 1692 ; traduction néerlandaise, Gand, 1679, 1698, et Anvers, 1706 ; cet ouvrage a été réédité par le carmel de Soignies, 1921-1933515.

Les textes des deux premières éditions diffèrent légèrement, la troisième ne diffère pas de la précédente ; toutes comprennent : « Les trois portes du Palais de la divine Sapience » [p. 1- 93], « Montée spirituelle, comportant huit degrés qui conduisent jusques au Trône de la Divine Sapience »  [p. 94-144], « Exposition des communications Divines, dans tous les États et Degrés de la vie Mistique et Spirituelle » [p. 145-204], « Sanctuaire de la divine sapience » [p. 205-271], « Théologie chrestienne et mistique, ou conduite spirituelle… » [4 folios, pagination reprise 1-131, table couvrant 2 folios, dans l’éd. de 1652 ; pagination continue, 205 sq. dans l’éd. de 1655] ; l’éd. de 1655 diffère légèrement pour le texte de celle de 1652 et ajoute les « Réflexions sur la vie de Notre Seigneur »  [p. 413-478, table couvrant 2 folios] ; l’éd. de 1669 ajoute un très court « Traité de la fidélité de l’âme à son Dieu »  [pagination reprise, 1-11].

[4] Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. Divisé en trois parties, composé par le R. P. Maur de l’Enfant-Jésus, religieux Carme réformé, Ex-provincial de la Province de Gascogne, ‘Vobis datum est nosse Mysterium Regni Dei.’ Luc 8. Seconde édition, chez la veuve Denys Thierry, Paris, 1664.

[5] Le Sacré Berceau de l’Enfant Jésus, ou les entretiens spirituels sur tous les mystères de l’Enfance de N. Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1682 ; permissions en 1663-1664.

[6] Vingt-et-une lettres adressées à Mme Guyon, éditées dans Le directeur MISTIQUE [sic], ou les œuvres spirituelles de monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made. Guion, avec un recueil de Lettres Spirituelles tant de plusieurs Auteurs anonimes, que du R.P. Maur de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, & de Madame Guion, qui n’avaient point encore vu le jour. Divisé en quatre volumes, à Cologne, chez Jean de la Pierre, 1726. Annonce dans la « Préface » du vol. I : « …le Quatrième [volume], un Recueil de lettres Spirituelles tant de plusieurs auteurs anonymes, que du R. P. Maur de l’Enfant-Jesus, Religieux carme, assez connu par son excellent traité, L’entrée à la divine Sagesse [a], et de Madame Guion... » [note [a] : « On en a une édition nouvelle ... L’entrée à la Divine Sagesse ... Paris, 1692 »]. Ces lettres ont été rééditées en correspondance passive adressée à madame Guyon516.

[7] Deux traités manuscrits datés du 5 mai 1673, apparaissant sous deux titres identiques : « Traité de la vie intérieure et mystique », B.N.F., ms. fonds français 19 345. Première édition dans le présent volume.

[8] Vingt-deux lettres adressées à une religieuse de la Visitation, ms. 332, Bibliothèque de Bordeaux, Service des fonds patrimoniaux, recueil relié de 90 pages (qui comprend aussi six lettres qui ne sont pas de Maur, mais sont adressées à la même religieuse). Première édition par M. de Certeau517.



Notre édition.

Orthographe et ponctuation sont modernisées. Quelques imperfections grammaticales n’affectant pas le sens profond et des coquilles sont corrigées sans avertissement. Nous avons parfois substitué pas à point. Les notes explicitent souvent les fréquents recours à l’Écriture et donnent des traductions d’époque de la Vulgate citée en latin dans le texte. Elles fournissent aussi quelques citations parallèles le plus souvent empruntées à Jean de la Croix. Nous avons choisi la traduction par Amelote (A) pour le Nouveau Testament et par Sacy (S) pour l’Ancien Testament518.

LETTRES DE DIRECTION


Présentation



D’une correspondance qui fut certainement abondante, quarante-trois lettres seulement sont connues à ce jour, dont certaines très brèves. Elles se divisent en deux séries de même importance par leur nombre de pièces et par leur volume. Vingt-et-une lettres sont adressées entre 1670 et 1675 environ à une jeune femme vivant à Montargis près de Paris et promise à une célèbre destinée : Jeanne-Marie Guyon. Une dizaine d’années plus tard, Maur de l’Enfant-Jésus écrit vingt-deux lettres à une religieuse âgée de la Visitation de Bordeaux : lui-même a vieilli et s’est simplifié ; les deux femmes sont très différentes par leurs niveaux spirituels et leurs modes de vie, mais l’une et l’autre partagent un même engagement profond dans la vie mystique.

L’intérêt mystique de ces deux séries - unité de fond dans la diversité des conditions de nature, valeur des correspondants - nous les fait placer en tête de l’œuvre de Maur, car, placées en fin de volume à la suite d’assez copieux traités, leur faible masse et leur appartenance au genre épistolaire risquerait de les faire oublier, alors qu’on y découvre le condensé de la spiritualité de Maur de l’Enfant-Jésus. Et le genre épistolaire est trop souvent sous-estimé alors qu’il constitue un espace de liberté au dix-septième siècle et qu’il est bien adapté à la diversité des besoins spirituels.

§

L’attribution de la première série qui suit cette brève présentation des lettres de direction a été longtemps incertaine. Nous pensons avoir établi qu’il s’agit de madame Guyon, en tenant compte de présomptions de différentes natures519. Madame Guyon (1648-1717) donna ces lettres à publier plus de trente ans après leur rédaction : sortie de prison, proche du terme d’une longue vie, elle vivait alors à Blois où elle se consacrait à la formation de disciples français et étrangers, catholiques et protestants. En assemblant le contenu des quatre volumes intitulés Le Directeur Mystique en hommage à son père spirituel Jacques Bertot (1620-1681), elle tint à publier les lettres de Maur qu’elle admirait, mais quantitativement ces lettres ne représentent certes qu’une très petite partie de l’ensemble520.

Maur écrit donc à une jeune femme déjà engagée dans la vie mystique, mais en proie aux tribulations de la vie : en 1670, la jeune madame Guyon vit difficilement avec un mari âgé. A l’automne, elle est défigurée par la variole et perd son fils cadet. Elle souffre des tracasseries d’une belle-mère vivant sous le même toit. L’année suivante, elle perd son père et une fille : il ne lui reste alors qu’un fils. En 1674, naît un autre fils. Sa mère spirituelle, la Mère Geneviève Granger, admirable figure de religieuse, qui lui fut un appui constant tout au long de ces « années grises » passées à Montargis, meurt à son tour la même année. La jeune madame Guyon commence à vivre une nuit intérieure qui durera près de sept ans. En 1675, elle résiste à son inclination envers un ecclésiastique janséniste. Son mari, qu’elle assiste avec dévouement, meurt en juillet 1676. C’est au milieu de ces épreuves et de ce dénuement intérieur que, croyant manquer gravement de conseils et d’appui, elle écrit au père Maur.

Après ces évènements, elle prendra progressivement son indépendance, vivra hors de France entre 1681 et 1686, date à laquelle elle reviendra à Paris pour connaître les hauts et les bas d’une vie active devenue publique (vie à la Cour, puis procès et prisons). Enfin elle passera la fin de sa vie à Blois, dans la paix et la discrétion : son haut rayonnement spirituel y attirera de nombreux dirigés.

Maur fait comprendre la dynamique de la transformation de l’âme à une jeune femme engagée dans la vie mystique et qui a dépassé les premières étapes : elle a en effet perdu tous les supports sensibles des débuts au point d’avoir peur de s’être égarée. Il la confirme dans sa voie et l’y encourage. A une âme de cette trempe, il peut expliquer beaucoup et parler directement, mais son amour est sans ménagement. 

Maur est un sévère praticien des âmes.  La voie proposée est radicale et consiste à faire passer l’homme de sa volonté propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable et le seul moyen d’aider ce travail de la grâce divine est de s’y abandonner complètement. Le vide ou perte de tout repère sera finalement rempli de Dieu.

Maur confirme à sa correspondante qu’elle ne se trompe pas même si, pour une âme arrivée à cette étape,

Il lui semble que […] tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions (Lettre XX). 

Il encourage celle qui est éprouvée à tout dépasser au cours de son « voyage vers Dieu » :

chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner (Lettre II). 

Comment ? Il ne faut s’appuyer sur rien :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu (Lettre XII).  

À défaut de méthode, dont l’application renforcerait notre volonté propre, on peut tout juste orienter la fine pointe de l’être :

regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle (Lettre II). 

De fait,

la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même (Lettre XIX). 

S’en suivent pertes douloureuses, chemin ardu, mise à l’épreuve :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie (Lettre I). 

Un tel dépouillement est nécessaire car :

pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature (Lettre I). […] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os (Lettre XIII). 

Dans une formule lapidaire :

Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes ! (Lettre XX). 

Cette perte de tout repère humain mène à Dieu :

l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu (Lettre I). 

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions (Lettre III). […] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes (Lettre XI). 

Ce qui permet à Maur de conclure :

Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien ! (Lettre XXI et dernière). 

§

Les lettres de la série suivante s’adressent à une Visitandine très probablement âgée.

Cette série est conservée à la Bibliothèque municipale de Bor­deaux et fut éditée pour la première fois par Michel de Certeau, qui a reconstitué un ordre chronologique probable, tout en respectant dans l’édition la numérotation du manuscrit521

Le ton est tout autre : Maur est plus âgé, il a atteint la grande paix de la fin de sa vie (dont nous retrouvons le beau témoignage dans le dernier traité qui termine le présent volume). Toujours rigoureux, son langage est devenu infiniment simple. Il va droit à l’essentiel avec une infinie patience et un amour exempt de sentimentalité. Cette religieuse perd son temps dans des scrupules réitérés :

 Laissez donc vos rêveries et demeurez en repos (Lettre X) !

On le sent attristé de la voir ressasser le passé ou se préoccuper de ses confessions jamais parfaites, alors qu’il l’appelle à l’amour infini :

 Laissez les sujets ordinaires pour vous occuper à aimer (Lettre XII).

Il n’existe qu’un seul remède :

Que voulez-vous que je vous dise, chère fille, pour bien faire vos exercices, car qu’y a-t-il à faire que de vous donner toute à Dieu ? (Lettre IV).

Il la ramène sans cesse à l’axe principal de la vie spirituelle : l’abandon à la volonté divine. Même au moment de la mort de sa sœur, il ne s’apitoie pas sur son chagrin, mais le considère comme « un coup de la Providence » (Lettre III), comme en toutes choses. Inlassablement, il lui répète de laisser « faire Dieu suivant Sa volonté » (Lettre V). La voie n’est pas dans les grandes choses, mais « il faut suivre la voie de jour à la journée, comme il plaît à Dieu » (Lettre XVI). En effet :

 Si nous étions aussi perdus et passés dans l’union ou uniformité de la volonté de Dieu, nous ne verrions et nous ne sentirions qu’elle en toutes choses, et par là nous trouverions toujours tout ce que nous voulons, et par conséquent nous serions toujours en repos et toujours contents. (Lettre III)522.




Lettres à Jeanne-Marie Guyon, jeune femme mariée.

1. La conduite que vous mandez… (fin 1670 ?).

Madame523, / La conduite que vous mandez q ue Notre Seigneur a tenue sur votre âme depuis vos premières années, fait voir les grandes [266] miséricordes dont Il a usé en votre endroit. Vous ne devez pas être en peine de votre état, puisqu’il est comme vous me dites. Mais comme il demande une grande fidélité et un grand dépouillement de toutes choses pour correspondre aux desseins de Dieu, il faut préparer votre âme à soutenir des choses encore plus rudes que celles qui se sont passées. Cela ne se fait pas néanmoins tout d’un coup, car la divine Majesté l lui accommode Sa conduite à notre faiblesse, nous fortifie peu à peu par Sa grâce, avant que de nous mettre dans des épreuves qui nous écraseraient par leur poids, au lieu de nous conduire par une douce et volontaire mort de nous-mêmes à la vie ressuscitée en Jésus-Christ.

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. Ce sera seulement dans votre perte où vous trouverez votre assurance. Et parce qu’il vous faut trouver Dieu au-delà de tout ce que l’esprit humain peut concevoir ou penser, il vous faudra quitter toutes les façons et les moyens humains et naturels dont on se sert pour l’ordinaire pour arriver à ce que l’on désire, parce que tous les efforts de la créature ne sauraient atteindre à Dieu que d’une distance fort éloignée. Mais p p our se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature et que la créature, succombant sous la force et la vertu divine, se laisse [267] transporter comme dans une autre région, où l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité ; mais la créature expérimente que tout est Dieu. En cet état, elle ne se voit ni ne se sent plus, ni aucune autre chose qui ne soit pas Dieu.

Peut-être que je m’avance trop, et que je ne regarde pas que je parle à une personne mariée qui a grande famille, et engagée dans le monde par la nécessité de son état. Je n’y saurais que faire et je ne fais que répondre à ce que vous m’écrivez, afin que, si vous êtes comme vous dites, vous continuiez à accomplir les desseins de Dieu sur vous. Je ne vous dis rien de vos obligations extérieures ni de la manière ou de l’esprit dans lequel vous les devez faire, parce que vous ne m’en dites rien : c’est, à ce que je crois, parce que rien ne vous y donne de la peine. Dieu en soit loué !

Pour la retraite que vous désirez faire, je vous conseille de prendre le temps pour cela. Si vous le trouvez, vous n’avez besoin de personne pour vous y aider. Il n’est pas aussi nécessaire de vous servir des méthodes dont on use ordinairement. Tâchez seulement d’oublier tout et de vous mettre en la présence divine, sans vous en former d’autre idée sinon que Dieu vous est intimement présent et comme une même chose avec vous. Et après, laissez cela même que vous vous formez, et demeurez en repos en Dieu, soit qu’Il vous fasse goûter Sa bonté, soit qu’Il vous laisse en sécheresse et dans l’impuissance de rien faire. Car tout vous doit être égal ; et Dieu est au-dessus de tout cela, qui Se fait quelquefois comme sentir en la pointe de l’esprit, et d’une façon qu’on [268] ne peut expliquer, tant elle est subtile et digne de Dieu. De quelque manière que ce soit, il n’importe, pourvu que vous ne mettiez pas d’empêchement de votre part à ce que Dieu fasse en vous toutes Ses opérations comme Il les fait dans le ciel. Il faudrait être bien morte pour cela, et bien ressuscitée avec Jésus-Christ, pour mener une telle vie. Prenez garde surtout à ne pas faire des efforts qui puissent nuire à votre santé, ni vous incommoder la tête, car si Dieu ne fait Lui-même Son ouvrage en nous, tout ce que nous faisons est comme rien.

Si vous m’écrivez une autre fois par cette même voie, peut-être vous me donnerez plus d’éclaircissement de votre état présent et je pourrai vous donner des lumières plus convenables. Je vous ai parlé selon que Dieu vous a conduite jusqu’ici. Je vois que Sa Majesté fait tout ce qu’il Lui plaît en tous les états et en toutes les conditions. J’admire ce que vous me dites et en loue Dieu, quoique vous ayez encore un très grand chemin à faire.

Ne vous étonnez pas de vos imperfections : Dieu vous en délivrera quand Il le verra à propos pour votre bien. Ne vous plaignez pas aussi de ce que Notre Seigneur met votre famille dans les croix524, puisque c’est pour Se la conserver : ce qui est hors de là est sujet à la corruption. La croix est un champ d’immortalité. Tout le monde n’y est pas admis. Je prierai Dieu pour toute votre famille. Je suis / Votre frère Maur.

2. Je vous aiderai de bon cœur… (1673 ?).

Madame, / Je vous aiderai de bon cœur e en tout ce que je pourrai. Je ne refuse pas aussi d’aider les personnes que vous me dites qui veulent aller à Dieu ; mais il faut qu’on paie le port [des lettres] à Paris, car je suis un pauvre religieux qui n’a point d’argent.

Je vois par votre lettre que votre extérieur va bien et j’approuve fort que vous vous récréez avec votre famille : cela fait beaucoup de bons effets525.

Pour votre oraison, encore que, si le cœur est bien à Dieu, tous les temps lui soient égaux et qu’il ne fasse point de différence de celui de l’oraison et celui des autres occupations, je vous dirai cependant qu’il faut en prendre tous les jours quelque peu pour s’appliquer plus particulièrement à cela. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de prendre des sujets particuliers pour s’occuper, mais c’est pour rappeler l’esprit des occupations des sens et de l’imagination, dans lesquelles on est contraint de se laisser aller dans les actions extérieures que l’obligation et la condition de l’état veulent qu’on fasse, et pour remettre l’esprit dans son repos, dans lequel, oubliant toutes choses et se purgeant de toutes les idées des créatures et de tout ce que l’on a fait, dit et entendu, il s’abîme et se perd en Dieu, qui [270] est son centre et son bien infini. Mais d’autant qu’on ne peut pas sitôt anéantir toutes ces espèces et trouver ce repos dans l’unité des puissances, il faut peu à peu le faire, et tout doucement, sans se bander la tête. Si votre imagination est trop vive ou que vous ne puissiez pas faire autre chose, ne sentant rien du côté de Dieu, soyez aussi contente que si vous aviez reçu bien des lumières et toutes les grâces sensibles que vous sauriez désirer. Je ne dis pas que vous preniez beaucoup de temps pour votre oraison, mais ce qu’il en faut pour vous plonger en Dieu par un anéantissement tant de vous-même que de tout autre chose.

Vous dites bien que Dieu vous a mise dans le chemin de la croix pour éloigner le monde de vous, et vous de toutes les créatures. Hélas! Où seriez-vous à présent si toutes choses étaient allées du train qu’elles avaient commencé ? Vous le verrez un jour. Suivez donc cette voie avec fidélité, et vous dégagez de toutes les créatures, excepté de celles que Dieu vous oblige d’aimer pour l’amour de Lui : c’est ce qu’Il demande de vous, et que vous ne Lui avez pas encore assez donné.

Vous dites bien que vous ne vous êtes pas encore donnée totalement à Dieu, si ce n’est de désir et de bonne volonté. Mais Il veut la réalité et l’effet, et que vous parveniez en un état où vous ne voyiez plus rien pour vous sur la terre, et que vous ne preniez plus intérêt à rien, sinon à ce que Dieu soit tout et vive uniquement en vous. C’est beaucoup demander à une personne séculière, étant engagée dans le monde ; mais ce n’est point trop pour une âme chrétienne à qui Dieu a fait tant de grâces, et qu’Il a retirée [271] de l’abîme de la vanité pour l’écrire au nombre de Ses amis.

Ne vous arrêtez point aux austérités corporelles, puisque Dieu vous prive de la santé nécessaire pour cela. Mais au lieu de ces austérités, Il demande que vous soyez fidèle à mourir dans toutes les occasions qui se présenteront dans lesquelles la nature sentira de la contrariété. Ne prenez jamais rien comme venant des créatures. Recevez tout de la main de Dieu, et regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. Cette divine volonté est partout, excepté dans le péché.

N’ayez pas peur de la mort : vous n’êtes pas prête pour cela. Mais quand il plairait à Dieu de vous retirer, abandonnez-vous à Sa miséricorde, et ne vous souciez que d’aimer en mourant. Je vous avoue qu’il faut être plus morte que vous n’êtes à présent pour ne plus réfléchir ni sur la vie ni sur la mort. Vous avez bonne volonté. Dieu vous a attachée, et non pas encore clouée à la croix. Vous avez mortifié quelque chose ; mais à dire vrai, vous êtes encore quasi toute à vous-même, et il est nécessaire d’être morte pour passer en Dieu.

C’est là le passage qui arrête quasi toutes les âmes dévotes, car lorsqu’il faut entrer dans les pertes universelles et passer par des chemins inconnus : ni hommes ni femmes n’y peuvent presque entrer, car personne n ne veut se perdre à soi-même. Chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, les autres en bonnes œuvres extérieures. Mais il [272] faut mourir et tout abandonner. Mon Dieu, qu’il s’en trouve peu !

Je vous dis tout ceci pour vous persuader de vous avancer et de ne mettre pas v otre perfection dans les hautes choses et élévations d’esprit, mais dans une parfaite mort à vous-même et dans un total abandon entre les mains de Dieu pour disposer de votre vie, de votre honneur, de votre santé et de vos biens comme il Lui plaira. Que vous ayez le temps de faire oraison ou que vous ne l’ayez pas, pourvu que votre cœur soit tout à Dieu en tout et partout, c’est assez.

Vous verrez, en lisant mon livre, où il faut venir pour arriver à Dieu. La mort et l’abandon ne sont pas votre fin, mais il faut passer par là pour y arriver. Je crois qu’en voilà assez pour cette fois.

3. Vous dites que vous êtes toujours dans le néant… (1673 ?).

Vous dites que vous êtes toujours dans le néant, et que vous y retournez aussitôt s’il vous arrive d’en sortir. Je suis bien aise que vous m’ayez donné occasion de vous parler sur ce sujet, qui est un des plus importants de la vie spirituelle.

Il est vrai que Dieu nous avait tirés du néant par Son amour et par Sa grâce, par laquelle nous étions et nous vivions en Lui ; mais depuis que [273] nous en sommes sortis par le péché, nous sommes retournés dans le chaos du néant, non pas de celui de notre être naturel, mais de notre être surnaturel. En sorte que nous n’avons été plus rien à Dieu ni en Dieu selon cet être surnaturel et de grâce, mais nous avons pris dans la région du péché un être tout opposé à Dieu, dans lequel nous avons vécu tout à nous-mêmes, n’ayant d’autre principe de notre vie que notre amour propre qui a tellement pénétré tout notre être naturel qu’il est devenu tout tourné au mal, et toujours porté à ne chercher que soi-même en toutes choses ; et ce venin s’est glissé si avant qu’il est arrivé jusqu’au centre de notre âme, comme nous l’avons si souvent éprouvé.

Voilà l’état dans lequel Dieu nous a trouvés, lorsque, par Sa grâce et miséricorde, Il nous a appelés à Lui. Nous étions dans l’incapacité de nous élever vers Lui, qui est notre unique bien. Il a été nécessaire qu’Il nous ait donné Ses grâces et Ses lumières pour nous faire traverser ces régions de mort et de ténèbres dans lesquelles nous étions éloignés et écartés. Il a fallu donner beaucoup de combats, et souffrir les horribles répugnances que la nature corrompue a ressenties en se dépouillant de ce qu’elle avait de plus cher. Et après que Dieu nous a tirés de ces ténèbres et misères pour nous mettre dans une région de lumières par le moyen desquelles nous avons vu quelque étincelle des beautés de Sa Majesté, et connu que c’est pour Dieu seul que nous sommes et que nous devons vivre, Il nous a fait faire des résolutions de retourner à Lui tout à fait, et au prix de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons, pour nous remettre en Son entière et absolue conduite, ne prenant [274] plus de règle en toutes choses que Sa seule volonté.

Voilà par où il a fallu commencer le voyage vers Dieu, lequel ne finira point que dans la pleine jouissance véritable et réelle de Dieu, de la manière qu’on la peut avoir en ce monde. Mais pour arriver à cette jouissance, il faut que l’homme perde cet être de propriété duquel il s’est revêtu dans l’état et la vie du péché, et qu’il soit revêtu de l’être de la grâce, qui le fasse vivre et opérer selon Dieu seulement, et non plus pour ses propres intérêts.

Or, afin que l’être de propriété et de péché soit détruit, il est nécessaire que la créature soit réduite au néant de tout ce qu’elle avait de propre sans rien excepter. Et d’autant que cela a une étendue presque infinie à laquelle nous ne pourrions jamais atteindre, Sa divine Majesté, qui nous attire à Lui et qui veut nous donner toutes les dispositions nécessaires pour y arriver, nous fait entrer et nous présente mille occasions de mourir à nous-mêmes pour détruire cet être de péché et d’amour propre.

Ceci nous doit arrêter un peu, afin que je vous dise un secret des plus importants de la vie spirituelle sur lequel on ne s’avise guère de réfléchir, qui est que, depuis qu’une âme s’est abandonnée à Dieu et à Sa conduite, tout ce qui se fait désormais en elle et à l’entour d’elle, au-dehors et au-dedans, soit par Dieu soit par les créatures, soit bien soit mal, tout cela est tellement ordonné par la volonté de Dieu, à dessein de réduire cette âme dans l’état où Il la veut, que de s’en détourner et ne se pas accommoder à soutenir tous ces effets de la divine conduite, c’est empêcher Dieu d’accomplir en nous Ses desseins. Et faute de s’y rendre fidèle, nous voyons un [275] très grand nombre de personnes, fort excellentes d’ailleurs, qui rôdent le reste de leur vie sans avancer davantage, encore qu’elles voient par expérience qu’il y a encore fort à faire.

C’est ce point-là que je vous donne pour réponse à la vôtre, afin que vous vous rendiez si soumise à tout ce que Dieu fera en tout et par tout ce qui vous regarde, que, n’y prenant et n’y voyant que Sa seule volonté, la vôtre se fasse tout aussitôt une avec celle de Dieu. Laissez-vous mener partout où il Lui plaira, en peines, en tentations, en chagrins, par les impuissances à s’élever à Dieu, dans les vues de votre perte, dans les craintes de la mort, enfin dans la dernière misère de vous voir et de vous sentir toute seule comme un néant et comme s’il n’y avait rien au monde pour vous : c’est à tout cela qu’il faut vous résoudre, si vous voulez être en état d’approcher et de vous unir à Dieu. Et cet état de néant et d’extrême abandon et pauvreté n’est que le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection : c’est pourquoi Il le purge et le purifie par tant de manières. Car sachez qu’il y a encore une espèce de purgatoire à traverser, où les âmes sont purgées de toutes les affections terrestres et élevées aux inclinations des choses célestes. Et cet état de privation est divers dans les âmes selon qu’il plaît à Dieu, mais il n’y en a aucune qui arrive à l’union parfaite de Dieu qui n’y ait passé selon ce qu’il a plu à Dieu. C’est pour cela que tout ce qui fait mourir la nature est très bon et très utile.

Lorsque l’âme est purgée des restes du péché, Dieu S’établit une demeure en elle et Se [276] fait dans son fond comme une même chose avec elle par le moyen de la grâce, en sorte qu’Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions et de sa vie. Et après Il l’élève encore au-dessus d’elle-même dans une véritable jouissance de Sa divine présence réelle, qu’elle expérimente et qu’elle goûte, quoique avec beaucoup de différence de la béatitude.

Quand vous serez là, je vous dirai ce qui vous arrivera et ce qu’il vous faudra faire. Servez-vous de tout ceci comme vous pourrez. Les vrais morts et les vrais abandons ne se font et ne se passent bien qu’en solitude : c’est Dieu qui les opère dans l’âme lorsqu’elle est seule à seul avec Lui. Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. Adieu.

4. Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix  (1674 ?).

Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix : c’est parce qu’Il ne veut vous donner de quoi vous appuyer, jusqu’à ce que vous soyez arrivée au bout du chemin qu’Il veut que vous fassiez pour Le posséder parfaitement. Sa divine Majesté opère merveilleusement en nos âmes par les souffrances. Si nous savions bien nous y soumettre et Le suivre par où Il nous conduit, nous nous trouverions infailliblement au terme qu’Il nous a désigné, sans que nous nous en soyons presque aperçus. Cette amertume que [277] la nature trouve dans les souffrances, la fait retirer avec ses inclinations aux choses créées, et la purifie des impuretés qu’elle a contractées par leur commerce. Je ne vous dis pas ceci pour vous persuader d’aimer tout ce qui vous fera souffrir. Je crois que vous savez bien que c’est par là qu’il faut passer pour mourir à soi-même et pour arriver à Dieu : ce qui se fait d’autant mieux que les croix sont plus sensibles et plus pesantes.

Il n’y a qu’à les porter lorsque Dieu les a mises sur nos épaules, car leur poids opère sur nous par lui-même, sans autre application ni effort de notre part que la soumission à la volonté et aux ordres de Dieu. C’est cette simple soumission qui, nous unissant à la volonté divine, fait que Dieu opère secrètement en nous et qu’Il fait Son ouvrage, pendant que la nature corrompue est forcée de se purifier sous ce divin pressoir et de se vider de ses inclinations qu’elle avait vers les créatures. C’est pourquoi l’on doit se rendre attentif dans ce temps précieux pour n’en perdre pas un moment s’il est possible. Il n’y a autre chose à faire pour cela qu’à soutenir ce poids en paix et en repos, tant qu’il plaira à Dieu. Car c e ne sont pas nos propres efforts qui nous font atteindre à Dieu : il faut que ce soit Sa divine opération qui nous y fasse entrer. Et pour nous disposer et nous rendre capables d’un si grand bien, Il nous purifie par ces morts, ces abandons et ces croix, dans lesquelles Il crucifie et fait mourir en nous le vieil Adam, qui est notre amour propre, l’ennemi de Dieu et de Jésus-Christ, qui ne peut être le maître ni régner en nos âmes, pendant que Son ennemi y aura sa demeure.

Ce n’est donc pas tant par notre industrie [278] et par nos opérations que nous devons parvenir à la perfection à laquelle Il nous destine, selon la mesure des grâces qu’Il nous a données et nous donne continuellement pour cela, que par une fidèle correspondance à suivre les divines opérations, en nous laissant aller à ce que Dieu fait en nous, soit par la rigueur des souffrances, soit par l’attrait de la douceur de Ses grâces, qui nous élèvent, lorsqu’il Lui plaît, au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes, pour nous faire goûter dans la plénitude du repos inconcevable, la grandeur des richesses de la gloire qu’Il a préparée pour ceux qui se consommeront totalement pour Son divin amour.

En toutes ces deux manières, l’action de la créature est plus à soutenir Dieu et tâcher de ne point mettre d’obstacles à Ses desseins et à Sa divine opération, qu’à s’efforcer pour se mêler d’avancer par soi l’ouvrage de Dieu en elle ; et son occupation ne doit proprement s’étendre en ce temps-là qu’à recevoir vitalement et comme avec appétit les impressions de Dieu, sans chercher ni vouloir savoir où elle mèneront, et à quoi s’aboutira tout ce négoce. Car ici l’âme ne doit plus regarder rien pour soi, ni avancement, ni perfection, ni aucun autre intérêt, mais seulement celui de Dieu, qui veut anéantir tout ce qui lui est propre pour S’introduire Lui-même et Se faire un avec elle afin de lui servir de premier principe de sa vie et de ses actions.

Vous faites bien de vivre à chaque moment de ce qui se fait et passe, faisant que votre volonté veuille cela, parce que celle de Dieu le veut aussi. Il ne faut pas d’autre occupation. Et c’est n’être pas seulement passive, car cette [279] union actuelle, et comme vivante, de votre volonté à celle de Dieu dans tout ce qui se passe par Son ordre, est une action, ou, si vous voulez, une vie qui nous fait vivre sans cesse unis à Dieu. Il n’est pas besoin de faire autre chose ni d’autres actes.

Il ne se faut pas former une idée du néant dans lequel il faut entrer, parce que tout ce que nous pouvons avoir en objet par notre pensée, soit de Dieu, soit de l’abandon, soit du néant, n’est point une chose qui puisse faire notre bonheur; puisque ce n’est qu’un effet de notre pensée, et Dieu est encore au-delà de tout ce que nous pouvons penser. L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés : nous y vivons et demeurons, comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau sans l’aller chercher hors du lieu où ils sont.

Lorsque les tentations et les passions nous tirent de ce repos et de cette mort, pour nous rappeler au-dehors et pour rallumer le feu de nos inclinations naturelles et corrompues, il ne faut point s’enfuir pour chercher à se cacher dans le repos et dans cette paix de l’âme qui tenait toute l’humanité en bon ordre. Il faut soutenir, dans la pauvreté et stérilité de votre âme, les combats que les racines de corruption et de péché, qui ne sont pas encore mortes, vous présentent. Il ne faut pas aussi vous amuser à les combattre par violence, mais, les soutenant comme des effets de la volonté de Dieu, empêcher que votre volonté ne se laisse aller à ce qu’elles demandent de vous, parce que Dieu veut que Sa grâce surmonte le péché en son propre trône, et qu’elle le chasse du fond de l’âme qui en était [280] infectée et empoisonnée. Ce qui se fait lorsqu’on soutient, par la vertu de cette même grâce et par une généreuse fidélité, ces attaques qui semblent vouloir tout renverser en un seul moment ce qu’on a jamais eu de bon. Il n’y a qu’à souffrir et soutenir toutes ces attaques et tous ces troubles sans s’y laisser aller.

5. Vous n’avez qu’à travailler à détruire… (1674 ?).

Vous n’avez qu’à travailler à détruire le principe qui vous fait faire des fautes. Il faut que l’indifférence que vous dites que vous avez pour toutes choses, vienne de ce que tout ne vous est rien et qu’il n’y a que Dieu qui vous est toutes choses, auquel et duquel vous devez vivre par dessus tout. Car la simple indifférence de la seule raison naturelle est comme plusieurs philosophes l’ont eue : ce n’est pas assez pour une âme chrétienne, qui doit agir et vivre par des principes surnaturels. Laissez anéantir en vous-même toute l’activité naturelle, afin de passer par le moyen de la foi. Mais soyez ferme, et vous arriverez où est la vraie lumière.

Ne vous ennuyez526 pas. Le chemin est aussi long qu’il plaît à Dieu et que nous sommes fidèles à marcher et avancer toujours, nonobstant les doutes et les craintes que le démon et la nature nous présentent pour nous épouvanter, sous prétexte de craindre de se perdre, de s’abuser et de se tromper. Il faut traverser tout ce qui arrive de plus fâcheux en ce temps-là, peines, [281] tribulations, tentations, et toutes autres choses fâcheuses, et avancer toujours sans s’arrêter à quoi que ce soit. Il faut que tout vous soit bon : doux et amer, vert et sec. Vous ne devez chercher qu’à vous perdre en Dieu ; et tout vous y aidera, excepté l’amour propre, qui ne sait ce que c’est de se perdre.

6. Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. (1674 ?).

Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. Si vous saviez combien le chemin est long pour trouver Dieu comme Il veut Se donner à nous, vous ne vous amuseriez pas. Qui peut se perdre soi-même a trouvé le vrai et droit chemin. Mais la pratique en est si difficile à la nature qu’elle ne peut souffrir que nous y entrions ; et néanmoins grands et petits y passent pour arriver à Dieu. Tâchez de vous écouler au travers des petites peines que Dieu vous enverra en les soutenant amoureusement et fortement.

7. Il ne faut faire autre chose durant la maladie… (1674 ?).

Il ne faut faire autre chose durant la maladie qu quee de soutenir en paix et repos le poids que Dieu fait sentir et supporter, sans vouloir ni hausser ni abaisser rien de ce qu’on souffre, en l’offrant à Dieu ou en s’humiliant. C’est assez qu’on accepte Sa volonté ; et c’est à Lui à en [282] faire l’application et à en tirer le fruit qu’Il veut, qui est d’anéantir les propres lumières et efforts de la créature, et Se rendre le maître de sa conduite, sans qu’elle sache où Il la mène, ni à quoi Il veut terminer cette affaire. C’est assez, encore un coup, qu’elle aille avec Lui, et qu’elle Le suive chargée de son fardeau et de sa croix. En voilà assez pour une malade.

8. Je suis bien aise, ma très chère fille… (1674 ?).

Je suis bien aise, ma très chère fille, que vous ayez fait amitié avec N. Faites ce que vous me dites que vous êtes résolue de faire, car il se faut donner à Dieu tout à fait, et sans aucune réserve, conservant toujours à un chacun ce qui lui est dû, car si vous vouliez vivre en religieuse, vous vous tireriez de la volonté de Dieu. Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille, tenant votre cœur dégagé, pour être toujours libre pour le donner à Dieu dans tous les emplois que votre obligation demandera de vous, hors desquels vous pouvez et devez le laisser écouler en Dieu de toute son étendue et de toute sa force, oubliant tout le créé pour vous abîmer dans l’infini Objet qui est le Bien souverain où toutes les créatures raisonnables se doivent perdre, pour n’être plus à soi-même, mais pour devenir une même chose avec cette mer immense de tous biens. [283]

9. Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut ..? (1674 ?).

Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut pour Se donner totalement à vous ? Jusque ici, vous avez roulé dans les bons désirs et dans quelques pratiques de mort ; mais vous n’êtes pas encore entrée dans la perte totale de vous-mêmes, où il n’y a plus rien de la créature, et où Dieu règne purement après des agonies qu’Il a fait supporter à l’âme, qui sont inconcevables à ceux qui ne les ont pas éprouvées.

Mais comme Sa Majesté a mis une mesure à toutes Ses grâces, et qu’Il destine un chacun au degré de sainteté conforme à la mesure de Sa grâce, chacun doit travailler à remplir Son dessein et à se conformer à cette mesure de sainteté qu’Il nous a destinée. Il y aura de quoi contenter tout le monde, puisque tous Le posséderont parfaitement et autant qu’ils le voudront.

10. …Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. (1674 ?).

Je vous ai écrit depuis peu. Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse Ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ5271.

[284] Il est vrai que nous avons toujours tant à travailler, pour passer par la mort et par l’anéantissement de nous-mêmes à la vraie vie et au tout de Dieu, qu’on a toujours grand sujet d’en parler, et d’exciter les âmes que Dieu attire à Soi à entrer et s’avancer dans ces chemins de mort où la nature ne voit goutte, parce qu’il faut contrarier tous ses sens et se dépouiller de tout ce qui leur est agréable.

Si l’on pouvait bientôt traverser cette mort et cet anéantissement de toutes choses, Dieu qui nous attire sans cesse à Lui, ne manquerait pas de Se communiquer à l’âme et de la remplir de tout Soi-même. Mais c’est un abîme si profond que notre amour propre nous a causé, qu’il n’a presque point de fond. Il est vrai que le poids des croix que Dieu envoie dans la vie à ceux qu’Il veut sanctifier, les fait merveilleusement avancer dans l’expérience de leur propre néant et détruit cet amour de nous-mêmes qui nous éloigne de Dieu.

Travaillez avec la grâce à ne prendre rien hors de Dieu, si ce ne sont les souffrances et les humiliations ; et encore, il faut les recevoir et les porter en Dieu. Il ne doit y avoir rien hors de Dieu, qui nous doive attirer ni émouvoir. C’est assez que nous supportions tout ce qui arrive : s’il est fâcheux, avec patience ; s’il est agréable, en le rapportant à Dieu, sans s’y arrêter.

11. Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre… (1674 ?).

Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre, pendant que je suis en vie, les détours qui empêchent les âmes que Dieu attire à Lui, et qui font qu’elles n’y arrivent que fort tard, et quelquefois point du tout, au moins selon le degré de perfection que Sa divine Majesté leur avait destinée.

Un des plus grands qui se rencontrent, c’est que les personnes dévotes qui ont lu plusieurs livres spirituels et mystiques, voudraient entrer par leurs propres efforts dans les états fort hauts et relevés qu’elles ont trouvés dans ces livres. Et comme leur état n’est pas encore d’une si haute portée, et que c’est une maxime véritable que nous ne pouvons agir qu’autant que nous sommes en vertu et puissance intérieure, de là vient que ces personnes font des efforts inutiles et languissent toute leur vie, sans s’avancer vers ce qu’ils désirent de tout leur cœur. C’est une des causes qui fait que plusieurs âmes se dégoûtent et quittent tout, s’imaginant que la vie spirituelle n’est pas ce qu’elles avaient cru.

Ce malheur vient de ce qu’elles ne savent pas que Dieu veut qu’après que nous nous sommes servis de nos propres efforts et de toutes nos puissances pour nous retirer de l’esclavage du péché par l’acquisition des vertus, et que ces mêmes puissances étant épuisées à force de s’écouler [286] en Dieu par l’activité de leur amour, Dieu, dis-je, veut qu’elles cessent cette façon d’agir pour entrer par les obscurités de la foi dans un abandon universel de tout elles-mêmes et de tout ce qui les regarde. Et pour les y mieux faire entrer, Il retire Son concours sensible et laisse l’entendement et la volonté comme à sec et sans pouvoir se mouvoir ni de côté ni d’autre ; et, comme si tout ce qui s’est passé en ces âmes était un songe, elles demeurent à elles-mêmes sans savoir que devenir. Mais si elles savent bien faire usage de cette disposition, c’est ici où elles doivent se préparer pour recevoir un jour les trésors du ciel.

Il faut donc qu’elles veuillent cela même et qu’elles se laissent sous ce pressoir de la volonté et opération de Dieu, qui les veut purifier jusques au fond et en tirer toutes les racines de l’amour propre. Et au lieu de vouloir s’efforcer pour s’élever au-dessus de soi et de tout ce qui se passe en elles, [ce] qui est assez souvent fort fâcheux parce que la nature corrompue se réveille, elles doivent se laisser anéantir, et porter avec foi et vigueur tout ce poids qui semble être tout péché. Car l’âme ne ressent ici que sa propre misère, qui l’accable comme un poids de dessous, lequel il lui semble qu’elle ne pourra jamais sortir. Aussi faut-il que ce soit Dieu qui l’en retire, pour Se faire goûter à Sa créature d’une manière plus excellente qu’elle n’avait jamais éprouvée. Cela dure tant qu’il plaît à Dieu et quelquefois assez longtemps. Mais il faudra y être replongée plusieurs fois, et plusieurs fois d’autant plus excellemment relevée que le fond de l’âme aura été plus purifié.

Il faut remarquer que, quoique ce soit [287] Dieu qui fait ceci comme premier principe et agent principal, Il le fait néanmoins toujours conjointement avec l’âme qui s’abandonne à l’action de Dieu et agit par elle. On ne doit donc se mouvoir que par ce principe, ni vouloir autre chose que ce qu’Il fait en nous. Car Dieu, par Sa grâce, Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes pour y mettre Sa grâce, qui fait de notre être naturel purifié un être surnaturel et déiforme, selon lequel Dieu vit en nous et nous ne vivons qu’en Lui et par Lui. En voilà assez pour cette fois.

12. Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle g énérale… (1674 ?).

Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle g énérale que vous puissiez suivre toujours, tant pour la messe que pour la sainte communion. Vous ne me dites pas quelle difficulté vous y avez. Mais si ce n’est que pour satisfaire au précepte de l’Église, vous y satisfaites en allant à l’église à intention d’entendre la messe et assistant réellement lorsqu’on la dit, encore que vous vous occupiez de Dieu, sans avoir autrement votre esprit occupé aux cérémonies ni à tout ce qui s’y fait ; et pour les distractions et divagations qui y peuvent venir, cela n’empêche pas que vous ne vous acquittiez de votre obligation, surtout si vous ne les admettez pas volontairement.

Pour la sainte communion, il n’est pas nécessaire de changer votre façon ordinaire de vous occuper avec Dieu, parce qu’Il est de même partout. [288] C’est l’amour qui est la vraie disposition pour Le recevoir. Aimez-Le selon que le pouvoir vous est donné de pouvoir aimer, et ne vous mettez pas en peine de faire d’autres actes, ni d’autres préparations.

Pour ce que vous dites que vous avez de la peine à trouver la volonté de Dieu dans les troubles que la nature excite au-dedans de vous-même, qui semblent porter tout au péché, sachez que, quoique Dieu ne veuille pas le péché et qu’Il n’y porte point, Il souffre et permet et veut que la créature qu’Il veut purifier, pâtisse non seulement dans l’esprit, en l’élevant par Son divin Esprit et par Sa grâce jusqu’à Sa parfaite jouissance, mais aussi dans la chair et dans toute la partie animale jusque au plus bas étage de l’humanité, en lui faisant part de la vertu de Jésus-Christ crucifié. Marquez ceci : Il retire de cette créature Son concours et Ses grâces sensibles ; Il l’abandonne, ce semble, à toute la corruption de la nature, et permet qu’elle ressente et qu’elle porte toutes les faiblesses, les misères et les bassesses auxquelles le péché l’a réduite, et veut que, dans cet état et ces dispositions, elle détruise et surmonte par la vertu de Jésus-Christ le péché dans le péché même, je veux dire dans toutes les attaques du péché, dans lesquelles on doute si on a péché. C’est assez que la volonté supérieure ne se soit pas déterminée à vouloir toutes les abominations que l’imagination fournit, quoiqu’il semble que toute l’animalité ne goûte et ne veuille autre chose.

C’est donc Dieu qui veut triompher par la fidélité de la créature et par la grâce qu’Il lui donne à soutenir ces peines infernales de Son ennemi, [289] le péché, qui était le prince de ce petit monde, et qui en sera chassé entièrement si on soutient fidèlement en s’abandonnant à Dieu, qui ne permettra jamais que le péché prévale, si on se confie en Sa divine Majesté.

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin : c’est à Dieu à la conduire par où il Lui plaira, pour la faire arriver au terme qu’Il lui a destiné. Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu, qu’Il nous manifeste par ce qui se passe en nous et hors de nous, car, excepté le péché, la volonté de Dieu est partout. Qu’Il mette en repos, en passiveté, au néant : tout cela n’est point encore Dieu, et il faut Le trouver au-dessus de tout cela. Et tant que nous pourrons nous former une idée de notre voie et de notre manière de nous tenir avec Dieu, nous ne sommes pas encore bien perdus à nous-mêmes. Ceci est beaucoup dire à une personne qui a beaucoup peur de se perdre, mais puisque Dieu vous y mène par la croix, ne vous souciez que de marcher par là, sans voir où cela s’aboutira.

Il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir se faire son chemin, et c’est néanmoins ce qui est assez ordinaire dans la vie spirituelle. On se veut mettre dans des états qu’on a vus dans des livres ou des écrits, et Dieu veut mener par ailleurs. Je vous ai dit que nous ne saurions avoir une plus assurée connaissance de la voie de Dieu sur nous et de Sa divine volonté, que ce qui se passe en nous et à l’entour de nous, sans que nous l’ayons fait ni recherché, [290] et par conséquent il faut vouloir et s’accommoder à tout cela. Les imperfections même dans lesquelles on tombe, servent à nous faire ressentir la peine du péché. Ce n’est pas qu’on ne doive faire mourir en nous la cause de ces imperfections et vaincre dans l’occasion ; mais, lorsqu’elles sont commises, il faut supporter la peine qu’on en ressent au-dedans et s’en confesser à la première occasion.

Vous voudriez savoir si Dieu vous aime ou non : ce n’est pas ce que doit chercher une personne abandonnée à Dieu, non, pas même à l’heure de sa mort. Si vous vous confiez en Dieu, laissez-Le faire : votre affaire est de L’aimer et de mourir à tout.

13. …un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle… (1674 ?).

Je vous mandais dans ma dernière lettre, chère fille, qu’il y a un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle et qui ne parviennent point à l’intime et réelle union avec Dieu, parce qu’ils s’y veulent introduire par leur propre industrie et leurs propres efforts ; au lieu qu’ayant épuisé tous ces mêmes efforts pour s’écouler vers Dieu, et sentant qu’ils ne peuvent avancer davantage d’eux-mêmes, ils devraient se contenter de leur impuissance et soutenir la privation que Dieu leur fait de Son concours sensible, afin de les réduire à s’abandonner à Lui par la foi, et à demeurer dans les ténèbres et dans l’impuissance d’agir ni de se mouvoir. Mais faisant le contraire, ils se tournent de tous côtés pour se tirer de cette [293] presse où ils se trouvent, et ne font rien que s’enfoncer davantage dans l’obscurité et la peine.

Ceux de qui je veux parler aujourd’hui, sont tout à fait opposés à ceux-ci qui, ayant lu dans les livres spirituels qu’il faut anéantir toute l’activité de la créature et que ce soit Dieu qui fasse tout en elle, se jettent d’eux-mêmes dans un certain état qu’on peut appeler d’oisiveté, où ils disent qu’ils anéantissent toutes choses, et demeurent là sans rien faire, croyant arriver à Dieu par ce moyen. Ils se persuadent que ce repos vaut mieux que tous les efforts qu’on puisse faire. Parce que, disent-ils, la créature ne pouvant atteindre Dieu réellement par son opération, il faut qu’elle attende en cette disposition d’anéantissement qu’Il l’élève par Son opération à un état plus haut et [parce] qu’il n’y a rien de meilleur pour elle que de se tenir ainsi anéantie devant Dieu, puisque après le néant il n’y a plus rien à faire pour elle. C’est en ce point où s’arrête la plus grande partie de ceux qui croient être plus avancés dans la vie mystique.

C’est un manquement irréparable de se mettre soi-même en cet état qui ne doit venir que de l’épuisement de toutes les puissances de l’âme à force de s’écouler en Dieu tant par la vue de tous les divins mystères que par l’acquisition des vertus, et enfin par l’exercice de l’amour qui l’ayant fait surpasser toutes les raisons et considérations qu’elle pourrait avoir pour se donner à Lui, l’a réduite dans une simplicité et unité si grande qu’il semble qu’elle ne peut plus passer outre et qu’elle ne voit plus rien que Lui vers qui elle puisse tendre. Mais ne pouvant rien faire davantage, elle est contrainte de [294] succomber devant la Face divine, qui la cache du voile de la foi, et la réduisant dans une impuissance d’agir et de s’élever vers Dieu par ses propres efforts ordinaires, la laisse à soi-même et permet que, dans une pauvreté de toutes les lumières et secours spirituels, ses ennemis viennent fondre sur elle pour achever de l’accabler par des peines si horribles et des tentations si étranges que, se croyant perdue, elle se sent attaquée de désespoir. Elle n’a pas même la force ni le courage de se tourner à Dieu, qui la laisse ainsi en proie à ses ennemis ; la nature corrompue, qui semblait être morte, se réveille et lui fait éprouver des combats bien plus furieux que ceux qu’elle a soutenus dans le commencement de sa conversion. Elle ne voit plus rien, ni en haut ni en bas, sur quoi elle puisse s’appuyer ; et toutes les autres peines qu’il faut qu’elle souffre, sont si grandes et en si grand nombre qu’il faudrait un livre pour les expliquer.

Il n’y a guère d’âmes qui arrivent à la souveraine et dernière union avec Dieu qui ne passent par ce purgatoire, qui est plus long et plus affreux selon que Dieu veut élever davantage les âmes dans la jouissance qu’Il leur veut donner de Soi-même dans cette vie. Ce purgatoire et ces peines sont données à ces âmes pour purifier leur fond de la corruption du péché, et pour les rendre capable d’une vie toute divine qui leur est donnée par la grâce, qui les trouvant ainsi purifiées les pénètre dans la suite du temps dans une plénitude entière, en leur donnant un être surnaturel par lequel elles opèrent d’une manière digne de Dieu.

C’est pourquoi les directeurs de ces personnes qui sont ainsi traitées de Dieu doivent [295] bien prendre garde de ne les tirer de leur voie ni de ces peines, ni elles de s’en vouloir retirer en agissant et se servant de leur propre industrie pour reprendre leur activité première, ni leur simple tendance vers Dieu. Car toute leur affaire est au fond d’elles-mêmes, où Dieu opère secrètement par tout ce qu’elles ressentent de plus fâcheux dans la partie inférieure où elles sont pour lors toutes réduites, ne leur restant que leur simple bonne volonté, et qui même ne se sent pas quelquefois. Mais il n’importe : il n’y a rien à faire pour elles, quoi que ce soit qui se passe en elles, sinon de soutenir tout ce poids d dde la main de Dieu qui les tient sous ce pressoir, pour en faire sortir ce soi-même qui est l’amour propre, que le péché a si profondément enraciné en elles qu’il n’y a que Dieu qui l’en puisse arracher. C’est ce qu’Il fait en les jetant dans ces états de misères où elles croient être perdues.

Il y a bien de la différence entre les peines passagères qui arrivent ordinairement aux âmes dévotes en toutes sortes d’états, et entre celles-ci qui vont jusqu’à la moelle des os ou jusqu’à la substance de l’âme, s’il est permis de parler ainsi. Les autres sont pour peu de temps. Celles-ci durent quelquefois plusieurs années, et même sont réitérées assez ordinairement, parce qu’il se trouve peu de personnes qui puisse les soutenir ou assez longtemps ou assez fortement pour pénétrer toute l’âme et la purifier entièrement. Outre qu’elles peuvent toujours recevoir de nouveaux degrés de purification, selon lesquels la grâce s’étend aussi de plus en plus en elles, et les rend capables de jouir plus parfaitement de Dieu, parce que leurs opérations par lesquelles elles jouissent de Lui sont d’autant [296] plus nobles et plus étendues que leur être surnaturel et divin s’est amplifié par la grâce, les opérations devant suivre la grandeur de l’Être d’où elles sortent et du Principe qui les produit.

Vous pouvez juger de ce que je viens de vous dire que ce n’est pas aux âmes à se jeter elles-mêmes dans ces états passifs, mais il faut attendre que Dieu les y mette, et qu’aussi il ne faut pas s’en tirer lorsqu’Il y a mis, mais s’abandonner à Sa conduite et demeurer dans ce dépouillement de toutes choses et dans cette pauvreté spirituelle autant qu’il plaira à Dieu et de la manière qu’Il voudra, se laissant abîmer dans son néant, duquel Il retire lorsque Sa divine Majesté le juge à propos.

Je sais bien que ceci n’est pas suffisant pour satisfaire des âmes qui seraient dans ces états pénibles, où elles auraient besoin presque continuellement d’être soutenues par des personnes expérimentées. Néanmoins si elles se veulent bien persuader qu’il ne faut que se perdre et s’abandonner et se laisser abîmer aveuglément par les divines opérations, sans regarder ce qui en arrivera ni où on les mène, elles se pourraient passer de tout. Il est vrai qu’il faut beaucoup de foi et de force pour soutenir toujours et pour outrepasser une infinité de doutes et de craintes qui se présentent. Les divers[es] rencontre[s] de la vie où il faut mourir aident beaucoup, conduisant à cette disposition si on est fidèle à les supporter dans la conformité à la volonté de Dieu, laquelle doit être notre règle en toutes choses, soit pour agir soit pour pâtir.

Je vous écris ces choses afin que, si je meurs devant528 vous, vous ayez au moins cela qui pourra vous servir. Je pourrai avec le temps vous parler plus au long de cet état de purification entière dans laquelle le vieil Adam est mis à mort et par laquelle on passe à une vie meilleure et fondée en Jésus-Christ, auquel nous sommes faits semblables par Sa grâce, et notre nature humaine est toute renouvelée et réformée, en telle sorte que c’est Lui qui vit et opère en nous, et non plus ce nous-mêmes de propriété et d’amour propre, qui nous a fait vivre si longtemps sous l’esclavage du péché, duquel nous avons été délivrés par Jésus-Christ. Je prie bien Dieu pour vous.

14. Vous … appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ… (1674 ?).

Vous devriez bien, chère fille, vous appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ que sur la parole des hommes, pour vous assurer de la bonté de votre voie, qui sera toujours très certaine tant que vous vous tiendrez attachée au Principe et à l’Auteur de notre salut, en faisant avec humilité tout ce que vous pourrez pour Le suivre par tous les chemins difficiles qu’Il vous présentera pour vous conduire au Calvaire, où il faudra mourir avec Lui sur la Croix. Je ne puis vous rien dire de plus certain, ni vous donner une marque plus assurée de Son affection que les croix et les peines qu’Il vous envoie.

Et quoiqu’il y ait parmi ces peines des choses [291] qui semblent vous porter à ce qui déplaît à Dieu, néanmoins si vous les soutenez comme des effets de Sa volonté, laissant ce qui Lui pourrait déplaire, et retenant votre volonté en sorte qu’elle ne descende pas vers le péché, tout cela vous servira à vous sanctifier et à purifier votre âme des choses qui sont contraires à Dieu, qui veut que nous triomphions par Sa grâce du péché dans ce qui nous porte au péché.

Pour tout le reste, qui ne semble avoir d’autre effet que d’affliger l’âme, et qui la tient dessous la presse dans une oppression et douleur presque inexplicables, il ne faut que soutenir ce poids le mieux que vous pourrez. Portez ce chagrin et cette tristesse avec force et patience : c’est la main de Dieu, qui est d’autant plus proche de vous que cela vous est sensible. Mais aussi il n’y a rien q ui pénètre si bien le fond de l’âme et qui le prépare si dignement, que ces angoisses intérieures, de quelque part qu’elles viennent. C’est bien en ce temps qu’il faut être passif, sans faire autre chose que soutenir, vouloir et suivre, en se laissant aller où Dieu nous conduit par cela, encore que nous ne sachions pas où c’est. Mais il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. Il ne faut rien faire pour nous tirer de cette presse, il faut rendre l’âme à Dieu et faire mourir dans ce gibet le vieil homme avec son amour propre. Cela dure quelquefois assez longtemps, mais non pas toujours dans de si grandes agonies. [292]

Il n’y a autre chose à faire durant tout ce temps. Tout cela est votre oraison, votre pratique, vos exercices et le reste. Vous pouvez et devez faire vos pratiques extérieures accoutumées, comme s’il ne se passait rien en vous. Vous pouvez aussi vous soulager pour ce qui regarde le corps, plus qu’en un autre temps. Je ne manquerai pas de prier Dieu qu’Il vous fasse une âme d’oraison et qu’Il vous aide à porter votre fardeau.

15. Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix… (1674 ?).

Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix, comment voudriez-vous qu’Il consommât Sa rédemption en votre âme et en votre corps ? Il a rempli par Sa mort les obligations dont Il S’était chargé pour la rédemption de tout le genre humain. Mais pour le salut et rachat d’un chacun de nous, il est nécessaire qu’Il nous fasse participants de Sa Croix et qu’Il nous y fasse mourir, afin que nous Lui soyons semblables et qu’Il nous fasse aussi ressusciter avec Lui, en nous faisant participants de Sa vie divine. Ne vous étonnez donc pas de voir qu’Il vous attache si souvent à la croix : c’est parce qu’Il veut que vous y mourriez bientôt afin de vous donner cette divine vie qu’Il vous a préparée. Les croix qui vous approchent le plus de la mort sont les meilleures pour vous. La nature y souffre à la vérité de furieuses [298] agonies, mais il faut passer par là, et toutes ces peines cessent après la mort.

C’est en ecore où vous mène ce désert où vous êtes, dans lequel vous ne recevez ni goût ni vie de quoi que ce soit qui se présente à vous. Il ne faut pas même que vous en cherchiez, mais il faut vous laisser anéantir avec les actes de votre propre vie, sans vous mouvoir ni tourner de côté ou d’autre pour vous appuyer. Laissez-vous perdre et abîmer, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien de vous que le seul être naturel qui ne soit soutenu que de la grâce, sans la sentir, et d’une foi toute nue, par la force de laquelle vous souteniez tout ce poids de la main de Dieu autant et aussi longtemps qu’il plaira à Sa divine Majesté. C’est sous cette pesanteur de la grandeur infinie de Dieu qu’il faut que la créature rentre comme dans son néant, et qu’elle rende tout et se purifie de tout ce qu’elle a pris pour elle-même par son amour propre et sur quoi elle s’est appuyée en laissant et oubliant Dieu, son premier et unique principe qui seul la peut faire subsister par Sa grâce et par Sa vertu.

Laissez-vous donc conduire par ces profonds abîmes où toute la nature est aveugle et où il n’y a que Dieu qui y puisse mener. C’est ce qu’Il nous a conseillé lorsqu’Il nous a ordonné de prendre nos croix et de Le suivre529. C’est pour cela qu’Il retire les lumières qu’Il avait accoutumé de donner, pour faire entrer dans les morts qu’Il préparait. Mais lorqu’il faut soutenir une mort totale à toutes choses, Il ôte tout, et lumière et vue et désir. Il faut que tout cesse, et que la créature se rende toute elle-même à Dieu dans son amertume, qui lui semble infinie parce qu’il n’y a rien que d’amer. C’est à cela que [299] vous disposent ces attaques que Dieu vous envoie. Vous seriez heureuse si elles vous pouvaient enfoncer si profondément que vous ne vinssiez jamais à vous-même et que tout fût perdu pour vous, car vous retrouveriez cent fois autant et plus en Dieu que ce que vous auriez perdu. Attendez ce que Dieu fera et vous perdez sans cesse, ne vous arrêtant point à chicaner avec Dieu sur votre conscience. Abandonnez-Lui tout et Le laissez faire.

16. Je vois que la croix vous pèse beaucoup… (1674 ?).

Je vois que la croix vous pèse beaucoup sur les épaules et que vous voudriez vous en soulager en voyant ce que vous faites et où vous marchez. Mais ne voyez-vous pas que, Dieu vous conduisant comme Il fait, vous ne devez pas vous mettre en peine du chemin, puisque vous ne savez pas où Il vous veut mener ? Vos actes, votre application et tout ce que vous devez faire, c’est de demeurer dans votre abandon, dans votre obscurité, et marcher par où Dieu vous conduira. Suivez seulement, et soutenez ce qui se passe en vous-même et ce qui se fait au-dehors de vous qui vous touche. Et prenez tout cela, soit doux ou amer, comme des opérations de Dieu, qui veut purifier le fond de votre âme et le préparer pour sa demeure actuelle et réelle, et pour y servir de principe d’une vie surnaturelle et déiforme qu’Il veut vous donner. Vous ne pouvez empêcher une infinité de pensées [300] de toute façon, qui viennent plutôt de la sécheresse et du vide de la nature, - où elle se trouve en cette grande privation qu’elle a de toutes choses et de Dieu même, - que de quelques objets où le cœur soit attaché. Ainsi il faut laisser voltiger tout cela comme des mouches qui passent et ne s’y pas arrêter.

Ne vous inquiétez pas pour vos confessions. Quand vous ne sentez rien sur votre conscience, vous pouvez sans difficulté vous approcher de la Sainte Table. Si l’on vous a permis autrefois de le faire tous les jours, faites-le. Si vous ne le faisiez pas si souvent, faites-le quatre fois la semaine. Ne vous étonnez pas de vous voir si pauvre et si chétive devant Dieu. Supportez votre misère avec humilité et patience, et Dieu vous fera autre quand il Lui plaira.

Si vous pouvez vous abandonner si parfaitement à Dieu que vous ne veuillez plus prendre soin de vous-même, ni de ce que vous êtes devant Lui, mais Le laisser faire tant pour le présent que pour l’éternité, tous les retours sur vous-même s’évanouiront et vous demeurerez en repos dans les mains de Dieu comme un enfant entre les bras de sa nourrice530. Ne vous mettez donc plus en peine de votre état. Il est bon : soutenez-le seulement en regardant la volonté de Dieu qui l’opère. Mourez à tout le dehors autant que vous pourrez, et ne cherchez point à être autre que vous êtes que quand Dieu le fera. Il n’y a rien autre chose présentement à faire pour vous.

Pour ce qui est de la disposition qu’il faut que vous ayez à l’heure de la mort, c’est celle qu’il faut que vous ayez présentement, qui est de demeurer et de vous laisser entre les bras de Dieu sans vous mettre en peine de ce qu’Il voudra faire. [301] Ne retournez plus à la recherche de ce qui s’est passé en votre vie, et si vous vous en êtes bien confessée ou non. Il faut tout abandonner et demeurer seulement unie à Dieu en paix et en repos après avoir reçu les saints sacrements de l’Église. Si l’on vous fait faire des actes en vous exhortant, faites-les avec humilité, et si l’on vous importunait trop, priez humblement que l’on vous donne un peu de repos pour vous occuper avec Dieu. Voilà tout ce que vous avez à faire quand la mort arriverait présentement. Ce que vous avez lu touchant les croix qui purifient les fautes que l’on fait, est vrai. Ne vous mettez pas en peine du degré où vous êtes. Dieu sera votre tout et Sa main sera votre degré : appuyez-vous y seulement. Je Le prie bien pour vous.

17. Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde… (1675 ?).

Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde pour vous faire goûter le bien qu’Il vous a fait de vous retirer de ses vanités, pour vous tenir dans les prisons obscures de Son amour, où il fait meilleur pour l’esprit que dans tous les palais des Grands de la terre, quoique la nature y souffre beaucoup ! Si Dieu trouvait des âmes assez fortes et assez fidèles pour soutenir les rigueurs de Son amour, Il les rendrait bientôt parfaites et purifiées des ordures du péché. Mais il faut qu’Il S’accommode à nos faiblesses et qu’Il mêle Ses amertumes de douceurs pour nous mener à la fin qu’Il nous a destinée.

Recevez tout ce qu’il Lui plaira de vous donner et demeurez dans toutes les dispositions [302] où Il vous mettra, toujours soumise à Sa conduite, acceptant tout ce qu’Il fera en vous, de bon cœur, sans vouloir savoir si cela vous est bon ou non. Car votre abandon entre Ses mains doit être votre seul appui dans lequel vous devez vivre de foi et laisser passer toutes choses en vous et hors de vous comme n’y prenant plus d’intérêt, non pas même à votre propre perfection que vous devez laisser ménager à Dieu. Vous n’avez donc qu’à soutenir tout ce qu’Il fera en vous, en suivant Sa divine volonté qui est que vous acceptiez sans cesse toutes choses comme elles se passent et comme des effets de cette divine volonté, qui opère votre perfection par des choses qui semblent n’être rien. Tâchez d’entrer en ces pratiques et vous vous en trouverez bien.

Vous voulez savoir quel temps il fait dans notre ermitage531. Il n’y fait ni chaud ni froid : tout y est égal comme en paradis. Jugez par là si je dois m’y bien porter.

18. Mais vous, que devenez-vous ? (1675 ?).

Mais vous, que devenez-vous ? Que faites-vous ? Les croix commencent-elles à vous rassasier ? Il n’est pas temps. S’il faut aller avec Jésus-Christ à Son Père éternel, il faut délaisser tout et être délaissée de tout à son exemple. La nature frémit de passer par des chemins si terribles, mais c’est pour être unie à Dieu et pour en jouir réellement dès cette vie d’une manière inconcevable. Pourquoi est-ce donc qu’on ne s’abandonnerait pas à une totale abnégation de [303] toutes choses et de soi-même pour posséder ce bien inestimable ?

Allez donc sans regarder si c’est sur les épines et dans de la boue que vous marchez. Pourvu que vous vous tiriez des chemins et que vous passiez par dessus tout, c’est assez. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois.

19. Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes… (1675 ?).

Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes dans votre intérieur et que votre imagination excitera du bruit dans toute l’animalité, sur laquelle elle exerce un empire absolu, qui durera jusqu’à ce que la grâce et votre fidélité l’ait réduite sous l’empire de la justice et de la raison. Mais tous ces efforts et tous ces mouvements de rébellion qu’elle excite ne sont criminels devant Dieu qu’autant que la volonté y descend pour y prendre une complaisance libre et volontaire, car tant que nous tenons bon sans nous y laisser emporter, ces combats sont toujours avantageux pour nous, et il est nécessaire que les âmes que Dieu a choisies pour être tout à Lui soient éprouvées et purifiées par toutes sortes de voies, surtout celles qu’Il a destinées pour être unies à Lui et être Ses amies particulières. Il faut que la nature humaine soit crucifiée en chaque personne que Dieu veut préparer pour n’en faire qu’une même chose avec Soi. Et pour cela on la fait passer par toutes les épreuves du bien et du mal, par les tentations qui portent à rechercher tout ce qui serait [304] doux et agréable, et par les humiliations et les peines qui la pénètrent jusqu’au fond de l’âme et lui font rendre tout ce qu’elle pourrait avoir pris de plaisirs, par une amertume et une douleur de cœur qui ne s’explique qu’à ceux qui la ressentent.

Et si l’on demande ce qu’il faut faire et quels remèdes à tant de maux si contraires, il n’y en a point de meilleur ni de plus assuré que de se laisser abîmer et noyer en ces amertumes, où il faut mourir au plaisir que la nature se propose et qu’elle voudrait, et vivre de douleurs qu’elle fait ressentir dans les agonies qu’elle souffre par toutes les peines et les abandons qu’il faut traverser pour arriver au pays de la paix et du repos, que personne ne pourra plus ravir à l’âme qui sera assez heureuse et assez courageuse pour soutenir jusqu’à la fin et en marchant toujours dans son abandon et dans sa perte, sans vouloir savoir où elle est, ni où elle va, se contentant de s’être jetée avec confiance entre les bras de Dieu et de ne se soucier plus de soi-même.

Voilà ce que vous devez faire en tout ce qui vous peut arriver de plus fâcheux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Allez toujours par les chemins que Dieu vous présente, ne vous conduisant plus que par Sa sainte volonté, qui vous est déclarée tant par ce qui se passe en vous-même que par les divers accidents extérieurs qui vous arrivent et aux personnes auxquelles vous prenez intérêt. Tout vous doit être un dans cette volonté de Dieu, et le bien et le mal, quand il n’y a pas de péché. Car c’est par ce moyen d’anéantissement de tout le créé que Jésus-Christ Se forme dans la créature qu’Il a rachetée par Son sang.

C’est un ouvrage si grand et si précieux, et [305] nous retranchons si peu de nous-mêmes pour en venir à bout, que ce n’est pas merveille qu’il soit si long à faire. Car il faut premièrement détruire tout ce qui est en nous de contraire à Dieu, qui est l’amour propre qui nous a pénétrés jusqu’aux os, puis édifier la demeure et le tabernacle de Dieu, qui doit être notre âme et notre corps et toute notre humanité, que Jésus-Christ doit et veut réformer à la façon de la Sienne, et s’y unir par Sa grâce comme Il était uni à Son humanité par Sa nature divine. Voilà à quoi vous devez aspirer. Jugez donc si toutes ces croix que vous me mandez que Notre Seigneur vous a envoyées, vous doivent être chères puisqu’elles vous conduisent à ce bien. Avalez tout ce qu’Il vous présentera de semblable et en vivez : c’est votre partage, laissez anéantir tout le reste. Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille, et allez votre train par la voie par laquelle Dieu vous conduira.

20. Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu… (1675 ?).

Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même et qu’elle n’ait détruit toute la propriété qu’elle a acquise en se retirant de la conduite de Dieu pour s’abandonner à la recherche et à l’amour des créatures par sa propre volonté. Et comme ce retour vers Dieu est si difficile et si [306] éloigné, et cette vie de péché et de dérèglement est si profondément enracinée dans nos âmes que nous ne savons presque plus par où nous y prendre pour le bien faire, il faut que la miséricorde de Dieu y mette la main, autrement nous n’en viendrions jamais à bout.

Il est vrai qu’il faut donner de si grands coups pour nous redresser, que la douleur que nous en ressentons semble nous porter à la mort, tant elle est violente. Car bien que nous soyons parfaitement persuadés qu’il faut souffrir et mourir à soi-même pour retrouver la vie divine que nous avons perdue par le péché, Dieu ce cependant, qui ne demande de l’âme sinon qu’elle le veuille bien, la voyant en cette disposition, la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu sont des illusions.

Mais cette pénétrante douleur qui la vient attaquer au milieu de ce pitoyable état, brise son cœur d’une telle force qu’elle ne voit plus de jour pour en revenir jamais. C’est en ce point que se fait et passe le véritable abandon, par lequel la créature sort comme hors d’elle-même pour se perdre totalement en Dieu, qu’elle ne voit et ne connaît plus que comme un abîme sans fond et sans rive, dans lequel elle est jetée par une main invisible qui l’arrache de soi-même par l’excès de la douleur qu’elle éprouve, pour la précipiter et la perdre dans cet abîme.

Ce n’est pas merveille que rien ne la puisse [307] consoler en cet état, puisqu’elle est tirée au-dessus de ses puissances et de tout ce qui lui pourrait être représenté pour sa consolation. Aussi n’y a-t-il rien à faire pour une âme en cet état, que de se laisser abîmer par le poids de la main qui pèse sur elle et qui l’enfonce dans cette perte. Ce n’est plus à la créature à vouloir savoir ce que Dieu prétend faire d’elle : c’est assez qu’Il le sache et qu’elle se laisse aller à Son amoureuse conduite, encore qu’elle ne voie pas même quelquefois que c’est Dieu qui opère ces choses en elle, particulièrement si cet état est accompagné de tentations et de révoltes de la nature, qui ne représentent à l’âme que l’image du péché, en lui en faisant ressentir les effets, qui ne sont cependant que des effets de nature parce que le consentement ni la volonté n’y est pas. Il faut demeurer fort et ferme en sa perte et abandonner tout à Dieu, avalant toutes ses misères en les soutenant comme ce qui nous est donné pour nous réduire à rien et nous faire éprouver notre propre néant. Il n’y a rien de plus cruel à la nature, ni de plus utile à l’âme qui sait vivre de foi et demeurer abandonnée et perdue entre les mains de Dieu. Aussi est-ce par ce moyen qu’Il veut nous rétablir dans la jouissance, et nous redonner la vie de grâce et de sainteté que nous avons perdue dans le règne de l’amour propre et de la nature corrompue.

Aimez donc cette vie et vous estimez heureuse lorsque Dieu vous en fait goûter quelque chose. Ne vous étonnez et ne vous arrêtez à rien de tout ce qui se passe dans la partie animale. Traversez toujours votre chemin et désert. Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes. C’est assez que vous sachiez que [308] vous vous perdez et que Dieu vous recouvrera. Il aura soin de tout, si vous Lui confiez totalement toutes choses. Il vous aime, puisqu’Il vous tient avec Lui dans la Croix.

21. Vous êtes un peu plus à votre aise (1675 ?).

Vous êtes un peu plus à votre aise, chère fille, que vous n’étiez les autres fois que vous m’écriviez. J’en loue Dieu, vous faites bien de ne courir pas après les croix et de vous contenter seulement de celles que Notre Seigneur vous envoie. C’est Lui qui en est le véritable dispensateur et qui les a faites selon qu’Il a jugé que chacun en avait besoin selon son état et condition et selon la mesure de la grâce qu’Il lui voulait donner. C’est donc à nous à Le laisser faire cette distribution qu’il Lui plaira, et Le suivre partout où Il voudra nous conduire.

Si l’on pouvait se bien accommoder à ne vouloir plus se mêler de soi-même, mais en laisser tout le soin à Dieu, l’on ferait bientôt de grands progrès. Mais parce que l’on veut voir ce que l’on fait et où l’on va, c’est cela qui fait qu’on ne peut entrer dans cette perte par laquelle il faut passer pour entrer en Dieu et qu’on roule la vie dans ses opérations propriétaires, qui semblent ne tendre qu’à Dieu ; et en effet elles n’ont point d’autre objet. Mais parce qu’il faut que la créature meure à tout ce qui est d’elle-même pour entrer en Dieu, tant qu’elle [309] se servira de ses propres efforts, elle ne jouira pas de ce bonheur.

Vous ne faites donc pas bien lorsque vous faites des actes pour vous assurer de votre voie. Car pour ce qui est de la peine que vous avez à n’avoir point de goût ni de sentiment sur nos mystères, elle est mal fondée, puisque ce sont des mystères de foi qui sont au-dessus de tous les goûts et sensibilités. Et Dieu ne vous les donne pas afin que vous vous éleviez à l’Auteur de ces mêmes mystères, qui nous les a laissés comme des marques de Son amour par lesquelles nous devons nous élever à Lui. Mais lorsque nous y sommes arrivés par Sa grâce, nous trouvons en Lui tout, et ce qui est dans ces sacrés mystères, infiniment mieux. Il n’est donc pas nécessaire, lorsque nous possédons la fin, de nous servir des moyens pour nous y faire arriver. Ils peuvent quelquefois servir pour nous y entretenir, et quoique l’on n’y sente pas grand goût, c’est parce que l’on a tout dans la fin qu’on possède. Les saints sacrements sont toujours nécessaires, parce que Dieu y est réellement, ou Sa grâce, par laquelle nous sommes plus profondément unis à Lui.

Ne jugez jamais de la vérité de l’état de votre âme par le goût et le sentiment, mais par la vérité et fidélité à suivre en tout, et par goût ou non-goût, la volonté de Dieu, qui vous est manifestée par tout ce qui se passe en vous et hors de vous, et qui vous regarde. Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien, et mettez votre salut dans l’abandon entre les mains de Dieu, et ne pensez qu’à L’aimer et à bien mourir à vous-même : tant que vous ne voudrez que ce que Dieu veut et ce qu’Il fait et permet en vous, vous irez bien. Mais faites-le donc sans réfléchir sur vous-même.

Lettres à une religieuse de la Visitation.

1. Pour la retraite (9 août 1680).

La532 meilleure disposition que vous puissiez avoir dans votre retraite est d’être résolue à suivre et embrasser ce que Dieu demande de vous, puis­que c’est cela même que vous devez toujours avoir en vue et en volonté, aussi bien hors de la retraite que lorsque vous y êtes. Cela supposé, il faut voir ce que Dieu demande de vous présentement. C’est à vous de juger ce qui se passe dans votre intérieur et par les vues et les désirs que Dieu vous donne de la perfection, lesquelles vous devez remplir par votre fidélité, quoiqu’il en coûte à la nature, qui voudrait toujours maintenir ses propres intérêts aux dépens de ceux de Dieu qui, voulant régner en nos âmes, ne peut souffrir que qui que ce soit y maîtrise. Voici donc les deux points sur lesquels roule toute la perfection des hommes et après lesquels l’on doit employer tout le travail et tous les efforts de la vie.

Le premier est de faire mourir et de détruire tout, jusques à la racine si on peut, toute la corruption que le péché et l’amour-propre ont engendrée dans notre humanité, qui la porte à courir aveuglément après toutes ses propres satisfactions qu’elle recherche en toutes choses, même dans les plus saintes, de sorte que, si l’on s’écarte aisément, c’est que l’on n’est pas bien attentif sur soi : ainsi, l’on se détourne de son véritable chemin sans presque s’en apercevoir, à cause que l’on se laisse conduire au prétexte du bien qui ne sert que pour mieux tromper. C’est pour cela que vous devez tenir une règle générale de ne vouloir et de ne rien chercher pour vous en quelque genre que ce soit, et de mourir à tout ce qui vous portera à le vouloir avec trop d’empressement, car rien ne nous doit être bon hors de Dieu, et rien ne doit être mauvais que le péché. Qu’est-ce donc qui fait le péché, et qui est-ce qui rend les choses mau­vaises par lui ? C’est l’amour-propre qui nous les fait désirer et aimer pour nous-mêmes et nous y fait arrêter comme à notre fin. Et comme cet amour-­propre habite au fond de nos âmes, - qu’il a corrompues et tellement gâtées que toute leur pensée et leurs inclinations et passions sont toutes perverties, en telle sorte qu’elles ne se meuvent plus que par les ressorts de l’amour-propre, qui les fait agir comme leur principe, - ce n’est pas merveille de voir des personnes - qui, après avoir tout quitté des choses de la terre et qui semblent n’avoir plus que les quatre murailles, - être néanmoins aussi vives à maintenir leurs propres intérêts, soit pour le bien-être du corps ou de l’esprit ; soit pour leur propre honneur, ou de ceux qui les touchent, soit pour la dépendance et la soumission, comme si elles n’avaient aucun enga­gement à détruire les ennemis de Dieu, pour Le rendre le Maître d’elles-mêmes.

Ce n’est donc pas tant au-dehors que vous avez à combattre comme au-dedans, où sont vos ennemis domestiques. C’est à purifier ce fonds qu’il faut travailler, si vous voulez que la grâce vous fasse renaître en Jésus­-Christ, pour être en Lui une nouvelle créature, reformée à son image et à sa ressemblance. C’est pour cela que l’on dit qu’il faut mourir à soi-même : non pas qu’il faille nous détruire, mais parce que l’amour-propre nous a tellement changés en lui que nous ne sommes plus que comme une même chose ; et lorsqu’il le faut détruire et le faire mourir, l’on dit qu’il faut mourir à nous-mêmes. Et c’est afin d’y introduire Dieu et une nouvelle vie à nos âmes, en telle manière que nous puissions dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis : c’est Jésus qui vit en moi. »

Et c’est le second point sur lequel doit être établi la perfection chrétienne. Ceci supposé que ce fond de nos âmes ait été bien purifié par la mort et destruction de l’amour propre et que la grâce commençant à pren­dre racine dedans l’âme, elle commence aussi à y produire ses effets, qui sont de la porter vers Dieu par une simple et amoureuse tendance qui ne cesse presque jamais, d’autant que l’âme ne recevant plus sa vie des objets du dehors ni des diverses considérations des objets qu’elle prenait pour s’entretenir avec Dieu, elle n’a plus besoin de ses diverses applications pour se porter à Dieu : son esprit s’y porte de lui-même par la grâce qui le meut à cela et qui est comme sa propre vie ; tout lui sert à cela parce qu’elle trouve en toutes choses la volonté de Dieu qui fait son propre objet ; c’est pour cela que tout lui est bon et elle est contente de tout.

Voilà à quoi vous devez tendre et aspirer ; et si vous êtes assez heureuse d’y arriver, vous n’aurez qu’à demeurer là, c’est-à-dire toute abandonnée entre les mains de Dieu, et Le suivre jusqu’au dernier soupir de votre vie sans vous mettre en peine de vous-même ni ce qui en doit arriver. Pour bien réussir, il faut devenir comme rien, et que tout ne vous soit rien, et par conséquent que rien ne vous touche ni ne vous émeuve. Mais comme vous êtes encore bien éloignée de tout ceci, vous tomberez en plusieurs défauts contraires à ce genre de vie. Vos chutes ne doivent pas vous étonner ni vous décourager, quand même elles seraient fort notables. Il faut vous relever aussitôt, avec la grâce de Dieu, sans vous arrêter beaucoup à en rechercher la cause, qui sera toujours votre amour propre qui n’est pas encore détruit. Il faudra poursuivre votre chemin sans vous arrêter, et s’il vous semble quelquefois que vous avez perdu la vue de votre voie et que vous ne savez plus par où marcher, allez toujours au travers des ténèbres, sans savoir où vous allez. C’est assez que vous vous abandonniez à la conduite de Dieu qui ne vous laissera pas perdre si ce n’est à vous-même, ce qui sera votre mieux : car c’est de quoi il s’agit que de perdre son âme dans la poursuite de Dieu. Il saura bien vous trouver quand il Lui plaira. Ne vous épargnez pas, car voilà de la besogne taillée pour longtemps, si vous voulez en venir à bout. Il faut qu’il vous en coûte tout vous-même. / Ce 9 août 1680. / Votre Frère Maur.

11. Sur quelque peine intérieure (1681-1682 ?).

Ne vous mettez point en peine de ces pensées et ces prononciations. Pour le reste, laissez faire à Notre Seigneur puisqu’Il vous fait connaître ce que vous êtes : abandonnez-vous toute à Lui. Il est nécessaire que Dieu se retire de la créature pour lui faire expérimenter ce qu’elle pourrait faire sans Lui, et c’est pour cela qu’Il la laisse très souvent à elle-même et qu’Il la met dans l’impuissance de s’élever vers Sa divine Majesté, où elle sait qu’Il est tout son bien et tout son bonheur.

Ce n’est pas assez qu’elle soit dans cette impuissance de ne rien faire de bon, ce lui semble : Il l’expose aux extravagances de son imagination qui, étant toute vide du côté de Dieu, va chercher des objets pour entretenir sa vivacité, de sorte qu’étant noyée là-dedans, il semble que l’âme ait entièrement oublié Dieu, n’en ayant aucun sentiment ni aucun goût, mais au contraire l’on ressent assez souvent des choses opposées à Dieu, qu’on croyait entièrement mortes et éteintes.

Dieu veut anéantir dans la créature tout ce qu’elle a de propre, jusques à sa pro­pre vie et à ses manières de faire, qu’elle a puisées dans la corruption de la nature, qui l’ont réduite à cet état, pour introduire en elle la vie divine après qu’elle sera morte entièrement à elle-même. Or est-il qu’il n’y a rien qui la fasse plutôt mourir que cet état de dépouillement de tout, de pouvoir agir et de se porter vers Dieu ? Car Il la réduit comme à rien et la renforce dans son centre où elle ne voit et ne sent que faiblesse et sa propre misère, de manière qu’elle est contrainte de succomber sous le poids de l’opération divine et de laisser faire en elle tout ce qu’il Lui plaira, sans s’en pouvoir mêler, et c’est ce que ce divin Ouvrier cherche dans l’âme. Ce qu’il y a à faire pendant tout ce temps que Dieu tient ainsi l’âme dans les obscurités de son néant et dans les angoisses de la mort, c’est de presser les épaules et soutenir tout le poids de la main de Dieu, sans vouloir rien voir ni savoir de ce qu’Il a dessein de faire de nous, et attendre avec paix et tranquillité autant de temps qu’il Lui plaira, et toujours s’Il le veut ainsi. Ce doit être assez pour nous que nous sachions que c’est Sa volonté que nous soyons ainsi. / Je suis votre / Frère Maur.

8. Sur la mort et l’abandon à Dieu (26 novembre 1682).

Chère fille, vous devez vous soumettre et vous abandonner à la conduite de Dieu, qui mène les âmes par où il Lui plaît au terme de la perfection qu’Il leur a destinée. Ce ne sont pas les sensibilités ni les grandes ardeurs de dévotion qui nous font saints, mais c’est une parfaite abnégation et dépouillement, non seulement des sensibilités et des goûts que Dieu donne à qui il Lui plaît, mais même de tout ce qui nous donne plus d’appui et de goût en quoi que ce soit.

La vie de Jésus-Christ a toujours été dans le dénue­ment, dans l’abandon et dans une perpétuelle mort à tout. Il veut que ceux qu’Il a choisis pour être Ses intimes amis suivent Ses voies et marchent sur Ses traces. Ce ne sont point les grands sentiments qu’Il demande, mais une vie anéantie et, pour mieux dire, toute perdue en Lui, sans qu’on pense et qu’on voie rien sur quoi on puisse s’appuyer et soutenir. Il faut se dépouiller de tout ce qu’il y a de plus précieux dans la vie spirituelle, car pour ce qui regarde le reste des créatures, on doit en avoir fait un sacrifice universel et si entier qu’on n’y pense seulement plus. Voilà ce que vous devez suivre et croire que vous serez toujours d’autant mieux avec Dieu que vous serez plus mal avec vous-même. Ne vous regardez donc plus en quoi que ce soit, et ne faites autre chose que soutenir et accepter la volonté de Dieu dans votre pauvreté spirituelle : vous ne sauriez être mieux, ni mieux faire. Ne cherchez point de vous assurer de ce que vous êtes : confiez-vous en Dieu et vous abandonnez à tout ce qu’il Lui plaira, et demeurez en repos. / Je suis votre. / Ce 26 novembre 1682.

9. S’unir à Dieu par la mort de soi-même (10 décembre 1682).

Chère fille, ce ne seront pas les créatures qui vous feront avancer en Dieu : ce doit être une infatigable fidélité à mourir à tout et partout à vous­-même. La divine Majesté qui habite et cultive nos esprits, les dispose sans cesse à se délivrer de l’esclavage de l’amour-propre, parce que c’est lui qui ferme la porte à Ses desseins et qui nous empêche de la Lui ouvrir tout à fait. Il faut donc le détruire par Sa grâce, et nous donner tellement en proie à Son divin amour que nous n’aimions et ne soyons plus autre chose pour nous sur la terre. Laissez tout couler, chaque chose a sa fin, et vous recoulez sans cesse vers ce divin Objet dont la possession doit faire votre repos. Faites que rien, ni bon, ni mauvais, ne vous arrête. Courez toujours sans regarder ni d’un côté ni d’autre, parce que vous ne devez plus prendre aucun intérêt en quoi que ce soit, si ce n’est d’être toute à Dieu en vous élevant par Sa grâce par-dessus tout pour ne vouloir ni chercher que Lui et ne penser qu’à Lui. / Je suis vôtre. / Ce 10 décembre 1682.

10. Sur la confession (2 février 1683).

C’est une chose déplorable, chère fille, de voir le peu de confiance que l’homme a en Jésus-Christ : s’il ne se sent assuré sur ses propres mérites, il lui semble toujours que tout est perdu pour lui, et c’est de là que presque personne, à l’heure de la mort, ne se peut abandonner en tous ses Forme3 propres intérêts à Notre Seigneur Jésus-Christ. L’on a consommé cinquante années plus ou moins de religion, et l’on n’aura pas encore acquis ce bien qui est incomparable.

Vous voyez à votre égard ce qui est en vous : vous allez regarder sur vos confessions, savoir si vous avez bien fait les actes de contrition ! Croyez-vous que si vous aviez sujet d’en douter, ce doute eût tant tardé à venir, et qu’en un ou deux jours après, vos confessions ne vous eussent pas mieux rafraîchi la mémoire ? Fait-on des confessions générales ou autres sans être marri d’avoir offensé Dieu ? N’est-ce pas parce qu’on a de la douleur qu’on se confesse ?

Le mal n’est pas toujours là : il est en ce que la créature voudrait être assurée qu’elle a fait tout ce qu’elle doit pour que Dieu soit content d’elle ; et ainsi elle voudrait tirer de soi-même la propre justification. Et Dieu veut que nous soyons saints par Lui seul. Laissez donc vos rêveries et demeurez en repos. / Je suis votre… / Ce 2 février 1683.

12. Sur le sujet de la confession (24 décembre 1683 ?).

Chère fille, vous ne cherchez qu’à vous donner de la peine. Pourquoi allez-vous chercher le temps passé après tant de confessions ? Tout ce que vous dites qui vous donne de la peine ne fait point de circonstance particu­lière ; cela est compris en ce que vous avez dit. Laissez donc tout cela et vous remettez entièrement entre les mains de Dieu. Voilà ce que je puis vous dire, et que je suis votre / Fr. Maur. / Ce 24 décembre.

2. Sur divers sujets (6 mai 1684).

Pour satisfaire à tous les points de votre écrit, je vous dirai, chère fille, en répondant au premier, que vous ne devez plus vous mettre en peine de faire des confessions générales, ni à la mort ni à la vie, quelques doutes qui vous en viennent. Vous devez croire et espérer que Dieu vous a par­donné vos péchés par Son infinie miséricorde.

Il n’est pas nécessaire d’appré­hender la mort, pourvu que vous tâchiez de vous tenir bien avec Dieu : les parfaits ne la craignent ni ne la désirent, ils s’en remettent au bon plaisir de Dieu. Désirez Dieu et non pas la mort, si ce n’est de vous-même, par laquelle vous devez aller à Dieu.

Il faut regarder les peines et les tentations comme des effets de la volonté de Dieu, qui les permet pour éprouver votre fidélité à Son service. Il n’y a rien qui aide plus à purifier les âmes fidèles que les exercices qu’il faut soutenir avec force et patience ; et, quoiqu’il semble que la nature y prenne de la complaisance et que l’âme soit toute dégoûtée de Dieu et des choses spirituelles, elle doit néanmoins s’animer à courir après son divin époux au travers de toutes ses épines, sans s’ennuyer de souffrir pour Son amour des choses qui lui semblent si contraires. Vous faites bien de vous unir à Lui par amour, comme au centre de tout bien et de toute perfection ; il ne faut point regarder la mort comme le terme de vos maux, mais il faut le vouloir de la manière que Dieu vous les fait souf­frir, et que vous soyez persuadée que tout est bon, excepté le péché, et il n’est point là-dedans si votre volonté n’y descend pas. Dieu veut que vou­s souffriez et courageusement, puisque c’est pour Lui que vous souffrez. Cette disposition où il vous semble être toute pleine de Dieu est le contrepoids et l’opposite [sic] de l’autre : il faut la recevoir, et vous en laisser pénétrer, vous souvenant du temps de la tentation et des peines que vous avez ressenties.

Dieu Se plaît à faire ces changements dedans les âmes afin de les accoutumer à la diversité de Ses opérations, et afin aussi qu’elle [l’âme] ne s’attache à rien, mais qu’elle se laisse et abandonne à la conduite de Dieu, qui est toujours le même parmi tous ses changements ; et aussi l’âme le doit-elle être, adhérant immobilement à Lui seul, en quelque disposition qu’Il la mette, car Dieu n’est pas plus son véritable bien et son tout lorsqu’Il Se fait sentir et goûter que lorsqu’il semble qu’Il l’a abandonnée si fort qu’elle ne sait plus de quel côté se tourner. Ce qu’il y a à faire dans cet état de pauvreté intérieure, c’est de la soutenir avec paix, attendant en repos le retour de ce divin Époux et en Le laissant faire en vous tout ce qu’il Lui plaira, demeurant fidèle tout le temps de pauvreté et de désolation, aussi constante que s’Il Se manifestait avec toutes Ses douceurs et Ses beautés. Ce que ces deux dispositions ont fait en vous est bon, puisqu’elles vous font connaître votre impuissance au bien, et que vous ne pouvez rien que par la grâce de Jésus-Christ, que vous devez suivre en toute Sa vie et Le représenter vivement par la vôtre en mou­rant à tout ce qui est créé, et surtout à toute la propriété de la nature qui se recherche en tout ce qu’elle fait.

Les désirs que vous avez d’acquérir les vertus doivent opérer en vous cette mort que je vous dis, car les vertus ne sont autre chose qu’un dégagement du cœur de tout ce qui est et une élévation au-dessus des créatures au moyen de laquelle votre esprit et toutes vos puissances se sentent portées à ne tendre et à n’aspirer qu’à Dieu, votre vrai et souverain bien. C’est donc cette mort qui doit être l’instrument par lequel vous parviendrez au-dessus de tout et vous mettrez en liberté pour pouvoir travailler à la possession du bien que vous désirez tant. Il n’est pas nécessaire que vous soyez toujours bandée à rejeter ces pensées de propre complaisance : méprisez-les plutôt, et vous rendez attentive à faire vos ouvra­ges en la présence de Dieu, qui vous regarde et qui veut que votre esprit ne se tourne ni ne se penche que vers Lui.

Pour l’oraison, je crois que vous ferez mieux de vous y occuper par retour que par les discours et les considérations de divers sujets sur lesquels vous vous êtes déjà entretenue plusieurs fois. Il faudra donc vous mettre en la présence de Dieu par la foi qu’Il vous est plus intime que vous n’êtes à vous-même et qu’Il est la source et la plénitude de tout bien, que votre âme ne doit donc chercher autre chose, mais seulement s’appliquer amou­reusement à Lui, laissant toute autre considération et renouvelant votre affection par des actes d’amour lorsque vous sentirez qu’elle se ralentira. Et durant le jour, vous pourrez et devez vous occuper de Dieu de cette façon simple et amoureuse, afin que vous vous accoutumiez peu à peu à faire de votre vie une tendance perpétuelle de votre esprit vers Dieu. Soyez bien fidèle à cet exercice d’amour et vous en retirerez un très grand profit.

Voilà la réponse à tous vos articles. Pour ce qui est du Purgatoire de saint Patrice, il vous sera envoyé. Entrez donc dans cette voie d’amour et [295] vous y exercez. Laissez les sujets ordinaires pour vous occuper à aimer. S’il se rencontre que vous soyez touchée sur quelque chose des Mystères, servez­-vous en tant que cela vous touchera, et, après, reprenez votre voie d’amour. / Le 6 mai 1684.

17. Sur la confession (1684 ?).

Vous devez faire de fortes résolutions, dans vos examens journaliers et vos confessions, de vous corriger de vos défauts et même des imperfections ; une âme religieuse les doit éviter comme des péchés. Après quoi, si vous tombez dans les mêmes défauts dont vous vous êtes confessée, il ne faut pas pour cela vous décourager, pourvu qu’on ait la volonté sincère de s’en corriger, parce que la fragilité de notre nature ne peut être longtemps sans commettre des défauts, et l’on ne doit pas croire que, pour y retomber sou­vent, l’on ne retire pas le fruit des sacrements. La marque de l’abus qu’on y peut connaître, c’est lorsqu’on n’est pas dans la volonté de se corriger et de prendre les moyens nécessaires à cela. Étant donc dans cette volonté de plaire à Dieu délibérément, s’il vient que nous soyons exercés par des pen­sées de vaine gloire, des distractions et autres, et que nous y fassions même quelques défauts, il ne faut pas s’en étonner ni s’en faire de la peine.

18. Sur le même sujet (1684 ou 1685 ?).

Chère fille, c’est une tricherie d’aimer mieux avoir de nouveaux péchés à se confesser que des mêmes. Il est à craindre que les nouveaux péchés pour­ront être plus griefs533 que les ordinaires, lesquels, comme j’ai dit, ne préju­dicient pas plus à l’âme pourvu qu’elle ne les veuille pas entretenir volon­tairement. Pour ajouter à la confession ordinaire où l’on n’a pas de matières d’absolution, des péchés plus griefs et humiliants, dans cette vue de s’exciter à la contrition, il n’est pas nécessaire : seulement ceux qu’on peut avoir faits par vanité, mensonge, promptitude et semblables, mais non jamais les secrets dont on nous a défendu d’en parler. Il n’est pas nécessaire non plus de joindre les imperfections aux péchés véniels, si l’on ne veut, quoiqu’une âme religieuse doit haïr les imperfections comme les péchés, comme je l’ai dit déjà. Vous ne faites pas bien de vous multiplier en suivant votre direc­toire, car [c’est] se vouloir appuyer sur quelque chose lorsque Dieu nous veut dans le dénuement, et satisfaire ainsi son amour-propre qui veut voir qu’il fait au moins quelque chose. Mais l’ordre de Dieu sur vous, c’est que vous mouriez à tout cela. / Je suis…

3. Sur la mort de madame sa sœur (14 mai 1685).

Je ne doute pas, chère fille, que la mort de madame votre sœur ne vous ait sensiblement touchée et, par là, vous pouvez connaître combien la nature est encore vivante en vous. Ce n’est pas que vous soyez insensible à de pareils accidents : il faudrait être plus morte que vous ne serez de longtemps. Mais ce que vous devez faire, c’est de vous servir de la douleur et de la peine que vous donne cette perte pour vous attacher à la croix avec Jésus-­Christ, qui opérera en votre âme par la grâce à mesure que vous unirez votre volonté à la Sienne, et vous fera mourir à vous-même et aux créatures vers lesquelles votre cœur pourrait encore s’épancher, pour vous retirer en vous, et puis en Lui, pour y vivre d’une vie dépouillée de tout et qui ne cher­che que Jésus-Christ crucifié. Voilà à quoi vous devez travailler, si vous voulez entrer et être revêtue de la vertu de Jésus-Christ. Il faut donc qu’au lieu de réfléchir sur la créature pour y considérer les circonstances qui se trouvent dans cette mort, vous regardiez ce qui est pour vous là-dedans afin de vous y rendre fidèle à Notre Seigneur, et de voir que c’est un coup de la Providence, sans l’ordre de laquelle Il ne touche pas un seul cheveu de notre tête.

Si nous étions aussi perdus et passés dans l’union ou uniformité de la volonté de Dieu, nous ne verrions et nous ne sentirions qu’elle en toutes choses, et par là nous trouverions toujours tout ce que nous voulons, et par conséquent nous serions toujours en repos et toujours contents. Mais il faut être bien mort pour cela. Consolez-vous donc et profitez de cette mort pour vous séparer de tout ce qui est sur la terre. Je prierai bien Dieu pour son âme, car je l’aimais beaucoup. / Je suis… / Le 14 mai 1685.

4. Sur la retraite (17 août 1685).

Que voulez-vous que je vous dise, chère fille, pour bien faire vos exer­cices, car qu’y a-t-il à faire que de vous donner toute à Dieu? Quelles façons voulez-vous apporter durant le temps de votre solitude, que vous n’apportiez dans un autre ? Dieu est tout le même. Il ne faut que vous changer et mourir à tout ce qui vous reste de vous-même, et Dieu vous formera selon Sa pensée. Cela ne se fait qu’en détruisant toutes ces idées et images des créatures et toutes leurs peintures qui sont dans notre cœur. Donnez-vous donc toute à Dieu, au commencement, au milieu et à la fin, et vous tenez en la disposition dans laquelle Il vous mettra. Tout sera bon, si vous vous conformez à Sa sainte volonté. / Je suis votre… / Ce 17 août 1685.

13. Sur les dispositions de la solitude (1685 ?).

Pendant votre solitude, votre soin principal doit être non seulement de soutenir, mais aussi d’aimer toutes les dispositions dans lesquelles il plaira à Dieu de vous mettre, quelque pénibles qu’elles puissent être. Vous devez, dans cet état, vous encourager par la considération que votre travail et vos souffrances sont pour acquérir et pour posséder Dieu, qui est un bien infini, et que votre âme ne peut s’unir à Sa divine Majesté que par la mort de tout vous-même. Dans cet état-là de peine, vous devez faire un peu plus de lecture qu’à l’ordinaire, pourvu que ce soit dans quelque livre fort spiri­tuel. Ne violentez point votre esprit à la considération des sujets que vous vous serez proposée de méditer, même à l’égard de vos obligations, prenant plutôt quelque autre temps où votre esprit sera moins dans la peine.

14. Sur une disposition souffrante (1685-1686 ?).

Vous ne devez, chère fille, voir que la volonté de Dieu dans toutes les dispositions de peine où vous êtes, [que] L’aimer et vous y unir de tout votre cœur. Les goûts, les lumières et les grâces sensibles sont assurément des moyens de s’unir à Dieu, mais l’âme s’y unit bien plus [im]médiatement lors­qu’elle ne voit et n’agit que par cette seule volonté. Ne vous faites nulle appréhension à l’égard de votre oraison ; vous ne vous trompez point ni ne trompez les autres lorsque vous vous croyez dans une disposition de simpli­cité proche de Dieu, et par conséquent ne croyez pas que ce soit une perte de temps de ne pouvoir agir comme vous voudriez faire. Il vous est plus avantageux de ne voir que de l’imperfection dans vos actions, que si vous y aviez des pensées d’orgueil, et vous devez aimer de ne voir en vous nulle autre vertu, vous abandonnant sans réserve à Dieu sur tout cela, vous appli­quant uniquement à Le laisser faire et opérer en vous selon Sa très sainte volonté, vous y unissant de moment en moment, car notre perfection consiste de faire passer notre volonté en celle de Dieu : ce doit être là toute votre occupation à l’oraison et partout ailleurs.

15. Sur l’abandon (1685-1686 ?).

Le mal qui est en vous, c’est que vous voulez trop connaître si vous aimez Dieu et si vous Lui plaisez, et dans la peine que vous vous faites de votre état souffrant. Comme tout cela est l’effet de votre amour-propre, vous devez le combattre par l’abandon positif de tout vous-même, faisant de votre part ce qui est en vous par la pratique des vertus ; mais laissez à Dieu le reste, je veux dire votre avancement en la perfection, car c’est présomption de s’appuyer sur soi-même et se promettre d’acquérir les vertus par ses propres industries. Vous devez être persuadée que ce qui fait le sujet de vos peines sont les moyens dont Dieu Se sert pour vous faire aller à Lui selon Ses desseins, qui vous sont véritablement cachés ; mais pourvu que votre volonté n’y descende pas par le consentement, elles vous seront plus avan­tageuses que si vous étiez ravie sept fois le jour, parce que c’est par cette voie des distractions et des souffrances que Dieu veut faire Son œuvre. De plus, cette disposition vous est avantageuse parce qu’elle vous fait connaître votre propre fonds de faiblesse et de misère afin de vous humilier et vous anéantir. Vous ne devez pas vous porter de vous-même dans ces abattements et découragements, mais bien vous en relever par la confiance en Dieu et l’abandon à Sa conduite ; mais s’il arrive qu’il vous soit imposé de Dieu sans votre coopération, comme une suite de vos autres peines, vous devez soutenir celle-là comme les autres, parce que c’est par là que la divine Majesté veut purifier le fond du péché qui est en vous. Si vous n’avez pas la force de la soutenir seule, il est bon de communiquer votre état et de chercher dans les avis et les lumières de ceux qui vous conduisent, le secours qui vous est nécessaire. Je suis.

16. Sur l’abandon (1686 ?).

Travaillez assidûment à ne point réfléchir sur vous-même à l’égard de votre avancement spirituel. Laissez-en la conduite à Dieu. Faites de votre part le mieux que vous pourrez ; après quoi, tranquillisez-vous, et tous vos désirs de savoir si vous retirez les fruits des sacrements ou non, si vous êtes bien avec Dieu et chose semblable. Faites-en de même à l’égard de vos dispositions intérieures : je veux dire de n’en point vouloir sortir, mais aimer d’y rester tout autant que Dieu le voudra ; ne pas aussi trop s’y enfoncer, mais tâcher, par cette voie même de votre disposition, d’aller à Dieu et de vous y unir : par exemple, si vous êtes pénétrée de votre néant, ne s’y plus enfoncer, mais que cette connaissance et ce sentiment où vous êtes vous fasse[nt] dire : « Il est vrai que je ne puis rien et que je ne suis rien, mais que Dieu est infiniment grand, infiniment puissant, et infiniment bon ». Et, de cette manière, l’âme s’excitera à des actes d’abandon et remise de tout elle-même à Dieu, de confiance et d’amour, et, sans vouloir sortir de sa disposition ni s’y plonger non plus par trop de considération sur soi-même, elle s’élèvera à Sa divine Majesté. Enfin, il faut suivre la voie de jour à la journée, comme il plaît à Dieu, apportant de sa part tout ce que l’on peut, par le secours de la grâce qui ne vous manquera jamais pour vous faire aimer et servir Dieu, par l’abandon et la mort de soi-même, dans la pratique des vertus religieuses auxquelles votre état vous oblige. / Je suis votre / Fr. Maur.

5. Sur une disposition d’anéantissement (6 décembre 1686).

Chère fille, vous ne sauriez rien recevoir de Dieu qui soit si nécessaire que l’anéantissement de vous-même, et parce qu’il n’y a rien de plus contrai­re à la nature, ce n’est pas merveille que vous soyez accablée du poids de la douleur que cela vous cause. Mais vous devriez en être bien aise, parce que cela vous conduit à votre centre. Il faut que ce soit l’abnégation qui vous mène à Jésus-Christ, duquel nous devons être revêtus pour paraître devant le Père éternel en qualité de Ses enfants adoptifs. Cette impuissance et sécheresse que vous croyez qui vous arrête et empêche de vous élever vers Dieu, vous devrait apprendre que Dieu seul veut être Celui qui vous introduise dans la jouissance de Son repos, et non par nos propres efforts qui sont trop faibles pour un si grand ouvrage. Ce que vous avez donc à faire dans cette impuissance et soustraction du secours sensible de Dieu, c’est de le soutenir avec paix et patience. Laissez opérer Notre Seigneur en votre âme par cette souffrance qui vous sera plus utile que les sensibilités que vous pourriez avoir. Pour cet exercice qui vous donne de la peine, il faut le regarder comme un contrepoids que Dieu donne à votre orgueil, et soutenir avec force ses effets sans vous y arrêter, non pas même pour vous en confesser, à moins que vous vissiez clairement que votre volonté y aurait consenti : car pour ce qui se passe seulement dans l’imagination de toutes les paroles qui se présentent à vous ne sont rien : si vous découvrez avoir été lâche à rejeter ou à vous détourner de ces choses, vous vous accuserez de votre lâcheté, si vous en êtes bien assurée.

Le découragement qui vous vient alors de ces dégoûts et de ces sécheresses intérieures vient de ce que vous prenez cette disposition pour une chose mauvaise et imparfaite, et vous ne regardez pas que c’est par là que Dieu veut vous dépouiller de vous­-même et Se donner à vous. C’est pour cela qu’il faut condescendre à ce qu’Il veut et recevoir de Lui toutes les impressions qu’il Lui plaira, soutenant tout en paix et en repos et ne voulant rien de meilleur. C’est ce qui empê­che l’avancement spirituel des âmes, parce qu’elles ne laissent pas faire Dieu suivant Sa volonté. Soyez donc désormais plus forte et cheminez par où il plaira à Dieu.

Ne craignez qu’Il vous laisse tomber, tant que vous vous appuierez sur Lui. Laissez passer toutes vos craintes et vous confiez en Lui, et tout ira bien. Laissez-vous toucher des sentiments que Dieu vous donne, des grâces qu’Il vous a faites, et Lui en témoignez votre reconnaissance, par votre abandon entre Ses mains à tout ce qu’il Lui plaira, surtout pour mou­rir à tous vos sentiments, antipathies ou chagrins que vous Lui devez sacri­fier, et enfin toutes les répugnances et les difficultés de la charge où vous êtes.

Ne vous mettez pas en peine si vous avez de la dévotion aux fêtes ou de la sécheresse : accommodez-vous seulement à ce que Dieu fera en vous. Ne craignez point le trouble de votre esprit. Aimez Dieu, et renoncez à tout et à vous-même, et demeurez en repos ; servez-vous de tous les bons sentiments que Dieu vous donne. Cette vue de votre néant est bonne ; appro­fondissez tout là-dedans, car il faut passer par votre néant pour retourner à Dieu. Ne vous laissez pas aller au découragement, car Dieu vient à ceux qui se confient en Lui par-dessus tout ce qu’ils ressentent de contraire.

Vous dites beaucoup de choses dans votre écrit, qui reviennent toutes à une : savoir cette impuissance, stérilité, sécheresse, pour l’oraison, pour les grandes fêtes et pour les mystères. Je vous dirai à tout cela qu’il faut que vous preniez tout comme Dieu vous les donne et que vous ne vouliez pas mieux que cela, et que vous soyez contente. Voilà la réponse à toute votre lettre. / Je suis votre. / Ce 6 décembre 1686.

19. Sur la résignation (1687 ?).

Vous devez beaucoup vous appliquer à la présence de Dieu au-dedans de vous. C’est un moyen très utile pour la perfection. Ayez aussi une grande confiance en Dieu, au-dessus de toutes ces vues et craintes naturelles. Une âme qui a cette parfaite confiance ne craint rien. Si vous êtes fidèle à vous tenir dans une grande résignation de vous-même entre les mains de Dieu, vous expérimenterez dans la suite ce que je vous dis. Mais présentement, tenez-vous dans une parfaite résignation sur votre dénuement intérieur, et croyez qu’il vous est infiniment plus utile que toutes les belles lumières et dons de larmes que plusieurs saints ont eus. Je dis bien davantage : que votre résignation sera plus agréable à Dieu et plus utile à votre âme que si, par des miracles, vous attiriez une infinité d’âmes à Dieu, parce que les miracles s’opèrent trop souvent par la seule bonté et miséricorde de Dieu, sans que pour cela ceux qui les opèrent en deviennent meilleurs ; mais une âme résignée toute entre les mains de Dieu et à Sa divine volonté et sous Sa conduite en tous événements s’élève à une très haute perfection et acquiert une très profonde humilité et haine de soi-même. / Je suis.

20. Sur le même sujet (1687-1688 ?).

Je connais fort bien, par toutes les choses que vous venez de me dire, que vous voulez trop voir, connaître et sentir si vous aimez Dieu, si vous Le servez bien, et si vous acquérez les vertus. Tout cela est imparfait, et je dis positivement qu’il faut être dans une entière résignation de tout soi­-même pour se voir imparfaite et que les autres glorifient Dieu par leurs grandes vertus. Il faut, comme un vase rempli de misère et de saleté, s’offrir à Dieu et Lui dire que vous acceptez de tout votre cœur de vous voir toute imparfaite et inutile à Le glorifier par ces grandes vertus que vous voyez dans les autres ; mais qu’en vous, Il manifestera davantage Sa miséricorde et Sa bonté en vous comblant, comme Il le fait, de Ses bienfaits, quoique vous ne cessiez de L’offenser.

Il faut cependant travailler déjà par un grand dégagement de cœur pour toutes les créatures et tendre sans cesse à Dieu dans l’esprit de sa vocation, faisant ce qui en dépend le mieux qu’il vous sera possible. Mais, du reste, laissez-en à Dieu l’événement, car, comme dit saint Paul, c’est à nous d’arroser et de planter, mais c’est à Dieu de donner l’accroissement. Dieu sera peut-être plus glorifié de l’humilité que vous reti­rerez de vos propres misères, que si vous étiez élevée à une très haute perfection. N’est-ce pas assez pour vous que Sa Providence vous soutienne et vous empêche de tomber dans une infinité de maux et de péchés dans les­quels vous tomberiez assurément si Sa bonté ne vous secourait ? N’est-ce pas encore assez pour vous qu’Il vous ait retirée du monde pour vous mettre dans Sa maison ? Les rois de la terre font éclater leur grandeur et leur puis­sance non seulement sur les personnes qu’ils élèvent dans les grandes char­ges, mais encore sur une infinité de fainéants qui n’ont d’autre emploi que d’être auprès de sa personne pour le suivre et se tenir prêts à recevoir ses commandements : il est ainsi de vous près de Notre Seigneur. Ce n’est pas assez de se résigner entre les mains de Dieu pour se voir dénuée des vertus ; il faut encore aimer de se voir ainsi dans le dénuement et toute pauvre des richesses spirituelles. L’on ne connaît pas assez le trésor caché dans ces paroles de Notre Seigneur : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car à eux appartient le royaume des cieux. Cette résignation se doit étendre sur toutes choses et dans cette disposition se présenter à l’oraison.

6. Sur la perfection religieuse et ses obligations (21 octobre 1688).

Vous ne devez pas chercher des voies plus assurées pour vous que celles de votre vocation : c’est en suivant et pratiquant excellemment ce qui vous est ordonné dans l’état où vous êtes que vous parviendrez à la perfection et sainteté à laquelle Dieu vous a destinée. Tous les états religieux, quoique différents dans leur espèce et dans leur genre de vie, demandent de chacun de ceux qui y sont enrôlés qu’ayant tout quitté de ce qui est dans le monde, ils se quittent aussi eux-mêmes et renoncent entièrement à soi-même, suivant Jésus-Christ, chargés de leur croix et combattant sans cesse contre les appétits, les inclinations et les répugnances de la nature corrompue ; c’est-à-dire qu’il faut faire en sorte, avec la grâce de Dieu, que nous ne soyons plus rien à toutes choses et que toutes choses ne nous soient plus rien.

Si une personne avait atteint à cet état de degré de perfection, rien ne pourrait la fâcher ni lui faire de la peine, puisqu’elle ne prendrait plus de part à tout ce qui lui pourrait arriver de meilleur ou de plus fâcheux. Dieu, qui serait le seul objet de son amour, lui suffirait pour demeurer contente en toute sorte de rencontre. Cet état est si heureux et si noble qu’il mérite bien que nous nous dépouillons entièrement de toutes choses pour y parvenir. C’est à quoi nous conduisent les règles de notre état religieux quoiqu’elles soient bornées en certains règlements extérieurs, demandant néanmoins de nous que nous purifions tellement nos âmes par une mort perpétuelle qu’il ne lui reste plus rien de ses vieilles habitudes et de ses inclinations au péché. Tous ceux et celles qui se sont donnés à Dieu par la profession religieuse des trois vœux solennels se doivent regarder comme des hosties consacrées à Dieu, qui doivent sans cesse et à tous moments se sacrifier à la divine Majesté dans le feu de Son divin amour, par toutes les souffrances et les maux qu’Il leur enverra, tant par Lui­-même que par les créatures.

Voyez donc quel tort vous faites à Dieu quand vous grondez et vous murmurez en vous-même, lorsqu’on vous fait ou dit quelque chose qui vous est désagréable. Après vous être toute donnée sans aucune réserve, n’est-ce pas Lui voler ce qui Lui appartient ? Il n’y a rien qui me donne plus d’étonnement que de voir des créatures qui semblent vouloir tout boire et tout avaler ce qu’il y a de plus amer pour faire voir à Jésus-­Christ qu’elles L’aiment, et qui néanmoins se rebutent aux moindres croix qu’il faut porter. Vous demandez ce qu’il faut faire pour suivre les desseins de Dieu : prenez tout ce qui se présentera de plus fâcheux et le supportez, sinon avec plaisir, au moins avec patience.

Vous voulez aussi savoir ce qu’il faut faire pour satisfaire à Dieu pour vos péchés passés. Ne soyez plus la même, mais soyez toute une vraie épouse de Jésus-Christ en Lui livrant votre cœur, non pas seulement par désir et par bonne volonté, mais par effet : ne regardez plus rien hors de Lui et faites tout pour Lui ; soyez bien aise lorsque les créatures vous aideront à vous sacrifier à Son divin amour en vous faisant mourir à vous-même. Si vous voulez bientôt entrer dans votre néant, recevez tous les coups qui vous arriveront de quelque part que ce soit : faites que votre cœur ne respire qu’après Lui et qu’il embrasse les occasions qui vous feront montrer l’amour que vous avez pour votre divin Époux. Il n’y a rien qui puisse mieux vous purger de vos péchés que l’amour de Dieu : c’est le vrai feu du purgatoire des âmes saintes. Toutes les personnes ne peuvent pas faire de grandes austérités, mais tout le monde peut aimer, tout le monde peut souffrir en diverses manières. Ceux que Dieu veut exercer Lui-même trouvent le chemin le plus court s’ils se soumettent et s’ils soutiennent ce que Dieu fait en eux pour les éprouver et les purifier. Il ne tiendra donc qu’à vous si vous n’êtes pas bien agréable à Dieu, puisqu’Il ne veut que le cœur, non pas des actions éclatantes.

L’humilité Le ravit et l’humiliation est le vrai trésor des âmes saintes, ne soyez donc plus rien à vous-même ni à qui que ce soit. Suivez les desseins de Dieu sur vous, en soutenant toutes les privations de Dieu, les mésestimes des créatures et les peines corporelles, si Dieu vous en envoie. Ne regardez plus en principal que l’œuvre de Dieu en ce qu’Il veut faire en vous, pour vous y unir, suivre et accomplir Ses desseins.

Il n’est pas nécessaire de réfléchir sur le passé : faites-vous par la grâce une nouvelle créature, et ne vous regardez plus en rien : et, comme si rien ne s’était passé, ne tâchez que de plaire à Dieu. Pour ce qui est du temps des maladies, et particulièrement pour celle qui doit précéder la mort, il faut faire et vivre comme vous devez avoir vécu durant votre vie religieuse. Ne réfléchissez plus sur ce qui vous regarde et laissez toutes choses entre les mains de Dieu. Il fera mieux que vous-même. Quand il faudra mourir, après avoir reçu les sacrements, demeurez en repos et ne pensez plus à ce qui doit vous arriver, mais occupez-vous à aimer et à vous abandonner à Dieu, regardant votre salut comme Son ouvrage et non pas comme le vôtre. Ce sera donc à Lui à l’achever et à le perfectionner. Ainsi, confiez-vous en Lui, laissant faire Sa divine bonté, et commencez dès aujourd’hui à faire votre sacrifice, que vous devez continuer jusques à la mort. / Je suis votre. Ce 21 octobre 1688.

21. Sur l’oraison (fin 1688 ou début 1689 ?).

Il est bon d’entendre les sujets d’oraison qui se lisent pour la Commu­nauté. Si vous y trouvez quelque chose qui vous occupe, servez-vous-en ; sinon, tenez-vous simplement occupée de la présence de Dieu. Si votre esprit s’égare, rappelez-le tout doucement par des actes d’abandon, de remise de vous-même, d’amour, d’union et autres. Vous ferez bien de suivre cette méthode ; et si votre cœur est occupé de son Dieu, cessez les actes qu’on Forme6 ne doit faire que pour se faciliter la présence de Dieu. Si vous êtes dans une disposition de souffrance, tenez-vous simplement dans une résignation à la volonté de Dieu, pour ne vouloir ni plus de lumière, ni plus de grâce, ni plus d’amour pour Lui qu’autant qu’Il veut que vous en ayez pour porter les peines intérieures et extérieures qu’Il vous enverra, croyant que rien n’est meilleur pour vous que cela. L’âme qui est fidèle dans cette pratique de résignation n’en demeure pas là, et je ne saurais vous exprimer le bien qui en revient.

Lorsque votre esprit sera dans le trouble par quelque souffrance inté­rieure ou extérieure, divertissez-le par quelque occupation extérieure. Mais le plus parfait est de se résigner à Dieu et, dans cette résignation, tâcher de calmer son cœur et son esprit, portant, par une disposition intérieure de pénitence, la peine. Les commencements vous seront pénibles, mais dans la suite vous en ressentirez de grands biens et il vous deviendra plus facile.

7. Sur la paix de l’âme (21 juin 1689).

Je suis bien aise, chère fille, de ce que Notre Seigneur vous donne Sa sainte paix. Le vrai moyen de la conserver est de se tenir détaché de tout ce qu’il y a de créé, et particulièrement de tous ses propres intérêts, car celui qui ne se soucie de rien que de Dieu, possède toujours ce qu’il désire, et ainsi il est toujours content. Ce qui fait qu’on roule si longtemps sans atteindre à la perfection, est parce que l’on veut toujours quelque chose hors de Dieu : c’est d’où viennent toutes les inquiétudes. Demeurez donc en repos avec Dieu. Je suis votre. / Ce 21 juin 1689.

22. (fin 1689 ?).

L’occupation de l’âme, en l’état où vous êtes, est bonne lorsqu’elle cherche à se tranquilliser et pacifier et, par cette paix, se réduire en son fond où Dieu lui est plus intime qu’elle n’est à elle-même.

La seconde manière est de l’occuper par abandon, acquiescement et perte de soi-même en Dieu, voulant être comme l’on est, parce que tel est Son bon plaisir.

La troisième manière est de souffrir et de soutenir en esprit de sacrifice et de victime qui s’immole par amour à tout ce qu’il plaît à son Dieu, qu’elle endure par révérence et union à Jésus-Christ.


TRAITÉS


Présentation.


Le traité du Royaume de Jésus-Christ dans les âmes, que nous reproduisons intégralement, constitue l’ouvrage majeur de Maur de l’Enfant-Jésus : son élaboration est plus précise et plus structurée que celle de ses nombreux opuscules antérieurs534.

Les archives du carmel de Clamart conservent un exemplaire rare de l’édition de 1664535 : c’est lui qui a été transcrit par sœur Madeleine. Ce texte recèle de nombreuses difficultés que nous n’avons pas toutes résolues : nous avons tenté de pallier les nombreuses négligences et les oublis de cette édition en modernisant la ponctuation peu claire de l’époque et en faisant parfois des adjonctions entre crochets. Des extraits de Jean de la Croix venaient naturellement à la mémoire de sœur Madeleine au détour de sa transcription : ils sont donnés en notes.

Les deux derniers traités sont beaucoup plus courts. Ils portent le même titre – bien choisi – de Traités de la vie intérieure et mystique. Ils sont reliés dans un même fascicule.

Le premier traité est de deux mains différentes536, dont la seconde est grossière. Le style en est parfois lourd, sinon incompréhensible, au point que l’on peut se demander s’il ne s’agirait pas d’un brouillon non revu par l’auteur.

Le second Traité est écrit par un copiste dont l’écriture trop régulière rend parfois la lecture difficile ; son style est comparable à celui du Royaume.

Les titres des deux Traités sont écrits de la même main que la fin du texte du premier ; le même homme (peut-être l’abbé de Brion ?) a ajouté la fin du premier texte, puis a donné le même titre aux deux textes et relié le tout ensemble : ceci confirmerait l’hypothèse que le premier texte serait le brouillon du premier. Le premier Traité contient cependant de beaux passages très inspirés : nous avons donc publié l’ensemble.

§

Maur se situe à la charnière entre deux époques : de nombreux novices ont afflué, attirés par la présence de Jean de Saint-Samson et le renouveau intérieur qui en découlait. Mais après sa mort, le cercle qui l’entourait s’est dispersé pour porter ailleurs cette impulsion mystique. Maur n’est plus porté par la présence de Jean : il se retrouve seul pour poursuivre son chemin et doit se consacrer à la tâche difficile de former les jeunes. Les grands états de grâce sont rares, un être tel que Jean est un cas exceptionnel. Maur constate que, chez lui-même et ses novices, la nature humaine resurgit à tout moment. Son texte devient alors un cri de douleur : pourquoi employons-nous

tous nos jours à chercher, en des lacs corrompus et en des citernes crevées, ce que nous avons en nous-mêmes ? (Royaume I, 19).

Il est sensible à l’extrême à la tension entre la « vertu » de la grâce et la répugnance à la grâce qui provient du péché originel, entre le sacrifice de Jésus-Christ et le peu de réponse que lui donne l’être humain. Il appelle au combat en chrétien « armé de la foi et de la vertu de Jésus-Christ » (Roy. II, 14)  pour « suivre Jésus-Christ, notre capitaine, par toutes les voies les plus affreuses à la nature » (Roy. II, 3), pour entrer avec Lui « dans l’océan de fiel et des amertumes de Sa Passion » (ibid.). L’accent est donc donné à un renoncement absolu, auquel il consacre les deux premières parties du Royaume et sur lequel il revient sans cesse. Ses formulations sont abruptes : il faut « concevoir une horreur et une haine immortelles de soi-même et de tout ce qui a les moindres apparences du péché » (Roy., II, 28). Il faut « purger par les mortifications continuelles, tant intérieures qu’extérieures, la rouille et les ordures du péché » (Traité II, introd.). Même à la fin, où l’on penserait voir le mystique enfin arrivé à une paix définitive, Maur avertit que l’homme est fragile, que cette expérience n’est due qu’à la grâce qui inonde de faibles « vases d’argile ». On sent l’expérience personnelle de Maur affleurer à chaque instant dans son acuité douloureuse :

après dix et vingt ans de paix et de repos dans une vie élevée au plus haut degré de perfection, le Sauveur de nos âmes venant à retirer Sa présence sensible qui tenait toute l’âme coupée, on sentira le corps, les sens, les passions, l’imagination et tout l’animal aussi porté à s’émouvoir à la présence des objets qui lui sont conformes ou contraires, que si l’on ne faisait que commencer. (Roy., III 24).

Il faut être sur ses gardes jusqu’à la fin de sa vie car la nature humaine resurgit sans cesse : « Il faut toujours exterminer pour assurer sa paix » (Roy. II, 20). Partout éclate sa souffrance devant le sacrifice du Christ et l’inaptitude de l’homme à en recueillir les fruits.

Son exigence est absolue :

Le nouveau disciple de Jésus-Christ doit donc commencer, pour sa première pratique, à rompre tous les liens qu’il a avec les créatures. (Roy., II, 3)

Il n’a pas de mot trop fort pour parler de la nature humaine, « souillée » et « corrompue » par le péché originel. Sa haine du péché est telle qu’il s’exprime parfois avec excès :

 …il faut que nous nous détruisions nous-mêmes pour le chasser  (Roy., II, 10) !

Il accorde un grand rôle à la volonté :

 …la mémoire et l’entendement seront obligés à ne penser et ne représenter plus que le vrai bien. L’appétit sensitif avec tous ses alléchements [sic] et toutes ses fureurs sera contraint de se calmer et de suivre les ordres qui lui seront prescrits par cette volonté supérieure, nonobstant ses répugnances et contrariétés.  (Roy., II 28).

La raison joue aussi une grand rôle pour que le novice constate que toutes choses ne sont que participations à la bonté ou à la toute-puissance de Dieu, et qu’il importe de remonter à leur source divine : illuminée par la foi, elle aide beaucoup l’homme à

 …ne s’appuyer plus sur quoi que ce soit que sur Lui, et de commencer avec Lui et par Lui à se défaire de tout ce qui l’avait possédée jusques alors. (Roy., II 4).

Car heureusement, l’homme n’est pas seul : nous sommes participants de la Résurrection de Jésus-Christ, qui

 …gouverne tout le christianisme par la distribution de Ses grâces […][et qui] voit Ses fidèles amis entrer courageusement dans les combats qu’Il a Lui-même soutenus, et passer par les voies qu’Il a leur a frayées le premier. Il considère avec plaisir ceux qui travaillent à se rendre par Son secours les véritables images de Sa vie douloureuse et toujours privée des satisfactions de la nature. C’est là qu’Il les attend pour les faire participants de la gloire qu’Il leur a méritée, pour être l’objet éternel de leur amour et de leur reconnaissance et le comble de leur ineffable félicité.  (Roy. I, 33).

Les lecteurs modernes pourront donc être rebutés à la fois par le tempérament excessif de Maur et ses expressions souvent morbides des deux premières parties du Royaume, mais ce style et cette émotivité, courantes dans la littérature religieuse du Grand Siècle, deviennent heureusement de plus en plus rares au fil de la progression du texte. Les deux premières parties restent cependant utiles pour proposer des remèdes aux difficultés qui se répètent chez les spirituels novices de tous les temps537.

Une fois que l’ascétisme a accompli son œuvre, l’intériorité et la vie mystique profonde peuvent prendre possession de l’homme libéré. Un retournement capital s’opère puisque l’effort personnel s’efface pour laisser place à l’action divine :

C’est dans cette vie divine et surnaturelle que les efforts humains et naturels ne peuvent pas beaucoup nous servir. Les principaux agents sont ici la foi et la grâce. (Roy. III, 1).

Le ton douloureux s’apaise donc dans le beau début de la troisième et dernière partie du Royaume :

je suppose l’avoir [l’homme chrétien] laissé dans un état qui lui a fait rompre toutes les cordes qui le tenaient attaché au péché, tant dans la partie inférieure que dans la supérieure ; et qu’étant maître de soi-même, il est libre de se donner à Dieu, s’élevant, par la foi qu’il a reçue de Lui, au-dessus de soi-même et de toutes les créatures, pour s’abîmer en Lui par Sa grâce, comme dans un océan d’amour et plénitude de tout bien. […]

C’est donc ici où l’être surnaturel de la foi et de la grâce doit commencer à opérer comme principal agent dans l’homme chrétien, et à gouverner comme le maître de la maison, dans laquelle il n’a été jusqu’à présent que comme un aimable conseiller, comme un associé fidèle, pour l’aider dans la rencontre des difficultés538.

Les Traités ne commencent qu’à ce retournement de l’homme :

Vous voyez bien maintenant, mon cher fils, que j’ai eu grande raison de ne vous pas faire plus tôt l’ouverture des secrets et des sentiers de la perfection chrétienne, attendu la nécessité que vous aviez de travailler de vous-même pour disposer le fond de votre âme à recevoir les opérations divines ; il a fallu vous laisser le loisir de faire [38] beaucoup de préparation pour bâtir dans votre cœur un tabernacle vivant à Dieu, qui le veut bien choisir pour Sa demeure… (2e Traité, introd.).

Dès lors, la vie du mystique va être consacrée à laisser le divin prendre toute la place : il ne s’agit pas de détruire la nature humaine, mais de laisser la grâce enlever l’instinct de propriété et l’amour de soi :

comme la sainteté est une participation de la nature divine, il n’y a que Dieu seul qui la puisse donner (2e Traité, 2).

lorsque la créature a anéanti son être, ses propres actions et sa propre vie pour n’être plus et ne vivre plus qu’à Dieu, Dieu la fait subsister dans un être nouveau de la grâce, non pas qu’elle perde son être et sa subsistance naturelle, mais tout ce qu’elle avait de propre, ou que le péché avait introduit chez elle, étant sacrifié à Dieu (2e Traité, 1).

L’homme dans l’état de corruption ne vivait qu’à soi-même et la nature était le principe et la fin de tous ses mouvements ; au contraire, dans l’état de la grâce, … il ne fait plus rien de soi-même ni pour soi, mais toutes ses actions et tous ses désirs tendent à Dieu duquel il a reçu une nouvelle naissance (2e Traité, 24).

Il faut que la grâce soit dans l’homme le principe de tous ses mouvements et qu’il n’y ait plus rien en lui de propre qui domine et qui gouverne (2e Traité, 22).


Le changement est radical et difficile à supporter pour la nature humaine qui doit laisser Dieu opérer à chaque instant et se laisser conduire à l’aveugle dans ce qui lui apparaît comme ténèbres : il faut

se résoudre à ne désirer rien par avance et à ne recevoir à chaque moment que ce que Dieu opère en nous, et ne voir ni vouloir autre chose que ce qui est et se passe (2e Traité, 2).

Or, sur ce changement de ces vies si éloignées et si différentes l’une de l’autre, il y a un chaos à traverser dans lequel il se trouve fort peu de personnes qui veuillent se jeter et qui osent s’abandonner à ces ténèbres. C’est aussi ce qui fait que peu de personnes parviennent à cette manière de pur amour et d’union parfaite avec Dieu (2e Traité, 4).

une âme […] se verra et se sentira avec le temps pleine de choses entièrement opposées à ce qu’elle avait expérimenté […] pour bien faire ce voyage mystérieux il faut que l’homme suive tout doucement la conduite de Dieu et qu’il prenne garde de n’avancer ni de retarder aussi ces divines opérations par ses propres efforts … qu’il consente à être réduit dans son premier état de pauvreté et de bassesse et d’y souffrir toutes les misères propres au même état avec cette seule différence qu’il lui est donné une force secrète avec laquelle il supporte plus courageusement et plus facilement (2e Traité, 17).

Cette force est Jésus-Christ même :

la vertu de Jésus-Christ, qui habite en lui par la foi et la charité, le tient uni à Dieu, quoique ce soit d’une façon fort nue et presque imperceptible (Roy. III, 5).

Ces chemins ne sont pas dangereux car l’on y suit Jésus-Christ,

qui nous a si expressément enseigné cette doctrine et qui a commandé à tous ceux qui voudraient être de Ses disciples, de la suivre et de la pratiquer… (Roy., III, 1)

L’âme est alors en attente, comme « le passereau solitaire sur un toit » (Ps. 101, 8) et Dieu

lui fait seulement connaître que, s’étant abandonnée à Lui sans réserve, elle n’a plus le droit de se mêler de sa propre conduite. Tout ce qu’elle doit faire est de suivre Celui qui la conduit sans se soucier d’autre chose. (Roy,. III,3)

A partir de ce moment, l’oraison change et tous les états antérieurs ne lui sont plus rien :

il faut quitter […] cette simple et amoureuse tendance vers Dieu, mais qui, étant dans l’effort et l’activité de la créature, n’est pas celui que Dieu demande des personnes qu’Il a destinées pour recevoir les derniers témoignages de Son amour dans cette vie. Il y en a donc un autre dans lequel l’âme, étant unie avec son principe et son Dieu, ne fait plus nulle avance de sa part, mais c’est Dieu, son divin Epoux, lequel en qualité de maître, de Roi et d’ami a soin de tout ce qu’elle est et de tout ce qui la regarde (2e Traité, 4).

posséder Dieu, qui se fait dans le fond de l’âme où Dieu se fait sentir et expérimenter en forme de premier principe et cause efficiente, se trouve par la voie des ténèbres divines. […] Il ne voit plus pour soi, ni en haut ni en bas ; néanmoins il se trouve content sans savoir de quoi […] il sent comme dans le fond de lui-même une vérité et un principe qui lui cause ce bien sans qu’il en puisse former aucune idée […] il se sent établi comme sur un principe inébranlable et infini (2e Traité, 26).

Ces ténèbres lui font un doux repos, et il ne peut faire effort ni pour en sortir ni pour s’y approfondir davantage. Aussi n’a-t-il plus de chemin ni de voie que cette même obscurité, qui ne lui donne point de doute, mais qui ne laisse pas de l’étonner au commencement à cause qu’il ne sait où il est, et qu’il se sent comme tout d’un coup transporté de sa façon d’agir ordinaire dans une impuissance totale de produire aucun mouvement, et qu’il ne peut plus se servir d’aucun moyen pour s’unir à Dieu que de demeurer perdu à soi-même dans cette grande et vaste obscurité, attendant qu’on le conduise où il plaira à Celui qui l’y a mis : c’est de vrai tout ce qu’on peut faire en cet état. (1er Traité, 11).


C’est une vie de renoncement à tout ce qui est propre, même à la perfection d’une vie sainte :

il est nécessaire que l’homme meure à cette vie humaine bien qu’elle semble bien parfaite, bien sainte, fondée et établie sur les principes de la grâce. La raison est que jusque-là l’homme n’a travaillé que pour se regagner soi-même [et] trouve encore cet empêchement de la propriété de soi-même (2e Traité, 5).

Le but de la grâce est de mener l’homme à l’impuissance totale. De mort en mort, elle pousse le mystique vers l’anéantissement de tout lui-même :

Quand l’homme est arrivé dans ce fond d’anéantissement et de bassesse où il n’a plus rien qui le soutienne, la grâce le pousse à se laisser tomber en Dieu qui est seul au-delà de cet abîme du néant (2e Traité, 19).

C’est ce que Dieu fait par Sa sainte grâce en celui qui a renoncé à tout et qui s’est tellement perdu en Dieu qu’il ne trouve plus rien de soi car, après cette perte, il se trouve dans un établissement spirituel où il ne veut et n’a besoin de rien. Il semble que son être soit comme une même chose avec celui de Dieu tant il est ferme et se sent subsister en Lui par la grâce et par la foi (2e Traité, 22).

Cet état demande une fidélité absolue :

[Dieu] demande que l’homme n’ait de vue ni de vie que pour Lui, qu’il n’ait autre objet que Lui, autre mouvement que vers Lui, en un mot qu’il soit tout à Lui, âme, vie, puissances, corps et tout ce qu’il est, de même que, de Sa part, Dieu est tout donné à lui (2e Traité, 10).

la fidélité de l’âme, en cette rencontre, est de demeurer ferme dans sa perte totale en Lui, et de ne vivre que de cette foi nue, qui la fait pour lors être et vivre en Lui, d’autant plus profondément que moins elle s’en aperçoit. Faire autrement serait se retirer de Dieu, en qui elle est profondément abîmée pendant tout ce temps. (Roy. III, 19).

Alors commence une nouvelle vie :

ce feu intérieur ayant consommé tout ce qu’il y avait de propriété de vie dans la créature, Dieu en prend possession, Il s’unit à elle et la fait vivre de Sa propre vie par le moyen de la grâce par laquelle Il fait tout en l’homme. (2e Traité, 2)

A celui qui s’inquièterait de voir cet homme disparu à jamais pour l’humanité, Maur répond en pensant probablement à son maître bien-aimé, Jean de Saint-Samson, qui était dans cet état divin :

A répondre mystiquement et selon la vérité, un tel homme n’est plus ni pour soi ni pour les autres ; non seulement il n’a plus rien, mais il ne peut plus rien vouloir pour soi […] il ne veut Dieu que pour l’amour de Lui-même et par pure complaisance à Son bon plaisir. […] c’est Dieu même qui par Sa grâce opère tout en cet homme et par cet homme, quoique tout paraisse être fait humainement par lui comme il l’est en effet, Dieu s’accommodant à la façon de l’homme, voulant seulement être le premier principe de sa vie et de ses actions. (2e Traité, 8).

il est tout rempli de la présence divine, quoique ce ne soit pas par manière d’objet qu’il en jouit, mais par manière d’être et de principe ; il est fait une même chose avec Lui. Cette vue ou expérience par laquelle l’homme se sent réuni à Dieu comme à son premier principe le comble d’une joie indicible (2e Traité, 12).

pour les personnes que je viens de décrire, elles sont, à vrai dire, toujours ravies, quoique personne ne s’en puisse apercevoir. Car elles vivent toujours en Dieu, au-dessus d’elles-mêmes […] et cela d’une manière si libre et si sainte qu’elles n’en sont aucunement empêchées de vaquer aux actions extérieures que leur obligation ou la charité demande d’elles, et qu’elles font, sans y prendre ni y mettre rien d’elles-mêmes par attache volontaire de nature, mais dans la seule vue de la volonté et bon plaisir de Dieu, qui est l’unique règle de toute leur vie. (Roy., III, 12)

il est comme une même chose avec Lui, comme s’il lui était naturel d’être ainsi et que son esprit fût tout passé et transformé en celui de Jésus-Christ par Lequel il fait toutes choses : s’il aime, s’il hait, s’il cherche, s’il fuit, s’il possède ou s’il est privé de tout, c’est tout pour Jésus-Christ et par Lui.( 1er Traité, 11).

Évidemment,

Qui ne sortirait point de cette vie pour aucune chose que ce soit, n’aurait rien du côté de la créature qui pût lui donner de la peine ; et d’autre part, on aurait tout Dieu, duquel on vivrait seulement avec un bonheur inestimable. (Roy. III, 5).

Mais

La pratique de tout ceci est beaucoup plus difficile qu’on ne peut se l’imaginer en le lisant sur ce papier (2e Traité, 2) !

 



Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes.

Première partie.

1. L’ignorance que les âmes ont de Dieu et de Jésus-Christ est cause de tout leur malheur.

L’ignorance de ce que Dieu est et de ce qu’Il fait par Notre Seigneur Jésus-Christ dans les âmes est la véritable cause de tous leurs malheurs, et le principe du dérèglement qui les [2] fait courir comme des vagabonds après toutes sortes de créatures, auxquelles, s’arrêtant comme à leur dernière fin, elles se privent des lumières que Dieu leur avait préparées pour les attirer à Lui, et se rendent indignes de Son amitié pour laquelle Il les avait mises au monde.

N’est-ce pas de quoi s’étonner de voir que, dans un si grand nombre de personnes qui font profession de christianisme, il s’en trouve si peu qui sachent quel est le joug de Jésus-Christ et combien fort et étroit est le lien des obligations qui les attachent à Lui ? Mais quel prodige est-ce de ne trouver presque personne qui veuille s’en acquitter et que, parmi une multitude si prodigieuse de l’un et l’autre sexe qui Lui sont spécialement consacrés, il y en ait un si petit nombre qui soient remplis de Son Esprit, qui obéissent à Ses lois évangéliques, et qui cherchent seulement à vivre dans le royaume intérieur qu’Il veut établir dans les âmes ?

Ce malheur ne peut procéder d’ailleurs que de l’aveuglement et des ténèbres que l’amour des créatures et leur [3] maudite attache a causé dans l’esprit des hommes. Car il n’y a si malheureux au monde qui, connaissant ce que Dieu est et ce qu’Il opère dans une âme pour sa félicité éternelle et pour la rendre bienheureuse même dans cette vie, ne quittât tout pour suivre Ses attraits, et qui ne courût à l’odeur de Ses onguents par les chemins les plus difficiles et par les déserts les plus affreux, quoique parsemés de croix, d’afflictions et de persécutions. Quel redoublement de malheur est-ce donc d’être ignorant d’un si grand bien, mais encore de ne vouloir point écouter ceux qui nous l’enseignent, comme s’ils racontaient des fables lorsqu’ils parlent des opérations plus secrètes que Dieu fait dans les âmes ?

Si l’on exposait quelque doctrine fondée sur les principes d’Aristote ou de Platon, elle trouverait assez d’approbateurs et de sectateurs ; et ce qui est fondé sur les principes et sur la doctrine de Jésus-Christ, notre divin Maître, ne passera que pour folie et pour des imaginations de têtes affaiblies ! Au moins, [4] si l’on voulait se soumettre par manière d’épreuve aux pratiques qui sont proposées pour venir à la connaissance de la vérité qu’on enseigne, on pourrait avec plus d’équité juger d’une question si importante ; mais de condamner une chose parce qu’on ne l’a pas expérimentée, ou parce qu’elle surpasse la capacité ordinaire et la façon commune des hommes, ce n’est pas être juste juge. D’autant qu’il ne faut pas juger les autres par soi-même, et ce qui surpasse notre intelligence ne laisse pas d’être véritable, puisque Dieu a fait et fait tous les jours dans les âmes des choses qui surpassent le sens commun et l’intelligence ordinaire des hommes. Mais Il les cache à ceux qui sont sages et prudents à leurs yeux, qui seraient avec grande raison chargés de honte et de confusion en eux-mêmes si, quand ils ouvrent la bouche contre ces vérités évangéliques, ils venaient à réfléchir qu’ils sont ceux que le Fils de Dieu a jugés incapables et indignes de ces mystères qu’Il a révélés aux petits et humbles de cœur.

Nous vivons dans un siècle si misérable [5] que, si le Sauveur du monde était contraint de mettre Sa doctrine à l’examen de ces sages de la terre, qui ne croient rien qui soit au-dessus de leur capacité, il serait à craindre qu’Il ne passât pour un homme qui abuse les autres. Ce qui est à déplorer en des chrétiens qui devraient consumer vie, santé, forces et enfin corps et âme, pour se disposer à recevoir et goûter les vérités du salut et de la sainteté que Jésus-Christ nous a enseignées par Son exemple et par Ses paroles et nous a méritées par Ses souffrances et par Sa mort. Laissons pourtant ce qui ne nous regarde pas dans les autres, afin de chercher par les lumières de la foi Celui qui est la félicité de nos âmes, et qui seul peut les rendre heureuses dès ce monde, autant que le peuvent être de pauvres exilés, par la jouissance de leur unique bien, et dans l’autre par l’entière possession de Lui-même, où elles verront Sa face à découvert. [6]


2. Dieu Se fait connaître aux hommes par la foi qu’Il leur donne.

L’homme ne saurait jamais, par tout l’effort de ses puissances naturelles, ni trouver Dieu ni s’unir à Lui, ni même en approcher d’une infinie distance, puisque tout ce qui est en l’homme ne peut connaître Dieu, sinon par les créatures qu’Il a produites au-dehors de Soi-même, qui, n’ayant que de faibles crayons de Sa perfection et de Ses grandeurs, n’en peuvent donner que de très légères connaissances. C’est ce qui a fait que tant de sages philosophes des siècles passés sont demeurés dans l’ignorance de Dieu, après avoir consumé toute leur vie à Le chercher dans les créatures, et qu’ils ont rempli le monde d’erreurs et de fausses opinions, pour n’avoir pas cherché la vérité en elle-même.

C’est ce qui met encore aujourd’hui [7] la honte et la confusion dans le christianisme, où la plupart des hommes sont réduits à ce misérable état d’aveuglement, qu’ils ne peuvent se persuader qu’il y ait quelque chose de Dieu à comprendre au-dessus de leur faible raisonnement, croyant que toutes les vérités divines doivent être renfermées dans leur petite capacité et que ce qui ne tombe pas sous leur sens doit passer pour erreur et pour fausseté. Ce qui est cause que tant de personnes sont empêchées de chercher Dieu par Ses voies plus cachées, craignant de se perdre dans ces chemins inconnus à la nature corrompue par les sens, et condamnés par ceux mêmes qui sont à la vérité pleins et enflés de la science humaine, mais vides de celle de Dieu.

Aussi Sa divine Majesté, Se moquant de la sottise des hommes, a choisi des moyens bien contraires aux humains, pour Se faire connaître à Ses amis. Car Il veut qu’on commence à Le connaître par où l’intelligence et la raison des hommes finit son effort et son étendue. Credere enim oportet accedentem ad Deum [8] quia est. (Heb. 11539). C’est pourquoi Il a voulu que tous ceux qui sont destinés pour le Ciel reçussent dans le baptême la lumière de la foi, qui leur donne la qualité et l’être surnaturel d’enfants de Dieu, les rendant capables, après qu’ils ont reçu l’usage de la raison, de mener une vie conforme à leur état et à cette qualité qu’ils ont reçue d’enfants de Dieu et de nourrissons de Sa grâce. A quoi venant à faillir et à se détourner du principe qui leur a donné cet Etre divin, ils se rendent indignes du bonheur qu’Il leur avait préparé, les destinant à une vie noble, excellente et divine qui n’avait que Dieu seul pour objet. Après quoi, Il les laisse dans la possession des créatures qu’ils aiment, abandonnés à leurs passions, sans qu’ils goûtent ni cherchent rien de meilleur. Faut-il donc s’étonner d’en voir un si grand nombre dans le précipice, puisqu’il y en a si peu qui se servent des avantages de leur naissance spirituelle et de cette adoption filiale que Jésus a faite de nos âmes en les lavant par Son sang dans le baptême, et leur [9] laissant pour gage de Son amour la foi qui devait les porter à Le regarder comme le seul principe de leur béatitude et comme leur fin dernière en laquelle ils sont déjà véritablement unis, quoiqu’il y ait un voile qui les empêche de voir clairement ce divin objet ?

3. Il est meilleur pour plusieurs d’être conduits à Dieu par la voie de la foi.

Puisque Dieu commence par la foi à attirer et élever à Soi les âmes des hommes, je m’étonne comment presque tous ceux qui ont travaillé à les aider pour aller à Dieu, se sont accommodés à la façon ordinaire de la nature, qui commence par les choses plus communes afin de monter aux plus hautes ou, pour mieux dire, se sont servis de moyens purement naturels pour élever les âmes à ce qui est tout surnaturel [10] et divin. Je sais bien qu’il faut aider la faiblesse humaine, qui est accablée de tant de ténèbres qu’elle n’est presque plus capable de s’élever au-dessus de la nature, ni de goûter les choses divines ; et partant, il faut faire marcher les esprits pas à pas, par les divers degrés des créatures visibles pour les faire monter jusqu’à Dieu et par ce que nous avons reçu de Lui de plus sensible, pour les exciter à Son amour. C’est ce qui a fait juger aux maîtres de la vie spirituelle qu’il était expédient de donner diverses méthodes aux âmes pour retourner à Dieu, de qui elles se sont éloignées par le dérèglement de leurs passions et par l’aveuglement de leurs sens.

Bien que je croie qu’il est nécessaire de se servir de ces voies à l’égard de plusieurs, qui ne peuvent pas si tôt s’élever aux choses spirituelles, ou pour avoir l’esprit plus grossier, ou pour l’avoir si offusqué de ténèbres, à cause de leurs mauvaises habitudes, que les vérités divines ne peuvent les pénétrer, je ne serais toutefois pas d’avis, sauf sous meilleur jugement, d’assujettir [11] tout le monde à ces règles, ni de les conduire par ces voies, particulièrement certaines personnes, en nombre considérable, qui vivent assez moralement bien dans le monde, pour avoir reçu une assez bonne éducation de leurs parents ou pour avoir été élevés dans les lettres, ni tant d’autres qui vivent dans les cloîtres, comme des matières premières attendant que ce divin Esprit, les informant de Sa grâce, leur donne un meilleur état, où elles puissent mener une vie divine et correspondante à l’excellence de leur profession. Je mets dans ce nombre une grande quantité d’ecclésiastiques, qui se sont consacrés à Dieu pour servir en Son Église, comme des lampes pleines d’amour et de lumière, qui devraient brûler jour et nuit devant la face de Dieu, tant pour se consumer eux-mêmes en Sa présence que pour éclairer les autres qu’ils sont obligés de conduire.

Toutes lesquelles personnes, soit laïques dans le monde, soit religieux dans les cloîtres, soit prêtres dans l’Église, ayant une connaissance suffisante [12] et plus que commune du bien et du mal, et assez de lumière touchant les Mystères du christianisme, devraient, selon mon sentiment, être conduites à Dieu par la porte qu’Il a ouverte à toutes les âmes et par le chemin qu’Il nous a ordonné, quoiqu’il y en ait fort peu qui le prennent : c’est celui de la foi que saint Paul donne et établit pour premier principe de la sainteté et perfection. Credere oportet accedentem ad Deum 540. Et le Saint-esprit même nous assure qu’à l’exemple de Moïse, c’est dans la foi que les hommes reçoivent leur sainteté. In fide et lenitate ipsius sanctum fecit illum541. (Eccl. 45). Nous ne saurions donc nous tromper en suivant de si bons maîtres, et en disant que…542.

4. Jésus-Christ commence à régner par la foi dans nos âmes.

J’ai dit que l’ignorance est la cause du malheur des hommes. Ce n’est pas [13] qu’il n’y ait assez de savants au monde qui semblent pénétrer les abîmes par la spéculation des plus profondes vérités, mais je dis qu’ils seront encore ignorants de Dieu pendant qu’ils ne Le chercheront que par l’effort de leurs puissances naturelles, qui ne sont point capables d’atteindre un objet si élevé. Si nous voulons donc nous approcher de Dieu en vérité, il faut avoir d’autres moyens que ceux qui peuvent nous être enseignés par les hommes. C’est pourquoi notre divin Maître, voyant l’état misérable où nous étions réduits, sans espérance de retour à notre première origine de laquelle nous avions perdu la vue et l’amour par le péché, voulant nous retirer de cette misère et reprendre Son ancien domaine déjà tout en friche, plein d’épines et de ronces, tout dissipé et gâté par le désordre du péché, a commencé à y planter Sa foi pour marque de la possession qu’Il en prend, laquelle donne à Dieu un pouvoir absolu sur nos âmes, et les rend tellement Siennes qu’elles ne peuvent désormais disposer volontairement de [14] quoi que ce soit qui leur appartienne, sinon pour Sa gloire et pour Son plaisir : autrement, elles manquent à la foi qu’elles Lui ont donnée en recevant la Sienne, et disposent du bien d’autrui contre toute justice, et au préjudice du serment qu’elles ont fait du contraire.

Ceci étonnera peut-être ceux qui, par faute de considération, ont ignoré jusques ici combien est étroite l’obligation que nous avons contractée, en recevant la foi dans le baptême, d’être tout à Dieu et tellement dépendants de Lui que nous ne pouvons sans injustice détourner ailleurs le moindre mouvement ou désir de notre âme, si bien que tous ses regards, ses amours et ses actions doivent être immédiatement vers Lui, ou au moins pour Lui quand elle les porte vers quelque créature. Sponsabo te mihi in fide 543, dit-il par Osée au chap. 2 : depuis qu’Il l’a épousée dans Sa foi, elle n’est plus à elle-même. Aussi, dans le baptême où nous recevons et faisons profession de cette foi, l’on nous fait renoncer d’affection à tout ce qui n’est point Dieu, et nous sommes obligés [15] de ratifier par nos oeuvres cette renonciation solennelle après que nous sommes parvenus à l’usage de raison, et de vivre comme enfants de Dieu, lavés dans Son Sang précieux, et régénérés en Lui pour la vie éternelle.

Qui est-ce donc, de tous ceux qui ont été baptisés en Jésus-Christ, qui puisse désormais ignorer que tout ce qu’il a en soi-même, sur quoi il puisse établir l’espérance du salut, il l’a reçu par miséricorde de ce bénin Sauveur, à cette condition, toutefois, qu’il sera tellement à Lui que nul autre ne pourra jamais prétendre d’en avoir la possession. Nous voilà donc, nous tous qui sommes baptisés, l’héritage de Dieu par Son Fils ! Nous voilà les enfants de Son Royaume, engagés par la foi au joug amoureux de Ses divines lois ! Voilà nos âmes libres de la servitude du péché ! Les voilà libres, si elles veulent, de la dépendance des créatures !

O Dieu, faites, s’il Vous plaît, que tous les chrétiens goûtent, ne fût-ce que pour un moment, la douceur ineffable de la divine liberté dont jouis [16] sent les enfants de Votre Royaume, et Vous les verrez rompre toutes leurs chaînes pour suivre la suavité de Votre joug amoureux, qui donne à un seul jour plus de douceurs à une âme que tous les plaisirs de la terre n’en sauraient donner en mille ans aux esprits des mondains.

Mais le malheur de la plupart des hommes vient de ce qu’étant abîmés dans les sens, ils ne peuvent goûter et à peine croire les délices et les grands biens que Dieu a préparés à tous ceux qui veulent L’aimer, parce que ces délices ne sont que pour les enfants de Son Royaume, qui n’est pas dans la chair et dans le sang, mais dans le fond et dans l’intérieur de l’âme. Regnum Dei intra vos est 544. (Luc, 17).

C’est pourquoi il y en a si peu qui veuillent travailler à la conquête d’un bien si inestimable : au contraire, il y en a plusieurs qui font assez peu de difficulté et de conscience d’en détourner les âmes qui s’y sentent appelées, ni plus ni moins que si elles avaient pris résolution d’aller chercher un monde imaginaire au-delà des mers. Cela ne nous [17] empêchera pas de dire des nouvelles de ce Royaume intérieur, selon qu’il plaira à Sa divine Majesté [de] nous découvrir les voies plus propres pour y parvenir après que nous aurons vu…545

5. Le droit qu’a Jésus-Christ de régner dans nos âmes.

Ce droit est si ancien et si bien fondé que la seule ignorance peut le faire révoquer en doute, puisque de toute éternité Dieu, le Père, ayant engendré les âmes dans le Verbe de Sa vérité, voluntarie genuit nos verbo veritatis 546 (Jacques, I), les a produites par lui dans le temps déterminé par Sa très sage et très aimable Providence pour être des images vivantes de Ses grandeurs, et pour recouler sans cesse par une vie toute sainte et céleste dans ce divin Océan d’où elles sont sorties. Mais, s’étant écartées de leur source par le malheur du péché, auquel elles se sont trouvées [18] assujetties, il a été nécessaire que ce divin Prototype dont elles sont les images, Se soit réuni à elles en Se couvrant de l’humanité pour leur redonner Sa divine ressemblance, que le péché leur avait ôtée, et que ce Principe éternel soit venu rétablir en elles Sa vérité, qui y était éteinte. Il a été nécessaire que le Verbe Se soit fait chair, qu’Il ait pris la nature humaine et porté toutes les misères de nos corps pour racheter nos âmes, Ses créatures, qui gémissaient sous l’esclavage du péché et de Satan, sans avoir aucune espérance de se voir délivrées si Ses miséricordes et Ses bontés n’eussent infiniment surpassé nos misères et nos méchancetés.

Quel droit peut être plus ancien que celui qui est éternel ? Quel domaine mieux établi que celui qui est fondé sur l’être même qu’on a reçu de la main de Dieu, qui veut être notre Maître et Seigneur, et sur toutes les appartenances qui Le suivent ? Mais, après avoir misérablement engagé et perdu tout ce qu’on avait reçu de Sa main libérale, qu’Il soit venu Se donner [19] Lui-même pour nous dégager, qu’Il Se soit laissé vendre pour nous racheter, qu’Il Se soit perdu et anéanti pour nous sauver, c’est ce qui Lui donne un tel empire sur tous les hommes et un tel droit et domaine sur leurs âmes et sur leurs corps qu’ils ne peuvent s’en servir à aucun usage sans l’ordre spécial de Sa divine Majesté : autrement ils pèchent contre toute justice et équité. Car ils n’ont rien qu’ils n’aient reçu de Lui : s’ils sont en liberté, c’est par le prix de Son Sang ; s’ils vivent, c’est par Sa mort ; s’ils ont droit au Paradis, c’est parce qu’Il les a adoptés pour Ses enfants. C’est donc de Lui qu’ils ont tout, et qu’ils tiennent tout ; c’est à Lui qu’ils547 le doivent ; et puisqu’ils Lui doivent l’être, la vie et le salut, que reste-t-il dans l’homme qui ne soit à Jésus-Christ ? Et si tout est à Lui, [si] tout Lui appartient, qui pourra contester Ses droits et refuser de Lui rendre ce qui est à Lui par tant et de si justes titres ?

Que si ces vérités, qui sont palpables, pouvaient un peu toucher tant de cœurs endurcis, et tant d’esprits vagabonds [20] et dissipés parmi des erreurs préjudiciables ou des connaissances inutiles, on verrait Jésus mieux accompagné de disciples, et Sa doctrine plus suivie et mieux pratiquée qu’elle n’est par ceux mêmes qui doivent en instruire les autres. Car si l’on veut tirer la conclusion de ce que je viens de dire, à quoi peut-on se déterminer, voyant que l’être et la vie, l’âme et le corps Lui appartiennent, sinon de Lui rendre le tout comme choses qui Lui sont propres et à Lui en faire hommage comme à Celui qui en est le Seigneur ; Lui en donner le fruit comme au propriétaire, et enfin se dépouiller du fond, pour le Lui restituer comme à Celui qui en est le Dieu, le Créateur et le Sauveur ?

6. Jésus-Christ prend possession du droit qu’Il a sur nous par la foi.

Une âme qui a reçu la foi, est tellement à Jésus-Christ qu’elle [21] portera encore, par-delà tous les siècles, la marque et le caractère de la possession qu’Il en a prise. Le feu d’enfer, avec toute sa rigueur exercée durant toute l’éternité, ne pourra effacer cette marque, non plus que consumer les âmes qui l’auront reçue durant leur vie en ce monde. Ce qui est l’un des plus sensibles sujets de leurs tourments dedans ces flammes sans fin, est le reproche continuel de leur ingratitude, qui leur fait voir qu’ayant été à Jésus-Christ, rachetées par Sa mort et lavées en Son Sang, il n’a tenu qu’à elles qu’elles ne jouissent du bienheureux héritage qu’Il leur avait destiné, et que c’est pour s’être retirées de Son domaine qu’elles seront éternellement le partage des démons, et la pâture du feu et des tourments.

C’est avec grande justice que le Rédempteur de nos âmes laisse des marques aussi signalées de la possession qu’Il a eue de celles qui ont reçu la foi, puisqu’elle est une participation des lumières divines, le fondement et la substance, au dire de saint Paul, de tout le [22] bien que nous devons attendre, et puisque Il nous l’a méritée par la destruction et par l’anéantissement, pour ainsi dire, de Son être propre. Aussi, en nous la donnant, Il nous met dans un état surnaturel, capables d’une vie surnaturelle et divine qui nous fait connaître et goûter les profondeurs de Dieu, nous dilate en Son immensité et nous fait participer de Ses grandeurs.

Mais j’avoue que ce bien est si caché à la connaissance des hommes, et que cette lumière qui reluit sans cesse parmi les ténèbres de l’esprit des chrétiens et fidèles, est si peu comprise quasi de tout le monde, qu’on peut dire que personne ne reçoit ses admirables effets, que c’est une lampe méprisée et inutile dans la pensée des riches, qui regorgent de sciences humaines et de la sagesse du monde. Lampas contempta apud cogitationes divinum, dit saint Grégoire en ses Morales, lib. 10. cap. 27. C’est un trésor enfoui dans la terre : Sapientia abscondita et thesaurus invisus 548, qui ne sert qu’à très peu de personnes parce qu’il ne s’en trouve que très peu qui veuillent [23] captiver les efforts de leurs puissances naturelles, les vues et les desseins de leur entendement sous les services de la foi. Il leur semble que rien n’est véritable s’il n’est à la mesure de leur esprit. C’est ce qui rend la plupart des hommes indignes des Mystères de Dieu, qui ne peuvent être goûtés ni aperçus que par le moyen de la foi.

Jusques à quand est-ce donc que nous serons si misérables, ayant dans notre fond un si grand trésor ? Jusques à quand serons-nous aveuglés au milieu d’une si belle lumière ? Eh ! Qu’allons-nous chercher chez les Platon et les Aristote ? Nous avons la vérité dans notre sein et nous ne la connaissons ni ne la cherchons pas. La vie se passe dans les livres et personne ne se sert de la foi ! Quelle folie serait-ce d’aller aux Indes chercher un bien qu’on a dans soi-même ? Les livres, les hommes, toutes les créatures peuvent-elles mieux nous faire connaître Dieu que cette participation surnaturelle de Ses lumières incréées qu’Il a mises dans nos âmes, [24] à ce seul dessein de Se faire connaître à elles ? Il me semble que ces considérations doivent être assez fortes sur des esprits raisonnables pour les obliger au moins à réfléchir et considérer si cela est véritable, et pour les porter, s’ils le jugent tel, à se déterminer d’en faire l’expérience.

7. Jésus-Christ, ayant pris possession d’une âme par la foi, veut en être tout seul le maître.

La possession que notre Sauveur prend de nos âmes par la foi est telle qu’Il prétend en être le Maître absolu, en telle sorte que ni elles-mêmes, ni aucune créature n’aient aucun pouvoir sur elles, ni sur tout ce qui en dépend. A la vérité, c’est tout vouloir, mais si l’on regarde bien la justice de Sa prétention et sur quoi elle est fondée, on jugera sans doute que nous ne pouvons moins donner à Dieu, après avoir reçu la foi, sans Lui faire injustice, [25] et à nous-mêmes un tort grandement notable : car, en recevant cette foi, nous nous transportons tellement dans le domaine de Dieu que nous quittons pour ainsi dire notre être propre pour en recevoir de Lui un autre plus excellent et plus noble, auquel nous ne pouvions atteindre par nos propres forces, ni même contribuer à l’acquérir autrement que par l’acceptation que nous en faisons. C’est donc le pur ouvrage de Ses mains, duquel nous Lui sommes tellement redevables que nous ne pouvons plus nous regarder que comme étant à Lui, et comme membres incorporés à ce chef divin, qui doit nous donner la vie, le mouvement, les influences et les forces nécessaires pour conduire nos actions à la fin qui nous est destinée. Si nous ne faisons qu’un même corps avec Lui, duquel Il est le chef, pouvons-nous avec quelque sorte de justice disposer de nous à notre volonté ? Pouvons-nous avoir d’autres vues ou d’autres desseins que les Siens ? Notre vie ne doit-elle pas venir de Lui comme de [26] notre chef et retourner à Lui comme à son principe ? Aucune créature n’ayant contribué au rétablissement de notre être, et Lui seul étant, comme dit saint Paul aux Hébreux, ch. 12, l’auteur et le consommateur de notre foi et de notre salut, nous ne sommes redevables à qui que ce soit qu’à Sa Majesté. C’est Lui seul qui a droit sur nous, et, partant, notre être, notre vie, nos sentiments, desseins et désirs doivent se terminer à Sa seule gloire, à Son seul amour et à Son bon plaisir.

Suivant cette vérité, qui ne dépend pas de la persuasion humaine, mais qui est établie sur tout ce qu’il y a de plus constant et de plus sacré dans le christianisme, à savoir la foi, tous les chrétiens sont obligés de mesurer tous les mouvements de leur vie, toutes leurs démarches et tous leurs pas selon la règle et la mesure qu’ils ont reçues de ce premier Principe de leur sanctification. Et puisqu’ils ont tout reçu de Lui sans exception, ne sont-ils pas tenus de Lui rendre tout, sans distinction ni réserve [27] d’aucune chose ? Il le veut ainsi et nous sommes assurés qu’Il ne quittera aucun des droits qu’Il S’est acquis sur nos âmes par l’effusion de Son sang, et par Sa mort. Que diront donc ceux qui ne Lui rendent rien du tout et qui ne réfléchissent jamais sur cette obligation si étroite, qui n’ont la foi que pour la violer ou pour l’ensevelir dans le tombeau de leurs passions, de leurs appétits déréglés et de la sensualité de leur vie ? Que leur sert-il d’avoir la foi, puisqu’elle ne les fait point vivre à Celui et pour Celui qui en est l’Auteur et le Principe ?

8. Jésus-Christ et le monde ne peuvent demeurer ensemble dans une âme.

Que l’on cherche tant qu’on voudra des raisons et des moyens pour faire régner le monde avec Jésus-Christ dans nos âmes, on n’y réussira jamais. Il y a trop grande opposition [28] entre ces deux extrêmes, qui se détruisent tellement dans un sujet, qu’il faut par nécessité que l’un ou l’autre quitte la place. Ce seraient deux royaumes dans un même royaume, qui le voudraient gouverner par des maximes toutes contraires. Ce seraient deux dieux dans un monde, qui lui voudraient donner en même temps deux mouvements opposés. Jésus-Christ veut qu’on quitte tout pour Le suivre, et qu’en renonçant à soi-même, on s’abandonne entièrement à Sa fidélité et aux ressorts de Son amoureuse Providence. Et le monde, je veux dire la nature corrompue par le péché, veut tout posséder, tout avoir : honneurs, richesses plaisirs. Jamais rien de cela ne peut contenter son appétit, elle en voudrait toujours davantage, et tous ceux qui suivent ces méchantes lois ne reconnaissent pour heureux que celui qui en possède le plus. Tout leur appui est dans les choses visibles et présentes, et toutes leurs pensées s’occupent à en amasser ou à conserver ce qu’ils en ont déjà. [29]

Quel moyen pourrait-on donc trouver d’assembler dans un même sujet des principes si éloignés que l’un rejette absolument ce que l’autre veut et désire ? Et pourtant, on se flatte communément que ces recherches mondaines ne sont pas tout à fait contre la volonté de Dieu, qu’un peu de vanité peut bien compatir [être compatible] avec les opprobres de la passion ; que le plaisir n’est pas entièrement incompatible avec les fouets, les crachats et les soufflets de Jésus ; que l’appui et l’amour de quelques créatures peut subsister avec Son délaissement si universel de tout ce qu’il y a sur la terre et dans le Ciel, même jusques à souffrir l’abandon et la main du Père éternel appesantie sur Lui dans la Croix.

Cela est étonnant, et il n’y a que l’esprit rempli des ténèbres des passions, et aveuglé de la brutalité des sens, qui puisse forger ces chimères et composer ces monstres, qui ne peuvent sortir d’une âme raisonnable. Néanmoins, nous voyons dans la pratique que cela se fait et que la plupart des [30] âmes chrétiennes unies à Jésus-Christ par la foi, baptisées dans Son sang et rachetées par Sa mort, emploient, non seulement leur temps, mais encore presque toutes leurs pensées, leurs désirs et leur amour, à la recherche des choses que notre Rédempteur nous ordonne de quitter si nous voulons être de Ses disciples et avoir part à Son héritage éternel.

Je ne sais pas à quoi on pense, mais je sais qu’il ne peut y avoir deux maîtres dans nos âmes, selon cette maxime de Jésus-Christ dans saint Matthieu, ch. 6 : Nemo potest duobus dominis servire549. Jésus veut tout ou rien : si l’on ne veut pas tout Lui donner, Il ne prend point de part au reste. Que deviendra donc une âme qui a voulu se partager, puisque le Sauveur ne veut point d’elle ?

Il est trop juste, ô Seigneur, que tout soit à Vous et que nous n’ayons point d’autre maître de nos âmes que Vous, à qui elles ont coûté la vie. Mais chassez-en Vos ennemis qui en ont pris possession par notre lâche condescendance. Nous voulons être tout à Vous, [31] pourvu qu’il Vous plaise nous délivrer du très pesant fardeau de notre servitude.

9. C’est notre bonheur que Jésus règne tout seul en nos âmes.

Encore qu’il fût possible d’accommoder une demeure en nos âmes à Jésus-Christ et aux affections déréglées des créatures, il y aurait toujours une perte notable, sans aucun avantage pour nous, de le faire. D’autant que tout ce qu’il y a de créé joint ensemble ne saurait rien nous donner de meilleur que ce qu’il contient en soi, qui, étant considéré ou en gros ou en détail, est si vil, si périssable, si peu de durée, d’une si petite étendue, d’un goût si médiocre, d’une perfection si légère que c’est une honte à un esprit humain d’en vouloir faire pompe. Qu’est-ce donc à un chrétien qui s’en glorifie, qui lui bâtit des trônes [32] dans son âme, et qui lui sacrifie sans cesse les désirs et les soupirs de son cœur et de sa volonté ?

Tous les livres, ceux mêmes des païens, sont si pleins de raisons qui font voir évidemment à tout le monde la vanité de tout ce qu’on peut posséder de créé sur la terre, que ce serait temps perdu d’en vouloir dire d’autres ou de rapporter les mêmes. N’est-il donc pas vrai que nous nous faisons un grand dommage si nous nous embarrassons pour avoir ces biens apparents ? Et ceux qui s’arrêtent avec tant d’ardeur, qu’en retirent-ils autre chose que d’épaisses ténèbres qui obscurcissent leur entendement, de telle sorte qu’ils les rendent incapables de recevoir les rayons de la vérité et pervertissent tellement leurs volontés qu’elles ne peuvent plus goûter les douceurs du vrai bien ?

Notre bonheur consiste donc uniquement en ce que Jésus-Christ seul soit le roi de nos cœurs et le maître de toutes nos affections. Car c’est Lui qui est la lumière du monde, et qui est [33] venu la communiquer à toutes les âmes qui veulent la recevoir ; c’est Lui seul en qui est notre salut, et qui n’est venu au monde que pour nous enseigner et donner une vie plus abondante et meilleure. Quel plus grand bien pourrait donc arriver aux hommes, non seulement que d’être possédés de Lui, qui est la vie et la vérité, mais aussi que tout ce qui est en eux de mortel et périssable soit absorbé, au terme de saint Paul, dans cette même vie ? Ut absorbeatur quod mortale est vita550.

Hélas ! nous ne savons que trop le mal et les désordres que l’amour des créatures nous a causés, et quelle confusion elles ont apportée à nos âmes pendant qu’elles y ont régné. Mais le Roi pacifique, qui est l’Auteur et Principe de tout le bel ordre que nous voulons en ce monde, ne peut mettre dans nos cœurs et dans nos esprits qu’une sagesse admirable, des mouvements propres pour les conduire tout droit à la fin qu’Il leur a destinée, pour le terme de leur bonheur. Ne serions-nous donc pas malheureux si nous voulions [34] partager Son empire et donner des bornes à Son royaume dans nos âmes, puisqu’il est assuré que partout où Il ne régnerait point, Il n’y épancherait point la rosée de Ses grâces ? Ce serait une région fermée à Ses lumières et à Ses influences.

Et c’est pour cela que nous voyons tant de personnes qui s’exercent assez dans la piété et qui ne peuvent guère avancer. Les années s’écoulent et roulent sur leurs têtes sans leur apporter grand profit, sinon celui de vieillir. Ces personnes usent tous les livres, savent toutes les méditations par cœur, ne perdent aucune dévotion publique ni particulière, éprouvent la conduite de tous les meilleurs et plus savants directeurs, et après tout cela, elles se trouvent toujours au même point d’imperfection, bronchant toujours à la même pierre, s’en prenant à l’occasion et au sujet extérieur qui les auront fait faillir, au lieu de regarder au-dedans d’elles-mêmes où est l’origine de leur mal.

Qu’elles ôtent les bornes qui empêchent que Jésus-Christ n’étende Son [35] Royaume partout, qu’elles ne se retiennent rien : elles verront bientôt les routes aplanies et il n’y aura plus rien qui les fasse tomber. Car ce Roi divin conduit tout par des voies infaillibles, mais il faut s’être entièrement abandonné à Sa conduite, et ne s’en plus mêler. Quel bonheur de n’avoir plus de soin de soi-même et d’être entre les mains d’un Roi qui gouverne nos âmes beaucoup plus sûrement qu’elles ne sauraient le faire ! Nonobstant tout cela, on ne veut point s’y fier, et chacun veut être maître de soi-même à son malheur.

10. Les causes qui empêchent plusieurs de laisser régner Jésus-Christ dans leurs âmes.

Il ne faut pas s’étonner s’il y en a si peu qui avancent dans la conquête et dans le recouvrement de ce Royaume intérieur de Jésus-Christ, puisque [36] l’amour des choses de la terre a si amplement étendu son empire dans toutes les puissances et les parties de l’homme qu’il n’y a rien en lui qui ne soit sujet à ses lois. Jugez donc quelle peine on doit avoir pour changer de façon de vie et de gouvernement. Toute la nature y résiste, parce qu’elle y vit à son aise et parce que tout contribue à son contentement. Les sens s’y saoulent de plaisir, l’imagination contente ses extravagances, la raison s’aveugle dans ses propres intérêts, le propre jugement fait ses caprices et la volonté ses desseins. Tout y rie, tout est en joie : qui n’aurait de la peine à quitter une vie si douce et si conforme aux inclinations de la nature, pour en prendre une qui retranche tous ces plaisirs et qui n’enseigne qu’une mortification continuelle ?

Est-ce donc merveille d’en trouver peu, dans un si grand nombre, qui portent la marque et le caractère du christianisme, qui mettent la main à l’oeuvre, qui veuillent travailler tout de bon à rendre leur vie conforme à leur nom ?

Il semble que ce soit se moquer d’un [37] chrétien, surtout de ceux qui vivent dans le monde, que de lui parler de mortifier ses sens, et qu’il est chrétien pour cela : comment donc mortifiera-t-il ses passions, mais, qui est plus, son propre jugement et sa volonté, qui sont les plus hauts sièges de l’amour-propre ? Quel remède y apportera-t-il, s’il ne veut pas même travailler à ce qui est plus aisé et plus grossier ? Que deviendront donc les chrétiens qui n’y pensent seulement pas ? Si l’on n’y est pas obligé, à la vérité, ils ont raison. Mais aussi si d’être chrétien demande une vie conforme à cet état qui est tout saint et tout divin, tout composé du Sang de Jésus-Christ, établi sur Ses mérites, soutenu par Ses promesses, les plaisirs, les vanités, les passions et tous les dérèglements et attaches aux créatures ne peuvent convenir ni être propres à la vie chrétienne qui est fondée sur la pauvreté, l’humilité et la mort de son Auteur.

Or, de quitter cette vie de délices pour en mener une toute pleine d’amertume, de quitter ce libertinage pour s’assujettir [38] à des lois qui ne portent que de la rigueur, de ne plus vivre à soi, mais tout à Jésus-Christ, sont des paroles si rudes qu’il ne s’en trouve guère qui veuillent les pratiquer. Il faut se faire une trop grande violence pour passer de l’un de ces extrêmes à l’autre et c’est la cause pourquoi il y a si peu de saints dans le monde ; et c’est ce qui fait que le Royaume de Jésus-Christ est de si petite étendue. Plusieurs voudraient assez donner une partie d’eux-mêmes pourvu qu’ils demeurassent maîtres de l’autre. Tant d’honneurs, tant de cérémonies, tant de reconnaissances extérieures qu’on voudrait, pourvu qu’on eût la liberté de partager ses affections à qui on aurait agréable. Et c’est cela principalement que désire posséder notre Sauveur. Son Royaume est au-dedans, c’est là où Il veut établir Son trône ; Il veut être le maître de nos cœurs pour leur communiquer Sa vie et, sans cette condition, Il ne veut point nous reconnaître pour enfants de Son Royaume. [39]

11. Que ces empêchements, quoique difficiles, peuvent être ôtés.

Quoique ces empêchements soient encore plus grands dans l’exécution qu’on ne peut les décrire, et que l’on pourrait faire la même demande qu’on fit autrefois à Notre Seigneur : Qui est-ce donc qui pourra être sauvé ? 551, puisqu’il y a des difficultés presque impossibles à surmonter, je dis, avec la vérité éternelle, que c’est une chose impossible à la force des hommes, mais qui est bien facile à Dieu quand Il trouve des personnes qui veuillent tout de bon se donner à Lui pour cela.

La plus grande difficulté vient presque toute de notre part, et de ce que nous sommes tellement assujettis à l’amour-propre et à tous ses effets qu’il nous semble impossible de nous en dégager ; nous sentons notre cœur et tous nos appétits tellement esclaves de [40] ce tyran qu’il nous semble qu’il n’y a aucune force qui puisse nous en tirer.

Mais le plus grand de nos maux, dans cet amas de misères, est notre aveuglement qui nous ferme tellement les yeux que nous ne sommes pas capables de connaître rien de meilleur que notre mal même : ou, si nous voyons quelque bien qui pourrait servir à notre délivrance, nous le voyons comme de loin, en des régions inaccessibles et dans une si grande distance qu’il n’y a aucune espérance d’y parvenir, en sorte qu’il nous semble que tout est perdu.

Que faut-il donc faire pour vaincre de telles difficultés ? Deux choses très faciles, qui nous sont prescrites dans l’Évangile et qui sont les principes sur lesquels doivent rouler tous les mouvements de notre salut. L’un regarde l’entendement et l’autre la volonté. Celui de l’entendement est de croire fermement que Jésus-Christ est Fils de Dieu. Tu credis in Filium Dei ? dit le même Sauveur à l’aveugle-né, en saint Jean ch. 9. Celui de la volonté est exprimé par ces paroles d’un lépreux à [41] notre Seigneur en saint Marc, ch. 1 : Domine, si vis, potes me mundare 552, que nous soyons désireux sans feintise553 de recevoir notre guérison. Par ce peu de paroles, qui ont eu des effets miraculeux, le Sauveur de nos âmes est déclaré le médecin universel de tous les hommes. Il ne veut de nous que la foi, que nous croyions qu’Il peut nous guérir et que nous en ayons la volonté. Pour la foi, Il nous l’a donnée, il ne faut que nous en servir. Et pour la bonne et efficace volonté, Il veut aussi nous la donner, mais joignons-nous à Ses grâces, répondons à Son amour, courons après Ses onguents délicieux, et quittons l’odeur infecte des créatures qui ne sont que du fumier corrompu et pourri.

Si Dieu gagne sur une âme qu’elle soit parfaitement convaincue que c’est par Jésus-Christ seulement qu’elle peut être sauvée, et qu’elle ait la volonté de l’être, je tiens pour assuré que son salut sera fort avancé. Car, bien que les difficultés qui se trouvent dans la poursuite du salut, se représentent à elle pour retarder son progrès et pour [42] l’empêcher de se déterminer parfaitement à embrasser les moyens nécessaires pour y parvenir, néanmoins le véritable désir qu’elle a conçu d’être toute à Dieu, étant fortifié d’une nouvelle grâce, emportera tout ce qu’il y a de difficile.

Mais le mal est que ceux qui veulent ne veulent qu’à demi. Ils voudraient que Dieu fît tout d’un coup et qu’il n’y eût aucune peine à marcher dans un chemin si raboteux. Il leur semble qu’ils doivent, dès le premier moment de leur conversion, être élevés dans la montagne du Thabor, ou bien être transportés dans la plaine des visions. Cela ne se fait pas ainsi : il y a bien des mauvais chemins à passer, c’est ce qui fait que plusieurs retournent en arrière.

12. La foi et la bonne volonté ayant ôté les plus grands obstacles, on doit travailler à établir le Royaume de Jésus-Christ.

Il est vrai, dans le sentiment de saint Paul, que sine fide impossibile est placere Deo (Heb, 11, 6), il est impossible de plaire à Dieu sans la foi, comme l’on ne peut s’approcher de Lui si la volonté n’est pas fortement déterminée à Le chercher, au prix de quoi que ce soit. Mais aussi, quand l’âme est bien persuadée de ces deux principes, il ne faut point douter qu’elle ne soit en état de faire un grand progrès dans le Royaume de Dieu, si elle est fidèle à se servir des avantages que Sa Majesté lui a donnés pour cela. Car, lui ayant mis en mains les moyens propres à Son dessein, Il veut qu’elle s’en serve et qu’elle emploie ses forces pour parvenir à la fin qu’Il lui a ordonnée. [44].

Dieu ne veut pas être tellement l’auteur de notre perfection qu’Il ne veuille bien que nous employions avec Lui tous les efforts et les puissances de notre âme pour achever un ouvrage de si grande conséquence. Il se contente de nous mettre dans un état surnaturel auquel nous ne pouvions atteindre par nos propres forces, et de nous donner ce qui est nécessaire pour agir conformément à ce même état. Après quoi, Il prétend que tout ce qu’il y a dans l’homme s’exerce et s’efforce à suivre les mouvements de Ses divines impressions, qui ne lui sont données à autre dessein que pour faire croître et fortifier ce qu’il a reçu de Lui.

C’est comme une divine semence qui demande une terre cultivée et si bien disposée qu’elle puisse y produire des effets divins. Cette disposition et préparation demande le soin et la vigilance de l’homme à qui Dieu fait cette grâce que de vouloir lui communiquer Ses dons. Il faut donc qu’il recherche soigneusement ce qui peut être contraire en lui à cette divine [45] semence, pour l’arracher et pour mettre en sa place ce qui lui est plus propre et plus conforme. A faute de quoi, nous en voyons un grand nombre de très bien appelés à la perfection chrétienne, et qui ont ce qu’il faut pour y parvenir de la part de Dieu ; mais leur lâcheté leur faisant trouver des excuses apparentes pour se dispenser de la poursuite d’un si grand bien, ils demeurent en arrière et suivant leurs concupiscences et leurs passions, il ne leur demeure rien des dons qu’ils ont reçus de Dieu, que l’ingratitude qu’ils ont commise contre Lui et le désespoir qui les empêche d’arriver au bien qu’Il leur avait préparé.

La foi qui nous est donnée est une portion du Sang de Jésus-Christ ; et ces bons désirs et commencements de bonne volonté sont des participations de Ses mérites. Mais que sert tout cela à une âme qui les ensevelit dans un tombeau de chair et de sang, ou qui les noie dans les eaux agitées de ses passions ? Ne vaudrait-il pas mieux pour [46] elle n’avoir pas reçu tous ces biens, puisqu’elle en demeure plus coupable ?

Nous avons un Dieu dont la bonté et la libéralité sont inconcevables, mais qui n’a rien tant en horreur que l’ingratitude et la lâcheté des personnes qui abusent des dons qu’Il leur présente pour les avancer auprès de Sa Majesté. Il veut nous faire tous des dieux ; mais quand Il voit que nous ne voulons tous être que des porcs et des animaux, méprisant Ses délices divines pour nous délecter dans la boue et croupir dans la pourriture, enfin lassé de nos malices après les avoir supportées durant un temps, Il nous laisse dans nos misères, nous saouler d’ordures parmi les créatures.

13. Quelle disposition est nécessaire pour établir en nous le Royaume de Jésus-Christ.

Il est moralement impossible d’assujettir si parfaitement et si subitement [47] tout ce qui est en l’homme opposé aux lois de Jésus-Christ, qu’il ne se trouve durant un assez long temps des sujets de combattre pour détruire ce qui résiste à l’établissement de Son Royaume, qui ne sera ni parfait ni paisible tandis qu’il y aura la moindre opposition. Cela n’empêche pourtant pas que ce bon Seigneur n’en prenne possession pourvu qu’Il trouve en nos âmes des dispositions et des promesses de Le rendre maître de toutes choses, et que, de bonne foi, l’on veuille travailler avec Lui à la destruction de Ses ennemis.

C’est la disposition qu’Il demande en nous pour l’établissement de Son Royaume, laquelle fait que l’homme ne se réserve rien. Il n’excepte rien de ce qui est en lui et de tout ce qui en dépend qu’il ne soit présentement résolu de remettre sous la domination de Dieu, ce qui s’étend plus loin qu’on ne penserait si on ne l’avait pas bien considéré. Car, pour bien faire l’anatomie de cet état ou disposition, il faut la prendre [48] depuis le haut jusques en bas, et l’on trouvera qu’il est besoin qu’il dépouille son esprit de tout ce que la nature lui a donné de plus noble, qui est sa propre intelligence et son raisonnement, pour se jeter dans l’abîme de la foi et vivre de ses obscurités qui ne lui laissent pas d’être très certaines. Il faut qu’il abandonne sa propre liberté et volonté à la conduite d’une Providence infaillible dont il ne connaît pas les ressort ni la fin. Il est obligé de tenir son imagination dans les pensées des choses bonnes et saintes et ne plus la laisser courir vagabonde après des fantômes impertinents.

Il faut qu’il soit aussi dans la résolution de contraindre si bien ses appétits qu’ils ne se puissent émanciper à chercher des objets qui ne soient pas du goût de Dieu. Il serait de la dernière indécence de laisser fronder ses passions à la façon des chiens, en présence de Sa Majesté divine. Que serait-ce donc si on laissait ses sens, comme des bêtes sans raison, faire leurs ordures dans la salle où ce Roi divin est logé, si, dans le [49] trône où Il est assis et dans la couche où Il se repose ? Ce serait encore bien pis si l’on faisait entrer dans ce Royaume les ennemis du dehors, je veux dire toutes sortes de créatures pour attenter à la vie ou à la personne de son Roi, pour le chasser de chez Lui, après y avoir fait son entrée sous Sa bonne foi et Ses promesses.

Qu’on juge donc sur tout ceci à quoi s’engagent ceux qui sont dans la résolution de faire régner Jésus-Christ en leurs âmes ; surtout si ce sont de nouveaux venus, qui, n’ayant encore point fait la guerre à Ses ennemis, et qui ne sachent pas encore ce que c’est que de souffrir, et l’on verra que leur entreprise est bien grande. Car ils ne doivent point espérer de réussir qu’ils ne purifient tous ces étages. S’ils laissent un seul ennemi, caché en quelque lieu secret, c’est assez de quoi rendre leurs travaux inutiles.

Il est vrai qu’en toute cette guerre, et dans cette affaire si importante, ils ont Jésus-Christ, qui combat avec eux et qui s’y intéresse le plus. Il leur [50] donne du temps pour en venir à bout, sachant bien leur faiblesse, et s’il leur arrive d’être quelquefois vaincus, Il les anime de nouveau au combat, Il leur donne nouvelle force et nouvelle espérance : pourvu qu’ils ne perdent point la bonne et constante volonté de travailler, ils viendront à bout de tout avec Sa sainte grâce.

14. Comment Jésus étend en nous Son Royaume par la foi.

Après que Jésus-Christ a pris possession de nos âmes par la foi, comme je l’ai déjà dit, et qu’Il a trouvé le fond de nos volontés disposé en la manière que je viens de décrire au chapitre précédent, Son dessein n’est autre que d’étendre et faire croître cette foi, qui est une divine semence enveloppée dans Son sang et couverte de Ses mérites, jusques à ce qu’Il soit parfaitement Lui-même formé en nous. [51] Donec formetur Christus in nobis 554, disait l’apôtre à ceux de Galatie, chapitre 4. Cet ouvrage étant d’une telle importance, il devrait attirer toute l’occupation des mortels, puisque c’est en cela que consiste tout leur bonheur et qu’ils n’ont d’être, de bonté ni de vérité surnaturelle qu’autant que Jésus-Christ est, vit et règne dans leurs cœurs.

Disons donc le mieux qu’il nous sera possible, aidé de Ses saintes lumières, ce qu’Il fait et ce qu’Il demande que la créature fasse de son côté pour répondre à Ses desseins. Car il est ici question de réduire en pratique particulière cette bonne volonté dans laquelle je suppose que l’homme se trouve, de se donner à Dieu entièrement et sans réserve aucune et de se soumettre sans contredit à l’obéissance de Ses lois.

La première chose qu’Il fait est de découvrir à l’âme qui L’a reçu, toutes Ses infinies qualités, Ses grandeurs et Ses magnificences, et de lui faire voir le bonheur qu’elle possédera dans la [52] soumission à Son service, que tous les biens sont enfermés dans ce divin esclavage et que Son joug amoureux a plus de douceur que tous les sceptres du monde.

Il lui fait encore goûter qu’elle ne peut être en assurance de son salut qu’en Le laissant régner en elle, puisque c’est en Lui que sont cachés tous les trésors de grâces, et qu’Il est la vérité et la voie pour y parvenir.

Il lui fait aussi connaître que c’est pour l’amour d’elle qu’Il s’est revêtu de notre mortalité et soumis à la rage de Ses ennemis ; que ce seul amour L’a fait mourir honteusement dans la Croix, comme ç’avait été Lui qui l’avait fait sortir (pour ainsi dire) du sein de Son Père éternel pour venir gagner son cœur et pour la tirer des malheurs de sa captivité.

Elle voit encore par les yeux de la foi, bien mieux que par ceux de la raison humaine, qu’Il l’aime encore plus ardemment que jamais et que, quand assis au trône de Sa Majesté, Il jette les yeux sur Son corps, et le voit [53] chargé de plaies, Il se souvient que c’est l’amour de cette pauvre âme qui L’a blessé.

Que dirais-je plus ? Il lui fait voir, au moins pour l’ordinaire, tout ce qui peut lui gagner le cœur, avec tant de force et de puissance qu’elle en demeure étonnée et souvent si ravie que, quand il y aurait mille royaumes à posséder, elle les quitterait tous pour s’attacher volontairement au service de ce divin Maître, au Royaume duquel il vaut mieux être esclave un seul jour que de régner mille ans dans tous les plaisirs de la terre.

On pourra peut-être me dire que, si Notre Seigneur se faisait ainsi goûter à tous ceux qui ont reçu la foi dans le baptême, il y en aurait bien peu qui ne prissent résolution de suivre Ses attraits si charmants et si divins, et que ce n’est pas merveille s’il y en a si peu qui suivent ces voies étroites qu’Il enseigne, puisqu’on n’a point goûté toutes ces douceurs, ni reçu ces belles lumières. Je dis à cela qu’il n’y a guère [de] personne au monde qui ait reçu la foi, à qui Dieu n’ait fait connaître et goûter, une fois ou l’autre, combien il vaut mieux Le servir que de suivre ses passions et concupiscences. Que chacun y réfléchisse bien, et il verra que ce que je dis est vrai.

Qui est-ce qui n’a point ressenti cela dans sa jeunesse ? Qui est-ce qui ne le voit pas dans le monde par quelque intervalle, même après s’y être saoulé de tous les plaisirs qu’on y peut prendre ? De sorte que personne n’a sujet de se plaindre que de soi-même. Si on veut Le goûter, qu’on se retire des créatures, qu’on s’applique à Dieu : Il est encore tout près à Se donner à ceux qui Le cherchent en vérité. Que dirais-je davantage, sinon qu’il est impossible de décrire les biens inconcevables que Sa Majesté a préparés et fait goûter à ceux qui Le veulent servir ? Ceux qui l’ont éprouvé ne savent-ils pas bien qu’on ne peut exprimer la millième partie des lumières, des délices et des biens infinis que reçoivent les âmes en qui Jésus-Christ a établi le Royaume de Son amour ? [55] Tout ce que nous pouvons faire est de rapporter le mieux qu’il nous est possible l’ordre de Sa conduite afin de Le seconder en Ses desseins et de suivre Ses mouvements pour atteindre à la fin où Il veut nous conduire.

15. Il S’établit en l’âme comme Maître souverain.

L’âme étant convaincue des merveilles que Dieu lui a fait voir et des biens qu’elle recevra dans l’établissement de Son Royaume en elle, et résolue de ne chercher ni désirer plus autre chose que d’être toute à Lui, Sa Majesté vient S’établir en elle en qualité de Souverain, c’est-à-dire qu’Il S’unit à elle comme premier Principe de tout être, comme la plénitude des êtres qui sont créés et qui le pourront être jusques à l’infini.

Ce qui ne se fait pas par les efforts qu’elle fasse [fait], ni de son entendement, [56] ni de sa volonté, parce que cette connaissance et cette expérience ne sont pas du ressort de leurs forces naturelles. C’est par le moyen de la foi qui, élevant ses puissances à un état surnaturel, les met dans le pouvoir d’atteindre jusques à Dieu et de Le considérer comme Il est en Soi, non pas à la façon des Bienheureux, qui Le voient en évidence, parce que cette manière est réservée pour la vie glorieuse, mais elle Le goûte certainement, ayant une expérience assurée de Sa présence divine, façon qui est conforme à la vie des pauvres voyageurs en ce monde.

C’est de cette plénitude qu’elle voit que toutes les créatures du monde ont pris leur origine et qu’elles ne subsistent que par la participation qu’elles ont de ce premier des êtres. Elle connaît qu’elles ne sont rien en soi, et que, quelque noblesse ou excellence qu’elles puissent avoir, elles la doivent refondre là-dedans comme dans son premier Principe.

Et, si elle fait courir son raisonnement depuis le premier pas que Dieu a fait [57] pour sortir hors de Soi dans les créatures, jusques au dernier, qu’Il a cessé Ses oeuvres, elle trouvera que le haut, le médiocre et le plus bas de tout ce qui est au monde, n’y est et n’y subsiste que par ce qu’il a reçu de cette divine source.

C’est ce qui lui fait juger qu’à proprement parler, tout ce qui est, hors de Dieu, est comme rien : ce sont plutôt des vestiges et des semblances d’êtres que des êtres véritables, que c’est dans cette seule plénitude où est le véritable être, et que c’est dans sa possession qu’elle peut tout avoir.

C’est ce qui lui fait prendre résolution de laisser être Dieu tout seul en elle, voyant que tout le reste n’est rien sans cela. Aussi est-ce le dessein que Sa Majesté a formé quand Il S’est communiqué à l’âme en cette qualité de premier principe, afin qu’elle ne s’établît ni appuyât sur rien de créé, et qu’en Lui elle cherchât et trouvât toutes choses. [58]

16. L’âme voit et goûte la bonté de Dieu par la foi tout autrement que par le discours.

Ce qui se connaît et se goûte par la foi a bien une autre saveur et un autre goût que tout ce qui est présenté à l’esprit par le discours et le raisonnement naturel, qui ne peut rien avoir qu’en le tirant avec beaucoup de peine des créatures, qui n’ont rien de beau ni de bon qui ne soit mélangé de tant d’impureté et de corruption qu’auparavant que l’entendement ait pu le purifier et lui donner quelque lustre qui puisse faire paraître la bonté qui y est, plusieurs années s’écoulent en travaux, après lesquels, le plus souvent, on n’a rien attrapé que des mensonges colorés des inventions humaines.

Mais la foi, qui va prendre toutes choses dans leur source, fait voir [59] à l’âme la bonté de Dieu en elle-même, au-dessus de toutes les bontés, comme étant la première cause pourquoi elles sont ce qu’elles sont, et que tout ce qui est bon est tel par cette première bonté. De quoi elle est rendue si certaine qu’elle demeure ferme en cette vérité, qui n’a point besoin d’être prouvée par d’autres moyens, d’autant que, se faisant goûter expérimentalement par elle-même, l’âme en demeure si pleinement convaincue que tout autre raisonnement ou tout autre lumière ne saurait l’en divertir. Elle voit par là que tout ce qu’il y a dans la nature de bien et de bon, soit en général, soit en particulier, a pris naissance de la bonté de Dieu comme de la fontaine de tout bien : que ce sont des sorties et des émanations de cette divine source, et que d’autant plus qu’elles en sont proches, soit à en sortir soit à y retourner, elles en participent davantage et en sont meilleures.

Les esprits angéliques, qui reçoivent les premiers mouvements de [60] sortie de cette divine bonté, en ont reçu et en recevront de toute éternité les influences à la manière des torrents débordés, suivant l’ordre et la proportion que Dieu leur a destinés. Les hommes en reçoivent un peu moins, et les degrés inférieurs des autres espèces des créatures n’en ont qu’à la mesure de l’être qu’elles ont reçu. Mais il n’y a rien dans le monde, qui ne soit participant de cette bonté, autrement il ne serait point.

Il n’est pas jusques aux moindres accidents et jusques aux qualités les moins considérables qui n’en aient leur part. Le mal même prend le manteau de cette bonté pour se faire aimer, et sans cela il n’y aurait jamais de mal au monde. Oserais-je dire que les démons, qui sont concentrés dans le mal, ne le pourraient jamais faire s’ils n’y trouvaient quelque douceur, et même qu’ils y cherchent quelque apparence de bien, qui dérive de Dieu seul ? Oui, leur propre rage contre la même bonté leur semble un bien, tant il est vrai que tout est plein de cette bonté. [61]

Que fera donc une âme qui voit par la foi cette bonté en plénitude par-dessus toute bonté, et que toutes les autres viennent d’elle, et que, si elle en veut avoir, il faut qu’elle la cherche dans cette origine première ? Que fera, dis-je, cette âme, sinon prendre résolution de s’abîmer totalement et se perdre en cette mer immense, laissant là toutes les bontés imaginaires qui l’ont retenue jusques alors, lesquelles ne sont que des attraits du véritable bien, pour s’unir à cette première et unique bonté de Dieu ?

17. Dieu lui montre Sa grandeur.

Combien pensez-vous que les voies de Dieu sont glorieuses et magnifiques, et combien elles ont de pouvoir sur nos âmes quand elles se disposent à les suivre ? Il n’y a point de liens ni de si forte attache qui ne soient brisés ; il n’y a ni porte ni muraille, ni [62] empêchement aucun, qui ne soit renversé par une âme qui est un peu touchée de Dieu et qui y correspond.

Car Ses conduites ne sont pas comme les nôtres, pauvres hommes que nous sommes, qui ne pouvons autre chose, pour retirer les âmes du mal et les élever à Dieu, que leur apprendre à faire passer leur imagination dans les flammes d’enfer, les promener avec les démons, habillés en monstres très horribles, armés de fourches de fer, toutes rouges de feu, pour tourmenter les misérables damnés. Nous leur faisons méditer la laideur du péché et ses mauvais effets, la vanité du monde, et nous tâchons de leur faire trouver de l’amertume dans les choses où leur nature, encore tout accoutumée à leur goût, trouve de la douceur et des attraits. Enfin, toute la vie s’en va presque à rechercher le mal qui est dans les créatures, afin de porter les âmes à les quitter, avant qu’on puisse les introduire dans les celliers de leur Époux pour leur faire goûter du vin délicieux de Ses divines noces.[63]

Mais Sa Majesté, tout au contraire, entre dans l’âme de bonne volonté qui veut être à Lui, comme un prince glorieux. Et afin qu’elle ne doute de rien, après Sa bonté, il lui fait voir l’excellence de Sa grandeur, qui est infinie en elle-même et ne dépend en aucune façon de ce qui peut se trouver hors de Lui. Car, quand il n’y aurait aucune créature au monde, la grandeur de Dieu n’en serait pas amoindrie, parce qu’elle subsiste en elle-même et par elle-même. Et c’est en cette manière que la foi nous la fait voir et goûter, élevant notre entendement au-dessus de sa nature, pour agir surnaturellement et se joindre à Dieu, voir et goûter Ses divines perfections, et même s’en revêtir, afin de se disposer par là à entrer dans l’union et l’unité étroite que Sa Majesté a dessein de faire avec l’âme qu’Il orne de Ses biens célestes. Laquelle n’étant pas dans les dispositions nécessaires à une dignité si relevée et n’étant pas encore capable des Mystères si sacrés, Dieu veut la préparer à ce [64] bonheur ineffable lui faisant connaître qu’il n’y a grandeur au monde ni hors du monde que la Sienne.

Parce qu’en lui permettant de regarder ce qu’il y a de créé, Il lui fait voir qu’il n’y a grandeur ni petitesse qui ne vienne de Sa grandeur. Le monde a reçu toutes ses dimensions de Sa grandeur : c’est elle qui lui a donné ses bornes. Les cieux sont aussi grands qu’ils participent de Sa grandeur, et ce que nous appelons petit est tel à cause qu’il en est moins partagé. Les hommes qui sont grands devant le monde, comme les empereurs, les rois, les princes, les magistrats, sont de petites images de la grandeur de Dieu, lesquels sont assez souvent adorés par les hommes beaucoup plus que ce Principe même qui les fait être grands.

Où est donc cette grandeur parmi les créatures ? N’est-elle point cachée dans la nature des anges ? Non. Ce qu’ils ont vient de cette source, aussi bien que le reste ; et Lucifer, pour ne Lui en avoir pas voulu faire hommage, fut réduit au [65] au plus bas et vil étage de toutes les créatures pour porter éternellement, avec le poids de son néant, celui des grandeurs de Dieu qui le tiennent attaché dans la lie de tout l’être créé.

Où est-ce donc qu’une âme ainsi éclairée pourra chercher des grandeurs hors celle de Dieu, puisque tout ce qui peut tomber dans sa pensée de plus grand et de plus relevé est seulement une image très imparfaite de celle qu’elle voit en Dieu, et de laquelle Il veut la faire participante ?

18. Il lui fait voir Son infinie durée.

Tout ce qui est en Dieu n’a ni commencement ni fin, et la foi nous fait connaître et goûter qu’il n’y a en Lui ni passé ni futur, mais qu’Il est toujours également présent à Soi-même. Sa durée qui est avant tous les siècles, qui les a tous mesurés depuis leur commencement, les abîmera tous dans [66] son infinité, quand elle les fera cesser au dernier de tous les jours avec lequel il faudra que toutes choses de ce bas monde cessent, et que Dieu seul demeure éternellement pour être la joie et la récompense éternelle des anges et des hommes, qui auront l’impression de Ses divines qualités, ou pour être le fléau et la gêne des mauvais anges et des hommes qui se seront attachés aux créatures et leur auront donné l’amour qu’ils ne doivent qu’à Dieu.

C’est une consolation indicible à une âme qui veut tout laisser pour suivre Dieu, quand elle est assurée qu’Il ne finira jamais et que, si elle est assez heureuse pour Le posséder, elle en peut jouir éternellement. Aucune créature ne peut l’assurer de cette vérité que Dieu même, et nous ne pouvons tirer une science certaine par les choses que nous voyons en ce monde qu’une durée sans fin doive leur succéder, d’autant que nous voyons que toutes choses prennent fin et toutes se corrompent : que peuvent-elles donc nous [67] apprendre sinon qu’il faut finir?

Les grandes et les petites passent également, et le temps qui les consume toutes n’a de durée que le seul moment. Où sont ces grands du monde ? Où est Adam, Salomon, Alexandre, ce Sénat romain ? Où sont tous nos grands saints, qui n’ont pu résister aux années non plus que le reste du monde ? Tout cela s’en est retourné dans le sein de l’éternité de Dieu, qui leur avait prescrit leur durée. C’est où nous retournerons en notre rang, et tous ceux qui viendront après nous.

Mais c’est à nous de voir que non seulement la durée de tout ce qui est créé dans le monde, étant comme rien, ne doit point nous arrêter à vouloir posséder ce qui y est ; mais aussi nous devons regarder que notre propre durée n’est rien, non plus que celle des autres, et qu’il en faut chercher une qui soit véritable et infinie. Et puisque Sa Majesté nous présente la Sienne, nous devons quitter toutes les autres pour accepter celle-là, qui est le principe de [68] toutes les autres durées et qui les enferme toutes dans son infinité.

19. Dieu fait voir à l’âme Sa Sagesse.

Dieu est si bon qu’Il ne saurait rien cacher à une âme qu’Il veut disposer et attirer à Son amour. Et, comme il n’y a rien de si puissant pour la gagner que la connaissance de Ses perfections divines, Il les lui montre toutes. Premièrement, comme elles sont en elles-mêmes, par le moyen de la foi ; et puis la laissant agir sur ce fondement, Il lui fait parcourir par son raisonnement toutes les créatures qui sont participantes de Ses perfections, qu’elle les considère en elles, comme de petites gouttes de cette mer immense, qui a fait et qui pourrait encore faire sortir de son sein une infinité de créatures plus parfaites, sans recevoir aucune diminution de sa plénitude.

Après sa durée qui ne finira jamais, [69] Il lui montre Sa Sagesse, de laquelle Job dit qu’Il la tient dans Ses mains et qu’Il montre à Son ami qu’il peut y atteindre. Il la lui fait voir premièrement non point par rapport aux choses où elle s’étend, ni par la multitude des effets qu’elle a produits au-dehors, ni par comparaison à la sagesse des anges ou des hommes, mais comme une lumière incompréhensible qui comprend en soi toutes les connaissances qui ont été et qui peuvent être, sans rien prendre ni recevoir d’ailleurs que de soi-même.

C’est elle qui atteint jusques au profond de l’être de Dieu, qui comprend l’incompréhensible et qui pénètre Sa grandeur et Son éternité. Que dirai-je ? C’est Lui-même qui, par ce nom ou sous cette espèce, Se fait voir comme principe de toute sagesse, de toute lumière, de toute connaissance, en comparaison de qui tout ce qui s’appelle sagesse, lumière et connaissance, n’est que folie, ténèbres et ignorance.

C’est ce que l’âme reconnaît en parcourant tout le cercle des créatures, [70] où elle trouve les Séraphins et les Chérubins, qui sont des lumières, presque toutes pures, couvrir pourtant leurs yeux de leurs ailes sans pouvoir supporter l’éclat et les brillants de cette première lumière. Que feront donc les anges des ordres inférieurs ? Mais que feront les esprits humains, ensevelis dans des corps de chair ? Oseront-ils comparer leur sagesse à la moindre étincelle, s’il nous est permis de parler ainsi, de celle qui est en Dieu ?

Où sont ces montagnes de science qui semblaient toucher les cieux par leur grande élévation et qui se sont fait suivre et admirer par les hommes comme des prodiges de sagesse ? Tout cela s’est fondu comme la cire à la face du moindre rayon de cette divine Sagesse. Dieu seul est la vraie source de la sagesse. Si l’on en veut avoir, il ne faut point la chercher ailleurs.

C’est en quoi nous sommes bien misérables qu’ayant en nous-mêmes cette divine source qui veut dériver ses ruisseaux dans les puissances de notre âme, nous l’en empêchions, et que [71] nous employions tous nos jours à chercher, en des lacs corrompus et en des citernes crevées, ce que nous avons en nous-mêmes. C’est un trésor caché, mais qui se découvre par les lumières de la foi, quand nous ne les offusquons point par les ténèbres et la nuit de nos sens et de nos passions.

20. De la Vertu et Toute-puissance de Dieu.

Nous sommes contraints de nous servir des mots et des noms qui nous sont communs pour expliquer ce que nous voulons dire de Dieu, quoique, en vérité, Il soit autrement que ce que nous disons. Mais nos esprits ne peuvent juger et nos langues ne peuvent parler des choses divines que par rapport à ce que nous voyons de plus excellent et de meilleur dans les créatures. Car, bien que les vérités divines nous soient montrées par la foi [72] comme elles sont, toutefois nous ne pouvons les déduire par le discours, ni former des espèces à notre imagination, qui les représentent comme nous les avons vues et goûtées. D’autant que ce que nous disons a toujours du mélange avec les fantômes corporels et ce que nous avons vu par la foi est élevé au-dessus du sens, au-dessus de la raison, et même au-dessus de la simple intelligence naturelle.

C’est pourquoi, quand nous disons la Vertu de Dieu, ou que Dieu est une Vertu, c’est parce que nous concevons en Lui une efficacité toute pénétrante, une puissance à qui rien ne résiste, et qui a en soi une plénitude de tout pouvoir, qui peut atteindre par Son action jusques à l’infini. Elle peut faire une infinité de mondes, d’anges, d’hommes et d’autres créatures plus parfaites à l’infini, et tout ce que nous voyons de vertu dans les plantes, dans les animaux, dans les hommes, dans les cieux, toutes ces vertus secrètes dont on ne sait point les causes, sont autant d’émanations de cette vertu primitive [73] qui leur a généralement donné l’être.

Ces esprits, qui président au mouvement des cieux depuis la création, sans se lasser, ceux qui ont chassé du ciel la prodigieuse troupe des démons dans les Enfers, et ceux qui assistent sans cesse au conseil de Sa Majesté pour Lui présenter toutes les vertus des saints de la terre, ont reçu de cette Vertu et de cette Toute-puissance le pouvoir de conduire à leur fin tous leurs desseins et leurs entreprises. Ce qu’ils ont de vertu et de puissance, ils ne les ont que comme emprunté. Si nos âmes ont la vertu de connaître et de faire quelque chose de grand, c’est par la participation de cette même Vertu. Si les cieux produisent tant d’effets merveilleux sur la terre, n’est-ce pas cette Vertu et Toute-puissance divine qui s’est épanchée jusques à eux et qui leur donne ce pouvoir par un léger écoulement de soi-même ?

Que doit admirer un esprit humain qui voit tout cela, ou cette Vertu et Toute-puissance enveloppée et restreinte [74] dans l’enclos et la circonférence des créatures qu’elle a produites, ou bien, comme elle est toute pure en elle-même, au-dessus de tout être créé, toute simple, sans composition aucune et la simplicité même, qui, en cette qualité, est Dieu même, en qui consiste, même dès cette vie, le bonheur de nos âmes, pourvu qu’elles ne fassent pas grand état de toute autre puissance et vertu, cherchant et adorant uniquement cette suprême, infinie et inconcevable Puissance et Vertu ? Sans doute, nous sommes frappés d’aveuglement si nous n’abandonnons pas toutes autres choses pour nous unir à ce bien souverain.

21. De l’immensité de Dieu.

L’Écriture Sainte nous en parle souvent, mais elle ne peut pas nous la faire connaître par la lettre comme dans l’esprit par la foi, qui étend la [75] capacité de notre entendement dans les vastes espaces de la divinité, où il voit un être si immense qu’il ne peut-être mesuré que par lui-même et l’on n’en peut parler en vérité que par négations. D’autant qu’il n’y a aucun nom ni aucun terme qui puisse donner à connaître ce que Dieu est en Soi, mais on peut bien dire ce qu’Il n’est pas ; c’est Lui seul qui peut Se faire voir comme qu’Il est.

L’esprit donc, élevé par la foi au-dessus de tout raisonnement, dans une simplicité toute divine, profondément abîmé dans cet océan immense de la divinité, voit par expérience un être sans borne, une étendue sans fin, une immensité sans limites, qui est tout, qui est partout, qui n’a point de circonférence ni en qualité ni en quantité ni en substance.

Après qu’il est sorti de cette mer, voulant considérer les ruisseaux qui en sont écoulés, il les voit si petits en comparaison de cet océan immense, que ce n’est presque rien. Les cieux qui sont les plus grands corps que Dieu ait [76] produits au-dehors, Dieu les mesure avec deux doigts : qu’est-ce donc du reste qu’ils contiennent dans leurs enceintes ? Ces vastes empires de mille et deux mille lieues d’étendue sont moins qu’une de Ses démarches. Il enferme toute la terre dans Sa main : où irons-nous donc chercher quelque chose qui approche de Son immensité ? Sera-ce dans le Ciel Empyrée parmi les Esprits angéliques ? Mais que sont-ils, si on les compare à Dieu, sinon de petits atomes de cendre et de poussière ?

Enfin ce n’est pas merveille qu’ayant donné à chacune de Ses créatures la mesure de Son être et de Ses perfections, Il soit infiniment au-delà de ce qu’elles ont toutes, puisque Il n’a rien perdu en leur donnant ce qu’elles sont. Mais Il le leur a donné comme une participation de ce qu’Il a en Soi, et c’est comme un rayon qui peut se réunir à son soleil, ou une petite émanation qui peut, à la façon des eaux, recouler en son principe par le moyen de Sa grâce et la fidélité de la créature.

[77] Voilà pourquoi Il élève nos âmes à cette connaissance surnaturelle de Ses perfections, afin qu’ayant vu et connu ce que c’est de la créature, sa petitesse et vileté, elles cherchent une habitation dans ces maisons éternelles où il n’y a rien qui ne soit Dieu, c’est-à-dire infini, immense, ineffable et le reste, qui surpasse la capacité humaine. Et c’est à mon avis ce qui les attire bien plus fortement à Dieu et ce qui les retire plus promptement de leurs attaches et passions que tout ce qu’elles sauraient méditer des misères des créatures, qui, étant presque infiniment multipliées, sont capables d’occuper toute la vie, sans qu’on ait le temps de monter plus haut où Dieu nous appelle.

Aussi, je remarque que Sa Majesté divine, dans les premiers commandements et avertissements de la Loi, nous ordonne et nous enseigne premièrement à L’adorer, reconnaître et aimer ; et ensuite Il nous ordonne et enseigne ce que nous devons faire à l’endroit des [78] créatures. Il est vrai qu’il est bien mieux de prendre les choses dans leurs principes. Et puisque, dès le premier pas que Notre Seigneur fait en nous, c’est de nous mettre dans un état surnaturel qui nous rend capables par la grâce de la foi, de connaître les vérités de notre salut d’autant plus infailliblement et plus efficacement que c’est dans leur véritable source - je veux dire : dans cette persuasion et onction intérieure qui nous enseigne infiniment mieux que toute créature, - pourquoi ne prendrions-nous pas cette voie ? Non necesse habetis ut aliquis doceat vos, sed sicut unctio ejus docet vos de omnibus, et verum est et non est mendacium 555, a dit saint Jean en sa première Épître, chapitre 2.

22. De l’immutabilité de Dieu.

Dieu, voulant affermir les âmes qu’Il attire à Son service, ne se contente [79] pas de leur donner des connaissances expérimentales de Son être et de Ses perfections, mais leur fait entrevoir que cet être et ces infinies perfections sont immuables. Non, tout ce qui est en Dieu ne peut recevoir aucune altération ni changement. Rien ne peut lui arriver de nouveau. Il ne peut croître ni diminuer, parce que tout ce qu’Il est et ce qu’Il a est de Lui, et c’est Sa propre substance, dans laquelle, s’il pouvait arriver changement, elle ne serait plus la plénitude de tout être et Dieu ne serait plus Dieu.

Aussi nous le dit-Il Lui-même par Son Prophète : Ego Dominus et non mutor 556 (Malachie, ch. 3). Puisqu’Il ne peut admettre de changement, ni de Lui ni en Lui-même, de qui en pourrait-il arriver ? Du dehors ? Il est impossible, parce qu’aucune créature ne Le saurait atteindre par son action. Que les démons enragés Le blasphèment, que les méchants hommes Le maudissent, que toutes les créatures s’élèvent contre Lui, outre qu’Il peut les anéantir aussi facilement qu’Il les a faites, d’une seule [80] parole, toutes leurs fureurs et leurs rages sont encore moins que le hurlement des chiens contre la Lune.

Il semblerait pourtant que Sa volonté serait quelquefois sujette au changement, parce qu’Il est assez souvent obligé de châtier les hommes à qui Il avait autrefois témoigné beaucoup d’amitié. Et même tous les damnés qui ont été chrétiens, ne se sont-ils pas vus, au moins pendant quelques moments, lavés dans Son Sang précieux par le baptême et honorés de Son amitié comme Ses enfants bien-aimés ? Oui, sans doute, et s’ils sont devenus les objets de Sa colère et de Sa haine, c’est par le changement qu’ils ont fait eux-mêmes, en se détournant de Sa Face et en méprisant Ses grâces et Son amitié.

Dieu, de Soi et de Sa nature, hait le mal, et lui est contraire partout où Il le trouve, et si c’est dans un sujet immortel, et qui y soit immortellement attaché, comme sont des démons et les âmes damnées, Il le châtie et le fait soutenir tout ce qui [81] serait nécessaire pour l’extirper ou détruire. Mais, comme la volonté de ces misérables en est inséparable, il faut qu’ils supportent dans toute l’éternité le poids infini de Ses rigueurs épouvantables ; et cette immutabilité de Dieu, qui est encore plus invariable que leur obstination, est ce qui les tiendra pour jamais dans un immortel désespoir.

C’est aussi elle qui confirme la joie des bienheureux, et celle des bonnes âmes en ce monde, qui Le veulent servir, qui voient que Dieu seul est toujours bon, toujours miséricordieux, toujours grand, toujours de même, toujours Dieu. C’est Lui qui donne la stabilité aux choses qui en ont : c’est sur Son immutabilité que se font tous les mouvements des choses créées : les anges ont changé, les hommes ont changé, toutes les créatures changent tous les jours, Deus autem manet in aeternum.557 Dieu ne changera jamais. Il fait voir cette vérité à l’âme pour l’attirer au-dessus de toutes choses et la faire participante de cette Sienne immutabilité, où rien ne peut lui causer de [82] l’altération ni troubler Son repos. Oh ! qu’heureuse est une âme qui est tellement unie à Dieu qu’elle ait reçu de Sa Majesté cette divine qualité ! Pour cela, il faut n’être rien à tout et que tout ne nous soit rien.

23. De l’unité et simplicité de Dieu.

Dieu est un abîme incompréhensible, où il faut que tout esprit humain perde toutes ses mesures, ses façons de connaître, d’aimer et d’agir : autrement, il sera comme ceux qui veulent regarder fixement le soleil, qui n’y gagnent qu’un éblouissement des yeux qui les empêche de rien voir, et même quelquefois l’entière perte de la vue.

Après que Dieu lui a fait voir Ses perfections sous certaines espèces, comme j’ai dit, de bonté, de grandeur, de durée éternelle, immensité et autres, qui sont des objets qui semblaient lui [83] être plus conformes, étant élevé dans un état surnaturel et orné de la foi, ensuite Il lui montre tout cela dans une certaine unité, non pas d’assemblage comme nous voyons les vertus et les qualités dans les hommes, mais dans une unité si simple qu’une de Ses perfections est la même chose que l’autre, et qu’enfin tout ce que je viens de dire n’est qu’une plénitude, qu’un être, que Dieu, qui est au-dessus de tout être, de toute bonté, grandeur, éternité, immensité et au-dessus de tout nom qu’on puisse lui donner dans le ciel ni dans la terre, quoiqu’on tâche de lui attribuer tout ce qu’on peut penser et concevoir de plus saint et de plus parfait.

De quelles opérations et moyens est-ce que se peut servir l’âme, qui est réduite à ce point de ne voir et ne goûter rien de ce qu’elle a goûté, ni connu, ni ouï dire autrefois ? La voilà à la porte d’une plénitude infinie, qui surpasse infiniment toutes ses puissances, qui sont à l’égard de Dieu comme si un petit point voulait renfermer en [84] soi tout le globe du monde. Tout ce qu’elle peut pour maintenant, c’est demeurer dans son admiration, convaincue de la vérité qu’elle connaît que Dieu ne peut être véritablement connu que par Lui-même et qu’en Lui-même, et que tous nos discours, tant hauts et relevés, ou tant épurés et simples qu’ils puissent être, n’approchent pas d’infiniment loin ce que Dieu est en Soi.

C’est ce qui lui fait voir non seulement la folie et la vanité de toutes les sciences humaines, mais aussi les abus que commettent plusieurs, qui veulent chercher Dieu par ce chemin, qui s’arrêtent à leurs conceptions ou aux hautes pensées qu’ils ont de Lui, ou même aux dons qu’ils en reçoivent, qui ne sont rien en comparaison de l’état suréminent où Il veut élever les âmes qu’Il trouve capables de se perdre dans la simplicité de la foi, et de s’abandonner aveuglément à Sa divine conduite.

Cette unité et cette simplicité, qui surpassent tout, est la cause originaire de [85] toute unité et simplicité qui se trouvent dans les créatures. Elle est aussi la cause de leur multiplicité, et c’est elle qui soutient tout et qui les fait toutes tendre à leur unité et simplicité selon leur façon, et qui donne force et vigueur pour cet effet à chacune d’elles en particulier, selon le degré de son être et l’exigence de son espèce dans le cercle de laquelle chaque individu opère et agit selon son unité, pour la conservation de l’unité spécifique dans laquelle il est plus un et plus simple qu’en soi-même. Ainsi doivent faire nos âmes à l’égard de Dieu, qui est leur unité originaire, dans laquelle elles doivent toutes se réunir par foi et par amour.

24. De la gloire de Dieu et de Son ineffable félicité.

La foi fait voir à l’âme que Dieu n’est point oiseux et qu’Il a une vie [86] et des actions qui répondent à cette plénitude qu’elle vient de considérer en Lui. Elle lui apprend que Ses actions Le rendent si ineffablement heureux et plein de toutes délices que tout ce qu’on peut s’imaginer dans toutes les créatures au ciel et en la terre n’est que de la boue et du fumier en comparaison de ce qui se fait en Dieu.

Car cette plénitude de tout bien, de tout être, de toute perfection, par sa vie et son action, s’exprimant à soi-même, produit une image de tout ce qu’elle a en soi sans diminution ni d’essence ni de propriétés ni de quoi que ce soit. C’est une plénitude d’une autre plénitude qui ne diffère de son principe que parce qu’il lui a communiqué toutes ses perfections, desquelles jouissant en même égalité et recoulant vers le principe qui les lui a communiquées, par son action et sa vie d’amour qui est une émanation de cette plénitude, rencontre ce premier Principe, sortant aussi par une même action d’amour, allant vers lui comme un torrent ou une mer infinie, qui [87] sort toute d’elle-même pour se donner toute en amour. Et, dans cette rencontre et retour d’unité amoureuse, [ils] produi[sen]t dans leur mutuelle joie et amour infini le terme de leur mutuelle félicité, n’étant tous deux qu’un même principe produisant ce terme infini et égal en tout aux deux. Mais tout ceci est et se fait d’une manière si divine que les anges et les hommes n’en peuvent parler, sinon à leur façon, c’est-à-dire très bassement, quand même ils seraient de ceux qui ont le bonheur d’en jouir et de le voir clairement. Que pouvons-nous donc en dire, sinon ce que la foi nous en apprend ?

Néanmoins, l’âme à qui ces vérités ont été découvertes, voit bien que le seul plaisir est en Dieu, qui est celui qu’Il prend dans Sa fécondité, en sortant comme hors de Soi-même pour engendrer l’image de Ses perfections et en y retournant par cet amour mutuel et unique, qui est comme un embrassement de toute la Divinité qui fait une gloire, une joie et des délices ineffables.

[88] C’est là que Sa Majesté, voulant faire part de Sa plénitude, est sortie aux créatures qu’elle a tirées du néant et leur a communiqué quelques vestiges de la plénitude de cette gloire, les rendant toutes capables d’action et de vie ou au moins de quelque efficacité et vertu. Les anges, qui sont sur les confins de ces merveilles et sur les bords de cette mer, sont les premiers canaux de son débordement et reçoivent plus abondamment de cette plénitude. Les hommes les suivent d’un peu plus loin, mais s’ils n’en ont pas tant par nature, ils peuvent tout par la grâce. Le reste des créatures ne montent point plus haut que leur nature, mais elles sont partagées selon leur condition, autant qu’il faut pour recevoir tout le bien et toute la joie que leur appétit naturel saurait chercher ; et rien n’est en ce monde sur quoi cette plénitude ne se soit étendue.

Mais c’est particulièrement sur les hommes qu’elle a versé tous ses biens, avec des profusions si merveilleuses que le ciel et la terre en ont de l’admiration, [89] je ne dis pas seulement en se donnant soi-même en la personne de notre Sauveur, mais encore par des torrents de grâces à l’infini, qui sont versées tous les jours sur nos têtes pour nous ramener vers cette mer immense qui est notre vraie source et notre unique principe, et pour nous faire quitter ces fatras de plaisirs et de joies mondaines qui n’ont rien de bien, ni du vrai contentement que le nom ou ce que la fantaisie des hommes leur donne. D’où vient que toute la gloire et le plaisir ne se peuvent trouver ni goûter qu’en Dieu, qui est le seul bien véritable.

25. De Jésus-Christ, abrégé des merveilles de Dieu et auteur de notre salut.

Il nous servirait peu d’avoir connu par la foi et en quelque façon expérimenté les grandes merveilles des [90] perfections divines, si Sa Majesté n’avait mis entre nos mains un moyen infaillible pour nous en approcher et même pour les posséder, si nous sommes assez fidèles à nous bien servir des avantages que nous avons pour cela.

C’est notre Sauveur Jésus, c’est son propre Fils, c’est la seconde Personne de la très sainte Trinité, de la parfaite connaissance de qui il est dit en saint Jean, ch. 17, que notre salut dépend : Haec est vita aeterna ut cognoscant te solum Deum verum et quem misisti, Jesum Christum 558. Voyez donc s’il nous importe peu de nous instruire de ce qu’Il est, de ce qu’Il est venu faire, et comment Il l’a fait, afin que nous soyons parfaitement établis sur les deux principes de notre salut et perfection, qui sont la connaissance surnaturelle de ce que Dieu est en Soi, par le moyen de la foi, et, par la même foi, la connaissance de ce que Jésus-Christ est en Soi et en notre nature humaine. Il est en Soi la Sagesse éternelle et le Verbe de Dieu, en qui et par qui toutes les créatures ont été mises en [91] lumière. Il est l’image de la beauté du Père éternel et la splendeur de Sa gloire et de toutes Ses lumières, égal en tout à Son principe, sans amoindrissement ni diminution aucune de la plénitude de Ses perfections.

C’est Celui-là même qui S’est fait chair pour nous, et qui, par Sa pure et infinie charité, ayant compassion de nos misères extrêmes, S’est revêtu de notre nature humaine, S’est chargé de toutes nos misères, S’est obligé à payer toutes les dettes du genre humain et de satisfaire jusques au dernier denier à la Justice éternelle de Dieu pour tous et un chacun des hommes. Voilà ce que c’est que Jésus-Christ, incompréhensible en Sa nature divine et qui ne peut être compris en tant que Dieu-homme par des esprits créés. Car cette union divine est tellement au-dessus de tout ce qui s’est jamais fait dans la nature et dans la grâce, qu’aucune intelligence n’en saurait approcher que d’une infinie distance.

Il est pourtant venu pour être notre Maître dans la vie spirituelle et mystique [92], de laquelle je peux entendre ces paroles sorties de Sa bouche, en saint Jean, ch. 10 : Veni ut vita habeant et abundantius habeant559 Car de qui pouvons-nous si bien l’apprendre, que de Celui qui en est la source et qui est le cabinet de tous les trésors de la divinité ? Il a toute la puissance de la divinité, et tout ce qui se peut connaître et dire de Dieu est en Lui. Il peut faire, ôter, établir tout ce qu’il Lui plaît : Il ne sera contredit en rien, parce que tous les intérêts de Dieu et ceux des hommes sont entre Ses mains.

En bonne vérité, le croyons-nous ainsi ? Pensons-nous que notre salut soit si absolument entre Ses mains qu’il ne faut point l’espérer ni attendre d’ailleurs ? Croyons-nous que c’est Lui qui doit nous sauver ? Si nous le croyons, que faisons-nous pour L’obliger à nous faire ce bien ? Quelle préparation à Le recevoir, quelle reconnaissance Lui avons-nous fait paraître ? Avouons franchement que jusques ici nous avons été de froids adorateurs de ce Dieu caché sous les misères de notre [93] chair mortelle, et que nous avons vécu dans la dernière négligence à rechercher les biens qu’Il veut nous faire. Nous L’avons laissé là comme un roi sans sujets et sans aucune puissance. Et la plupart des chrétiens regardent notre Sauveur à peu près comme ils feraient un grand homme fort célèbre dans les histoires anciennes. Il y en a trop peu qui Le considèrent comme le Roi de leur âme et de leur salut.

26. Jésus est venu au monde pour être le chef des prédestinés.

Puisque c’est de Sa plénitude que nous recevons tout ce qui nous est nécessaire, pour arriver au port de salut, c’est à juste titre qu’Il est reconnu pour le chef et pour le roi de tous les prédestinés. C’est aussi le motif qui L’a fait venir dans le monde. Car, voyant que le plus beau de Ses ouvrages, qui est [94] l’homme, était tellement perverti par la haine et malice du Diable qu’il n’y avait plus de retour pour lui dans la possession de l’héritage du paradis, tant il s’était engagé à la servitude tyrannique du péché, Il S’offre à Son Père éternel pour le retirer de ce malheur ; et pour ce fait [faire], Il donne à l’homme tous les trésors qu’Il possède dans le sein de Son Père sans Se rien réserver, jusques à Son être propre et à Sa subsistance qu’Il a donnés à la nature humaine pour la faire subsister en Lui et produire des actions dignes de Dieu, laquelle Sa Majesté ne saurait refuser en justice d’accepter, pour réparation des offenses qu’Elle a reçues des hommes.

C’est par ces actions divines et humaines tout ensemble qu’Il a satisfait au Père éternel pour nos péchés, qu’Il a rompu la tête et la domination de Satan, reconnu depuis si longtemps pour le Prince du monde. C’est aussi par elles qu’Il S’est fait le Maître des hommes pour les ramener au Souverain Bien, duquel ils s’étaient si fort [95] éloignés qu’il n’y avait plus de chemin pour eux.

C’est en cette qualité de Précepteur et de Maître que Son Père éternel nous commande de Le reconnaître et de l’écouter : Il veut que nous entendions Sa doctrine et que nous suivions Ses exemples et Sa vie. Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi complacui ; ipsum audite 560. La même foi qui nous oblige de croire qu’Il est le Fils de Dieu tout-puissant nous fait aussi croire que nous sommes tenus de Le suivre et que nous ne devons point espérer de nous sauver par aucune autre voie, parce qu’il n’en a point été donné d’autre aux hommes.

Ce serait donc une grande folie à quiconque veut se sauver et être du nombre des prédestinés de penser parvenir par ailleurs que par les influences de ce chef uniquement établi pour cela par le Père éternel. Et pour être sauvé par Lui, il est nécessaire que nous ayons participation à ce qu’Il est et à ce qu’Il a fait envers Son Père éternel pour notre salut. Nous ne pouvons [96] participer à ce qu’Il est s’Il ne nous le donne par le moyen de la foi. Ut simus in ipsum aliquod creatura ejus 561. Mais nous devons pratiquer Sa doctrine et imiter Sa vie et Ses actions par Sa grâce, faisant et soutenant dans nos corps ce que Jésus notre bon Rédempteur a fait et souffert par les forces divines de Son humanité, suivant les avis du saint apôtre : Hoc sentite in vobis quod et in Christo Jesu 562. Ut vita Jesu manifestetur in corporibus nostris 563.

27. Il semble que Jésus, pour se faire chef des hommes, a anéanti Son être et toutes Ses divines perfections.

L’amour incomparable de Jésus envers les hommes L’a fait consentir à perdre la jouissance des prérogatives de Son être et de Ses divines perfections car, en toute Sa vie, Il n’a voulu paraître que comme le plus simple des [97] hommes, chargé des mêmes infirmités, excepté celles du péché qui n’a jamais approché de Son âme très sainte. Et cet être qui est l’origine de tout ce qui est au monde, incompréhensible en Soi-même et au-dessus de tout, S’étant enveloppé sous les drapeaux de notre mortalité, y est demeuré tellement inconnu et caché aux hommes et aux démons qu’Il leur a été incompréhensible en Son anéantissement aussi bien qu’Il l’est dans la splendeur de Son élévation dans le sein de Son Père éternel. De sorte qu’aucune créature ne pouvait nous déclarer ces mystères, si avantageux pour nous, lesquels nous eussent toujours été voilés si Sa Majesté même ne se fût faite et déclarée l’objet de notre croyance dans le sein de notre nature humaine comme elle est dans les cieux l’objet de la claire vision, en révélant cette vérité ineffable à ceux qu’Il avait destinés pour être les fidèles adorateurs de Sa Personne divine.

C’est par cette même foi agissante qu’Il opère encore tous les jours des merveilles si grandes dans les âmes des fidèles, et qu’Il triomphe des puissances infernales qui, par le péché, avaient établi en elles leur royaume. C’est ce que nous enseigne saint Jean quand il demande en sa première Épître, ch. 5 : Quis est qui vincit mundum nisi qui credit quoniam Jesus est Filius Dei ? 564. Quel texte plus formel pouvait nous assurer que, si Jésus veut être le chef de notre salut et l’auteur de notre rédemption par cet abaissement et anéantissement de Son être, Il veut aussi que nous Le considérions comme le principe et l’exemplaire de notre sanctification, l’origine de tout salut, le Prince et l’Idée de tous les prédestinés. [100]

28. La bonté souveraine paraît anéantie en Jésus.

Le ciel et la terre ne s’en étonneront-ils pas, puisque les hommes n’y prennent pas garde ? Que cette souveraine bonté, source et principe de tout bien, soit anéantie au moins dans l’esprit et la connaissance des hommes, dans le plus grand et le plus miraculeux excès de ses communications ! Oui, cet océan infini de bonté, cette plénitude immense, ce Verbe du Très-Haut se raccourcissant dans notre chair pour notre salut, Se dépouille selon toutes les apparences visibles de Ses qualités naturelles et divines pour passer entre les hommes comme l’un des plus méchants qui se soient trouvés dans le monde, Habitu inventus ut homo 565.

Dès qu’Il commence à paraître et qu’au moins l’innocence de son âge [101] devait l’exempter d’être mis au nombre des coupables, Il est poursuivi comme un usurpateur du bien d’autrui et du royaume d’Hérode. Il est contraint de s’enfuir en cachette aux terres étrangères et de vivre dans cet exil comme un criminel qui n’ose paraître en son pays. Il cause par Son absence et par Sa fuite la mort à une multitude d’innocents, Lui qui était venu pour donner la vie à tout le monde.

Dans la suite de Ses jours, cette Bonté incréée et incarnée ne passe-t-elle pas pour la malice même ? Car Jésus est pris non seulement comme envahisseur du royaume d’autrui, mais, ce qui est beaucoup plus, on L’accuse de vouloir dérober à Dieu Son être et la gloire de Sa Majesté et d’avoir blasphémé Son saint nom ; et, non content de cela, d’avoir communiqué sa malice à ceux qui L’ont voulu suivre, d’avoir perverti et gâté tout le monde par Sa doctrine et Ses enseignements. Enfin, Il a été si horriblement décrié parmi les hommes qu’Il a été postposé 566 au plus scélérat de son temps, à un voleur public, [102] à un homicide, au plus méchant de tous les criminels qui sont destinés au gibet.

Où est cette Bonté infinie ? Si elle paraît par Ses miracles, ce sont des effets de Satan et de Béelzebub 567; si dans Ses vertus, c’est une hypocrisie ; enfin de tous côtés qu’on le prenne, cette plénitude de Bonté semble tout épuisée, elle est anéantie.

Mais ce qui est plus étrange, elle passe pour la malice même et est traitée comme telle, afin qu’en soutenant véritablement les peines qui sont dues à la méchanceté, elle pût satisfaire pour le mal que les hommes avaient commis contre Dieu. Non seulement elle soutient dans son corps ces peines extérieures qu’on lui a fait endurer, mais aussi celles que ce divin Sauveur a voulu souffrir au-dedans de soi-même en supportant tout ce que la présence du mal peut faire endurer à une âme qui en a une aversion extrême, telle qu’avait l’âme de notre Sauveur. Ce qui est inconcevable à toute créature car, encore qu’elle fût toujours [103] bienheureuse, il a voulu que la partie inférieure soit capable de toutes les douleurs et souffrances ordinaires au reste des hommes, de sorte qu’Il a supporté toutes les répugnances que la nature peut avoir à se priver du bien qui lui est propre, et soutenir le mal qui lui est contraire.

29. La grandeur s’est anéantie en Jésus.

Cette Grandeur que nous avons vue d’une infinie distance, tout ce qu’il y a eu et ce qu’il y aura de grand dessus la terre, tous ces rois, ces potentats, ces monarques, ces empereurs, qui ont été des fourmis à Son respect, les Anges, les Archanges, les plus hauts Chérubins et Séraphins, qui sont à Son égard moins qu’un point, au respect de la machine des cieux568

Cependant, voici cette même grandeur, [104] que le ciel ni la terre ne sauraient contenir, enclose dans le petit corps d’un enfant au sein d’une très pure Vierge, enfermé dans une méchante étable, couché dans une crèche, resserré dans de pauvres drapeaux. Quelle marque, quel signe, quelle apparence de grandeur ? Il n’y en a aucun, et si la foi n’avait découvert la vérité aux hommes par la révélation que leur en firent les Anges, Dieu, tout grand et tout-puissant qu’Il est, fût demeuré entièrement caché dans cet anéantissement sans que personne l’eût connu.

Et, bien que ce petit corps ait crû avec l’âge, naturellement, comme tous les autres, cette grandeur divine qui y était enfermée n’en a pas plus paru : d’autant que notre Sauveur est toujours demeuré dans la bassesse de la condition d’un pauvre charpentier. Et encore qu’Il fût par extraction de la race des rois et de la lignée de David, Il n’en a toutefois voulu retenir que l’humanité, abandonnant toutes les grandeurs qui étaient dues à sa noblesse. Il a voulu paraître comme le plus [15] petit de tous, sans domaine ni seigneurie aucune, sans un pouce de terre qu’Il pût dire être à Lui, sans avoir un seul homme à qui Il pût commander.

Enfin, il ne paraît rien en Lui de cette grandeur divine. S’Il est un jour reconnu pour roi, Il est le lendemain poursuivi comme un séducteur. Et Il est si peu de chose dans l’esprit des hommes qu’ils ne savent presque pas d’où Il est. Et quand ils l’apprennent, ce n’est que pour Sa confusion, ne pouvant se persuader qu’il pût venir rien de bon ni de considérable d’un si chétif endroit comme Nazareth.

Mais, de plus, si nous le considérons jusques à la fin, qui Le jugera, à Le voir lié et garrotté, qu’Il soit ce Principe de toute grandeur qui donne le mouvement à tout l’univers, qui fait trembler les démons dans les caves de l’enfer, et qui triomphe avec les bienheureux dans le paradis ? Si on le regarde acquiesçant sans dire mot à la sentence et au jugement que porte sur Lui un méchant juge, si l’on voit qu’Il se soumet à l’exécution par [106] les mains des plus méchants hommes du monde, ne croira-t-on pas qu’Il est le plus vil, le plus bas, le plus petit et le plus impuissant de tous les hommes ? Il est donc très véritable que toute espèce de grandeur a été anéantie en Jésus-Christ, de quelque côté que l’on puisse Le considérer. Et Sa petitesse ou Son abaissement surpasse[nt] non seulement tout abaissement, mais aussi tout ce que les anges et les hommes sauraient penser de plus petit et de plus bas. Il ne faut point chercher la grandeur dans le Verbe fait chair, car Il n’est grand parmi les hommes qu’en excès de bassesse.

30. La Sagesse et la Vertu divine paraissent anéanties en Jésus.

Par où commencerai-je à considérer cette vérité qui paraît de tous côtés ? Toute Sa vie, Ses actions et Sa mort en sont pleines. Il y aurait peine [107] à trouver quelque chose en Sa conduite qui ne passe pour folie dans l’esprit des sages du monde, qui, ne pouvant pénétrer les secrets de la Sagesse divine, en jugent selon leur caprice. Mais Dieu, qui a réprouvé leur sagesse et renversé leur prudence, tient des voies toutes contraires aux leurs en leur faisant voir à la fin que leurs lumières ne sont propres qu’à les conduire dans la nuit de toutes sortes d’erreurs et dans un abîme de ténèbres où ils se perdent.

Notre bon Sauveur, voulant remettre les hommes dans la voie de salut, y emploie des moyens que je n’oserais nommer par respect, si saint Paul ne l’avait dit dans sa première à ceux de Corinthe, ch. 1 :Placuit Deo per stultitiam praedicationis salvos facere credentes 569. Il veut sauver les fidèles par les choses mêmes que les hommes estiment folie.

En effet, si nous considérons la chose comme elle est, il y a de quoi s’étonner, et, sans la foi, on n’en pourrait jamais se le persuader. Car de prendre un enfant pour un Dieu, le plus pauvre et le plus [108] faible pour un roi, pour Rédempteur du monde celui qui ne peut se défendre, ce semble, du moindre qui l’attaque, pour prédicateur du salut et de la sainteté Celui qui veut bien qu’on l’appelle un séducteur, un buveur de vin, un sorcier, qui a commerce avec les démons, enfin qui fait tout le contraire de ce qu’il faut pour se faire suivre et estimer. Qui est-ce qui pourra sans la foi soumettre son entendement à le croire ?

Quel trait de sagesse y a-t-il de prendre douze pauvres pêcheurs, ignorants et grossiers, pour aller convertir tout le monde et faire embrasser sa doctrine aux monarques et aux plus grands philosophes de la terre ? Mais de Se laisser condamner sans dire mot, comme un séducteur et inventeur de fausse doctrine, n’est-ce pas ce qui a donné sujet aux tyrans de reprocher aux chrétiens qu’ils adoraient un homme justement condamné pour sa mauvaise doctrine ?

Il n’y a rien qui semble tant répugner à la sagesse que de vouloir atteindre à [109] une fin par des moyens qui y sont tous [tout] contraires. Jésus-Christ l’a pourtant fait pour confondre ce qui est humain, et pour nous apprendre que tout ce qu’Il a fait pour notre rédemption est si élevé au-dessus des efforts et des actions de la nature corrompue qu’il n’y en paraît rien. Et n’a pas voulu être tant estimé partout ailleurs, la Sagesse et la Vertu du Très-Haut, comme dans l’entier anéantissement ou évacuation, pour ainsi dire, de toutes Ses qualités divines par Son crucifiement570. C’est le sentiment de Saint Paul : Praedicamus Christum Crucifixum, Dei virtutem et Dei Sapientiam 571, parce que cette vertu de Dieu, cachée sous notre humanité, soutint en ce temps de Ses dernières agonies toutes les extrémités de tous les maux ramassés ensemble qui puissent arriver à une créature. C’est pour cela qu’Il dit par Son prophète qu’Il a été réduit au néant : Ad nihilum redactus sum, et nescivi 572.

Ces extrémités furent telles qu’il n’y avait plus que la Vertu divine qui pût [110] les soutenir, toute la raison, la vigueur, les forces de l’humanité étant épuisées. C’est où il a été nécessaire que tout ce qu’Il avait d’humain se perdît dans la Divinité, afin d’en prendre le soutien et l’appui nécessaires pour supporter ces assauts invincibles ; autrement, cette humanité eût défailli dans les premiers moments de ces attaques mortelles. Mais cette Vertu divine lui a fait aimer, vouloir et prendre toutes ces amertumes ramassées comme dans un calice où Elle les a bues, non seulement avec leurs propres qualités, mais avec toutes les répugnances qu’on peut avoir à quelque chose, quoique, selon l’Esprit, Elle les acceptait. C’est dans la Croix que la Sagesse divine a mis le trône de Sa gloire. C’est là où il faut La chercher, car Elle ne se trouve point dans la terre de ceux qui vivent doucement, comme il est porté au livre de Job, ch. 28 : Non invenitur in terra suaviter viventiuum 573. Sa vertu est dans ce calice qu’Il a préparé à toutes les âmes fidèles et généreuses qui voudront arriver à la possession de Dieu.

31. L’anéantissement de l’immutabilité de Dieu en Jésus.

L’expression éternelle de toutes les vérités de Dieu et l’exemplaire des créatures, essentiellement immuable en Soi-même, revêtu de la nature humaine, devient l’exemplaire et l’image de toutes sortes de changements. Aussi, Ses ennemis lui donnent un roseau dans la main en forme de sceptre, comme s’Il eût été le roi de l’inconstance et le prince de la légèreté. Et, quoique en vérité Il ait toujours été le même en Sa vie, Ses mœurs et Sa doctrine, elles ont pourtant été si furieusement attaquées de tempêtes qu’elles en ont été le propre jouet, et qu’Il a été Lui-même l’unique et général objet de l’inconstance et des changements.

Aujourd’hui les anges et les hommes L’adorent pour le Fils de Dieu, demain Hérode voudra Le tuer comme [112] un usurpateur. Aujourd’hui il faut s’enfuir en Égypte de peur de la mort, bientôt il faudra s’en retourner en Nazareth. Il passe pour insigne docteur parmi tous les savants à l’âge de douze ans et, à quelque temps de là, on se moque de Ses prédications comme celles d’un charpentier ignorant. Tantôt Il est lié comme un fol, tantôt Il est suivi comme un oracle. S’il est une fois adoré comme un roi, Il sera une autre fois poursuivi à mort comme le plus vil esclave. S’Il triomphe sur le Thabor, Il est honteusement attaché à la croix sur le Calvaire.

Il souffre qu’on Le déchire, qu’on Le change, qu’on Le mette en toutes formes et figures qu’on voudra. Il a faim, Il a soif, Il est lassé, Il s’attriste, Il frémit, Il pleure, Il a compassion, enfin Il meurt et ne lui reste plus rien, sinon qu’Il est inséparablement Fils de Dieu jusques à ce que Sa sainte âme revienne donner la vie à Son corps.

Ne dirait-on pas, à considérer le train de Sa vie, qu’Il n’a rien eu d’immuable que cette perpétuelle volonté [113] de plaire à Son Père éternel, qui L’a fait soutenir cette multitude de changements dans une paix et tranquillité de Son âme si grande qu’on eût dit que tout ce qui Lui arrivait de plus contraire Lui était comme rien ? Parce qu’Il endurait tout cela dans une force passive, que son âme recevait de la Divinité, qui a toujours laissé agir l’humanité quand il a été question de souffrir en quoi que ce soit.

Et c’est ce qui est merveilleux, que jamais Notre Seigneur n’ait voulu laisser découler en Sa partie inférieure un seul petit filet de la plénitude de Sa divinité immortelle, heureuse et impassible, pour empêcher l’effet d’aucune des souffrances qui Le venaient accabler, et que, S’étant caché sous la forme d’un pauvre serviteur, Il en ait voulu jusques à la fin soutenir la condition et supporter et les incommodités et les affronts qui lui sont ordinaires.

Bon Dieu, que Vos conduites sont éloignées des pensées et des jugements des hommes ! Vous êtes toujours de même et soutenez par Votre immutabilité [114] toutes les mutations qui se font dans le monde. Faites donc que nos âmes soient immuables dans Votre amour et que nous puissions être toujours inaltérables en Votre sainte présence au milieu des plus grandes tempêtes de nos sens et du trouble de nos passions.

32. La simplicité de Dieu anéantie en Jésus.

Cette divine simplicité, qui nous fait voir en Dieu toutes Ses perfections infinies comme une même chose n’ayant autre différence ni distinction réelle que celle que notre esprit leur donne, parce qu’il n’est pas capable de comprendre par une seule conception la cause de productions si différentes, cette divine perfection, dis-je, est éclipsée en la personne de mon Sauveur qui paraît sur le théâtre du monde couvert et chargé d’un assemblage [115] de toutes sortes de misères, de douleurs et de privations de tous les biens imaginables.

C’est ce qui Le fait appeler en Isaïe ch. 53, virus dolorum 574, un homme tout composé de douleurs. C’est un fardeau dont Il S’est chargé au même moment qu’Il S’est revêtu de notre humanité, et qu’Il a porté jusques au dernier soupir de Sa vie, mais en telle sorte qu’il semble que toute la nature n’attendait autre chose depuis le commencement du monde qu’à faire déborder sur ce divin sujet le torrent de toutes les misères et les maux qu’elle avait ramassés depuis sa création. Tout vient fondre sur cette sacrée personne, qui est à l’abandon et au pillage de toutes les créatures, qui vont toutes Lui donner chacune son coup : chacune en emporte sa pièce, chacune Le perce ou Le pique ; Il est tout dissipé, Il n’a plus ni forme ni figure, et s’il était possible de trouver de l’unité et de la simplicité dans l’anéantissement et dans la perte de tout, on pourrait dire que Jésus, dans l’abîme du néant et de [116] l’anéantissement où Il est réduit, a en soi l’autre extrême de la simplicité et unité de perfections divines qui sont la plénitude de tout en un. Car Jésus n’est rien du tout : Il est une vacuité et un abîme, une privation universelle de tous biens, et un comble ou assemblage de toutes les misères possibles.

Aussi, dit-Il par Jérémie en ses Lamentations, ch. 3, qu’il est signum ad sagittam 575. C’est un blanc 576 exposé à toute la nature, chacun peut tirer contre. Le diable le fait lorsqu’il Le tente et Le transporte du désert sur le pinacle du Temple et sur une haute montagne. Les hommes y sont les plus empressés en s’y excitant les uns les autres. Sa sainte Mère même y contribue, quoique innocemment par ses douleurs ; Ses amis, les apôtres, en Le renonçant et Le quittant ; les juifs, Son peuple bien-aimé, en Le persécutant et Le livrant à la mort ; les païens, en Le condamnant injustement ; le soleil, en cachant par son obscurité le crime de Ses ennemis ; les anges en Lui apportant le décret de Son Père éternel sur [117] Sa mort, dans l’extrémité de Son agonie. Et enfin, pour tout consommer, Son propre Père Se met de la partie, et, ne restant plus que Lui au bon Jésus, toutes les créatures étant contre Lui, Son Père éternel le délaisse aussi. Il ne s’était pas plaint de tout le reste, mais ici, Il n’en peut plus, Il est au profond de l’abîme du néant : Veni in altitudinem maris et tempestas demersit me 577 (Ps 68). Il a droit de S’en plaindre, n’étant que caution pour nous, qui méritons toutes ces peines pour avoir fait le mal : Pater, ut quid dereliquisti me ? 578 (Mt, ch. 27).

Ce n’est pas mon dessein de faire des réflexions sur tout ceci, mais bien de faire voir ce que la foi nous enseigne, comme tout ce qu’il y avait des divines perfections a été comme anéanti et n’a aucunement paru. Au contraire, il a soutenu l’extrême qui leur est opposé, hormis le péché, en supportant la privation de tous les biens naturels et la présence de toutes les misères qui peuvent être inventées par quelque esprit que ce soit, [118] divin, angélique, humain et diabolique.

33. La gloire ou la félicité divine anéantie en Jésus.

J’appelle la gloire et la félicité divines cette plénitude de joie et de plaisir que Dieu prend dans la compréhension de Soi-même, et dans la production des Personnes divines qui sont seules capables de jouir de ce bien infini et incompréhensible aux anges et aux hommes.

Je n’entends point dire que le Sauveur du monde ait jamais été privé de la vision béatifique, ni en tant que Dieu, ni aussi en tant qu’homme, car son âme a toujours été bienheureuse. Mais ce que je veux dire, c’est qu’Il a abandonné la partie inférieure de Son âme à toutes les misères qu’on peut penser, et cela pour satisfaire à la divine Justice pour nos péchés. C’est ce [119] que la foi nous enseigne : ce qu’étant proposé comme très véritable, je dis que cette partie souffrante en Jésus-Christ a été privée de cette gloire et joie divines qui lui étaient naturellement dus à cause de l’union hypostatique, et qu’elle a été remplie, au lieu de cette joie et plénitude de contentement, de toutes les amertumes et tristesses qui peuvent tomber dans une âme. Tristis est anima mea usque ad mortem 579, en saint Matthieu, ch. 26. Ce qui pénétra si violemment Sa nature humaine qu’elle fut contrainte d’en demander dispense à Dieu Son Père s’il était possible. Mais, ayant reçu la nouvelle que le décret de Sa Passion et de Sa Mort était irrévocable, Il tomba dans un état de douleurs et d’affliction si pitoyable qu’une sueur de sang pénétra tout Son corps sacré, [ce] qui fut une marque de la peine excessive que toute Sa nature endura.

Jésus entra par cette affreuse agonie dans les portes de la mort et Se mit à l’abandon dans la voie des ténèbres, [120] où toute la rage de la malice la plus envenimée Le vint engloutir pour Le déchirer sans relâche jusques au dernier respir 580 de Sa vie. Ce fut là où Il Se vit abandonné de toutes les créatures. Ce serait peu pour lui si Son Père éternel Le regardait d’une de Ses œillades amoureuses. Mais, non, Il Le laisse comme un lépreux chargé d’ulcères qui fait horreur à Ses yeux et à Son cœur. Aussi est-Il chargé de nos péchés, et il faut qu’à la fin de Sa vie, pour la consommation de tout Son ouvrage, Il en porte toute la haine. C’est pourquoi Son Père éternel L’abandonne à tous Ses ennemis comme l’objet de Son indignation.

Mais ce qui est plus pesant est qu’au-dedans Il lui fait sentir et porter tout le poids des péchés du monde. C’est ce qui fait que Ses souffrances ont surpassé celles des martyrs, celles du purgatoire et toutes les plus affreuses qu’on puisse imaginer. Car, comme le péché est le plus grand de tous les maux, la peine qu’il fait à un sujet qui en est chargé doit être la plus grande de [121] toutes les douleurs. Porter donc la peine de tous les péchés qui se sont faits depuis le commencement du monde et qui seront jusques à la fin du monde, c’est porter et avoir en soi une plénitude de douleur qui anéantit tellement en l’âme de Jésus toute joie et tout contentement, qui Lui étaient dus naturellement à cause de l’union hypostatique, qu’il n’en paraît aucun vestige.

Ce fut en cet état d’abandon et d’impuissance, tant active que passive, que l’humanité du Sauveur, étant réduite à l’extrémité du néant, ad nihilum redactus sum 581, submergée dans le profond abîme de toutes les douleurs, n’y ayant plus aucun mal qui n’eût fondu sur Sa tête, ne subsistant plus que par la vertu secrète de la Divinité, tout étant consommé, et ayant atteint la plénitude parfaite des satisfactions que la Justice divine attendait de Lui pour les péchés des hommes, avant que de mourir, voulut laisser des successeurs de Ses biens et des héritiers de Ses travaux. Il voulut engendrer des enfants par les dernières et plus pures gouttes [122] de Son sang ; par Ses derniers soupirs, dans l’extrémité de Ses plus grandes misères, dans l’abandon de Son Père, et sur le point de lui remettre Son esprit entre les mains, Il engendre tous les chrétiens par toute la terre et de toutes les nations. Il veut qu’ils aient part à Son héritage et qu’ils soient reconnus pour Ses frères. Voici des générations bien opposées. Le Père éternel, dans la plénitude de tout bien, engendre Son Fils et en Lui toutes les créatures qu’Il produit dans le temps au-dehors. Et Jésus-Christ, dans la plénitude de Son anéantissement ou, pour mieux dire, dans la vacuité et privation de tout bien, et noyé dans l’océan de tous les maux possibles à la nature, engendre les chrétiens, qui sont les enfants de Ses douleurs. Il leur a donné l’être en Se détruisant et en perdant le Sien par la mort, lequel Il leur a laissé pour gage de leur bonheur, dont Il les met en possession par la foi et par la grâce.

Quelle vie doivent mener des enfants de cette humanité comme mère, qui n’était plus qu’une mer de douleurs, et qui n’avait plus de vie ni d’action que ce qu’il en fallait, pour recevoir Son soutien et Ses mérites du Verbe qui lui était uni, mais engendrés de ce Verbe fait homme, qui, par cette génération, les fait participants de Son être divin ? Ne doivent-ils pas désormais mener une vie toute divine, morte à toutes les créatures, dans un entier abandon de toutes choses, comme nous dirons ailleurs plus au long ?

34. Jésus ressuscitant reprend toutes Ses qualités anéanties pour la satisfaction des péchés du monde.

Jésus, ayant consumé toutes Ses forces et la vie de Son humanité sacrée pour satisfaire à la Justice divine, et l’ayant réduite à la dernière extrémité de toutes les misères pour les péchés des hommes, enfin étant mort à la vue d’une infinité de peuples par un supplice, le plus cruel et le plus honteux [124] qui se puisse inventer ; après avoir été trois jours dans le tombeau, Il voulut redonner à cette humanité très sainte, non seulement tout ce qu’elle avait perdu, mais aussi Il la voulut revêtir de Ses qualités divines et la rendre aussi glorieuse et aussi élevée par-dessus toutes les créatures qu’elle avait été abaissée et anéantie dans les tourments.

Il était très important pour nous que ce divin Sauveur ne se contentât pas de payer nos dettes et de souffrir la mort que nos crimes avaient méritée, mais aussi il était nécessaire qu’Il nous redonnât un être nouveau et la vie qu’Il nous avait gagnée par sa mort. Car nous étions morts par le péché, et s’Il ne nous faisait ressusciter avec Lui, quel fruit eussions-nous tiré de tant de travaux qu’Il avait endurés et de la mort qu’Il avait soufferte pour notre amour ?

La Résurrection du Sauveur est donc la fin et la consommation de l’ouvrage qu’Il était venu faire dans le monde, et il faut que nous en soyons participants, [125] aussi bien que de Sa mort et de Ses douleurs. Mais, avant que d’arriver à la Résurrection, il faut mourir, car personne ne ressuscite qu’il ne soit mort. Jésus-Christ vit pour nous dans le Ciel où Il est à la droite du Père éternel pour nous servir d’avocat et pour nous distribuer la part et portion qu’Il nous a assignées dans Sa mort, qui est celle qu’il a plu à Son amour de nous la mesurer : Secundum mensuram donationis Christi 582 (Eph., ch. 4), mais toujours infiniment au-dessus de nos mérites. C’est de ce trône qu’Il gouverne tout le christianisme par la distribution de Ses grâces et qu’Il voit Ses fidèles amis entrer courageusement dans les combats qu’Il a Lui-même soutenus, et passer par les voies qu’Il a leur a frayées le premier. Il considère avec plaisir ceux qui travaillent à se rendre par Son secours les véritables images de Sa vie douloureuse et toujours privée des satisfactions de la nature. C’est là qu’Il les attend pour les faire participants de la gloire qu’Il leur a méritée, pour être l’objet éternel de leur amour et de leur [126] reconnaissance et le comble de leur ineffable félicité.

Dieu, ayant ainsi fait voir à l’âme chrétienne, élevée par la foi, les perfections infinies de Son être et tout le bien que Sa Majesté veut lui donner, et par la même foi lui ayant montré Jésus-Christ, Son Fils unique, revêtant notre humanité et chargé de nos infirmités, descendu dans la terre pour nous servir de guide et nous reconduire à Dieu que nous avions quitté par le péché, nous ouvrant Ses voies par Sa mort et ressuscitant pour ménager les affaires de notre salut auprès de Sa Majesté : c’est à cette âme à se déterminer à ce qu’elle doit faire, et si elle veut chercher le Royaume de Dieu, si elle veut faire triompher en elle Jésus-Christ du péché et des puissances infernales, ou bien Le crucifier derechef, après avoir vu et éprouvé Ses infinies bontés à son endroit. [127]

Dieu habite dans l’homme par la foi et par la grâce comme son sanctificateur.

Tout ce que la foi nous enseigne et nous montre, c’est Dieu immédiatement, comme auteur et objet de cette même foi, ou quelque moyen pour nous conduire à Sa possession. Au commencement de ce petit ouvrage, elle nous L’a fait voir en Lui-même, plein de majesté et de gloire, infiniment élevé au-dessus de toutes les créatures, comme leur principe et leur origine, pleinement heureux en Soi et de Soi-même, sans avoir besoin d’aucune chose extérieure pour l’accomplissement de Sa félicité.

Nous avons vu ensuite, conduits par la même foi, cette même Majesté en la Personne du Verbe éternel, raccourcie et cachée sous le manteau de notre humanité, pleine [128] d’opprobres, de misères et d’angoisses si extrêmes qu’elle a paru aux amis et aux ennemis comme anéantie et perdue, n’ayant plus forme ni figure du Fils de Dieu, ni du Fils de l’Homme, au moins dans ce qui paraissait aux yeux des hommes, quoique ç’a été dans cet état et par cet anéantissement profond de Soi-même qu’Il a voulu racheter le genre humain, souffrant toutes les peines que ses crimes devaient porter.

Il nous reste donc maintenant à voir cette même Majesté habitant par la foi dans les âmes des hommes pour les sanctifier par Sa grâce et les conduire au terme de la perfection qu’Il leur a destinée, selon la mesure de la portion qu’Il leur a donnée dans Ses mérites et dans Sa mort.

C’est ici qu’il faut pratiquer ce que Dieu le Père a tant recommandé à tous les chrétiens en la personne de Ses apôtres : qu’ils écoutassent attentivement ce divin Directeur de nos âmes, qui est venu pour nous enseigner les vérités de notre salut. C’est Lui qui en est le [129] vrai maître, pasteur et le véritable évêque : episcopum animarum nostrarum 583, l’a appelé saint Pierre en sa première Épître, ch. 2. Aussi, les ayant rachetées, Il sait Lui seul ce qu’elles valent et ce qu’elles Lui coûtent. Il connaissait leur faiblesse et leurs infirmités, les ayant toutes portées avec une charité indicible comme le pasteur qui porte ses brebis malades ; Il sait encore leur compatir et les supporter avec la même charité et douceur, pourvu que la malice et une mauvaise volonté déterminée au mal ne les accompagnent pas.

Il ne nous servirait de rien d’avoir appris par la foi toutes ces belles vérités, ni de savoir que ce divin Sauveur eût [a] donné si amoureusement Sa vie pour nous racheter ; il nous serait inutile qu’Il régnât, triomphant dans les cieux et qu’Il eût détruit les puissances de l’enfer, s’Il ne régnait en nous par la foi et s’Il ne triomphait en nos cœurs par Sa grâce : Son ouvrage serait imparfait, tous Ses travaux seraient sans fruit, et le mystère ineffable de l’Incarnation [130] n’aurait point la fin pour laquelle il aurait été fait. C’est ce qui doit bien faire prendre garde à un chacun à ne priver pas Jésus-Christ du fruit de tant de peines, et la très Sainte Trinité de la fin qu’elle a prétendue quand le Verbe S’est fait chair. Pour bien faire cela comme Dieu le veut, il ne faut qu’à nous rendre attentifs à la conduite intérieure de Jésus dans nos cœurs, non seulement pour connaître ce qu’Il veut, mais aussi pour la suivre et la réduire en pratique par de véritables effets.

Ce sera donc ici que commencera la théologie et la vie mystique de Jésus-Christ et Son Royaume intérieur dans les hommes. J’espère qu’Il me donnera la lumière et la grâce de ne rien dire qui ne soit conforme aux vérités qu’Il nous a enseignées, et profitable aux âmes qui liront ces écrits.

Seconde partie.

1. Jésus, par Sa mort, nous a faits participants de Son être et de Sa vie divine.

Jésus notre aimable Sauveur, n’est mort que pour nous donner un être et une vie surnaturels, au moyen desquels nous puissions nous rejoindre à Dieu, notre souverain Principe, [132] l’approche duquel nous était interdite par le péché de nos premiers parents et par nos propres offenses. Il nous communique ce bien inestimable sans qu’il nous en coûte rien, et sans demander de nous autre chose qu’une promesse de bonne volonté de vivre de cette vie divine qu’Il nous donne, et renoncer à une vie contraire qui est toute dans le péché et dans les désordres de la nature corrompue.

Ceci se fait dans le saint baptême, où nous sommes ensevelis avec Lui dans la mort et nous ressuscitons pareillement avec Lui par la foi et la grâce qu’Il nous donne, qui nous met dans un état d’être et de vie surnaturelle comme j’ai déjà dit ailleurs, dans lequel état nous sommes encore fortifiés de Ses divins secours, afin d’y pouvoir vivre, agir et subsister, et par ce moyen, nous réunir à Dieu, notre premier Principe, en menant une vie et faisant des actions qui soient dignes de Lui.

Nous pouvons aussi, par cette même vertu que nous avons en Jésus-Christ, [133] rompre et ruiner la domination que le péché a prise sur nos âmes par l’affection et l’attache qu’elles ont aux créatures, contre les lois et la volonté de Dieu qui veut très justement être le maître de leurs affections, puisque Il en est le créateur.

C’est le dessein qu’Il a eu en Sa mort d’engendrer des enfants qui Lui ressemblassent par la participation de Son être, Sa vie et Ses vertus divines et par l’abnégation de toutes les choses créées, en sorte qu’ils ne soient et ne vivent qu’à Lui. Et, d’autant qu’Il connaissait parfaitement nos faiblesses et les horribles répugnances de la nature que nous aurions à surmonter, Il nous a laissé le trésor de Sa force divine que Son humanité sacrée nous a méritée par Ses combats et Ses victoires, et l’a renfermé dans la foi et dans les autres dons, nous donnant le pouvoir de nous en servir. Mais si un trésor si merveilleux ne nous sert de rien, c’est par notre faute qui, au lieu de nous tenir forts et inébranlables contre les violences que la nature [134] nous fait pour nous tenir toujours sous ses pieds, et pour nous empêcher de nous élever à une vie digne de l’être surnaturel que nous avons reçu par Jésus-Christ, nous nous laissons emporter au torrent de nos passions déréglées et aveugles, détruisant et faisant derechef mourir Jésus-Christ en nos âmes.

2. Les enfants de Jésus-Christ doivent mener une vie conforme à l’être qu’Il leur a donné.

N’avons-nous pas tous sujet de nous étonner de voir que l’oeuvre le plus grand et le plus excellent qui soit jamais sorti des mains de Dieu, ait été fait à ce seul dessein de nous donner une vie divine et conforme à l’être surnaturel qu’Il nous a mérité par Sa mort, et que, nonobstant la croyance que nous avons de cette vérité, nous nous disposions si mal à recevoir [135] ce bien inestimable ? Il veut nous le donner comme le gage de Son amour et le fruit précieux de Ses douleurs et de Sa Passion. Mais aussi, quiconque voudra être du nombre de Ses bien-aimés enfants doit répondre à ce dessein, car aucun ne peut être reconnu pour tel, dont la vie et les actions ne soient conformes à l’être et à la noblesse qu’il a reçu[s] d’un tel Père.

Cet état surnaturel que nous recevons au baptême nous vient de deux principes, qui n’en font qu’un en Jésus-Christ, savoir et Son humanité sacrée et Sa Personne divine, hypostatiquement unie à cette humanité, laquelle subsistant avec la Divinité en un seul et même suppôt, a produit des actions dignes de l’excellence de ce Principe, très saintes en elles-mêmes et sanctifiant tout ce qui s’en est trouvé atteint. La Divinité donnait le mouvement et le branle, le poids, la valeur et le mérite à tout ce qui sortait de cette humanité sacrée, élevant toutes Ses actions humaines à une qualité non seulement surnaturelle, mais [136] divine par conformité à la Divinité, autant grande que ce qui est créé en peut être capable.

C’est ce qui nous l’a fait voir dénié et dépouillé de tout ce que la nature pourrait aimer et désirer, comme les honneurs, les plaisirs et les biens, pour mener au-dedans de soi-même une vie intérieure dans la possession et jouissance de Dieu qui Lui était à la vérité naturellement due en toute sa plénitude, mais de laquelle pourtant Il a voulu par un miracle suspendre les effets à l’égard d’une partie de Soi-même, laquelle non seulement Il a privée de cette gloire qui lui était naturellement due et d’autres biens qui lui étaient naturellement convenables ; mais encore Il a voulu que tout Son appétit sensitif fût rempli de tout ce qui lui était le plus contraire, et noyé dans une mer d’amertume de toutes les répugnances qui peuvent arriver à la nature humaine, qui, étant réduite au néant de ses forces, n’a pu surmonter ces difficultés qu’en la vertu divine qui lui était conjointe, ne restant rien des forces de la [ 137] nature qui pût la soutenir. De sorte qu’ainsi réduite à un état de défaillance et d’impuissance, elle n’avait plus de vie ni de forces pour agir ou pâtir qu’en la Divinité, qui la faisait subsister dans son être moral aussi bien que dans le naturel. Et c’est dans cette vue que Son bien-aimé disciple l’appelle : plein de grâce et de vérité, parce que Sa vie humaine était non seulement conforme à son Principe, mais elle était toute réduite, recoulée et refondue dans ce même Principe qui est la Divinité, de qui elle a reçu la plénitude de toutes grâces, qu’elle a méritée par ses peines et ses travaux, et pour avoir soutenu elle seule, tout le poids des peines, des difficultés et des répugnances que toute la nature humaine eût dû justement supporter pour remonter au Principe de vérité et de sainteté, duquel elle était descendue et s’était écartée par la chute de nos premiers parents. Voilà en peu de mots quel est le Père de notre foi et de notre salut, Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, en qui est [138] notre justification et sans lequel, ainsi que parle Isaïe, ch. 1 : Quasi Sodoma fuissemus et quasi Gomorrha similes essemus 584 ; mais Lui étant affiliés par le baptême, qui est l’acte de notre adoption, nous avons part à Sa gloire, si pourtant nous voulons participer à Ses travaux.

Or, cette très haute et très digne qualité par laquelle nous sommes rendus enfants de Dieu par Jésus-Christ, venant comme j’ai dit de deux principes qui n’en font qu’un en Lui, doit avoir quelque chose de l’un et de l’autre de ces deux extrêmes : et par conséquent doit, ainsi qu’un germe ou semence divine, produire dans les sujets qui la reçoivent un semblable à celui dont elle est le germe ou la semence. Il doit aussi participer de l’un et de l’autre de ces deux principes, tenir du divin et de l’humain, qui ne fasse pourtant qu’un homme saint élevé par la foi et la vie surnaturelle, conforme à celle de Jésus-Christ, qui le fait être et vivre seulement en Dieu selon la partie supérieure de son âme, [139] et mourir ou être mort à tout ce que la nature corrompue par le péché peut chercher par ses appétits déréglés et par ses passions désordonnées. Voilà, ainsi en peu de mots ce que doivent être les enfants de Jésus-Christ et la conformité qu’ils doivent avoir en leur vie à leur Père divin selon l’être surnaturel qu’ils ont reçu de Lui par la foi et par la grâce.

Sur tout ceci, nous pouvons établir la forme et le modèle de la conduite de l’homme, qui, étant fait enfant de Dieu par Sa grâce et par la foi en Jésus-Christ veut chercher Son Royaume et croître en Lui jusques à l’âge de sa plénitude en homme parfait, c’est-à-dire qui veut entièrement et sans réserve se donner à Dieu et faire régner en soi Jésus-Christ, aux dépens de la nature et par la perte de tout ce qu’elle pourrait souhaiter qui la détournerait de Dieu. [140]

3. Les voies qu’on doit tenir en cette vie surnaturelle.

Ce que j’ai dit jusques ici est pour la plupart enseigné par la foi, expliqué et déduit plus au long par la raison. Il serait assez capable d’arrêter la raison et la volonté à poursuivre les choses divines si elles pouvaient être possédées en croyant et en parlant seulement. Mais parce que ces vues ne nous sont données que pour attirer nos esprits à la recherche des biens surnaturels, et pour les affermir dans les combats qu’il faut soutenir pour leur conquête, et qu’il faut suivre Jésus-Christ, notre capitaine, par toutes les voies qui sont les plus affreuses à la nature, c’est ce qui fait qu’un si grand nombre des enfants de la foi et de la grâce laissent étouffer la divine semence qu’ils ont reçue et, par la crainte des peines, n’arrivent jamais à la montagne [141] des bénédictions que Dieu leur fait voir par la lumière de la foi. Il n’y en a point qui ne veuillent ressusciter en gloire avec le Sauveur, mais il s’en trouve peu qui veuillent mourir avec Lui dans la Croix et les ignominies. Plusieurs passent leur vie à méditer Sa Passion ; quelques-uns pleurent à l’aspect de Ses tourments et tous confessent que Son amour a été excessif envers les hommes ; mais toutes ces méditations, ces larmes, ces persuasions, n’ont point assez d’efficace pour les faire entrer avec Jésus-Christ dans l’océan de fiel et des amertumes de Sa Passion. Si est-ce pourtant qu’il faut passer par là si on veut être de Ses enfants et du nombre de Ses disciples. Abnega temetipsum, tolle crucem tuam et sequere me585.

Ceux qui veulent entrer dans les voies de cette vie de salut que le Sauveur nous a enseignées et arriver par icelles à la possession de Dieu, qui est la fin où elles conduisent, après avoir reçu la lumière de la foi et les attraits de Dieu qui les appelle amoureusement, doivent faire comme [142] saint Paul, et dire avec lui : Domine quid me vis facere ? Seigneur, que désirez-vous de moi ? 586, et se mettre dans une disposition et volonté de quitter tout et de se dépouiller de tout ce que jugera celui entre les mains duquel Dieu aura commis leurs âmes, et aussi d’entreprendre et d’embrasser tout ce qu’il verra être nécessaire pour les mener à la perfection.

Jésus, notre béni sauveur, trouvant des âmes dans ces bonnes dispositions, Lui qui n’est venu au monde que pour les ramener à Son Père éternel, prend tous les soins possibles pour cultiver par Ses divines et fréquentes opérations la semence qu’Il a jetée en elles, par le moyen de laquelle Il y veut prendre naissance, y croître, y vivre et y demeurer jusques à l’état de perfection. Ce sont les termes dont St Paul et St Jean se servent pour nous faire voir en divers endroits l’excellence de notre vocation et à quelle fin nous sommes chrétiens, qui est de cheminer par où Il est allé : Ut ambulemus sicut et ipse ambulavit 587, dit St Jean en [143] sa première Épître, ch. 2. Donec occurramus omnes in virum perfectum 588, ajoute St Paul, Eph., 4.

Cela étant ainsi, et ces âmes que Dieu appelle à Son amour, ayant en soi, comme j’ai dit, des principes de vie surnaturelle, à savoir la foi et la grâce, elles doivent faire passer leur bonne volonté aux effets et commencer à donner lieu à cette divine semence pour s’accroître et s’étendre par toutes leurs puissances afin que toute l’humanité soit conformée et figurée sur la forme et figure de Jésus, notre chef et notre exemplaire.

Mais, d’autant que toutes ces puissances sont toutes dissipées et répandues de tous côtés parmi les créatures par le moyen des sens et des passions, je tiens pour assuré qu’on ne fera jamais grand progrès dans la perfection chrétienne jusques à ce qu’on ait rompu tous les liens qui tiennent l’âme engagée hors de soi. Parce que ni les instructions des hommes ni même la grâce ne feront rien en elle pour ce dessein, tandis qu’elle sera sous [144] une domination étrangère.

Il semble que ce soit demander la perfection entière d’une âme dès le premier jour qu’elle se met en chemin pour y atteindre, mais je m’assure que, si ceux qui ont de l’expérience dans la conduite des âmes y veulent réfléchir, ils verront que la cause unique pour laquelle il y a des personnes qui traînent toute leur vie, sans avancer dans la perfection, quoiqu’il semble qu’elles ne désirent autre chose, c’est qu’elles n’ont jamais rompu les liens ni les attaches qu’elles ont, les unes à une chose et les autres à une autre.

Je vois d’ailleurs que c’est la maxime de Notre Seigneur dans l’Évangile. Voici comment Il parle : Allez, quittez tout, renoncez à vous-mêmes, portez votre croix, suivez-moi. Il n’y a point de flatterie ni de douceur là-dedans. Il ne nous parle ni d’amour, ni de caresses, ni de transports ni de ravissements, ni de quoi que ce soit de semblable. Il y a assez de quoi étonner des personnes timides qui ne voudraient qu’une belle dévotion, laquelle se pût accommoder [145] aux passe-temps et à tous les divertissements de la vie que l’on nomme innocents ; mais notre Sauveur, qui est le Maître des dévotions, n’a point mis celle-là au nombre des autres.

Le nouveau disciple de Jésus-Christ doit donc commencer, pour sa première pratique, à rompre tous les liens qu’il a avec les créatures : parce qu’il doit mener une vie conforme à son être, il faut que sa vie soit toute vers Dieu et qu’il Le regarde comme sa seule fin, comme Il est le seul Principe de son bien éternel et de son salut. Il ne peut donc vivre aux créatures ni étendre vers elles ses affections quand cela fait tort à Dieu, qui doit être l’Objet et le principe de sa vie.

C’est aussi ce que produit en l’homme la divine semence reçue dedans son âme, qui, ne tendant qu’à former Jésus-Christ en elle, attire à soi-même au-dedans tout ce qui est humain, afin d’en faire comme un corps qui, étant animé de la foi, - laquelle lui apporte l’être surnaturel, - et de la grâce, et qui exige de lui une vie conforme [146] à cet état, [où] il puisse produire des actions dignes de Dieu. Il faut donc que toute l’humanité contribue de tout ce qu’elle a pour la réformation et régénération de l’homme en Jésus-Christ. Il faut que tout ce qui est d’elle et à elle y soit consumé de telle sorte qu’il ne lui reste rien pour donner à aucune créature.

4. Il faut anéantir l’être de la nature corrompue par le péché.

L’homme, s’étant détourné de Dieu, son souverain et surnaturel Principe, se vit dépouillé avec la robe de son innocence de l’être, de la vie et de tous les biens surnaturels qu’il avait libéralement reçus des mains de son Créateur, et, cherchant de quoi s’appuyer et de quoi contenter ses appétits, qui ne pouvaient plus atteindre aux biens surnaturels qu’ils avaient goûtés en l’état d’innocence, laissa [147] sortir tous ses sens et toutes ses passions en campagne comme des animaux affamés, pour leur faire trouver dans les créatures le moyen de satisfaire leurs appétits déréglés. Vivant ainsi à discrétion, la raison n’en fut plus la maîtresse : au contraire ils l’attirèrent avec eux dans leurs désordres, tellement que, tout étant perverti dans l’homme, il se naturalisa dans cet exil de péché si prodigieusement qu’il ne pensait plus à ce qu’il avait été auprès de Dieu, ni à recouvrer l’état de noblesse et la dignité qu’il avait perdus.

Ses sens, saoûlés des plaisirs qu’il trouvait dans les créatures, ne voulaient point ouïr parler de ceux du Ciel ; ses passions aimaient mieux le libertinage dont elles jouissaient dans leur captivité que de posséder la vraie liberté des enfants de Dieu sous la conduite de Son Saint-esprit ; et la raison, à demi perdue dans l’obscurité de tous ces désordres, ne subsistait plus que dans le mal, couvert d’un méchant manteau d’un bien apparent. Mais enfin, il n’y avait plus de Dieu pour l’homme, si ce [148] n’était pour Le fuir et pour se cacher de Lui, s’il eût pu. Voilà ce qu’ont été et ce que sont les hommes qui ne travaillent pas à rentrer par la vie chrétienne à l’héritage que le Sauveur nous a mérité par Sa mort.

C’est donc cet état misérable et ce royaume de Satan que Jésus-Christ est venu détruire, et qu’Il détruit tous les jours en ceux qui veulent Le suivre et se soumettre à la conduite de Ses divines lois. Car Il veut qu’ils soient les coopérateurs de ce bien et qu’ils travaillent avec Lui à conquester589 l’héritage qu’ils ont si malheureusement perdu. Il est vrai qu’il y a bien de la peine, à cause des profondes racines que cet état de corruption a jetées dans le cœur des hommes. Il semble que ce soit un être qui leur soit désormais naturel, et quand il leur faut l’arracher, c’est leur arracher la vie. C’est pourquoi on ne parle dans les conduites spirituelles que de morts, que d’anéantissements et d’abnégations qu’il faut soutenir pour retourner à Dieu.

Mais enfin, pour revenir à notre [149] point, il faut que cet état, cet être, cette nature corrompue périsse et soit anéantie et que tout ce qui est de l’homme, qui s’est épanché par toutes les créatures pour subsister et vivre par elles et en elles, se retire au-dedans pour aller se rejoindre à Dieu et pour subsister et vivre seulement par Lui et en Lui.

C’est de quoi la foi instruit ici la raison, encore presque toute noyée dans les tempêtes des passions et des sens, lui découvrant le bien incomparable qu’elle recevra dans sa retraite auprès de Dieu, qui est le vrai lieu de sa demeure ; que Jésus-Christ étant son guide, elle ne doit point craindre les difficultés qui se présenteront puisque Il les a déjà surmontées par Ses travaux, mais Il veut qu’elle les surmonte par la grâce, qui est une application du mérite de ces mêmes travaux, afin que ce soit pour Sa gloire. Son sang est pour laver toutes ses taches et ordures, mais si elle en retenait une seule par sa volonté, elle ne pourrait Lui être agréable. Toutes ces vues, dont [150] notre Seigneur illumine la raison par la foi, adoucissent sans doute beaucoup ses répugnances, et en telle sorte que, si elle est fidèle, elle se résout de n’être plus qu’à Jésus-Christ et de ne s’appuyer plus sur quoi que ce soit que sur Lui, et de commencer avec Lui et par Lui à se défaire de tout ce qui l’avait possédée jusques alors.

5. L’âme doit anéantir de soi et par soi toute la bonté qu’elle a trouvée dans les créatures.

La foi, qui fait voir à l’âme la bonté souveraine comme le Principe et la source de tous les biens, lui fait pareillement connaître que, s’il y a quelque bonté dans les créatures, elle ne peut être qu’un échantillon de cette première bonté et n’est aimable que parce qu’elle en participe quelque chose. Que l’on parcoure toutes les créatures, que l’on traverse depuis le haut des [151] cieux jusques au profond de la terre, on n’en trouvera pas une seule qui ait de soi-même aucune chose qui puisse donner de l’attrait à nos esprits pour se faire aimer : elles n’ont toutes que le pur néant pour leur apanage. En quel rang et en quelle estime doivent-elles être dans les esprits des hommes ? Et quand ils préfèrent leur liberté, qui n’est qu’empruntée à celle de Dieu qui en est l’origine et la cause, quelle injure est-ce faire à cette bonté infinie ! Quel tort se font-ils à eux-mêmes de constituer leur bonheur dans ce qui n’a que l’apparence du bien et le néant en effet ! Le bien et le plaisir qu’on en saurait recevoir ne pouvant excéder son Principe, ne peut être que passager, fort médiocre et toujours accompagné de déplaisir, d’autant que ce qui n’a de soi que le néant ne peut rien donner de soi qui soit bon ou qui vaille beaucoup.

Cette vérité ayant éclairé l’âme, qui la voit de même par toutes les créatures de l’univers, doit ôter non seulement toute l’estime qu’elle a eue jusques [152] alors de tout ce qu’on appelle bien dans le monde, mais encore elle doit en donner du dégoût et de l’aversion à la volonté et à tous ses appétits, anéantissant en soi-même le mieux qu’il lui sera possible le pouvoir que ces biens créés ont usurpé sur ses affections dans le temps de ses désordres et de son aveuglement. A quoi il faut un grand travail, encore qu’elle soit entièrement persuadée qu’elle ne peut entrer au Royaume de Dieu que par cette destruction de ses ennemis. Mais les longues habitudes qu’elle a contractées avec eux, la tiennent malheureusement garrottée par ses propres affections, de sorte qu’il faut un grand effort de la grâce pour rompre ses liens, et une grande fidélité et fermeté dans l’âme pour ne désister point de son travail, jusques à ce qu’elle se voie parfaitement délivrée des affections qu’elle avait contractées avec les créatures contre la volonté de Dieu. Car, pendant qu’elles auront le moindre attrait sur ses inclinations, c’est une marque certaine [153] que ses affections ne sont pas entièrement ni uniquement contentes de Dieu, puisqu’elle trouve hors de Lui quelque sorte de bonté qui peut les satisfaire.

C’est par cette règle qu’on peut sainement juger de l’avancement des personnes dans les voies de Dieu, duquel elles sont autant proches et pleines qu’elles sont éloignées et vides de tout appétit pour les autres choses. De vrai, qui est-ce qui pourra croire qu’un homme soit persuadé par une savoureuse expérience que Dieu est la plénitude de toute bonté, lequel on voit en chercher le goût ailleurs qu’en Lui ? Ne serait-ce pas trop évident et trop grossier mépris de Dieu, auquel il préfère une vile créature, qui est sortie du néant par la vertu de Ses mains, portant sur elles ses inclinations, qui ne lui sont données que pour s’écouler par leur moyen dans la Source qui lui a donné l’être et tous les biens qu’elle possède ?

Enfin, pour tout dire en peu de mots, il faut que toutes les bontés créées [154] s’évanouissent à la vue de la bonté de Dieu, de même que les étoiles disparaissent en la pleine lumière du soleil, et qu’une âme chrétienne ne se sente plus capable, pour ainsi dire, d’en recevoir aucun mouvement, regardant ce qui est en elles et ce qu’elles sont comme de petites étincelles du feu matériel à l’égard du soleil.

Je ne descends pas ici aux pratiques particulières par lesquelles il faut commencer, d’autant que c’est l’affaire de celui qui conduit les âmes, lequel, connaissant leurs faiblesses et quels sont leurs plus forts liens, doit leur aider à les rompre le plus promptement qu’ils pourront, parce qu’elles ne pourront avancer si elles ne sont libres. Elles auront beau tourner de tous côtés, se servir de tous les exercices qu’elles voudront, si elles sont attachées, leur poids les empêchera toujours de s’élever vers Dieu, leur seul et unique bien. Mon dessein est seulement de montrer ce que la foi, la raison et notre conscience nous apprennent, qu’il n’y a que la souveraine bonté qui [155] soit parfaitement aimable, que le bien qui est dans les créatures n’est rien en comparaison et, partant, que nous devons le tenir comme rien et donner toutes nos affections à cette première et véritable bonté.

6. La grandeur des créatures n’est rien.

Que c’est grande folie que de chercher quelque chose de grand dans les créatures ! Mais d’y en trouver, c’est un excès, ou plutôt une faiblesse qui ne peut sortir que de la pure imagination et fantaisie des hommes, qui voudraient bien donner des qualités divines à ce qui passe pour Dieu dans leurs affections. Mais à le prendre comme il est, il n’y a rien de grand dans tout le monde que la grandeur de Dieu : Tu solus altissimus 590. Et si l’on veut en faire le détail, qu’est-ce que la terre et tout ce qu’elle contient au respect des [156] eaux ? Que sont les eaux, en comparaison de l’air et du feu ? Ces quatre éléments, que sont-ils en comparaison du plus bas des cieux ? Et toutes ces grandes et horribles machines qui roulent sans cesse sur nos têtes et qui contiennent toutes les richesses et les bonnes et mauvaises fortunes de tout l’univers, que sont-elles si on les compare avec le Ciel-empyrée ? Elles sont si petites que c’est comme rien. Mais celui-ci, qui contient non seulement tous les autres, mais encore les empires de toute l’éternité, qui a les trésors les plus précieux de la nature, de la grâce et de la gloire, que pensez-vous qu’ils soient auprès de la grandeur de Dieu ? C’est un petit point, un petit grain de sable au fond de Sa main. Où est donc la grandeur des créatures ? Chez les rois ? Chez les empereurs ? Ils sont hommes comme le moindre de leur empire, et jamais aucun d’eux n’a commandé à la dixième partie de la terre, qui n’est rien en comparaison des cieux.

Si l’on veut mettre la grandeur dans la richesse, on se trompera aussi bien, [157] et à la fin tout le monde se trouvera pauvre et par conséquent fort petit. Car il n’y en a point qui ne soit pauvre en comparaison d’un autre plus grand que lui, et tous le sont au respect des grands biens qui leur restent à posséder. Mais quand ils auraient toutes les richesses et toutes les grandeurs du monde, en seraient-ils plus grands, vu que cela n’entre point en eux-mêmes ? Et quand il y entrerait, que serait-ce en comparaison de ce qu’ont les anges ? Mais ce serait un pur néant en comparaison de la grandeur de Dieu, qui seul doit être estimé et appelé Grand et recevoir les hommages, l’honneur et la gloire de toutes les créatures.

Quel aveuglement a donc saisi tous les hommes ou, pour parler avec Salomon au chapitre 2 de la Sagesse, fascinatio nugacitatis 591, quelle niaiserie a enchanté leurs cœurs pour les faire courir comme des bêtes insensées après des fantômes de grandeur, et qu’il n’y ait si petit dans le monde qui ne veuille être premier et plus grand que son [158] compagnon, jusques là qu’on [?] se forme des êtres de grandeur dans la vileté et dans la même bassesse.

Cette corruption vient du péché, de ce que les hommes, ayant quitté Dieu, qu’ils croient et savent être seul la vraie Grandeur, et n’ayant plus de commerce avec Lui par la vie surnaturelle de la grâce, ils se prennent à tout pour s’appuyer et pour s’accroître, pensant qu’en s’attachant et s’unissant à beaucoup de choses, dont ils sont et veulent se rendre les maîtres, leur grandeur en sera plus considérable. Mais que peut faire un néant ou un point ajouté et conjoint à un autre point ? Mille points joints ensemble ne sauraient faire la grosseur de la pointe d’une aiguille. C’est de même de toutes les créatures en la présence de Dieu, lesquelles ne sauraient donner à nos âmes la moindre parcelle de grandeur. Cette grandeur est toute en Dieu, Il la possède seul, et quiconque en voudra, il faut qu’il la cherche en Lui pour la trouver par l’union qu’Il veut faire de Sa Majesté avec nos [159] âmes, auxquelles Il a dessein de faire part de Ses qualités divines à mesure qu’elles se laisseront posséder de Ses qualités à Lui et dépouiller des vieux haillons du péché qu’elles traînent depuis si longtemps.

En bonne vérité, a-t-on raison de n’accepter pas ces conditions ? Et qui est le chrétien qui, étant bien persuadé par la foi que Dieu demande cela de lui, en quelque état qu’il puisse être, qui pourra refuser à son Dieu, qui est mort pour lui redonner la vie et pour le faire, s’Il veut, plus grand que les anges, de mépriser tout ce qu’il y a de grand dans le monde pour retourner à la véritable Grandeur qui est en lui, et qu’il a quittée malheureusement pour un rien ? S’il s’en trouve quelqu’un qui ne se veuille rendre, on pourra l’accuser d’avoir perdu le sens et la raison. [160]

7. La durée des créatures est comme rien.

Il semble presque inutile de vouloir montrer combien toutes les créatures sont méprisables pour la brièveté de leur durée, puisque la douleur que ressentent tous les jours les hommes dans leur séparation leur fait assez connaître qu’il vaudrait mieux ne les avoir jamais possédées que de les perdre avec tant de peine. Quand elles sont du nombre de celles qui flattaient leurs inclinations, lesquelles souhaiteraient d’en jouir plus longtemps, il faut pourtant en souffrir bientôt la séparation ; mais aussi celles qui les choquent et qui leur font violence ne durent toujours que trop, quand ce ne serait qu’un moment, et si leur durée est plus longue, ce n’est que pour les rendre plus misérables.

Ainsi l’on trouve toujours la durée [161] des choses que l’on peut posséder en ce monde ou trop courte ou trop longue, ce qui par conséquent cause infailliblement du mal à ceux qui les possèdent. Mais enfin, quand elles dureraient toute la vie, qu’est-ce, puisqu’il faut les quitter pour toute l’éternité, où elles ne peuvent servir de rien ? La propre expérience d’un chacun est une preuve trop convaincante de cette vérité.

Cela n’empêche pourtant pas qu’on ne s’y attache avec autant de fermeté que si elles devaient durer éternellement. Voyez quelle injustice c’est faire à Dieu et à soi-même que de quitter la douceur du plaisir qu’on peut goûter dans la conversation intérieure avec Lui, dans la communication familière des grâces qu’Il fait à Ses amis, dans l’union très étroite qu’Il contracte avec nos âmes, pour la continuer encore plus parfaitement dans l’éternité : quitter, dis-je, tout cela pour un plaisir d’un jour ou d’une heure, pour entretenir une amitié avec la créature qui rompra à la première fantaisie, ou, à tout le plus, qu’il faudra [162] quitter en mourant.

Tous ces motifs, que la raison fournit, doivent produire cet effet, sur une âme animée par la foi, qu’elle s’élève seulement vers les biens éternels et qu’elle ne voie pour elle que cette durée infinie de Dieu, qui a mesuré à toutes les créatures les temps et les moments qu’elles doivent paraître dans le monde, lesquels s’écoulent insensiblement et paraissent comme la fleur du matin, qui se flétrit dès le soir.

Il n’y a donc aucun juste sujet qui doive arrêter nos esprits dans les choses créées, car, encore qu’elles fussent bonnes et grandes, puisque, d’ailleurs, il est vrai que nous ne pouvons les posséder que pour très peu de temps, que même le mal et la peine qu’elles nous font dans leur perte égalent pour le moins le plaisir qu’elles ont donné dans leur jouissance, - mais, par-dessus tout, cela nous prive des biens éternels qui nous sont assurés si nous méprisons ceux-ci, - qui est-ce qui doit raisonnablement vouloir en jouir un seul moment avec la perte de ces biens [163] inestimables ? Les aime donc, les cherche qui voudra : l’homme chrétien, l’homme qui doit vivre de foi, s’attachera seulement à Dieu qui est le Roi des siècles, qui fait courber le dos des montagnes sous les routes de Son éternité.

8. La sagesse du monde doit être tenue pour folie et un néant par l’homme chrétien.

La sagesse humaine et mondaine, étant sortie de l’aveuglement des hommes comme de sa source et de son principe universel, ne peut être qu’une pure folie au regard de la Sagesse divine. Ce n’est donc pas merveille si elle est tant rebutée de Dieu et défendue à ceux qui veulent suivre Ses voies par les exercices de Son amour. Car, étant un avorton et une suite du péché, au lieu de les faire retourner à Dieu, leur véritable origine, elle les en détourne, [164] les conduisant par des voies écartées dans les abîmes de leur malheur.

Il ne peut être autrement selon la vérité que j’ai décrite ailleurs, à savoir que l’homme, ayant quitté Dieu par le péché et rompu l’ordre et la dépendance qu’il avait de Lui pour toutes choses, s’est fait un établissement dans son misérable état, qu’il a fondé sur la jouissance des créatures dans lesquelles il a mis tout son bonheur et sa félicité, ne pensant plus à Dieu ni à ce qu’il a été et à ce qu’il devait être en Son endroit. Toutes les vérités qu’il possède et toutes ses lumières ne viennent donc plus que des créatures, comme des objets d’un faux bonheur et de son amour-propre qui lui fait chercher des moyens d’user et se servir à son avantage de toutes les choses créées qu’il pourrait posséder.

Toute la sagesse humaine et mondaine depuis le péché n’étant sortie d’ailleurs, on peut juger quelle estime on en doit avoir, quel bien les hommes en peuvent recevoir, et si le chrétien [165] qui a reçu un être nouveau et qui est engendré par la foi et par la grâce de Jésus-Christ doit se servir de cette sagesse de la chair qui est ennemie de Dieu, ou s’il ne doit pas plutôt la détruire et anéantir pour marcher par les voies de la divine Sagesse que le très Saint-esprit distribue comme il Lui plaît à Ses enfants. Il faudrait être bien dépourvu de jugement pour croire que les enfants de Dieu puissent s’accommoder à la folie des hommes charnels, et cheminer par leurs voies pour arriver à la vie bienheureuse qu’ils cherchent.

Aussi n’y a-t-il rien de si opposé à l’Esprit de Dieu que cette sagesse, et Il ne peut habiter dans une âme où elle se rencontre, parce qu’elle est la main droite du péché. C’est elle qui le maintient, qui le fortifie et qui l’accroît en l’homme par l’aveuglement qu’elle apporte à son esprit en lui persuadant que, toutes les créatures n’ayant été faites que pour lui, il peut en faire tout l’usage qu’il lui plaira, laisser déborder sur elle tous ses sens, ses [166] passions et ses appétits pour se saouler de plaisir en leur jouissance.

Sa raison n’a plus de lumières que celles que cette fausse sagesse lui fournit pour trouver les moyens d’attraper ce qui n’est pas encore à lui, et pour penser sans cesse aux moyens de se maintenir et de s’accroître dans ce misérable état de son éloignement de Dieu, la gloire duquel il a changé en celle des créatures corruptibles auxquelles il rend tous les hommages qui ne sont dus qu’à Dieu seul, leur sacrifiant son cœur et toutes ses affections.

Voilà ce que fait la sagesse mondaine dans les hommes, qu’elle jette dans ce sens réprouvé, et les rend incapables de trouver plus aucun goût dans les choses célestes et divines, qui sont à leur égard comme des fantômes ou comme des histoires du temps passé, ou comme de songes qui ont passé la nuit.

Ce qui est plus déplorable, c’est qu’il y en a une infinité de ceux-là parmi les chrétiens, lavés dans le sang de l’Agneau et destinés à des biens incomparablement [167] plus avantageux, qui sont réduits à ces bassesses, qui n’ont aucun vrai sentiment d’amour pour Dieu et qui auraient honte qu’on les crût dévots à Sa divine Majesté, qui se confessent pour ne pas passer pour hérétiques ni pour athées, qui disent quelques prières vocales par coutume, mais qui ont leurs cœurs possédés et noyés dans les richesses, plaisirs et honneurs du monde, et leurs pensées ne tournent point ailleurs. La mort et le Sang précieux de Jésus n’opèrent point en eux, parce qu’ils s’y opposent. Leur sagesse mondaine aurait honte qu’on les vît faire une action d’un illustre chrétien. Aussi Dieu les laisse rouler dans leurs ordures, en attendant le jour de Sa vengeance auquel Il leur fera connaître leur folie.

Le vrai sage, qui suit les lumières surnaturelles qu’il reçoit de la foi, détruit en soi toute cette sagesse mondaine pour s’abandonner à l’aveugle dans la simplicité des enfants de Dieu, qui fondent en Lui toutes leurs espérances et ne veulent ni grandeurs [168] ni richesses ni honneurs ni appui que le Sien. Ils ne cherchent pour toutes sciences que Jésus crucifié, qui est à la vérité une folie pour ces grands piliers de sagesse mondaine, mais qui est la sagesse et la vertu de Dieu, qui confondra et réprouvera la sagesse de ces mondains et grands philosophes. Suive donc leur folie qui voudra, laquelle j’estime moins que le néant. Suivons, nous autres, la simplicité de Jésus et nous faisons enfants avec Lui qui contient toute la Sagesse divine.

9. Il faut anéantir la puissance du péché.

L’homme ayant refusé l’obéissance à Dieu, son aveuglement le porta à usurper une puissance sur toutes choses, qui est appelée par notre Sauveur potestas tenebrarum 592, une puissance des ténèbres, qui lui donne un si étrange appétit de la domination et une si [169] grande répugnance pour l’assujettissement qu’il a fallu que toute la terre ait été couverte de sang et de corps humains pour satisfaire à l’une et à l’autre de ces passions. Ce qui serait assez peu considérable, si ce désordre avait seulement passé au-dehors et que l’intérieur des hommes ne fût point été ruiné par ses funestes effets. Mais il s’en faut bien, car ils sont les premiers à en porter les marques ; et la guerre qu’ils portent chez les autres vient de ce trouble et renversement universel qui s’est fait en eux-mêmes par le péché auquel ils se sont assujettis, qui a donné toute la puissance de régner aux sens et aux passions et contraint la raison de servir à leurs dérèglements. Tellement que les hommes, qui devraient avoir Dieu pour principe et auteur de leur obéissance, n’ont que la boutade et la fureur de leurs passions, par lesquelles, croyant se rendre maîtres de tous les autres, ils demeurent esclaves de leurs propres faiblesses et imbécillités.

Où est donc cette puissance que les [170] hommes recherchent avec tant de soin qu’il n’y en a point qui ne veuille commander ni aucun qui veuille être sujet ? Elle ne peut être ailleurs que dans leurs désirs, car, dans l’effet, il n’y a que celle que Dieu a établie, qui est une participation de la Sienne, laquelle Il distribue comme il Lui plaît sans que personne ait droit de l’usurper, si ce n’est par Son ordre.

Cette démangeaison de commander les autres ne peut donc venir que de ce détour que l’homme a fait de Dieu par le péché, qui, ne pouvant devenir Dieu, en mangeant du fruit défendu, n’a pas perdu l’appétit d’être le premier partout et de se faire valoir, si la puissance était à lui.

C’est cet appétit de propre excellence et cette usurpation tyrannique de la puissance de Dieu que la grâce de Jésus-Christ vient détruire dans nos âmes. C’est pour cela qu’Il a pris tant de peine et qu’Il nous donne tous Ses travaux afin que nous puissions y réussir et rendre Sa parole véritable : Nunc princeps hujus mundi ejicietur foras 593 [171] (Jean, ch. 12). C’est un des plus longs travaux de la vie spirituelle que la destruction et l’anéantissement de cette puissance du péché, ou, pour mieux expliquer, cet appétit d’être par-dessus les autres en quoi que ce soit, en honneur, en biens, en estime, en sciences, en charges, ou autrement, duquel il y en a très peu, même entre les plus généreux à se dépouiller de tout, qui n’en aient encore de très fortes atteintes. C’est pourquoi je dis qu’il est si difficile de s’en détruire entièrement, car Adam l’avala avec le morceau du fruit défendu, et nous en a laissé le goût qui nous revient toujours à la bouche ; il n’y a que la vive foi en Jésus-Christ qui le puisse détruire en nous par Sa grâce et par une fidélité sans relâche. [172]

10. De la vertu et force du péché qu’il faut détruire et anéantir.

On aurait peine à se persuader combien est grande la vertu et la force avec laquelle l’être et l’état du péché se maintient dans nos âmes, si ceux qui veulent s’en retirer n’en ressentaient tous les jours la violence qui, après plusieurs années de travaux, de combats et de victoires, se voient encore obligés d’avoir sans cesse les armes à la main pour détruire les forces de cet ennemi domestique, qui s’est rendu le maître de toutes nos puissances et les a investies de telle manière qu’il faut que nous nous détruisions nous-mêmes pour le chasser.

Il s’est incarné pour ainsi dire dans tout l’homme, et le gouverne et lui commande avec autant d’empire que s’il était son roi, et l’autre, un pur esclave lié et enchaîné de toutes [173] parts, sans force ni mouvement que ceux que le péché lui donne pour obéir à ses lois et suivre ses conseils. Il n’y avait aucune créature assez forte pour rompre ces liens : Jésus-Christ, Fils de Dieu, a fait ce coup en donnant Sa propre vie une fois dans l’arbre de la sainte Croix, et le fait tous les jours dans nos âmes par Sa vertu qu’Il y a imprimée par la foi et par Sa grâce, qui sont des semences divines de tous ses mérites qui engendrent en nous, avec une vie nouvelle, une force et vertu contraires à celle du péché, sans laquelle nous ne pourrions détruire cet hôte si envieilli chez nous qu’il y passe comme le maître.

Et, véritablement, tout ce qui est dans l’homme s’est si bien apprivoisé avec lui qu’on a toutes les peines du monde à faire goûter une autre vie aux désirs et aux appétits de nos âmes. Il faut se faire de grandes violences, avec l’aide de la grâce et une vive foi en Jésus-Christ, pour y réussir ; et encore, si on se lasse trop aisément de voir qu’après plusieurs années on n’a qu’à [174] demi fait et qu’il faut toujours combattre, on se mettra en danger de laisser son oeuvre imparfait.

Il faut se résoudre à poursuivre jusques à ce que la vertu divine soit venue au-dessus de ce monstre, qu’elle ait dissipé et ruiné toutes ses forces, qu’elle ait pris toutes les places qu’il avait usurpées, que sa puissance et vertu soient totalement anéanties et que le divin Maître de nos âmes, Jésus, y règne absolument et sans contradiction.

C’est en Lui seul et par Lui que nous devons attendre cette grâce, puisque ç’a été la fin pour laquelle Il S’est incarné. Ainsi, quelque difficulté que nous puissions trouver en ce travail, si nous avons de la foi en Lui, très assurément nous en viendrons à la fin. Le malheur des hommes est que la plupart voudraient qu’il ne leur en coûtât rien et que cela se fît comme de soi-même, mais notre Sauveur veut que nous passions par les voies qu’Il nous a montrées. [175]

11. De l’unité que l’état de péché s’est faite en l’homme, laquelle il faut détruire.

C’est chose étrange que le péché, qui est le principe de la désunion et de toute multiplicité, se soit formé en l’homme un état d’unité par laquelle il se maintient et trouve le moyen de s’étendre partout et s’y faire reconnaître comme maître. Je mets cette unité dans la dépravation générale de tout ce qui est en l’homme, qui le réduit à ce degré de misère que, ne pouvant plus s’élever au-dessus de soi-même, il est contraint d’en être l’esclave et de ne désirer ni chercher plus rien que pour soi.

Tout ce qui est en lui est composé de cela : sa volonté, son entendement, son imagination, ses passions et ses sens n’ont que cet unique appétit d’avaler et d’engloutir tout ce qui lui peut être [176] plaisant. Aussi se trouve-t-il que tout lui est bon et propre, et ce qui ne peut entrer par l’un des sens entre par l’autre. Tout le monde ne pourrait le rassasier, et l’on ne voit aucun des enfants du péché qui puisse être content, car ils ne peuvent posséder à [?] un coup tous les biens qu’ils voudraient. Et, quand cela serait, leur appétit, qui est insatiable, en voudrait toujours davantage, semblable à ce dragon qui est décrit dans le livre de Job, qui a sa gueule si grande qu’il semble vouloir engloutir toute la mer comme dans un abîme. Ecce absorbebit fluvium et non mirabitur ; et habet fiduciam quod influat Jordanis in os ejus 594 (Job, ch. 40).

C’est donc assez à propos que je prends l’unité que l’état du péché peut avoir dans l’homme en cette disposition qu’il lui donne d’être toujours prêt et comme déterminé à suivre généralement ses propres appétits, et à ne regarder que soi-même pour but et objet de ses actions. Ce qu’étant ainsi, ce n’est pas merveille que Dieu ait une aversion si grande du péché et de [177] l’état du pécheur, parce qu’il détruit directement tout le domaine que Sa Majesté prétend avoir sur les hommes, parce qu’étant pleinement possédés de cet unique appétit de n’aimer et ne vouloir rien que pour eux-mêmes, il ne leur reste plus rien qu’ils puissent donner à Dieu. Et quand ils se tourneraient vers Lui pour Le chercher, ce ne serait que pour leurs intérêts. Ainsi l’unité de Dieu est détruite pour eux, puisqu’ils n’ont plus d’autre Dieu qu’eux-mêmes pour qui ils font toutes choses.

Il serait à désirer qu’on réfléchît sur ceci plus fortement et plus souvent qu’on ne fait d’ordinaire. Car, qui est-ce qui, se voyant dans un si misérable état, ne fît effort pour s’en retirer s’il pouvait ? Il y en a pourtant beaucoup, de ceux mêmes qui vivent dans un train commun parmi les chrétiens, qui sont à peu près dans ce labyrinthe, dont ils ne s’aperçoivent qu’à l’heure de la mort et quelquefois point du tout, à leur grand dommage.

Mais puisque je parle à des personnes [178] qui veulent faire régner Jésus-Christ en elles par la foi et Sa sainte grâce, je dis qu’il faut anéantir et détruire cette unité du péché encore plus soigneusement que tout ce que nous avons déjà dit. D’autant que c’est ce qui maintient son être et son état dans l’homme. Ce qui se doit faire en reconnaissant par une foi pratique l’unité de Dieu en nous-mêmes, c’est-à-dire que nous réduisions notre entendement et notre volonté à ne chercher et aimer que Dieu, qui est seul aimable à cause de Lui-même, prenant seulement pour la nécessité ce dont nous avons besoin dans les créatures, et non pour nos plaisirs, lesquels nous ne devons prendre qu’en Dieu seulement qui, étant l’objet de notre félicité éternelle, le veut être de toutes nos joies et de nos désirs en ce monde. Disons donc avec le saint prophète : Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum595 (Ps. 83). [179]

12. Qu’il faut anéantir toute la gloire du péché.

L’homme a voulu usurper en péchant la gloire qui n’est due qu’à Dieu seul et, continuant dans son péché, il persévère aussi dans cette inique usurpation, non seulement en ravissant à Dieu ce qui Lui appartient dans l’homme, mais, de plus, en faisant un monstre de la divinité. Car il lui fait attribuer toutes les qualités qui appartiennent à l’Être souverain, privativement à tout autre, le faisant s’efforcer de devenir maître de tout ce qu’il y a dans le monde et, s’il ne le peut, ce n’est que par faute de pouvoir, et non de volonté, laquelle est toujours en appétit d’avoir tout, comme s’il n’y avait rien sur la terre ni dans le Ciel qui ne fût à lui.

Le péché conduit même l’esprit humain jusques à ce point d’excès et de [180] désordre qu’il lui fait trouver un état de gloire dans l’extrémité de son malheur, comme en voulant contrecarrer celle que Dieu très bon a en Soi-même par cette complaisance ineffable que Sa Majesté prend dans la contemplation de la totale plénitude de tout bien qu’Il est et qu’Il a en Soi-même, qui n’est et ne dépend que de Lui, laquelle plénitude Il communique à Son Verbe éternel et tous deux, en se réunissant par amour, produisent dans leur sein le très Saint-esprit en même plénitude, lequel est la consommation et le comble de leur félicité et de leur gloire éternelle.

Ainsi veut faire dans les hommes cet unique ennemi de Dieu, ce monstre de nature, le péché. Après les avoir retirés de l’union et de l’obéissance qu’ils devaient au Créateur, il veut leur faire trouver un état apparent de gloire et de félicité en leur donnant une complaisance si grande d’eux-mêmes, qu’enivrés d’un bonheur imaginaire, ils se persuadent qu’ils doivent jouir de toutes les créatures comme [181] leur appartenant. De vrai, ils ne les veulent ni ne les cherchent que pour eux-mêmes.

Que dirai-je ? Ils font venir Dieu avec la foule des créatures pour être la matière de leur plaisir et de leur gloire, Lui qui en devrait être la seule fin ; s’ils en parlent, s’ils y pensent, ce n’est que pour satisfaire leur curiosité ou pour contenter leur vanité, en se faisant estimer plus que les autres.

Enfin, pour dire en peu de mots, l’homme soumis au péché s’attribue tout et veut tout pour soi et se forme une complaisance en soi-même, tout ainsi que s’il avait la plénitude de tous ces biens. Ce n’est donc pas merveille qu’il se soucie très peu de Dieu, trouvant ailleurs son plaisir encore qu’il soit imaginaire.

Car, je vous prie, examinons cette belle vérité et cette gloire fantastique. Le plaisir des sens vaut-il la peine d’en faire une partie de la félicité de l’homme ? Ceux de l’imagination valent-ils mieux ? Tout l’honneur du monde peut-il rendre un homme heureux, [182] ni toutes les richesses de la terre? Les arts, les sciences, quand on les aurait toutes, que sont-elles, sinon une légère connaissance des créatures ? Qui est-ce qui possède tout cela et qui est-ce qui le pourrait posséder pour toujours ? Voilà donc en quoi consiste la gloire que le péché peut donner. Voilà toute la gloire de la chair, qui est comme du foin vert au matin, et sec au soir. Ainsi, les plus grands plaisirs et les plus grands biens que l’homme puisse posséder en ce monde s’évanouissent comme la fumée et s’écoulent comme les eaux qui ne retournent plus.

Cependant, toute l’occupation et les pensées des hommes sont là. On ne cherche et l’on ne veut autre chose, parce que l’on ne goûte rien de Dieu, qui, n’habitant point en cette région étrangère, où l’homme s’en est fui, ne peut lui faire part de ses douceurs jusques à ce que, par la vertu de Jésus-Christ, il revienne à soi-même, abandonnant cette terre de péché, cette complaisance en soi-même, cette ivresse qui le tient noyé dans ses [183] concupiscences, et qu’il se retourne vers Dieu, son unique bien et sa félicité.

C’est à quoi tous les chrétiens sont appelés, et, entre eux, singulièrement, ceux qui se sont consacrés à Dieu dans l’état d’une sainte vie, lesquels ne peuvent s’en dédire ni manquer à le faire sans se condamner eux-mêmes d’une infidélité sans excuse puisqu’ils s’y sont obligés volontairement, en suivant les attraits de la grâce qu’ils ont reçue à cette fin. S’ils veulent bien faire, ils n’ont qu’à s’adresser à Jésus, consumé de douleurs, de confusion et d’ignominies, dans les derniers moments de Son agonie dans la Croix. C’est là qu’Il a détruit la gloire du péché et donné à tous les hommes la vertu et la doctrine en eux-mêmes. Il ne demande qu’une volonté déterminée et résolue à cela, à quelque prix que ce soit, et qui en effet arrache de soi-même par l’aide de cette divine vertu la maudite semence que le péché a répandue dans toutes les puissances de l’âme, laquelle corrompt tout [184] ce qu’elle peut faire et produire ; et ainsi peu à peu, l’homme, se remettant sous la conduite de la grâce par la foi de Jésus-Christ, reviendra dans l’amitié de Dieu, son Roi et son Créateur.

13. La foi rappelle l’homme au-dedans de soi pour en chasser les restes du péché.

La foi, après avoir élevé l’homme jusques au trône de Dieu, pour lui faire voir les adorables perfections de Son être, l’a fait descendre dans une étable pour y adorer un enfant, et monter sur le calvaire, afin qu’il le reconnût pour son Rédempteur, mourant pour les péchés dans la Croix, d’une mort la plus honteuse et la plus douloureuse que jamais aucun homme puisse souffrir.

Elle l’a conduite ensuite par tous les détours où le péché l’a engagé, lui [185] montrant la tyrannique usurpation qu’il a faite de toutes les puissances de son âme, le grand débris qu’il lui a causé et le dommage inestimable qu’elle en reçoit, étant toute répandue au-dehors et dominée de chaque créature, sans pouvoir remédier à son malheur, pour n’avoir ni force ni vertu pour s’en retirer.

Enfin cette même foi, accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, le fait rentrer en soi-même et, lui ayant fait rompre tous les liens qui le tenaient garrotté dans l’amour injuste des créatures, lui fait désirer efficacement de parvenir à la jouissance des grands biens qu’elle lui a fait voir être préparés pour lui, s’il a le courage de traverser tous ces déserts affreux où il s’est écarté, et de surmonter tout ce qui s’oppose à sa résolution.

Elle donc, comme un flambeau divin, éclairant ce pauvre misérable encore tout ébloui des ténèbres du péché, lui fait voir le pitoyable état de son âme qui ne ressemble plus qu’à ces vieux châteaux qui ne sont habités que par des [186] spectres, par des serpents horribles et par ces oiseaux qui sont messagers de la mort ; ou bien à ces villes qui, ayant été pillées et saccagées, n’ont plus de forme que celle de l’horreur, tout étant dans un désordre épouvantable. C’est ainsi que l’homme se voit être, lequel, rentrant en soi pour y considérer son désordre et y apporter remède, n’aperçoit d’abord, dans le plus bas étage, ou pour mieux dire dans la basse-cour de ce château qui sont ses sens, qu’ordures, que vilenies, que puanteur, qui sont les restes que le péché y a laissés. Il y trouve toutes les portes et toutes les fenêtres ouvertes à quiconque voudra y entrer. Les chemins sont frayés à toutes les créatures. Enfin il voit tout à l’abandon et il ne reste plus rien à emporter. Car c’est ici le lieu du plus grand brigandage qu’on puisse penser, et l’âme, y ayant été dépouillée de tout ce qu’elle avait de plus précieux, s’est mise elle-même à voler tout ce qu’elle a pu tirer du dehors, et c’est l’unique métier qu’elle a fait depuis que le péché s’en est rendu le maître.

[187] Mais puisque l’homme rentre enfin en soi-même pour y mettre un meilleur ordre par la grâce de Dieu, il faut l’y accompagner et lui aider en ce qui nous sera possible, à chasser ces restes du péché, qui infectent encore son âme et la tiennent dans de si grandes faiblesses qu’à peine a-t-elle force pour se tirer de cette misère, quoique soulagée et secourue au-dedans par la grâce, et au-dehors par les bons conseils qu’on lui donne.

14. Comment l’homme doit rentrer en soi pour bien remédier à ses misères.

Si l’homme ne voulait rentrer en soi-même que pour voir son malheur et pour en faire une histoire, ou pour prendre de là sujet de composer des livres de morale, comme ont fait plusieurs philosophes, il n’avancerait pas grandement ses affaires. Ses misères ne sont pas de la nature des choses qui [188] s’évanouissent seulement à les voir : il faudra travailler bien longtemps pour en arracher les racines, et beaucoup s’efforcer pour les mettre dehors.

Mais il faut qu’il y entre en homme chrétien, armé de la foi et de la vertu de Jésus-Christ, qui doit être sa force, ses richesses et tout son bien. Qu’il fasse donc ainsi que Jésus a fait en entrant dans le monde, pour détruire le péché de tous les hommes, de même qu’Il le veut faire en lui en particulier par Sa vertu : Il a fait Son entrée dans le monde en enfant pauvre et destitué de toutes les commodités de la terre. C’est ainsi que l’homme chrétien doit rentrer en soi-même, dépouillé, au moins de cœur et d’affection, de toutes les créatures, l’amour desquelles lui a causé tant de malheurs, et, comme un enfant qui ne fait que commencer à vivre en Jésus-Christ par la foi, ne chercher et n’aimer plus autre chose que le suc de Sa divine doctrine et l’imitation de Sa vie, pour croître en Lui et devenir homme parfait.[189] Il n’y a donc plus rien dans les créatures qui puisse ou doive lui servir pour l’entretien de sa vie spirituelle, dans ce commencement de retraite. Il faut que la foi, qui l’a fait naître en Jésus-Christ, lui fournisse les matières de son entretien et qu’elle lui donne la vertu nécessaire pour digérer et surmonter toutes les difficultés qui se rencontreront dans l’exécution de son entreprise. C’est elle qui lui représente toutes les merveilleuses actions de notre Rédempteur comme les effets de l’amour prodigieux qu’Il a pour l’homme, qui doivent attacher son cœur et ses pensées par un lien si étroit de reconnaissance et d’amour réciproque que toute sa vie se passe en ce divin emploi. Et si ses appétits, non encore entièrement mortifiés, lui veulent faire trouver quelque douceur dans les créatures, il doit aussitôt les tremper dans les amertumes de Jésus-Christ, dans Lequel seulement il doit vivre en mourant à toute autre chose.

Je sais que ses faiblesses le font pencher dans ces commencements de toutes parts pour le faire tomber, et si son soutien ne dépendait que de sa propre force, il ferait mille faux pas et succomberait infailliblement. Mais sa foi et confiance en la vertu de Jésus-Christ, qui le soutient, l’empêchera de broncher s’il s’y tient toujours fermement appuyé.

Ce que l’homme chrétien a donc à faire en ce premier pas qu’il fait chez soi, c’est de trouver moyen de s’établir, de subsister et de vivre de cette vie de foi, qui est encore à la vérité bien faible, et se passer, dans la pauvreté volontaire, de toutes les aises et commodités de la nature, lesquelles je voudrais qu’il regardât plutôt en les méprisant comme des liens qui l’ont autrefois tenu captif sous les lois du péché, que de vouloir directement les combattre et détruire comme des ennemis par une guerre ouvertement déclarée. La raison que j’en ai est qu’il doit faire tous ses efforts pour remonter vers Dieu et pour avancer son chemin par la vertu de la grâce, [191] l’opération de laquelle excite sans cesse son âme à s’élever vers son Principe, duquel il recevra l’entière purgation de ses désordres. Ce n’est pas que je veuille dire qu’il faille souffrir aucune attache à quoi que ce soit, mais j’entends qu’il n’est pas le meilleur, à mon avis, de s’amuser à regarder ni éplucher ce qu’on a déjà rejeté hors de soi, pour en concevoir de l’horreur.

L’homme ainsi établi chez soi, pauvre et dénué volontairement de l’amour des créatures et vivant seulement des choses divines que la foi lui présente, conforme[s] à son état comme sont les travaux, les persécutions et la pauvreté de Jésus enfant, qui le consolent et le fortifient dans ses difficultés, doit commencer à prendre garde à ne retourner en ses premiers malheurs, et fermer les avenues qui pourraient l’y conduire.

15. L’homme en cet état a grand besoin de l’usage des sacrements.

La foi et la grâce, qui ont tiré l’homme des créatures pour le ramener en lui-même, lui donnent une vie en Jésus-Christ, qui est encore si faible qu’elle se peut mieux appeler un petit commencement que quelque bien parfait et accompli : Initium aliquod creaturae ejus. 596 (saint Jacques, ch. 1). Aussi ne lui ont-elles été données que pour recevoir en lui, par la vertu de Jésus-Christ qui en est le père et l’auteur, un accroissement entier et parfait. C’est pourquoi Il lui a préparé une nourriture convenable et conforme à l’excellence de Son être, de laquelle l’homme doit user et en attirer la substance pour fortifier cette vie nouvelle et la mettre en état de pouvoir s’étendre plus avant et de résister aux difficultés qui s’opposeraient à son accroissement. [193]

Cette divine nourriture se trouve dans les sacrements que le Sauveur du monde a laissés dans Son Église, comme les réservoirs de Ses grâces et comme des canaux par où Il les distribue aux âmes des fidèles qui s’en approchent avec la disposition requise en des actions si augustes. C’est dans ces magasins célestes où il faut que le chrétien aille souvent chercher ce qui lui fait besoin pour soutenir la faiblesse de sa vie. mais particulièrement dans le saint sacrement de Pénitence, et dans celui de la sainte Eucharistie, qui sont ceux dont l’usage lui doit être fort fréquent, puisque le premier est institué pour le rétablir dans la grâce et lui redonner la vie, s’il l’avait perdue par le péché mortel, ou pour effacer le véniel et fortifier son âme et la faire croître en cette même grâce en détruisant non seulement ses péchés actuels, mais aussi en faisant mourir en elle la racine des mauvaises habitudes et ce penchant au mal qu’ils y ont laissé.

Le second, qui est le Saint Sacrement [194] de l’autel, contenant en soi réellement l’Auteur de notre salut et la plénitude de la vie, doit être la souveraine et plus ordinaire nourriture de l’âme qui n’en peut tirer que de grands biens et une force merveilleuse, si la foi, animée d’une ardente charité, ouvre sa bouche et son appétit pour lui faire manger ce pain des anges, cette viande céleste, cette chair du Fils de Dieu, et non par une coutume malheureuse qui n’est que trop ordinaire à la plupart des chrétiens, qui les en fait approcher sans foi, sans amour et sans penser, le plus souvent, à ce qu’ils font : coutume qui consume inutilement beaucoup plus de ces grâces divines et qui corrompt un plus grand nombre de chrétiens que le bon et saint usage n’en guérit et n’en sauve. Et tout cela par faute d’apporter quelque petit soin à se bien disposer pour recevoir un bien dont les anges voudraient être dignes et capables.

L’homme chrétien que je suppose ici, ne doit pas être de ce nombre, puisqu’il voit si clairement l’état [195] d’où il vient de sortir et qu’il éprouve si sensiblement les effets de sa faiblesse qu’il ne peut douter de son impuissance, et qu’il a une nécessité si grande d’attirer à soi, autant qu’il est en lui, les grâces de Dieu, et de les ménager si à propos qu’il n’en laisse écouler aucune qui ne produise quelque fruit à son âme.

C’est pourquoi il s’approche de ces divins sacrements comme un pauvre misérable, craintif mais ardent à désirer et ferme dans sa foi et son espérance, et ayant reçu ce qu’il demandait, il le tourne tout au profit de son âme, n’en laissant rien perdre tant il est de bonne volonté de croître en Jésus-Christ pour arriver par lui à Son Père éternel.

Il doit aussi, surtout en ces commencements, se jeter sous la protection de saints de l’assistance desquels il a très grand besoin, et pourra en choisir quelques-uns dont il se rendra plus dévot, comme la très sainte Vierge, Mère de toute grâce, le glorieux saint Joseph, l’un et l’autre saints Jean, la [196] sainte mère Thérèse, et son bon ange gardien, et les autres saints auxquels il aura dévotion.

16. Après les sacrements, la Vie et les Mystères de Jésus-Christ doivent lui servir d’entretien.

Encore que notre homme chrétien doive prendre sa nourriture essentielle dans ces fontaines de grâce dont je viens de parler, il a pourtant besoin d’aller dans les ruisseaux, qui sont sortis de la source originaire de tout notre bonheur qui est Jésus-Christ. Les sujets convenables pour l’entretien des puissances de son âme, sont la vie, les souffrances, les vertus et toutes les actions divines et merveilleuses que ce divin Sauveur a fait sortir de la mer infinie de Son amour pour servir à nos appétits de sujets d’admiration, d’espérance et d’amour réciproque, qui les fasse [fait] recouler doucement vers la source [197] d’où leur sont sortis tant de biens et reconnaître cet incomparable bienfaiteur, qui a consumé sa vie et son honneur pour nous retirer des griffes de Satan et du péché.

Sa Majesté a voulu qu’il nous en demeurât des titres authentiques jusques à la fin des siècles, fidèlement écrits par les mains de quatre Évangélistes, personnes des plus saintes de Son Église, non seulement afin que nous les crûssions et qu’ils servissent de matière à notre foi, mais principalement afin que la vie qu’Il a menée dans notre humanité nous servît de conduite pour retourner à Dieu duquel nous étions détournés par le péché, et d’exemple pour nous animer à Le suivre dans les travaux de Sa vie, dans le dégagement des choses créées et dans l’abnégation de nous-mêmes, et de consolation dans nos faiblesses, voyant que c’est de Lui que nous devons attendre toute notre force et vertu.

C’est donc dans la sainte fréquentation des sacrements et dans la [198] méditation ordinaire des choses divines, et surtout de celles dont je viens de parler, que le chrétien, rentrant en soi pour retourner à Dieu, doit s’occuper pour arriver heureusement à la fin qu’il prétend, puisque ce premier moyen lui donne une vie surnaturelle qui le fait tendre tout droit à Dieu, et le second lui fait connaître les voies par lesquelles il doit s’y acheminer ; il l’instruit aussi dans la pratique des vertus qui sont propres à son état et fortifie l’esprit dans toutes les rencontres difficiles qui se présentent assez souvent dans la suite de son entreprise.

Suivant cela, on n’a point à faire de chercher ailleurs des motifs propres pour exciter la volonté à se porter au bien : elle trouvera très abondamment dans la vie de notre Sauveur tout ce qui lui est nécessaire pour son instruction. Ce sera seulement aux directeurs de faire le choix des sujets qui sont plus propres à un chacun suivant le progrès qu’il aura fait dans la vie chrétienne, et d’en faire tirer le profit conforme à l’état de ceux qu’ils ont sous leur [199] conduite, qu’ils doivent faire entrer dans les mêmes pratiques que Jésus nous a enseignées comme les chemins véritables pour nous conduire à Dieu, notre souverain Bien, estimant que, par ces voies, nous ne pouvons nous tromper ni être trompés, d’autant que ce sont elles que Jésus a sanctifiées par Son Sang et par Sa Mort. Nous pouvons donc les suivre en toute assurance.


17. L’homme doit mettre hors de soi ce qui est contraire à la vie chrétienne.

Ce ne serait pas assez si l’homme chrétien, rentré en soi-même, se contentait de chercher et trouver la nourriture spirituelle de son âme, et qu’il n’eût pas le soin ou qu’il ne voulût pas se mettre en peine de purger sa première entrée, qui sont les sens de la corruption et contagion, qu’ils ont contractée dans le commerce qu’ils ont eu avec le péché, dont ils ont [200] présenté les fruits mauvais à l’esprit et l’ont persuadé d’y goûter, comme fit autrefois la première des femmes à notre premier père, et ont enfin été le réceptacle et la tanière des crimes plus ordinaires que l’homme eût commis dans sa vie.

C’est ce qui fait qu’ils s’en ressentent toujours beaucoup. Car, bien que par la grâce de Jésus-Christ, le péché ne domine plus dans l’âme, il y a pourtant laissé des restes, qui sont très dangereux et qui ne manqueraient pas de détruire cette vie divine qui a commencé en lui lorsqu’il y penserait le moins. Et ses sens, qui sont ses propres domestiques, et qui ne font que de sortir de la tyrannie du péché, qui sont encore tout enivrés des délices dont ils se sont gorgés sous son empire, inclinent beaucoup plus à lui ouvrir la porte pour le laisser entrer, que non pas à suivre une vie rigoureuse, privée de tous les plaisirs de la nature et toujours dans les austérités du corps.

Voyez donc si l’homme chrétien peut dormir en repos jusques à ce [201] qu’il se soit assuré de ces portiers corrompus, et qu’il les ait rangés à leur devoir et entièrement gagnés à son service. C’est à quoi il faut qu’il mette la main avant que de passer plus avant, et qu’il fasse comme les bons médecins qui, pour guérir les maladies contractées de longtemps, non seulement défendent les excès qui les ont causées, mais aussi ils font faire de très rudes diètes, purgeant les humeurs, et ordonnent des régimes de vivre. Ainsi faut-il faire à nos sens infectés par le péché. Il faut les purger par de bonnes et fréquentes austérités selon l’ordre du directeur ; il faut les priver non seulement des excès mais encore de ce qui peut les chatouiller et porter leurs appétits à la sensualité ; et ce qu’on ne peut pas refuser à leur nécessité ou à l’obligation de la condition, il faut le faire avec une modération si raisonnable que ni l’avidité ni le plaisir n’empêchent en rien cette vie de foi et d’amour qui doit faire tendre l’homme chrétien vers Dieu en toutes les rencontres ou occasions où il se puisse trouver.[202].

Cette vie pénitente, dont je ne parle qu’en général, renvoyant à plusieurs livres qui en ont traité et où l’on pourra en apprendre le détail, est à la vérité chagrine à la nature et triste pour les sens, particulièrement en ces commencements où l’homme est encore tout nouveau dans les voies de Dieu et n’a point encore goûté des délices dont Il remplit les âmes qui se sont tirées par la grâce de la captivité des sens, qui en ont purgé les ordures par de bonnes et longues pénitences. Mais n’importe, il faut y passer et personne n’entrera dans le Royaume intérieur de Jésus-Christ qui n’aura chassé de soi le péché avec tous ses effets.

Tous les chrétiens se sont obligés au Baptême à renoncer à la chair. Qu’est-ce que cela, sinon se mortifier dans tous ses appétits ? Les rois, les empereurs, les princes et tous les grands de la terre qui ont été baptisés se sont obligés à la mortification et à la pénitence. Qu’on [n’]en dise et qu’on ne croie donc pas que cela n’est [203] propre qu’à ceux qui font état de dévotion. Car ceux qui auront donné à leurs appétits tout ce qu’ils auront voulu et qui ne se seront mortifiés en rien pour Jésus-Christ, n’ayant aucune marque en eux de L’avoir suivi, seront en grand danger de n’être point reconnus de Lui pour Ses disciples.

Il n’y a condition au monde dans le christianisme, qui ne doive avoir un exercice spécial de mortification dans l’usage de tous les sens, et chacun en particulier doit en avoir quelqu’un qui lui soit conforme, car c’est une nécessité que nous soyons sauvés en portant la Croix. Jésus-Christ nous a laissé à chacun la nôtre : les rois ont la leur, les princes ne ont une, tous les grands en ont une ; c’est à eux à la bien porter s’ils veulent faire leur salut. Nous sommes tous égaux en cela que notre Rédempteur est aussi bien mort pour le plus petit et le plus pauvre que pour le plus riche et le plus grand, et qu’il n’y a qu’un Évangile pour l’un et pour l’autre. Il n’y a qu’une voie pour entrer au [204] Ciel, tant pour le séculier que pour le régulier. C’est Jésus crucifié qu’il faut que tous les chrétiens fassent vivre en eux par l’imitation de Sa vie et de Ses vertus s’ils veulent entrer dans le Paradis qu’Il nous a mérité par Ses souffrances.

18. La mortification est nécessaire au chrétien pour chasser les restes du péché et pour suivre Jésus-Christ.

Le péché, ayant été forcé par la grâce de sortir de l’homme, y laisse toujours une malheureuse semence qui le rend enclin à retourner après lui et à lui redonner l’entrée de son âme. Son malheur est de telle nature que tous les objets qui sont nécessaires pour la conservation de sa vie et de son bien-être sont autant de sujets de mort pour lui, puisque tout ce qu’il boit et mange, tout ce qu’il touche, tout ce qu’il regarde et ce qu’il [205] entend, lui est incontinent tourné en poison par cet ennemi domestique, par ce reste de péché qui est en lui, qui portant la chaleur de l’appétit des sens dans l’excès, la fait aussitôt monter au cœur pour exciter à rechercher dans la jouissance des choses sensibles, non plus à satisfaire la nécessité, mais à contenter la sensualité. Ce que faisant, il pèche contre Dieu, et contre la raison qui a ordonné à ces actions des sens une fin bien plus juste et plus légitime.

Tous ceux qui vivent dans ce désordre, vivent dans le péché, sans qu’on puisse trouver dans les conditions des personnes des raisons ou des prétextes de dispense : la loi est pour tous les hommes. Il faut donc avouer que si la mortification est l’unique remède à ce mal, tous les hommes en ont besoin, de quelque condition et qualité qu’ils puissent être.

Il ne se trouve point d’autre moyen pour remédier à ce mal que la mortification. Je sais bien que tous ne peuvent pas porter des haires ni [206] des cilices ; tous ne peuvent pas jeûner, tous ne sont pas pour être toujours en oraison, mais tous, sains et malades, petits et grands, peuvent et doivent retenir leurs sens en telle sorte qu’ils ne se portent pas dans un appétit déréglé vers les objets qui sont nécessaires pour leurs fonctions. Et c’est en quoi tout le monde peut et doit se mortifier pour n’excéder ni dans la quantité ni dans la qualité des choses qu’on prend pour le bien et la conservation de la vie.

Qui est-ce qui pourra contredire cette vérité ? Néanmoins, je suis assuré, et chacun peut l’éprouver, que cette pratique, à laquelle tous sont obligés, demande une mortification plus grande qu’on ne penserait. Car cette semence de péché que nous avons en nous-mêmes ne nous laisse jamais sans des occasions de nous mortifier. Elle tient toujours nos sens en haleine, tout prêts à courir après leur proie aussitôt qu’elle paraît, et à la dévorer avec une avidité bestiale si la raison ne les retient par la bride d’une mortification indispensable, laquelle, [207] donnant le temps à la grâce de faire ses fonctions, d’accroître son domaine et de se rendre maîtresse de cette première entrée de l’âme, fait enfin que les forces du péché viennent à se diminuer beaucoup et, avec le temps, seront tout à fait anéanties par la même grâce. Mais, jusque-là, il est nécessaire que la mortification garde ces premières portes de ses sens extérieurs. Car il y a toujours du danger jusques à ce que l’abondance de la grâce les ait renouvelés dans une vie divine.

Outre cette nécessité qui oblige l’homme à se mortifier, celle qu’en péchant il a contractée de satisfaire à Dieu qu’il a grièvement offensé, lui donne une obligation si étroite de faire pénitence et de mortifier ses sens qui ont été les instruments de son péché, que, s’il ne le faisait, il demeurerait toujours redevable et chargé de la peine due à tant de crimes qu’il a commis, de laquelle il peut aisément se dégager parce que, pour un moment qu’il souffrira avec amour dans ce monde, il [208] se déliera d’un poids horrible de tourments qu’il lui faudrait soutenir en l’autre, la miséricorde de Dieu acceptant cette pénitence volontaire et en faisant un remède pour laver et purifier son âme de cette obligation. La mortification est absolument nécessaire à l’homme pécheur pour ôter tout à fait de son âme les restes du péché, à savoir la peine qui lui est due pour l’avoir commis, et la semence que le péché a laissée, qui est cette malheureuse inclination et propension à mal faire.

19. La foi et la grâce font monter plus haut notre homme chrétien.

Il est difficile de déterminer le temps qu’il faut employer à faire pénitence. C’est aux directeurs de voir quand la grâce et la fidélité de l’homme auront éteint ou pour le moins beaucoup modéré cet appétit effréné des sens extérieurs, qui les faisait courir, [209] sans règle ni mesure, après tous les objets qu’ils trouvaient propres à contenter leur brutalité.

Ce qu’étant, l’on peut et l’on doit faire suivre l’esprit de l’homme là où la grâce le porte et où la foi le conduit, qui est un étage de soi-même un peu plus haut. C’est celui où résident les passions, lequel il ne trouvera pas mieux rangé que celui des sens d’où il vient de sortir. S’il n’y a pas tant de boue et d’ordures, il y a beaucoup plus de bruit et de tracas. C’est ici que les vents soufflent de tous côtés, les tempêtes viennent de toutes parts. Il n’y a ici que tonnerres, qu’éclairs, que feu, que flammes.

L’on donne à l’homme onze de ces passions. Mon Dieu ! N’était-ce pas assez d’une, avec le péché, pour le perdre de fond en comble, quand il aurait été beaucoup plus saint, plus fort et plus sage qu’Adam, Samson et Salomon ? Que fera donc notre pauvre novice qui, à grand peine, a pu se tirer des bourbiers de cette première entrée qu’il vient de traverser, où il a fallu livrer [210] tant de combats et où il s’est trouvé si souvent dans les dangers de succomber et d’être contraint de retourner en arrière ? Il est vrai que, s’il mesurait à ses forces les travaux qui lui sont présentés, il aurait de quoi se défier et craindre d’être surmonté, mais s’il regarde ce que Jésus-Christ opère en lui par cette vive foi qu’Il lui donne et par Sa grâce qui l’incite et le porte, il a sujet de tout espérer, pourvu que son courage se serve des biens surnaturels que Dieu lui donne.

Il est donc temps de l’introduire. Mais par quel côté ? Voilà onze passions qui sont autant de cruels ennemis domestiques révoltés contre lui : laquelle des onze doit-il entreprendre ? Toutes lui veulent faire croire que ce qu’elles font n’est que pour son bien et que, si elles sont en émotion, ce n’est que pour s’opposer à cette nouvelle vie qu’il veut mener, entièrement contraire à sa vie, à son honneur, et à sa conservation. Elles sont presque de même que les peuples quand ils se révoltent durant la minorité des rois, qui disent [211] toujours que ce n’est point contre le roi qu’ils font la guerre, c’est contre ceux qui le conduisent.

L’homme qui retourne à Dieu au travers de ce pays désolé par le péché son ennemi, doit y marcher le plus nu et dépouillé qu’il lui sera possible, se contentant de la subsistance que la foi et la grâce de Dieu lui fourniront, lesquelles commençant à s’étendre davantage en son âme, la rendent plus forte pour soutenir les difficultés qui se présentent. Outre qu’il doit toujours dans le cours de sa vie prendre de la nourriture que le Fils de Dieu nous a laissée dans l’usage des saints sacrements. Après quoi, il faut qu’il se serve de son industrie pour se défaire de ses ennemis, qui sont comme des garnisons que le péché a laissées dans les diverses retraites de son âme, pour lui garder la place, d’autant plus fortes et plus dangereuses qu’elles approcheront plus de l’esprit.

Pour venir bientôt à bout des suppôts que le péché a laissés dans l’étage [212] des passions, je crois qu’il n’y a point de meilleur que de les prendre par famine, je veux dire de les priver des objets qui peuvent les maintenir dans leur désordre. Aussi bien est-ce le dessein de tout homme qui veut faire croître Jésus-Christ en soi-même, et qui veut être revêtu de Ses livrées et en cet équipage entrer au festin que Dieu a préparé à Ses amis. Et comme il a déjà fermé les portes de ses sens en telle sorte qu’il ne peut plus rien entrer qui soit à l’avantage du péché, il faut que, montant en cet appartement des passions, il en bannisse tout ce qui voudrait y entrer et qu’il en chasse tout ce qui en a pris possession contre la volonté divine.

20. La foi et la grâce donnent vie et force pour détruire le désordre des passions.

C’est bien sans doute qu’il faut que l’homme qui veut apaiser le [213] tumulte de ses passions, leur ôte tant qu’il pourra les objets propres à les exciter. Car leur appétit est un feu très âpre, qui se maintiendra aussi longtemps qu’on lui fournira de la matière pour le nourrir. Au contraire, s’il ne reçoit rien d’ailleurs qui soit propre à l’entretenir, il est certain qu’il s’amortira peu à peu et que, s’il ne trouve en son propre sujet de quoi subsister, sa violence ne sera pas si grande. L’homme a donc besoin ici, aussi bien que partout ailleurs, d’une exacte mortification pour se priver de tout ce qu’il sait par son expérience être propre à provoquer l’ardeur de ses passions. Tous les livres étant pleins des moyens dont il se faut servir pour cela, ceux qui en ont besoin les pourront trouver et s’en servir.

Mais comme la réformation intérieure de l’homme est un ouvrage de Jésus-Christ, toute l’industrie humaine n’est pas capable de le conduire à sa perfection. Il faut que ce soit la main du Maître qui l’a entreprise qui la conduise jusques à la fin. Aussi fait-Il [214] croître insensiblement la vie chrétienne dans l’homme où Il veut régner par la vertu secrète de Sa grâce et de la foi qu’Il augmente en lui, le préparant par là au combat qu’il faut rendre contre cet ennemi domestique qui maîtrise ses passions et qui entretient en son âme une guerre continuelle, qui ruine tout ce qu’il saurait avoir et faire de meilleur. Cet ennemi n’est plus le péché actuel, mais ce sont ses effets, qui sont presque pires que lui : c’est un aveuglement, ce sont des ténèbres, c’est un appétit de toutes les choses les plus déraisonnables, c’est un oubli de Dieu, c’est une adoration des plaisirs, des richesses et des grandeurs mondaines ; c’est enfin un chaos de toutes sortes de désordres, et une confusion de pensées et de desseins si extravagants que c’est une chose digne de compassion de voir l’homme délabré et déchiré de cette sorte.

Voilà ce que le chrétien qui veut rentrer dans son état doit détruire sans pardonner à qui que ce soit, autrement ce sera toujours à [215] recommencer. Il faut toujours exterminer pour assurer sa paix. Il trouvera toujours assez de quoi s’occuper ailleurs. Mais comment fera-t-il ici où il est tout seul ? Car les sens ne peuvent monter si haut pour l’aider. La raison est plus qu’à demi noyée dans ces désordres. Les passions ne combattent pas contre elles-mêmes, pour se dépouiller de ce qui leur semble bon. Il ne peut rien qu’en la vertu de Jésus-Christ qui doit être sa vie et sa force avec laquelle il doit s’opposer à ce torrent débordé des passions.

Ce qui doit se faire par la foi qui, montrant et faisant en quelque sorte goûter à la raison des choses meilleures et plus nobles que ce que les passions désirent, elle tâche de les persuader de se dépouiller de leurs premières habitudes pour trouver quelque chose de meilleur et, la vertu secrète de la grâce touchant leur appétit, la fidélité de l’homme correspondant à toute cette affaire et se déterminant absolument avec cette grâce à ne vouloir plus d’autre vie que celle que Jésus- [216] Christ a introduite en lui, les forces du péché viennent à céder. Cette vie chrétienne est substituée, laquelle ne veut pour son entretien que pauvreté, que misères, afflictions, calomnies, délaissements et abandons.

Ce qui étant fort aisé à trouver, elle peut faire en peu de temps un progrès merveilleux si l’homme veut correspondre et suivre ses desseins. A quoi il doit s’exciter par de fréquentes méditations sur la manière dont Notre Seigneur a usé en tout ce qui pouvait exciter en lui l’appétit des passions humaines : comme serait l’injustice dont Il voyait que lui faisaient les juifs en toute rencontre, Lui qui ne leur faisait que du bien, ce qui était un juste sujet d’indignation ; la haine qu’ils avaient contre Lui, ce qui devait exciter Sa haine contre eux ; la fuite qu’Il a faite des honneurs mondains, comme Il avait surmonté plusieurs fois l’amour qu’Il avait pour Sa sainte Mère afin d’accomplir les oeuvres de Son Père éternel ; comme Il S’est servi de Sa colère pour la gloire de Dieu contre les marchands du Temple ; [217] ainsi de toutes les autres passions, desquelles Il nous a laissé des exemples très signalés pour Son imitation, lesquels doivent servir à l’homme d’exemplaires de vie, sur lesquels il doit toujours avoir les yeux pour s’y rendre conforme.

A quoi étant en quelque façon arrivé, et devenu plus fort en la vie chrétienne, il doit entreprendre un ouvrage encore plus excellent que tout ce qu’il a fait. C’est de purger du péché tout l’appétit sensible et y introduire la vie de Jésus-Christ par la foi et la grâce.

21. L’homme doit se rendre maître de l’imagination et de tout l’appétit sensitif.

L’imagination est le plus haut degré de toute la partie animale, qui a pour associé dans ses opérations l’appétit sensitif. Ces deux conjointement [218] gouvernent tout ce qu’il y a de sensible dans l’homme. Les passions et les sens reçoivent tous leurs mouvements de ces deux principes ; et, pour dire le vrai, depuis la chute de l’homme dans l’état du péché où se fait le commerce de la partie animale avec la raisonnable, l’imagination prend tout ce qui vient du dehors et le présente en telle forme qu’il lui plaît à l’entendement, lequel lui communique aussi ce qui se passe en haut. Et quand elle ne recevrait rien d’ailleurs, elle ramasse toutes les vieilles pièces qui ont déjà passé leur temps, et les représente aussi neuves comme si elles venaient [219] d’être faites, de sorte qu’elle n’est jamais dégarnie : elle a toujours de quoi fournir à l’appétit sensible pour s’occuper, et même au spirituel par le moyen de l’entendement.

C’est aussi en cette résidence que le péché a établi son trône et sa demeure la plus ordinaire, comme dans le milieu de tout l’homme, d’où il peut communiquer plus facilement toutes ses ordures et faire obéir à ses lois tant la partie inférieure que la supérieure. C’est donc principalement d’ici qu’il faut chasser ce Prince du monde. C’est ici qu’il faut travailler fortement à établir le Royaume de Jésus-Christ, puisque c’est ici que notre novice chrétien, qui est assez heureusement et avec succès conduit par la foi et par la grâce, trouve son âme déchue de sa noblesse, sa raison tout aveugle, sa volonté servante et esclave de l’animalité, prête à se porter à toutes sortes de bassesses si l’appétit sensible veut l’attirer à suivre ses désirs.

Mais la divine semence que Jésus-Christ a mise dans cette âme, où elle a [220] commencé à prendre vie, entièrement opposée au péché, la rétablira sans doute dans sa première dignité, détruisant tout ce qui s’oppose à son introduction et à son accroissement en elle, si l’homme y coopère avec fidélité et constance. C’est pourquoi il est de la dernière importance que l’homme qui se renouvelle en Jésus-Christ, se rende maître absolu de la puissance imaginative et de l’appétit qui la suit, et qu’il les remplisse de sentiments chrétiens, afin qu’ils n’en puissent plus fournir d’autres à ce qui leur est inférieur et à tout ce qui reçoit mouvement par leurs impressions. [221]

22. Il ne peut le faire que par la foi, par la grâce de Jésus-Christ.

Le désordre dans lequel l’homme est malheureusement tombé, est en ce que son esprit, qui devait attirer à soi tout ce qui lui est inférieur pour en faire hommage à Dieu en le portant vers Lui, s’est laissé attirer à la partie animale pour chercher avec elle tous les sujets où elle peut s’étendre, comme si c’était des biens capables de lui donner une félicité accomplie.

Par là, Dieu est laissé comme une chose de nulle importance, les biens sensibles emportent tous les soins, tous les désirs, toutes les affections et services qui ne sont dus qu’à Sa seule Majesté. D’ailleurs, l’esprit de l’homme est esclave de la partie animale et ne peut jouir que par elle du bonheur qu’il recherche dans le monde. Il ne peut aussi de soi-même se délivrer de [222] cette captivité dans laquelle il s’est volontairement engagé. Il faut qu’un Dieu fait homme vienne rompre ses chaînes pour le remettre en liberté et le rétablir en son premier état où il puisse retourner à Dieu, son Créateur, par cette liberté que Jésus-Christ lui redonne. C’est ce qu’Il opère tous les jours dans les chrétiens qui veulent suivre les lumières de la foi, qu’Il leur a donnée, et les lumières de la grâce, qui les attire sans cesse et les pousse à embrasser ce bien.

Car il ne faut point penser qu’autre que Lui puisse nous délivrer de ce malheur. La raison humaine peut bien nous faire voir la noblesse de l’homme, la fin pour laquelle il est fait et combien c’est une chose indigne de le voir abaissé à un état si déplorable. Les philosophes païens nous ont laissé assez de livres qui sont pleins de belles raisons pour porter les hommes à se retirer de leurs désordres. Tout le monde les trouve ravissantes et on les admire, mais ce sont des [223] lumières sans chaleur : ce sont de ces feux qui paraissent sur les tombes des morts, qui n’ont d’autre effet que de paraître et de se faire regarder. Il faut ici une vertu divine pour retirer l’esprit de l’homme de cette confusion, en lui faisant voir et goûter un bien plus grand que celui qu’il cherche dans les créatures, la douceur et la beauté duquel attirent toutes ses puissances et les élèvent au-dessus de tout ce qu’il y a de créé, qu’il verra être comme un néant en comparaison de ce qui lui est montré.

C’est pourquoi Dieu Se fait connaître au chrétien dès l’entrée de sa conversion. Par la foi, Il l’instruit de Ses perfections infinies. Il lui fait voir ce qu’Il a souffert pour le rendre capable de Ses grâces et de Son amour. Il lui montre la misère de son état, Il lui donne envie de la réformer. Il l’y porte et, le retirant du dehors, Il le conduit en lui-même pour se connaître de plus près. Il lui donne les forces nécessaires pour la réformation de ses sens. Il lui fait, sinon dompter tout à [224] fait, au moins apaiser ses passions, et cette vertu secrète qui, comme une divine semence, l’a fait croître et se fortifier en Jésus-Christ, a dessein de le conduire jusques au trône de Dieu, - duquel il a connu, admiré et, en quelque sorte, goûté, les perfections ineffables dès le commencement de sa vocation, - l’a enfin amené jusques en ce lieu ou jusques à ce degré où il faut que l’âme pratique ce que dit saint Paul : divisionem animae ac spiritus. 597

Aussi est-ce en ce partage que se font les plus grands efforts de la nature corrompue : il semble qu’on lui arrache la vie, et il est en quelque façon véritable, car il faut qu’elle meure et qu’elle quitte ce qu’elle a plus aimé et plus chéri dans la vie. Il faut qu’elle prenne une nouvelle forme et un esprit nouveau. Il faut que ce soit Jésus-Christ qui vive et qui règne désormais en l’homme, le rendant tout spirituel et tout saint, qui ne se plaise désormais que dans les vues, les désirs et les pensées de Dieu, que toutes les créatures qui l’ont autrefois [225] maîtrisé lui soient comme le néant, sans plus faire impression sur ses inclinations.

23. Comment l’homme animé de l’Esprit de Jésus-Christ doit renoncer à tout le sensible.

C’est ici qu’il faut que l’homme qui veut se donner tout à Dieu, fasse une renonciation générale à tout ce qui peut tomber sous les sens et entrer dans l’imagination, non pas en telle sorte qu’il n’en fasse aucun usage pour ses nécessités, mais en telle manière qu’il ne les aime et en les recherche plus qu’avec un appétit modéré par la raison, et non excité par la brutalité des passions. Je sais que ses affections étant si fort éprises de tout ce qu’on appelle Bien dans le monde, il lui est comme impossible de faire sur soi un effort de si grande violence. On ne demande pas aussi qu’il le fasse tout seul, mais [226] seulement qu’il aide de bon cœur à se dépouiller de cette robe du vieil homme pour prendre celle du nouveau, qui est Jésus-Christ notre Sauveur, par Lequel il aura force, vie et vigueur pour résister aux difficultés qui se présenteront dans ce changement si extrême, lesquelles ne peuvent être comptées au nombre des plus grandes qui se rencontrent durant tout le cours de la vie spirituelle. Car l’imagination représente avec une telle vivacité aux deux parties de l’homme, la spirituelle et la sensible, le tort qu’elles se vont faire par cette renonciation, la misère dans laquelle elles vont se jeter et l’impossibilité de venir à la fin de ce qu’elles veulent entreprendre, qu’il semble que ce soit contre toute justice et raison que l’on a seulement la pensée d’un tel genre de vie. Non, le diable n’a pas plus d’inventions et de malice que l’imagination et tout ce qui la suit en forgent [d’inventions], pour s’opposer à l’entrée de la vie chrétienne dans une âme.

Voyez combien de temps le grand [227] saint Augustin fut à contester contre cette rebelle. Son esprit était tout convaincu, sa raison et sa volonté gagnées, mais aussitôt que son imagination venait au travers de ses résolutions, en lui représentant que ceci et cela ne seraient plus, il n’y avait pas moyen qu’il se déterminât à renoncer à tout en se dépouillant de ses anciennes habitudes. Tant il est vrai que c’est un ouvrage qui n’est dû qu’à Jésus-Christ, qui S’est réservé la puissance de gagner les cœurs, de triompher des volontés humaines et de chasser le péché de nos âmes.

Mais Il veut le faire avec nous. Il veut bien que nous ressentions cette répugnance que la nature apporte à quitter les plaisirs qu’elle recevait dans son libertinage. Mais aussi Il veut qu’en soutenant cette même répugnance, qui est un effet du péché, nous la surmontions par Sa vertu et qu’ainsi, par une merveilleuse manière de Sa grâce, le péché soit vaincu dans le péché même. C’est à quoi on ne prend pas assez garde : soit en se laissant abattre aux [228] difficultés et répugnances qu’on ressent à fuir le mal ou à embrasser le bien, [on] manque de vivre de foi et se confier en Jésus-Christ, qui est tout prêt pour nous secourir si nous crions à Son aide ; soit parce qu’il y en a qui se persuadent qu’à cause du temps qu’ils ont employé à bien vivre, ils ne devraient plus ressentir ces répugnances au bien ni cette pente au mal.

Tous lesquels doivent jeter les yeux sur saint Paul et lire ce qu’il dit de soi-même après tant de ravissements, d’extases, de pénitences, de conversions de Gentils, et une infinité de bonnes oeuvres. Non, à moins qu’une vie surnaturelle [n’]ait renouvelé jusques au fin fond cette puissance imaginative, elle nous fera toujours des pièces de son métier. Et après cela encore, Dieu la laisse à qui il Lui plaît pour être le fléau et pour servir d’exercice à Ses plus grands amis : témoins tant de saints et de saintes à qui cette furie infernale a fait souffrir mille martyres.

Il faut l’arrêter, vivre de ce [229] que la foi nous représente des choses célestes, et ne lui permettre point de courir, comme une vagabonde, par toutes sortes d’objets et de pensées qu’elle se forge de tout ce qui s’est passé autrefois. Mais, particulièrement, il ne faut point souffrir qu’elle pense aux choses pour lesquelles on a eu trop d’attache : cela ne ferait que renouveler l’appétit et exciter les passions qu’on a eues pour ces choses-là. Il ne faut point se fier au long temps qu’il y a qu’on en a fait usage, qu’on ne les a vues ou qu’on y a pensé. Car, d’ordinaire, si ce feu ne paraît, c’est qu’il est couvert de cendres, mais il n’est pas éteint.

Il est pourtant nécessaire de l’occuper, car elle est trop active pour pouvoir demeurer sans rien faire. C’est pourquoi il faut lui donner des sujets pour s’entretenir, qui soient propres au dessein qu’on a de la retirer des choses de la terre et des complaisances mondaines pour la porter à celles qui sont du Ciel. La lecture des saints et bons livres, les rencontres, les [230] merveilles et les souffrances qui se trouvent dans la vie de notre Rédempteur, les courageux martyres et combats des saints et choses semblables sont des sujets proportionnés à l’état de cette pauvre imagination dépouillée qui a assez de peine à se contenir et qui ne laisse pas de s’échapper encore assez souvent. Mais il faut la rappeler sans se fâcher ni s’étonner beaucoup. Il ne peut pas être autrement jusques à ce qu’elle soit un peu plus apprivoisée à la dévotion et accoutumée à la mortification que la doctrine chrétienne enseigne.


24. L’homme chrétien ayant renoncé à tout le sensible ne doit plus y retourner que par la conduite de l’Esprit de Jésus-Christ.

Saint Paul dit qu’à mesure que l’homme animal se corrompait en lui, l’homme spirituel et divin y [231] croissait merveilleusement de jour à autre. Il en doit être de même en notre chrétien, qui s’est présentement dépouillé du vieil sac [sic] de ses inclinations pour le mal, et revêtu du manteau royal de l’homme nouveau, créé selon le cœur de Dieu dans une nouveauté de vie et d’actions toutes saintes.

Il doit faire croître en son âme l’Esprit de Jésus-Christ, qui est cet Esprit de foi et de grâce dans lequel il a reçu l’être surnaturel et cette vie divine par laquelle il est reconnu pour enfant de Dieu, lavé dans le Sang de Jésus et racheté par Sa mort. Lequel Esprit non seulement doit opérer en lui la vie éternelle, mais aussi doit sanctifier toutes ses opérations au-dehors afin que, comme le péché, qui avait corrompu le fond de son cœur, gâtait aussi tous ses désirs, toutes ses pensées et toutes ses actions, de même l’Esprit de Jésus, Esprit de sainteté qui a renouvelé son âme, sanctifie aussi toutes ses actions et ses procédures au-dehors.

Mais, d’autant que ce point est de grande perfection, à laquelle on ne [232]peut arriver sinon après que l’Esprit et la vie chrétienne ont pris grand pouvoir dans tout l’homme, il faut qu’il ne cesse de travailler à son accroissement et à l’entière destruction de l’homme de péché qui a longtemps régné en lui avec une empire si absolu qu’il avait le gouvernement de toutes choses et que rien ne se faisait que par son ordre.

Il est trop juste que, à présent que l’Esprit de la grâce a pris possession de l’homme, tout se fasse par Son mouvement, que les passions ne se remuent que par l’impression qu’elles en recevront, que les sens ne cherchent plus les créatures pour leur propre plaisir, mais seulement dans l’ordre de la volonté divine, se privant de ce qui pourrait flatter leur appétit, pour faire mieux mourir et éteindre tout à fait les derniers respirs du péché qui pourraient rester dans leur fond. Que s’il arrive quelque surprise dans les commencements, à cause que l’on n’a pas encore assez de forces, les sacrements de pénitence et de l’autel, dont l’usage [233] doit être fréquent, nettoieront ces fautes, qui viennent plutôt de faiblesse que de malice, et qui ne doivent aucunement altérer l’esprit. Mais il doit prendre courage dans son humiliation pour se fortifier dans la vie chrétienne, qui doit le faire mourir à toutes choses et détruire ce reste d’appétit et d’inclination corrompue que le péché a laissé dans l’âme comme une semence capable de produire des effets conformes à sa nature.

Il ne faut donc plus que notre homme, de nouveau engendré à Jésus-Christ, sorte aux actions de sa condition comme il faisait par ci-devant avec un appétit déréglé qui ne lui permettait d’avoir autre fin ni autre vue que ses propres intérêts en tout ce qu’il faisait, ni par conséquent de chercher autre chose. Mais il doit agir conformément à ce que la raison veut qu’on fasse en chaque chose, selon sa fin et avec toutes les circonstances requises pour la rendre bonne, et cela par la conduite et le mouvement d’un esprit chrétien qui le retienne [234] et l’empêche de se rechercher en ce qu’il fait et dans toutes les affaires qu’il manie.

Sur cette règle, chacun de diverse condition peut prendre le modèle sur lequel il doit mesurer les actions de sa vie pour les rendre agréables à Sa divine Majesté et conformes à la conduite raisonnable de la société humaine. On pourrait faire des livres tout entiers sur ces matières qui touchent la puissance imaginative, mais à qui veut bien faire, il y en a assez. Il ne faut point tant de préceptes, mais une fidèle pratique animée de la grâce fait merveille en peu de temps pour la perfection de l’homme. Je laisse ce qu’on en pourrait dire, pour conduire notre homme nouveau dans une plus belle et plus noble demeure. [235]

25. L’homme ayant établi la vie chrétienne dans la partie animale doit monter à la spirituelle.

Ce n’est plus avec la chair et le sang que l’homme dit rendre ses combats, puisque, par la grâce de Dieu, il en est, au moins en quelque façon, devenu le maître ; mais il aura désormais à faire avec tout ce qu’il y a de plus subtil dans la malice spirituelle. Car, montant dans le dernier étage et le plus noble de chez lui, il trouve que le péché y a fait sa demeure, aussi bien que partout ailleurs, et qu’il y a laissé des marques si signalées de ses victoires qu’on ne voit partout que des signes de ses trophées et de ses triomphes.

L’entendement est tout estropié et plus que demi aveugle, la volonté si faible et si malsaine qu’à peine peut-elle rechercher le bien, qu’elle aime [236] naturellement. La mémoire est à la vérité toute pleine, mais c’est des plus horribles et plus funestes histoires, des malheureuses rencontres où l’homme s’est trouvé durant sa servitude dans les fers du péché. Enfin, ces trois puissances purement spirituelles, qui sont comme trois pierres précieuses du sanctuaire de l’âme, se sont vu dissipées dans tous les carrefours et les places publiques des sens et des passions, pour leur servir de théâtre, de retraite et de siège pour l’exercice de leurs folies et débordements. De sorte que ces filles de l’esprit humain, qui sont faites pour se nourrir délicatement des viandes célestes et divines, ont été obligées de vivre du fumier et des ordures des créatures avec les bêtes les plus immondes. Oui, cette belle Sion, ce lieu de paix et de repos, cette demeure de Dieu vivant, a été renversée et ruinée par le péché.

Ce n’est donc pas merveille de voir une désolation si universelle dans tout l’homme, puisque la Divinité n’ayant plus chez lui de demeure, il s’est trouvé [237] tout disposé à adorer et suivre comme ses dieux toutes les choses qui ont pu donner quelque goût à ses sens et à ses passions, ou appuyer en quoi que ce soit ses propres intérêts. C’était une girouette à tous vents, un édifice sans aucun fondement, une confusion sans remède et un vaisseau sans voile, sans mât et sans rame.

Si Jésus notre Rédempteur n’y plante Sa Croix, s’Il ne sert de voile, de rame et de pilote tout ensemble, s’Il n’y donne le vent de Sa grâce, l’homme ne viendra jamais surgir à bon port. Mais, puisque Il l’a fait passer au travers de ses sens, qu’Il l’a fait surmonter les tempêtes furieuses de ses passions et qu’Il a calmé les orages de son appétit sensitif, ne faut-il pas espérer de Sa bonté qu’Il le rendra enfin maître de lui-même, afin qu’en pleine liberté il puisse rendre à son vrai et seul Dieu, qui l’a fait et créé pour employer tous les jours de sa vie en ce monde et toute l’éternité à L’aimer et à chanter Ses louanges ? C’est pour cela qu’Il commence à lui [238] faire connaître le malheur où il s’est jeté par le péché. Il lui en fait avoir une grande confusion, Il l’excite à en concevoir un repentir et un regret très sensibles, et lui donne un très ardent désir d’en sortir. Il lui fait voir ensuite que c’est par Lui seulement et par la seule vertu de Ses mérites, de Ses douleurs et de Sa mort, qu’il peut être délivré de cette misère. Il lui fait aussi connaître qu’Il est très disposé à lui donner toutes les assistances qui lui sont nécessaires pour cela, mais qu’il faut que de son côté il travaille à se dépouiller de l’amour-propre qui tient en son âme la place que Dieu seul devrait occuper. Car c’est lui [l’amour-propre] qui lui fait former tous ces desseins et qui se mêle en tout ce qu’il fait.

L’esprit de l’homme, prêtant l’oreille de son cœur à cette parole de foi que Jésus-Christ fait couler dans son âme, s’abandonne à Sa conduite pour Le laisser gouverner et pour Le suivre dans les combats qu’il faut donner à [239] cet ennemi, qui doit ici rendre les armes et la vie, en quittant le champ de bataille, à Jésus-Christ, vrai Roi, vrai Dieu et vrai Rédempteur de la pauvre âme désolée et ruinée par les désordres du péché.

26. Quel ordre l’homme doit établir en cette partie supérieure.

L’entendement, qui est le soleil et la lumière de nos âmes, a souffert une éclipse presque continuelle durant le règne du péché, ou, pour le moins, il a été si étrangement obscurci des nuages, des brouillards et vapeurs causés par les désordres des passions et des affections déréglées des créatures, qu’il était incapable de donner à l’âme les lumières qui lui sont nécessaires pour se conduire à une bonne fin. Ce n’est donc pas merveille de la voir toujours dans les précipices et toujours égarée hors des chemins de la vérité, cherchant le [240] bien dans le mal, et la félicité dans les vrais sujets de son malheur.

L’homme chrétien, qui veut tâcher de rétablir en soi tout le bon ordre qui y est requis pour retourner à Dieu, doit premièrement chasser et dissiper ces nuages de son entendement qui l’empêchent de recevoir les influences du premier Principe, du soleil des soleils et de la fontaine de toute lumière. Et, pour cet effet, il faut que la foi qui l’a conduit jusques ici et lui a fait traverser tant de régions si fâcheuses, le secoure plus que partout ailleurs, puisque l’affaire est de plus grande importance et que c’est en ce point que l’homme doit secouer tous les restes du péché et se revêtir d’une vie nouvelle, sainte et créée selon Dieu. C’est elle qui doit servir de flambeau pour le mener dans les demeures éternelles, après qu’il se sera dépouillé des ténèbres qu’il a contractées dans les régions des sens et des passions où il a servi de valet et d’esclave, pendant que le péché a régné [241] dans l’homme en lui faisant admirer ou, pour mieux dire, adorer ses propres vues, ses lumières, son propre jugement, comme les oracles de la première vérité, en le faisant y adhérer avec autant d’opiniâtreté qu’il aurait suivi les plus infaillibles principes. C’est de cette source que sont venus tant de désordres dans l’homme, parce que son entendement, faisant croire à la volonté tout ce qu’il s’était forgé, la poussait à le suivre comme des choses qui ne pouvaient être que très bonnes et très désirables.

Mais la foi, conduisant l’homme chrétien à sa réformation, éclaire cet entendement obscurci et lui fait connaître, plus certainement que s’il le voyait, que toutes les vérités, telles qu’elles puissent être, qui soient sorties des créatures, sont si viles et si chétives qu’il ne doit aucunement s’y arrêter. Ce sont des eaux sorties d’un lac tout plein de boue et de corruption, et, quand cela ne serait pas, qu’est-ce que la vérité tirée d’une créature peut avoir de plus excellent et de plus [242] relevé que le sujet d’où elle est sortie ? Or, je demande : qu’est-ce que l’assemblage de tout le créé mis ensemble en comparaison d’une seule des perfections que nous concevons en Dieu ? Et, si c’est comme rien, ne faut-il pas en dire le même de la vérité, lumière ou connaissance qui en sort ?

L’entendement qui est parfaitement convaincu par cette vérité, et qui voit que tant de travaux, de peines, de soins et de soucis, qu’il a pris jusques alors à rechercher de toutes parts les sciences humaines, se terminent à n’avoir rien, puisque sa principale étude n’a pas été à rechercher Dieu, première Vérité, comme Il est en Lui-même, par la lumière de la foi duquel [de laquelle] Il est le flambeau, à quitter et abandonner toutes ces lumières et connaissances pour chercher Dieu par une voie plus simple et plus épurée des choses matérielles. Mais surtout, il faut qu’il se défasse de ce propre jugement qui a été la cause de ses plus grandes chutes, et qu’en sa place la foi de notre Seigneur Jésus-Christ lui serve [243] désormais de premier principe et que ce soit elle qui lui donne tous ces mouvements et le dispose à recevoir son Esprit et à se nourrir des Vérités divines qu’Il nous a enseignées, faisant ce que saint Paul dit de lui-même : Captivantes intellectum in obsequium fidei. 598

Car aussi bien, si dans la suite de la vie et perfection chrétienne, il faut se résoudre à quitter tout et à se dépouiller de tout pour arriver à son dernier accomplissement, à plus forte raison faudra-t-il arriver à quitter toute cette boutique de vérités estropiées, qu’on a tirée à force de bras, à force de crier et de se rompre la tête, vous ne saurez dire de quel endroit. Mon Dieu ! que le grand saint Thomas, le Docteur Angélique, connut et goûta doucement cette Vérité dans un ravissement qu’il eut lorsqu’il approchait de sa mort, où il avoua qu’il avait plus appris de choses en un jour qu’il n’en avait appris dans tous ceux de sa vie qu’il avait employés dans la spéculation naturelle des choses divines et humaines, laquelle est plus propre à enfler le cœur et à nous [244] nous donner bonne estime de nous-mêmes qu’à nous approcher de Dieu !

Il est donc tout à fait nécessaire de faire mourir cette bonne estime qu’on a conçue de soi-même, suivant laquelle il n’est point d’homme qui ne voulût passer pour être le premier en tout ce qu’il fait, ce qu’il dit et ce qu’il veut. Il désire encore être suivi dans toutes ses opinions comme si elles étaient infaillibles ; en un mot il s’attribue ce qui n’est dû qu’à Dieu, à savoir : toute estime, tout amour et tout respect. Ce qui est si malaisé à déraciner de l’esprit humain que toute la vie n’y suffit pas à cause de nos lâchetés à l’entreprendre et à l’exécuter.

Mais il faut au moins que l’entendement soit persuadé de cette vérité qu’il faut le faire, et qu’il ne peut atteindre Dieu qu’il ne soit vide de cette vanité, et qu’il ne croie fermement qu’avec la foi et la grâce de Jésus-Christ il en viendra à bout. Et de fait, la foi le pénètre et s’enracine en lui insensiblement, la grâce le [245] fortifie, et avec le temps il se sent tout renouvelé et revêtu comme d’un autre esprit et d’une vérité première et infaillible qui le ravit beaucoup plus doucement que n’ont pu faire toutes les vérité créées qu’il a puisées dans les sciences.

L’entendement ainsi désabusé doit s’occuper par la foi aux choses divines et surnaturelles et s’y laisser enfoncer de plus en plus, en délaissant tout ce qui est arrière de soi et au-dessous, qu’il ne doit plus regarder comme son entretien, si ce n’est par accident et par la nécessité de sa profession ou de sa condition ; d’autant que la vrai nourriture et entretien de l’homme doit être la contemplation des souveraines perfections divines et de tout ce qui est et qui procède de la Divinité. [246]

27. Du désordre de la mémoire et de son rétablissement.

La mémoire est le réceptacle de tout le bien et de tout le mal qui se fait dans l’homme. Elle en tient registre, ou, pour mieux dire, elle est comme une terre qui reçoit la semence qu’on lui donne et ne manque pas dans son temps d’en produire les fruits qu’elle présente à l’entendement et à la volonté pour en manger selon leur appétit. Je vous laisse à penser quelle belle et bonne semence la mémoire de l’homme a reçue pendant sa demeure dans le péché, quelles espèces et idées elle peut avoir de tant d’actions qui se sont passées dans le cours d’une vie si désordonnée, quelque peu de temps qu’elle puisse avoir duré : combien de dérèglements se sont passés dans ses sens, combien de tempêtes et de renversements dans ses passions, combien d’attaches [247] honteuses dans tout son appétit sensible qui l’ont fait courir après les créatures.

Tout ce qu’ont fait l’entendement et la volonté est réservé là-dedans pour leur en produire les espèces à l’heure qu’ils y penseront le moins. Et, quoiqu’elle ne porte les inclinations ni d’un côté ni d’autre, c’est assez qu’elle fasse renaître les choses passées et déjà comme amorties, lesquelles il ne faut que représenter à la volonté pour l’exciter derechef à aimer et rechercher ce dont la jouissance lui a déjà donné beaucoup de plaisir.

La mémoire, qui n’a en soi rien de meilleur, ne peut produire ni donner que ce qu’elle a, qui, étant tout conforme et tout propre aux inclinations de la nature corrompue par le péché, lui sert de matière et de sujet d’entretien pour continuer dans ce même genre de vie, opposé à la loi de vie, jusques à ce que l’Esprit et la grâce de Jésus-Christ venant à remplir cette mémoire de meilleures idées, elle fournisse à l’entendement et à la volonté les [248] moyens propres à s’élever vers Dieu, leur souverain Principe et leur dernière fin, dans lequel seul ils peuvent rencontrer leur repos et leur véritable félicité.

C’est à quoi l’homme chrétien doit travailler, à l’exemple du grand saint Paul qui dit qu’en tout lieu, en tout temps et à toute heure, il faisait effort pour être présent à Dieu, se souvenir de Lui et L’adorer avec un respect amoureux. Partant, il faut non seulement vider la mémoire de toutes les espèces du passé, mais aussi la remplir des idées et pensées des choses célestes. Il faut qu’elle nous maintienne toujours avec respect et amour en la présence de Dieu, ou pour le moins, qu’elle nous rappelle souvent la pensée de Sa divine Majesté, de laquelle nous devons avoir une estime non pareille et un souvenir le plus fréquent qu’il sera possible, surtout du grand amour et de l’excessive charité que le bon Jésus a eus pour les hommes, en exposant Sa vie et Son honneur à la rage et à la fureur de Ses ennemis, pour les [249] retirer de la puissance du péché et des démons.

28. Du bon ordre que l’homme chrétien doit établir en sa volonté.

Voilà notre homme chrétien remonté, par la grâce de Dieu et par la foi de Jésus-Christ, jusques à la source de son mal : s’il peut, avec l’aide de la même grâce, la tarir entièrement, il peut s’assurer que tous les ruisseaux qui en sortent demeureront à sec, que la mémoire et l’entendement seront obligés à ne penser et ne représenter plus que le vrai bien. L’appétit sensitif avec tous ses alléchements [sic] et toutes ses fureurs sera contraint de se calmer et de suivre les ordres qui lui seront prescrits par cette volonté supérieure, nonobstant ses répugnances et contrariétés. Enfin, tout l’homme, tout ce petit monde, ne recevra plus d’autres mouvements que [250] ceux de ce premier mobile.

C’est donc ici que la fin de ses travaux doit couronner son ouvrage et que la foi et la grâce doivent triompher du péché et de la volonté humaine dont elles prennent possession ; et, ayant éteint sa vie corrompue par le péché, lui en redonnant une tout pure et toute sainte, lavée dans le Sang du Fils de Dieu qui le porte et l’élève vers les biens surnaturels, lui faisant mépriser tous ceux de la nature qu’il regarde comme choses inutiles hormis l’usage précis de la nécessité. Ce qui, étant ainsi, l’homme doit réunir ce qu’il a reçu de la grâce et ce qu’il a reçu de bon de la nature déjà en quelque façon réformée, pour consommer l’oeuvre que j’appellerais de son salut, puisqu’il le remet dans la possession de Dieu et le retire de celle du péché.

Il ne faut point demander s’il y aura ici de grandes agonies à souffrir. C’est assez de savoir quelles peines on a eues dans les étages inférieurs pour en chasser le péché, où il n’était [251] pour ainsi dire que par commission, et comme en des demeures étrangères. Mais il demeure dans la volonté comme dans le sein de sa mère qui l’a produit et enfanté dans ses propres entrailles, d’où il faut l’arracher par force, autrement on ne peut l’en tirer. Voyez donc quelles douleurs et quels tourments il doit y avoir et si c’est merveille de voir le cœur de l’homme si assailli de craintes et de frayeurs quand il faut entrer dans ce dépouillement et cette perte de soi-même.

J’ai remarqué dans l’Évangile de saint Jean, chapitre 12, que le Sauveur du monde, parlant de cette perte qu’il faut faire de son âme, la sienne en devint troublée et qu’Il demanda à Son Père éternel de Le conserver en cette heure-là. Pater salvifica me in hac hora. Sed propterea veni in horam hanc. Pater, glorifica nomen tuum 599. Ne diriez-vous pas qu’il faut toute la vertu d’un Homme-Dieu pour entrer dans cet abandon où Il voulut que Son âme très sainte ressentît les violences de [252] nos péchés dont Il S’était chargé par Sa charité infinie ? Que fera donc un pauvre misérable pécheur, duquel les crimes sont étendus comme une mer dans toutes les puissances de l’âme, dans tous les organes de son corps, dans tous les replis de sa nature, comme nous l’avons vu en passant et le reconduisant jusques au centre de sa volonté, duquel sont sorties toutes ses misères ?

J’avoue qu’il ne saurait rien faire de lui-même et que, s’il n’avait pas d’autre secours que celui de ses propres forces, il pourrait bien commencer les horribles gémissements de son malheur éternel sans en tirer aucun profit. Mais, ayant pour nous Jésus-Christ qui a voulu soutenir pour nous le poids épouvantable de tous les péchés du monde et sacrifier Sa vie très adorable à Son Père éternel par le glaive des violentes douleurs et angoisses que nos péchés Lui ont fait endurer, il n’y a rien à craindre si nous avons tant soit peu de courage. Car nous avons en Lui et par Lui la force qui [253] nous est nécessaire pour vaincre toutes les violences et les résistances du péché, et pour le détruire et chasser tout à fait de notre volonté.

Il faut, pour obtenir cette force, une vive et ferme foi en la toute-puissance de Jésus-Christ avec un regret et une douleur, s’il était possible, infinis pour avoir été si malheureux que de fouler aux pieds tant de biens qu’on a reçus de Lui et d’avoir introduit le péché, son ennemi, dans le centre de Son Royaume, dans le trône de Son amour et dans Sa couche nuptiale. Ensuite, comme l’homme doit concevoir une horreur et une haine immortelles de soi-même  et de tout ce qui a les moindres apparences du péché, en sorte que sa volonté s’éloigne de ce qui en approche comme elle ferait de l’enfer même, cette haine de soi-même doit le porter à vouloir être toujours maltraité, croyant qu’il le mérite, à fuir tout ce qui peut flatter la nature en [254] quelque genre que ce soit, ou des choses spirituelles ou des corporelles, à aimer les mépris, les affronts, les calomnies, et tout ce qui peut détruire l’amour-propre qui l’a détourné de son Dieu. [255]

Troisième partie

1. Le royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes.

[255] Je ne prétends pas qu’on croie que notre homme chrétien ait tellement établi le royaume de Jésus-Christ en son âme qu’il n’y ait plus [256] rien à faire. Les marques et les racines du péché pénètrent trop profondément dans le cœur et dans la volonté humaine, pour en être sitôt délivré. Mais, s’il a fait comme j’ai écrit, je suppose l’avoir laissé dans un état qui lui a fait rompre toutes les cordes qui le tenaient attaché au péché, tant dans la partie inférieure que dans la supérieure ; et qu’étant maître de soi-même, il est libre de se donner à Dieu, s’élevant, par la foi qu’il a reçue de Lui, au-dessus de soi-même et de toutes les créatures, pour s’abîmer en Lui par Sa grâce, comme dans un océan d’amour et plénitude de tout bien.

C’est dans cette vie divine et surnaturelle que les efforts humains et naturels ne peuvent pas beaucoup nous servir. Les principaux agents sont ici la foi et la grâce, qui, ayant conduit et éclairé l’homme, lorsqu’il était hors de chez lui vagabond parmi les créatures, l’ont rappelé en lui-même, lui ont fait quitter les voies du péché, ont tué le vieil homme qui régnait en lui, et l’ont enfin rendu capable de se tourner [257] et donner tout à fait à Dieu. C’est cette même foi, c’est cette grâce, qui doivent l’introduire dans les chemins inconnus de cette vie surnaturelle, où il doit se perdre entièrement à soi-même pour se retrouver en Dieu, source éternelle de tout bien. Ce sont des chemins où il faut marcher à l’aveugle ; mais on peut s’assurer que, tant qu’on s’appuiera sur la foi et sur la grâce de Jésus-Christ, on ne pourra qu’arriver à une fin très heureuse.

Je sais qu’il se trouve des personnes qui ne sont pas, à mon avis, poussées d’un bon esprit, lesquelles arrêtent ici les âmes, en leur donnant des craintes et des frayeurs qui les épouvantent, leur faisant croire que ces chemins sont si dangereux que personne n’y entre, qui ne s’y égare et n’y fasse naufrage, que la plus grande partie des choses que l’on dit et qu’on enseigne de ces voies, sont des illusions, et, voulant qu’on se soumette à leur parole plutôt qu’à celle de Jésus-Christ, qui nous a si expressément enseigné cette doctrine et qui a commandé à tous ceux qui [258] voudraient être de Ses disciples, de la suivre et de la pratiquer…

Il y a apparence que ceux qui s’opposent ainsi aux voies de Jésus-Christ ne les comprennent pas, mais qu’ils sont comme certains docteurs de la Loi et maîtres en Israël, qui n’osaient aller à Jésus-Christ que durant les ténèbres de la nuit, tant ils ont peur qu’on les prenne pour dévots et qu’on les tienne pour Ses disciples. Quand ils auront appris comment un homme peut renaître dans sa vieillesse, quomodo potest homo nasci cum sit senex, et iteratum in ventrem matris suae introire 600; ils seront capables d’examiner ces voies qui surpassent présentement leur capacité. C’est pourquoi on pourrait leur dire ce proverbe ancien du vulgaire : ne sutor ultra crepidam, ne vous mêlez pas de ce qui est au-dessus de vous. Cela ne laisse pourtant pas d’en détourner plusieurs et de leur faire grand tort en les privant du fruit très précieux que le Fils de Dieu leur avait préparé dans la participation de Sa mort sacrée et de Ses mérites. Il voulait les leur faire [259] goûter dans le banquet de Ses noces au jour qu’Il épouserait leurs âmes, après qu’elles seraient revêtues des habits nuptiaux, qui sont les dispositions toutes divines que la foi et la charité introduisent en l’homme chrétien qui non seulement renonce à toutes les créatures pour Jésus-Christ, mais aussi qui se perd et s’anéantit soi-même, selon le conseil de l’Évangile : Abneget semet ipsum 601 : abandonnez-vous sans réserve à suivre votre bon Maître, sans vouloir savoir où ni comment, mais sur Sa seule parole. C’est ainsi que firent les Apôtres : nous devons les imiter et aller à la suite de notre Seigneur sans regarder derrière ni à côté, et même sans beaucoup regarder ces dangers prétendus, mais, puisqu’il est question d’abandon et de renonciation entière, cheminant et traversant tout à l’aveugle, comme une personne qui, n’étant plus à soi, ne prend plus aucun intérêt en rien qui la regarde et pour laquelle il n’y a plus ni gain ni perte à faire, s’étant toute donnée sans aucune réserve.

Voilà comme il faut que notre homme chrétien soit disposé pour monter où Dieu l’appelle et pour recevoir les impressions célestes, qui vont commencer à faire produire des fruits éternels à cette divine semence que l’âme a reçue dans le baptême, laquelle n’a pu jusques à présent faire autre chose que chasser le péché de toutes ses puissances et s’introduire en la place pour les fortifier. Maintenant qu’elle est dans une terre en quelque façon purifiée et passée par le feu, il est nécessaire qu’elle la convertisse avec le temps en or très pur, selon le dire de Job, au chapitre 28 : Terra igne subversa est et glebae illius aurum 602, et qu’en la vivifiant elle l’élève à l’union de celui dont elle est la semence, qui l’a produite en l’âme à ce seul dessein.

2. L’homme reçoit par Jésus-Christ sa subsistance en Dieu.

Où diriez-vous qu’est l’homme qui s’est dépouillé de toutes choses, [261] et qui s’est tellement anéanti soi-même qu’il semble n’avoir plus ses propres opérations, qui au moins ne s’en sert plus pour ses propres intérêts ni pour la satisfaction de la nature, mais seulement dans l’ordre que Dieu lui a imposé par ses obligations et nécessités ? Homo nudatus atque consumptus qui, ubi quaeso est ? 603 (Job, 14). Il ne faut plus le chercher dans les créatures, depuis qu’il leur a dit adieu pour jamais. Il n’est plus ni en soi ni à soi, puisqu’il s’est entièrement renoncé et qu’il veut perdre son âme, selon le conseil de notre Sauveur. On doit donc le chercher seulement en Dieu, puisqu’il est mort à tout le reste. Et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo 604, disait l’Apôtre, Colossiens 3.

C’est de là seulement qu’il doit recevoir sa subsistance, son appui, sa vie, sa nourriture et tout son bien. Il n’a plus rien à démêler avec les créatures pour en prendre et recevoir quoi que ce soit : désormais, il les regarde comme des étrangers qu’il n’aurait jamais connus, quoiqu’il soit tenu de [262] donner aux nécessités de la nature ce que l’obligation de son état et de la condition lui prescrit. Ce qu’étant ainsi, l’homme se trouve dans une impuissance de s’aider soi-même, puisqu’il ne peut plus rien prendre ni en soi ni au-dessous de soi, et que ses forces ne le peuvent pas porter au-dessus de lui-même.

C’est donc ici où l’être surnaturel de la foi et de la grâce doit commencer à opérer comme principal agent dans l’homme chrétien, et à gouverner comme le maître de la maison, dans laquelle il n’a été jusqu’à présent que comme un aimable conseiller, comme un associé fidèle, pour l’aider dans la rencontre des difficultés. Parce que tout ce qui s’est passé jusqu’ici, s’est fait par les opérations des puissances de l’âme, quoique toujours aidées et fortifiées de la grâce, sans laquelle elle ne pouvait rien. Mais elle les aidait dans l’étendue de leur activité, leur faisant chasser le péché qu’elles-mêmes avaient introduit par l’excès de leur affection envers les créatures [263], et pratiquer les vertus nécessaires au rétablissement du bon ordre, qui est requis à la disposition que Dieu demande des âmes pour Se communiquer à elles. Ce qu’étant achevé, ces puissances de l’âme ne demeurent pas à la vérité sans rien faire, ni dans une oisiveté fainéante, comme on s’imagine assez souvent : mais au lieu que c’était par elles, c’est-à-dire par leur propre et ordinaire activité, que l’esprit de la grâce agissait pour la sanctification de l’homme, c’est maintenant par ce même esprit de grâce, par cet esprit de Jésus-Christ, qu’elles doivent et qu’elles peuvent seulement agir, étant à son égard comme une matière, ou comme un sujet auquel Il donne la vie et les mouvements, conformes à l’excellence de Son être et à l’état où Il veut élever cette âme qu’Il gouverne, laquelle ayant abîmé toutes ses lumières naturelles dans celle de la foi, ne peut et ne doit plus être, opérer ni vivre que par la même foi, qui la fait être en Dieu, et Dieu en elle, d’une façon si merveilleuse et si certaine qu’Il lui est véritablement et réellement toutes choses.

De sorte que, quand toutes choses viendraient à périr, elle ne s’en soucierait pas, d’autant qu’elle a tout en soi, ayant Dieu. L’honneur, les calomnies, les richesses, la pauvreté, les plaisirs et les douleurs, tout lui est égal. Tandis qu’elle aura Dieu, qu’elle possède en soi, tout ce qu’on peut dire ou penser au monde ne lui sera rien, car Dieu seul lui suffit. Je sais que telles personnes sont fort cachées au monde, comme elles y sont fort rares, quoiqu’il y en ait pour ainsi dire une infinité de toutes conditions qui sont appelées à un bien si extraordinaire, mais particulièrement celles qui sont consacrées à Son service dans l’Église et qui ont une obligation singulière d’aspirer à cette perfection et d’y travailler de toutes leurs forces.

Encore que ces âmes, qui sont montées jusques ici, soient dans une grande paix et repos, il ne faut néanmoins pas croire, ainsi que je viens de dire, [265] qu’elles ne fassent rien. Bien au contraire, cet Esprit de Jésus-Christ qui les gouverne, leur donne un tel amour et un tel désir de posséder en sa plénitude (autant que le peuvent de pauvres voyageurs) le bien qu’Il leur fait goûter, qu’elles voudraient toutes se fondre en Lui pour Lui être parfaitement unies ; et toute leur mort et leur peine dans ce commencement de vie surnaturelle est de se trouver encore, et de n’être pas totalement perdues dans cet océan de bonheur où toute félicité habite.

C’est ce qui leur fait quitter autant qu’il leur est possible tout ce qui leur reste de propre opération pour se laisser pleinement pénétrer et mouvoir aux opérations de cet Esprit de Jésus-Christ qui les gouverne. Ce qui, ne se pouvant faire si tôt à cause de la grande répugnance qu’il y a dans la nature humaine, non plus à combattre et à chasser le péché, mais à se laisser comme anéantir pour prendre sa subsistance et sa vie d’un être étranger, qui est cet être surnaturel qu’elle reçoit par [266] Jésus-Christ dans la foi et dans la grâce, il faut avoir patience et soutenir avec courage en attendant le temps que ce divin Esprit, après mille retours de Son côté, et mille morts du côté de la nature, vienne enfin à la faire succomber par une totale pénétration de Sa vertu divine, qui, remplissant toutes ses puissances, les assujettit aux lois de Son amour. Mais, mon Dieu ! que cela se couche facilement sur le papier et qu’il faut de temps et de peines, de travaux et de morts avant que cette disposition soit dans une âme ! Et il y en a si peu qui aient le courage de faire ce qu’il faut pour y arriver.

3. Comment on doit se comporter en ce commencement de vie surnaturelle.

Tout ce qui se fait en cet état et genre de vie tend à la consommation de la créature, à quoi il est nécessaire qu’elle contribue elle-même selon son pouvoir. Ce qui ne se fait plus par des morts et des abandons qui lui soient présentés comme des objets de vertus ou comme des moyens propres pour la faire jouir d’un si grand bien qui lui est nécessaire. Mais ce sont des morts que l’Esprit divin qui la gouverne, lui fait soutenir et sans lui montrer les motifs ni les raisons pourquoi Il le fait. Il lui fait seulement connaître que, s’étant abandonnée à Lui sans réserve, elle n’a plus le droit de se mêler de sa propre conduite. Tout ce qu’elle doit faire est de suivre Celui qui la conduit sans se soucier d’autre chose.

Or, je vous laisse à penser quelles peines peuvent arriver en cette rencontre à une âme qui n’y a point encore passé. Jugez combien de doutes viennent l’attaquer dans les craintes qu’elle peut avoir de se tromper elle-même dans des chemins obscurs où une mort perpétuelle va serrant le cœur à la nature, qui ne sait de quel côté se [268] tourner ni à qui s’adresser, parce que son mal ne vient pas de la privation d’aucune créature, quelle qu’elle soit, puisqu’elle ne veut rien ni au Ciel ni dans la terre que Dieu. Elle connaît bien par la foi que c’est Lui qui la fait souffrir et que personne n’y peut remédier. Mais, d’ailleurs elle craint de ne faire pas tout ce qu’il faut ou de ne pouvoir pas soutenir jusques à la fin et d’être contrainte de tout quitter ; ou bien elle a peur de tomber dans quelque infidélité ou erreur.

En toutes ces détresses qui arrivent presque toujours, peu ou beaucoup, à ceux qui entrent ici, elle n’a qu’une seule chose à faire, qui est de demeurer constante avec Jésus-Christ dans ce temps de ses agonies par la foi et par la grâce qu’Il lui a données pour adhérer à Lui fortement, et de soutenir ces extrémités de la nature, laquelle Il veut renouveler dans Son esprit et dans Sa vie pour y établir Son Royaume et pour en faire le lieu de Ses délices, d’autant plus abondantes que les morts et les angoisses auront été profondes. [269]

C’est ce qui fait que, pour ainsi dire, Il ne se lasserait point de tenir les âmes longtemps dans cette presse, s’Il en trouvait d’assez fortes et courageuses pour la soutenir, voyant le bien incomparable qui doit leur en venir. Il y en a qu’Il y laisse des années tout entières, d’autres plus, sans qu’Il leur donne d’autre assurance de Son amour et de Sa présence. Elles demeurent là en attente, comme le passereau solitaire sous un toit : sicut passer solitarius in tecto 605. Tout ce qu’elles savent et qu’elles sentent, c’est une fidélité inviolable à vouloir ce qu’Il veut dans toute l’éternité.

Aussi est-ce ainsi qu’il faut qu’elles se tiennent envers Dieu qui, les ayant exercées de cette manière, leur donne quelque assurance de Son amoureuse présence pour les faire encore passer par des épreuves plus puissantes. Car, Se retirant peu à peu, Il les laisse dans une disposition la plus dénuée et la plus pauvre qu’on puisse concevoir ni penser. C’est bien ici qu’elles croient avoir été trompées et avoir trompé [270] tout le monde, puisque, ayant perdu tout sentiment de Dieu et de tout ce qu’on en dit, toute dévotion et toute piété étant éloignées d’elles, elles se sentent dans une disposition où il leur semble qu’elles sont comme la proie de tous les péchés dont elles sont susceptibles, et qui viennent leur donner des attaques plus rudes et plus fréquentes qu’ils n’avaient fait durant le temps que leurs passions étaient les maîtresses. Elles voient la gueule de l’enfer toute prête à les dévorer, et il leur est avis que Dieu leur est aussi contraire, et qu’Il le doit être comme à Ses plus grands ennemis.

Eh bien ! qui soutiendra ce choc sans être renversé par ses ennemis, les démons, qui mettent le feu au bois pour échauffer le désespoir ? Car, comme l’on ne doit vivre ici que de foi très nue et très pure, les démons n’épargnent aucun effort pour empêcher que les âmes que Dieu tient ici dans le gibet de Son amour, ne fassent avaler à la nature le calice de cette mort très amère par laquelle Il veut les faire [271] passer pour les reconduire à Son Père éternel. C’est pourquoi ils tâchent de toutes leurs forces de leur persuader que Sa Majesté les a abandonnées et qu’elles n’en doivent rien attendre que des châtiments éternels.

Bien que ces pauvres âmes soient dans un état où il n’y a que Dieu qui puisse les consoler, comme il y a que Lui qui connaisse leur mal, et qu’elles soient, ce semble, comme ces oiseaux funestes, qui percent les nuits par des cris lamentables, comme en se plaignant de leurs malheurs, je leur dirai pourtant que jamais elles n’ont été si agréables à Dieu ni dans un état plus conforme à celui de notre Rédempteur, qui, pour notre bien et pour sanctifier cet état d’abandon, par où Il veut que passent Ses amis, a voulu être abandonné, selon l’humanité, de Son Père éternel et soutenir les rigueurs très affreuses de tous les abandons et de toutes les morts intérieures, que devaient souffrir les saints, afin d’être notre chef en tout genre de salut et de sainteté.

[272] Qu’elles soutiennent donc par la foi, le mieux qu’elles pourront, en s’abandonnant à tout ce qu’il peut arriver d’elles, sans regarder quoi ni comment, mais tout ce qu’il plaira à Dieu, sans aucune réserve, et sans se soucier de rien, que de souffrir cette rigoureuse absence, qu’on peut appeler un enfer, puisqu’on en ressent presque toutes les rigueurs, excepté celle du feu - la plus fâcheuse, qui est l’absence de Dieu, s’y rencontrant. Il semble que ce soit le comble des malheurs, mais heureux sont ceux qui descendent ainsi en cette vie pour n’y descendre pas éternellement.

4. Des fautes que l’on commet ordinairement en cette entrée de vie surnaturelle.

L’on dit ordinairement que les personnes qui se noient se prennent à tout ce qu’elles peuvent attraper. La nature dans l’homme fait ici de [273] même, car, sentant qu’il faut qu’elle soit abîmée dans un état de vie surnaturelle, se voyant submergée dans les eaux véhémentes des afflictions qui lui viennent de tous côtés, et ne pouvant plus trouver ni pied ni fond en aucun endroit, elle se remue de toutes parts afin de rencontrer quelque chose pour se soulever dans cet abîme.

Elle se souvient de ses anciennes dévotions, qui lui ont autrefois donné beaucoup de goût et de consolation. Elle va chercher tous les livres qui lui ont autrefois fourni ses plus belles lumières et donné des assurances dans ses plus grandes difficultés. Quelquefois elle s’adresse à Dieu : elle crie après Lui et Le prie ; tantôt elle parle et tantôt elle se met dans un silence intérieur. Quelquefois, elle fait tous ses efforts pour s’approfondir dans l’abandon ; une autre fois, elle tâche de s’élever en Dieu par de simples retours d’amour vers Sa Majesté, essayant de rappeler ce qu’elle en a connu et goûté par le passé. Mais tout cela ne lui servant de rien, elle se sent contrainte de dire avec saint [274] Paul : Quae mihi fuerunt lucra, haec arbitratus sum propter Christum detrimenta 606. L’amertume de la mort s’est répandue dans le palais de l’âme, qui l’empêche de trouver aucun goût dans les choses qui lui servaient autrefois de délices et qui les lui fait voir comme des viandes qui ne sont plus pour elle : Arbitratur ut stercora 607.

Cette pauvre nature, ne sachant plus que faire, se persuade qu’il faut qu’elle aille trouver tous les directeurs et pères spirituels de la ville, pour éprouver si elle ne pourra rencontrer quelqu’un qui connaisse son mal, et qui puisse y apporter remède608. Comme autrefois cette pauvre Épouse des Cantiques, qui alla chercher son Époux et en demandant des nouvelles aux gardes de la ville, qui la dépouillèrent quasi toute nue, après lui avoir donné bien des coups et fait beaucoup de blessures, ce qui arrive fort souvent aux âmes qui font ainsi et qui s’adressent à tant de monde. Car, bien qu’un chacun n’ait autre dessein que de leur faire du bien, néanmoins, comme on ne peut pas si [275] aisément connaître ni juger des voies des personnes qu’on n’a pas conduites de longue main, on ne laisse pas de leur nuire en voulant leur servir.

Mais enfin, pour rentrer en notre matière, je dis que toutes ces inquiétudes, toutes ces recherches et cette humeur vagabonde viennent du fond de la nature, qui ne peut souffrir son anéantissement ni une autre vie que la sienne. Elle ne voudrait point qu’il fût vrai de dire : Vivit vero in me Christus 609. C’est pourquoi elle fait faire tant de saillies à cette pauvre âme qui ne laisse pas d’y commettre beaucoup de fautes et d’infidélités, qui ne sont pourtant pas tirées à conséquence par son divin Époux si elle demeure toujours dans sa foi et dans sa bonne et sincère volonté d’être toute à Lui et qu’elle revienne, après tant de courses et d’égarements, entre Ses bras pour Le laisser faire et disposer d’elle comme Il jugera à propos, sans se vouloir mêler de soi et même sans se mettre en peine de son propre salut, le remettant à la miséricorde et bonté de ce divin et [276] fidèle Époux, qui en aura plus de soin incomparablement que non pas elle.

Les grandes fautes qui se commettent ne sont pas celles que je viens de décrire, puisque l’âme demeure toujours attachée par foi et par volonté à son Dieu. Mais quand sa faiblesse et les occasions où elle se trouve viennent à la faire tomber tout à fait en quelque faute notable, c’est pour lors qu’il y a grand danger, non pas du côté de Dieu, qui veuille l’abandonner dans son malheur, mais de la part de la créature, à qui la nature et les démons persuadent que c’en est fait pour elle, qu’il n’y a plus de retour, et qu’ayant été si infidèle après tant de faveurs, elle ne doit plus penser à rentrer en grâce et que la divine Majesté n’a plus que des foudres et des tonnerres pour elle.

Si l’on écoute ces tentations et qu’on y obéisse, il est vrai que la perte est bien évidente. Mais si, au lieu de ce désespoir, on se résout avec l’Enfant Prodigue de retourner à Dieu, Il est toujours prêt à nous recevoir, et la dernière [277] des infidélités qu’une âme puisse commettre en ce monde, à mon avis, c’est que, quand elle est tombée, de quelque état que ce puisse être, elle fait ce tort et cette injure à Dieu de croire qu’Il n’a plus de miséricorde pour elle, qui vaut autant que si elle croyait qu’Il n’est plus Dieu pour elle. Car je dis à toute âme chrétienne que Dieu ne manque de miséricorde que pour ceux qui croient qu’Il n’en a point pour eux ; pourvu aussi qu’on n’abuse pas de l’excès de Ses bontés, en prenant sujet de L’offenser parce qu’Il est infiniment miséricordieux. D’autant que ceux-là n’en méritent point du tout en ce qu’ils ont élu le mal pour leur partage et le préfèrent avec une volonté déterminée au bien qu’ils peuvent et doivent faire pour se sauver par les mérites de Jésus-Christ, duquel ils doivent imiter la vie s’ils veulent avoir part à Ses travaux. [278]

5. Ce que doit faire l’homme chrétien en cet état de combats et même de chute.

Si l’homme pouvait se tenir, dans sa mort et dans cet abandon total qu’il a fait de soi-même, entre les mains de Dieu dès l’entrée dans cette vie surnaturelle, ni les démons, ni la nature n’auraient aucune prise sur lui. Car la vertu de Jésus-Christ, qui habite en lui par la foi et la charité, le tient uni à Dieu, quoique ce soit d’une façon fort nue et presque imperceptible. C’est aussi en ce lieu qu’on peut dire : Hic est patientia et fides sanctorum 610 (Apoc., 13). Il devrait donc demeurer dans son tombeau et dire à toutes les plus furieuses attaques qui puissent lui venir : Tout le pis qui puisse m’arriver, c’est de mourir, c’est d’être anéanti, à la bonne heure, ainsi soit-il. In nidulo meo moriar 611. [279] Je veux être enseveli dans cet abandon que j’ai fait de tous mes intérêts entre les mains de mon Dieu. Il fera de moi comme il Lui plaira dans toute l’Éternité.

Mais le malheur des âmes est qu’elles se lèvent elles-mêmes de leur tombeau pour voir si tout ce que les tentations leur suggèrent est véritable, et si elles y peuvent remédier. Or, depuis que les démons, ou la nature, les attrapent hors de leur sépulcre, ils n’épargnent ni chaud ni froid pour les empêcher d’y rentrer et pour faire ressusciter l’amour-propre, qui est un feu, lequel sera toujours caché sous la cendre, peut-être jusqu’au dernier soupir de la vie, et par conséquent toujours à craindre, ayant des souffleurs toujours en action pour épier l’occasion propre à le rallumer. C’est pourquoi, si nous voulons demeurer en assurance, il faut que nous fassions ce que saint Paul faisait en semblables rencontres : Semper in mortem tradimur propter Jesum 612 (2 Co., 4).

Notre vie ne doit servir que pour soutenir perpétuellement la mort [280] pour l’amour de Jésus-Christ, en ne laissant [pas] échapper la nature, soit selon l’esprit, soit selon le corps, dans ses plaisirs et curiosités qui la font revivre, et, s’il faut lui donner quelque sorte de soulagement et la divertir, que ce soit toujours en la retenant avec la bride de l’esprit, que la foi doit toujours tenir attachée à Dieu pour en tirer sa vie, sa consolation et toutes ses délices. Ainsi la nature humaine pourra dire à l’esprit : Mors in nobis operatur, vita autem in vobis. 613 [2 Co., 4].

Cette vie de foi est un secret si merveilleux et une grâce de Dieu si grande et si élevée au-dessus de la capacité humaine, qu’il n’y a que ceux à qui Dieu l’a fait éprouver qui puissent la comprendre. C’est un trésor si merveilleux pour les âmes qu’on peut dire qu’elles ont trouvé tout ce qui se peut posséder sur la terre des richesses du Ciel. Car il semble que notre Rédempteur y ait enfermé tous Ses biens et qu’il n’y ait ni démons ni nature ni Enfer qui puissent rien contre ceux qui auraient la fidélité de ne se tirer point [281] de cette vie toute renoncée et mourante, qui ne reçoit de soutien du côté de la créature que celui de son abandon et abnégation entiers, mais qui, du côté de Dieu, Le possède tout Lui-même comme Il est en Soi. De sorte que qui ne sortirait point de cette vie pour aucune chose que ce soit, n’aurait rien du côté de la créature qui pût lui donner de la peine ; et d’autre part, on aurait tout Dieu, duquel on vivrait seulement avec un bonheur inestimable. J’avoue qu’il faut être bien saint pour être ainsi, mais au moins devons-nous y travailler en mourant sans cesse à toutes créatures et vivant à Dieu tout le mieux qu’il nous sera possible.

Disons un mot de ce qu’on doit faire si le malheur arrivait à une âme de tomber. Car, n’y ayant personne qui soit impeccable en ce monde, à moins que d’être confirmé en grâce, tous peuvent pécher, ainsi que nous avons vu des plus saints qui aient été dans le monde. Je sais que cela n’est pas si ordinaire, et, comme dit saint Bernard, un ami de Dieu tombe plus rarement, [282] et se relève plus promptement : Cadit rarius, surgit velocius.

Ce qu’il faut faire si l’on tombe, c’est de regarder sa chute comme une chose qui est propre à la nature humaine et qu’on n’a rien fait qu’on ne fît fort souvent si la grâce de Dieu ne retenait. Il faut que la douleur que le péché fait infailliblement ressentir à l’âme soit soutenue par elle avec patience, sans vouloir s’en délivrer ni par gémissements sensibles ni par la confession précipitamment faite à ce dessein. A la vérité, il faut la faire à la première commodité, que l’on doit même chercher pour cela, mais sans inquiétude, qui serait plutôt un effet d’amour-propre que d’amour de Dieu et de vraie contrition.

Après s’en être confessé, il faut tâcher tout doucement de rentrer dans son état de vie, de foi et de mort, et y vivre comme auparavant. Il y a un peu de peine à rentrer, car il semble que Dieu soit bien loin et qu’il y ait de gros nuages entre Lui et notre âme ; mais enfin, cela se remet, pourvu [283] qu’on ne veuille pas y rentrer par ses propres efforts et comme en voulant rappeler cet état par les idées qui en restent, ou tâchant de sentir les dispositions que l’on sentait avant la chute. Il faut seulement se tenir en paix et attendre avec foi et espérance jusqu’à ce qu’il Lui plaise montrer Sa face et nous témoigner qu’Il est apaisé.

Il n’est pas à propos de se jeter indiscrètement et par cette humeur de colère contre soi-même dans des austérités extraordinaires, pensant bien se venger par là de soi-même et rendre autant à Dieu qu’on Lui a ôté par le péché. Ce serait avoir autant de témérité que d’inconsidération. Il vaut mieux, avec le saint pénitent, présenter à Dieu un cœur contrit et humilié : cor contritum et humiliatum 614. Ce n’est pas que je ne croie qu’il n’y a état ni âge dans lequel on ne doive se servir de quelque austérité : il n’y a que les maladies et infirmités actuelles qui en doivent dispenser, mais on n’en doit jamais faire son principal, ni penser que ce soit par ce moyen que l’on [284] peut ou que l’on doit arriver au comble de la perfection.

6. Ce qui arrive et ce qu’il faut faire après tous ces combats.

Enfin, après plusieurs combats et une infinité de gémissements indicibles, avec lesquels l’esprit demandait que ce qui restait de mortel et de périssable dans la nature, qui s’opposait à son bonheur, fût englouti et absorbé dans cette vie divine, dont il a en soi les principes, il arrive, par la miséricorde de Dieu, que la vertu de Jésus-Christ, qui a soutenu l’âme dans toute cette détresse, la pénètre si profondément qu’il faut que tout le reste, qui était contraire à sa fin, succombe et laisse la victoire à cette âme armée de foi et de grâce, laquelle demeure la maîtresse des combats et de la mort, et reçoit une nouvelle vie en Jésus-Christ [285], qui dominera désormais sur tout ce qu’il y a dans l’homme. Ce sera elle qui donnera tous les ordres, qui formera tous les desseins et qui réglera tous les mouvements, desquels l’homme se doit servir pour ses opérations. De sorte que ce qui n’était par ci-devant qu’humain et naturel, étant ordonné par un si saint principe, qui ne peut tendre que vers une fin très sainte, sera désormais regardé des yeux de Dieu comme un fruit de la mort et des mérites de Son fils.

Or, l’homme qui serait arrivé ici doit se souvenir que c’est où le Juste ne doit vivre que de foi, comme dit l’apôtre : Justus ex fide vivit 615 ; et qu’étant mort et crucifié à tout le monde, le monde doit aussi lui être crucifié. C’est-à-dire qu’il ne doit plus avoir d’appétit ni d’inclination (au moins volontaire) pour toutes les créatures qu’il se puisse imaginer et que, réciproquement, il ne doit rien se trouver en elles qui soit capable de lui donner du goût ni d’émouvoir sa volonté pour les rechercher par aucun [286] dérèglement de nature. Mais il faut que tout ce qui est en lui, se réunissant dans l’esprit vivifié et élevé par la foi dans la vie nouvelle, qu’il participe avec Jésus-Christ, se recoule en Dieu dans toute l’étendue de son activité, se perdant éternellement dans cet abîme de tout bien, sans voir ni vouloir autre chose quant à soi, et sans en désirer jamais sortir que par l’ordre de Dieu même, qui, ayant ordonné cette vie voyagère comme le champ de plusieurs combats et travaux, et non pour être un lieu de repos, veut que Ses plus chers amis s’en ressentent le plus, Se cachant même pour un temps à ce dessein afin de les approfondir davantage dans la mort et leur faire acquérir les perfections et qualités divines que Sa Majesté veut mettre dans leurs âmes, comme les dispositions nécessaires au dessein qu’Il a de les prendre pour Ses épouses et de leur donner Sa pleine jouissance dès cette vie mortelle autant qu’il est possible.

Il arrive assez souvent que, Dieu ayant soustrait cet océan de bonté [287] dans lequel l’âme était toute plongée après les travaux et les peines que j’ai écrites, elle demeure bien étonnée. Mais si elle est fidèle, comme je suppose, la foi nue lui suffit pour adhérer à Dieu par-dessus présence ou absence. Car, étant unie à Lui comme Il est en Soi, elle ne s’arrête plus aux différentes manières par lesquelles Il peut être en elle. C’est assez qu’Il soit pour être contente. Si elle se comporte de cette sorte et qu’elle attende jusques à Son retour, sans inquiétude, tout ira bien comme il faut.

Mais il n’y en a guère qui soient de cette trempe. Au contraire, fort souvent et presque toujours, les âmes colloquées616 ici et ennuyées dans leur privation commencent à crier, à L’appeler, à courir après, par leurs propres efforts, sans pouvoir rien attraper, non plus que celle des Cantiques qui était si en peine où il était couché et si bien caché à midi qu’elle ne l’avait pu trouver, à laquelle il fut répondu qu’elle se connaissait fort mal et qu’elle ne se souvenait plus de sa condition, [288] qui était d’une pauvre bergère qui n’avait accoutumé que de faire paître des chevreaux auprès des tabernacles des pasteurs ; que c’était donc avec beaucoup de témérité qu’elle prétendait s’introduire d’elle-même à la table et à la couche d’un roi si triomphant. Qu’on se donne donc bien garde de vouloir s’introduire soi-même à la face du Roi jusques à ce qu’Il appelle ; mais qu’on demeure content d’être selon Son bon plaisir, qui ne tend à autre chose qu’au plus grand bien des âmes, qui doivent le laisser agir et conduire selon Sa volonté en se rendant fort soigneuses de seconder Ses desseins.

7. L’homme chrétien possède en cette vie surnaturelle une certaine plénitude de bonté.

Ce serait une infidélité bien notable à l’homme chrétien qui est [289] parvenu à ce degré de vie surnaturelle, de chercher au-dehors, parmi les créatures, quelque satisfaction naturelle, puisqu’il a au-dedans et qu’il possède en son fond un bien dont la jouissance est capable de le rendre très heureux. Car, après ce dénuement total et cette désappropriation de toutes choses, son esprit a commencé à se ressentir de sa liberté première et originaire, étant pénétré de la vertu de Jésus-Christ qui lui donne une nouvelle vie, par laquelle il est et vit en Dieu par la foi et la charité, il se sent environné de tout bien avec une plénitude si grande qu’il ne voit rien ni dans le Ciel ni sur la terre qui doive attirer ni émouvoir ses inclinations. Et, bien que cette jouissance ne soit pas toujours également perceptible, elle est pourtant toujours plus que suffisante pour contenter très abondamment tous ses désirs.

Que peut-il donc arriver de sinistre à un tel homme, sinon l’infidélité par laquelle il sortirait de ce bien pour se saouler de la corruption des créatures ? [290] Car on ne saurait lui faire aucun autre mal. Qu’on le prive, qu’on le dépouille, qu’on lui ôte honneur, biens, plaisirs, il n’en a et n’en veut avoir d’autres que ceux qu’il prend à vivre en Dieu. Tous les autres lui sont comme rien. Il est content de tout ce qui lui arrive, car, ne faisant état d’aucune autre chose que de demeurer dans la jouissance du bien qu’il possède et qui le remplit, il ne voudrait pas s’en détourner un seul moment pour tous les biens du monde. Il sait du reste que personne ne peut lui ôter son bonheur que l’infidélité qu’il commettrait en s’en détournant volontairement pour aimer autre chose.

Je ne m’étonne pas que des personnes qui seraient en cet état soient toujours égales à elles-mêmes en toute sorte d’événement ; et si l’on ne voit en eux non plus d’aversion pour leurs ennemis et pour ceux qui les tourmentent que pour leurs amis, parce que leurs ennemis et ceux qui les persécutent ne leur font aucun tort ni aucun dommage, ne pouvant leur ôter quoi que ce soit, puis-[291] qu’elles n’ont plus rien, et que si elles avaient quelque chose, elles sont bien contentes qu’on les dépouille de tout afin que rien ne puisse empêcher leurs affections de s’abîmer et de se perdre uniquement en Dieu. Il ne doit donc paraître en elles ni amertume ni fiel contre personne.

Il est vrai qu’elles voient bien ce qu’on leur fait ou ce qu’on dit contre elles, mais elles regardent cela comme chose qui ne les touche aucunement, si elles sont au nombre de celles que la mort a réduites au néant et qui n’ont plus aucun respir de vie propre. Ce qui est si rare sur la terre qu’il ne s’en trouve presque point, si ce n’est dans les solitudes entièrement éloignées du commerce du monde. C’est pourquoi il est à propos d’avertir ici ceux qui sont dans ce chemin de perfection qu’ils ne doivent point se décourager quand ils auront excédé pour le moment auquel la nature, se trouvant touchée en quelque façon que ce soit, aura fait quelque saillie d’imperfection par surprise. De quoi l’esprit, demeurant confus parce [292] qu’il croyait être au-dessus de tout cela, se laisse quelquefois aller dans un grand abattement, duquel on doit le relever en l’approfondissant par cela même dans sa perte et dans son néant.

Quelques-uns de ceux qui sont contraires à la vie de l’esprit prennent occasion très mal à propos de juger et condamner les personnes qui travaillent à la perfection, quand ils les voient sujettes à quelques fautes qui sont plutôt des effets de pure nature que de volonté : comme si l’on soutenait que ces personnes fussent impeccables et que l’on ne sût pas que, dans la maison de Dieu, il y a diverses demeures selon les divers degrés de grâce et de perfection dont chacun est doué. Il suffit que ces personnes qui sont dans l’état que je décris soient en disposition d’embrasser tout le bien que Dieu veut et de quitter tout pour cela et de fuir tout le mal, petit ou grand, que Sa Majesté hait, sans aucune réserve et à quelque prix que ce soit.

De sorte que ces personnes sont bonnes [293] et font tout bien, et tout leur est bon, excepté le péché : elles n’ont opposition ni contrariété en quoi que ce soit qu’en lui. Il n’y a ni état ni condition ni pays ni lieu ni temps ni personnes qui ne leur soient bonnes, parce qu’elles ne prennent leur bien que de Dieu qu’elles possèdent. Ainsi, l’on peut tout faire à ces personnes et les employer à tout. Ceux qui ne sont point encore arrivés à ce point de stabilité en Dieu ni à cette excellente participation de Sa bonté, y doivent aspirer et y tendre en se laissant dépouiller de tout pour être revêtus de la vie de Jésus-Christ, qui est la splendeur de la bonté de Son Père éternel et le miroir sans tache de Sa Majesté suradorable.

8. Dieu revêtit aussi l’homme chrétien de Sa grandeur.

Jamais la Majesté divine n’a fait paraître au-dehors un si grand coup de [294] Sa puissance que quand Elle S’est anéantie sous la forme d’un serviteur et quand Elle S’est revêtue de notre nature humaine dans le sein virginal de la plus pure, de la plus sainte et de la plus aimable de toutes les créatures, qui aient [soit] sortie des mains de Dieu : Fecit potentiam in brachio suo 617. C’est cette Vierge adorable qui le chante elle-même le sachant mieux que personne. Jamais cette même Majesté n’a si glorieusement triomphé de Ses ennemis que, lorsque étant revêtue de notre mortalité, Elle S’est chargée de tous les opprobres, des calomnies, des persécutions, de l’extrême pauvreté, des douleurs, de l’extrémité de toutes misères, et enfin de la mort la plus honteuse et la plus douloureuse que personne ait jamais soufferte. Car c’est par cet anéantissement général de Son honneur et de Sa vie qu’Il a banni du monde le péché qui est la seule chose qui s’oppose à Sa gloire. C’est sous cet anéantissement que Jésus, Fils de Dieu vivant, veut être adoré des rois de la terre. C’est dans la Croix qu’Il veut [295] qu’on croie qu’Il annonce les vérités du Ciel. C’est sous une couronne d’épines qui perce Son chef adorable qu’Il veut être reconnu pour Roi du ciel et de la terre. Il veut qu’on prêche à tout l’univers qu’Il a été le rebut de toutes les créatures et l’opprobre des hommes et que c’est pour cela qu’Il a été exalté de Son Père éternel : Propter quod et Deus exaltavit illum et donavit illi nomen quod est super omne nomen... &.618

C’est à son exemple que ceux à qui Il a communiqué Sa vie et Son Esprit mettent toute leur grandeur dans la vertu de la Croix et dans l’imitation parfaite de leur Chef et de leur Capitaine, en la ressemblance duquel consiste toute leur perfection et tout leur bien. De vrai, on peut s’en fier en Lui et croire que, vivant dans le monde, Il a choisi tout ce qu’il y a de plus excellent en chaque genre qui peut contribuer davantage à la gloire de Son Père éternel et au plus grand bien des hommes, puisque Il n’est venu au monde que pour cela. S’il y a donc quelque chose qui puisse donner une vraie [296] grandeur aux hommes, ce ne peut être que cet anéantissement de soi-même que Jésus-Christ a choisi et qu’Il a enseigné à ceux qui veulent être de Ses Disciples comme le plus efficace moyen pour arriver à la perfection, qui est la consommation de la grandeur qu’on peut avoir.

Mais enfin, qu’est-ce qu’être grand ? Est-ce être pape ? Être empereur ? Être roi ? Être riche ? Être docte ? Être fort ? Être beau ? Ce n’est point tout cela, car bien que ceux qui sont dans toutes ces conditions et qualités aient quelque participation de grandeur, toutefois ils ne l’ont que partagée entre eux et chacun l’a toujours assez limitée par des bornes qu’il ne peut outrepasser.

La vraie grandeur consiste à être au-dessus de tout et en ce que rien ne puisse donner des bornes à notre volonté, ni à nos désirs. Qui possède cet avantage sur la terre, sinon ces personnes qui ont renoncé à tout et qui demeurent fermes et constantes dans la pratique de leur abnégation ? Elles [297] ne veulent rien ni au Ciel ni sur la terre. Elles ne désirent quoi que ce soit et il n’y a point de chose créée où elles trouvent aucun sujet capable d’émouvoir leur désir.

On ne peut rien ôter à celui qui n’a rien, ni empêcher en quoi que ce soit celui qui ne veut rien. Il est au-dessus de tout, et partant, le vrai mort à soi-même et à toutes choses, étant au-dessus de tout, possède la vraie grandeur de laquelle les grands du monde n’ont que des petites parcelles qu’on leur rogne et diminue assez souvent. Mais cette vraie grandeur de l’homme anéanti et dépouillé de tout ne peut se perdre que par sa faute et par son infidélité à Dieu. Que l’on dise tant qu’on voudra que ce sont là des grandeurs imaginaires, qui ne se trouvent point sur la terre : je n’ai rien à répondre à cela, sinon que ce sont celles que Jésus-Christ est venu prêcher au monde. Si l’on ne veut Le croire, je pense bien qu’on ne me croira pas aussi. Il est pourtant mort pour ces vérités, mais qui potest capere, capiat 619. Les hommes [298] ne peuvent rien d’eux-mêmes, mais ils peuvent tout avec Jésus-Christ, s’ils voulaient travailler.

Il faut aussi savoir qu’encore que le dépouillement volontaire de toutes choses et la mort à soi-même mettent l’homme au-dessus de tout, le véritable point de son élévation et de sa grandeur consiste pourtant en cette vie de foi qui le fait vivre à Dieu et de Dieu seulement dans la possession duquel son âme, étant pleinement contente, n’a aucun désir d’avoir ni de goûter autre chose : toute son occupation doit être de s’y approfondir et de s’y abîmer de plus en plus jusques à son entière consommation.

9. De l’immutabilité de cette vie.

C’est une chose admirable à considérer comment Dieu prend plaisir à orner de Ses divines qualités les âmes qui se sont abandonnées à Son [299] amour. Car, encore qu’il n’y ait rien sur la terre qui ne soit sujet au changement, et que, tandis [tant] que nous serons en cette vie mortelle, nous puissions nous détourner de Dieu en L’offensant, si est-ce que ceux qui sont préoccupés de cette vie et de cet Esprit de Jésus-Christ et de Sa vertu divine, sont si bien établis en Dieu et leur propre vie est si bien pénétrée de la Sienne qu’il est difficile que rien y puisse entrer qui leur cause du changement. Ce qui étant ainsi, il faudra que la durée de cet état et cette vie soit perpétuelle.

De vrai, qu’est-ce qui pourrait les faire changer, puisque nous les avons décrits comme morts à toutes choses, et puisqu’ils ne vivent qu’en Dieu avec Jésus-Christ ? Qu’est-ce donc qui les détournera ? Seront-ce les grandeurs et les honneurs ? Les richesses ou les plaisirs ? Nous avons dit qu’il n’y a rien en tout cela qui soit capable de leur donner le moindre goût. Sera-ce donc la mort ou la vie ? Seront-ce les anges ou les démons ? Seront-ce toutes les puissances [300] de la terre qui pourront les détourner de cette vie qu’ils ont avec Dieu ? Non, ni bien ni mal, ni santé ni maladie, ni hauteur ni profondeur, ni les privations que Dieu leur fait souffrir de Sa présence, ni les abondantes communications qu’Il leur en donne ne les sépareront de l’amour de Jésus-Christ crucifié : Neque mors neque vita, neque altitudo neque profundum, neque creatura alia poterit nos separare a caritate Dei 620, disait saint Paul aux Romains, ch. 8.

Aussi faudrait-il qu’ils tombassent dans une grande infidélité, parce qu’un seul moment de cette vie vaut incomparablement mieux que tous les plaisirs qu’on saurait prendre dans la jouissance des créatures. Mais quand Dieu permettrait, comme Il le fait assez souvent pour les affermir davantage, que la nature, suscitée par les démons, s’efforçât de ressusciter sa vie corrompue, surtout dans les temps où il semble que Sa Majesté Se soit entièrement retirée de ces âmes et qu’Il les ait laissées à elles-mêmes, j’avoue que ce sont des rencontres non seulement épouvantables [301] pour les tourments qu’elles souffrent, mais aussi pour le danger où elles sont. Parce que, n’ayant rien qui les attire du côté de Dieu en cet état, et d’autre part les occasions présentes et pressantes ou bien l’imagination offrant à la nature des objets qui lui sont conformes, elle [la nature] ne manque pas d’ouvrir la bouche pour en prendre le goût qu’elle trouve toujours aussi bon qu’elle ait jamais fait. Car, en quelque état qu’on puisse être, le doux est toujours doux à la nature et l’amertume lui est toujours fâcheuse : les plaisirs la chatouillent quand on lui en donne, et les austérités la mortifient. Ce qu’étant ainsi, il ne se peut autrement que l’on ne soit en grand danger de changer en ces rencontres fâcheuses, puisque l’on ne voit point où se prendre ni où se tenir.

Il est vrai qu’il y a un remède infaillible et qui ne nous manque jamais si nous le savons prendre : c’est la vertu secrète de Jésus-Christ, qui habite en nous et qui nous soutient durant tout ce temps, et si nous nous unissons à [302] elle par la foi, croyant assurément qu’avec elle nous surmonterons tous les efforts de nos ennemis qui se dissipent d’ordinaire aussitôt qu’on se présente à eux avec cette vertu par la foi en Jésus-Christ. Mais le plus souvent, au lieu de faire ainsi, l’on s’amuse à contester et disputer avec la nature et avec ce qui lui est présenté conforme à ses inclinations ; et c’est merveille si l’on n’y perd et si l’on n’est vaincu peu ou beaucoup.

Au contraire, il est infaillible qu’en se jetant entre les bras de Jésus-Christ, Il nous prête incontinent Son secours, car c’est pour cela qu’Il est mort. Au reste, quand on aurait ressenti tout ce qui se peut dire de plus fâcheux en ces rencontres, si la volonté n’a point décliné, tout cela n’est rien : c’est une pluie et une tempête qui n’a fait aucun mal, qui a seulement secoué l’arbre et qui ne l’a pas abattu. Il n’y a donc rien ni au-dehors ni au-dedans qui puisse altérer la durée de cette vie, si l’homme veut se servir des moyens qu’il a reçus de Dieu pour cela. [303] Et, afin qu’il les ait toujours en main, il ne doit point [se] désister des exercices actuels de cette même vie, qui ne dépend pas tant de la pensée actuelle que de la fermeté et adhésion de cœur à Dieu. Et par conséquent il en peut user en toutes sortes d’occupations extérieures, se réservant pourtant toujours quelque temps de repos, si cela dépend de lui, pour y vaquer de cœur et d’attention tout ensemble.

10. L’homme chrétien devient participant de la puissance de Jésus-Christ.

Notre béni Sauveur, qui n’a acquis des biens spirituels par Ses souffrances que pour Ses enfants, les leur distribue très abondamment quand Il trouve en eux les dispositions qu’Il désire pour les leur donner. Ayant donc reçu de Son Père éternel une toute-puissance dans le Ciel et dans la terre, Il leur en fait part afin de les [304] rendre par ce moyen propres à faire le bien qui est conforme à leur état et que demande ce genre de vie chrétienne si excellent, auquel Sa Majesté les a élevés par un effet particulier de Son amour, et tout ensemble pour résister au mal contraire à cette vie et qui serait pour la détruire ou pour empêcher son accroissement.

Cette puissance élève tellement l’âme chrétienne au-dessus de toutes les créatures qui l’ont dominée autrefois, et de tout ce qu’il y a au monde, qu’elle les foule aux pieds comme la boue des rues et comme des choses de néant. Et d’autant que, durant le temps qu’elle a été sous leur puissance par le péché, on l’a contrainte de servir et de faire servir tous les sens à l’iniquité par le plaisir, maintenant cette puissance qu’elle a reçue de Jésus-Christ la fait servir avec tous ses sens et ses puissances à Dieu, son créateur, par les souffrances, les douleurs et les austérités, afin que la vertu de Dieu triomphe au lieu même où l’iniquité abondait.

C’est cette puissance qui porte l’âme [305] dans tous ses combats des sens et qui la fait vaincre. Elle lui fait avaler les amertumes, supporter le froid et le chaud, souffrir les calomnies, soutenir les affronts, résister aux efforts de Satan et de la nature, laquelle vient malgré elle dans la soumission aux ordres de Dieu, nonobstant tout ce qu’il faut endurer pour cela. Aussi voit-on ces âmes, qui sont ornées de cette belle qualité, toujours prêtes à tout soutenir et à tout faire ce qui regarde la gloire de Dieu en elles et dans les autres. C’est ce qui leur ôte la crainte quand il faut s’opposer aux entreprises fâcheuses et difficiles, et c’est ce qui leur fait embrasser toutes sortes de travaux pour avancer le bien.

Mais l’effet principal de cette participation de la puissance de Dieu n’est pas tant au-dehors qu’il est au-dedans de l’âme, pour la retenir avec toutes ses facultés selon leur capacité vers la tendance vers Dieu, son unique objet et la fin de tous ses désirs, rappelant [rapportant] tout à cette fin bienheureuse, ou par l’attention actuelle, ou pour le [306] moins par la bonne et sainte intention qu’elle doit avoir dans toutes ses actions ; et encore au-dessus de tout cela, dans la perte totale de l’âme en Dieu par l’anéantissement de ses propres efforts, où l’âme, défaillant à soi-même et entrant par les portes de la mort dans les Puissances du Seigneur, conduite seulement par la foi, aidée de cette puissance intérieure, traverse les ténèbres et les obscurités qui entourent le trône de Dieu, qu’elle adore la face voilée parce qu’elle est encore citoyenne de la terre.

C’est là le principal effet que reçoit l’âme de cette participation qu’elle a à la toute-puissance de Dieu, qui la rend à la fin dame et maîtresse de toutes choses, si, par sa lâcheté, elle n’y met point quelque empêchement. Ce qui fait que les démons redoutent beaucoup ces personnes, ne les attaquant que fort subtilement et de loin, et craignant la confusion d’avoir été surmontés par de faibles créatures qui ont acquis, par la grâce de Dieu, cette [307] qualité qui était comme naturellement due aux anges.

11. L’homme chrétien a aussi une participation de la vertu divine.

Pendant que le péché tient les âmes captives sous la tyrannie de sa puissance, il les charme si prodigieusement par une certaine vertu diabolique qui les pénètre entièrement et d’une telle force qu’il est comme impossible qu’elles se retirent de ses griffes. C’est un poison qui se répand par toutes leurs puissances et va les gagner jusques aux extrémités de leurs inclinations et de leurs appétits. Cette vertu du péché tient les âmes tellement disposées à le commettre qu’il ne se présente point d’occasion où elles ne soient, au moins d’affection, toutes disposées à s’y laisser aller, et cela à proportion que chacun est plus ou moins pénétré de ce mauvais venin.

[308] Il est bien nécessaire que, dans l’état de la grâce, dans cette vie surnaturelle de laquelle Jésus notre Sauveur est l’auteur et le principe, il se trouve une vertu divine dans les âmes que Sa Majesté y a élevée contraire à la vertu du péché, et qui les empêche non seulement de n’y sentir aucun attrait, mais aussi qui leur fasse concevoir de l’aversion et de la haine tant pour le péché que pour tout ce qui en a l’apparence. Aussi Sa Majesté, qui veut les orner de toutes les qualités nécessaires à la perfection ne manque pas de leur communiquer cette vertu ennemie du péché, qu’Il a acquise par l’effusion de Son sang, afin qu’il ne leur manque rien en toute sorte de grâce, et qu’étant bien munies de ces richesses, elles puissent être en assurance contre les attaques de leurs anciens et immortels ennemis.

Cette vertu, qui est un ruisseau sorti de la source divine, n’est pas passée dans l’âme pour s’arrêter à la faire seulement fuir et éviter le mal. Sa fin [309] principale est de l’emporter avec soi en Dieu. C’est pourquoi elle s’insinue et se répand dans toutes les puissances et les organes de l’âme : elle se rend maîtresse de tous ses appétits sensibles et spirituels, et réunissant tous ses mouvements et ses inclinations, les attire par une secrète et amoureuse violence dans l’Océan divin, hors duquel il n’y a plus aucun bien qui puisse donner plaisir à l’âme, laquelle est ainsi pénétrée de cette divine vertu.

C’est ainsi que Jésus, notre bon Sauveur, prépare Ses épouses pour le jour de leurs noces, qui est celui auquel Il veut les présenter à toute la Sainte Trinité comme l’ouvrage de Ses mains, le fruit de Ses travaux et la gloire de Ses triomphes. Car toutes ses qualités qu’Il leur donne ne sont autre chose qu’un accroissement de Sa vie en elles, qui, ayant été fort faible dans les commencements à cause que le péché y dominait encore par sa maudite vertu, s’est agrandie et fortifiée peu à peu selon la grâce, la foi et la fidélité de la créature, qui est enfin arrivée à ce [310] degré de perfection où, toute autre vie étant anéantie et absorbée par celle-ci, elle ne prend plus vie ni force qu’en Jésus-Christ, qui la fait être et vivre par Lui toute à Dieu.

C’est donc à elle à ne se détourner aucunement des divins attraits que la vertu, qui a pénétré son fond, lui donne pour recouler sans cesse vers Dieu, son Principe, et à ne laisser point aller ses appétits à quoi que ce soit de créé comme elle le pourrait, étant toujours libre pour cela ; mais, secondant cette vertu divine, il faut qu’elle se laisse emmener et plonger dans l’Océan divin, où, se perdant, elle jouira de la plénitude de tout bien.

12. L’âme doit avoir l’action conforme à l’excellence de son être.

L’action est une effusion de l’être, quel qu’il soit, qui sortant comme hors de soi-même, selon ce qu’il a de [311] meilleur en lui, tâche d’exprimer un autre être, de même ou semblable nature à celui qu’il possède : et, d’autant qu’il est plus parfait, il est d’autant plus ému à le faire. Car le bien a une naturelle inclination à se communiquer, si forte qu’il ne peut s’en distancer partout où il est le maître. C’est pourquoi Dieu, qui est la source de tout bien, est de toute éternité dans cette action divine, par laquelle Il engendre Son Fils, sans cesser pour un seul moment. C’est encore ainsi, quoique avec une distance infinie, que les créatures, qui ont reçu de Sa main libérale quelque participation de Sa bonté, emploient tous les efforts de leur nature, pour en produire d’autres semblables à elles-mêmes.

Que doit donc faire l’âme du chrétien, ornée et enrichie des biens que nous venons de décrire ? Demeurera-t-elle oiseuse, ou si elle fera comme fit Lucifer, qui s’arrêtant à contempler sa beauté et s’y plaire, se vit dans un moment le plus horrible de tous les monstres que jamais la nature ait [312] produits ? Elle doit bien se donner garde de tomber ni dans l’un ni dans l’autre de ces défauts, qui la jetteraient dans des précipices, d’où elle aurait grand peine à se retirer. Car encore qu’elle ne doive s’exercer en Dieu ni s’élever vers Lui par les efforts purement naturels de son entendement et de sa volonté, elle doit pourtant vivre à Lui et en Lui par ces mêmes puissances élevées à un état de vie surnaturelle par l’Esprit de Jésus-Christ, qu’Il leur a donné par la foi et par la grâce, lesquelles Il leur a distribuées selon la détermination de Sa bonne volonté en leur endroit, et qui ont profité selon la fidélité que ces âmes ont apportée à y correspondre.

Son action doit donc correspondre à la mesure du bien qu’elle a en elle-même, qui, la portant sans cesse à exprimer en foi la fontaine du bien infini, dont il n’est qu’une petite participation ou une semence, doit lui faire vider et fondre, pour ainsi parler, toute sa propre substance par des émanations d’amour continuel, pour passer, s’il [313] était possible, et se transfondre dans la nature de l’unique et véritable bien.

Partant, l’action doit être à cette âme aussi fréquente que la vie, puisqu’elle ne doit point faire cesser cette profusion de tout elle-même en Dieu, qui ne manque pas de Son côté de la remplir des brasiers de Son amour et de Ses lumières : à mesure qu’elle tâche de toute son activité de se fondre toute pour s’écouler en Lui, elle se trouve toute pleine de Lui. Ce qui la ravit assez souvent au-dessus d’elle, avec tant de force qu’elle ne sait que dire ni que faire, sinon de s’abandonner toute à l’action divine, qui, surpassant la sienne, la met dans l’impuissance d’y correspondre autrement qu’en souffrant et acquiesçant à tous ces effets, qui paraissent quelquefois au-dehors, ce que cette âme doit pourtant cacher autant qu’il lui est possible.

Et pour dire un mot en passant des ravissements, qui sont assez ordinaires à beaucoup de personnes, particulièrement au sexe le plus faible, je crois qu’il serait plus à propos, sauf tout [314] meilleur jugement, de les avertir de bonne heure de ne s’y arrêter. Car en vérité, j’ai connu, en plusieurs, que ces ravissements ne leur venaient que de la forte appréhension de leur imagination avide et désireuse de ces choses extraordinaires, qui ne produisaient dans leurs âmes aucun profit qu’on pût remarquer.

Mais pour les personnes que je viens de décrire, elles sont, à vrai dire, toujours ravies, quoique personne ne s’en puisse apercevoir. Car elles vivent toujours en Dieu, au-dessus d’elles-mêmes (si elles sont véritables dans leur activité, comme je le suppose), et cela d’une manière si libre et si sainte qu’elles n’en sont aucunement empêchées de vaquer aux actions extérieures que leur obligation ou la charité demande d’elles, et qu’elles font, sans y prendre ni y mettre rien d’elles-mêmes, par attache volontaire de nature, mais dans la seule vue de la volonté et bon plaisir de Dieu, qui est l’unique règle de toute leur vie.

C’est ainsi qu’on doit entendre les termes des théologiens mystiques, quand [315] ils disent que l’on n’agit plus et qu’on ne vit plus. Saint Paul le disait en ce sens. C’est Jésus-Christ qui vit et qui agit dans les âmes, elles vivent et agissent plus pleinement et plus parfaitement qu’elles n’aient jamais fait. Car, plus on a de bien en soi, plus on est propre et porté à agir. Mais c’est ce Bien qui fait agir, pour Se communiquer. De sorte que toute l’action vient de Lui, et surtout dans les choses divines et surnaturelles auxquelles la nature, tant parfaite qu’elle puisse être, ne peut atteindre par ses efforts naturels : il faut qu’elle soit élevée à un état surnaturel, afin que son action puisse atteindre le bien surnaturel, dans lequel consiste la félicité de l’homme. [316]

13. De la sagesse que l’Esprit de Jésus-Christ communique.

Jésus, notre aimable Rédempteur, qui est la sagesse éternelle, qui a souffert de passer pour la folie du monde afin de nous apprendre à marcher par les voies de la sagesse divine qu’Il veut communiquer à nos âmes, comme le gage le plus précieux de Son amour qu’Il leur ait apporté des cieux, ne cesse d’en imprimer des crayons dans les âmes qu’Il a choisies pour Sa demeure, à dessein de former en elles une image parfaite de Sa ressemblance. C’est pourquoi nous avons dit qu’il est nécessaire que toutes les espèces et les idées des créatures soient bannies de ces âmes, que rien n’occupe ni leurs affections ni leurs pensées, que rien n’en soit capable de leur donner de la joie, si ce n’est tout ce qui tend à Dieu, ni du souci ou du chagrin, si ce n’est ce qui les en détourne.

[317] Étant ainsi dégagées et dépouillées de tout, ce Soleil de vérité dardant sur elles Ses rayons y fait naître Sa sagesse, qui n’étant entretenue que de ces lumières célestes, qui lui ont donné l’être, croît dans ces âmes avec une clarté si simple qu’elles sont capables de tout voir et de tout pénétrer, et leurs jugements d’autant plus certains qu’ils sont fondés non sur les principes de la sagesse humaine sujette à mille erreurs, mais sur les lumières de la sagesse surnaturelle qu’elles ont reçue de Dieu, qui se trouvera toujours véritable si l’homme n’y mêle point de sa propre sagesse, ce qui arrive fort souvent et ce qui fait que plusieurs se trompent, pensant donner des avis et des conseils, ou faire des jugements par des principes de sagesse divine, qui sont justement de leur tête et de leur fantaisie, pour ne se tenir assez simples ni assez abstraits ou même assez dégagés quand ils portent leur jugement ou donnent leur avis sur quelque chose.

Ce n’est pas merveille si les hommes [318] mondains tiennent pour folie la sagesse que Jésus-Christ communique à Ses amis, puisqu’elle est en tout contraire à la sagesse de la chair et du monde et puisqu’elle renverse tous ses principes. Celle-ci met sa force dans la finesse et dans le déguisement, et l’autre met la sienne dans la simplicité et sincérité de cœur et de parole. La sagesse chrétienne apprend à ses disciples à se dépouiller et dégager de tous les biens et les honneurs du monde, pour servir à Jésus dans la pauvreté et dans l’humilité, et celle du monde porte ses sectateurs à prendre et attraper de tous côtés et à se rendre si grands et si redoutables que personne n’ose les attaquer. Enfin, la sagesse chrétienne cherche Dieu en toutes choses, et l’autre ne cherche que soi-même et ses propres intérêts.

Pourquoi donc s’étonner qu’elle soit ennemie et condamnée de Dieu, et si ceux qui en sont pleins sont des moqueries et des risées de leurs contraires qu’ils tiennent comme gens de néant, de petite capacité, inutiles [319] parmi les hommes ? Mais à la fin, ils en connaissent la vérité quand il n’est plus temps et sont contraints d’avouer : Hi sunt quos habuimus aliquando in derisum et in similitudinem improperis. Nos insensati vitam illorum estimabamus insaniam et finem illorum sine honore. Ecce quomodo computati sunt inter filios Dei et inter sanctos sors illorum est 621 (Sag., ch. 5).

Laissons les sages du monde avoir quelle opinion ils voudront des enfants de la sagesse chrétienne, pour considérer les emplois dans lesquels elle exerce leurs esprits, dont le premier et le principal est de vaquer auprès de la Majesté de Dieu, où, après avoir contemplé cette source inépuisable de tous biens et s’être pleinement abîmés dans Sa profondeur infinie et incompréhensible, ils en sortent parce que cette vie n’est pas pour jouir perpétuellement de si merveilleuses délices. Ils en voient sortir une infinité de créatures qui vont prendre leurs places selon la noblesse et l’excellence de leur nature et qui, ayant quelque participation de l’Être qui les a [320] produites, s’efforcent par la vertu de cette parcelle qu’elles ont de Lui d’y recouler comme dans leur centre. Mais, ne pouvant s’élever au-dessus de leur nature, elles produisent dans leurs espèces ce qu’elles peuvent de meilleur.

L’esprit donc, qui est animé de la sagesse divine et qui connaît fort bien l’excellence de toutes choses et ce qu’elles valent, les laisse être ce qu’elles sont dans leur nature et n’en prend que pour la seule nécessité, sans vouloir en user autrement. Car il sait qu’elles ne peuvent lui apporter un bien plus grand que celui qu’elles ont en elles-mêmes. Et c’est l’un des effets de cette sagesse de tenir l’esprit de l’homme ferme et de l’empêcher de décliner vers les créatures pour s’arrêter à admirer leur beauté ou quelques autres de leurs qualités, qui, peu à peu, pourraient gagner ses affections, lui faire oublier cette première beauté et bonté qu’il a goûtée en Dieu, et l’affaiblir jusques au point de trouver du goût et de l’attrait dans la créature, [321] ensuite s’y plaire, et enfin s’y laisser aller. C’est ainsi qu’Adam, Salomon et plusieurs autres sont tombés, nonobstant leur grande sagesse.

Il est donc bien plus assuré pour l’homme sage de vivre inconnu et méprisé des hommes que d’avoir grand éclat et grande estime parmi eux. Il est vrai que Dieu conserve qui il Lui plaît, et que personne n’étant maître de Ses dons que Lui-même, on doit les recevoir et les faire valoir selon la manière qu’Il voudra, pourvu qu’on se souvienne toujours que tous les dons de Dieu, quels qu’ils puissent être, sont des fruits de la Croix de Jésus-Christ, qui se gâtent aussitôt qu’on les tire de dessus cet arbre qui les a produits. Quiconque voudra en user avec profit, il faut que ce soit toujours dans la Croix. [322]

14. De l’établissement de l’homme chrétien dans la vérité.

Toutes les grâces, les dons et les lumières que notre Sauveur distribue à Ses amis, ne sont à autre fin que pour engendrer et produire la vérité dans leurs âmes, et l’y établir si parfaitement qu’elle en soit la maîtresse, et qu’elle tienne la clé de tous leurs efforts. Elle doit être par conséquent le dernier crayon que l’être surnaturel de chrétien met en l’âme de l’homme, ou, pour mieux dire, elle est le couronnement des ouvrages de Jésus-Christ dans l’âme et le dernier ornement dont Il veut l’habiller avant qu’elle se présente devant la Majesté de Dieu pour être admise au banquet des noces célestes.

Cette vérité est une ressemblance et conformité à l’idée et à la volonté que Dieu a eues de toute éternité de la [323] perfection de la créature. Laquelle idée et volonté de Dieu eût été éternellement frustrée de son dessein par le péché des hommes si le Verbe éternel, source de toute vérité et dans lequel toutes les créatures ont été conçues avant que d’être faites, n’eût Lui-même satisfait à ce dessein. Cela a été en réparant nos fautes et faisant rendre à toutes les créatures en Sa présence, tout l’hommage, tout l’amour, tout l’honneur et toute la gloire qui étaient dus à la Majesté de Dieu, qui les a toutes regardées en Lui très conformes à Sa première idée, pleines de vérité et dignes de Son amour.

Voilà pourquoi nous devons prendre notre vérité en ce divin Sauveur, qui en est la plénitude ainsi que le nomme saint Jean au chapitre premier de son Évangile : Plenum gratiae et veritatis 622. C’est sur Sa vie que nous devons compasser 623 la nôtre et régler nos actions sur le modèle des Siennes. Mais la foi vive et amoureuse est celle qui a donné l’être en nous à la vérité de Jésus-Christ. C’est elle qui la fait [324] croître, qui la fait triompher du péché et qui doit maintenant lui donner la plénitude de son être par la grâce du même Jésus-Christ. Car c’est ici que Son Esprit, régnant absolument en l’homme par cette vive foi amoureuse, accompagnée des grâces et des dons que nous avons décrits, fait correspondre celui de l’homme au bon plaisir de Dieu, en le faisant recouler en Lui de toutes ses puissances, qui, ayant réuni et rassemblé tous leurs efforts, les font tous concourir dans l’unité d’amour, pour se perdre dans ce premier Principe, qui leur a donné l’être.

C’est ainsi que l’homme est rendu véritable quand il recoule en Dieu selon la mesure de ses dons. Mais il s’en trouve bien peu qui veuillent y retourner avec cette pureté et qui ne veuillent se retenir et s’attribuer quelque chose de ce que Dieu leur a donné à dessein de hâter leur course et de la rendre plus facile, et non pour s’y arrêter. Il s’en trouve qui sont véritables pendant qu’ils se sentent pleins des dons de [325] Dieu, et qui abandonnent tout au moindre détour qu’Il fait de Sa présence. Quiconque est véritable ne manque point de l’être toujours, parce que notre vérité consiste à être tels que Dieu veut que nous soyons. Chaque moment nous est une marque de la volonté de Dieu, et nous devons le prendre ainsi sans vouloir être autrement, exceptant toujours le péché et l’imperfection, qu’Il ne peut vouloir. Partant, nous devons être véritables et vivre de vérité à tout moment.

De tout ce que je viens de dire, on peut voir qu’avoir la vérité, ce n’est pas posséder toutes les sciences, ce n’est pas connaître toutes les créatures, ce n’est pas avoir la sagesse des philosophes, des Salomon ni de tous les sages du monde. Mais la vraie Vérité consiste dans la ressemblance à Jésus, notre divin Exemplaire, à fouler aux pieds toutes les créatures pour ne nous attacher qu’à Dieu et pour ne vivre qu’à Lui et de Lui seulement. Notre vérité, c’est donc de recouler sans cesse en Dieu par Jésus-Christ, de cœur, [326], de pensée et d’effet, en nous dépouillant de tout ce qui peut nous donner le moindre empêchement de parvenir à Lui.

15. De l’unité que Dieu produit en l’âme.

L’âme, qui est parvenue à la possession des qualités dont je viens de parler, par ses opérations, élevée par la grâce et par la foi, et qui ne peut monter plus haut, parce qu’elle sent toutes ses forces épuisées, son activité finie, tous ses mouvements en repos, se voit comme suspendue entre le Ciel et la terre, ne sachant plus que faire, où aller ni que devenir. Si elle se souvient des richesses célestes qu’elle a possédées, et des biens qu’elle a goûtés, il lui semble que ce ne soit rien ; au moins, tout cela n’entre point en elle, pour lui donner la moindre ouverture. Si elle pense qu’elle s’est dépouillée de tout [327] pour suivre Jésus son Époux, cela lui semble si peu de chose qu’elle n’en peut faire d’état. Si elle veut se servir du moyen qui lui a été si utile dans ses plus fâcheuses rencontres, qui est de vivre de foi, et soutenir par son moyen le poids de sa présente disposition, il lui semble qu’elle n’en a plus et qu’elle ne peut s’en servir pour agir par elle.

Cette disposition et cet intervalle durent autant de temps qu’il plaît à Dieu, Lequel soutient l’âme durant tout ce temps-là, par une vertu secrète et même imperceptible. Si bien que cette âme, ne pouvant produire des actes ni de vie ni de mort, demeure comme dans un abandon éternel, à ce que Dieu en voudra faire, sans vouloir ni même penser à se retirer de cette disposition, ni à s’y approfondir davantage. Elle est là comme ceux que le prophète Jérémie nomme dans ses Lamentations, chap. 3, des morts éternels : mortuos sempiternos 624, qui sont destitués même de la pensée de revenir jamais à la vie. Mais l’Esprit de Jésus- [328] Christ, par qui elle a triomphé du péché et du monde, qui l’a élevée à la participation des qualités divines, et qui l’a remplie de foi jusques à en vivre pleinement, ne la laissera pas en ce détroit : Il l’a ornée pour la faire monter plus haut.

C’est pourquoi Il revient à elle comme un soleil de vie qui veut la ressusciter et la faire paraître dans une vie toute divine et tout autre que celle qu’elle a eue par ci-devant, quoique très excellente. Il élève dans une simple unité de perfection toutes les qualités, les dons et les grâces qu’Il a faites jusques à présent à cette âme, qui, les possédant en cette unité de plénitude, se sent poussée par ce même Esprit à faire recouler et refondre tous ces biens dans la plénitude de Dieu, de qui ils sont sortis. Et, pour cela, elle s’exprime toute elle-même dans cette unité de plénitude, voulant toute se rendre à Dieu et Lui redonner son être, s’il était possible, dans cette expression qu’elle fait de tout soi à Dieu, qui est de tout ce peut la créature.

[329] Elle goûte un plaisir si ineffable que la langue humaine n’est pas capable de le pouvoir exprimer. Car l’Esprit divin qui la possède, fait sortir de cette expression d’elle-même un feu d’amour de Dieu, qui égale et la plénitude de la perfection de cette âme et l’expression de cette même plénitude, de sorte que c’est un Paradis en terre. Aussi est-ce ici que se fait la consommation des noces divines de Jésus avec l’âme Son épouse, à laquelle Il donne Sa vie et Son Esprit en telle plénitude que le souhait de saint Paul est accompli en elle : Ut impleamini in omnem plenitudinem Dei 625.

Elle ne vivra donc plus désormais que pour la Vie et l’Esprit de Jésus-Christ, son divin Époux, qui, élevant par la foi l’esprit de la créature au-dessus d’elle-même dans des lumières inaccessibles et incompréhensibles à sa capacité naturelle et créée, est compris et englouti par ces mêmes lumières, qui étendent et élèvent sa capacité naturelle et créée d’une telle [330] manière qu’il semble qu’elle aille à l’infini. Car, de vrai, ses opérations ne sont plus vers quelque objet qui se puisse nommer ni décrire par paroles. Elle ne voit plus en Dieu ni saint ni sainteté ni bonté ni sagesse ni lumière ni être ni essence, rien enfin de tout ce qui peut tomber dans la pensée de l’homme. Mais son esprit, ainsi prévenu et élevé, exprime par son opération un terme égal à la plénitude et à l’élévation qu’il a reçues de Dieu, qui n’approche pourtant pas de l’excellence des Bienheureux puisque, ne se faisant que dans la foi, il y a toujours le rideau à lever pour voir Dieu face à face, au lieu que, dans le Ciel, l’opération se faisant dans la lumière de gloire, on voit la gloire de la majesté de Dieu tout à découvert.

Mais n’est-ce pas encore beaucoup, pour de pauvres étrangers et voyageurs que nous sommes, d’être élevés à ce merveilleux degré de Vie divine, laquelle est inconnue à la plus grande part des hommes, et de laquelle [331] je n’oserais rien dire : Etenim sacramentum Regis abscondere bonum est 626, disait l’ange Raphaël à Tobie, au chap. 12. Il vaut mieux laisser ces divins époux, Jésus et cette âme vraiment chrétienne, se consumer dans leurs amours mutuels, que de rapporter mille secrets qui se passent entre eux, lesquels ne serviraient peut-être de rien à personne. Car il y en a si peu qui parviennent jusques ici qu’il serait difficile de le croire à qui verrait le grand désir que Dieu a d’y attirer les âmes, ayant employé Sa vie et Sa mort pour ce dessein.

Mais les uns en sont empêchés pour ne pas vouloir se dépouiller de l’attache aux créatures ; les autres, parce qu’ils s’arrêtent aux dons de Dieu et à leurs propres opérations, par lesquelles ils prétendent mériter beaucoup et se sanctifier. Et tous en sont empêchés pour ne vouloir pas mourir ni se perdre eux-mêmes, pour vivre et se trouver en Dieu. Il n’y a que ceux qui, ayant tout perdu et tout quitté, ne vivent et ne subsistent plus que dans [332] la foi, qui, par son aide, puissent pénétrer dans les sacrés abîmes des ténèbres divines, que Sa Majesté a choisies pour se cacher à nos yeux pendant que nous sommes dans cette vie mortelle : Posuit tenebras latibulum suum 627, et là, s’unissant à Lui, jouissent dans ces obscurités de Sa divine présence.

Peut-être bien que ce sont ces cavernes, où Il appelait autrefois Son épouse dans le Cantique, chap. 2 : In caverna maceria ostende mihi faciem tuam 628. Quoiqu’il en soit, c’est où il faut que l’âme vive désormais, si elle veut jouir en effet de la présence de Dieu, son Époux. Et toutes les choses qui se sont passées ailleurs, dans les rencontres de sa vie, dans toutes les plus abondantes communications, ravissements, extases, et toute autre chose semblable, n’ont été que des portraits et des tableaux de ce qui se passe ici, quoique je ne veuille pas nier que Notre Seigneur Se puisse communiquer quand, comme et à qui il Lui plait. Car Il est Sa règle : rien ne peut Le borner. Mais, ordinairement, Il ne le fait [333] pas de cette manière, ou s’Il le fait, c’est comme en passant, et non par état. Mais ici Il Se montre à l’âme, quoiqu’au travers de la nuée qu’elle pénètre par l’opération de la foi, qui lui sert de vie et qui a enlevé toute sa lumière naturelle.

Avouons toutefois avec le grand saint Paul que, nonobstant ces richesses divines et si prodigieuses communications de Dieu à l’âme, et au-delà de tout ce qu’on saurait en dire et en concevoir, nous avons ces trésors en des vaisseaux de verre ou de terre, qui sont si fragiles que la moindre rencontre est capable de les casser : Habemus thesaurum istum in vasis fictilibus, ut sublimitas sit virtutis Dei et non ex nobis 629. Afin que nous soyons bien persuadés que ces élévations sont des effets de la main de Dieu, et non de nous-mêmes. C’est ce que l’homme chrétien, en quelque état d’élévation qu’il puisse être, doit toujours avoir devant les yeux : qu’il est capable de tomber et, partant, qu’il ne doit point se tenir en assurance de son côté, [334] quoique, de celui de Dieu, il soit certain qu’Il ne manquera jamais de fidélité et d’amour en son endroit.

Hélas ! quand j’entends ce grand apôtre, qui se plaint des soufflets de Satan et des rébellions de la chair, après des élévations jusques au trône de Sa Majesté, et que ce poids lui a été donné de peur qu’il ne s’élevât en orgueil et présomption de lui-même, je ne sais ce que doivent faire des vermisseaux de terre, en comparaison de ce grand saint. N’ont-ils pas sujet de se défier toujours d’eux-mêmes ? Néanmoins, ils peuvent tout [tous] ensemble se consoler, voyant qu’il n’y a aucun état ni degré de perfection, dans lequel on ne puisse être attaqué de toutes sortes de tentations, même des vices plus grossiers, puisque tant de grands saints en ont fait l’épreuve et, partant, que ce n’est pas une marque qu’ils soient mal avec Dieu ni que leur état Lui soit désagréable. Ce qui ne laisse pas pourtant de leur donner quelquefois de la peine et de les mettre en doute de la bonté de leur voie. Et si nous n’avions [335] l’exemple des saints sur ce sujet, plusieurs abandonneraient tout pour se remettre à des exercices plus bas et plus sensibles, qui ne leur serviraient de rien. C’est à eux de soutenir et de laisser passer toutes ces attaques, sans presque y réfléchir : elles leur serviront pour s’abîmer plus profondément, par la perte d’eux-mêmes, en Dieu.

16. Comment l’âme doit se comporter dans cet état d’union.

Les conduites de Dieu dans les âmes sont des abîmes si profonds qu’on ne peut les sonder, non plus que les comprendre ; et le monde ne serait pas capable de contenir les livres qu’il faudrait écrire pour en dire quelque chose qui pût en approcher. Il semblait que nous dussions être à la fin, et qu’ayant conduit l’âme jusques au lit nuptial de son divin Époux, il [336] fallait la laisser dans le repos de cette union sacrée, selon l’ordre et le commandement que son Époux en a fait dans trois endroits de Ses Cantiques : Adjuro vos, filiae Jérusalem, ne suscitetis neque evigilare faciatis dilectam, donec ipsa velit 630. Mais puisque Il ne peut pas s’empêcher de publier ses louanges, tant il est satisfait de ses beautés et de ses vertus, en la comparant à tout ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, et de plus merveilleux sur la terre : aux parfums et aux onguents les plus précieux, aux ouvrages de l’art et de la nature les plus rares et les plus curieux, et lui attribuant tout ce qui peut la rendre aimable, Il nous permettra bien d’en dire quelque chose, avec le plus d’humilité et de respect qu’il nous sera possible, sachant bien que nous ne sommes pas dignes de parler de la vie sainte et éminente que doit mener une âme, qui est arrivée à l’union avec son Dieu. Nous ne prétendons pas aller plus avant que ce qu’il plaira à Sa divine Majesté nous faire connaître par Ses lumières pour [337] notre propre utilité, et pour celle des autres personnes entre les mains desquelles ces écrits pourront tomber.

L’âme chrétienne, ayant ce bonheur d’être élevée à cet état et dignité d’union réelle avec son Dieu, doit désormais mener une vie qui soit conforme à l’excellence de son état. Et comme, avant que d’y parvenir, toutes ses actions et sa vie ne tendaient à d’autre fin et n’avaient point d’autre objet que ce bien inestimable qu’elle s’efforçait de posséder, de même à présent que, par la grâce de Dieu, elle jouit du trésor qu’elle a cherché par tant de peines et de travaux, et qu’elle est unie à la fin et à l’objet qui la faisait vivre et agir pour le trouver, elle ne doit vivre que de ce même objet et de cette fin, qui est Dieu, et ne doit agir que par Lui.

Et si autrefois la vue de ce divin objet et de cette fin l’a pressée de se dégager de toutes les créatures, si elle l’a portée à se priver de tous les plaisirs des sens et de tous les appétits de ses passions, et à se défaire de tous ses plus [338] chers intérêts, la possession de ce même objet et de cette fin doit la faire vivre non seulement dans ce dépouillement et dans ces privations, mais aussi elle doit la tenir si élevée au-dessus de tout ce qu’il y a de créé au monde qu’elle n’ait pas la moindre inclination à le posséder. Et puisqu’elle a le Bien, qu’Il est l’unique terme de tous ses désirs, que saurait-il lui arriver maintenant qui puisse lui donner de la satisfaction et du plaisir ?

Ce n’est pas assez qu’elle ne prenne plus rien parmi tout ce qu’il y a de créé, elle doit aussi mener une vie tout autre que celle qu’elle menait avant que d’être arrivée à cette union avec Dieu, qu’elle considérait pour lors comme un objet éloigné, à qui elle tâchait de se joindre par les plus simples et plus élevées opérations de son esprit. Mais maintenant, elle ne peut et ne doit plus Le rechercher comme une chose absente et éloignée, puisque Il S’est uni à elle et rendu comme une même chose par Son amour.

Il est donc juste et nécessaire que ces [339] actions et cette vie première de tendance vers l’objet cessent, puisqu’elle en est en possession. Mais pour cela, elle ne demeure pas sans vie et sans action pour lui : au contraire, il semble qu’elle soit toute vie et toute action, parce que Jésus-Christ, qui a été l’auteur de sa vie précédente, venant à S’unir à elle comme principe de sa vie surnaturelle et de toutes les actions qu’elle a produites pour arriver à Le posséder, lui communique la plénitude de Sa propre vie dont elle jouit non plus comme d’une chose au- dessus d’elle, mais comme d’une source de vie qu’elle a en soi-même et qui est à elle.

C’est pour cela que ce divin Sauveur est venu au monde : Veni,dit-Il, ut vitam habeant et abundantius habeant 631. Si l’âme vit de la même vie de Jésus son Époux, elle ne peut vivre qu’à Lui et pour Lui seulement ; et tout ce qui a vie en elle doit en faire le même, quand cette vie sera étendue par tout ce que l’âme anime et fait vivre. [340]

17. De la vie et des opérations de l’âme dans l’état d’union.

Encore que j’aie déjà touché quelque chose de cette matière, comme en passant, elle est de telle importance, qu’elle mérite qu’on en fasse un chapitre tout exprès et qu’on la traite plus au long. Car c’est ici que ceux qui sont mal affectionnés aux personnes qui ont écrit des voies de Dieu dans les âmes et des moyens pour s’y bien comporter, prennent ordinairement sujet de les contredire et de s’en moquer, parce qu’ils n’entendent pas ou ne veulent pas prendre leurs termes dans le bon sens qu’ils les ont avancés, mais, au contraire, les détournant ailleurs et dans un sens réprouvé, veulent faire passer pour ridicules ces personnes reconnues de tous les gens de bien pour très saintes et très sages.

Il est bien certain que nos âmes ont une vie et des opérations plus excellentes [341] et plus relevées à mesure qu’elles sont élevées dans un état de perfection plus haut et plus excellent, selon cette maxime : que les opérations suivent l’être. Mais, comme toutes les opérations de nos âmes tendent à une fin qui a ému leurs affections et excité leur amour à poursuivre sa possession, quand il arrive qu’à force d’agir et d’aimer, elle parviennent à l’union de la fin qu’elles poursuivaient, n’est-il pas vrai que ces actions de poursuite leur seraient désormais inutiles puisqu’elles possèdent ce qu’elles cherchaient, et que d’ailleurs cette même fin, qui les attirait par ses influences, ne peut plus les attirer puisqu’elles lui sont unies ? C’est donc bien dit et dans la vérité que ces opérations par le moyen desquelles l’âme tendait à sa fin, doivent cesser lorsqu’elle la possède et qu’elle est unie avec elle. Et voilà bien de quoi tant crier à l’oisiveté, à la tromperie, à l’imagination, et à toutes les autres paroles offensives qu’on profère à plaisir contre les spirituels !

[342] Quelle vie et quelles opérations resteront donc à l’âme, qui doit trouver la consommation de sa perfection dans ses opérations, tant dans l’état de la grâce que dans celui de la gloire ? Dieu, S’unissant à l’âme par la vive foi et l’amour très épuré de toute sorte de vue et recherche de propre intérêt, comme objet final et comme fin dernière, lui donne toute la plénitude de Soi-même, autant que le degré de la grâce sanctifiante qui est en elle a étendu sa capacité. Et cette communication de Dieu comme fin dernière donne à l’âme comme une espèce d’être et de substance surnaturelle qui pénètre la sienne propre et l’élève à cet état qu’on peut appeler tout divin, lequel a des opérations conformes à son excellence. Car le fond de l’âme subsistant dans cette plénitude qu’il a reçue, produit par ses puissances des opérations qui expriment et lui représentent cette plénitude à qui elle est unie. Et encore que ce ne soit que par l’amour et la foi, elle en est pourtant si pleinement contente, et avec [343] sujet, qu’il n’y a rien au Ciel ni dans la terre qui puisse égaler son plaisir, sinon la vision béatifique, qui est le dernier terme de ses espérances.

Mais, puisque c’est désormais Jésus-Christ qui doit régner en elle après qu’Il l’a fait triompher du péché, des passions, de l’amour propre et de la nature corrompue, qu’Il l’a ornée des qualités divines et présentée en cet état à Dieu, Son Père, qui l’a prise pour épouse de Son Fils, en a fait les noces, l’a introduite dans le lit nuptial, il est juste que je commence à parler de ce Royaume de Jésus dans cette âme, qui n’aura plus de vie, d’opérations, de desseins ni de désirs que pour son Roi, son Époux et son Dieu.

Mais, avant que de passer outre, il faut résoudre une difficulté que forment ceux qui ne cherchent qu’à pointiller sur ces matières spirituelles et non à les pratiquer, à savoir comment l’homme peut mériter dans cet état d’union, puisqu’il n’agit plus par soi-même comme principal agent, et que Dieu, qui a pris possession de son âme, [344] la meut, l’agite et la gouverne comme premier Principe de tous ses mouvements et volontés ? Je réponds que nous ne pouvons mériter que la gloire et l’augmentation de la grâce sanctifiante, et que l’homme, en quelque état qu’il soit en cette vie, peut mériter l’une et l’autre par l’exercice de l’amour continuel qu’il a pour Dieu dans cet état d’union, dans lequel il jouit à la vérité de Dieu, mais par la foi : Per speculum et in aenigmate 632. Il ne mérite pas, à la vérité, pour arriver à cette union, car il y est déjà, mais il mérite de s’étendre, de s’approfondir et de se perdre davantage en Dieu. Ce qui se peut faire jusqu’à l’infini. Et quand il emploierait toute l’éternité à mériter cet approfondissement, jamais il ne trouverait le fond, parce que Dieu est un abîme sans fond, qui ne peut être épuisé. [345]


18. Du Royaume de Jésus-Christ dans l’âme.

Le Royaume de Jésus, notre bon Sauveur, n’est point dans la vanité des grandeurs, des richesses, ni des plaisirs du monde. Regnum meum, disait-Il, non est de hoc mundo633 ; et néanmoins Il ne laissa pas aussi de dire publiquement qu’Il était Roi et que pour cela Il était descendu sur la terre, quoique nous n’ayons encore jamais ouï dire qu’il y ait aucun pays ni aucune nation où Il règne temporellement ni où Il exerce la qualité ni l’autorité du roi. Au contraire, Il veut que tous Ses sujets n’aient rien que la Croix, sur laquelle ils doivent mourir. Ce sont là tous leurs biens extérieurs et toutes leurs armes pour se défendre. Aussi serait-ce trop peu pour Lui d’être seulement le Roi de toute la terre et d’être descendu des cieux, [346] de S’être fait homme et d’être mort pour un si chétif et infortuné royaume. Mais celui qu’Il établit dans les âmes des chrétiens est si excellent et donne une telle gloire à toute la Divinité que la seconde Personne de la très Sainte Trinité a jugé Sa conquête digne de Ses labeurs en suite de Son Incarnation, et a librement exposé Sa Majesté à la rage des démons et au hasard de voir toutes Ses peines inutiles à l’égard de plusieurs hommes, à cause de leur dureté, pour Se rendre le maître et roi victorieux des âmes qui se rendraient à Son obéissance.

Nous avons vu et décrit jusques à quelles extrémités Il S’est réduit pour réussir Son dessein ; et maintenant nous Le voyons triomphant et victorieux régner avec l’âme, Son épouse, qu’Il a fait triompher du péché et de tous ses désordres, avant que de la prendre pour Son épouse et de S’unir à elle de ce lien inviolable, si l’infidélité de l’âme ne vient à la rompre. C’est donc de ce Royaume que nous avons parlé, dans lequel il ne doit plus y [347] avoir d’autres lois que celles de Jésus-Christ, qui en est le Roi et le Maître. Tout doit y être si absolument soumis à Son empire que rien ne se remue ni ne se gouverne que par Lui. Et, comme le péché a dominé par la mort sur toutes les puissances de l’homme, maintenant Jésus-Christ, qui a retiré l’homme de la puissance du péché par Sa propre mort, doit être en lui comme principe de vie qui renouvelle toutes ses puissances par une vie et par des opérations toutes saintes et divines.

Ce n’est plus aussi l’homme qui vit, mais Jésus-Christ qui vit en lui. Car, comme je l’ai déjà touché ailleurs, la vie et les opérations de Jésus-Christ, uni très intimement à l’âme, préviennent et anticipent sa vie et ses opérations, et ne faisant qu’une même chose avec elles, les emmènent ou emportent, comme étant les plus fortes, dans le même principe d’où elles sont sorties. De sorte que la vie de l’homme et les opérations de son âme ont un même terme en cet état que celles de Dieu même, quoique ce soit avec une [348] différence infinie. Mais c’est toujours avec une plénitude égale à la profondeur de leur anéantissement, et de leur pureté en Dieu.

Jésus est vraiment le Roi de ces âmes, et elles règnent avec Lui en Dieu, puisque leur vie et toutes leurs opérations sont une même chose avec les Siennes, et puisqu’elles recoulent par un même mouvement dans cet Océan infini, bien que ce ne soit pas dans une pareille étendue de vue, d’amour, ni de compréhension.

Ne seraient-elles donc pas assez heureuses quand elles n’auraient d’autre bonheur que celui qu’elles possèdent ? Et cette privation et dépouillement de toutes choses ne leur a-t-il pas causé un bien qui est incomparablement plus précieux que tout ce qu’elles ont possédé ou goûté dans la vie du péché ? Cela est sans doute, et le bien dont elles jouissent est si grand qu’il n’est connu que de ceux qui leur sont semblables dans la possession de ce même bien. Aussi ne doit-on pas désirer d’être connu des hommes en cet état, mais on doit [349] vivre comme des personnes du désert et se tenir dans la solitude intérieure pour y jouir du bien qu’on y possède, et pour le cultiver.

19. Jésus-Christ comme Roi de l’âme est aussi le Principe de ses opérations.

Le Sauveur de nos âmes ayant donné Sa vie pour les retirer de l’esclavage du démon et du péché, a prétendu qu’elles Lui fissent hommage et sacrifice de leur propre volonté et de la liberté qu’Il leur a rendue par sa mort. Et pour gagner cela sur elles et les réduire à ce dépouillement, il a été nécessaire qu’Il ait employé une infinité de grâces et de lumières. Il les a réduite en mille extrémités, Il les a fait passer au travers des chemins les plus difficiles, soutenir des combats sans nombre, et enfin Il les a fait mourir à elles-mêmes et les a réduites au [350] néant de tout ce qu’elles avaient de propre ; à quoi Il les a fait renoncer pour se livrer à Lui entièrement et Se transporter tous les droits qu’elles pouvaient avoir sur elles-mêmes. C’est en cet état et à cette condition qu’Il les a épousées et qu’Il S’est uni à elles.

Ce qu’étant ainsi véritablement et réellement, qu’on juge s’il y a autre que Sa Majesté qui ait droit d’agir et de commander en l’âme. Et si elle est morte en elle-même pour donner sa vie à Jésus-Christ et recevoir la Sienne, peut-elle en justice et selon la raison reprendre sa propre vie et en faire les actes et laisser celle qu’elle a reçue de Dieu, par laquelle Il vit en elle et elle en Lui ? Ce serait la plus grande infidélité et lâcheté qu’elle pût commettre et à quoi elle doit grandement prendre garde. Car cela n’arrive que trop souvent : non pas qu’on veuille reprendre la vie des sens ni celle du péché, mais parce que, ne goûtant pas cette présence si perceptible de Dieu et craignant de tomber dans une oisiveté dommageable, on [351] s’efforce d’agir et on tâche de rappeler cette disposition où l’on a goûté Dieu, de laquelle il demeure quelque idée et quelqu’espèce dans l’esprit, par le moyen de laquelle on voudrait se remettre dans ces mêmes dispositions et retrouver Dieu comme on L’a eu autrefois. C’est ce qu’il ne faut pas faire, et Sa Majesté ne veut pas que Ses épouses s’introduisent d’elles-mêmes devant Sa face qu’Il ne les y appelle ou qu’Il ne les touche de Son sceptre royal, comme fit autrefois Assuerus à la reine Esther. Car cette vie terrestre ne permet pas une perpétuelle jouissance : cela est réservé pour le Ciel. Et d’ailleurs, il est nécessaire que Sa Majesté S’absente pour éprouver leur fidélité et les affermir dans la possession d’un bien si rare qu’elles ont reçu de Lui.

Il est vrai qu’il semble un peu étrange aux nouvelles épouses de voir leur Soleil s’éclipser au midi de Ses plus éclatantes et de Ses plus grandes ardeurs, et [elles] lui demandent aussi bien que celle des Cantiques : [352] Dites-nous où Vous aller repaître, où Vous allez-vous coucher, et Vous cacher au plus fort de Vos abondantes communications et de Vos plus ardents amours ? Pourquoi nous abandonnez-Vous ? Mais enfin, il y a rien à faire pour ces âmes, soit que Dieu Se manifeste à elles, soit qu’Il Se cache, sinon de suivre Ses mouvements et Sa volonté.

Quand Il veut Se communiquer plus abondamment, il faut recevoir Ses opérations et, les laissant enlever les nôtres, nous écouler avec elles dans notre source originaire. Quand et autant qu’il Lui plaira nous laisser dans l’état de notre foi pure et nue, qui est l’état propre à la condition des pauvres voyageurs, nous devons demeurer constants, vivre de cette foi et soutenir en elle tout ce qui peut nous arriver de plus fâcheux à la nature, de quelque part qu’il vienne, sans vouloir monter à cet état de jouissance, et sans vouloir autrement nous assurer de notre voie par des réflexions faites sur icelle. À quoi, sans doute, on se sentira fort souvent porté, [353] particulièrement dans les commencements, et, comme j’ai dit, sous prétexte de ne vouloir paraître infidèle à Dieu ; mais la fidélité de l’âme, en cette rencontre, est de demeurer ferme dans sa perte totale en Lui, et de ne vivre que de cette foi nue, qui la fait pour lors être et vivre en Lui, d’autant plus profondément que moins elle s’en aperçoit. Faire autrement serait se retirer de Dieu, en qui elle est profondément abîmée pendant tout ce temps.


20. Jésus-Christ n’ôte pas à l’âme ses propres opérations encore qu’Il agisse en elle comme premier Principe.

Il y en plusieurs qui se trompent assez innocemment dans la vie spirituelle pour n’entendre pas assez bien ce que disent les mystiques sur le sujet de l’état d’union. Car ils se persuadent qu’il faut que l’âme fasse telle-[354]ment cesser toutes ses opérations qu’elle ne fasse rien du tout et qu’elle reçoive celles de Dieu d’une façon morte et sans faire autre chose que le recevoir. Je crois que jamais personne de ceux qui ont écrit de ces matières n’a prétendu le dire de la sorte. Parce que ce serait une chose inutile et à Dieu et à l’âme qui recevrait ainsi ces opérations, lesquelles ne lui sont données pour autre fin que pour exciter les siennes et pour les élever à une manière surnaturelle et toute divine, selon laquelle l’âme est accommodée à son premier Principe, qui l’émeut à faire recouler en Lui Ses opérations, lesquelles viennent et de Lui comme premier Principe, qui a excité et élevé l’âme pour les produire, et de l’âme qui a suivi volontairement Ses mouvements, exprimant et ce qu’elle a reçu, et ce tout qu’elle est, et ce qu’elle a en soi-même, comme si elle faisait une extension de tout elle-même hors de soi pour essayer de comprendre ce premier Principe et de se rendre à Lui ainsi qu’Il l’a comprise et dans [355] la plénitude qu’Il S’est donné à elle.

Au lieu donc de demeurer dans cette oisiveté qui serait vicieuse, Dieu veut que l’on soit tout action pour ainsi dire, afin de rentrer en Lui et Lui donner tout soi-même avec tous les dons qu’Il a faits à ce seul dessein, que l’on s’en serve pour s’abîmer avec plus d’activité dans l’océan du divin amour et pour s’y perdre, en telle sorte qu’on ne voie ni ne sente plus rien de soi ni pour soi, et qu’on demeure dans sa perte, sans vouloir jamais réfléchir sur soi pour prendre par cette réflexion assurance de son état et de sa voie. Car, puisqu’on a abandonné tout soi-même et tous ses propres intérêts à Jésus-Christ, il est juste de vivre continuellement dans cet abandon, avec cette assurance de foi, - qui est beaucoup plus certaine que toutes celles que notre raison pourrait nous donner, - que Jésus à qui nous avons confié toutes nos espérances, est autant fidèle comme Il est Dieu ; et par conséquent, il est impossible qu’Il nous manque. Sur ce point, toute notre vie [356] doit rouler, quand elle durerait mille ans, sans que nous goûtassions autre chose de Dieu que ce que nous avons eu : c’est assez que nous soyons assurés qu’il est.

Quand on dit que l’on ne doit pas agir lorsque Dieu agit, de peur de troubler Son opération, cela est vrai, et plusieurs se font très grand tort, et à ceux qu’ils conduisent, quand ils troublent le repos que Dieu met dans l’âme comme une disposition nécessaire pour Se communiquer à elle et lui révéler les secrets de Ses voies, par lesquelles Il veut la faire passer pour arriver à Lui dans la perfection qu’Il veut lui donner. Car ces personnes, pensant atteindre Dieu par leurs efforts naturels, d’entendement et de volonté, voudraient comme L’engloutir et Le comprendre en elles-mêmes, prévenant Ses opérations et se servant de celles qu’ils ont déjà reçues de Lui, de Ses grâces et de Ses lumières, pour s’enfoncer en Lui, s’ils le pouvaient ; et, voyant que tous ces efforts ne leur servent de rien, et qu’après [357] s’être longtemps exercés de la sorte, ils demeurent aussi vides de Dieu et de vraie abnégation d’eux-mêmes, qu’ils étaient au commencement, plusieurs quittent tout, se persuadant que la vie spirituelle et tout ce qu’on y enseigne, est une pure illusion, parce qu’ils n’ont pu goûter ni éprouver tout ce qu’on en dit. Mais en voilà la cause : c’est qu’ils ont voulu y monter d’eux-mêmes, et Dieu les a rejetés et [a] rendu inutiles tous les efforts de leur entendement présomptueux. C’est par l’anéantissement et la perte de tout soi-même qu’il faut se disposer à un si grand bien. Car autrement, cum acies mentis in Deum intenditur immensitatis coruscatione reverberatur : c’est le Docteur Angélique qui dit cette belle vérité dans l’un de ses opuscules.

Que chacun vive donc et opère selon son état, ceux qui commencent ayant à se servir des motifs qui sont pris dans les méditations par le raisonnement. Que ceux qui sont élevés à un état de plus grande simplicité agissent plus [358] simplement et par des moyens plus simples, se servant de ce que Dieu leur donne pour cela et se laissant aller par Ses attraits dans un état où tous ces moyens les plus simples seront réduits dans une parfaite unité ; et l’âme ensuite sera élevée à cette union incomparable avec son Dieu, qui, faisant cesser tous les moyens, tant ceux dont l’âme s’était servie pour Le suivre que ceux dont Il avait usé pour l’attirer à Lui. Il veut que ce soit par Lui et en Lui qu’elle vive et qu’elle opère, et qu’elle ne se serve plus d’autres moyens ni motifs pour faire ou laisser toutes choses que Sa volonté divine, laquelle doit toujours prévenir les nôtres, qui doivent la suivre en tout et partout et être toujours aussi contentes du peu comme du beaucoup, du vil et abject comme du grand et honorable, de la privation de tout comme de sa plénitude, enfin du rien et du néant comme du tout. [359]

21. L’âme ne doit plus opérer que comme un même principe avec Jésus-Christ.

Il est fort rare de trouver des âmes nouvellement introduites dans cet état d’union qui soient si profondément ensevelies dans la mort et tellement réduites dans l’unité avec la volonté de Dieu qu’elles n’agissent quelquefois d’elles-mêmes, soit par surprise, soit par quelque espèce d’infidélité, pressées par les fréquents mouvements qui les portent à le faire. Ce qui se fait si subtilement qu’il est assez difficile de s’en apercevoir, sinon au temps de l’oraison actuelle que, voulant continuer leur vie d’union avec Dieu, leur objet, elles y sentent de l’opposition et connaissent qu’elles y ont mis quelque entre-deux, qui a troublé ce divin repos duquel elles avaient accoutumé de jouir sans [360] difficulté. C’est ce qui les met fort en peine, et avec raison. Mais je leur donnerai ici un avis qui est de très grande importance si elles ne veulent tomber dans un défaut qui est plus grand et plus dangereux que le premier : c’est qu’elles prennent bien garde à ne se point inquiéter ni brouiller davantage leur paix intérieure en s’abandonnant au chagrin, et, surtout, qu’elles ne s’efforcent pas de rentrer d’elles-mêmes et par leurs propres opérations dans ce repos qu’elles ont interrompu, mais qu’elles soutiennent seulement avec paix et résignation la privation de cette paix et repos, qui leur fait une certaine douleur intérieure qui est la peine due à leur infidélité, par laquelle le divin Époux Se fait justice et les purge de leur faute si elles acceptent avec amour cette peine qu’Il leur fait porter, et les rétablit dans leur première paix.

Pour prévenir tous ces inconvénients et pour ne pas tomber dans ces défauts, l’âme ne doit jamais se voir ni se sentir que comme une même chose [361] avec Jésus-Christ son Époux. Elle ne doit jamais avoir d’autre vue, d’autres intentions ni d’autres fins que les Siennes. Elle ne doit donc aussi opérer ni vivre que par Lui puisque Il est le principal agent en elle et qu’elle n’a plus aucun intérêt en soi-même, les ayant tous transportés au pouvoir de Jésus-Christ. Cette âme n’ayant plus rien pour elle à chercher ni dans le Ciel ni dans la terre, n’a plus ni fin ni objet ni dessein ni opération qui soient pour elle. Tout est à son Époux, qui, ayant pris ses intérêts, S’est chargé de tout.

C’est donc à Lui à former tous les desseins qu’il faut suivre, à établir Ses fins et à fournir les moyens pour y parvenir, et l’âme doit les suivre et les embrasser quand Il les lui fera connaître, non plus comme choses qui la regardent, mais comme étant marquées de la volonté de son Dieu, le seul plaisir et la gloire duquel lui sont toutes choses. De sorte qu’elle ne voit ni ne veut plus de perfection pour elle à acquérir, rien à souffrir ni à soutenir pour elle, [362] rien à faire ni à laisser pour elle, mais tout est à son propre Époux et pour son Époux. Son propre salut est à son Époux, aussi bien que tout le reste. C’ est pourquoi l’on ne doit pas trouver étrange qu’on dise de ces âmes qu’elles ne se mettent point en peine de leur salut puisqu’elles l’ont confié en des mains si fidèles.

De la façon de vivre de telles personnes, on peut connaître la cause pour laquelle on ne les voit se soucier de rien qui puisse arriver sur la terre, soit aux autres, soit à elles-mêmes, et qu’elles se trouvent toujours également contentes et joyeuses. C’est parce qu’elles tiennent toutes choses pour rien : il n’y a que les intérêts de Dieu qui puissent les toucher, elles n’ont rien qui leur soit contraire que le péché. Et si elles se tiennent dans cette union parfaite avec Jésus-Christ, dans ce dénuement et cette mort à tous leurs intérêts, ni démons ni accidents quelconques ne sauraient leur arracher leur repos ni leur bonheur. [363]

22. De cette union de Jésus avec l’âme doivent sortir une vie et des opérations surnaturelles dans toute l’humanité.

Il semblait que l’âme chrétienne fût à la fin de sa course et qu’ayant été admise aux noces de l’Agneau, il n’y avait plus rien à faire qu’à demeurer en repos dans la jouissance des plaisirs ineffables de Son divin amour. Mais Dieu, l’ayant rendu compagne d’un corps mortel, qui a contribué selon ses capacités à son retour vers Lui par ses mortifications et souffrances, aussi bien qu’il avait servi à l’en détourner par ses plaisirs, il est juste qu’il se ressente du bonheur dont elle jouit et que, ne faisant avec elle qu’un tout, elle le fasse participant de cette vie divine qu’elle a reçue en Dieu par Jésus-Christ, aussi bien qu’elle le fait participant de sa vie naturelle que Dieu [363] lui a donnée dans la création. Tel a toujours été le dessein du Fils de Dieu, en mourant pour notre salut, de donner sa vie pour racheter nos corps de la servitude du péché qui y régnait, aussi bien qu’Il l’a donnée pour nos âmes. Et, comme disait son grand Apôtre : Qui est-ce qui me délivrera de ce corps de mort ? Gratia Dei per Jesum Christum 634.

Il y a de quoi s’étonner de l’entendre dire au chapitre 4 de la seconde Épître aux Corinthiens, après un grand nombre d’années, depuis qu’il eût été élevé dans une si parfaite union avec Jésus-Christ, qu’il faut encore qu’il meure continuellement afin que la vie de Jésus-Christ soit manifestée dans sa chair mortelle : Ut vita Jesu manifestetur in carne nostra mortali 635. Et lorsqu’il fut encore plus proche de sa fin, il écrivit aux Romains qu’encore qu’il eût reçu les prémices de l’Esprit de Jésus, son bon maître, néanmoins il gémissait en attendant qu’il fût admis à l’adoption des enfants par la rédemption de son corps. Nos ipsi primitias spiritus habemus et ipsi intra nos gemimus adoptionem [365] filiorum Dei expectantes, redemptione corporis nostri 636. [Rom. 8].

Que personne donc ne prétende demeurer dans le repos d’une jouissance perpétuelle dans l’union de l’âme avec Dieu. Car, Jésus, l’auteur de notre sainteté et de notre sanctification, l’ayant enrichie de Ses dons et de Ses grâces, veut qu’elle Lui serve de truchement et d’organe pour porter Son saint nom et étendre Sa Gloire partout où elle anime. Il veut régner dans nos corps aussi bien que dans nos âmes. Il prétend en chasser le péché par Sa vertu et introduire dans sa place Sa vie sainte et divine : Ut vita Jesu manifestetur in corporibus nostris 637 [2 Co, 4].

Voici l’un des grands mystères de la vie spirituelle, qui n’est connu que de très peu de personnes auxquelles il plaît à Dieu le révéler : qu’il est nécessaire que nos corps soient renouvelés en Jésus-Christ, et reçoivent par Lui une vie d’incorruption, non seulement à la Résurrection générale, mais dès maintenant par une spirituelle rénovation : Oportet corruptibile hoc [366] induere incorruptionem 638. Ce n’est donc pas assez que nos âmes soient ressuscitées en Lui, et que, par la vertu de Son Esprit, elles aient reçu une vie toute divine, il faut encore qu’elles viennent retirer leur corps de l’ombre de la mort et qu’elles lui communiquent cette vie qu’elles ont puisée dans la source du Bien souverain, où elles se sont plongées et abîmées selon la mesure de la grâce de Jésus-Christ et leur fidèle correspondance.

C’est en quoi presque toutes les âmes qui ont été appelées et admises au lit nuptial de leur divin Époux Jésus-Christ, font de très lourdes fautes, aussi bien que celle des Cantiques qui, se trouvant fort à son aise et en repos dans cette couche, ne voulut pas se lever pour aller où son Époux l’appelait, de crainte qu’elle avait de souiller ses pieds par la place : Lavi pedes meos, quomodo inquinabo illos639 ? Elles se persuadent que c’est une chose indigne des âmes élevées à l’union de Dieu de descendre si bas pour [367] considérer et pour voir ce qui se passe dans la partie inférieure.

C’est pourquoi ce divin Époux, qui voit que toute créature gémit en l’homme sous l’attente de son total rétablissement et de sa pleine liberté, voyant que l’âme s’y applique, Il Se cache d’elle en lui ôtant cette jouissance objective et réelle de Sa Majesté, de laquelle se sentant privée elle est bien contrainte de sortir de ce lit de repos pour courir après son Époux et pour Le chercher par toutes les voies où elle L’avait autrefois trouvé ; et comme Il veut lui faire connaître sa bassesse et ce qu’elle est, et qu’elle ne doit pas tant s’assurer en soi-même qu’elle ne prenne garde à ses ennemis, Il permet que les sens et les passions s’excitent contre elle par des combats si furieux qu’il faut y laisser la robe ou le manteau. Elle a beau demander s’ils n’ont point vu son Époux, on ne sait en cette région ce que c’est que noces ni Époux : on ne parle que de guerre et de misères.

Jugez donc si une pauvre âme n’est [368] pas bien étonnée, qui ne fait que sortir du trône des délices divines où il semble que rien du monde ne pouvait plus l’attaquer, et qu’elle était au-dessus de toutes les atteintes possibles. Et cependant la voilà réduite entre les mains de ses ennemis sans savoir où est Celui auquel elle a abandonné toutes ses forces et toutes ses armes défensives. Et ce qui lui servait autrefois pour combattre contre ses sens et ses passions est perdu pour elle, car elle a tout quitté pour entrer dans l’intime union avec Dieu, et tous les moyens ont cessé dans la jouissance de son objet et de sa fin. Elle a bien, à la vérité, la foi en Jésus, son Époux : elle en vit et cela la tient unie à Lui, mais elle ne la sauve pas des attaques ni des coups de ses ennemis, encore qu’elle lui conserve la vie, et tant qu’elle vivra de foi, elle ne mourra pas, selon la promesse du Fils de Dieu : Omnis qui credit in me non morietur in aeternum640.

Notre Sauveur, qui n’a retiré Son concours sensible que pour lui faire connaître que le repos [369] parfait et continuel n’est pas un héritage qui appartienne aux habitants de cette vie mortelle, la fait échapper de ce péril où elle s’est trouvée, non pas à la vérité pour Se redonner si tôt à elle en jouissance ni pour la rappeler dans Son lit nuptial d’où Il l’a retirée, pour l’occuper à la perfection et à l’ornement de tout ce qui est en l’homme, mais bien pour l’approfondir et pour la faire se perdre plus merveilleusement en Lui par le moyen de sa foi très pure et très nue, par laquelle elle est, subsiste et vit en Lui pendant tout le temps de cette privation de Sa divine présence.

Tout ce qu’elle ressent du côté de la partie inférieure lui sert grandement à cela. Non pas qu’elle s’en serve comme de motif ou de raison qui la porte dans quelque anéantissement qui soit un acte formé et produit par l’âme. Mais cela se fait par une simple et secrète opposition qu’elle ressent au fond de soi-même à cette vie de nature, qui, au lieu de [370] l’attirer à soi, la fait entrer au-dedans par un vif et pénétrant ressentiment de son néant, qui lui fait expérimenter ce dont elle est capable, à savoir de toute bassesse, de toute misère et de tout péché. Qu’on juge si cela n’est pas plus qu’humiliant à une âme qui n’a et ne veut plus avoir d’autre vie que celle de Jésus, son divin Époux, qui ne vit qu’à Lui et pour Lui ?

C’est ce qu’on n’eût pas pensé, qu’après une si parfaite union et une élévation si haute, il eût encore été besoin de soutenir toutes ces bassesses et être réduit à une vie si pauvre. Mais Dieu, qui S’est emparé de l’âme et qui a pris toute sa conduite en Ses mains, ne Se contente pas de l’avoir ressuscitée et de l’avoir fait participante de Sa vie toute divine : Il veut aussi étendre cette même vie dans toutes ses puissances et dans tous ses organes, et que l’homme, par [l]a vertu divine pénétrant toute l’humanité, soit fait et formé à la ressemblance de Jésus-Christ, qui est la vraie et naturelle image de Dieu invisible.

[371] C’est pourquoi Il lui fait éprouver, par cet état de bassesse et de misère, la nécessité qu’elle a que la vertu de Jésus-Christ détruise par Sa puissance le mal qui est dans la région corporelle, qui, par occasion, voudrait l’attirer au péché. Car, quoique plusieurs aient le bien d’être ressuscités par la grâce et d’arriver à l’état d’union avec Dieu, il y en a fort peu qui arrivent à ce bonheur que leur corps même et [que] toute l’humanité soit revêtue de cette céleste habitation et qu’étant délivrée de la servitude de corruption, elle soit admise à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. C’est peut-être ce grand mystère de saint Paul quand il dit : Ecce mysterium vobis dico : omnes quidem resurgemus, sed non omnes immutabimur 641 (I Co, 15). J’ai lu une Epître de saint Jérôme qui explique à peu près ce passage du grand Apôtre en ce même sens. Quoiqu’il en soit, nous devons nous arrêter à une chose qui est bien certaine, à savoir qu’il faut travailler à faire régner et vivre Jésus-Christ dans nos corps mortels, et que tout l’homme [372] soit rétabli par sa ressemblance dans l’amour et dans la possession de Dieu.

23. L’entendement, la volonté et la mémoire, doivent premièrement recevoir cette vie surnaturelle.

Dieu, après avoir établi l’âme dans cet état de perfection et lui avoir fait goûter Sa douceur ineffable dans l’étroite union qu’elle a eue avec Lui, semble la laisser à elle-même, comme maîtresse de ses droits pour gouverner tout ce qui dépend d’elle et donner les mouvements à tout ce qui est en l’homme, soit spirituel, soit corporel. De vrai, elle ne sent ni ne voit rien au-dessus de soi, et Dieu a tellement pénétré tout son être qu’il lui semble qu’elle n’en a point d’autre que celui de Dieu, dans lequel et par lequel elle agit comme s’il lui était naturel, encore que ce ne soit pas dans cette plénitude objective de jouissance [373] de laquelle j’ai parlé. C’est dans une unité fondamentale par quoi elle est faite comme une même chose avec Dieu, par la perte totale qu’elle a faite de soi-même en Lui, et par la toute pénétrante vertu par laquelle Sa Majesté, comprenant tout son être, l’a élevée en Soi par Sa grâce, comme une même chose avec Soi. Et comme elle ne jouit pas de cette présence objective, il faut qu’elle se contente de vivre de la foi nue, qui la fait subsister en Dieu pendant tout le temps de Son absence, et soutenir tout ce qui se présente, soit pour pâtir ou pour agir, tout de même que si c’était Dieu, qui agit ou qui pâtit par elle.

Or, comme cette vie est toute divine et surnaturelle, et que la volonté de Dieu est qu’elle s’étende par toutes ses puissances puisque c’est par elle qu’Il veut régner dans tout l’homme, sans doute les premiers vaisseaux qui doivent la recevoir, sont ces trois premières et plus nobles puissances de l’âme : l’entendement, la volonté et la mémoire, qui sont comme [374] les trois canaux, par lesquels elle distribue à tout ce qui est inférieur, tous les biens qu’elle veut leur communiquer.

Elle doit donc leur servir comme de principe surnaturel pour les porter à produire des actions, qui leur sont propres et naturelles, non plus par des motifs naturels ni puisés dans aucune chose créée, mais seulement en Dieu, qui est la plénitude de toute raison, de tout objet et de toute fin. Partant, c’est à elle, en tant qu’elle est intimement unie à Jésus-Christ par la vertu de qui elle opère, et par l’Esprit duquel elle a reçu une vie divine, à inspirer dans toutes ses puissances cette même vie, en sorte que son entendement, pénétré et purifié par les lumières de la foi, ne regarde plus toutes les choses naturelles ou de pratique qu’il est obligé de considérer, que simplement comme elles sont en elles-mêmes, sans y ajouter ni diminuer de ce que la vérité éternelle leur a donné, ni les estimer ni ne les juger autres que ce qu’elles sont et d’en tirer des conséquences [375] éloignées de la vérité et conformité à leurs principes.

Mais surtout, elle ne doit regarder en toute chose que la vérité de Dieu, laquelle doit être l’unique nourriture de l’entendement et de l’âme pénétrée de l’amour divin, soit qu’il regarde cette vérité en Dieu même, soit qu’il regarde en ces opérations dont elle doit être l’objet. Un tel entendement ne doit donc plus chercher à connaître pour être savant, mais pour donner témoignage du principe de vérité, qu’il a en soi par la foi et la grâce, [et] la jouissance duquel, quoique obscure, lui vaut infiniment mieux que toutes les vérités et toutes les connaissances des créatures possibles et existantes.

C’est pourtant en quoi il y a peu de personnes qui ne manquent, aussi bien que nos premiers parents, qui se fussent bien passés de manger du fruit de cet arbre de science. J’avertis seulement qu’on ne s’y laisse pas attraper et qu’on retienne l’entendement captif [376] dans le service et l’obéissance de la foi, qui est la lumière de la Vérité par laquelle il faut qu’il voie toutes chose créées, humaines ou naturelles, comme des effets de la toute-puissante main de Dieu qui les conduit chacune à sa fin selon l’ordre de la Providence, n’y ayant que le péché qui s’oppose à Ses volontés.

La volonté doit aussi être participante de cette vie nouvelle. Car, bien qu’en remontant par la grâce vers Dieu, son Principe surnaturel, elle ait tout abandonné pour se fondre toute en Lui par amour, et que de vrai elle ne voie rien à quoi elle se sente attachée, nous avons pourtant toujours en nous-mêmes je ne sais quelle maudite racine de péché, qui ne manque pas d’en produire des rejetons à l’heure que nous y pensons le moins, contre notre attente et contre nos désirs, laquelle racine ne peut être détruite ni enlevée par aucun effort de la créature. Il faut que ce soit cette même vertu de Jésus-Christ qui, purifiant par sa pénétration le fond de notre volonté, [377] en arrache cette semence et ce penchant que nous avons au mal, et qui produise en son lieu une vie surnaturelle pour nous faire aimer les choses parce qu’elles ont quelque participation de la bonté de Dieu, et [pour] que nous voyions que Sa volonté est que nous le fassions ainsi ; ou au contraire, si nous les fuyons, que ce soit parce que Dieu le veut et parce que nous Lui déplairions en faisant autrement. Par ce moyen, l’homme ne prend rien, en tout ce qui est et qui se passe dans le monde, que la pure et simple volonté de Dieu, qui lui sert de motif et de fin en toutes choses.

La mémoire, qui doit avoir perdu toutes les espèces des créatures dans l’abîme de Dieu où elle s’est trouvée avec les autres puissances, réduite dans la même unité du Principe, doit en recevoir de meilleures pour s’acquitter de son office et de ses opérations auxquelles Dieu l’a destinée. Et, comme la vie de l’homme spirituel, dans l’état que nous décrivons, vient plus d’en haut que du dehors, et qu’il ne [378] prend plus rien des créatures pour son entretien spirituel, les espèces qui font besoin à la mémoire pour ses opérations doivent plus procéder de principes surnaturels que des humains et naturels. Elle doit les puiser dans les effets et communications qu’elle a reçues de Dieu, et rappeler à soi, selon l’étendue de sa capacité, tout ce qui s’est passé en l’âme de plus divin et de plus merveilleux, afin de renouveler dans les autres puissances le goût du bien qu’elles ont possédé et leur servir, par cette représentation, de miroir qui leur fasse voir une espèce de leur divin objet durant le temps de Son absence.

Toutes les autres espèces doivent être bannies, excepté celles qui sont nécessaires pour la conduite des choses humaines qui dépendent de l’homme. A quoi il faut une grande fidélité, surtout à ceux qui sont dans de grandes occupations. Car la nature, quoique réformée, appréhende toujours si fort la contrainte qu’elle est ravie quand elle peut s’échapper et faire rouler [379] dans la mémoire mille espèces de tout ce qu’elle a vu et goûté et de tout ce qui s’est passé. Il n’y a guère que la grâce et le temps qui puissent apporter remède à ce désordre, ce que Dieu opère par divers retours qu’Il fait en l’âme. Car Son dessein, après l’avoir unie à Soi, est d’extirper tout ce qu’il y a d’imparfait et de plus secret en elle, qui n’a pas pu être arraché pleinement dans le temps du retour de l’âme vers son Principe et sa fin dernière.

Je ne doute pas qu’il n’y en ait plusieurs qui se persuaderont que tout ce que je viens de dire et que ce que je dirai ensuite est au-dessous d’une âme si parfaite que je la suppose et que je l’ai décrite dans son exaltation, dans l’union très intime avec Jésus son Époux. Mais ils doivent s’assurer que jamais une âme ne sera pleinement consommée dans la perfection, que tout ce qu’il y a d’inférieur en l’homme ne soit entièrement et radicalement pénétré par l’Esprit et la vie de Jésus-Christ, qui soumette à Dieu tout ce [380] qui est en l’homme, en telle sorte qu’il n’apparaisse plus rien, ni dans sa vie ni dans ses désirs ni dans ses pensées, qui Lui soit dissemblable. Or, pour réduire l’homme à cet état, il faut bien du temps, quoique notre bon Dieu fait Son oeuvre quand il Lui plaît. Mais, ordinairement, toute la vie, quoique assez longue, n’est pas suffisante en plusieurs. J’ai dit ceci comme en passant afin qu’on ne croie pas que tout soit achevé quand une âme a reçu de si merveilleuses communications de Dieu qu’elle semble avoir été toute transformée en Lui.

24. Que cette vie surnaturelle doit aussi passer dans l’imagination et aux passions.

Ce n’est pas mon dessein de parler ici du règlement de l’imagination et de tout l’appétit sensitif que je suppose avoir été réduit sous la [381] servitude de la raison et de la grâce par la mortification de tous ses désordres au temps que l’âme était sur le chemin de son rétablissement en Dieu et qu’elle tendait vers Lui comme à sa fin dernière et à l’objet de tout son bonheur. Mais l’entière perfection de l’homme requiert que tout l’appétit sensible soit non seulement retenu comme esclave sous le domaine et l’obéissance de la partie supérieure, mais aussi que, comme enfant ou ami de la maison, il soit rendu participant de cette vie divine que l’âme a reçue dans son élévation à l’état d’union avec Dieu. Et cela, suivant le genre et la capacité de son être, afin que, désormais, tout l’homme, étant mû et gouverné par ce même Esprit de Jésus-Christ, recoule incessamment en Dieu, tant selon l’être corporel que selon le spirituel.

Cette participation de la vie surnaturelle dans l’appétit sensible est une certaine vertu très secrète et très forte qui le pénètre et le gagne tellement que non seulement elle amortit [382] cette inclination naturelle, qui résidait tant dans l’imagination que dans tout ce qui lui est inférieur, pour toutes les choses sensibles qu’elle jugera être propres et convenables à son individu, mais aussi elle introduit, au lieu de cette inclination vers le sensible et animal, à ne vouloir et ne rechercher plus dans les objets qui lui sont conformes que le seul plaisir de Dieu, étant en cela conduit et gouverné par l’âme en tant qu’elle est élevée à cet état de vie surnaturelle. Car l’animalité, de soi-même, ne peut jamais être capable des choses divines, mais parce qu’elle se trouve dans l’homme gouvernée par une âme qui est raisonnable et tout ensemble principe de ses mouvements et opérations, elle peut en recevoir des impressions surnaturelles qui la fassent tendre à Dieu dans le cercle de son activité. ce qui se fait par la condescendance et obéissance qu’elle a pour se laisser gouverner par cette partie supérieure de l’âme, ne se laissant plus emporter à ses propres [383] appétits et inclinations, mais se tenant toujours dans cette soumission à laquelle l’Esprit de Dieu qui habite en l’homme, l’a réduite.

Ouvrage si prodigieux et si rare qu’il en se trouve presque point. Et c’est une chose étrange (mais Sa Majesté sait pourquoi Elle le permet ainsi) de dire que des âmes à qui Il Se communique si pleinement, soient sujettes à ressentir des attaques si violentes de cette partie animale qui semble ne mourir jamais. Car, après dix et vingt ans de paix et de repos dans une vie élevée au plus haut degré de perfection, le Sauveur de nos âmes, venant à retirer Sa présence sensible qui tenait toute l’âme coupée, on sentira le corps, les sens, les passions, l’imagination et tout l’animal aussi porté à s’émouvoir à la présence des objets qui lui sont conformes ou contraires, que si l’on ne faisait que commencer. C’est, à mon avis, pour nous apprendre que, quelque grâce que l’on puisse avoir, on la tient toujours in vasis fictilibus, afin que personne ne [384] se glorifie et qu’on reconnaisse avec saint Paul que omnis sublimitas est Dei et non ex nobis 642.

Il est toutefois nécessaire qu’un chacun ne mette pas empêchement à ce que Dieu veut faire en lui qui est d’introduire Sa vie sainte et divine dans toute son humanité, ce qui comprend tout le corporel de l’homme aussi bien que le spirituel. A la vérité, cela dépend presque tout de Dieu, et c’est un effet très particulier de Son amour et de Sa grâce. Mais plusieurs l’empêchent, ou par une trop grande liberté qu’ils se donnent pour agir au-dehors, soit selon la raison, soit selon le sens, ou pour se vouloir trop attachés dans leur abstraction, pensant qu’il ne faut jamais descendre de cette union active dans laquelle, se voulant tenir par eux-mêmes, ils font un très grand tort à Dieu, qui est obligé bien souvent de les laisser en proie aux attaques de la partie animale qui les bouleverse quelquefois de telle sorte qu’ils croient que tout est perdu pour eux. [385] Le meilleur est que l’âme ne se mêle plus de soi, et qu’elle soit toute à son Époux après qu’elle s’est livrée à Lui, Le laissant faire comme il Lui plaira : qu’Il la mène en haut ou en bas, qu’Il la prive de Sa personne pour toute sa vie si c’est Son plus grand plaisir, qu’Il la fasse déchirer à ses ennemis, qu’Il la mette l’opprobre de toute la terre, elle ne doit plus s’en mettre en peine ; qu’elle garde sa foi et qu’elle en vive, non morietur in aeternum 643. [385]

25. Cette vie surnaturelle doit aussi s’étendre sur les sens et sur le corps.

L’action sanctifiante de Dieu sur l’homme, qui s’est tout abandonné à Lui, ne cessera point, pendant qu’il sera en cette vie (s’il n’y met opposition par ses infidélités) jusqu’à ce qu’elle ait mis en telle disposition même tous les membres de son corps, qu’ils soient propres à être le temple du [386] Saint esprit : Membra vestra templum sunt Spiritus Sancti644, disait l’apôtre. C’est à ce dessein qu’Il tient l’âme occupée dans cette région inférieure, pour y voir les marques et les taches de ses anciennes plaies, et pour les effacer par la vertu divine, qui la pénètre et qui la fait agir. Car ces cicatrices ne sont pas encore si parfaitement guéries qu’elles ne puissent jeter de l’ordure, si elles étaient pressées par quelque forte occasion. Et toujours nos sens se sentiront enclins à favoriser la nature et les appétits du corps, jusqu’à ce que la vertu d’un bien supérieur, s’en rendant la maîtresse, les oblige de suivre sans violence la douceur des lois de l’Esprit, et qu’au lieu qu’il était nécessaire d’avoir toujours à la main la bride de la mortification pour les retenir dans leurs devoirs, elle leur communique une vie surnaturelle, qui fasse évanouir tous ces moyens de crainte et de mort : Donec absorbeatur quod mortale est a vita 645, en apportant agréablement <à>646 tout ce que veut l’esprit humain, animé de celui de Dieu.

[387] De sorte que ce ne sera plus par voie de mortification que l’âme procédera pour acheter d’extirper les restes du vieil Adam, mais par l’introduction d’une vie toute nouvelle. Les âmes ne peuvent donc plus trouver étrange quand leur divin Époux les fait descendre de cette union si haute et si divine, puisque c’est pour Sa gloire et pour leur plus grand bien. Saint Jean dans son Apocalypse nous parle de celles qu’il avait admirées dans cette descente : Vidi civitatem novam Ierusalem descendentem a Deo tanquam sponsam ornatam viro suo 647 (Apoc. 21).

Il se passe beaucoup de rencontres en cette descente, qu’on serait trop long à décrire, et même il n’est pas nécessaire de le faire, parce que Dieu conduit diversement les âmes, qui, se trouvant dans l’état de perfection, ont déjà l’expérience des voies de Dieu, en qui elles doivent demeurer toujours perdues à elles-mêmes, et vivant seulement à leur Époux, qui les ayant tenues dans ces états de [388] bassesse autant de temps qu’Il le juge à propos, les relève à la jouissance unitive, avec des communications plus intimes et plus étendues que la première fois qu’elles ont eu ce bonheur, parce qu’Il a plus étendu leur capacité compréhensive, en augmentant leur grâce sanctifiante. Enfin, leur vie se passe par ces divers retours et absences de Dieu leur divin Époux, parce que la partie inférieure n’est presque jamais si parfaitement pénétrée de cette vertu divine qu’elle soit réformée selon son total à l’image de Jésus-Christ, et qu’elle atteigne aetatem plenitudinis eius 648.

Je crois même que la plupart n’y parviennent point, si ce n’est vers le temps de la mort, où Dieu leur fait cette faveur par une surabondante plénitude de Sa grâce. Cela n’empêche pas que ces personnes ne soient douées d’une sainteté tout à fait admirable. Mais Dieu fait tout pour le mieux, et même Sa Majesté en laisse plusieurs durant toute leur vie en des combats si grands et si fâcheux par la révolte [389] de la partie inférieure, après même toutes les plus intimes unions, qu’il y aurait de quoi s’étonner si nous n’en avions des exemples dans les plus grands saints de l’Église : c’est qu’Il aime mieux des épouses humiliées par leur faiblesse que grandes et superbes par Ses dons.

Puisque, par la grâce et miséricorde de Dieu, nous avons conduit l’âme chrétienne par tous les états du Royaume de Jésus-Christ, et puisqu’elle a atteint par sa vertu et par ses lumières divines depuis une fin jusques à l’autre, - je veux dire qu’elle le fait régner par Sa grâce dans l’esprit et dans le corps de l’homme, qui ne vit plus de sa vie ancienne et corrompue par le péché, mais qui vit par Jésus-Christ dans une vie nouvelle et réformée, à l’image de l’Adam céleste et nouveau, - laissons-la achever le cours de sa vie sur la terre sous la conduite de son divin Époux, qui consommera quand il Lui plaira la jouissance de ce Royaume dans la gloire éternelle, [390] où Il régnera sans fin avec les âmes, Ses épouses, et elles avec Lui. Ainsi soit-il.


FIN




[Premier] traité de la vie intérieure et mystique

composé par le révérend Père Maur de l’Enfant Jésus

religieux carme demeurant à Bordeaux en l’ermitage de l’Ormont649.


[2] Apprenez aujourd’hui, mon fils, une Sagesse qui est toute cachée dans les Mystères et que Dieu révèle seulement à ceux qui sont humbles et petits devant leurs yeux, laissant les sages de la terre courir dans leur aveuglement après les désirs et dans la vanité de leurs pensées qui se terminent à rien et qui s’évaporent ainsi que fait la fumée de laquelle il ne demeure aucune apparence.

Cette Sagesse nous est non seulement enseignée et inspirée par Jésus-Christ qui est la première vérité et la vraie image du Père des lumières, mais aussi Il nous la donne réellement et d’effet, nous donnant un être surnaturel650 qui est une participation réelle du Sien ; et nous incorporant avec Lui, Il nous fait cohéritiers de tous les biens qu’Il a gagnés par Ses souffrances et par Sa mort. Et Il veut que nous y ayons droit comme Lui, et, pour cet effet, Il a imprimé dans nos âmes, lorsque nous avons reçu le baptême, un caractère indélébile, par lequel Il nous reconnaît pour Ses enfants qu’Il a engendrés par Sa mort, et qui ont été ensevelis avec Lui, par la foi dans le baptême et qui y sont aussi. Ressuscitez avec Lui, y reconnaissant la clémence et les principes d’une vie nouvelle et tous contraires à celle du premier Adam qui nous avait engendrés dans le péché et rendus sujets à la mort et à Satan. Ce premier principe de notre vie chrétienne et de la sagesse que nous devons rechercher, c’est la foi par laquelle nous recevons [3]651 la participation de l’Être de Jésus-Christ et une communication de tous Ses biens, si nous vivons dans la grâce qu’Il nous a donnée, avec cette même foi, dans le baptême. Or il est constant que Jésus-Christ n’est venu dans le monde que pour racheter les hommes du péché et pour les sanctifier, et que tout ce qu’Il a fait sur la terre n’a eu d’autre fin que celle-là après la Gloire de Son Père éternel, nous donnant donc par la foi une participation de Son être et de tous Ses biens. C’est afin que, par cette divine vertu et par cet être de Jésus-Christ, nous participions, nous opérions notre salut et que nous travaillions à faire croître cette [3v°] vertu divine en nous pour notre sanctification, pour croître par elle en Jésus-Christ jusques à l’âge de sa plénitude.

1. Ce que la foi fait en nous dans les commencements.

La foi, qui est une lumière divine qui nous est donnée dans le baptême, nous fait être les enfants de Jésus-Christ et de Sa grâce ; quoiqu’elle soit dans nos âmes au commencement que nous l’avons reçue, comme dans l’impuissance de nous porter à produire des actions et à mener une vie digne de l’excellence de l’être qu’elle nous a donné, elle nous rend néanmoins capables de tout ce qu’il y a de grand dans le christianisme. [4] Lorsque notre raison, développée des images de l’enfance ou des ténèbres de nos sens et de nos passions, sera en liberté pour se laisser aller à la conduite de cette divine lumière, qui ne nous est donnée de Dieu qu’afin que nous soyons un commencement de Sa Création, ut simus initium aliquid creaturae ejus, et que, nous faisant croître en Jésus-Christ et Lui croissant en nous par la foi, nous devenions capables d’opérer en Lui et par Lui comme le mystère de notre Rédemption, et d’accomplir en nous ce qui nous manque de Ses divines passions, qui n’est autre chose que la réelle application d’icelles tant pour l’accroissement de notre foi (par lequel nous croissons aussi en Jésus-Christ, et Son habitation en nos cœurs en devient plus parfaite) que par la [4v°] tolérance des mêmes passions qu’Il a soutenues en Lui-même, - par lesquelles nous passons dans Sa ressemblance et nous soutenons dans la vertu de Dieu non seulement de toutes les créatures, mais encore leurs persécutions, leurs morsures, leurs coups et leurs rages, et tout ce que la malice peut inventer pour s’opposer à l’établissement de Dieu et à Son Royaume dans nos âmes, - c’est par l’une et l’autre de ses …652 que Jésus-Christ Se forme en nous et que nous sommes reformés à Son image et semblance, qui est le dessein qui L’a fait revêtir de notre mortalité pour nous faire trouver une vie immortelle.

Cette divine semence demeure dans l’âme des chrétiens, comme le grain de froment évangélique, [5] sans y produire aucun effet conforme à sa nature s’ils ne préparent leurs cœurs par des dispositions propres pour lui faire prendre racine et pour le faire croître jusqu’à la plénitude de la perfection que Dieu leur a destinée. Et parce que la plus grande partie sont si négligents, à la recherche de leurs propres biens, qu’ils enfouissent ce trésor dans la boue de leur plaisirs et de leurs mauvaises affections, au lieu de le faire valoir, ils se trouveront à la fin de leurs vies sans aucune marque effective du christianisme, et sans pouvoir montrer à Dieu aucun effort qu’ils aient fait pour seconder Ses bontés et pour suivre l’intention qu’Il a eue de les rendre heureux par la communication de Ses bienfaits. Ils ont à la vérité la foi, mais sans aucune bonne œuvre ; ils possèdent cette divine lumière, mais dans les ténèbres de leur aveuglement ; ils ont cette semence qui ne peut rien produire au milieu de tant de mauvaises habitudes et de mauvaises inclinations, qui sont les épines, les ronces et les chardons qui l’étouffent au milieu de leurs cœurs aussitôt qu’elle commence à y prendre racine. Mais d’autant que ce ne sont pas ces gens-là que je veux instruire, et que c’est vous, mon cher fils653, et vos semblables, auxquels je serais bien aise de donner quelque ouverture pour pouvoir plus facilement rencontrer ce trésor admirable, puisque vous êtes tout disposé à vous joindre avec Jésus-Christ, non seulement par désir, mais en vérité et en effet, et de faire [6] mourir tout ce qui reste en vous du vieil Adam terrestre pour y faire vivre ce nouvel Adam céleste, qui est tout plein de vérité et de justice, il faut que je vous dise :

2. Comment la foi commence à croître dans les cœurs.

J’ai dit qu’elle est cette semence divine qui est …654 et entourée de tant d’empêchements qu’elle ne peut se produire qu’à mesure qu’elle détruit et qu’elle dissipe ce qui lui est contraire, et comme elle contient en soi une vertu divine qui imprime en nos esprits la vérité de Dieu et qui donne de la force pour la suivre, alors que l’on vient à réfléchir sur la misère de son état, lequel est tout dans les désordres655 et dans ses assujettissements à la chair, <et> qui sont indignes d’un homme raisonnable, et qu’on commence à vouloir se retirer au-dedans de soi-même par le moyen de la grâce. Cette divine lumière et vertu ne manque de faire en quelque façon goûter à l’homme ce que Dieu est à son égard, ce qu’Il désire qu’il fasse pour en jouir, et l’avantage qu’il a dans cette union avec Jésus-Christ par la foi pour pouvoir retourner par Lui à Son Père éternel et reprendre le cours d’une vie sainte et innocente digne de la profession qu’il a faite dans le sacré baptême.

La foi ayant jeté cette première racine ou ce premier rayon dedans une âme, le feu de l’amour divin s’y engendre et l’homme, commençant à prendre goût et à se rendre attentif à ce qui se passe [7] en lui-même, reçoit toujours de nouvelles forces pour se persuader davantage de la nécessité qu’il a de chercher Dieu et de se donner à Lui ; et ainsi sa foi s’augmente et s’accroît peu à peu, retirant sa pensée et sa mémoire des choses qui se sont passées dans sa première voie, quoique ce ne soit pas encore si entièrement qu’il n’ait bien à se tenir sur ses gardes pour regarder et pour suivre toujours ce divin flambeau qui le doit conduire à Jésus-Christ. Que s’il arrive par malheur que pour être entré dans la maison d’un Bérode656 et tombé en quelque infidélité, cette étoile cache pour quelque temps sa lumière ou qu’elle soit couverte par les nuages des diverses espèces qu’il aurait prises dans le commerce des créatures, il faut qu’il se rapproche avec confiance. Il faut qu’il recherche ce qu’il a perdu afin de continuer à sa faveur la vie qu’il a commencée, ce qui se fait assurément après que l’esprit s’est un peu mis en repos, qu’il a reconnu sa faute et qu’il a chassé ces idées étrangères qui ne peuvent lui servir que pour le détourner de son chemin.

Voici un avis de grande importance, et je vous prie d’en faire état car il vous servira plus que vous ne sauriez penser : c’est de ne vous fier point aux lumières qui vous viendront de votre propre esprit, qu’il y ait d’ailleurs quelque apparence qu’elles aient une grande clarté et excellence, car si elles ne vous détournent de votre voie, au moins elles vous amuseront en vous donnant un certain goût de satisfaction [8] naturelle qui affaiblira sans faillir la vigueur et la force de votre foi ; vous vous sentirez tout lâche et tout languide à poursuivre ce que vous avez à présent. Et ne cherchez point à vous enrichir de ces biens étrangers. Si vous voulez trouver Jésus-Christ, vous serez assuré que cette étincelle divine de votre foi non seulement vous y conduira, mais aussi elle le formera en vous comme en étant la semence. Vous la trouverez dans la bassesse, dans la nudité, dans la pauvreté, dans l’abandon de toutes choses, dans les mépris, dans les confusions, dans les délaissements de toutes les créatures, dans la croix et dans la mort : ce sont les chemins par lesquels la foi vous veut mener à Lui. Il faut passer, il faut traverser avec courage. Vous n’êtes pas à plaindre, ayant un guide si assuré. Mais ne le quittez pas et ne vous en écartez pas, et ne vous en égarez pas, et vous n’aurez rien à craindre.

3. Jésus-Christ se forme en nos âmes à mesure que la foi croît.

La foi nous ayant fait reconnaître et adorer en Jésus-Christ notre vrai Dieu sous le poids et la charge de toutes nos infirmités, et dans un état de dernier abaissement dans lequel un homme puisse être réduit, dans un abandon et privation de toutes choses, elle nous fait voir que cette reconnaissance nous serait inutile s’Il n’était en nous-mêmes véritablement et réellement tout tel qu’Il est en Lui, et s’Il ne formait en nous par Sa grâce [9] Sa vraie figure et Son image, nous faisant ressentir les mêmes choses qu’Il a senties en Lui-même lorsque Il travaillait à la rédemption des hommes et qu’Il acquérait à chaque moment de Sa vie le nom et l’effet de leur rédemption. Il tâche donc, pour imprimer en nous cette image, de nous réduire dans l’état d’anéantissement et de perte qu’Il a Lui-même soutenu, dans lequel Il a été si profondément abaissé qu’il ne paraissait plus rien en Lui de la divinité. Si filius Dei est, descendat de cruce657 : « Qu’il descende de la croix et qu’il quitte cette ignominie s’il est le Fils de Dieu », lui disaient les sages de la terre. C’est ainsi que les âmes desquelles Jésus-Christ veut prendre possession entière, sont réduites au néant d’elles et de toutes choses : elles ne sont plus rien à tous ceux qui les regardent sinon des objets de mépris et de vileté. Elles ne sont plus rien d’elles-mêmes que de très vilains fumiers et des cloaques de toutes sortes de misères et d’infirmités, non seulement dans la vue et en spéculation, mais aussi elles se sentent réellement être telles parce que, de fait, elles éprouvent toutes les faiblesses qui les éloignent, au moins en apparence, de l’objet de leur bonheur : elles ne sentent ni force ni vertu pour se soutenir, tout leur manque au-dehors et au-dedans. Il ne leur reste que cette étincelle de lumière divine qui est leur foi, encore assez faible, qui a néanmoins assez de grâce en soi comme étant semence divine, pour former dans ce lieu de misère et d’abaissement de l’homme la ressemblance de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, ne laissant rien en l’homme qu’elle ne le transforme ainsi en Jésus-Christ [10] de ce qu’il était avant ce changement, puisqu’elle le jette dans un dépouillement total, tant de soi que de tout le reste des autres créatures, et que c’est dans ce coeur abandonné, délabré, déchiré de toutes parts et dénué de toutes choses que Jésus-Christ veut prendre naissance. L’homme dans lequel ce mystère s’exécute n’est donc plus à soi-même ; sa vie vient d’ailleurs que de lui, quoiqu’elle soit en lui et ne soit avec lui qu’une même chose.

Mais il faut bien prendre garde que notre vie doit correspondre à notre être qui, ayant été formé par la vertu de Jésus-Christ, qui est en la foi notre vie, doit aussi de ce même principe s’y nourrir : notre être ayant donc été formé par la vertu de Jésus-Christ, d’abaissement, de dépouillement et de perte, notre vie s’en doit entretenir et nourrir, et, dès là que nous voulons prendre d’autres choses pour notre entretien et nourriture, nous nous affaiblissons et mettons en danger de mort Jésus-Christ qui vivait en nous. Voyez comme en parle saint Paul : Christum juderum crucifit gentes in semet ipsis658. Car Jésus-Christ, en nous, n’est formé, comme j’ai déjà dit, que de la privation et éloignement de tout ce qui n’est pas Dieu et ainsi lorsque nous ne …659 de l’amour des créatures en nous, tout seul et par Lui-même, car Il est plein de lumières et de tous biens : c’est pourquoi Il porte tous ceux qui se sont unis à Lui à se confier tellement à Lui qu’ils ne se soucient de quoi que ce soit qui soit au monde, et qu’ils se soutiennent par Lui, [de] tout ce qui semble aux hommes être misère et qui ne l’est que dans leur opinion, car être misérable, c’est n’avoir pas ce qui peut [11] rendre heureux et …660

N’avoir point ce que l’on estime communément devoir faire le bonheur des hommes, ce n’est pas être misérable puisqu’il n’y a rien de tout cela en Dieu, qui non seulement est très heureux en Soi, mais aussi qui fait la félicité de tous les bienheureux661. Ayant donc Dieu par Jésus-Christ, je veux dire par la foi et par le dépouillement de toutes choses, même spirituelles, l’on est et l’on vit heureux, et l’on se soutient par Sa divine vertu au milieu de tout ce qu’on appelle les plus grandes traverses et les plus grands maux du monde, de sorte qu’il n’y a point de mal ni d’adversité véritable pour ceux qui sont en Jésus-Christ par la foi et la grâce : « Nihil damnationis est his qui sunt in Christo Jesu662 ». Il n’y a que le péché qui soit leur mal et qui leur puisse donner de la peine s’il les blesse tant soit peu.

4. Comment Jésus-Christ se forme en nous par la foi.

La foi étant une semence divine qui contient en soi toutes les vérités chrétiennes, notre Rédempteur Jésus-Christ l’a jetée dans l’âme des fidèles pour y produire des fruits dignes de son excellence. Comme donc elle enferme en soi toutes les vérités de notre salut, desquelles Jésus-Christ est la source et le principe, elle nous est donnée pour nous conduire à Lui, d’où elle-même elle est sortie, car elle ne nous y mène pas tant en nous faisant connaître ce qu’Il est en soi qu’en nous faisant connaître ce qu’Il a fait pour nous, c’est-à-dire cet anéantissement et ce rien qu’Il a voulu soutenir comme un poids infini à Sa divinité, à qui rien n’est si contraire que de n’avoir [12] pas en tout et par tout la plénitude de l’être et de tous biens ; et néanmoins, en se faisant homme, Il a éprouvé la privation de tout cela. C’est dans cet abaissement et dans ce néant de soi-même que la foi conduisant l’homme fidèle et s’y établissant fermement, elle lui fait rencontrer Jésus-Christ, qui s’unit à son esprit par un lien de cette charité admirable et passe en lui comme le principe de sa vie de laquelle il doit vivre désormais, dans l’éloignement de cœur et de pensées, autant qu’il pourra, de toutes les créatures, si ce n’est pour les aider à chercher et à trouver le même bien qu’il possède ; mais pour soi, il ne doit vouloir ni désirer autre chose nisi Jesum et Jesum crucifixum. C’est en ce point et en cette manière que Jésus-Christ devient notre vrai père puisqu’Il est en nous réellement par la …663 et opérant par la charité et qui nous donne Sa vie : Christum inhabitere per fidem in cordibus vestris664.

Il ne s’ensuit pas de ce que je viens de dire que Jésus-Christ soit formé en tous ceux qui ont la foi : la plus grande partie des chrétiens est bien éloignée de cet avantage à cause de la lâcheté qu’ils apportent à ôter les empêchements qui détournent de leurs âmes les bons effets de la foi, laquelle est dans leur cœur comme une perle précieuse parmi les plus infâmes [mot illis.], les humiliations de Jésus-Christ, la pauvreté, les tourments, etc. Tous Ses abaissements ineffables les scandalisent aussi bien qu’ils scandalisaient les Juifs. L’on ne voudrait que des grandeurs, que des triomphes, que des richesses immenses, et toutes sortes de plaisirs, et comme tout cela n’est que de la poussière devant Dieu, on n’arrivera jamais par là au trône [13] de Sa Majesté. La bassesse de Jésus-Christ est la seule porte par laquelle on peut entrer : il faut donc marcher comme Lui, il faut soutenir les mêmes bassesses et humiliations, et non seulement les soutenir comme des choses hors de nous, mais encore il faut que nous soyons fermes de cela, que ce soit comme la matière de notre être chrétien, et que la foi en soit la forme par laquelle Jésus-Christ est formé en nous pour y demeurer, de sorte que, pour conclure, il faut dire que le véritable chrétien doit être composé de la privation de tout ce que les hommes appellent généralement bien, et de la possession de tout ce qu’ils appellent et croient être mal parce qu’il est contraire à leur nature corrompue. Voyez par cela si vous en êtes proche ou éloigné et quel chemin vous avez à faire.

5. Jésus-Christ étant ainsi formé en l’homme et l’homme réformé en Jésus-Christ, Il y produit des opérations propres à cet être nouveau.

Jésus-Christ, étant ainsi formé en l’homme, produit en lui des opérations propres à Son être et par elles Il forme l’homme en Soi, et Lui croît en l’homme jusques à ce qu’il ait atteint l’âge de plénitude et de perfection qu’Il lui a destiné. Sur quoi il faut que vous sachiez qu’avant ceci, l’homme vivant de foi cherchait par elle Jésus-Christ, comme nous avons dit, et elle avait enfin réduit son entendement et sa volonté à ce point qu’il a été convaincu et persuadé [14] qu’il est nécessaire, pour retourner à Dieu et s’éloigner du péché, de passer par Jésus-Christ non pas seulement en croyant ce qu’Il est et ce qu’Il fait, mais encore en Le faisant et en Le souffrant selon la capacité humaine et les forces que lui donne la grâce.

La volonté, et de bon cœur, accepte cette nécessité : elle s’est soumise à passer partout où il plairait à Dieu de la conduire, sans rien excepter ni retenir. Il ne restait donc plus autre chose sinon que l’homme soit réellement et de fait introduit dans ce chemin de croix et qu’on lui fasse éprouver les peines que Jésus-Christ a souffertes pour le sauver et le sanctifier. Et, pour cet effet, ce béni Sauveur, qui est l’auteur et le consommateur du salut des hommes, trouvant l’âme dans la disposition que je viens de décrire, s’unit à elle par la foi, par la grâce et la vertu, par Ses dons et par Sa divine présence, et fait Lui-même ce qu’Il ne faisait que par la foi, comme par Son instrument et Sa vertu, et remplit la volonté de l’homme que nous avons vue étendue et soumise à tout ce que l’on voudrait des vérités et des effets nécessaires pour rendre l’homme semblable à Jésus-Christ.

C’est, dis-je, Lui-même qui opère cela dans l’âme et dans le corps à proportion de leurs capacités, non seulement en les rendant participants de Ses souffrances spirituelles et corporelles, mais aussi en leur communiquant Sa vertu divine par laquelle ils soutiennent tous les travaux et les peines de cette vie [15] chrétienne et sainte d’une manière surnaturelle et toute divine. Car il ne faut pas se persuader que Jésus-Christ ne soit formé que de douleurs et infirmités humaines ; la principale et plus noble partie est divine, et partant, lorsqu’ Épitre Il se communique aux hommes par la foi et la grâce, Il les fait participants de l’une et de l’autre. Lorsque Il opère en eux, c’est par [Sa divinité] et Son humanité tout ensemble : par Son humanité, Il leur fait part de toutes Ses souffrances humaines et, par Sa divinité, Il rend ces souffrances humaines d’un prix inestimable et d’une digne satisfaction pour les péchés des hommes.

Or, quoique Il opère sans cesse dans les âmes dans lesquelles Il habite, il est vrai néanmoins que Son ouvrage n’est pas si tôt accompli qu’on le pourrait bien croire : cela se fait plus tôt dans les uns que dans les autres, selon la fidélité qu’ils apportent à coopérer avec Lui au dessein de leur sanctification. Jésus-Christ a voulu être enfant, en a mené la vie, Il a crû en sagesse et en grâce, en âge et en expérience, et enfin a été consommé dans l’acte et la perfection de Rédempteur des hommes par la mort très ignominieuse. Il fait encore de même parmi les chrétiens : Il est enfant dans quelques-uns, et ne peut vivre avec eux qu’en enfant ; Il est grand, fort et sage dans les autres, et leur en fait faire les actions ; Il est tout consommé dans la plénitude de Son âge et de la perfection dans les autres, et vit avec eux comme lui, en les faisant attendre avec patience [16] l’heure bienheureuse dans laquelle Il les attirera tout à fait à Soi. Cette différence de vie et d’être dans les hommes vient de la différente manière que chacun se donne à Lui : les uns ne Lui donnent que ce qui ne devrait arrêter que des enfants, comme sont les plaisirs, les honneurs, les richesses du monde : ils ne veulent rien donner davantage ; les plus forts entrent dans eux-mêmes, et Lui donnent tous leurs désirs et passions qu’ils soumettent à la conduite de la raison, se mortifiant sans relâche pour l’amour de Lui dans la rencontre des objets qui pourraient les troubler. Les derniers passent plus avant et donnent tout sans réserve et vont puiser jusques au plus profond de leurs âmes les moindres petites réserves de propriété, même dans les choses les plus saintes, pour les offrir en sacrifice à ce divin Réparateur de leur salut, ne voulant avoir aucun mouvement extérieur ni intérieur qui ne vienne de Sa propre et divine volonté, et rejetant toute autre vue et tout autre désir et pensée comme criminels et éloignés de leur dessein.

6. Les tentations qui surviennent aux hommes de cet état.

Jésus-Christ qui a voulu souffrir les tentations du démon dans les mystères de notre rédemption, ne veut pas que l’oeuvre de notre salut et perfection se consomme en nous sans que nous ayons passé par l’épreuve des tentations. Aussi n’y a-t-il rien qui fasse mieux connaître aux hommes l’extrémité de leur [17] faiblesse, leur bassesse et vileté que les tentations, qui les réduisent jusques au fond de la lie et de la boue de corruption et leur fait dire en vérité avec le prophète : Ego fixus sum intime profundi665, à quoi ils ne pourraient arriver par tous les efforts qu’ils pourraient faire sur eux-mêmes, parce que la nature ne saurait descendre si bas ni se jeter d’elle-même dans une si profonde humiliation qui la réduit au néant de son impuissance, lui faisant sentir tout ce qu’elle est et ce que peut une créature qui est assujettie au péché, hors du domaine de Dieu et dans l’indépendance de la conduite particulière de son Créateur. Car les démons remuant tous les efforts de la nature corrompue, excitent, par la permission de Dieu, un soulèvement si général de tout l’homme qu’il semble qu’il n’a jamais eu ni foi ni loi : il croit qu’il y a un Dieu, mais il ne sait plus où Il est. Il sait que les révoltes de la chair s’opposent aux lois divines, mais il ne peut pas les empêcher, et tout ce qui est en lui fournit des matières pour les entretenir : toutes les pensées y sont, les désirs les suivent, l’appétit y consent, le corps ne respire autre chose ; il est en doute si la volonté supérieure n’aura point descendu jusqu’en ce bas étage pour approuver le désordre qui s’y passe. Et, pour dire en peu de mots, l’on se sent tellement enlacé dans les chaînes du péché que l’on ne peut pas sentir leur poids qui tient esclaves ceux qui sont dans l’exercice, dans les tentations, en les réduisant sous la corruption de la nature qui leur fait éprouver tout [18] ce qu’il y a de plus dur et de plus horrible dans le péché, excepté la consommation, car Dieu les préserve qu’ils n’y tombent, au moins s’ils sont fidèles à demeurer dans leur pure et simple foi, vivant là-dedans comme des personnes qui seraient enfermées avec des serpents les plus furieux et les plus remplis de venin que l’on puisse imaginer.

Que pensez-vous que doit faire une personne qui a été jetée dans ce lac de misères ? Elle ne doit pas retourner à l’usage de sa propre volonté pour combattre ces monstres, ni se servir des moyens qui lui ont été autrefois fort utiles pour se défendre ; elle ne doit pas aussi fuir, mais il faut qu’elle se laisse déchirer, dévorer et réduire au néant par ces bêtes furieuses, et qu’elle dise avec le prophète : Ponet in pulvere os meum, si forte sit spes666, et qu’elle demeure prosternée dans sa propre poussière retenant seulement avec sa foi l’espérance que Jésus-Christ la viendra délivrer de ces lacets du péché qui voudraient la détourner de Son amour et de Son service. Que si, par malheur, il arrive que l’on vienne à succomber par la violence des tentations, ce qui peut arriver à toutes sortes de personnes, il ne faut pas se décourager pour cela, ni rebrousser chemin pour s’éloigner de Dieu plus encore que l’on a fait : au contraire, il faut courir après Lui, par la même route que l’on avait prise, et quoique la confusion que l’on a d’être tombé couvre la [19] face de l’âme des nuages et des troubles qui voudraient la mettre ou dans le désespoir ou dans l’inquiétude, elle doit bien prendre garde de ne s’y laisser pas aller et de ne les exécuter seulement pas ; autrement, elle se mettrait en danger de se perdre, croyant que tout est perdu pour elle. Mais il faut qu’elle reçoive et supporte cette profonde humiliation qui la met jusques au-dessous du néant (s’il est permis de dire ainsi), et qu’elle aille trouver le médecin spirituel, qu’elle découvre son mal en s’accusant, et qu’ayant reçu l’absolution, elle ne pense plus qu’à suivre Dieu ainsi qu’elle le faisait avant sa chute.

J’avoue qu’il est bien dangereux aux âmes élevées en perfection et qui viennent à tomber de rencontrer des directeurs qui, par leur rigueur et pour ne savoir pas ce que Dieu veut faire dans ces âmes par ces humiliations où leur faiblesse les a jetées, les enfoncent davantage dans le désespoir au lieu de leur donner charitablement la main pour les aider à se relever : ils ne considèrent pas que les chutes, quoique criminelles, ne sont presque rien devant Lui si les âmes retournent à Lui tout aussitôt qu’elles ont bronché, car, leur chemin étant encore tout droit, elles n’ont qu’à marcher devant elles dans la foi, qu’elles n’ont pas perdue, et il est certain que Dieu leur redonnera bientôt leur première tranquillité si elles attendent Sa Majesté avec l’espérance de Son retour.

Je n’ai pas voulu passer ceci sans en dire ce peu de mots, pour donner cet avis à plusieurs personnes qui se peuvent trouver en de très grandes peines dans [20] de pareilles rencontres, pour ceux que Dieu tient de Sa main et [pour] qu’ils s’empêchent de tomber dans ces pas si glissants : ils n’ont qu’à se laisser avec toutes les choses comme engloutis dans leur perte, sans se soucier de ce qui arrivera d’eux à la fin de tout cela, ni de ce que Dieu en veut faire, encore que cela dût durer plusieurs années, car, encore que cette si longue durée fasse peur et fasse craindre que Satan n’ait pris le dessus et soit devenu maître de l’âme, qui ne s’entretient plus, ce semble, que de boue et d’infamie au lieu que par ci-devant les viandes célestes et angéliques faisaient sa nourriture, elle ne doit pas néanmoins quitter sa place ; elle doit demeurer ferme dans la foi de Jésus-Christ, qui viendra, quand il Lui plaira, dissiper tous ces nuages et ces pensées infernales. Qu’elle demeure dans sa perte comme ne prenant plus aucun intérêt en soi-même ni en tout ce qui la touche : elle est toute livrée à Jésus-Christ, qui la laisse ballotter aux démons et à la nature corrompue durant tout cet état déplorable, pour la retirer de leurs mains plus glorieuse et plus pure, encore qu’il lui semble tout le contraire. Si elle se laisse aller à la défiance, sa force se diminuera aussi, selon le dire du sage : Si desperaveris in die angustiae inminuetur fortitudo tua667.

Mais enfin, s’il faut être perdu, ne vaut-il pas mieux que ce soit entre les bras de Jésus-Christ, dans lesquels on doit se jeter au temps de cette tempête, durant laquelle on ne voit et l’on ne trouve que des précipices ? Il ne faut donc plus [21] réfléchir ni sur perte ni sur danger, mais il faut faire comme une personne qui est dans l’abîme et qui ne fait ou ne peut faire autre chose que de se laisser couler au fond, ou par son propre poids ou par la grandeur de quelque autre qui la charge. Je n’entends pas dire qu’on se laisse aller au péché dans lequel ce torrent de confusion tâche d’entraîner, mais je dis qu’il faut se laisser anéantir par les attaques du péché qui mettent l’âme dans la dernière désolation, parce qu’il lui semble qu’elle y soit tout à fait enfoncée.

7. Pourquoi il est nécessaire que l’homme qui travaille à sa perfection soit tenté.

Il faut que celui qui travaille et qui s’avance à la perfection chrétienne souffre beaucoup de tentations afin d’imiter Jésus-Christ notre bon Maître, qui l’a été souvent en plusieurs choses ainsi qu’il est dit dans l’Écriture : Tentatus fuit similitudine absque peccato668. C’est aussi parce qu’il est nécessaire que l’homme connaisse par sa propre expérience qu’il ne peut de lui-même autre chose que se précipiter dans toutes sortes d’abîmes de péché si la main de Dieu ne le retenait, ce qu’il ne peut mieux éprouver et reconnaître qu’après qu’il a été élevé à des grâces et des faveurs particulières de Dieu, et traversé, ce semble, toute la région animale qui s’est vue domptée et captive sous le service de la foi, lorsqu’il semblait qu’il ne fallait plus qu’entrer dans le repos du Seigneur, et que, presque tout d’un coup, il sent en soi une révolte générale qui met du trouble partout, et des nuages si épais que toutes ses [22] lumières sont cachées, sa foi même qui fait son établissement en Jésus-Christ, se trouve obscurcie, <qu’>il ne lui en reste plus que la substance, en mort669. Il expérimente que tout ce qui est en lui mène au péché et l’y attire aussi fortement que s’il ne faisait que commencer et qu’il n’a nulle force pour résister ni aucun lieu de retraite pour fuir : il faut succomber ou soutenir contre toute la violence de l’appétit corrompu et contre sa volonté propre qu’il sent attirée à donner dans tous les filets du démon et de la nature. Et je vous laisse à penser si un homme réduit à cet état peut se persuader qu’il peut quelque chose de soi pour s’avancer dans les voies de la perfection. Et s’il vient donc par malheur à tomber, comme Dieu a permis que cela soit arrivé à quelques-uns très saints et très grands personnages, que sera-ce, soit qu’il tombe soit qu’il soit soutenu de la main de Dieu ! Il reçoit une telle impression de sa faiblesse et de son extrême impuissance qu’il se livre librement entre les mains de Dieu, afin qu’Il fasse en lui tout ce qu’Il jugera le plus à propos.

C’est pour donner ce pouvoir à Jésus-Christ d’agir à Sa manière dans les âmes de Ses amis qu’ils sont exercés de cette sorte. Car si la créature se veut mêler en qualité de cause principale de sa perfection, tout ne peut aller que très mal parce qu’il n’y a que Jésus-Christ qui ait l’idée du terme auquel elle doit arriver : c’est Lui-même qui le lui a destiné en lui distribuant des grâces selon la mesure qu’il Lui a plu de donner. C’est donc à la créature de suivre seulement et à être fidèle à cheminer partout où l’on la conduit sans vouloir savoir où elle va, ni d’où elle vient, ni où elle doit finir : Jésus-Christ est son guide et sa caution, Il ne la trompera [23] pas pourvu qu’elle se confie, laquelle n’a plus de peine à le faire après qu’ayant été battue de tous côtés par la tempête, elle a éprouvé sa très grande impuissance et elle en est demeurée convaincue.

8. Ce que Jésus-Christ fait dans les âmes après les avoir réduites comme jusqu’au néant par la tentation.

Après que les horribles tempêtes et tentations ont passé dedans une âme, elle se trouve comme abîmée au plus profond de soi-même et de son néant, elle se voit toute seule, dépouillée de tout et réduite à la dernière extrémité de pauvreté et d’impuissance ; elle n’ose presque plus lever les yeux en haut pour regarder le ciel : ce n’est pas qu’elle ait perdu sa foi, qui est toujours assez ferme en elle pour la faire attendre constamment jusqu’à ce qu’il plaise à son Sauveur Jésus-Christ de la gratifier de Son heureux retour. Il est vrai que ce n’est pas à elle à se ressusciter de cette mort dans laquelle elle doit demeurer tant qu’il plaira à son divin Époux, car la mort pour lors opère en elle sa perfection670 : mors in nobis operatur671, de même que la vie le fera lorsqu’elle sera ressuscitée par la vertu de Jésus-Christ qui, l’ayant laissée dans ce tombeau autant de temps qu’Il a jugé à propos pour son bien, fait revivre sa foi, qui semblait être éteinte dans l’absence et l’éloignement de son divin soleil, et comme quelque clarté au profond de ses cachots obscurs, son espérance aussi commence à se ranimer. Et quoiqu’elle ne voie et ne possède rien encore qui la puisse pleinement satisfaire, elle demeure contente et en repos, se rendant attentive à recevoir et à correspondre à ce qui se passe en elle de la part de Dieu, car pour ce qui est d’elle, elle ne se doit plus mêler de rien depuis que toute sa propriété [24] lui a été ôtée par son anéantissement. Elle n’a plus droit de rien faire puisqu’au commencement de son abandon, elle se livra toute à Jésus-Christ qui l’a poussée, et par son opération intérieure et par la violence des tentations, comme nous avons vu, jusqu’à la fin d’elle-même au-delà de quoi elle n’a plus rien. Si donc elle agit, ce n’est plus comme d’elle-même, c’est par la vertu de Jésus-Christ qui est en elle, qui lui sert de vie et de lumière : Vivit vero in me Christus672.

La première opération que Jésus-Christ fait dans l’âme au milieu de cette solitude, c’est de lui faire expérimenter par la foi qu’elle est en Lui et qu’elle ne subsiste que par Lui, et que, quoiqu’elle n’ait rien d’elle-même, qu’elle possède néanmoins tout ce qui est désirable en Lui et par Lui : le goût et plaisir qu’elle sent de se voir établie en Jésus-Christ comme ne faisant qu’un avec Lui, la contente si fort qu’il lui semble avoir assez de bonheur quand elle n’aurait rien davantage. Mais ce n’est pas le dessein de Dieu, qui voulant former en elle Jésus-Christ dans un dernier accomplissement, la porte plus avant et, par la vertu du même Jésus-Christ qui est en elle, lui fait produire des opérations surnaturelles qui la font croître en Lui. Car toute la nature humaine dans un homme saint et fidèle à Dieu, ayant été pacifiée par la grâce après tous ces combats, et revivant en Jésus-Christ par cette même grâce et par sa foi très vive et pleine de charité divine, est reconduite par le même Jésus-Christ, qui l’a délivrée du péché, par tous les étages de l’homme dans lesquels le péché a régné, pour y rétablir, par cette même nature qui avait été corrompue en tous ses endroits, une vie sainte et conforme au principe duquel elle est revêtue, tous les membres s’en ressentant : les organes des sens reçoivent ses impressions, les passions sont réglées, et l’esprit étant [25] maître ne tend plus qu’à Dieu. Voilà comment Jésus-Christ opère le salut de l’homme en l’homme à la nature duquel Il s’est uni par Sa grâce comme Il l’avait fait autrefois à celle de tous les hommes par Sa propre nature et substance.

9. Ce que fait Jésus-Christ dans les divers étages de l’homme.

Notre Sauveur ayant gagné l’homme tout à Soi le veut rendre à lui-même, mais dans un état bien différent de celui dans lequel Il l’avait trouvé ; s’étant donc uni à lui en qualité de principe de vie surnaturelle, Il s’étend dans toutes ses parties et organes (quoiqu’elles ne soient que corporelles) pour les porter à faire toutes leurs actions dans la modération et selon la règle justement ordonnée par la nature. Il fait que les sens extérieurs, au lieu de se laisser emporter comme ceux des bêtes, dans une avidité furieuse après les objets qui leur peuvent donner du plaisir, recherchent et reçoivent seulement ce qui leur fait besoin pour la conservation et entretien de la nature et du support dans lequel ils agissent ; et ils fuient pareillement tout ce qui lui est contraire, en telle sorte néanmoins que, s’ils sont dans la nécessité de souffrir du mal et d’être privés de leur bien, ils ne portent pas pour cela l’inquiétude ni le trouble jusqu’au trône de l’esprit, dans lequel Dieu a mis Son tabernacle, mais ils se soumettent et souffrent ce qu’ils haïraient et se privent de ce qu’ils désireraient beaucoup selon leurs inclinations.

Des sens, l’on entre dans le logis des passions qui ont mis autrefois l’homme hors de lui-même, comme des lions enrag[és] qui ne pourraient être retenus ni par les [26] chaînes de la crainte de Dieu, ni par celles de la raison et bienséance, après que l’homme a été abattu au point que nous l’avons vu, sans forme presque ni figure d’homme, mais comme un amas de poussière et de corruption que le vent peut dissiper et réduire à rien. Il n’est plus capable de se remuer, ni de s’émouvoir de soi-même qu’à mesure qu’il recevra ce même Esprit de vie qui doit le ranimer et ressusciter dans une vie nouvelle ce qui était mort à la corruption et au péché. Cet Esprit de vie chrétienne s’insinue donc dans l’étage des passions, et par sa divine vertu, qui leur est comme un premier principe, Il les émeut et les gouverne en telle manière qu’elles ne se portent ni ne s’éloignent de quoi que ce soit que par les mouvements et les impressions de cette même vertu, laquelle, étant sortie de Jésus-Christ, première vérité et première bonté, ne peut produire dans l’homme et par l’homme que des effets d’une merveilleuse bonté et sainteté.

La raison, qui s’est déréglée en se laissant aller, en donnant son consentement au débordement des passions, et qui en doit encore être la maîtresse, sous l’ordre et la conduite de Jésus-Christ, a plus de besoin que qui que ce soit d’être pleinement revêtue de ce même Esprit, tant pour s’élever par Lui aux choses supérieures et divines que pour bien gouverner ce qui est au-dessous d’elle.

10. Ce que Jésus-Christ opère dans la partie raisonnable de l’homme.

Jésus-Christ s’établit dans la partie raisonnable de l’homme en lui faisant connaître et goûter qu’Il est la seule [27] vérité qu’on doit désirer et l’unique bonté qui doit être aimée, ce qu’Il imprime si fortement dedans l’âme qu’elle en est toute persuadée, ce qui la dégage et l’éloigne de tout ce qu’elle avait aimé et chercher avec tant d’ardeur : elle voit, et s’étonne de son aveuglement qui lui faisait apercevoir toutes choses sous des apparences si éloignées de la vérité qu’elle ne peut concevoir comment l’on peut aimer ce qui n’est que vanité et qui n’est établi que sur de la poussière et du vent. Ces vues font en elle un changement si extraordinaire qu’il lui semble qu’elle commence à naître et à recevoir une vie toute nouvelle, qui l’élève au-dessus de tout ce qui la faisait ramper dans la bassesse des choses sensibles ou de celles qui n’ont de fondement que dans la fantaisie et imagination des hommes, de sorte qu’au lieu de courir après cette multitude d’objets qui dissipaient toutes ses forces, elle s’arrête et s’établit sur la lumière de la foi, qui pénètre ses puissances et qui la tient unie avec Jésus-Christ qui est sa voie, sa vérité et sa vie : c’est en Lui qu’elle trouve le repos et la paix qu’elle voulait trouver en la possession des créatures, qui ne lui ont pu donner que de l’inquiétude et du chagrin, ainsi qu’elle l’a éprouvé ; c’est ce qui la fait plus fortement s’établir sur ce principe qui est infaillible et qui, dans le dépouillement et la privation de toutes choses, la rend parfaitement heureuse.

Elle ne veut donc plus pour tout bien sinon Jésus-Christ, c’est-à-dire une vie éloignée et élevée par-dessus tout ce qui se peut penser, et subsistant seulement par la foi qui lui fait tout trouver en Lui auquel elle est unie. Si elle se sert de sa lumière naturelle, c’est [28] toujours sous la conduite de la foi à laquelle son entendement s’est rendu captif, et qui est désormais dans tout l’homme cet Esprit de vie duquel parle Ezéchiel dans ce mystérieux chariot qui portait la gloire de Dieu tout-puissant, lequel Esprit animait et les roues et le chariot, et les animaux qui le traînaient et même les chérubins qui étaient les spectateurs de ce triomphe.

Ainsi cet esprit de Jésus-Christ, qui est donné à l’âme à l’âme raisonnable par la foi, ayant pénétré sa raison, l’élève et la conduit par tout ce qu’il y a de plus noble et de plus excellent jusqu’au trône de Dieu, lui en découvre les merveilles et lui en fait goûter les plaisirs. Il purifie ce qu’il y avait de gâté dans la partie animale de l’homme, et, l’animant d’une vie surnaturelle la fait rouler, aussi bien que la raison, dans des voies éternelles dans lesquelles la majesté de Dieu se rencontre et fait le couronnement et la fin de tous ses mouvements.

Mais prends garde qu’il est dit des roues de ce chariot qu’elles roulaient toujours en avant et qu’elles ne retournaient jamais d’où elles <avaient> [étaient] parties : c’est ainsi que l’on doit faire dans ce chemin de Dieu, car, si l’on veut retourner, c’est remettre la nature dans ses propres mouvements et la retirer de la conduite de l’Esprit de Dieu ; c’est où l’on manque assez souvent pour vouloir trop savoir où l’on va et ce que l’on est. Pour bien faire, il faut demeurer dans cet esprit d’abandon auquel on s’est livré en se liant à Jésus-Christ par la foi, lorsqu’on s’est donné à Lui en pleine liberté par Sa grâce et par la conduite de Sa lumière.

11. Ce que Jésus-Christ opère dans l’esprit de l’homme.

La foi, ayant tiré l’homme de son néant, [29], l’a fait remonter par tous les étages qui le composent et a formé en chacun d’iceux673 Jésus-Christ, selon que chacun est capable de porter son image : les sens, quoique grossiers, ne sont pas privés de ce bien ; les passions et l’imagination y ont leur part ; et la raison, ayant goûté cette première visite, s’est retirée de toutes ces espèces des créatures et quitté ses discours naturels pour adhérer à ce seul bien par un simple regard, animé d’amour et de foi et par une simple tendance de la volonté qui court aveuglément après ce bien infini qu’elle n’a encore connu qu’au travers des rideaux de la foi, qui tient néanmoins toutes ses inclinations si fortement attachées que l’on peut dire qu’elle est toute là.

Ce n’est pas assez, et si l’homme demeurait là, ce qu’il y a de plus noble en lui serait privé de la part que Jésus-Christ lui a préparée et de la promesse qu’Il a faite de nous-mêmes à Son Père éternel. Il faut que tout ce qui est en l’homme soit consommé en Jésus-Christ et que rien ne lui manque en aucune grâce pour sa parfaite et sa pleine rédemption : c’est pourquoi Il le fait passer dans une autre région où il est nécessaire que l’esprit de l’homme se laisse transporter à celui de Jésus-Christ, car ses propres opérations lui seraient inutiles et l’empêcheraient d’atteindre au sommet du bonheur qui lui est préparé.

La foi qui est ici beaucoup plus étendue qu’en aucun autre lieu pénètre aussi plus profondément l’esprit de l’homme et le remplit de sa lumière plus amplement, en sorte qu’il expérimente qu’il est réellement élevé au-dessus de soi-même et de sa manière d’agir ordinaire, et que la foi qui l’avait abstrait [30] des espèces des créatures, lui ravit maintenant ses propres opérations et le ravit à soi-même pour le conduire et le faire passer dans un pays où il n’a point encore été. C’est une région au-dessus de lui qui lui semble toute pleine de ténèbres, parce que, venant de lui-même où il avait accoutumé de connaître chaque chose par son nom et selon son espèce, il n’aperçoit ici qu’une vaste étendue où il n’y a plus rien qu’il puisse nommer ni connaître. Ce n’est pas qu’il ne ressente en soi une certaine assurance qui le met plus en repos que ne faisaient ses propres opérations car, dans cette vaste étendue où son esprit est élevé, il se sent comme une même chose avec une secrète plénitude, qui est tout bien, quoiqu’il ne voie et ne sente encore rien de distinct. Ces ténèbres lui font un doux repos, et il ne peut faire effort ni pour en sortir ni pour s’y approfondir davantage. Aussi n’a-t-il plus de chemin ni de voie que cette même obscurité, qui ne lui donne point de doute, mais qui ne laisse pas de l’étonner au commencement à cause qu’il ne sait où il est, et qu’il se sent comme tout d’un coup transporté de sa façon d’agir ordinaire dans une impuissance totale de produire aucun mouvement, et qu’il ne peut plus se servir d’aucun moyen pour s’unir à Dieu que de demeurer perdu à soi-même dans cette grande et vaste obscurité, attendant qu’on le conduise où il plaira à Celui qui l’y a mis : c’est de vrai tout ce qu’on peut faire en cet état.

Après que ceci a duré autant que Dieu [31] l’a jugé à propos, l’esprit de l’homme, qui n’a pu vivre ici que de foi, et qui s’est vu privé du pouvoir de s’aider et d’agir par lui-même, se sent porté par cet esprit et [cette] vertu secrète de Jésus-Christ, qui l’avait mis en cet état, à se laisser conduire encore plus haut, soit que Dieu se serve de la foi qui devient plus lumineuse, soit qu’Il lui donne une autre lumière, comme il est bien croyable pour faire ce transport qui met l’homme tout à fait au-dessus de soi. Et, de vrai, il ne connaît plus rien de soi-même, parce qu’il est tout englouti par l’immensité de la lumière qui le pénètre tout et qui ravit toutes ses puissances actives, leur faisant produire des opérations qu’il ne faut plus appeler humaines, quoiqu’elles se fassent en l’homme, mais divines, puisque c’est par elles que l’homme est uni à Dieu d’une façon si merveilleuse qu’on ne saurait l’expliquer. L’on dit bien que cela se fait, mais d’expliquer ce que c’est et comment il se fait, celui même qui l’expérimente ne le saurait dire, car c’est Dieu possédé pleinement dans cette vie mortelle, non pas dans toute la plénitude du paradis où l’esprit de l’homme est dégagé de tout et plein de la lumière de gloire, mais c’est plus que suffisant pour le rendre très heureux, quand il n’aurait que ce bien.

Il n’y a pas beaucoup d’avis à donner ici. Je dirai seulement que ce que l’on y doit craindre, ce sont les réflexions sur soi-même pour vouloir pénétrer ce qui se passe en l’esprit, car cela doit seulement être reçu de la créature comme Dieu le lui donne et elle doit demeurer contente lorsque Dieu se retire, car ce n’est pas ici un état permanent. L’on doit se souvenir que, durant cette vie mortelle, l’on ne doit faire aucun tabernacle pour y demeurer et [32] pour s’y arrêter : quelque communication que Dieu fasse de Soi-même à l’esprit de l’homme, il faut descendre de la montagne du Thabor après y avoir vu la gloire de Dieu qui vient peu à peu à se couvrir comme par une nuée, qui est une espèce qui demeure dans l’esprit de l’homme, et qui participe quelque chose de la beauté de ce qui s’est passé en lui de la part de Dieu, qui le tient encore tout ravi et tout étonné à cause des merveilles qu’il a expérimentées et desquelles cette espèce lui donne encore quelque représentation, laquelle se diminue peu à peu aussi bien que tout le reste. Et l’esprit de l’homme revient à soi-même pour faire vivre tout ce qui est en lui d’une manière humainement divine, en ce qu’il ne vit plus à soi-même, ni par soi-même, mais par l’Esprit de Jésus-Christ, qu’il a puisé dans les élévations desquelles il vient de sortir, lequel Esprit de Jésus-Christ ne tient pas celui de l’homme comme élevé par-dessus soi, mais il est comme une même chose avec Lui, comme s’il lui était naturel d’être ainsi et que son esprit fût tout passé et transformé en celui de Jésus-Christ par Lequel il fait toutes choses : s’il aime, s’il hait, s’il cherche, s’il fuit, s’il possède ou s’il est privé de tout, c’est tout pour Jésus-Christ et par Lui. Ce n’est pas que, si l’on y prenait garde, l’on ne puisse revenir à la propre nature, et chercher ses intérêts sous prétexte du licite, mais il faut bien se souvenir qu’il n’y a plus rien pour soi ni à soi dans tout ce qui est créé et qu’il n’y a plus rien que Dieu qui soit notre terme et notre fin dernière, et par conséquent que nous ne devons chercher ni vouloir que Lui seul.

12. L’homme, quoique élevé dans de si hauts états, ressent toutefois les misères humaines.

[33] Quoique ceux qui sont parvenus à ce point que de goûter Dieu dans le sommet de l’esprit, ne se soucient plus de rien et qu’ils mettent toute leur félicité à recouler de toutes leurs affections vers cette mer immense de tous les biens, ils ne sont néanmoins pas exempts des attaques des misères humaines, notre Sauveur le voulant ainsi tant pour se les rendre semblables et les faire mériter que pour les tenir dans l’état où ils sont des viateurs674, et afin qu’ils ne pensent pas qu’ils doivent vivre comme les anges au-dessus de tout le sensible. Mais il faut qu’ils vivent dans la chair et parmi toutes ces misères. Comme les anges, qui en sont exempts, ils ont à soutenir, par cette force et vertu de Jésus-Christ qui est en eux, toutes choses et leur privation, même des nécessaires, ou qui leur étaient convenables. Ils ne doivent rien prendre de l’applaudissement humain, ni refuser les mépris. La nature, à qui la vertu ni la grâce n’ôtent pas les appétits, ni les désirs, ne manque point de former des sujets de craindre à tous les hommes, en quelque perfection qu’ils soient, et de leur faire voir par expérience qu’il faut toujours avoir la bride à la main pour l’empêcher de s’écarter : le corps avec ses besoins crie toujours à la faim, à la soif et aux douleurs, et fait émouvoir tous les appétits, en sorte que l’on est très souvent contraint de dire avec saint Paul : quis me liberabit de corpore mortis hujus, gratia Dei per Jesum Christum675.

Ce n’est pas que le fond ne demeure invariable au milieu de tous les accidents et inviolablement attaché à Dieu par la foi, qui est assez souvent si nue et si dépourvue de tous les secours de la raison et même [34] de la grâce sensible que l’on soit tout réduit à la pure nature et qu’on ne voit ni bien ni mal. Cela est assez étrange, après avoir traversé tant de divers passages de la vie spirituelle et avoir goûté les merveilles de l’Esprit, de se voir réduit ainsi comme à rien et dans un train commun. Ce que l’on doit faire, c’est d’attendre avec foi et espérance le retour de Dieu et soutenir cet état de vie qui semble être toute fainéante et oiseuse. Il est vrai qu’il faut se prendre garde des surprises de la nature animale, qui cherche toujours ce qui lui est plus conforme et, pour peu qu’on lui lâche la bride, elle ne manquera pas de s’échapper, outre que le démon est toujours aux aguets pour tirer l’âme de son sépulcre et pour la faire ressusciter à cette vie de nature corrompue, laquelle a laissé en mourant des cendres qui conservent toujours quelques étincelles de feu, qui peut aisément être allumé par la diversité des objets qui se présentent.

De tout ce que je viens de dire, vous pouvez voir que nous devons nous servir jusques à la fin de l’avis que nous donne saint Paul : Cum timore et tremore salutem vestram operamini676, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement. Mais aussi avec confiance, parce que le Sauveur emploie sans cesse tout ce qu’Il a gagné pour nous auprès de [35] Son Père éternel afin que Ses desseins soient accomplis en nous, lesquels se terminent tous au même salut, et puisque nous ne pouvons nous unir à Lui ni à tous Ses mérites que par la foi et par la pratique des choses qu’Il a faites pour nous acquérir tant de biens, il faut conclure que notre vie doit être de foi, qui opère par la charité ce que Jésus-Christ a fait et enduré pour nous tous. Fin de ce Traité.




[Deuxième] traité de la vie intérieure et mystique

par le révérend père Maur de l’Enfant Jésus

Religieux Carme demeurant à présent à Bordeaux en l’ermitage de l’Ormont.


[36] Mon fils677, ne vous étonnez pas de ce que j’ai demeuré si longtemps à satisfaire au désir que vous m’avez témoigné, que vous avez d’apprendre de moi les secrets mystères de la vie spirituelle et les voies plus cachées de notre salut, par lesquelles Dieu conduit certaines âmes qu’Il a spécialement choisies pour être les vaisseaux de Son amour et des temples vivants dans lesquels Il demeure et opère des merveilles si grandes que la plupart des hommes ont de la peine à en être persuadés. La cause de ce retardement n’est pas le manque d’affection pour votre avancement spirituel, qui m’est aussi cher que le mien même, ni aucune négligence à vous aider dans un travail de si grande importance. Mais j’ai été persuadé qu’il était bon de vous donner du temps pour laisser croître ce désir et pour vous laisser entrer dans l’expérience que j’ai de la nécessité qu’ont les hommes de travailler premièrement à purger par les mortifications continuelles, tant intérieures qu’extérieures, la rouille et les ordures du péché, jusques à ce qu’ils aient obtenu par la grâce de Dieu un état de tranquillité et de repos dans lequel leur liberté, délivrée de la captivité et de l’esclavage de ce qu’il y a de plus grossier dans la nature corrompue, puisse s’élever avec quelque facilité vers leurs objets678 de l’esprit et aller à Dieu qui est sa fin. C’est avec cette préparation qu’il faut entrer dans ces voies qui nous mènent à la possession de Dieu et à cette union avec Sa divine Majesté, qui nous fait jouir du bonheur qui est promis à ceux qui ont tout quitté et qui se quittent eux-mêmes pour s’abandonner totalement à la conduite de ce divin Maître.

Vous m’avez demandé souvent pourquoi, de tant de personnes qu’on voit s’appliquer à la dévotion, il y en a si peu qui entrent dans les voies de l’Esprit. Cela peut venir de deux causes : j’ai déjà touché la première, qui est que la plupart se veulent introduire d’eux-mêmes dans la salle de ce banquet céleste avant de s’être dépouillés des haillons et des vieux habits du péché, et sans être revêtus de la robe nuptiale et des habits de l’Épouse ; ils veulent voler avant d’avoir des ailes et s’établir dans un état où l’on ne peut être introduit que par la grâce et qui n’est donné qu’après mille victoires sur soi-même. Il est [37] [nécessaire] au préalable de détruire en nous totalement et d’avoir arraché de l’âme jusqu’aux plus petites inclinations qu’il [le péché] a laissé dans le coeur, qui l’y font renaître pour si peu qu’on se néglige, et qui sont comme ces derniers liens par lesquels il le tient encore attaché pour le faire suivre en temps et lieu.

J’ai encore touché la seconde cause qui empêche ces personnes dévotes d’arriver à la fin où Dieu les appelle et où il semble qu’elles aspirent de toute l’étendue de leurs désirs : c’est qu’elles n’ont pas le courage, après avoir quitté le péché, de se quitter elles-mêmes pour s’abandonner aveuglément aux conduites de Dieu. La mort de soi-même, par les portes de laquelle il faut passer pour traverser des chemins pleins de ténèbres, paraît si affreuse à leurs yeux que sa seule idée les fait trembler de peur d’en approcher. C’est pourquoi on les voit rôder toute leur vie dans les mêmes routes sans s’avancer de rien, mais toujours attachées à de mêmes pratiques. Elles ne font que languir dans une vie commune, qui n’est animée que de leur propre industrie et de quelques méditations qu’elles ont roulées mille fois dans leur esprit et qui ne font plus nulle impression sur leurs âmes. C’est ce qui les rend si faibles dans la vertu que, nonobstant toutes leurs méditations et autres exercices ordinaires, elles se laissent aller aux premiers objets qui se présentent sans se trouver nulle force pour y résister. Ainsi leur vie se passe dans un mélange d’amour-propre et de dévotion sans avoir nul véritable établissement dans l’état de la perfection.

Vous voyez bien maintenant, mon cher fils, que j’ai eu grande raison de ne vous pas faire plus tôt l’ouverture des secrets et des sentiers de la perfection chrétienne, attendu la nécessité que vous aviez de travailler de vous-même pour disposer le fond de votre âme à recevoir les opérations divines ; il a fallu vous laisser le loisir de faire [38] beaucoup de préparation pour bâtir dans votre cœur un tabernacle vivant à Dieu, qui le veut bien choisir pour Sa demeure et pour y opérer les merveilles de votre salut et de votre sanctification. C’est Son dessein, si vous n’y mettez point d’obstacles, ainsi que j’espère que vous ne le ferez pas et que j’ai sujet de l’attendre des bonnes résolutions où vous êtes, et beaucoup plus de ce que la grâce a déjà fait jusques à présent. Et, pour aide à ce dessein, si Dieu me fait la grâce d’agréer et de bénir mon emploi, je vous promets de ne rien omettre à vous dire et à vous découvrir de ce qui pourra être utile à votre avancement spirituel et qui sera de ma petite connaissance679.


1. En quoi consiste la perfection du chrétien en cette vie.


Mon fils, il n’y a rien de plus important ni de plus nécessaire à ceux qui veulent entreprendre quelque chose de grand que de bien connaître la fin et le terme auxquels ils prétendent aller, afin de juger si les voies par lesquelles ils marchent et si les moyens desquels ils se servent sont propres pour les conduire là où ils aspirent d’arriver. Il faut donc premièrement que nous nous arrêtions à considérer soigneusement en quoi consiste la perfection du chrétien puisque c’est la fin à laquelle tous les hommes doivent tendre. C’est dans cette vie le terme de tous leurs mouvements, dans lequel, tous leur désirs étant remplis d’un Bien qui les contente pleinement, ils y demeurent dans une paix et dans un repos si parfaits qu’ils n’ont rien plus à désirer que la claire et pleine jouissance de ce même bien dans la félicité éternelle. Ce bien, qui est la dernière fin et, par conséquent, le Souverain Bien de la créature raisonnable, ne peut être autre [39] que la jouissance de Dieu, qui Se communique à l’âme et la fait participer de Son bonheur infini. Dans cette jouissance, selon la mesure des communications qu’elle reçoit de ce Bien, consiste toute la félicité dont elle est capable dans tous ces états.

Et comme cette créature raisonnable ne saurait avoir la jouissance de Dieu, ni être unie à Lui que par connaissance et par amour, et par conséquent ne peut atteindre que par ces deux voies à la perfection à laquelle elle est destinée, il est très nécessaire de connaître les dispositions requises dans l’entendement et dans la volonté pour que ces puissances soient en état de produire et de recevoir ces opérations si merveilleuses et si relevées qu’elles atteignent jusques à l’essence de Dieu même. La connaissance et la jouissance de Dieu même selon les forces de la nature sont le Souverain Bien et la félicité naturelle de l’âme comme l’a reconnu le philosophe. Il n’y a entendement ni humain ni angélique qui, par sa capacité naturelle, puisse atteindre ni s’unir à cette essence divine dans elle-même. Il en faut dire autant de la volonté puisqu’il est certain que ni l’une ni l’autre de ces deux puissances ne peuvent s’élever au-dessus d’elles-mêmes, ni se porter jusques à ces états supérieurs à leur nature dans lesquels Dieu peut être découvert et possédé en Lui-même. Mais il a plu à cette divine Bonté de ne nous laisser pas dans le simple état de la nature, et, nous ayant donné une âme immortelle qui n’y pouvait point trouver son compte, Il nous a élevés dans l’état de l’Éternité et il nous a destiné une béatitude surnaturelle qui consiste dans la Vision680 et dans la possession de Son essence par connaissance et par amour. Et comme les moyens doivent être proportionnés à la fin, il a été nécessaire de nous disposer à cette félicité supérieure et à la possession [40] de ce Bien si élevé au-dessus de nous par des communications anticipées qui fussent du même ordre surnaturel et faire faire dans cette vie à ces deux puissances de notre âme, l’entendement et la volonté, comme des essais de cette vision et de cet amour ; et pour cela, Il leur a donné le secours qui s’appelle la grâce, qui fortifie notre âme et l’informe en quelque façon, lui donnant un être surnaturel et une participation de la nature divine.

Par le moyen de cette grâce, nous sommes constitués en puissance de produire des opérations dignes de Dieu même et qui s’élèvent d’autant plus vers Lui que cette qualité divine remplit et pénètre profondément le fond de notre âme. Elle fait de nous une nouvelle créature qu’elle régénère en Jésus-Christ pour n’être plus sujette à la corruption de la nature, mais toute vivante à Dieu et opérante par Lui dans une entière soumission à Sa conduite et à Ses divines impressions. Dieu, qui ne donne Ses grâces aux hommes qu’afin de les faire dignes de Ses divines communications, a une complaisance particulière d’en trouver quelques-uns chez lesquels la nature humaine, réformée et purifiée par les opérations de ces mêmes grâces, soit devenue capable d’être élevée jusqu’à la jouissance réelle et véritable de Sa divine présence et d’une union très intime avec Lui qui, si elle n’est pas telle qu’elle sera dans le Paradis, peut néanmoins arriver à une telle plénitude et à une telle pénétration de tout l’homme que, dans les moments de ces communications ineffables, il jouit d’une félicité de laquelle il peut dire : nec oculus vidit, nec aurea audivit..., etc.681

Sa divine Majesté, trouvant cette disposition dans une personne dans laquelle Sa grâce règne entièrement, et dont la volonté est toute transformée et comme [41] perdue en celle de Dieu même, lorsque la créature a anéanti son être, ses propres actions et sa propre vie pour n’être plus et ne vivre plus qu’à Dieu, Dieu la fait subsister dans un être nouveau de la grâce, non pas qu’elle perde son être et sa subsistance naturelle, mais tout ce qu’elle avait de propre, ou que le péché avait introduit chez elle, étant sacrifié à Dieu, Il occupe Lui-même le fond de cette âme, et, la divinisant en son fond, Il en fait sortir des opérations conformes à leur principe. Et comme cette grâce est ainsi une participation à la nature divine, elle fait les mêmes choses, avec quelque proportion, dans l’âme qu’elle informe, que ferait la nature divine si elle s’unissait à elle. Car, voyez ce que serait cette nature : premièrement, elle lui donnerait un être de sainteté et ensuite, de cet être, des opérations conformes à cet être qu’elle leur aurait donné. Et comme la nature des opérations suit toujours la nature de l’être, ces opérations seraient des participations des opérations de la nature divine. C’est ce qui se fait par la grâce, et ce Dieu d’une infinie et inconcevable bonté, qui n’est jamais séparé dans Ses dons et qui vit réellement dans les âmes qu’Il a sanctifiées, voulant leur faire expérimenter en cette vie le dernier terme de Ses bontés et la fin où peuvent aboutir Ses faveurs, élève leur entendement par une lumière particulière, au moyen de laquelle Il est uni à cette première vérité, qui se trouve comme écoulée en Lui par manière de premier principe et lui fait produire, par une opération comme divine, un terme qui est comme un Verbe divin, une image de Sa substance qui remplit toute cette âme et lui représente et la fait toute jouir, dans son entendement et dans sa volonté, de Dieu qui lui est présent, non pas à la vérité en la manière de l’autre vie, mais [42] d’une façon si abondante qu’elle remplit toute sa capacité.

Je crois, mon fils, que c’est assez pour le présent de vous avoir montré, quoique sommairement, jusques à quelle sublimité d’union avec Dieu peut arriver en cette vie l’âme fidèle régénérée par la grâce de Jésus-Christ, supposé qu’elle se laisse conduire aux seuls mouvements divins et qu’elle détruise à fond dans elle-même ceux de la nature corrompue. Il y en a assez pour vous donner l’envie de connaître les voies les plus propres et les plus convenables pour vous mener à la possession de ce bien.

2. Il faut être parfait pour jouir de Dieu et pour expérimenter réellement Sa présence en cette vie.

La jouissance que Dieu donne de Soi-même aux âmes qui se sont consommées dans Son amour suppose un état de perfection au moins selon la façon dont Il use ordinairement dans la conduite des âmes, parce que cette divine union se faisant par les opérations qui tendent vers l’objet le plus haut et le plus excellent qu’il soit possible de concevoir, elles doivent sortir d’un principe qui ait quelque proportion avec cet objet. Nul ne peut aller au-delà des bornes de son pouvoir et l’on ne peut agir que selon ce qu’on est : par conséquent, il faut de nécessité que l’homme duquel sortent des opérations qui lui donnent la jouissance de Dieu, soit plein de Dieu dans tout le fond de son âme, ce qui est le véritable état de perfection, lequel se forme dans l’homme de l’anéantissement de lui-même. Ensuite duquel Dieu a pris une pleine possession de lui, y a établi Son Royaume et y vit et fait vivre cet homme à la manière de Dieu même autant que la faiblesse humaine le peut permettre en cette vie. [43]

C’est à cet état qu’aspirent toutes les personnes qui tendent et qui travaillent à la perfection, c’est-à-dire à être tellement possédées de Dieu, tant dans la substance que dans les puissances de leurs âmes, qu’Il soit le principe et l’origine de leur vie surnaturelle, aussi bien qu’Il l’est de la naturelle, que ce soit Lui qui prévienne et qui conduise tous leurs mouvements, soit qu’ils tendent à Lui ou aux choses qu’il faut faire pour Lui. Il faut que la créature vienne à ce point de ne voir plus rien pour soi, ni dans le ciel ni dans la terre, que ce Bien qui la possède ; il faut aussi que rien n’ait plus ni part ni pouvoir sur elle sur ses inclinations et sur ses affections, dans ses désirs ni dans ses desseins, que Dieu qui a établi en elle son royaume, et, en un mot, que, si elle est, elle ne soit plus qu’en Dieu et pour Dieu. Tout ceci vous fait voir à peu près l’état auquel doit arriver l’homme pour pouvoir produire ces opérations merveilleuses dans lesquelles se trouve la consommation du bonheur en cette vie et le dernier point de la perfection.

Il est à présent question de voir quel chemin il faut prendre pour parvenir à ce bien ; vous voyez d’abord que ce n’est pas l’œuvre d’un jour ni l’entreprise d’une personne qui ne voudrait se donner à Dieu qu’à demi, ou qui, même en se donnant, voudrait conserver quelque chose de son intérêt même spirituel et être toujours assurée qu’elle est dans les bonnes voies et connaître qu’elle plaît à Dieu. Certes, si l’on savait par où il faut passer et ce qu’il faut souffrir pour arriver à cette vie divine, je crois que personne ne [se] hasarderait à s’engager dans un si rude chemin ; il faudrait pour commencer un effort aussi extraordinaire de la grâce que celui dont on a besoin pour s’y soutenir quand on y est [44] arrivé. Mais puisque vous avez déjà tant avancé et tant dépensé du vôtre pour arriver à cet état, il n’est pas juste de vous laisser en chemin sans vous enseigner les sentiers par lesquels il vous faudra passer.

Mon fils, je connais dans votre disposition intérieure que, par la miséricorde de Dieu et par sa grâce, vous vous êtes purifié des attaches des sens et du trouble de vos passions, et que votre âme, revenue à soi, après avoir été longtemps égarée dans les régions du péché, est en état de se pouvoir donner librement toute à Dieu, sans laisser aucune part dans ses affections, ni à soi-même ni à aucune autre créature. Ce qui vous reste pour achever ne doit pas tant tenir de votre industrie propre ni de vos efforts que de la conduite de la grâce, qui fait presque tout l’ouvrage de notre sanctification. La grande difficulté qui se rencontre ici est de se savoir si bien accommoder à cette grâce qu’elle nous trouve toujours disposés à recevoir ses mouvements et à les recevoir de la manière qu’elle les donnera ; il faut s’arrêter avec elle et cheminer quand elle vous y pousse, prendre ses ombres comme ses lumières : Sicut tenebrae eius ita et lumen eius682, être pleins quand elle veut et vides quand il lui plaît. Il faut être pauvres et riches, élevés et abattus ainsi qu’elle le voudra, et enfin se résoudre à ne désirer rien par avance et à ne recevoir à chaque moment que ce que Dieu opère en nous, et ne voir ni vouloir autre chose que ce qui est et se passe, tant en nous-mêmes qu’au-dehors.

La pratique de tout ceci est beaucoup plus difficile qu’on ne peut se l’imaginer en le lisant sur ce papier. Car il faut tellement s’abandonner à la conduite de Dieu que l’on n’y mette plus rien de soi activement et qu’on n’y mêle rien de son industrie : il est seulement nécessaire de se donner tout à la suite de Ses [45] opérations, qui nous préviennent et nous attirent et emportent amoureusement avec elles si nous nous laissons seulement aller et ne lui portons pas de résistance. De sorte que, dans cet état, quoique nous ne soyons que passifs aux mouvements divins, il faut être actifs en ce que ces sacrés mouvements remplissent nos puissances : elles sont excitées à tendre avec eux vers l’objet auquel elles nous conduisent. Dieu, donc, voulant être le seul auteur, le principe et la fin de notre sanctification, met en nous tout ce qui fait et qui forme l’état de Sa sainteté, et la créature n’a rien en elle-même ni d’elle-même qui puisse atteindre au moindre degré d’être et de vie surnaturelle, quelque excellence naturelle qu’elle puisse avoir. Et comme la sainteté est une participation de la nature divine, il n’y a que Dieu seul qui la puisse donner, et personne ne peut L’obliger à le faire que comme il Lui plaît et autant qu’Il veut. Ceux à qui Il fait cette faveur peuvent bien être appelés des dieux : Ego dixi : dii estis et filii excelsi683, n’y ayant rien d’humain là-dedans : aussi ne doivent-ils plus agir ni vivre que selon l’excellence de l’être qu’ils ont reçu, et quoiqu’il soit tout fondé sur l’être naturel et que ce soit par lui et en lui que se font toutes les opérations de l’homme, néanmoins cette participation divine, qui est comme la forme et qui met en acte l’homme qui en est revêtu, est la première cause et la source de laquelle procèdent les opérations divinement humaines. Leur vie toute divine n’est qu’en Dieu et ne tend qu’à Dieu, et par conséquent ne peut venir que de Dieu.

Quoique la sainteté, qui est une participation de la nature divine, ne puisse être donnée que de la part de Dieu, si est-ce que l’homme contribue avec la grâce à introduire dans son âme les dispositions qui sont nécessaires tant pour y maintenir le royaume de Dieu que pour l’y augmenter, tant par de plus [46] profondes pénétrations de la grâce dans le fond et dans la substance de l’âme que par une étendue plus ample de cette grâce dans toutes ses puissances. C’est en quoi consistent les plus grandes difficultés de la vie spirituelle, parce que l’homme ne doit pas s’avancer de lui-même ni prévenir les mouvements divins, mais aussi il doit tellement s’y accommoder et les suivre qu’il n’en laisse aucun d’inutile. Car Dieu ne voulant rien faire dans nos âmes que par nous et de notre libre consentement, Il veut que notre volonté soit tellement transformée en la Sienne qu’il semble que ce ne soit qu’une. Mais comme l’on n’a pas encore, dans les commencements de cette vie d’union, toutes les expériences des choses si merveilleuses qui s’y passent, il est très facile d’y faire des fautes, soit pour vouloir aller trop vite ou pour ne s’avancer pas autant qu’il faudrait. Il y a temps d’agir et de tendre vers Dieu comme vers l’objet de notre félicité, et un autre temps où Il veut seulement que nous recevions de Lui l’influence de Sa grâce et de Ses dons desquels Il nous remplit pour nous mettre en état d’opérer plus noblement et plus parfaitement. Et cela dure pendant toute notre vie, parce que l’homme est toujours capable de se perfectionner de plus en plus ; et à mesure qu’il reçoit des nouveaux degrés de grâce et de sanctification, il est mis de plus en plus en état d’agir plus noblement vers Dieu et de produire des actions qui atteignent de plus près à Sa divine Majesté soit par connaissance soit par amour.

Lorsque Dieu veut parler à une âme et qu’Il veut la remplir de Ses divines impressions, elle doit se tenir en repos de crainte de troubler l’ouvrage que Dieu veut faire en elle, comme elle le troublerait infailliblement si elle se servait alors de sa propre industrie et de ses efforts naturels pour tâcher de seconder les mouvements de Dieu. La coopération qu’on [47] demande d’elle pour lors est seulement de recevoir, accepter et s’accommoder à ce qui se fait en elle de la part de Dieu. Car, d’ordinaire, lorsque Il veut détruire dans l’âme quelque chose qui n’est pas conforme à ce qu’Il désire d’elle, Il le fait bien par l’opération de Sa grâce, mais il faut que l’homme y contribue en même temps, non seulement par l’acquiescement de sa volonté, mais aussi en soutenant une peine secrète qui se ressent au fond de l’âme et qui excite la nature qui ne peut souffrir qu’on arrache ainsi sa propre vie jusque dans la racine sans en faire ressentir la douleur à celui qui lui fait ce mal de consentir à sa perte. Et d’autant que Dieu ayant détruit en l’homme le royaume du péché en tout ou en partie, Il y introduit le Sien à même proportion et rend l’âme dans une liberté divine qui lui donne une grande étendue vers le bien, tant pour agir que pour pâtir, et la remplit de Sa grâce à la même mesure qu’Il l’a vidée du péché. Il faut que cette âme non seulement consente à ces opérations que Dieu fait, mais aussi qu’à l’aide de cette grâce, elle agisse et entre dans les dispositions réelles que Sa Majesté opère en elle, qu’elle les accepte en faisant usage et se servant de Ses dons, vivant et opérant désormais par ces mêmes dispositions et qualités qu’elle a reçues de Dieu.

Vous voyez donc, mon fils, que l’on n’est pas purement passif et sans rien faire dans ce commerce divin, car encore qu’on ne s’efforce pas par soi-même à produire des actes vers Dieu, l’on se tient pourtant tout prêt pour recevoir et pour suivre tout ce qu’il Lui plaira nous donner. On est là, comme dit le prophète, ayant la bouche ouverte et attirant l’esprit, os meum aperui et adtraxi spirituum684. L’on est en la présence de Dieu, sicut cervus desiderat ad fontes aquarum685, « comme le cerf tout pénétré de soif qui désire une fontaine ». C’est ainsi que sont les âmes qui, ayant [48] épuisé leurs forces et leur industrie à force d’aimer et de mourir à tout, après même avoir épuisé toutes les lumières qu’ils avaient acquises dans les méditations ou contemplations, voire même celles qu’elles avaient reçues de la bonté infinie de Dieu pour leur conduite dans la poursuite du chemin de la perfection, deviennent en un état de ne pouvoir plus se servir de quoi que ce soit que de leur simple désir qui leur est comme une soif très ardente et perpétuelle qui les consomme par son ardeur, et les purifie jusqu’au fond.

Mais aussi, ce désir est le dernier acte de vie de la créature qui expire en Dieu par son moyen. Car, par lui, l’âme est transportée en Dieu ou, pour mieux dire, ce feu intérieur ayant consommé tout ce qu’il y avait de propriété de vie dans la créature, Dieu en prend possession : Il s’unit à elle et la fait vivre de Sa propre vie par le moyen de la grâce par laquelle Il fait tout en l’homme. Cette grâce lui est alors comme une seconde nature qui lui sert de principe pour toutes ses opérations, en sorte que, si l’homme était assez fidèle pour se tenir toujours à la suite de ses mouvements, il ne ferait rien qui ne fût agréable à Dieu.

Mais il est vrai qu’il n’y a guère que ceux qui sont confirmés en grâce qui puissent avoir une telle fidélité, outre que Dieu tient cet ordre dans la conduite spirituelle des hommes qu’après les avoir élevés bien haut et les avoir fait goûter les délices de Sa divine présence, Il les fait revenir au plus bas étage de la nature pour la purger encore davantage et la rendre capable d’être plus profondément pénétrée par la grâce et de recevoir par conséquent un être plus parfait et qui la fasse davantage approcher de Dieu. Et dans ces retours de bassesse il semble que la nature, qui ne semblait plus avoir de vigueur, veuille reprendre de nouvelles forces pour se remettre en son premier état. Elle [49] remue tout ce qui peut contribuer à ses desseins, elle émeut les sens, elle excite les passions, elle rappelle ses propres intérêts, elle souffle les étincelles de la propre volonté ; et le propre jugement vient au secours pour lui persuader que ce qui s’est passé en elle jusques à maintenant n’ont été que des illusions de sa fantaisie ; et enfin toute cette milice du péché s’étant soulevée contre elle, et Dieu d’autre part qui a retiré ce concours sensible par lequel Il la soutenait, elle se sent dans de terribles agonies et tellement déchirée de toutes parts qu’elle ne sait où fuir ni de quel côté se tourner.

Il n’y a point d’autre refuge pour elle durant cette furieuse tempête que de se perdre en Dieu et de s’abandonner à Lui à travers ces troubles, quoiqu’elle Le sente éloigné d’elle d’une infinie distance. Mais n’importe, si elle est assez généreuse pour se jeter dans cet abîme d’abandon à Dieu, elle est sauvée. Car c’est pour cela qu’Il a permis que la tempête se soit élevée : Il la fait descendre peu à peu de cette montagne de bonheur où elle jouissait de Lui si pleinement pour la réduire à une grande pauvreté et privation de biens desquels Il l’avait fait jouir. Après la pauvreté qui l’a déjà beaucoup affaiblie, Il la jette dans cette désolation où sa plus grande peine n’est pas ce qu’elle souffre dans ces privations, mais c’est qu’elle ne sait plus si dans ces attaques elle ne s’est point écartée de Dieu par le péché, qui est le seul mal qu’elle craint, ne comptant tout le reste pour rien.

Ce temps qui dure autant qu’il plaît à Dieu, sert merveilleusement aux âmes que Dieu juge dignes de ces combats. Et, à vrai dire, il faut plus ou moins passer par ces détresses pour arriver au sommet de la perfection. Et il faut souvent y repasser après y être arrivé, parce que, Dieu étant un être infini, il y a en Lui une infinité de degrés de perfection dont Il peut [50] donner la participation à Ses créatures par le moyen de Sa grâce, et tant qu’on est dans cette vie mortelle, on est toujours capable d’avancer dans la perfection et de croître de lumière en lumière autant qu’il plaît à Dieu de Se communiquer. Il est donc nécessaire, selon l’ordre que Dieu tient ordinairement dans la conduite des âmes, qu’Il fasse retourner du sommet de la jouissance dans l’extrémité de sa privation, non pas à la vérité dans le péché, qui n’est propre qu’à souiller les âmes, mais dans toutes les attaques et tous les désordres qu’il met dans les hommes par les combats qu’il leur livre et les doutes et les perplexités où il les met, Dieu permettant tout cela pour le plus grand bien des âmes qui le souffrent parce qu’elles acquièrent par ces nouvelles descentes de nouveaux degrés de perfection et un état plus noble, selon lequel (en remontant vers Dieu au sommet de l’esprit où Il les rappelle pour Se donner derechef à elles, mais plus noblement) elles opèrent plus parfaitement leurs actions conformément à ce nouvel état.

Cette descente ne se fait pas tout d’un coup et, d’une si pleine jouissance de ce divin Objet, on ne vient pas si subitement à en être privé tout à fait : cela se fait par degrés, Dieu retirant peu à peu Sa lumière, qui était l’instrument de cette jouissance, jusqu’à ce qu’enfin l’âme se trouve délaissée à soi-même et dépouillée de tous ses intérêts. Il est vrai que la foi lui demeure toujours, et la charité, qui la tient tout ce temps unie à la volonté de Dieu par sa bonne volonté, qui est ce qui lui reste, car il lui est impossible de s’aider d’autre chose. Encore sa foi est si simple et si nue qu’elle ne fait que subsister ; sa charité n’est pas morte, mais elle lui est si imperceptible qu’il lui semble que tout lui est indifférent et que Dieu est si éloigné d’elle qu’elle ne pourra jamais le recouvrer ; elle attend néanmoins avec patience, se confiant [51] en la fidélité de Dieu pour les Siens, et quand bien même il lui arriverait quelque lâcheté, cela lui sert de poids pour s’approfondir dans l’abîme de son néant où Dieu la veut trouver pour l’élever davantage par une plus grande communication de Sa grâce.

Vous voyez, mon fils, par ce que je viens de vous dire, que l’âme, dans tous ces plus hauts états de perfection, n’est jamais oiseuse [oisive] et qu’au contraire, tant plus elle s’approche de Dieu par Sa grâce, tant plus elle est en état d’opérer plus noblement. Et, de vrai, si elle est quelquefois passive ou dans une sainte oisiveté, c’est seulement pour attendre et recevoir les divines communications, afin qu’en étant remplie, elle opère plus divinement avec elles. Mais de croire qu’il faille se mettre devant Dieu sans rien penser ni dire, ni rien faire non plus que des prières, ce serait s’abuser. Il est fort dangereux encore de se contenter d’un simple souvenir de Dieu en la présence duquel on se met par la foi, et il est à craindre qu’on ne soit bientôt à bout et de ce souvenir et même d’une certaine tendance amoureuse qu’on dit qu’on a vers Dieu en cet état. Je ne veux pas néanmoins condamner cette manière d’agir avec Dieu, mais je vois que tant de personnes ne font autre chose toute leur vie sans avancer ni reculer qu’il est à croire qu’elles ne font pas grand fruit. Et comme naturellement on aime le repos, lorsqu’on se croit assuré qu’on est bien, on s’adonne fort volontiers à cette sorte d’exercice sans penser qu’il y ait autre chose à faire. Et le mal est qu’assez souvent ces mêmes personnes qui, selon ce genre de vie et en vertu de cet état, devraient être mortes tant à elles-mêmes qu’à toutes autres choses, se trouvent dans les occasions aussi vives et aussi pleines d’elles-mêmes que si elles n’avaient jamais fait oraison. Ce qui fait bien paraître qu’elles n’avancent point dans la [52] perfection et que cette conduite est dangereuse.

Le dessein de Dieu par tout ce qu’Il a fait dans les âmes est de les tirer de l’imperfection et de la servitude du péché pour les disposer à l’union avec Lui et à la jouissance de Lui-même, qui est la fin qu’Il prétend et à laquelle nous devons aspirer. C’est pourquoi par tout ce qu’Il opère en nos âmes, Il veut toujours détruire le péché, et soit qu’Il le fasse intérieurement et par soi-même dans le fond de l’âme et dans ses puissances, soit qu’Il le fasse au-dehors par les tribulations et les souffrances, Son dessein en l’un et en l’autre est de nous faire mourir à nous-mêmes et à tout ce qui est créé. De sorte que les âmes qui ne profitent point en cela, quand elles seraient ravies cent fois le jour, il ne leur sert de rien, car il n’y a que la sainteté qui soit regardée de Dieu, et Il nous la donne lorsque avec Sa même grâce, nous mourons aux corruptions de la nature. La sainteté, qui est une participation de la nature divine, élève toutes nos affections et toutes nos inclinations au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu et fait que nous ne désirons et que nous ne voulons rien que Lui ; elle nous met en un état surnaturel qui a de la ressemblance avec l’être de Dieu, d’où doit procéder une manière d’agir et de vivre semblable à celle de Dieu. Je dis ceci afin de faire voir la vérité de ce que j’ai déjà avancé, à savoir qu’il ne sert de rien à l’homme qui croit vivre intérieurement et être toujours dans la présence de Dieu, et même qui goûte, il lui semble, les douceurs du paradis, s’il ne s’avance, par les voies de l’abnégation et de la mort de soi-même vers cette vie divine, qui est détachée de tout et élevée au-dessus de toutes les passions humaines et de tout ce qui se peut penser ou désirer qui n’est pas Dieu. Ce qui amuse et trompe plusieurs personnes qui ne voudraient pas avoir manqué à faire leur oraison tous les jours, mais [53] qui se comportent de cette manière que j’ai dite, par une simple attention à la présence de Dieu, demeurant là en repos sans faire autre chose, c’est que, ne se sentant pas sujettes à de grands péchés ni même aux emportements auxquels plusieurs autres sont sujets, et que d’ailleurs leurs consciences ne leur reprochent presque rien, elles se persuadent aisément qu’elles sont et qu’elles font ce que Dieu demande d’elles, et, surtout, ne pouvant plus s’accommoder aux méditations et considérations qui leur étaient ordinaires au commencement de la vie spirituelle et dans lesquelles elles se sont exercées fort longtemps.

Je sais bien que l’on ne doit pas toujours demeurer dans la pratique des méditations quand il plaît à Dieu de nous appeler à la contemplation et à cette union avec Lui, et que plusieurs, qui se sont fort longtemps exercés, se sentent enfin si fort persuadés des vérités qu’ils ont connues et si fort enflammés de l’amour de tant de pratiques chrétiennes et saintes que Dieu est le seul objet pour l’amour duquel elles veulent tout entreprendre pour tâcher de l’atteindre qu’il serait désormais inutile de les contraindre à observer toujours leurs premières méthodes pour s’occuper avec Dieu. Ils le regardent donc en Lui-même comme l’auteur et la source universelle de tout bien et, s’unissant à Lui par amour au-dessus de toute considération et raison, ils demeurent dans une certaine jouissance de Sa divine présence qui assure, réjouit et met en repos toutes leurs puissances. Mais d’autant qu’ils sont encore faibles à soutenir cette façon d’agir avec Dieu, ils doivent renouveler de temps en temps leur attention afin de ne demeurer pas en oisiveté et sans rien faire.

3. Qu’il est dangereux de s’introduire de soi-même dans cette simple manière d’agir.

Les âmes font grand tort à Dieu et à elles-mêmes lorsqu’elles ne suivent pas Son attrait [54] intérieur et Ses secrets mouvements par lesquels Il les attire à une manière de vie et d’action plus parfaites que celles qu’elles ont accoutumé, remplies de leur propre industrie naturelle qui les empêche de s’élever au-dessus d’elles-mêmes pour trouver Dieu et s’y unir à Lui très intimement. Mais il est vrai qu’il est aussi dangereux, très dangereux, de vouloir de soi-même s’introduire à ces voies si particulières et si relevées, sans y être appelé ou introduit par Celui même à qui seul il appartient d’ouvrir et de fermer comme il Lui plaît la porte de ce banquet divin : il est bien à craindre qu’il n’arrive de même qu’à l’homme de l’Évangile, qui était entré aux noces sans avoir les habits nuptiaux et les livrées de l’Époux. La raison ou la cause de ce danger est que les personnes qui s’introduisent dans ces voies plus parfaites avant qu’elles n’aient les dispositions pour y pouvoir marcher comme elles le voudraient, [de]viennent en peu de temps languissantes et sans forces ni vigueur, sèches et arides, sans nourriture spirituelle. Ensuite de quoi, elles se plongent dans un chagrin et dans un ennui qui les fait résoudre à tout quitter, ou du moins les fait vivre misérablement sous un poids d’obscurité et de peines épouvantables sans croître ni avancer en aucune manière, mal qui ne vient que de ce qu’elles veulent aller par dessus leurs forces, ou pour mieux dire de ce qu’elles veulent agir avant que d’avoir l’être capable de produire les opérations dans lesquelles elles veulent s’exercer.

Ceci est de telle conséquence que ceux qui tombent en ce défaut se privent des moyens de parvenir à ce qu’ils cherchent et à ce que Dieu demande d’eux, parce que ce n’est pas à l’homme à se conduire ni à choisir ses voies pour arriver à sa fin surnaturelle. C’est à Notre Seigneur Jésus-Christ qui est l’auteur de notre salut et qui a marqué le terme et les [55] voies de la perfection et sanctification de chacun, à les mener par la voie qu’Il leur a préparée ; tout ce qu’Il veut de nous en cela est que nous entrions dans Ses desseins et que nous suivions les routes dans lesquelles Il nous met et nous attire pour arriver au degré qu’Il nous a destiné.

Mais comme on ne peut pas toujours si bien juger de ce que Dieu demande et qu’on craint de se tromper soit, ou pour trop avancer ou pour trop retarder, il faut consulter et suivre les avis des personnes expérimentées et spirituelles qui ont déjà passé par ces chemins, ou du moins se servir encore des livres spirituels qui traitent de ces matières et suivre les conseils que les uns et les autres nous donneront. Et même, lorsqu’on va bonnement et simplement sans rechercher dans l’élévation de ses voies ni son repos propre ni sa propre excellence, quand on n’aurait ni livres ni personnes qui puissent donner les lumières de ce qu’on devrait faire, si on s’abandonnait entre les mains de Dieu, Il ne manquerait pas de faire connaître ce qui serait plus à propos et plus conforme à Sa sainte volonté, car c’est Son affaire. Et pour l’intérieur, Il ne demande que des volontés dépouillées de tous les propres intérêts intérieurs et extérieurs et qui ne veuillent que Le suivre.


4. Cette façon de vivre et d’agir simplement avec Dieu dispose les âmes à une vie plus parfaite.

Supposé que l’on soit véritablement tiré de Dieu pour quitter la multiplicité soit des discours et des raisonnements humains, soit des autres moyens desquels on s’est servi jusques alors pour se dépêtrer des empêchements plus grossiers de la nature corrompue, après qu’on est venu à bout du désordre des [56] appétits sensuels, du trouble des passions et de l’amour déréglé de soi-même, et qu’on se sent en paix et en état de se pouvoir donner dignement à Sa divine Majesté, il ne faut pas craindre alors d’entrer dans cette pratique de simplicité de coeur, d’esprit et d’exercice, par laquelle on ne va pas à Dieu comme à quelque objet fort éloigné et élevé au-dessus de nous, mais comme à quelque chose qui nous appartient, qui est avec nous et dans nous et à qui nous voulons être entièrement et sans réserve.

Cette manière de vie est bien plus conforme à la vie de Dieu que tout ce que l’on a fait ci-devant et attire beaucoup plus fortement Dieu dans nos âmes, car alors Il commence à prendre toute l’administration spirituelle et intérieure de Sa créature qui le suit du mieux qu’elle peut, tant dans les délaissements, les afflictions et humiliations qui lui viennent de Sa part que dans les saveurs qu’il Lui plaît de lui faire pour la fortifier : si elle fait ce qu’elle doit, elle soutiendra tous ces divers changements sans se changer soi-même et sans troubler sa paix et son repos, car, puisqu’elle s’est toute abandonnée à Dieu, elle se doit rendre et se regarder comme le but de toutes les flèches qu’Il voudra lui envoyer et comme l’objet de Ses desseins et n’en plus former aucun d’elle-même ni sur elle-même, comme n’étant plus à elle. Lorsqu’une âme se trouve dans cette pratique, il y a grand sujet d’espérer qu’elle a les dispositions que désire Sa divine Majesté pour continuer d’accomplir en elle ce qu’Il a ordonné de toute éternité pour sa perfection.

La manière que l’âme qui est arrivée à ce point, doit observer dans son occupation intérieure avec Dieu, est de tendre vers Lui comme très présent et très intime à elle-même sans se former aucune idée ni concept particulier de Sa Majesté, mais remplir finalement sa [57] pensée de Dieu comme de quelque chose de réel et véritable, qui lui est plus présent et plus intime qu’elle n’est à soi-même. Je sais bien que l’on se forme toujours quelque objet qui est comme une expression de la pensée, quoique l’on doive être persuadé que tout ce que l’on atteint par tous ses propres efforts ne peut être Dieu ; mais à mesure que l’on devient plus simple, l’on opère plus simplement, et le terme des pensées est aussi par conséquent plus simple et plus relevé. Et avec tout cela, ce ne sont encore que des efforts et des expressions de la créature qui, aidée et élevée par la grâce, pousse hors de soi, le mieux qu’il lui est possible, ce qu’elle a de meilleur, pour tâcher d’atteindre et d’arriver au souverain Bien qui est sa fin dernière. Mais voyant bien que ce ne sont pas les efforts humains ni sa propre industrie qui la peuvent faire monter à ce point de bonheur, elle se laisse épuiser à force de tendre et d’aspirer vers ce qu’elle aime et devient toujours plus simple dans sa façon d’agir, parce que d’autant plus qu’elle se donne elle-même, d’autant plus elle reçoit de Dieu, qui forme en elle un fond et un état de perfection selon lequel la créature agit aussi plus noblement.

Et il arrive, dans la suite du temps et dans la continuation de sa fidélité, qu’elle se trouve entièrement épuisée de ses propres forces sans pouvoir plus se mouvoir hors de soi ni vers quelque chose qui soit au-dessus d’elle, parce que Dieu a pris une pleine possession de tout son fond et l’occupe toute, en telle sorte qu’elle ne voit plus rien de Dieu hors de soi. Et elle se sent comme s’Il l’avait toute divinisée et pris tout ce qui est de la créature pour la transformer en Dieu, de sorte que toute la vie de la créature est absorbée en celle de Dieu par une grâce qui pénètre tout ce qu’elle est, et devient comme une source de plénitude intimement [58] unie à Dieu et qui fait comme une même chose avec Lui : ce n’est donc plus la créature à proprement parler qui vit de la vie surnaturelle, c’est Jésus-Christ qui vit en elle et qui gouverne tous ses mouvements et qui la met dans la béatitude dès cette vie mortelle.

Les personnes qui se trouvent en état de n’en pouvoir plus, après s’être employées de toutes leurs forces à recouler en Dieu de toute l’activité de leur amour, ne laissent point de se trouver en peine, ne sachant à quoi se résoudre lorsqu’elles arrivent dans le passage de cet état de vie dans un autre si différent dans lequel il leur faut entrer ; car il faut quitter celui de cette simple et amoureuse tendance vers Dieu, mais qui, étant dans l’effort et l’activité de la créature, n’est pas celui que Dieu demande des personnes qu’Il a destinées pour recevoir les derniers témoignages de Son amour dans cette vie. Il y en a donc un autre dans lequel l’âme, étant unie avec son principe et son Dieu, ne fait plus nulle avance de sa part, mais c’est Dieu, son divin Époux, lequel, en qualité de maître, de roi et d’ami, a soin de tout ce qu’elle est et de tout ce qui la regarde : Il la prévient en tout et elle n’a qu’à suivre Ses divins mouvements et s’y rendre fidèle.

Or, sur ce changement de ces vies si éloignées et si différentes l’une de l’autre, il y a un chaos à traverser dans lequel il se trouve fort peu de personnes qui veuillent se jeter et qui osent s’abandonner à ces ténèbres. C’est aussi ce qui fait que peu de personnes parviennent à cette manière de pur amour et d’union parfaite avec Dieu.

5. Ce qui arrive d’ordinaire avant que l’on entre dans la plus parfaite et plus intime union avec Dieu

Tous ceux et celles qui ont écrit de ce qui se [59] passe dans les âmes qui sont arrivées sur le bord de cet abîme et sur les rivages de la mort, nous en disent des choses si terribles que ce n’est pas merveille que si peu de personnes passent outre ; et encore, la vérité est telle qu’ils ne nous en disent pas la moitié, d’autant que cela se peut bien éprouver, mais non pas exprimer. Une âme qui s’est toute abandonnée à Dieu et de laquelle Il s’est rendu le maître ne peut plus s’en dédire : je sais qu’elle le pourrait par une infidélité non pareille, mais j’entends qu’elle ne le peut moralement après de tels engagements entre Dieu et elle et qu’elle ne le voudra jamais, quelque combat que rende la nature en cette extrémité dans laquelle il faut rendre la vie.

Pour dire quelque chose de ce qui se passe dans une âme que Dieu veut faire sortir de la vie qui se peut encore appeler humaine, parce que l’homme y est encore en sa pleine liberté - il y conduit ses actions par les lumières de sa raison, quoique fort illuminée et remplie de grâces de Dieu qui le portent à agir et à vivre selon le plus parfait degré de sa raison, - et qu’il plaît à Sa divine Majesté de faire entrer cette âme dans une vie plus relevée et plus parfaite, que nous appellerons divine, parce que l’homme n’y est plus à soi-même et y dépend entièrement de la conduite et du gouvernement de Dieu, dans l’immensité duquel il s’est jeté par un abandon général de soi-même et de toutes les autres choses où il pouvait avoir intérêt. Ce qui se fait alors est qu’il est nécessaire que l’homme meure à cette vie humaine, bien qu’elle semble bien parfaite, bien sainte, fondée et établie sur les principes de la grâce. La raison est que jusque-là, l’homme n’a travaillé que pour se regagner soi-même et se rendre maître de soi-même, pour se retirer de la [60] servitude du péché, des sens et des passions auxquelles il était assujetti par un esclavage honteux à sa noblesse, et préjudiciable aux intérêts lésés de la grâce jusqu’alors. Et tous les efforts que l’homme fait pour seconder les opérations de cette grâce se sont terminés dans l’homme à le rendre à lui-même et à le mettre dans un état où il soit véritablement libre pour se donner à qui il lui plaira sans en pouvoir être empêché par ses inclinations déréglées ni par le trouble de ses passions : voilà jusques où il est arrivé, quelque degré qu’il puisse avoir acquis dans ce genre de vie active, qui est pourtant avoir beaucoup avancé, puisqu’on s’est mis dans une disposition prochaine à recevoir la vie divine que Dieu a préparée à ceux qui se sont tellement laissés gouverner à Sa grâce, qui l’ont rendue maîtresse de leur fond et de tout ce qui en dépend.

Dieu n’a pas fait monter l’homme si haut pour le laisser là, ayant encore quelque chose de plus excellent et de meilleur à lui donner, et, à dire vrai, il semble, dans les épreuves par lesquelles Il le fait passer, qu’à peine il est entré dans les premiers principes de la vie spirituelle. Car tout ce qu’il a enduré et toutes les morts qu’il a souffertes, dans tant de combats qu’il a rendus contre les sens et la nature corrompue, ne sont rien en comparaison de ce qu’il faut souffrir avant que d’arriver à la vie qui lui est préparée. Car si on a coupé les branches et le tronc de la corruption humaine, on n’en a pas encore arraché les racines, qui sont demeurées dans les champs et dans le fond, où est, à la vérité, la sainteté et la grâce, mais où elle trouve encore cet empêchement de la propriété de soi-même. Mais comme l’homme ne peut plus presque rien ici et que l’ouvrage qui reste, est presque l’ouvrage de Jésus-Christ seul, qui le doit exécuter par Sa [61] grâce, l’homme ne sera que le patient, mais volontaire, et qui fera aller par tout son consentement pour tirer et jeter dehors ce qui est en lui de lui-même, et, par là, désagréable à Dieu. Pour venir mieux à bout de ce dessein, Dieu, pour ainsi dire, lui liera pieds et poings pour l’empêcher de se remuer et de se mêler de rien que de laisser faire. Dieu veut que cette affaire soit toute Sienne et ne demande de l’homme sinon qu’il le veuille et qu’il en souffre les douleurs pour en avoir le mérite.

Voici comme Dieu se comporte en son endroit : il semble qu’Il agit à la façon d’un ennemi le plus cruel qu’on saurait imaginer ; Il dépouille l’homme de ses lumières, Il le prive du concours sensible de Ses grâces, Il le jette dans des obscurités épouvantables. Les démons ressuscitent les spectres de sa vie passée ou lui en forment de nouveaux ; s’il a vécu dans l’innocence, ses sens, qui ne sont pas morts dans ses racines, pullulent mille rejetons d’impureté qu’ils fortifient par des pensées de même nature et qui le font mourir à chaque moment, ne sachant s’il n’y aurait donné quelque consentement. Les passions, qui ont si longtemps dormi, sont excitées et, par leur tumulte, font du bruit et du désordre à leur tour. La raison et le jugement est comme un soleil couvert des plus épaisses nues, qui ne sert que pour donner quelque ombrage propre à épouvanter par la vue qu’on a de son misérable et épouvantable état. Si le dehors vient aider à augmenter ce désordre (ce qui arrive assez souvent), c’est un surcroît d’accablement, insupportable à une âme qui ne peut recevoir aucune force ni consolation de qui ni de quoi que ce soit : elle ne peut s’élever à Dieu ou, du moins, cela ne lui sert de rien, car les cieux sont de bronze pour elle ; qu’elle prie, qu’elle crie, personne ne l’entend. Tant [62] plus qu’elle veut se remuer, tant plus on étreint ses liens. Elle ne voit et ne sent que sa perte et sa ruine totale. S’il lui reste quelque chose, c’est une petite étincelle de bonne volonté, qui lui fait dire que Dieu fasse tout ce qu’il Lui plaira puisque Il a commencé. Cela n’est néanmoins pas capable de la mettre en repos car toutes choses la poussent et lui font voir qu’elle est la plus criminelle des créatures. Elle ne voit dans toute sa vie, à comprendre même ses actions les plus saintes, que de la corruption et recherche de bien pour elle-même ; toute sa vie lui apparaît avoir été polluée par son amour propre et elle n’y trouve aucune pureté de bien, ce qui la laisse dans une mer d’amertume. Encore ce qui en est dit ici, n’est rien en comparaison de ce qui se passe dans une âme que Dieu veut purifier pour la faire passer dans un état où elle aura une demeure en Lui qui sera solide et assurée et que rien ne pourra troubler.

6. De quelle manière l’on se doit comporter en cette occasion.

Mon fils, ne vous étonnez pas des rigueurs que l’amour divin fait éprouver aux âmes qu’Il a choisies pour être le temple de Ses délices. Car lorsque vous aurez connu le bonheur qu’Il leur a préparé, vous avouerez que ces souffrances ne sont rien en comparaison du bien qui les attend.

Mais plutôt voyons de quelle façon l’on doit agir dans une rencontre si affreuse, dans laquelle il semble que ciel et terre, hommes et démons aient bandé tous leurs ressorts pour exercer une âme qui se trouve dans ce passage. Je vous avoue que je ne crois pas qu’on doive fort s’émouvoir ni en haut ni en bas, je [63] veux dire ni vers Dieu comme au-dessus de soi, ni vers soi-même pour voir ce que l’on pourrait faire dans une telle désolation, car l’âme est ici dans un état mourant, et son bien est de seconder l’opération divine en ne faisant autre chose sinon se laisser arracher la vie de toutes parts et de se laisser abîmer dans une perte générale de tout et principalement de soi-même. Il n’y a donc rien à faire qu’à mourir, ce qui est beaucoup faire, puisque tant qu’il y aura le moindre filet de propre vie, l’on ne sera point dans l’état que Dieu demande pour ressusciter une âme dans le pur Esprit de Sa grâce et de Son pur amour. C’est pourquoi il arrive presque toujours qu’il faut retourner plus d’une fois dans ces états de peine et de purgation si extraordinaire, d’autant qu’il se trouve très rarement des personnes qui puissent soutenir tout d’un coup des épreuves si rudes, et qui puissent ou veuillent tout abandonner dès la première fois pour se laisser posséder et pénétrer de la grâce qui fait tout ce saint négoce, et de lui laisser une telle domination, et si absolue qu’il ne reste plus rien en elle de la corruption ancienne et des restes du péché.

7. Ce que c’est que mourir à soi-même.

C’est un abîme impénétrable que ce passage de la mort spirituelle, qu’il faut néanmoins traverser pour arriver à une vie qui n’est plus sujette à la mort, car lorsqu’on croit être mort à tout et qu’on s’est dépouillé de tout, il faut recommencer. Ce n’est pas assez d’avoir vaincu le mal et les mauvaises inclinations et habitudes qui nous détournent de Dieu, il faut de plus se dépouiller même des bonnes en tant qu’elles viennent de nous et qu’il y a quelque chose de la créature. Il faut que, comme dit saint Paul : mortale [64] hoc absorbatur a vita686, c’est-à-dire qu’il est nécessaire que tout ce qui reste d’humain en nous soit englouti par la vie divine et que la source et les principes de notre vie et de nos actions soient toutes pénétrées de la grâce, qui, étant une participation de la nature divine, nous fera désormais être et opérer divinement et non plus dans cet état : quoique ce soit nous qui agissions, nous agissons non pas par nous-mêmes, mais par cette grâce qui est en nous comme une forme qui nous donne un être surnaturel et fait que toutes nos puissances peuvent agir surnaturellement.

Mais pour venir à un tel dépouillement dans lequel il semble que la nature perde, s’il semble [semble-t-il], sa propre substance et sa vie ordinaire, on ne saurait croire la peine qu’il y a : les douleurs qu’il faut souffrir sont inexplicables ; je ne crois pas que les agonies de la mort corporelle soient plus rudes ni plus affreuses avant qu’on puisse faire entrer une âme dans ces agonies. Il faut y retourner mille fois et y mettre plusieurs années, quoique Dieu, de Sa part, ne manque pas à travailler pour la réduire à cet état. Il lui envoie des humiliations de la dernière épreuve, Il la met à sec, Il rappelle l’abondance de Ses douceurs, Il frappe de toutes parts et fait frapper par des causes étrangères. Il renvoie une pauvre âme jusques au centre des misères : elle se voit et se sent en pire état que celui du néant, toutes les ordures du péché lui passent par-dessus la tête. Et tout cela n’est que pour la faire venir à ce point qu’elle soutienne d’être réduite au néant dans sa vie, dans son estime et dans sa volonté, et qu’il n’y ait rien plus au monde à voir ni à vouloir pour elle, ni qu’il n’y ait même rien à faire qu’à courber ses épaules sous le joug, c’est-à-dire toutes ses puissances sous la puissante main de Dieu. [65] Qu’elle laisse faire cette main à son égard tout ce qu’il Lui plaira dans le temps et dans l’éternité sans vouloir plus se mettre en peine de soi-même ; qu’elle ne regarde plus rien pour soi, mais suive seulement les ordres qui lui sont donnés et accepte tout ce qui arrive, au-dedans et au-dehors, comme des effets et des manifestations de la divine Volonté ; que cette Volonté soit le seul objet qu’elle aura désormais en vue en tout ; Sa richesse, c’est tout son trésor, sa vie et tout son bonheur. Voilà ce que c’est que mourir et être mort à soi-même. Mais qui en voudrait expliquer toutes les mesures et en prendre les longueurs, les largeurs et les profondeurs, il faudrait des volumes entiers : je me contenterai d’en avoir ce petit échantillon pour le point687, puisque aussi bien il en faut presque toujours dire quelque chose dans la suite du discours de la vie surnaturelle que l’âme qui a passé ce détroit, acquiert dans la possession de la grâce, qui est en elle le principal agent.

Vous pourrez me demander comment une âme qui ne prend et ne pense à autre chose qu’à se donner toute pour être toute possédée de Dieu, est si longtemps à arriver à ce Bien, puisqu’elle accepterait mille morts pour être assez heureuse d’y parvenir. La raison en est que non seulement l’âme doit être mise et portée dans cette mort par la grâce comme une cause externe, mais aussi il faut qu’elle se donne elle-même la mort activement et que sa volonté et son opération fasse[nt] ce coup. C’est la rigueur des rigueurs quand on en vient au fait et à l’épreuve, car de mourir par la main d’un autre, on le peut supporter, mais de se tenir ferme comme dans un feu dévorant qui vous consomme peu à peu, et qu’il faille le vouloir et s’y attacher soi-même, il ne se trouve que très peu de personnes assez [66] fermes pour une telle épreuve. Tous voudraient bien venir à cette belle vie où l’on ne vit que de Dieu, mais on ne peut pas sauter là sans passer par le milieu de ce purgatoire. Il faut mourir pour posséder Dieu : nemo videbit faciem meam et vivet688.

Ce n’est pas qu’il n’y ait du plus et du moins dans ces épreuves parce qu’il y a divers degrés de grâces que Dieu donne selon qu’il Lui plaît et selon les degrés de perfection et d’union auxquels Il appelle les hommes, mais toujours il faut mourir si on veut consommer cet ouvrage. Il est vrai que ceux qui s’abandonnent de bonne heure aux conduites de la grâce, entrent plus facilement dans cette perte que ceux qui se veulent trop aider et qui y mettent du leur et de leur industrie. Car ces derniers veulent voir où ils en sont et où on les mène et, comme il faut passer par des chemins inconnus et dans des obscurités merveilleuses, ils ne peuvent consentir à se laisser conduire sans savoir où on les mène et sans connaître les chemins. C’est ce qui fait qu’il faut que Dieu Se serve de tant de manières d’exercices pour leur faire anéantir cette propriété et cette réserve qu’ils font d’eux-mêmes, voulant prendre part à tout ce qui se fait en eux. Tant que cela sera ainsi, ils ne pourront jamais entrer dans le repos du Seigneur, ni goûter le bien de la paix qu’Il donne aux âmes qui ont volontairement tout perdu pour Son amour.

Les personnes qui sont dans ce rang et qui connaissent ce qu’il faut faire, qui le voudraient bien faire aussi, mais qui ne se sentent pas assez fortes pour soutenir l’effort d’une telle mort, doivent attendre avec patience, ainsi que le paralytique de la piscine probatique689, jusques à ce que le Fils de Dieu les porte et les pousse dedans par Sa grâce. Cependant, qu’elles fassent [67] toujours du mieux ce qui dépend d’elles pour mourir au moins en tout ce qu’elles peuvent et qu’elles s’humilient profondément dans la vue de leur faiblesse et de leur peu de courage. Car, encore que Dieu ne leur fît cette grâce de mourir à elles-mêmes que vers le temps de leur mort naturelle, elles seraient toujours assez heureuses d’être arrivées en mourant à la fin qu’Il leur avait destinée.

8. Ce que devient une âme morte et perdue à elle-même.

C’est une demande que fait le saint homme Job : homo nudatur atque consumptus ubi quaeso690 ? Qu’est-ce que devient l’homme qui est dénué de tout et tout consommé et perdu ? A répondre mystiquement et selon la vérité, un tel homme n’est plus ni pour soi ni pour les autres : non seulement il n’a plus rien, mais il ne peut plus rien vouloir pour soi : que voudrait-il puisque toutes les créatures ne lui sont plus rien et qu’il ne veut Dieu que pour l’amour de Lui-même et par pure complaisance à Son bon plaisir ? Je vois bien que vous voulez me demander où il est donc et ce qu’il fait, où il vit et de ce qu’il vit. Je vous dis que cet homme anéanti est comme retombé dans son premier principe, qui est d’une part le néant, et de l’autre la main toute-puissante de Dieu, qui le tire de son néant pour lui donner l’être naturel qu’il a, et qu’il y demeure toujours soutenu par cette même main et par l’influence continuelle de la Volonté divine, qui fait subsister toutes les créatures auxquelles Il a donné l’être. Cet homme, dis-je, qui est mort à soi-même par les opérations de la grâce et par la fidélité qu’il a eue dans une infinité de combats, a confié tout ce qu’il avait à Jésus-Christ, notre [68] Rédempteur, [et] se trouve heureusement entre les mains de son premier Auteur. Il est comme un enfant prodigue entre les mains de son père, après avoir consommé toute sa substance, son être naturel et tous les trésors des grâces que Jésus son sauveur lui avait méritées et données.

On lui redonne non pas sa première innocence, mais un état et un fond de grâce au moyen duquel il reçoit une vie nouvelle et toute divine, qui n’a plus rien des vies précédentes, lesquelles avaient toujours été mêlées de l’impur et de l’amour-propre qui se trouvait parmi le bon grain des vertus et de l’amour de Dieu. Cette nouvelle régénération élève l’homme à un tel degré d’excellence qu’il ne vit et n’agit plus qu’à la façon de Dieu, duquel il est tout pénétré, d’autant que c’est Dieu même qui, par Sa grâce, opère tout en cet homme et par cet homme, quoique tout paraisse être fait humainement par lui comme il l’est en effet, Dieu S’accommodant à la façon de l’homme, voulant seulement être le premier principe de sa vie et de ses actions. Pour répondre encore à cette question : où est l’homme qui s’est perdu en Dieu en s’abandonnant tout à Lui ? disons de plus qu’il est retourné en Dieu, Lequel il a trouvé aussitôt qu’il a eu tout quitté et qu’il est entré dans cette perte totale : Crede Deo et recuperabit te691 . Quiconque peut entrer dans ce degré de confiance en la fidélité de Dieu pour se perdre en Lui, Dieu le recouvre et lui redonne, dans une plus parfaite liberté, le centuple de soi-même et de tout ce qu’il avait quitté de meilleur pour le suivre dans Ses voies inconnues.

L’homme qui est ainsi retourné spirituellement dans son premier Principe par grâce et par amour, devient tout renouvelé et expérimente en soi, je dis même, dans toute son humanité, une rénovation et [69] réformation en toutes choses, non pas que tout soit tellement changé et si fort pénétré de la grâce qu’il n’y ait plus rien à faire, car il y a toujours à purifier durant qu’on est dans cette vie, mais il est vrai que les principes de sa vie humaine et morale et les puissances de son âme se trouvent dans un état où elles ne reçoivent d’autres inclinations ni d’autres mouvements que ceux que Dieu lui donne pour le faire tendre à Lui comme à son souverain bien et sa dernière fin.

Ce n’est pas que, s’ils ne prennent garde aux surprises des sens, qui sont toujours attirés des passions et émus par leurs propres objets, il ne fût quelquefois attrapé dans leurs pièges, surtout lorsque l’âme est vide des attraits divins et qu’elle ne sent et n’expérimente rien que sa propre misère, ou lorsque Dieu la laisse entre les mains de ses ennemis qui l’exercent admirablement, remuant en elle tout ce qui est capable de la détourner de sa fin, et même de l’attacher aux créatures ; et alors la tempête est si grande qu’elle cache toutes les lumières de la raison et celles de la grâce et que tout est en désordre : chaque inclination tire de son côté et l’imagination, qui sert aux ennemis comme de premier mobile pour tourner tout à leurs desseins, est toute pleine de ce qui déplairait à Dieu si la volonté de l’homme y descendait pour prêter son consentement. D’où vous pouvez juger en quel danger et en quelle faiblesse l’âme se trouve dans ces rencontres, dans lesquelles elle est réduite à ne voir et à n’avoir plus rien qu’un certain fonds de bonne volonté, par laquelle elle soutient toutes ces misères sans les vouloir et sans les approuver autrement que dans la volonté de Dieu, qui tient l’âme en Ses mains durant ces tempêtes et la fait passer à travers des abîmes, des objets, des périls sans qu’elle en soit souillée, [70] du moins si elle est fidèle comme je le suppose.

La vie d’une âme en cet état doit être toute en l’abstraction de tout ce qui est au monde et elle ne doit plus rien voir pour elle hors de Dieu, car tout le reste, pour saint qu’il puisse être, ne lui sera qu’un piège, si ce n’est que cela lui [deux mots illis.] par un ordre spécial de Dieu ou par le ministère de ceux à qui elle doit obéissance. La raison est qu’elle ne doit avoir aucun mouvement ni aucun dessein pour quoi que ce soit qui lui soit propre, puisqu’elle s’est entièrement abandonnée au gouvernement divin, et de [que] tout ce qui se fait au-dehors et au-dedans d’elle lui doit être bon, excepté le péché. Il arrive qu’après mille révolutions intérieures et mille renversements qui viennent par les opérations de Dieu dans l’âme, ou par l’exercice des démons, ou par la malice des hommes, elle se trouve enfin dépouillée de tout, la grâce ayant fait son ouvrage parmi tous ces renversements dans la volonté humaine, qu’elle a purifiée par toutes ces épreuves qu’elle a reçues de toutes parts et qui lui ont fait vider ce qu’elle avait de propre et, la réduisant dans sa pure nudité et pauvreté, l’a rendue capable d’être transformée en Dieu pour ne faire plus qu’une même chose avec Lui et ne vouloir plus que ce qu’Il voudra.

Il est vrai que si ce changement, ou plutôt cette transformation est telle que je le suppose, il ne faut plus chercher la volonté de l’homme en lui car elle n’y est plus, car elle est en Dieu où il vit, non plus lui, mais c’est Dieu qui est sa vie et son tout. Il n’a et ne veut plus que Lui, qu’il possède comme dans un repos éternel, d’autant que rien ne le saurait troubler, ni le détourner de Dieu, puisque sa volonté est toute remise à Dieu. [71]

9. Comment Dieu donne une nouvelle vie à l’homme qui est mort et perdu en Lui.

Je sais bien que l’homme n’arrive à cette bienheureuse mort qu’après avoir combattu plusieurs années et souffert des agonies si étranges qu’on ne le saurait croire qu’après les avoir expérimentées. Saint Paul nous en fait l’expression en peu de mots qui nous font bien voir les douleurs inconcevables qu’il y a à souffrir puisqu’il faut que l’âme se sépare et s’arrache de son propre esprit et que cette division pénètre jusques à la moelle. Cela ne se peut pas faire tout d’un coup à cause de la faiblesse humaine. Et les opérations que Dieu fait dans l’homme pour le réduire à ce point, le plongent plusieurs fois dans les abîmes de mort et de perte de lui-même, jusques à ce que la vertu de ces opérations ait pénétré jusques au fond de son être où est la racine de tout le mal. Et c’est aussi dans ce fonds que se sentent des angoisses presque infinies parce qu’il semble qu’on arrache l’âme de là et qu’on lui ôte sa propre vie. Or, il est vrai qu’on lui ôte cette vie de corruption, qui est la source de l’amour-propre, et c’est pour lors qu’elle se trouve toute seule et dénuée et dépouillée de tout, parce que Dieu ne l’a pas encore revêtue de la nouvelle vie qu’Il lui a préparée.

Cet état de nudité et de dépouillement dans lequel l’âme se trouve lui est comme un enfer, qui la prive du pouvoir de tendre et de s’avancer vers sa dernière fin. Elle se sent incapable de s’élever vers son souverain Bien par aucun effort d’elle-même, toutes ses puissances lui semblant desséchées jusque dans la racine, et il ne lui reste qu’un désir et une faim de Dieu qui la dévore sans la pouvoir satisfaire par aucune [72] industrie. Mais Dieu qui ne l’a réduite en cet état que pour la rendre digne de Lui, ne demande autre chose d’elle, sinon qu’elle suive Ses desseins en ne faisant autre chose que seconder Son opération, qui allume en elle ce feu par ce désir de Dieu afin de la consommer. Elle ne doit donc faire autre chose que soutenir cet effort de se voir brûler et consommer dans ce feu divin qui n’a pas pour le présent les douceurs de l’amour, mais qui en a tous les effets, car il détruit dans l’âme jusques au fond tout ce qui contrarie l’amour divin, et c’est son premier effet, ce qui ne se peut exécuter sans faire souffrir de grands maux à l’âme par la séparation de tout qui s’était uni à elle, et qu’elle retenait et regardait comme les principes de son bonheur. C’est ce fond de l’amour-propre qui s’était comme identifié avec elle, en telle manière que tout ce qu’elle faisait ou de bien ou de mal était toujours infecté du venin de ce principe.

Après que ce feu a pénétré jusques à ce fond de l’âme et l’a purifiée, Il S’unit à elle comme principe d’une vie divine qui ressuscite toutes ses puissances et les met en disposition d’opérer, non plus par elles-mêmes ni par le principe naturel, mais par la vertu de ce principe surnaturel qui est la grâce et l’amour, lequel, ayant donné à l’âme un être tout nouveau, insuffle dans toutes ses puissances une vertu de nouvelles opérations surnaturelles, divines et conformes à cet être surnaturel. Or pour venir à cet état, il a été nécessaire de réduire l’âme dans ce néant d’elle-même, et dans cette impuissance de rien faire, ni de s’élever par aucune opération qui fût sienne vers Dieu, son unique bonheur. Elle a été même privée de cette vertu de s’élever vers Dieu et ne lui restant que ce certain feu dévorant, qu’elle [73] sentait au fond d’elle-même comme une faim insatiable qui ne pouvait être satisfaite que par la plénitude de Dieu, lequel néanmoins n’y paraissait ni au-dessus ni au-dessous d’elle, jusques à ce que Dieu ayant consommé tout ce qui lui restait de propre vie, de vue et de sentiment, elle trouve qu’en même temps qu’elle a été dévorée, ce feu s’est changé en principe de vie pour elle, et la fait renaître en Dieu, où elle se trouve et se sent comme si elle n’était plus elle-même. Elle se voit subsister en Dieu par cette divine et secrète vertu qui a pénétré et transformé le fond de son être : Il a pénétré toutes ses puissances, et même jusqu’aux organes du corps, dont il faut qu’elle se serve pour exercer ses opérations plus divines qu’humaines.

10. Comment l’on doit se comporter dans le commencement de cette vie nouvelle.

Je vous ai fait voir en abrégé les détroits par où il faut passer avant que d’arriver à ce point de bonheur que de trouver sa vie en Dieu et de ne vivre plus que de Lui. Maintenant que j’ai commencé à vous entretenir de cette rénovation de l’homme dans l’état de la grâce qui est la maîtresse en son âme et qui en possède toute la conduite, il faut que je vous dise la manière de se bien comporter dans le commencement de cette nouvelle vie, ce qui vous sera d’autant plus nécessaire qu’étant proche de la dernière union avec votre fin bienheureuse, il vous est de la dernière importance de ne vous écarter de la voie que vous devez tenir pour parvenir au bout de ce dessein et pour atteindre au terme auquel la grâce de Dieu vous attire.

Je vous ai dit que, jusque-là, les opérations de Dieu dans votre âme n’ont point eu d’autre fin que de lui ôter tout ce fond de propriété qui faisait qu’elle s’attribuait toutes choses et qu’elle se recherchait dans ses meilleures et plus saintes [74] actions, et que, pour cela, il a fallu que la grâce l’ait réduite et plongée souvent dans son néant, quelquefois par des tentations horribles, qui faisaient qu’elle se voyait elle-même plus noire et plus méchante que les démons, et d’autres fois par des calomnies affreuses de la part des hommes qui la faisaient voir telle aux autres, quelquefois par des peines intérieures qui lui ont été comme un petit enfer, ou, enfin, assez souvent par toutes ces afflictions ensemble, qui l’anéantissaient jusques au plus profond d’elle-même et jusques au dernier point de son néant. Tout cela s’est fait afin de la purifier tellement de toutes les inclinations par lesquelles elle avait encore quelque penchant à aimer et vouloir quelque chose en propre et pour soi-même, qu’il ne lui en restât plus aucun vestige, et qu’étant rendue à elle-même et toute libre dans un entier dégagement de tout, elle peut sans empêchement reprendre une nouvelle voie pour aller à Dieu, son unique et souverain bien, Lequel S’étant rendu le maître par toutes ces inventions amoureuses, l’attire et l’élève à Soi dans une vie aussi relevée et excellente que celle où le péché l’avait tenue autrefois était basse et digne de tout mépris. Et alors, au lieu de l’approfondir, pour le dire ainsi, et la replonger en elle-même comme Il faisait en l’état précédent, Il l’élève et l’attire en haut par divers degrés d’élévation et de clarté en clarté, selon l’ordre et les degrés de communication qu’Il lui fait de Ses grâces, et aussi selon la disposition qui est en elle pour recevoir Ses divines impressions.

La grâce, quoique victorieuse dans l’âme, n’a pas encore toute son étendue dans ce commencement, et il semble qu’elle s’y tient comme cachée sous la cendre de cette destruction du péché et de l’amour-propre qu’elle vient de consommer, et quoique son [75] opération, qui jusqu’ici s’était employée à détruire le mal, commence maintenant à édifier et à donner à l’âme une vie toute opposée à celle du péché qu’elle a détruite, quoiqu’elle ne demeure plus aussi dans l’âme comme une chose morte et sans action, et qu’au contraire elle commence à la faire revivre et à ranimer toutes ses puissances pour produire par elles des actions dignes de Dieu et de son nouvel état, il faut néanmoins vous tenir sur vos gardes, et tous vos efforts doivent être à vous rendre attentif à suivre ce nouvel état, qui est surnaturel. C’est-à-dire que vous ne devez plus rien laisser prendre ni dérober à la nature, laquelle, quoique vaincue, a toujours mille portes et mille détours pour regermer, pour sortir au-dehors et s’épancher vers les choses qui peuvent flatter votre appétit et vos inclinations, à qui on se laisse d’autant plus facilement tromper que les choses qui paraissent assez licites, si on ne se tenait dans une fidélité inviolable à ne se détourner pas d’un seul point, volontairement, sur quelque matière que ce soit, pour suivre le mouvement de la nature, à faute de quoi on se trouvera bientôt fort écarté de sa route ; et les ténèbres venant peu à peu à obscurcir l’entendement, il sera très dangereux de décliner vers692 les objets plus nuisibles.

C’est pourquoi il vous est important de bien savoir que cet être et état surnaturel, par lequel vous avez votre demeure et comme votre domaine en Dieu, est fort différent de l’état de ceux qui sont, à la vérité, dans la grâce, c’est-à-dire qui ne sont pas en péché mortel, mais qui n’ont point passé par ces épreuves : l’âme doit connaître et ressentir qu’elle y a été purgée, non seulement du péché actuel, mais [76] encore des mauvais effets que le péché laisse après soi dans les âmes où il a [une] entrée, et outre cela, que cette grâce (si l’homme a secondé ses opérations) la purifie des restes du péché originel, et ôte de lui les racines du mal qui reproduisent toujours en nous certaines secrètes propensions à nous rechercher nous-mêmes dans tout ce que nous faisons et voulons de meilleur. Et enfin cette grâce a tout pénétré et revêtu la substance de l’âme comme d’une forme qui lui a donné un être tout nouveau et une nouvelle nature, et l’a unie immédiatement à Dieu, cette grâce étant une vertu et un lien que Son amour a trouvé pour nous élever à Lui par-dessus tous les efforts humains et d’une manière toute divine.

D’autant que l’homme ainsi établi dans ce nouvel être de grâce et purifié comme de la corruption de la nature, ne peut se détourner tant soit peu de Dieu, son seul objet et sa fin bienheureuse, sous quelque prétexte que ce soit, qu’il ne fasse un très grand préjudice, parce que cet état duquel Dieu l’a honoré demande de lui des opérations qui soient conformes à cet être. Et comme c’est Dieu, par Sa grâce, qui l’a donné à l’homme afin qu’il puisse atteindre à Sa Majesté, qui est sa fin, Il demande que l’homme n’ait de vue ni de vie que pour Lui, qu’il n’ait autre objet que Lui, autre mouvement que vers Lui, en un mot qu’il soit tout à Lui, âme, vie, puissances, corps et tout ce qu’il est, de même que de Sa part Dieu est tout donné à lui.

11. L’âme doit tirer ici sa vie du dedans et ne prendre rien du dehors.

L’homme qui est mort à tout ce qui est hors de Dieu ne doit rien prendre hors de ce fonds pour soutenir et entretenir sa vie cachée en [77] Dieu avec Jésus-Christ, ainsi que dit saint Paul : Mortui estis et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo693 : il n’a donc plus rien à voir ni à prendre hors de là, et quoi que ce soit du dehors ne le doit atteindre ni toucher, s’il est fidèle à se tenir dans les bornes de son état. L’âme, qui est douée d’une nouvelle vie, ne prenant plus rien de tout ce qui est hors de Dieu pour sa nourriture, doit chercher en Lui ce qui lui est nécessaire, et, comme Dieu S’est uni à elle en qualité de principe et de source de vie spirituelle, ne faisant avec elle qu’une même chose, Il l’élève et lui donne la capacité de produire avec Lui des actions de vie surnaturelle et divine de la manière qu’Il les produit en Soi-même, avec cette différence que celles de la créature sont finies et accommodées à la mesure qu’elle a reçue de la participation de la nature divine et que celles que Dieu produit en Lui sont infinies et sont Dieu même.

Ainsi la vie de l’âme ne peut être que dans la connaissance et dans l’amour, comme la vie de Dieu même en Lui, dont les divines opérations aboutissent aux deux termes, l’un de la connaissance et l’autre de l’amour : si elle n’a donc rien à prendre au-dehors, sa vie doit consister seulement à connaître et à aimer Dieu. Pour Le connaître, il faut qu’Il soit présent à son entendement, et pour L’aimer, il est aussi nécessaire qu’Il soit uni à sa volonté : elle ne doit donc plus regarder Dieu comme séparé d’elle, mais comme une plénitude de lumière et de bien, qui lui est plus intime qu’elle-même et qui la remplit de Sa présence, et lui est un principe de vie qui la fait subsister et agir, lequel elle ne regarde plus comme quelque chose de séparé ni au-dessus d’elle, mais comme une même chose, de sorte [78] qu’en cette manière cette âme jouit du bien même de Dieu et de Sa même félicité, à la façon néanmoins de créature ; mais enfin, elle est pleine de contentement et ne peut rien désirer au-delà que la béatitude du paradis, où elle verra à découvert ce qu’elle ne goûte et n’expérimente que sous des voiles et des espèces qui lui cachent la face de Dieu.

Ce qui fait voir ce que j’ai dit au commencement, que l’âme ne doit recevoir sa vie que de Dieu, Lequel lui étant plus intime qu’elle ne l’est à elle-même, elle ne peut et ne doit prendre ni recevoir de vie que dans Dieu, qui en est le principe, l’objet et la fin, et qui fait comme une même chose avec elle pour produire avec elle une même vie et les mêmes actions.

12. L’âme de l’homme n’étant pas encore pénétrée de Dieu dans toutes ses dimensions, sa vie et ses actions ne sont pas dans l’entière plénitude de consommation qu’elle doit avoir.

Dieu pourrait bien, si c’était Son plaisir, rendre l’homme tout à fait saint par Sa grâce en même temps qu’Il lui en ferait la première communication et le rendre capable dès cet instant de produire des opérations conformes à cet être de sainteté, mais Sa divine Majesté, Se voulant accommoder à la façon et à la faiblesse humaine, qui ne peut tout d’un coup se donner entièrement à toute l’étendue de la grâce, lui donne premièrement l’entrée et l’établissement dans la grâce, et ensuite de l’être, lui donne la vie et les opérations qui lui sont convenables. Mais [79] Il ne lui donne pas encore cette vie dans toute la plénitude qu’elle doit atteindre dans la parfaite et réelle union avec Lui, car c’est là seulement que l’homme peut dire : Sanabor cum apparebit gloria tua694. Ce n’est pas pourtant qu’à l’heure même il voit Dieu clairement, mais il est tellement rempli et tellement imbu de Sa présence réelle qu’il n’a rien plus à désirer en ce monde.

Or, avant qu’il remonte à ce point de bonheur, il faut qu’il passe par plusieurs degrés de lumières et d’expériences où il souffre de nouvelles purgations. Ou, à mieux dire, comme son esprit est naturellement restreint en lui-même et n’a de son chef aucune force pour pouvoir s’élever à son bonheur, il reçoit par les opérations divines une plus grande étendue et devient plus simple et plus propre à recevoir les infusions divines, et [ce] qui se peut appeler purgation, parce qu’il y a toujours à mourir par tout et en tout temps, d’autant qu’on y peut toujours recevoir par la grâce de plus grandes étendues qui réparent les défauts de notre nature et la vident de quelque imperfection ; mais ces morts sont si douces, si délicates et si subtiles695 qu’on ne s’en aperçoit qu’au moment qu’il les faut souffrir : on peut appeler cette espèce de mort la mort des justes, qui sont déjà ressuscités avec Jésus-Christ de la mort du péché, qui ont souffert encore la mort de leur être propre, et qui meurent pourtant tous les jours davantage, parce qu’ils ne font plus que s’enfoncer et s’abîmer de plus en plus en Dieu jusques à ce qu’ils y soient tout perdus et si transformés en Lui qu’ils n’aient plus d’autres mouvements que les Siens, d’autres vues ni d’autre volonté que la Sienne en toutes les manières qu’elle se fera connaître. [80] Dans ce commencement d’être nouveau et d’établissement en Dieu par la grâce, l’homme sent et expérimente son fond tout renouvelé, et il se sent tout rappelé comme dans le plus profond de lui-même pour y jouir du bien qu’il y possède et de la liberté qu’il a reçue en Dieu par la destruction des deux captivités du péché et de l’amour-propre.

Il ne pense pas encore à s’élever au-dessus de soi parce que, dans ce fond de son âme, il est tout rempli de la présence divine, quoique ce ne soit pas par manière d’objet qu’il en jouit, mais par manière d’être et de principe : il est fait une même chose avec Lui. Cette vue ou expérience par laquelle l’homme se sent réuni à Dieu comme à son premier principe le comble d’une joie indicible et lui fait oublier toute autre chose, l’arrêtant à jouir du bien qu’il possède. C’est à lui à prendre garde de ne point empêcher ou diminuer l’opération de Dieu en voulant l’aider et faire quelque chose par son industrie et par ses propres efforts, car s’il y a temps auquel on doive tout faire cesser en soi et demeurer en repos, c’est en celui où Dieu veut être le maître et l’auteur de tout le bien que reçoit Sa créature . Ce n’est pas que l’on soit dans un repos ou oisiveté inutile, sans vie et sans action : au contraire, on agit pour lors de l’action de Dieu en nous et on est, par Lui, tout en action vers Lui, c’est-à-dire tout plein d’amour et de connaissance expérimentale qui vient de Dieu comme principe et cause efficiente principale, et de l’homme qui produit la même action avec Lui, pour Lui et en Lui. Ce que vous devez remarquer pour savoir qu’en quelqu’état de degré de perfection [81] qu’on soit, de même qu’on n’est jamais sans vivre, on n’est aussi jamais sans action.


13. Comment l’on doit entendre la véritable manière du silence et de l’inaction mystique.

Cette question a toujours été grande dans la théologie mystique et même scolastique, mais pourtant résolue par plusieurs très doctes et très saints personnages, qui ont dit ce que c’est que ce divin silence, et prouvent leur doctrine par l’Écriture sainte et par les docteurs de l’Église, [ce] qui me dispense de m’arrêter longtemps à en parler. Il en faut pourtant dire quelque chose qui pourra peut-être servir à ceux qui liront cet écrit.

Il est certain que l’homme a sa manière d’agir naturelle et humaine vers un objet et une fin ainsi que toutes les autres créatures ; l’objet et la fin de l’homme, ainsi que nous avons dit, n’est autre que Dieu, qui est la première vérité et le souverain bien dans la possession duquel consiste le dernier accomplissement de la créature raisonnable ; mais, si elle ne Le possède pas selon ce qu’elle en peut atteindre par ses forces et actions naturelles, sa félicité ne peut être parfaite, puisqu’elle ne remplit pas sa capacité et laisse l’homme dans la recherche, dans l’inquiétude et dans l’indigence. Pour lui donner donc une fin qui soit proprement sa dernière fin et sa béatitude, Dieu lui a donné des états au-dessus de celui de la nature, qui sont l’état de la grâce et celui de la gloire, dans lesquels néanmoins il faut que ses facultés naturelles arrivent à cette fin, mais élevées [82] et fortifiées par un secours surnaturel. C’est pourquoi, dans cet état, quoique surnaturel, de la grâce, il faut agir humainement. C’est pour cela que l’on enseigne à tous ceux qui se veulent donner à Dieu d’employer toutes les puissances de leur âme à rechercher cette bonté souveraine, à se convaincre de son amour et à se consommer et épuiser dans des efforts de recouler en Dieu par amour, mais après s’être exercé longtemps en toutes sortes de méditations et considérations sur tant de sujets que nous avons d’être à Dieu, tous, et de nous redonner tous à lui.

Et, en suite [à la suite] des lumières qu’on a puisées dans cet exercice d’avoir fait suivre la volonté dans tous les mouvements d’amour et de soumission qu’on a pu, on vient enfin à n’en pouvoir plus et à ne tirer plus aucun goût ni profit de tous les exercices qui ont fait autrefois nos délices spirituelles : on ne peut plus faire aller la raison dans tous ces sujets d’entretien qui l’avaient si bien occupée, et la volonté, qui sent en elle quelque secret instinct qui la rappelle au-dedans sans savoir à quoi ni comment. On se trouve en peine de se résoudre et de savoir quelle voie on doit prendre et ce que Dieu désire. Et c’est alors qu’il faut commencer à quitter cette façon naturelle de raisonnement de laquelle je viens de parler. Quoiqu’elle ait été bonne en son temps et fort utile à l’homme pour s’avancer vers Dieu, néanmoins, puisqu’il est appelé à un genre de vie plus relevé, il ne doit pas faire de difficulté de quitter le premier, toujours néanmoins par le conseil de quelqu’un qui sache ce que c’est, pour entrer dans une manière, et de vie et d’action, plus parfaite. L’homme donc n’agira plus dorénavant en homme. Mais sa manière [83] d’agir sera toute simple et approchante de la façon d’agir des anges, lesquels agissent simplement sans discours et sans raisonnement. Ce changement se peut en quelque façon appeler inaction, repos ou silence à cause que l’homme a quitté sa manière d’agir naturelle et humaine et qu’il opère par de plus hauts principes de ce don du Saint-esprit qu’on appelle sapience, c’est-à-dire goût et saveur des choses divines. L’âme trouve alors en elle-même les lumières qu’elle cherchait au-dehors dans ces commencements : elle s’en trouve remplie sans les aller chercher plus loin et elle fait sa nourriture de sa félicité.

Il arrive encore qu’outre cette simple manière de vie, Dieu opérant en l’âme de plus grandes merveilles et Se voulant donner à elle Lui-même en jouissance réelle, après avoir consommé toutes ses forces actives dans cette simplicité de vue et de vie, la fait expirer en Lui et vit en elle d’une manière si admirable et si divine qu’on ne peut la concevoir que par l’expérience : Il lui ravit sa propre vie et lui donne la Sienne autant que la créature est capable de la recevoir, et pour lors elle cesse de vivre même de cette vie simple et angélique, et c’est ce qu’on appelle inaction et silence.

Ce qui fait que plusieurs n’entrent point dans ce repos du Seigneur et que les autres sont si longtemps sans y pouvoir entrer, c’est qu’ils ne peuvent et ne veulent pas quitter cette simple vie pour entrer dans les ténèbres de la mort par laquelle il faut passer pour voir et jouir de Dieu : Sa divine Majesté, pour les y faire entrer, les y pousse et les porte à faire cesser leurs efforts, mais comme il n’y a rien de plus terrible à la nature que de suivre ce dernier pas, il y en a fort peu qui le fassent et passent outre. Voyez de [84] qui nous parlons : ce sont des personnes élevées presque au dernier degré de la perfection ; néanmoins elles ne peuvent entrer dans l’abîme de Dieu tant qu’elles agissent d’elles-mêmes et qu’elles veulent voir par où elles marchent, ce qui fait qu’elles ne sauraient atteindre Dieu, parce que la créature ne peut arriver à Lui par ses propres efforts ; il faut que toute action naturelle cesse et, fussent des chérubins ou des séraphins en lumière et en amour, tout cela ne peut agir qu’en créature. Or pour atteindre à Dieu, il faut que ce soit par une opération divine et que Dieu S’unissant à l’esprit de l’homme et faisant avec lui un même principe, produise une action qui se termine à Dieu réellement dès cette vie, quoique bien éloignée de la manière des bienheureux.

C’est alors proprement qu’il est nécessaire que l’homme cesse, qu’il laisse agir Dieu et qu’il demeure en repos et silence. Il faut que ce mouvement se rapporte à cette action qu’il avait pour tendre vers Dieu, s’unissant à Lui comme vers son Objet, quoiqu’elle [cette action] fût très simple, soit anéantie, parce que Dieu S’unissant à lui, il ne peut plus Le chercher comme quelque chose qui soit hors de lui. Sa forme, son action et sa vie ne sont plus pour acquérir, mais pour jouir du bien qu’il possède. Mais comme ce bien peut être possédé encore plus parfaitement, Dieu le tirera de cette jouissance actuelle, et on le fera descendre au fond de lui-même pour y jeter les fondements de nouveaux degrés d’élévation par des nouveaux degrés de perte et d’anéantissement, ce qui continuera jusques à la fin de la vie.

Je ne dois pas sortir de ce chapitre sans dire un mot du repos et de l’inaction qui arrivent dans les ravissements lorsque l’âme est enlevée par une force divine qui élève toutes [85] ses puissances au-dessus d’elles-mêmes sans qu’elles y puissent résister. Il est vrai que, pour lors, elle ne peut ni agir ni se mouvoir parce que le Saint-esprit, qui habite en elle et qui la remplit, agit et les meut si fortement qu’elle ne peut avoir d’autre action ni d’autre mouvement que celui qu’Il lui donne ; et quoiqu’elle n’agit pas d’elle-même, elle est néanmoins toute en action par l’opération de cette divine vertu qui l’enlève, l’occupe et la remplit.

Et de tout ceci on peut juger que le repos et l’acte de l’oisiveté de laquelle parlent ceux qui ont écrit de la vie mystique, n’est pas repos inutile, dans lequel on ne fasse que demeurer devant Dieu et attendre en repos une ou deux heures sans rien faire non plus que des pierres ou des troncs de bois, comme des personnes qui dormiraient. Ce n’a jamais été ainsi qu’on a voulu parler de l’oraison véritable de quiétude et de silence intérieur, car il n’y a point d’état de perfection ni en ce monde ni en l’autre qui ne soit tout dans la plus noble et la plus excellente action qu’on puisse produire. Dieu, qui est le principe et l’exemplaire de tout bonheur, et qui jouit du souverain repos, n’étant heureux que par Son action, c’est par la participation qu’Il donne de cette action aux créatures spirituelles qu’Il les rend heureuses ; mais cette action béatifiante ne pouvant provenir du fond de la créature, il faut qu’elle se dépouille de ce qu’elle a pour se laisser remplir de la forme divine qui est la grâce, et qu’elle reçoive d’elle la manière d’opérer en la façon qu’il faut pour s’unir à Dieu qui est en elle : ce qu’elle fait encore par le moyen des dons du Saint-esprit et de la lumière, qui [l’]élève au-dessus d’elle-même et la rend digne de goûter et de voir en quelque façon ce bien [86] qui fait le bonheur de toutes les créatures.


14. L’homme, ayant reçu Dieu dans le fond de son âme, doit monter vers Lui comme vers sa dernière fin.

L’union de l’esprit de l’homme avec Dieu qui se fait dans le fond de l’âme, est à la vérité le terme et la fin des efforts qu’elle doit faire, et des mouvements qu’elle doit avoir pour se réunir à son premier principe duquel elle s’était détournée par le péché. Mais cette union n’est pas le terme des opérations qu’elle doit produire conjointement avec ce même premier principe auquel elle se trouve unie et avec lequel elle ne fait qu’une même chose. Il est vrai qu’Il la met dans la jouissance réelle et véritable de Dieu en qualité de fin dernière et de souverain bien possédé réellement par la créature, et par connaissance et par amour. De la plénitude de ce premier principe qui remplit l’esprit de l’homme, et avec lui un même principe, et que ces sacrées et merveilleuses opérations qui procèdent de la plénitude qui la remplit et qui fait avec elle un seul et même principe, en quelque manière bienheureuse dès cette vie …696.

Mais cet état, quoique si relevé et si excellent, ne fait proprement que le fondement et l’établissement, ou, si vous voulez, la cause de la consommation de sa souveraine et totale perfection. Mais vous devez bien remarquer qu’encore que l’homme ait cet être de perfection, il ne dépend pas de lui de produire des opérations conformes au dernier degré de consommation de ce même être, non plus que nous voyons qu’un enfant, quoiqu’il soit homme essentiellement, ne peut néanmoins agir en homme que dans la suite du temps et des années ; [87] mais la véritable raison et cause de cela, c’est que l’homme est agi de Dieu comme cause principale de laquelle il reçoit tous ses mouvements et <qui> [qu’il] ne peut se mouvoir au-dessus de ses forces, ni tendre, ni s’unir à Dieu, quand même qu’il y est attiré et porté par Ses divines influences, qu’Il lui donne comme il Lui plaît, auxquelles il doit s’accommoder en les suivant humblement et fidèlement sans se mêler d’avancer ni de retarder que selon qu’il est mû et gouverné de son divin Principe. Tout ceci supposé, l’on ne doit pas prévenir par ses propres opérations, ou par quelques sortes de moyens que ce soit, les opérations de Dieu ; autrement, l’on se jetterait dans les ténèbres et des sujets d’inquiétudes qui pourraient donner beaucoup de peines.

Vous me direz : « Qu’y a-t-il donc à faire dans ce[tte] rencontre si l’on ne sent point l’opération divine qui vous porte à quelque chose ? Faut-il attendre en silence, et sans rien faire jusques à ce qu’on aperçoive quelque attrait de sa part ? » Je vous réponds qu’il ne faut pas entièrement demeurer en oisiveté, il ne faut pas aussi par son propre effort tâcher de s’élever vers Dieu, mais il faut vouloir cette volonté de Dieu de la soutenir dans ce présent état. Et l’on doit faire ainsi en toutes choses, tant intérieures qu’extérieures, lorsque Dieu retire de l’âme Ses influences sensibles et qu’Il la laisse comme à elle-même, car c’est faire ce qu’Il veut que de faire ainsi, et par cette voie, Dieu Se rend bien plus maître de la volonté de l’homme que lorsque Il la remplit par Ses douceurs et Ses attraits ; et aussi l’homme donne bien plus du sien que quand Dieu l’attire si puissamment qu’Il l’élève presque entièrement après Soi. [88] C’est à proprement parler prêter l’oreille de son coeur à Dieu qui lui parle actuellement, et ce n’est pas seulement L’écouter, mais recevoir ce qu’Il dit comme une divine semence que l’on fait profiter par le consentement que la volonté y donne et le concours qu’elle y apporte, en se laissant passer [et] transformer en la volonté de Dieu. C’est par ces opérations de Dieu dans l’âme de l’homme qui les reçoit et s’y laisse librement aller, que l’on devient tous divins et que l’on prend comme une autre nature et d’autres dispositions par les impressions que Dieu forme dans l’âme. C’est aussi par là qu’elle est enfin établie dans un être ou dans un état capable de s’élever par ses opérations au-dessus d’elle-même et de tendre à Dieu comme vers sa fin dernière et son souverain bien par des moyens qui sont propres pour l’y conduire.

Ce n’est plus comme d’autres fois que l’âme tendait vers Dieu comme vers sa fin par la bonne intention qu’elle mêlait dans ses actions, qui les lui rendait méritoires, et ainsi elle ne tendait à sa fin que par la vertu de cette même fin qui l’attirait ; mais à présent que Dieu S’est uni à l’âme comme principe de sa vie et de ses actions, et qu’Il a renouvelé son fond en Se donnant à elle par Sa grâce comme forme vivifiante, l’on peut dire qu’elle égale en quelque façon, en qualité de principe, la fin dont elle veut jouir, et qu’ainsi sa possession lui est comme naturelle à cause de l’état de la grâce où Dieu l’a établie en Se donnant à elle. Ce n’est pas néanmoins qu’elle ait cette pleine jouissance dès le moment que cette union se fait dedans son fond, car Dieu, qui l’a conduit par les ressorts de Sa sagesse, [89] l’a fait passer par divers degrés, l’un après l’autre : ascensiones in corde suo disposuit697 ; chaque degré, lui donnant comme un espèce d’être nouveau, lui produit aussi de plus nobles opérations ; mais il a été nécessaire que les opérations de Dieu en elle, aient causé ce nouveau degré et que l’âme se soit donnée à Lui d’une nouvelle manière, et autre que celle par laquelle elle s’était livrée à Sa divine Majesté avant que de monter ici. Et ainsi, montant de degré en degré, elle trouve sa fin, parce que Dieu l’ayant toute pénétrée par Sa grâce et remplie de Ses dons et de Ses lumières, il S’unit à elle, non plus par manière d’être, des principes et de cause efficiente, mais par opération, Se donnant à elle en forme d’objet et contenant tout bien, et de fin dernière. Après quoi, il n’y a plus rien à désirer que la claire vision qui se donne dans le paradis.


15. De l’état de jouissance et d’union intime avec Dieu.

Encore que cet état dépasse pour le point vos forces tant actives que passives, je ne laisserai pas néanmoins de vous en faire l’ouverture, dans la connaissance que j’ai de votre disposition et de l’attrait divin que votre âme ressent, qui la pousse et excite à s’élever vers ce bien ineffable qui est le centre de son bonheur et l’accomplissement de sa perfection.

Il faut que vous sachiez qu’après que la grâce et l’opération divine a purifié l’homme de toute propriété, et qu’il n’a plus rien de soi-même que l’être naturel qui ne lui peut pas être ôté sans le détruire, il se trouve qu’en cet être naturel, l’homme est élevé par la lumière et par la vertu divine à un état de noblesse et d’excellence qui est au-dessus [90] de lui-même, et qu’il se sent ému698 par un principe intérieur, qui est le maître en lui, à produire des actions qui sont de toute autre nature que toutes celles qu’il a produites jusques à présent en quelque état qu’il ait été. Car sa lumière et sa vue sort[ent] du dedans comme d’un principe qui en a toute la plénitude, et non pas comme d’un objet qui soit séparé de lui et qui soit un autre avec lui, lequel lui communiquant par des espèces particulières ses beautés et ses bontés, l’attirait à son amour ; mais présentement, c’est l’opération de l’homme, procédant de ce Principe divin avec lequel l’homme est fait un, qui produit l’objet qui fait tout son bonheur, lui faisant connaître et expérimenter le bien qu’il possède, de laquelle expérience et connaissance il sort nécessairement un amour, une joie et des contentements [si] excessifs qu’on ne saurait les exprimer par paroles parce qu’il n’y a rien là-dedans que de divin : la manière de l’éprouver est divine ; l’objet, c’est Dieu même, et les délices sont semblables à celles du paradis, excepté que les unes sont à découvert, et les autres cachées sous les voiles d’un foi très simple et très nue, qui est néanmoins si entourée des lumières célestes qu’on dirait quelquefois que ce serait le même paradis.

Vous voyez comme, dans cet état, l’homme est tout Dieu et Dieu est tout dans l’homme : il n’y a plus rien de bas ni de créé dans l’affection ni dans la pensée, Sa divine Majesté S’étant rendue maîtresse de tout ce qu’il y a dans l’homme qui peut être élevé à l’union amoureuse et jouissante d’elle-même. La pointe et le sommet de son esprit, ou pour mieux dire, l’unité de son esprit, s’étant réduite dans l’unité de son premier Principe, ne prend plus d’ailleurs la source de ses mouvements ni de sa volonté [91] : il les reçoit toutes de ce divin Principe qui s’est uni avec lui et qui est comme sa forme ou comme son acte, qui lui donne la force et la capacité d’agir divinement. C’est des personnes qui sont arrivées à ce point de perfection que saint Jean dit : Qui spiritu Dei aguntur hi sunt filii Dei699. Pendant que ces personnes sont dans cette plénitude de Dieu, il n’y a rien à craindre pour elles à cause que les richesses spirituelles qu’elles possèdent, sont si grandes et attirent si fortement toutes leurs affections qu’il est comme impossible de les divertir de là et de leur faire trouver le moindre goût en quoi que ce soit ailleurs.

Mais parce que, durant toute cette vie mortelle, l’on peut toujours profiter et avancer dans l’amour de Dieu, il est nécessaire que Dieu retire Son concours sensible de ces âmes si élevées pour les faire encore retourner en elles-mêmes et pour les purifier davantage, les faisant remonter par des degrés de perfection qui les élèvent de plus en plus et les rendent plus parfaites. Il ne faut donc pas que ceux que Dieu a fait monter jusques ici, disent avec saint Pierre : Bonum est nos hic esse700, et qu’ils veuillent demeurer dans ces tabernacles de bonheur, en retenant, s’ils pouvaient, ces divines influences sur eux plus longtemps que Dieu ne l’a ordonné, car ce serait chercher les dons de Dieu plutôt que Lui-même et que Sa divine volonté, qui est, en cette vie et en l’autre, l’unique règle de notre perfection et bonheur. C’est néanmoins ce qui arrive ordinairement à ceux qui ne font que commencer à entrer dans cet état, parce qu’ils craignent de manquer à ce qu’ils doivent, et que ce soit faute de s’appliquer assez que la divine lumière se retire de leur esprit, et aussi parce que c’est une [92] douceur si ineffable de jouir ainsi de Dieu qu’il est très difficile de n’en désirer pas la continuation, lequel désir semble d’autant plus légitime que c’est Dieu même qu’on désire et Sa divine et réelle présence expérimentale. Mais il est encore plus juste que l’on s’en prive afin de le laisser achever l’ouvrage de notre salut et sainteté, de même que fit la Vierge Marie, Sa très sainte Mère, l’abandonnant à la volonté du Père éternel et à la rage de Ses ennemis pour la consommation du salut de tous les hommes, quoique Sa divine présence lui fût comme un paradis en terre. Ce n’est donc pas à l’homme à se mêler de cette affaire, quoiqu’elle se fasse en lui et par lui. C’est assez qu’il se trouve, qu’il aille et qu’il vienne partout où Dieu le conduira, qu’il prenne ce qu’Il lui donnera et qu’il s’en prive aussi facilement qu’il l’a reçu.

Il est bon que je vous fasse remarquer qu’après cette divine jouissance de laquelle je viens de parler, il demeure dans l’esprit une idée ou une espèce de ce qu’il a ressenti, laquelle lui représente le bonheur duquel il vient de jouir ; ce n’est néanmoins pas, et l’on s’y pourrait tromper, mais c’est comme la nuée lumineuse qui cacha la gloire du Fils de Dieu aux yeux des apôtres le jour de Son Ascension. L’on ne doit non plus s’arrêter à vouloir retenir cette espèce que le sujet qu’elle représente. Ce n’est pas aussi qu’il faille l’effacer de l’esprit et en détourner sa vue, parce que l’impression qu’elle fait est très bonne et retient les forces actives et passives en vigueur et attentives vers ce qui s’est comme échappé de leurs yeux, laquelle espèce se diminue et s’évanouit à mesure que l’homme descend du sommet de l’esprit où il avait été [93] conduit par la grâce, dans les plus profonds abîmes de son néant, dans lesquels la même grâce le reconduit pour lui faire recevoir un être nouveau de purification et de sainteté, selon lequel il puisse opérer plus noblement et jouir plus excellemment de Sa divine présence lorsqu’il plaît à Dieu le faire monter à la montagne de paix, c’est-à-dire à l’unité de l’Esprit où Sa divine Majesté Se communique toute à lui.

Je vous ai fait voir que la montée vers ce divin séjour se fait en recevant de la part de Dieu Ses grâces et Ses lumières divines qui élèvent l’esprit a claritate in claritate a Domini spiritu701. Mais dans la descente, il en va tout au contraire : tout se fait par privation et par anéantissement de toutes choses. Il est vrai que la force de cette divine union qui s’est faite au sommet de l’esprit, demeure entière, car ce n’est pas une chose passagère, mais comme quelque chose de substantiel et de réel qui est en l’âme en forme d’être surnaturel ; mais les effets de cette union et jouissance se sont évanouis, et Dieu a retiré Ses lumières afin de laisser agir cette âme, et sur ses propres forces, toujours néanmoins animées de la grâce, afin de lui faire mériter des grâces et des degrés d’amour plus excellents, de sorte qu’elle revient alors toute à elle-même et presque comme si elle n’avait rien goûté de divin, sauf qu’il lui reste toujours une disposition tout autre, qu’elle voit et regarde tout ce qui se présente à elle tout autrement qu’elle ne faisait auparavant et comme une personne qui vient de l’autre monde. Cette descente ne se fait néanmoins pas tout d’un coup, au moins ordinairement, car Dieu en use autrement envers quelques-uns qui se [94] trouvent tout d’un coup dans une entière privation de tout ce dont ils jouissaient, ce qui les étonne avec sujet702, mais comme ce sont des personnes accoutumées aux renversements et aux changements que l’Esprit de Dieu a si souvent faits en eux, ils demeurent en paix et veulent cela même présentement aussi bien que ce qu’ils ont ressenti de plus doux.

16. L’homme qui est arrivé à l’état de jouissance, n’y doit pas toujours demeurer et pourquoi.

Si le soleil, qui est la cause principale de toutes les productions qui se font dans le monde, dardait sans cesse ses rayons sur une même région ou climat, il [la] consommerait par l’excès de ses chaleurs et, au lieu de la rendre fertile, il y brûlerait tout ce qui est en état de produire des fruits : c’est pour cela qu’il est nécessaire qu’il s’éloigne, qu’il se cache, qu’il fasse des nuits et des jours, des hivers et des étés, des automnes et des printemps. C’est à proportion tout de même du Soleil de nos âmes, qui leur fait autant de bien lorsque Il S’éloigne d’elles par une absence sensible que lorsque Il les comble des douceurs célestes, qui leur fait expérimenter, par Sa présence réelle, la raison qu’autant que nous, dans cette vie mortelle, nous pouvons toujours acquérir de nouveaux degrés de perfection à l’acquisition desquels Dieu veut que l’âme coopère, afin qu’elle en ait le mérite comme Il lui en veut donner la gloire ; et pour mériter, il faut qu’elle donne quelque chose d’elle-même et qu’elle perde quelques degrés de son être moral pour le faire passer et [95] transformer en Dieu.

Or, pour faire cette perte d’elle-même et pour donner réellement à Dieu quelque chose du sien, il faut qu’elle soit à elle-même et en quelque liberté sans être prévenue si extraordinairement de ses divins mouvements, qui l’enlèvent si fort qu’elle ne peut presque vouloir autre chose que ce à quoi ils la portent : il est donc utile que Sa divine Majesté retire l’excès de Ses faveurs et qu’Elle laisse l’âme un peu comme à elle-même et dans sa pleine liberté pour en recevoir d’elle un sacrifice volontaire, et qui lui soit d’autant plus agréable qu’elle le fait plus d’elle-même. Ce n’est pas qu’elle puisse rien faire sans l’assistance de la grâce, en quelque état qu’elle puisse être, et qu’elle ne soit libre parmi la plus grande douceur des attraits divins, si ce n’est peut-être dans les ravissements, lorsque les sens et la raison sont entièrement suspendus par l’abondance des lumières et par l’opération de Dieu ; mais, comme lorsque la grâce agit avec tant de force, comme tout est presque de Dieu et que la créature est plus pâtissante qu’agissante, au contraire lorsque Dieu la laisse plus à elle-même, il semble que ce qu’elle donne vienne plus librement et plus volontairement d’elle, d’autant mieux qu’il faut qu’elle donne cela en mourant à soi-même et comme en détruisant quelque chose de son être propre, ce qui cause toujours quelque douleur à la nature.

Les choses passeront ainsi jusques à ce que Dieu ait tout pris à Soi et qu’Il ait atteint depuis une fin jusques à l’autre par Sa grâce, c’est-à-dire jusques à ce qu’Il ait renouvelé et vivifié tout ce qui est [96] sensible en l’homme aussi bien que ce qui est spirituel. D’où vous pouvez facilement juger que, si l’homme voulait s’efforcer de demeurer toujours dans cet état d’élévation et de jouissance, il se ferait un tort indicible, empêchant Dieu d’accomplir en lui Son dessein, outre qu’il travaillerait inutilement, car après que Dieu a retiré Ses lumières, qui sont propres pour élever l’entendement à cette jouissance, tout ce qui lui reste est cette espèce de laquelle j’ai parlé qui, n’étant pas Dieu, la vue de l’âme qui la prendrait pour objet ne se terminerait qu’à quelque chose de créé, qui ne pourrait produire en elle rien de surnaturel ; mais seulement elle lui représenterait en quelque manière ce qu’elle a expérimenté et goûté de Dieu.

17. De la manière que l’on doit se comporter en cette descente.

Il est assez rude à une âme qui a goûté des choses si merveilleuses et si saintes, de s’en voir si tôt privée et tout à fait dépouillée et, ce qui est encore plus fâcheux, c’est qu’elle se verra et se sentira avec le temps pleine de choses entièrement opposées à ce qu’elle avait expérimenté et qui faisait son bonheur, ce qui est plus difficile à supporter la première fois que l’on a fait ce voyage que les autres, qu’il faudra faire souvent durant toute la vie, parce que l’on apprend, par la suite des expériences, que tel est l’ordre de Dieu dans la conduite des âmes à la perfection. Pour bien faire ce voyage mystérieux, il faut que l’homme suive tout doucement la conduite de Dieu, et qu’il prenne garde de n’avancer ni de retarder aussi ces divines opérations par ses propres efforts, car, de même qu’il n’a eu qu’à recevoir les infusions de Sa grâce et à seconder, y allant là où elle l’attirait [97] et le portait, il faut aussi que, dans la descente, il se laisse dépouiller des influences sensibles de cette même grâce, et qu’il consente à être réduit dans son premier état de pauvreté et de bassesse et d’y souffrir toutes les misères propres au même état, avec cette seule différence qu’il lui est donné une force secrète, avec laquelle il supporte plus courageusement et plus facilement ce qui se présente de plus fâcheux dans ce second état où il est réduit.

Il est vrai qu’avant d’arriver à l’extrémité de cette bassesse, il passe par divers degrés par lesquels il ressent encore quelque douceur du bien qu’il a possédé, mais il ne faut pas qu’il s’y arrête que comme en passant chemin, laissant tout écouler jusques à ce qu’il se voit réduit à ce point de ne pouvoir plus élever sa vue en haut pour se souvenir de ce qui s’est passé ; au contraire son imagination et ses sens se soulèvent contre lui et le remplissent d’espèces et d’idées si contraires à tout ce qu’il a expérimenté qu’il lui semblera que ce qu’il a vu et goûté n’a été qu’un pur songe, ne voyant pas que, si cela eût été véritable, il pût après ressentir en soi-même des choses aussi répugnantes. Il est certain qu’on y est assez empêché, et les choses vont quelquefois si avant que l’on ne sait que faire, car la nature est laissée toute à elle-même. L’imagination et les sens sont plus vifs, ce semble, après leurs propres objets qu’ils n’avaient jamais été ; et les démons, qui n’ont osé attaquer l’âme dans ses hautes élévations, la sentant toute seule, lui livrent des combats par toutes les avenues.

Il ne lui reste plus qu’une foi amoureuse et le fonds de cette union qu’elle a contractée avec Dieu dans les splendeurs de son élévation, et [98] c’est là-dessus qu’elle subsiste, ce qui ne se fait pas ici par manière d’opération ni de combat ou par des actes de renonciation à toutes ces choses qui la veulent détourner de Dieu, mais par une manière qui la fait demeurer et subsister en entier au milieu de ces traverses : elle soutient ces rudes attaques par une force intérieure qui la fait demeurer en elle sans sortir à toutes ces choses, quoiqu’elle ne voie et ne sente rien de son divin époux. Elle ne perd jamais la confiance qu’elle a prise en sa fidélité, et attendant de pied ferme quand il Lui plaira de la venir retirer de ce purgatoire, elle s’y nourrit et s’y soutient de la volonté de Dieu qui la tient là-dedans, sans qu’elle en veuille sortir que lorsque cette même divine volonté l’en viendra retirer : c’est de cette sorte qu’on se doit comporter dans ce retour du sommet de l’esprit à ce qui est de plus bas en l’homme, afin de donner lieu aux divines opérations de rendre ce même homme tout divin et tout spirituel.

18. Ce qu’il faut faire tant qu’on est descendu et réduit dans ces dernières bassesses de l’âme.

Lorsqu’on est au bord de ce passage et qu’on se trouve à ce dernier terme de bassesse, l’âme se sent et se voit dépouillée de toutes les richesses qui faisaient l’ornement de son état au temps de ses grandeurs et de ses élévations : le soleil divin, qui s’est retiré d’elle, l’a laissée dans une entière privation du secours qui lui serait nécessaire pour produire des actions et pour mener une vie conforme à ce haut état auquel Sa Majesté l’avait élevée, et d’autant qu’elle ne peut rien avoir de soi ni d’aucune créature qui la puisse aider pour remonter [99] au degré duquel elle est descendue. Il faut qu’elle soutienne le poids de son impuissance sans se remuer de côté ni d’autre, et qu’elle demeure sans faire autre chose que soutenir non seulement, comme je viens de dire, ce poids presque insupportable de sa propre impuissance, mais encore le poids de Dieu qui semble vouloir écraser la créature par l’immensité de sa pesanteur : ce poids fait une certaine douleur au profond de l’âme, qui lui ôte toutes ses forces et sa respiration spirituelle. Rien n’est comparable à cette angoisse, et toutes les attaques des démons et de la nature ne lui sont comme rien en comparaison ; mais aussi Dieu, par ce tourment, fait de si merveilleux effets en elle et y met des dispositions, ou plutôt y forme un degré de nouvel être spirituel plus excellent et plus utile pour elle et pour son avancement que les grandes richesses que Dieu lui avait données en Se donnant à elle en jouissance.

Ne vous persuadez pas que l’âme fidèle voulût sortir d’elle-même de ce martyre amoureux, quoiqu’elle y souffre pour ainsi dire infiniment, car elle a toujours une secrète assurance que c’est son divin époux qui la réduit en cet état : c’est pourquoi elle vit contente, et elle ne voudrait pas se délivrer quand il ne faudrait passer qu’une seule parole pour obtenir sa liberté, parce que sa volonté est si parfaitement passée en celle de Dieu qu’elle ne se sert plus de la sienne comme propre, mais comme étant toute en celle de Dieu ; c’est tout ce qui lui reste dans l’état où elle est réduite que cette bonne volonté, et hors de cela, elle se sent dépouillée de [100] tout le reste de force, de vigueur, de vue et de lumières. C’est ce qui l’approfondit si fort en elle-même ou, pour mieux dire, dans son néant, qu’elle ne voit et qu’elle ne goûte autre chose, et elle est contrainte de dire avec Job : In nidulo meo moriar703. C’est ce qu’il faut que l’homme fasse et qu’il soit tout consommé dans son néant afin que, de ses cendres, Dieu fasse renaître un homme tout nouveau, recréé à Son image et semblance. Il ne doit point élever sa vue ni son désir en haut pour en attendre quelque saveur : toute son attention doit être à suivre l’opération divine qui le conduit dans les cavernes produites d’amour. Le tout est très affreux à la nature, puisqu’il faut qu’elle quitte tout, mais très profitable à l’esprit parce qu’il a moyen de se retirer dans son centre, qui est Dieu, et il y peut jouir de son repos, quoique ce soit avec une privation des douceurs qui accompagnent la divine présence lorsqu’elle se communique à l’esprit dans l’état de la jouissance.

19. Comment l’homme trouve Dieu dans cet anéantissement.

Quand l’homme est arrivé dans ce fond d’anéantissement et de bassesse où il n’a plus rien qui le soutienne, la grâce le pousse à se laisser tomber en Dieu, qui est seul au-delà de cet abîme du néant et qui soutient Ses créatures par Lui seul, lorsqu’elles sont assez heureuses de pouvoir sortir d’elles-mêmes et d’être dépouillées de toute propriété pour ne subsister plus qu’en l’être et par l’être de Dieu, duquel elles sont faites participantes par la grâce, où cette chute ou manière de tomber en Dieu ne se peut [101] guère enseigner par paroles, d’autant qu’elle ne se fait pas par l’industrie ni par l’effort de la créature, laquelle ne saurait atteindre par son opération vers le néant, qui est comme une cessation d’être, ni Dieu qui Se trouve au-delà du néant, comme la plénitude de l’être auquel rien de créé ne peut atteindre : cela se fait par l’opération de la grâce, l’homme se laissant aller dans une région obscure pour lui, sans qu’il sache où il est ni ce qu’il faut qu’il y fasse.

La vérité est qu’il n’y a rien à faire pour lui en cet état dans lequel, quoiqu’il soit tout entouré de ténèbres, il sent une certitude du bien qu’il possède qui le rend si content qu’il ne saurait désirer autre chose. Ces ténèbres lui servent de lumières et il peut dire avec le prophète : Et nox illuminatio mea in deliciis meis704, car de même que, dans son élévation, l’abondance des lumières élevait son esprit au-dessus de lui-même dans la possession du bien qui contentait parfaitement ses désirs, ici cette obscurité et cette nuit dans laquelle il se trouve comme au-dessous de soi, lui fait trouver et posséder Dieu en forme de premier principe, avec lequel il est fait un avec Lui et lequel il subsiste en Lui comme dans sa force pour, de là, y remonter encore, spirituellement et réellement, vers sa fin dernière et vers son but béatifique. C’est pourquoi il peut dire avec le même prophète : sicut tenebrae eius ita et lumen ejus705 ; et tout ce qui se passe au sommet de l’esprit par la communication des lumières divines, se fait au fond de l’âme dans cette totale privation des mêmes lumières par le dernier anéantissement dans lequel elle est jetée, comme au-dessous d’elle-même, pour tomber dans [102] l’abîme de Dieu, qui la soutient et qui Se fait sentir à elle, au travers de ces ténèbres, comme son centre dans lequel elle demeure en repos, non pas que je veuille dire qu’elle passe en l’être de Dieu, ni que son être naturel soit anéanti, car ce serait une erreur ; mais tout ce qu’elle pouvait avoir de propre en sa volonté, en sa liberté et en son jugement, est tout absorbé dans cet abîme, et désormais elle ne reçoit plus, ni d’ailleurs ni de soi-même, aucun mouvement pour sa conduite intérieure, mais elle le reçoit de ce seul principe de vie avec lequel elle est faite comme une même chose.

20. L’âme reçoit ici un être nouveau afin d’opérer plus noblement.

Lorsque l’âme fut mise la première fois dans cet abîme de ténèbres et d’anéantissement, elle n’avait pas encore été élevée à la souveraine union et jouissance de Dieu parce qu’il fallait passer par ce purgatoire avant d’y pouvoir arriver. C’est pourquoi ce qu’elle souffrait, ou avant d’y entrer ou après y être entrée, lui fut sans comparaison plus affreux et plus rigoureux que la seconde fois qu’elle y est retournée, et toujours, de plus en plus, cela lui sera moins rude toutes les fois qu’il arrivera : la première fois, il lui fallut comme arracher sa propre vie pour la jeter dans ce chaos dans lequel, ne sachant que devenir, ni si elle était tout à fait perdue ou si elle pourrait se sauver, elle souffrait des tourments presque infernaux. Mais, étant ressuscitée de cette mort et ayant <recouvert> [recouvré] en Dieu un meilleur être que celui qu’elle avait perdu et quitté volontairement [103] pour Lui, elle monte par Sa grâce, comme il a été dit, jusques au trône de Son amour et de Sa parfaite union et jouissance. Depuis, étant obligée, par la conduite de Dieu, de redescendre jusques au profond d’elle-même pour la privation de tant de biens qu’elle avait goûtés dans cette jouissance, excepté celui de l’union réelle et essentielle avec Dieu qui lui demeure toujours, elle se voit enfin réduite si bas et si fort laissée à elle qu’il lui semble qu’elle n’a jamais rien expérimenté des choses surnaturelles, et comme cela ne lui donne pas néanmoins grande peine, parce que, jusques ici, cet être qu’elle a reçu en Dieu la soutient.

Mais parce qu’elle a été conduite en cette bassesse afin d’acquérir un nouveau degré d’être surnaturel ou, pour parler avec saint Thomas, « afin de s’enraciner davantage en la grâce », il faut qu’elle entre encore dans l’anéantissement d’elle-même comme dans une nouvelle purgation, dont il faut soutenir la douleur non pas en crainte ni en doute comme la première fois, mais c’est une douleur qu’on peut appeler essentielle à cause qu’elle se fait dans le fond de l’âme et comme dans sa propre substance. C’est pourquoi il n’y a que l’opération et la main de Dieu qui puisse la lui causer, et elle est un effet de Sa seule grâce et de Sa bonté miséricordieuse. L’âme soutient passivement et en reçoit un fruit merveilleux qui est un nouveau degré d’union avec Dieu en tant que principe de son être surnaturel, et étant plus parfaitement conjointe avec Lui, elle produit des opérations plus nobles et plus excellentes, et est enfin relevée peu à peu vers le sommet de son esprit par cette même vertu divine qui la possède et qui la pénètre ; et lorsqu’elle y est arrivée, [104] elle y jouira de la présence réelle de son divin objet, mais dans une plénitude plus grande et avec plus de clarté que la première fois qu’elle fut admise à ce bonheur. Le retour dure autant de temps qu’il plaît à Dieu jusques à son dernier accomplissement, parce qu’il faut que l’âme y aille par degrés afin que tous les étages de son être intérieur soient faits participants de ce nouveau degré de grâce. Or l’établissement en Dieu, cela se fait par les diverses opérations tant de la grâce que de l’âme, qui en est informée et empreinte, et qui, agissant par tous ces divers étages, elle les perfectionne et illumine à mesure, et de même qu’elle les a purgés en descendant, les faisant participants de ses privations. Je crois que ceci pourra paraître et être pris pour des fables par ceux qui ne l’ont point expérimenté. Or, néanmoins, tous les bons et véritables théologiens connaissent bien que ce sont là les vraies conduites de la grâce, qui purifie l’âme et qui l’élève vers Dieu qui est sa fin dernière, qui la donne aux hommes à ce seul dessein.

21. Pourquoi il est nécessaire que l’opération divine produise en l’homme tous ces divers mouvements de descente et de montée.

Ces divers mouvements arrivent parce qu’il est nécessaire que l’homme soit réduit dans ses premiers principes avant qu’il puisse arriver à sa dernière fin ; or l’un de ces premiers principes, c’est le néant duquel Dieu l’a tiré pour lui donner un être naturel conforme à l’idée qu’Il en avait de toute éternité, lequel être, Sa divine Majesté [105] avait revêtu d’un autre plus noble et plus excellent, qui est l’être surnaturel dont Il l’avait doué en lui donnant Sa grâce : l’homme perdit ce second en se laissant aller au péché et rendit tous ses descendants participants de son crime. Dieu est l’autre premier principe de l’homme, non seulement parce qu’Il l’a tiré de ce néant par Sa toute-puissance et qu’Il lui a donné cet être de grâce par lequel Il l’a fait participant de sa propre nature, mais aussi parce qu’Il donne continuellement Ses influences pour conserver l’un et l’autre de ces êtres, et qu’Il Se tient uni à l’homme pour le soutenir et porter et le pousser à chercher tout ce qui peut le rendre heureux, lui donnant tout ce qui lui est nécessaire pour arriver à cette béatitude. Mais l’homme s’étant séparé de Dieu, tant par la perte de cette grâce originelle que les péchés actuels qu’il commet tous les jours, il a aussi perdu l’être surnaturel et l’union qu’il avait avec Dieu comme son premier principe : s’étant désuni de Lui, il ne peut plus voir, désirer ni chercher autre bien que celui qui est conforme à sa nature, n’ayant plus rien qui le porte et qui l’élève vers le bien surnaturel qui est sa dernière fin ; ce n’est donc pas merveille de le voir vagabond et errant parmi toutes les créatures qu’il prend pour sa dernière fin, y mettant tout son bien et tout son plaisir. Mais lorsque Dieu veut retirer les âmes de ce malheur par un excès de Sa bonté, il faut qu’Il les ramène à Lui comme à leur premier principe par qui seul elles peuvent recouvrer l’être surnaturel qu’elles ont perdu, afin que, par cet être, elles puissent tendre vers leur fin dernière et vers l’objet de leur entier bonheur. [106]

Or pour être réduits à ce premier principe, il faut retourner au néant duquel on est sorti : non pas, à la vérité, à l’annihilation de l’être naturel, mais à l’anéantissement de tout l’usage qu’on a fait de cet être naturel dans l’état de péché et de la corruption ; et, parce que cela est passé comme en nature et est identifié avec l’être naturel, lorsqu’il faut séparer l’un d’avec l’autre, qu’il faut faire mourir et anéantir toute cette suite et ces opérations de la nature, c’est de même que si on arrachait la vie à celui qui souffre ces privations, qui lui sont autant de morts, parce qu’il y a tant de sujets à quoi il faut mourir et qui sont si profondément enracinés dans l’âme qu’ils sont, ce semble, jusques à sa propre substance. C’est pour cette cause qu’il est nécessaire que les opérations de la grâce fassent faire à l’homme divers retours et circulations sur soi-même afin d’ôter, par la multiplication de ces retours, ce qui n’a pu être ôté par la première fois. Et d’autant que l’homme est trop faible pour pouvoir soutenir sans miracle ce qu’il faudrait souffrir pour le tirer tout d’un coup de l’abîme de ses misères, il y faut revenir plus d’une fois, car c’est tout autre chose que la volonté soit retirée et éloignée, et autre chose que le fond en soit entièrement purifié, ce qui ne se fait qu’à la longue. Et néanmoins, il est certain que l’homme ne se réunit point réellement et par sentiment à Dieu, son premier principe, que tout ce qu’il a contracté de corruption ne soit anéanti. Je ne dis pas, quant à cette entière purgation, que l’on ne soit pas dans la grâce : au contraire, on n’y fait rien que par la grâce ; mais d’être passé en Dieu, et de L’avoir trouvé en soi-même en qualité de premier principe [107] et de cause efficiente et dans l’union de laquelle, et par la vertu de laquelle, l’âme opère et retourne incessamment vers sa dernière fin qui est Dieu même, possédé et goûté, en qualité d’Objet dans l’abondance des divines lumières, il faut pour cela qu’il n’y ait point de milieu entre Dieu et l’âme qui puisse empêcher Dieu de lui communiquer Ses dons et Se communiquer Soi-même. Voilà le véritable sujet pour lequel Dieu tient les hommes dans ces divins changements et vicissitudes, afin de les purifier par Ses diverses opérations de toutes les rouilles qu’ils ont contractées par le péché706.

22. Comment l’homme qui n’a plus rien à soi ni à toutes choses, devient tout à Dieu et Dieu tout à lui.

Ce que le Verbe éternel a fait dans la nature humaine, la prenant dans Sa personne et faisant en elle un suppôt707 divin et l’homme-Dieu, qui est le chef de tous les hommes et l’auteur de leur rédemption et de leur salut, Il le veut faire en chaque suppôt de la même nature, non pas l’unissant substantiellement à Sa nature ni à aucune des Personnes divines, mais néanmoins véritablement et réellement, par la participation de Sa même nature par la grâce, qui les élève à la dignité d’enfants adoptifs, de même que le Verbe incarné était ce qui terminait, ce qui élevait à la dernière perfection et ce qui était comme l’agent principal en Jésus-Christ.

Il faut que la grâce soit dans l’homme le principe de tous ses mouvements et qu’il n’y ait plus rien en lui de propre qui domine et qui gouverne. C’est ce que Dieu fait par Sa sainte grâce en celui qui a renoncé à tout et qui s’est tellement perdu en Dieu qu’il ne trouve plus [108] rien de soi, car, après cette perte il se trouve dans un établissement spirituel où il ne veut et n’a besoin de rien : il semble que son être soit comme une même chose avec celui de Dieu tant il est ferme et se sent subsister en Lui par la grâce et par la foi ; il est plein et entièrement content et satisfait sans presque savoir de quoi ni comment, parce qu’il est encore dans ce lieu de ténèbres et d’obscurité et qu’il n’est pas en état de pouvoir beaucoup agir ; mais il commence seulement à sentir qu’il a en soi un principe de bien infini, à la connaissance et jouissance duquel il peut et doit parvenir pour le dernier accomplissement de sa perfection et de son bonheur. Et néanmoins, comme ce principe est fait une même chose avec lui et qu’il ne peut rien faire par ses mouvements, il ne va aussi et ne se remue qu’à même qu’il est mû par Lui ; ce Principe, produisant de soi quelques étincelles de Ses lumières et les versant dans l’esprit humain auquel Il est uni, commence à lui faire mieux connaître l’état de son bonheur et le pousse à passer plus avant et à l’élever en haut vers le sommet de l’esprit où Il lui veut communiquer de plus grands rayons de Sa gloire.

Ce commencement, qui ne sert que pour lui faire connaître et sentir le bien qui est dans le fond de son âme, l’occupe alentour de ce même bien pour en recevoir les lumières par lesquelles il pourra entrer dans une possession plus pleine et plus parfaite de Lui. Car cette première et si fondamentale union est comme d’un être avec un autre, mais la seconde, qui se fait au haut de l’esprit, se fait par opération de ces deux êtres, du divin et de l’humain, unis ensemble [109] par la grâce, et c’est de cette union ou unité avec Dieu comme premier principe que sort cette opération merveilleuse. Mais l’homme, quoique uni à Dieu en qualité de premier principe, n’est pas en état de recevoir tout d’un coup Ses influences dans toute l’abondance qu’Il les lui veut communiquer, et aussi chaque partie de l’homme n’est pas capable de les recevoir également. La bonté de Dieu est si grande qu’Il S’accommode à sa faiblesse et le reconduit en haut en passant par tous ces divers étages de Lui-même : il fait, dans chacun de ses degrés, une impression de Soi et de Sa grâce à proportion de la capacité que donnent ces divers états. La partie inférieure reçoit ce qui lui est propre, comme la supérieure reçoit ce qui [lui] est proportionné même à son état pour vivre l’une et l’autre surnaturellement selon leur portée. Mais avant que cette partie inférieure, qui est toute animale et sensible, puisse en quelque manière devenir spirituelle, ou au moins spiritualiser sa vie et ses actions, il faut un si long temps et une si grande quantité d’opération[s] du feu de l’amour divin, et il y faut une telle fidélité qu’il y en a bien peu qui parviennent à l’entier et parfait rétablissement de la nature humaine dans son premier principe, duquel elle s’était éloignée par le péché. Cela ne doit néanmoins détourner personne de travailler à un ouvrage si excellent puisque, quelque degré qu’on en puisse atteindre, c’est toujours un bien inestimable pour une âme qui y a travaillé. [110]

23. La grâce doit étendre ses effets sur toute la partie inférieure et animale et comment cela se fait.

Tout de même que le Verbe incarné S’est uni à toute la partie inférieure et animale qui composait un homme avec l’âme spirituelle, de même la grâce, qui tient lieu de Verbe dans nos âmes et qui est une divine semence de la mort et des passions de Jésus-Christ, doit pénétrer l’homme partout et aller jusques où la corruption du péché a pu s’étendre, afin de remettre toute l’humanité de chaque individu dans l’état et dans la puissance de faire tendre tous ses mouvements vers sa dernière fin et de la délivrer de cette masse de corruption qui la faisait toujours pencher vers l’amour des choses créées. Et parce qu’il n’y a rien dans l’homme qui puisse le rétablir en cet état que la grâce, il est nécessaire que cette vertu divine la remette dans les dispositions propres pour produire des actions proportionnées au terme où il désire arriver. Ce n’est pas assez que l’esprit en soit pénétré et que la volonté soit gagnée, il faut de plus que toutes les parties de l’homme reçoivent les effets de cette grâce à proportion de leur capacité, afin que, de même qu’elles ont servi à l’iniquité et aux opérations du péché, elles servent aussi aux actions de la justice : il faut qu’elles contribuent avec l’Esprit à recouler en Dieu à leur manière et à se sacrifier elles-mêmes pour Son service, détruisant selon tout leur pouvoir, par l’assistance de la grâce, tout ce que le péché a causé de désordre en elles, en s’assujettissant par entier à l’esprit et à la raison.

Il y a peu de personnes qui parviennent à cette perfection que toute leur partie inférieure soit tellement dominée de la grâce et de l’Esprit que rien ne s’y passe qui se ressente du dérèglement des passions ; mais Dieu le fait en qui il Lui plaît et quand Il le veut. C’est bien Son dessein que [111] cela fût en tous les hommes et Il le ferait particulièrement dans ceux qu’Il appelle à une plus haute perfection s’ils se tenaient dans les dispositions nécessaires à ce que la grâce pénétrât et s’étendît par toutes les parties de l’humanité, tant du corps que de l’âme. L’on donne aux commençants des leçons pour leur apprendre à détruire cette corruption de la partie inférieure, leur faisant mortifier tous les membres de leurs corps, tant pour faire justice à Dieu du tort qu’on lui a fait par leur ministère que pour en chasser l’appétit déréglé que le péché y a introduit ; et lorsqu’ils ont au moins amorti la plus grande vivacité de leurs sens et de leurs passions, on leur donne d’autres principes pour les aider à monter plus haut. Ce n’est pas qu’on puisse en si peu de temps arracher ce mal jusques dans la racine : c’est une œuvre qui est réservée à la grâce, après qu’elle s’est rendue maîtresse du coeur et de la volonté de l’homme pour travailler à arracher de la partie animale ce qui est de reste du mal et du péché ; ce reste est ce qu’il avait de plus subtil et de plus délicat et qui n’a pu être connu à cause de sa subtilité qu’après que l’esprit a été éclairé et illuminé d’une plus forte grâce. C’est elle qui vient mettre tout cela dehors, et elle y demeure vivifiant toutes les parties de l’homme, quoique animales et sensuelles, et par ce moyen il est rendu comme tout spirituel, n’aimant et ne cherchant que les choses spirituelles même par l’appétit inférieur.

24. Après que la grâce a prévalu sur toute la nature, l’homme ne vit plus à soi, mais à Dieu, par la grâce seulement.

L’homme dans l’état de corruption ne vivait qu’à soi-même, et la nature était le principe et la fin de tous ses mouvements ; au contraire, dans l’état de la grâce, après qu’elle s’est [112] rendue maîtresse, alors elle fait avec l’homme un principe de vie surnaturelle, et il ne fait plus rien de soi-même ni pour soi, mais toutes ses actions et tous ses désirs tendent à Dieu duquel il a reçu une nouvelle naissance. C’est pour cette raison que saint Jean dit que « celui qui est né de Dieu ne pèche point », d’autant qu’il n’a en vue que Dieu pour l’amour duquel il veut et fait toutes choses. Ce n’est pas qu’on ne puisse déchoir de cet état, car il est véritable que le démon ne cesse d’épier toutes les occasions dans lesquelles il pourrait présenter à la nature des objets qui fussent capables de charmer ses sens et d’émouvoir ses passions afin de l’exciter à les poursuivre, ce qui ferait tomber l’homme dans le précipice ; et comme l’on n’est point plus fort et plus parfait que ne l’était Adam notre premier père, si l’on prête l’oreille tant soit peu au sifflement du serpent, aux attraits et inclinations et persuasions de la nature, l’on se verra bientôt au-dessus [au-dessous] de ce que l’on avait foulé aux pieds. Mais aussi, de l’autre côté, la grâce retient l’homme qui, de plus, est aidé durant ses combats de son ange gardien, qui le fortifie par ses conseils, détournant sa vue des objets qui lui sont dangereux.

L’homme qui veut se conserver doit être fort soigneux de s’éloigner de toutes les occasions qui le pourraient détourner de Dieu et se tenir sur ses gardes, vivant en abstraction de toutes choses et se contentant de Dieu seul qu’il possède en lui-même : soit qu’il Le possède par la jouissance actuelle lorsqu’il plaît à Sa divine Majesté [de] Se communiquer à lui réellement et objectivement, ainsi qu’il a été dit, soit que ce soit en manière d’être et de premier Principe, [soit qu’Il]708 ne fait que Se faire sentir et expérimenter au fond de l’âme, au milieu des ténèbres dans lesquelles Il Se cache quelquefois709 [113] pour faire mieux approcher l’homme de Sa divine Majesté. Et dans ces manières, Dieu est plus utile, incomparablement, à l’homme, que ne sont tous les biens imaginables qu’il saurait recevoir.

Il faut néanmoins avouer que, nonobstant ces états de perfection si élevée, Dieu met quelquefois l’homme dans des épreuves si étranges qu’il ne sait que dire ni que penser. Il lui fait perdre toute règle et toute mesure en telle sorte qu’il ne sait où il en est et, tout ce qu’il peut, c’est de dire avec notre Seigneur Jésus-Christ : Pater et quid me dereliquisti ?. Ce n’est pas qu’Il abandonne les Siens, mais Il les laisse à eux-mêmes et en proie à tous leurs ennemis, lesquels se jettent sur eux comme sur une proie qui est livrée à leur discrétion. Il les conserve néanmoins et les soutient de Sa main invisible et insensible, afin qu’ils ne viennent pas à broncher ; plusieurs grands personnages, les saints et spirituels ont ressenti ces épreuves à l’heure de la mort, Dieu voulant, comme il est à croire, purifier par ce moyen leurs âmes si parfaitement qu’il n’y ait plus rien à purger dans l’autre monde. Cela se fait comme et quand il Lui plaît. Du moins devons-nous être très persuadés que nous sommes dans ce monde dans la vallée de misère et que nous en ressentirons les effets jusques au dernier respir de notre vie, quelques grâces et élévations que nous puissions avoir reçues. Et il est nécessaire que nous soyons toujours tenus dans l’humiliation et dans l’abaissement, car autrement les grâces du ciel nous serviraient, par notre faute, de pièges pour nous détourner de Dieu. [114]

25. Il n’y a aucun degré de perfection auquel on puisse atteindre en cette vie qu’il ne soit tel qu’on ne puisse encore passer plus avant.

Ce serait une erreur très notable si on se voulait persuader qu’on puisse arriver à un tel degré de perfection et à un si haut état qu’on ne puisse plus avancer davantage, car tant que l’on est dans cette vie mortelle et passagère il [y] a toujours à profiter et on ne doit jamais s’arrêter ni être rassasié que lorsque l’on voit à découvert la face de Dieu : Satiabor cum apparuerit gloria tua710. La raison de cette vérité est parce que Dieu peut Se communiquer de degré en degré à l’infini, et Il n’en donne jamais tant qu’Il n’en puisse beaucoup plus donner et que l’amour et la connaissance de la créature est en capacité d’être élevée et étendue par des opérations en quelque façon infinies. C’est pour cela qu’il a été dit ci-dessus que Dieu ne tient pas les âmes qu’Il chérit, toujours dans l’état de jouissance, et qu’Il les renvoie par temps en ce qu’il y a en elles de plus bas et de plus grossier, afin qu’en les retirant de ces grandes délices, elles s’appliquent à la perfection de ce qui est humain, et qu’elles réduisent et fassent réduire en pratique à toute la partie animale les vérités qu’elles ont goûtées et connues au sommet de l’esprit et que, par ce moyen, tout l’homme devienne parfait, et que ce qu’il y a en haut de plus excellent et de plus merveilleux se trouve aussi dans la partie inférieure selon qu’elle en est capable. Or, durant tout ce commerce et cette communication des mystères de l’Esprit à la partie sensible, l’homme exerce méritoirement toutes les fonctions de sa volonté, qui est émue [115] et gouvernée par la grâce, et par conséquent il mérite de la bonté de Dieu de nouveaux degrés de sainteté ; et ainsi, toujours de même jusques à ce qu’il plaise à Sa divine Majesté de le retirer pour lui donner une vie beaucoup plus heureuse et assurée pour l’éternité.

Si l’on voulait toujours se tenir au haut de l’esprit et attendre jusques à ce que Dieu revînt pour Se donner réellement en jouissance, ce serait contraindre Dieu à faire ce qu’Il ne veut pas, et la vérité est que l’on ne ferait rien que demeurer oiseux sans aucun profit ni avancement ; car de dire qu’on voudrait souffrir en silence et patience cette absence de Dieu, ce serait s’abuser, puisque Il veut qu’on coure après Lui et qu’on Le suive, non pas pour vouloir en jouir que comme et quand il Lui plaira. Il veut toujours qu’on descende avec Lui dans soi-même pour y nettoyer et purifier ce qui a encore quelque rouille d’impureté et d’amour-propre. Il ne faut donc pas dire avec l’épouse des Cantiques, qui était dans son lit à repos lorsque son époux l’appela : Lavi pedes meos, quomodo inquinabo illos711 ?. Nous voyons comment il la laissa après l’avoir appelée et qu’il s’enfuit si vite qu’elle ne le put attraper ; elle alla par toutes les places de la ville et par les portes, elle qui ne voulait pas seulement se remuer ni se tirer de son repos pour le suivre712. On doit se faire sage sur son exemple. Et, lorsque l’Esprit Se veut communiquer, Le recevoir, et quand Il Se veut retirer et qu’Il nous appelle pour travailler avec Lui à réparer le débris de notre maison intérieure, il faut Le suivre : la perfection [116] est partout, à l’extérieur comme à l’intérieur. Dieu doit tout pénétrer et l’homme être tout pénétré de Dieu.

26. Comment l’on doit se comporter lorsque Dieu met dans les ténèbres ou lorsque Il remplit de Sa lumière.

Comme il y a deux façons de posséder Dieu en cette vie, Dieu a aussi deux moyens de Se faire trouver. La première manière de trouver et d’être uni à Dieu, c’est de Le posséder comme premier principe et comme cause efficiente de notre vie spirituelle, laquelle Il produit en nous par Sa grâce avec laquelle Il est toujours présent. La seconde, c’est lorsque Il Se donne à nos âmes comme fin dernière et comme le souverain objet de leur félicité.

Cette première manière de posséder Dieu, qui se fait dans le fond de l’âme où Dieu Se fait sentir et expérimenter en forme de premier principe et cause efficiente, se trouve par la voie des ténèbres divines dans lesquelles Dieu jette l’âme, après qu’elle a épuisé tous ses propres efforts et qu’elle a réduit ses puissances à n’en pouvoir plus. Il faut dès lors qu’elle cesse d’agir en leur manière ordinaire et qu’elle s’abandonne dans un abîme de ténèbres immenses, dans lesquelles toute l’action de l’homme, s’il faut l’appeler action, est de se perdre et de s’enfoncer toujours plus profondément dans sa perte. Après quoi, il lui arrive de ne pouvoir pas même se perdre ni s’enfoncer davantage dans cet abîme, mais il y demeure comme perdu et, pour lors, comme s’il avait traversé [117] ces abîmes de ténèbres ; il se trouve au-delà et tout seul sans savoir où il est ni où il doit aller, et se sent dépouillé de tout comme s’il n’avait jamais travaillé à la vie spirituelle ; il ne voit plus pour soi, ni en haut ni en bas. Néanmoins, il se trouve content sans savoir de quoi, car il n’a rien en objet qui lui cause cette satisfaction et cette tranquillité intérieure. Il est vrai qu’il sent, comme dans le fond de lui-même, une vérité et un principe qui lui causent ce bien sans qu’il en puisse former aucune idée : c’est un bien qui lui est toutes choses, sur lequel il se sent établi comme sur un principe inébranlable et infini, qui cause à la vérité en lui une faim et un désir de Le voir et d’en former quelque idée ; mais il est de sa fidélité de ne rien faire de soi-même et de soutenir Dieu dans ce simple désir ou dans cette faim qu’Il lui cause ; car autrement, ce serait se retirer d’un bien inestimable et d’empêcher totalement Dieu de faire ce qu’Il veut.

Je sais bien qu’il n’y a rien si difficile que de soutenir Dieu dans cet état de simple repos dans le fond de l’âme, car il semble que Sa divine Majesté la consomme toute en Elle-même par ce certain appétit intérieur qu’Il lui cause, qu’on peut dire qu’Il pénètre jusques à la moelle de l’âme, si l’on peut ainsi parler. Cela se passe peu à peu et, Dieu redonnant quelque petite lumière dans l’esprit, Il fait connaître à l’homme son bonheur, ce qui croissant toujours davantage, il se trouve, à la fin, tout rempli de Dieu, qui Se faisait mieux sentir que connaître dans le fond de l’âme et qui Se manifeste [118] après à elle dans le sommet de son esprit, selon la mesure des ténèbres qu’elle a eu[es], afin qu’il soit vrai de dire : Sicut tenebrae eius ita et lumen eius713. C’est là que son appétit et sa faim est rassasiée et elle y est comblée de tant de biens qu’il lui semble être pleinement heureuse, quoiqu’elle sache bien que le bonheur du Ciel sera toute autre chose714.

J’ai dit que, durant les ténèbres, l’âme ne doit rien faire que se perdre et demeurer dans sa perte jusques à ce que Dieu l’en vienne retirer, parce que Ses ténèbres divines sont la voie par laquelle elle n’a qu’à marcher toujours, car sa perte est la fin où elle doit aller. Il faut tout au contraire que la lumière soit son chemin lorsque Dieu la veut relever, et qu’elle s’y laisse aller, marchant toujours au travers sans regarder ni vouloir savoir où elle va, jusques à ce qu’elle ait fait rencontre et qu’elle soit arrivée à la source de cette même lumière. C’est là que, recevant une surabondance d’une lumière toute extraordinaire, elle y est pénétrée, elle y est abîmée, elle jouit de Dieu, elle demeure en Lui par Ses divines opérations qui sont le comble d’un bonheur inestimable. Il est nécessaire de vous dire que, de même que dans l’état de descente et de bassesse spirituelle, l’on est réduit au-dessous de tout et au-dessous de soi-même et mis comme dans le néant. Ainsi, dans l’état de sublimité et d’élévation spirituelle, l’homme est élevé au-dessus de soi-même : il a tout et est tout en Dieu, à cause qu’il est tellement pénétré de la participation de Sa divine nature qu’il semble que tout ce qu’il avait de propre et de lui-même est absorbé en Dieu [119], et qu’il n’y ait plus de désunion entre eux, et il semble que la créature soit réduite dans l’unité avec son Dieu et son tout. C’est ce que Jésus-Christ demanda à Son Père éternel pour tous Ses fidèles amis : Ut unum sint in nobis sicut ego et tu, Patre, unum sumus715. C’est cette grande unité qui a fait dire à plusieurs que la créature n’opérait plus en cet état, parce qu’il semble qu’il n’y ait plus en elle que Dieu et que toutes ses puissances actives sont tellement remplies de la vertu divine qu’il semble que ce soit elle qui fasse tout et que la créature se repose sans rien faire. Mais il en est au contraire : jamais les facultés de l’âme ne sont plus fortement en action, et, à dire vrai, elles sont toutes en action et toute leur capacité est en acte, selon, néanmoins, qu’elles sont plus ou moins occupées de la vertu divine qui les émeut et les fait agir. Et par conséquent, l’homme jouit dès ce monde de tout le bonheur qu’il peut y souhaiter, puisque, dans cet état, il ne peut voir ni goûter autre chose : son appétit est rempli et il ne peut avoir autre désir que celui de la gloire éternelle.

Fin, Ce 5 mai 1679.

Mise à disposition du corpus de l'œuvre.


Dans l’esprit qui anime la collection où prend place ce volume qui veut favoriser une redécouverte du trésor en langue française de textes se prêtant à une lectio divina, nous proposons aux chercheurs et lecteurs le partage de notre base de données : un DVD est disponible qui contient le corpus de l’œuvre de Maur de l’Enfant-Jésus. Il lui est adjoint une fraction des œuvres de l’abbé de Brion, son disciple, et enfin quelques études. Nous remercions les bibliothèques et archives qui nous ont permis de constituer cet outil de travail. Nous demandons aux chercheurs de se manifester auprès des Éditions du Carmel, 33 Avenue Jean Rieux, 31 500 Toulouse.



Traduire et (si possible) retrouver les références :

c’est une lampe méprisée et inutile dans la pensée des riches, qui regorgent de sciences humaines et de la sagesse du monde. Lampas contempta apud cogitationes divinum, dit Saint Grégoire en ses Morales [Livre 10, ch. 27]. 


comme dit Saint Bernard, : un ami de Dieu tombe plus rarement, [282] et se relève plus promptement, Cadit rarius, surgit velocius


Car autrement, cum acies mentis in Deum intenditur immensitatis coruscatione reverberatur. C’est le Docteur Angélique qui dit cette belle vérité dans l’un de ses Opuscules. 


[elles] lui demandent aussi bien que celle des Cantiques : [352] Dites-nous où Vous aller repaître, où Vous allez-vous coucher, et Vous cacher au plus fort de Vos abondantes communications et de Vos plus ardents amours ?



Quatrième de couverture :


Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690), disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson qui inspira la réforme dite de Touraine, poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion, vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, ainsi que vers des dirigées, dont la jeune Jeanne-Marie Guyon. Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait mal reconnaître des historiens religieux, à l’exception notable de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin.

Son œuvre est substantielle tout en demeurant de dimension raisonnable. Il vécut assez pour parcourir un long chemin mystique, dont témoignent des textes bien structurés, souvent inspirés, qui font écho à la profondeur des dictées de Jean de Saint-Samson sans en présenter les difficultés d’accès.

Ce volume s’ouvre sur une brève étude qui évoque le large cadre de la réforme française entreprise à l’intérieur du vénérable ordre des Carmes puis qui donne les éléments connus de la vie de Maur. La plus grande partie constitue la première édition critique de ses écrits les plus profonds.

L’écrit mystique s’adapte le mieux à un besoin personnel particulier : c’est le cas les deux Correspondances qui nous sont parvenues et des deux Traités de la vie intérieure et mystique adressés très probablement à un disciple, l’abbé de Brion. Le conséquent Royaume intérieur de Jésus-Christ correspond par contre aux besoins d’une communauté incluant des novices, ce qui justifie l’insistance ascétique de ses premières parties.

Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des difficultés qui nous le rendent proche et attachant lorsqu’il les évoque de manière passionnée. Fondé sur un vécu mystique rapporté avec précision et profondeur, le trésor caché du champ dont parle l’Évangile se découvre et guide le « chrétien intérieur ».





Maur de l’Enfant-Jésus





ecrits de jeunesse

1650-1664



directoire des novices

(Extraits de l’œuvre dirigée par Marc de la Nativité)


Entrée a la divine sagesse


Les trois portes du palais de la divine sapience

montee spirituelle & traité de la fidélité

Théologie chrétienne et mystique

sanctuaire de la divine sapience

exposition des communications divines.


Le sacre berceau de l’enfant-jesus





Édition critique précédée d’une étude


par Dominique Tronc.


Maur de l’Enfant-Jésus




Entrée a la divine sagesse



Théologie chrétienne et mystique

sanctuaire de la divine sapience

montee spirituelle

exposition des communications divines

traité de la fidélité

Les trois portes du palais de la divine sapience



Édition critique présentée par Dominique et Murielle Tronc.














présentation


Dans un précédent ouvrage, nous avons donné716 les œuvres de « maturité » de Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 -1690). Nous publions aujourd’hui ses écrits dits « de jeunesse » bien que l’auteur ait déjà trente-trois ans à l’époque des premières éditions reprises ici. En réalité, ils ne le cèdent en rien aux écrits postérieurs : ils exposent peut-être même plus précisément le chemin vers la Source de grâce commune à tous les mystiques accomplis.

Maur prend par là le relais du Traité de la Conduite spirituelle des novices auquel il avait participé en fin de rédaction717 au couvent de Rennes.  D’autre part, il était le seul à pouvoir assurer la succession de son père spirituel Jean de Saint-Samson (1571-1636), qui avait été à la source d’un grand renouveau mystique chez les Grands Carmes : l’autre grand disciple de Jean, Dominique de Saint-Albert (1596-1634), était mort prématurément. Envoyé en Gascogne en 1648 pour répandre le renouveau spirituel de la réforme de Touraine, Maur était maître des novices à Bordeaux en 1650, puis élu prieur en 1651 quand il publia l’Entrée. Il jugea sans doute urgent de compléter sans tarder le Traité de la Conduite, qui n’était qu’un « manuel de base » destiné aux novices. C’est ce que suggère la date de publication de son Entrée à la divine Sagesse, qui succède de très près à celle du manuel : la première édition de l’Entrée est de 1652 immédiatement après les quatre volumes du Traité parus en 1650 et 1651.

On trouvera ainsi des textes essentiels sur la voie spirituelle proposés aux Grands Carmes au moment du bel essor de la réforme : plein d’élan et porté par l’influence du milieu mystique de Rennes où avait vécu Jean de Saint-Samson, Maur expose une voie complète dont le terme est la déification chère à Jean et à tous ses disciples. Il s’exprime sans précautions particulières, alors que celles-ci deviendront de plus en plus nécessaires après la première et célèbre cabale « anti-mystique » du siècle menée par Chéron contre lui et contre son ami Surin.

Des pages admirables parsèment ces traités qui témoignent d’une très profonde expérience personnelle. Elles n’ont rien à envier aux œuvres plus tardives où l’on sent l’orage de censure qui approche et qui tombera bientôt sur les mystiques, ce qui imposait des précautions. De plus, une solitude prématurée, de grandes responsabilités et la fréquentation de novices peu mystiques expliqueraient la tension et le pessimisme sur l’homme des œuvres ultérieures (« Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des difficultés qui nous le rendent proche », disions-nous dans notre précédent volume).

L’Entrée à la divine Sagesse comporte cinq traités courts à vocations variées. Ce regroupement ne constitue pas un ensemble construit comme le Royaume intérieur, composé longtemps après et dont l’architecture puissante est plus impressionnante. Mais on y lira de nombreuses pages plus profondes, plus détaillées et plus subtiles que dans le Royaume ; l’ascétisme et les combats intérieurs sont moins présents, bien que l’exigence soit aussi forte. Maur se fait pressant pour nous entraîner vers l’aventure intérieure qui le comble : l’élan mystique est plus confiant, parfois même presque joyeux.

Les huit anciennes éditions parues en un demi-siècle, dont cinq en français et trois en flamand, démontrent que le besoin ressenti à l’époque par de nombreux spirituels sensibles à l’esprit carmélitain fut ainsi satisfait. Mais par la suite, l’absence de toute réédition accompagna l’affadissement de la réforme chez les Grands Carmes, et celui, plus général, d’un crépuscule de la mystique718. En effet l’esprit de la fin du siècle de Louis XIV devint fort contraire à la vie intérieure et se traduisit par des emprisonnements pour certains, tels ceux subis par madame Guyon, tandis que les précautions prises par tous asséchèrent l’édition de textes. Une réédition moderne eut enfin lieu au début du siècle dernier, ce qui correspondait à une renaissance spirituelle chez des Carmes déchaux, mais ces quatre petits volumes sont devenus rares719.

Les traités de la Montée spirituelle et de la Théologie chrétienne et mystique sont particulièrement complets sur le plan mystique. On notera l’ordre inverse adopté dans l’exposé du Sanctuaire de la divine Sapience : dans ce dernier cas, l’achèvement de la voie mystique est présenté en premier lieu. On souhaiterait qu’une telle inversion soit moins exceptionnelle car combien de richesses dans d’admirables traités sont demeurées cachées par l’abondance de premières parties ascétiques censées préparer à la vie libre mystique !

Le chemin.

Comme un or découvert au fond d’une rivière, voici quelques grains purs720 ordonnés de manière à suggérer un chemin mystique.

Tout commence par un don de la grâce divine :

« Quand Dieu par sa miséricorde s'est résolu d'attirer quelque âme à une perfec­tion plus que commune, il lui touche le cœur par un trait singulier de son amour. » (SS, Etat d’activité amoureuse).

En réponse à un tel don,

...nous aimons Dieu à cause qu'il nous aime, et nous tâchons de nous rendre conformes à lui selon notre petite capacité.” (Ibid.)

Le chemin commence, c’est celui du progrès dans l’amour pur, heureusement prévenu par la grâce divine :

L'esprit commence à s'élever au-dessus des vues de ses intérêts, et regarde Dieu comme infiniment aimable en soi, et à cause de soi purement et sans mélange d’aucune autre considération. [... L’âme] ne peut et ne doit faire autre chose que de se laisser ravir [...] afin que son Dieu fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira ; elle doit se contenter de cette simple vue, ou simple souvenir, croyant que cela surpasse tous les efforts sensibles et formés qu'elle pourrait produi­re.” (MS, Quatrième degré).

L’heureuse initiative divine a ainsi mis en route le pèlerin dans son chemin mystique. Il importe maintenant de constater le terrible état de l’être humain en s’aidant de la raison, et de le combattre par une volonté “généreuse” : chez Maur, à une époque où l’on ignore totalement l’inconscient et ses lois, le chemin commence obligatoirement par une ascèse absolue où l’on réprime sévèrement les sens et les pensées, ce qui enclenche les luttes féroces avec le “diable” qui parsèment toute l’oeuvre. Maur appelle à imiter le “capitaine” Jésus-Christ : Jésus n’est d’ailleurs pas seulement une modèle de vie ; si on l’appelle, il “opère sans cesse dans nos âmes” par sa divine “vertu” (au sens étymologique, encore en usage au XVIIe siècle, de force agissante).

La première étape est donc faite d’ascèse, d’imitation de Jésus et d’aspirations

toutes d’amour lancées vers le Ciel aussi souvent que votre désir sera grand de voir naître en votre coeur

la Sagesse éternelle” (Les trois Portes, Dial. 2nd).

Mais arrive la fin du premier degré où règnent les ravissements, les lumières et les opérations sensibles :

Comme Dieu ne juge pas à propos de les tenir toujours dans l'abondance de ses délices [...] ce qui ne laisse pas d'étonner et d'affliger ces chères Amantes, qui, ne sachant pas si cela leur est arrivé par quelque infi­délité de leur part, se mettent en des peines non pareilles pour retrouver ce bien dont l'absence leur est insupportable...” (SS, Etat d’activité amoureuse).

Une telle amante

...vient enfin en un état, que non seulement les actes formés lui sont insipides, eux qui étaient sa vie et sa pratique. […] Les ravissements et lumières qui ont duré si longtemps […] ne la touchent presque plus…

C’est le début de l’état de foi : Maur consacre à cette transition capitale une grande partie de son admirable Sanctuaire de la divine Sapience, pour apprendre aux directeurs de conscience à la discerner et ne pas en détourner les âmes par leur ignorance. Il arrive un moment où

... on ne désire pas agir et on ne désire plus faire comme aupara­vant : au contraire on y sent du dégoût si on s'efforce, et ce qu'on fait est tout à fait insipide et inutile, parce que les puissances ayant épuisé leurs forces actives dans la jouissance de leur objet et dans la consommation des moyens qu'elles tenaient pour tendre vers lui, leur action est désormais moindre que ce qu'elles expérimentent. (SS, Etat d’anéantissement).

L’âme opère un retournement total puisqu’elle doit passer de la recherche active de Dieu à un abandon absolu à l’action divine. « Sans mouvement perceptible », c’est l’état de passiveté721 :

l'âme qui expéri­mente ces choses, se doit soigneusement prendre garde de brouiller l'action de la vertu divine par le mélange de ses propres efforts naturels [...] voulant en quelque façon correspondre de sa part et témoigner qu'elle voudrait bien pouvoir s'en ressentir. Non, dis-je, elle ne doit point faire tout cela, non pas même le moindre soupir à ce dessein, s'il lui est possible. (SS, Etat d’anéantissement).

...parce qu'on ne sait point comment il faut se comporter ici, d'au­tant que tous les efforts qu'on tâche de faire, sont moins que ce qu'on goûte, c'est manque de savoir que cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle. (Ibid.)

Mais il subsiste

....une certaine restriction qui vient de la nature, qui empêche l'esprit de s'étendre à l'égal de la lumière qu'il reçoit.

Maur en rend compte en se servant de l’analogie de la lumière particulière qui permet de viser des étoiles, opposée à la lumière générale diffusée par l’astre du jour qui est senti plutôt que directement regardé :

Le soleil […] fait qu’on ne voit plus d'étoiles, mais seulement un soleil et une lumière universelle qui s'étend partout. Il se fait de même en l'état de l'âme […] elle connaît que c'est son bonheur d’être pénétrée de Dieu, et de n'avoir plus de connaissance que par lui et en lui ; néanmoins elle ne peut cesser de le contempler comme une chose distincte de soi. Ainsi elle retient toujours et sa propre lumière et sa propre action. […] Elle voit pourtant bien qu'il y a un grand entre-deux ; elle voit bien qu'elle résiste, […] que son union est empêchée par elle-même, et que ses propres efforts ne font que l'éloigner. Toute sa peine est à se résoudre à ne plus aimer, à ne plus connaître, à ne plus mourir, à ne plus être. (MS, cinquième degré).

C’est accepter l’état de foi obscure :

Mais il faut ici se perdre d'une toute autre manière, et quitter toutes ses vues, ses façons d'agir, la connaissance de ses voies et de son objet et se jeter sans savoir ce qu'elle doit devenir dans l'abîme et l'obscurité de la foi, dans laquelle la nature ne recoive aucun appui, et ne sache si elle connaît, ni si elle aime, si elle a ja­mais rien connu, ni aimé véritablement, ni de quelle façon il faut connaître ou aimer. (MS, Sixième degré).

Et pourtant :

Nous aurions une parfaite liberté en toutes nos oeuvres, si nous ne les regardions plus comme nôtres. (TM, Chap. XV).

Pour exprimer cette absence de distance entre l’âme et Dieu, Maur reprend l’image classique de la goutte d’eau dans la mer :

L'on ne doit faire aucune difficulté de renoncer à tout le reste pour vivre uniquement de cet amour […] par le seul regard de ce que Dieu est en soi-même infiniment aimable, […] unique et très simple motif qui donne le mouvement à tous les coeurs, et qui les attire à soi pour les engloutir dans son immensité, où ils sont enfin consommés et perdus à eux-mêmes, ainsi qu'une goutte d'eau jetée dedans la mer, laquelle y perd tout ce qui la distinguait d'avec elle. (TM, chap. XVII).

Pour en arriver là, l’âme doit traverser plusieurs anéantissements de plus en plus profonds et douloureux, que l’on verra décrits avec beaucoup de subtilité dans le Sanctuaire de la Divine Sapience :

cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle. (SS, Etat d’anéantissement).

Si elle se vit comme dans un désert ou suspendue par un fil, en fait elle vit le vrai amour, un don total à Dieu, à l’image de l’eau « arrêtée » qui devient miroir du soleil :

L'âme ne voit plus rien d'elle-même, elle ne voit rien de Dieu, elle ne peut plus agir, plus s'abandonner, plus vivre ni plus mourir ; elle ne conçoit ni ténèbres ni lumière, elle ne voit ni sortie ni entrée, elle ne peut ni désirer ni fuir, elle ne peut se plaire dans sa perte ni s'en attrister. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est dans un désert infini, suspendue comme entre le ciel et la terre, sans avoir un seul cheveu sur quoi s'appuyer. Elle est sans foi, sans espérance, et sans amour, ce lui semble, d'autant qu'elle ne peut réflé­chir là-dessus, mais pourtant jamais elle n'aima si fortement ni si parfaitement. […] Si elle doit faire quelque chose, c'est se rendre attentive sans aucun sien effort et ne mettre aucun empêchement à ce que Dieu fait en elle, ni par de subtiles réflexions, ni par soupirs, ni par admirations, mais comme une eau très belle et claire qui est arrêtée, reçoit sans émotion ce que Dieu fait en elle. (EC, Etat de vie consommée)

Tout ce qu'il y a à prendre garde ici c'est de mettre quelque milieu entre Dieu et l'âme, tant subtil et simple puisse-t-il être [...] Qu'elle demeure comme un miroir fixe­ment opposé aux rayons du soleil, sans faire autre chose que recevoir sa lumière, et concevoir sa chaleur, qui l'ayant pénétrée jusque dans son fonds, sans qu'il reste plus rien qui ne soit pleinement rempli ! (MS, Septième degré)

C’est la condition absolument nécessaire pour être mis dans l’unité :

Tandis qu'il reste à l'âme un seul respir de sa propre vie [...] il est impossible qu'elle soit totalement réduite et abîmée dans l'unité [...] tous les moyens actifs les plus simples dont on se servait, ont fini leur cours ; de même que les fleuves cessent de se mouvoir depuis qu'ils sont entrés dans la mer... (TM, Chap. XXI).

Il ne faut pas seulement être en feu mais couler comme du métal fondu :

...il faut absolument qu'elle succombe n'ayant plus rien de propre qui la soutienne, de même qu'un métal qui est dans le creuset est contraint de céder à la force du feu ; sur quoi il est à remarquer que n'est pas assez qu'il soit échauffé par la chaleur, jusque-là même qu'il paraisse n'être que feu, car s'il n'est fondu l’on ne saurait qu'en faire. (TM, Chap. XXII).

L’union est sans entre-deux, sans moyen et sans connaissance (voir suppose une distance entre l’oeil et ce qui est vu) :

Ici l'âme qui était attirée et Dieu qui l'attirait, sont joints dans une si grande unité qu'il n'y a aucun entre-deux, ni aucun moyen de la part de la créature, pour passer plus avant [...] elle ne connaît plus rien hors de soi, ou plutôt hors de Dieu, vers quoi elle doive tendre et aspirer [...] elle a épuisé toutes les lumières, tous les motifs, tous les moyens et toutes les vues d'union et de transformation en Dieu ; en sorte qu'il ne reste plus rien à l'opération humaine. (TM, Chap. XXIII).

Alors son sommeil peut être suivi d’un réveil, comme celui de Lazare :

L'âme donc gisant dans son tombeau comme les morts éternels, desquels personne ne se souvient plus, est surprise sans y penser par une vertu secrète et toute divine, et commence au travers de ces obscurités à apercevoir et ressentir un rayon de la lu­mière divine, qui vient comme, pour la réveiller, et lui faire encore voir le jour, auquel elle ne pensait plus722. (Ibid.).

Pour décrire l’action divine en l’âme totalement unie à Dieu, Maur se sert de la comparaison de la main guidée dans son tracé ou de celle d’une eau claire qui reflète le soleil :

On peut dire que véritable­ment c'est Dieu qui fait tout là dedans, et que la créature est comme la main d'un enfant qui apprend à écrire, et qui n'a presqu'aucun mouvement que celui qu'elle reçoit de la main du maître. Ou bien elle est comme une eau fort belle et fort claire, sur laquelle le soleil darde très vivement ses rayons, et imprime si parfaitement en elle son image, qu'on dirait que le soleil est véritablernent en elle. (MS, Huitième degré).

Dans l’état consommé, l’âme est passée au-delà des moyens, elle s’est “jetée à perte ou à gain” c’est-à-dire sans réfléchir au risque :

Car tout le créé, [...] tant qu'il peut agir, entendre, aimer, vivre ou mourir, est toujours dans les moyens, et ne vit que des espérances de la fin [...] aussi ceux qui ne vivent que dans les moyens sont bien différents de ceux qui, ayant quitté toute différence et distinction concevable, se sont jetés à perte ou à gain, ou plutôt sans réfléchir sur quoi que ce soit dans cet abîme original, d'où toutes choses sont sorties pour y recouler par le flux continuel d'un pur amour723, qui [...] la fait enfin se perdre elle-même dans sa fin et son objet bienheureux, pour n'être plus qu'en lui, par lui et pour lui, au-dessus de toutes sortes de motifs, d'intentions, d'at­tentions, et enfin de tous les moyens les plus élevés dont on puisse se servir pour y parvenir. (EC, Etat de vie consommée).

Alors Dieu peut se donner :

Dieu qui prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même [...] Et on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir, qui étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image724. (EC, Etat de vie consommée).

Et mon sentiment est que si les âmes se perdaient en Dieu jusqu'au point que je viens de décrire, il prendrait réellement et véritablement le soin de tout ce qui les regarde pour l'exté­rieur et l'intérieur [...]

C’est le dernier état, celui de la “vie divine” :

Enfin après que l'âme est descendue jus­qu'au dernier degré (ce semble) de pauvreté, et qu'elle s'est vue dénuée de tous les dons [...], Dieu la remplit d'ordinaire peu à peu de ses pre­mières lumières [...] il ne faut pas qu'elle fasse rien pour avancer ou pour retarder, car ce n'est point là son affaire, c'est celle de Dieu ; tout ce qu'elle doit faire, c'est seulement de consentir à se laisser mouvoir à l'Esprit divin : qu'il l’abaisse ou qu'il l’élève : n'importe…725. (TM, Chap. XXIV).

Les extases et les ravissements ont cessé ici [...] Tout est en parfaite paix et repos ; c'est pour­quoi il ne paraît rien d'extraordinaire au-dehors en ces personnes si admirables, on les voit toutes bénignes, patientes, pleines de compassion et de charité, saintement libres et joyeuses. Tout ce que peuvent dire d'elles ceux qui n'en jugent que selon l'écorce, c'est qu'on ne voit rien de mal en elles ou qu'elles ne font ni grand bien ni grand mal. (EC, Etat de vie ressuscitée).

Sources.

Les sources sont les suivantes726 :

Théologie chrestienne et mystique, ou conduite spirituelle pour arriver bientost au souverain degré de la perfection, A Bordeaux, Chez I. Mongiron Millanges, 1651 ; ce texte sera repris dans l’Entrée à la divine Sagesse.

Entrée à la Divine Sagesse, comprise en plusieurs Traittez Spirituels, qui contiennent les secrets de la Théologie Mystique, 1652 ; Paris, chez Antoine Padelou : 1655, 1669, 1678, 1692 ; traduction néerlandaise, Gand, 1679, 1698, et Anvers, 1706 ; les textes des deux premières éditions diffèrent légèrement, les suivantes sont très proches de la seconde.

La première édition de 1652 commence par une « Espitre dédicatoire à la Sagesse éternelle » suivie d’un « Avant-propos » (assez court), puis immédiatement des « Trois portes… »727.

Celle de 1655 (« A Paris, chez Antoine Padelou, rue sainct Iacques, à l’enseigne du S. Scapulaire ») est quasi-définitive : l’ « Espitre… » est suivie d’un « Avant-propos » (augmenté de deux paragraphes), du Privilège du roi, de trois Approbations (Fr. Jean Baptiste Gonet de l’ordre des FF. prêcheurs, Bordeaux, 20 juillet 1651 ; Fr. Arnal religieux Augustin, Bordeaux 31 juillet 1651 ; Fr. Joseph de l’Ascension religieux carme, Bordeaux, 24 juin 1651, très chaleureuse : nous la reproduisons), des « Trois portes… », etc.

Dans l’édition de 1678, Paris, veuve A. Padelou, l’ « Avant-propos » est suivi d’un « Extrait du Privilège du Roy » daté du 25 novembre 1668, des approbations du fr. Gonet et du fr. Arnal (celle du fr. Joseph est absente), des « Trois portes… », etc., tandis qu’en fin de volume figure, séparée des deux premières, une approbation chaleureuse (Fr. Eustache de l’Incarnation religieux carme et professeur en théologie, 7 septembre 1651 : nous la reproduisons).

Les éditions de 1652, 1655, 1669 comprennent : (1) « Les trois portes du Palais de la divine Sapience » [p. 1-93, 1678 : 1-95], (2) « Montée spirituelle, comportant huit degrés qui conduisent jusques au Trône de la Divine Sapience »  [p. 94-144, 1678 : 96-146], (3) « Exposition des communications Divines, dans tous les États et Degrés de la vie Mistique et Spirituelle » [p. 145-204, 1678 : 147-210], (4) « Sanctuaire de la divine sapience » [p. 205-266, 1678 : 210-275]. Jusqu’ici les paginations sont identiques dans les éditions de 1652 et de 1655. Ensuite viennent :

(5) « Théologie chrestienne et mistique, ou conduite spirituelle… » [4 folios, pagination reprise 1-131, table couvrant 2 folios, dans l’éd. de 1652 ; pagination continue, 267-412, dans l’éd. de 1655 qui diffère légèrement pour le texte de celle de 1652 et ajoute les :] (6) « Réflexions sur la vie de Notre Seigneur »  [p. 413-478, suivi d’une table couvrant 2 folios concernant « Théologie… » et les « Réflexions… »] ; l’édition de 1669 ajoute (7) un court « Traité de la fidélité de l’âme à son Dieu »  [pagination reprise : 1-11] ; l’édition de 1678 est paginée de façon continue : « Théologie… », 276-416, « Réflexions… », 417-484.

Cet ouvrage a été reproduit par les éditions des « Chroniques du Carmel » de Soignies (Belgique), 1921-1933, en quatre petits volumes devenus fort rares ; les textes sont assez fidèles à l’édition de 1655, mais le style est souvent corrigé pour en rendre la lecture plus facile ou pour tenter d’éclaircir l’auteur, touchant alors à des points mystiques d’une façon souvent discutable ; leur ordre devient : (1, vol. I), (2 puis 7, vol. II), (5, vol. III), (4 puis 3) ; (6) est omis.

Le Sacré Berceau de l’Enfant Jésus, ou les entretiens spirituels sur tous les mystères de l’Enfance de N. Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1682 ; permissions en 1663-1664.

L’ Espitre dédicatoire à la Sagesse éternelle, Les trois portes du Palais de la divine Sapience et la Montée spirituelle…, sont repris de la première édition de 1652, dont le style parfois naïf et moins policé convient bien à l’envoi du début, au dialogue des portes du palais et à l’élan intérieur requis chez le mystique novice entreprenant la montée mystique.

L’ Exposition des communications Divines…,  Le sanctuaire… , la Théologie chrétienne et mystique… , sont repris de l’édition de 1678 car c’est la dernière édition du vivant de l’auteur (qui s’avère identique à celle de 1655, reprise donc avec grand soin). Le court Traité de la fidélité provient de l’édition de 1669 (il est coupé dans l’exemplaire de l’édition de 1678 à notre disposition, tout en ne figurant pas encore dans celle de 1655). Enfin, tout comme les éditrices du carmel de Soignies, nous omettons les Réflexions sur la Vie de Notre Seigneur, gloses portant sur des événements d’enfance (il précédait le court Traité).

Nous avons modifié l’ordre des traités par rapport à celui des anciennes éditions (il vient d’être rappelé), en présentant en premier lieu le plus complet d’entre eux, la Théologie chrétienne et mystique…, immédiatement suivi de l’admirable Sanctuaire de la divine Sapience qui apparaît comme un achèvement. La Montée spirituelle… et l’Exposition des communications Divines… viennent ensuite. Enfin deux textes moins importants, celui du court Traité de la fidélité et le dialogue intitulé Les trois portes du Palais de la divine Sapience achèvent le volume. L’accès à ce qui est le plus substantiel dans l’œuvre est ainsi facilité sans que le lecteur ait à s’écarter d’une lecture suivie.

Respectant fidèlement le texte de Maur de l’Enfant-Jésus et indiquant des variantes, nous reprenons seulement l’orthographe, la ponctuation, parfois le découpage en paragraphes.




Entrée a la divine sagesse728


Les trois portes du palais de la divine sapience

montee spirituelle

exposition des communications divines.

sanctuaire de la divine sapience

Théologie chrétienne et mystique

traité de la fidélité


EPITRE DEDICATOIRE A LA SAGESSE ETERNELLE729

Sagesse éternelle qui cachez vos lumières à la prudence humaine, et qui révélez les secrets de vos mystères aux petits ; recevez cette petite offrande que je présente à Votre Majesté souveraine, comme un rayon des connaissances qui lui a plu me donner des voies qu'elle tient dans la conduite des âmes. Ce n'était point mon dessein de les rendre publiques, si la bonté qui me les a communiquées pour mon profit particulier, ne m'avait pressé d'en faire part à d'autres qui en pourront faire meilleur usage que moi, estimant qu'après cela vous ne permettrez pas qu'on fasse le jugement de l'excellence de vos mystères par la bassesse de l'instrument dont vous daignez vous servir pour les communiquer. Vous savez (adorable Majesté) que quand vous me donnâtes les mouvements de coucher par écrit ce qui est en ce livre, je n'avais aucun dessein de le publier, écrivant à l'aveugle sans savoir pour qui ni à quelle fin, et suivant simplement l'ordre de votre bon plaisir qui me portait intérieurement à le faire. C'est donc à vous (Sagesse incréée) à qui ce travail appartient, d'en disposer maintenant à votre volonté : pour moi je n'y prends ni ne prétends que la confusion d'avoir mal correspondu à des lumières si sublimes, à des attraits si doux, et à des bontés si charmantes. Je supplie seulement Votre divine Majesté, en suite de la profonde reconnaissance que je fais de mon indignité à les posséder, que ces eaux salutaires ne perdent rien de leur bonté par l'impureté du canal duquel vous vous servez pour leur distribution, et que les fruits qu'elles pourront produire dans les âmes qui les goûteront comme il faut, servent d'expiation aux infidélités que j'ai eues pour les suivre ; et enfin que, s'il y a quelque chose dans ces traités qui semblât ravaler la hauteur de vos mystères, il soit imputé à ma faiblesse, et qu'il n'en revienne à Votre Majesté qu'honneur, louange et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

A TRES VERTUEUSE ET ILLUSTRE DAME MADAME MAGDELAINE MOLE, ABBESSE DE SAINT ANTOINE DES CHAMPS, A PARIS730.

Madame,

Vous jugerez bien que ce livre que je vous présente, ne peut avoir été conçu que dans la paix et dans le repos de l'esprit, encore qu'il ait été mis au jour dans un temps où il semblait que le ciel et la terre conspirassent ensemble pour porter la guerre au lieu où il a commencé à paraître [Bordeaux]. Il est vrai que ce temps était tout propre pour sa production puisqu'il n'enseigne autre chose que les chemins de la mort, des anéantissements et de la perte de soi-même, pour se retrouver plus heureusement en Dieu. Aussi est-ce ce qui fait que plusieurs y trouvent une telle amertume qu'ils ne le peuvent goûter, ne sachant pas peut-être que les fruits du Carmel doivent tous être de ce goût, parce que les arbres qui les produisent ne croissent que dans les mortifications et parmi les rigueurs de la croix. Je ne m'étonne pas de ce dégoût ; car il faut être accoutumé à cette nourriture pour le pouvoir digérer comme il faut. Pour vous, Madame, qui en faites un usage ordinaire, vous n'y pouvez trouver que de la douceur, puisque vous y verrez vos désirs, vos desseins et vos exercices journaliers naïvement et simplement expliqués. C'est, comme j'espère, ce qui vous fera agréer l'offre que je vous en fait, lequel me sera d'autant plus avantageuse si vous l'acceptez, que vous donnez des preuves plus assurées par votre vie et par vos exemples, qu'il n'y a rien en ce livre qui ne puisse facilement être mis en pratique par les âmes, lesquelles correspondant à la grâce, se donnent en proie à l'amour divin : je ne pouvais donc mieux faire que de mettre ce petit ouvrage entre vos mains, lequel vous avez déjà gravé dans votre coeur, et qui vous fera connaître que si vous aimez les fruits du Carmel, qui sont ceux du Calvaire, c'est avec grande justice que je vous les présente, tâchant de reconnaître en votre personne les obligations très singulières que nous avons à Mgr le Garde des Sceaux votre père pour ses bienfaits envers notre province. C'est par l'autorité de Sa Grandeur que notre observance a trouvé à Paris le Carmel, dans un lieu où la barbarie d'un Juif ayant renouvelé depuis trois cent quarante-quatre ans, sur la sainte hostie, les cruautés de la Passion du Fils de Dieu, a donné après le nom de Maison des miracles, celui du très Saint-Sacrement, comme il est l'image d'un second calvaire.

C'est par la faveur de sa protection que nous y sommes reconnus pour ses religieux, avec autant d'avantages et d'honneur de notre part, que d'excès de bonté et d'affection de la sienne. Ce second motif, Madame, de notre gratitude, ne sera pas, je m'assure, moins puissant que le premier, pour vous porter à agréer l'offre que je vous fais de cet ouvrage, ne pouvant douter d'ailleurs que, soutenant en votre personne l'éclat des rares vertus et des illustres qualités d'un tel père, vous héritez encore de lui l'amour et la bienveillance vers un Corps duquel j'ai l'honneur d'être un membre, et en cette qualité j'ose le dire avec plus de justice, de reconnaissance et de respect, Madame,

Votre très humble et obéissant religieux frère Maur de l'Enfant Jésus, de la province de Touraine, prieur au grand couvent des Carmes réformés de Bordeaux.

AVANT-PROPOS731

L’on ne doit point rechercher dans ce livre la beauté du discours, ni l'élégance des paroles, puisque je n'ai point d'autre dessein que d'exprimer tout simplement les vues et les sentiments que Notre Seigneur m'a donnés sur la conduite des âmes qu'il attire à la perfection.

Je les ai exposés en divers traités, selon que la lumière m'en est venue, en chacun desquels on pourra trouver tout ce qui serait absolument nécessaire pour parvenir à un haut degré de sainteté, si l'on avait assez de courage et de fidélité pour suivre la grâce par les exercices qui y sont ensei­gnés : car ce serait une folie de s'imaginer que l'on puisse devenir spirituel et saint, en demeurant les bras croisés sans rien faire, puisque la grâce n'est que pour nous émou­voir et nous faire recouler avec elle dans le principe d'où elle est sortie ; nous n'avan­çons nullement si nous ne courons avec elle après les douceurs de l'objet qui nous attire. Il est vrai qu'il y a des états où les âmes ont besoin de plus grands mouve­ments, parce qu'elles sont plus éloignées de leur centre ; mais à mesure qu'elles s'en approchent, leurs agitations se diminuent toujours peu à peu, jusqu'à ce qu'y étant arrivées, elles jouissent d'un repos perpé­tuel dans la possession du bien qu'elles ont cherché par tous les efforts de leurs puis­sances.

J'ai été obligé de parler des plus secrètes et plus profondes communications de Dieu, avec les âmes qui le cherchent en vérité, puisque j'entreprenais de parler du plus haut degré de la perfection. Je ne sais si quelques-uns ne trouveront point mauvais qu'on expose à tout le monde les mystères des voies de Dieu ; je ne l'ai fait qu'après plusieurs autres, outre que je ne vois pas quel mal il peut y avoir d'annoncer les mer­veilles de Dieu parmi les hommes, puisque, s'ils les entendent, ils en pourront profiter, et s'ils y sont aveugles, ils n'en feront ni bien ni mal. Si quelques-uns en ont abusé autrefois, ç’a été par leur malice et leur superbe, et non par le défaut de bonté dans ces voies qui sont toutes saintes, dans les­quelles il n'y a que deux choses à faire, savoir est de tendre sans cesse vers Dieu par amour, et s'éloigner de l'attache des créa­tures en mourant continuellement à tout ce qui n'est point Dieu. Quiconque y cher­che autre chose, il bronchera et tombera facilement et souvent ; mais celui qui se tient constamment à cette sincère pratique, ne saurait se tromper ni être trompé ; c'est la voie de l'Evangile que le Fils de Dieu nous a montrée, par laquelle tous peuvent cheminer avec assurance.

Je laisse à un chacun de former tel juge­ment qu'il lui plaira de ce petit ouvrage : s'il peut servir à quelques âmes pour s'avan­cer à la perfection, je serai parvenu à l'effet de mes intentions ; si l'on n'y trouve que des sujets de blâme pour son auteur, je tâcherai de faire en sorte qu'il me soit utile à moi-même, faisant un bon usage de cette confusion ; le disciple ne doit pas être de meilleure condition que son Maitre ; le Sauveur du monde a souffert mille repro­ches pour enseigner cette doctrine, je serai trop heureux si je le puis imiter en quelque façon.

Quoique j'aie dit en quelques endroits que, sans une aide extraordinaire de Dieu ou l'assistance d'un directeur fort expéri­menté, l'on ne saurait entrer plus avant, ce n'est pas que je veuille comparer l'opéra­tion divine avec la direction d'un homme, mais comme nous ne saurions apprendre la théologie sans un maître, ou sans une infusion particulière et miraculeuse de Dieu, ainsi l'on se trouve dans des ren­contres où il faut que la nature se perde tellement à ses propres lumières et senti­ments que l'âme n'oserait jamais s'y hasar­der, si Dieu ne lui tenait la main extraordi­nairement ou si quelqu'un ne l'assure qu'il n'y a nul danger732.

Encore que je dise en plusieurs endroits que l'âme doit quitter tous ses propres efforts et demeurer sans faire autre chose que recevoir les impressions et mouve­ments de la Vertu divine qui la remplit, je n'entends pas que l'on ne doive rien faire du tout, puisqu'il n'y a ni état si parfait ni si haut où l'on ne doive aimer et connaître, et que notre félicité consiste en ces deux actes, et par conséquent notre perfection ; mais, comme il y a une grande différence entre la fin et les moyens, l'on doit aussi mettre une grande différence entre l'amour que l'on n'exerce que par les moyens, et celui que l'on exerce dans la fin même, parce que l'un est dans le repos et dans la jouissance de l'objet, et l'autre est dans les mouvements qui y tendent. De sorte que, pour aimer par les moyens, il faut que l'âme s'applique et sorte comme hors de soi­-même pour tendre vers l'objet qui l'attire ; et ainsi avec l'attrait qu'elle a au-dedans, elle contribue par ses efforts particuliers, qui sont déterminés par le moyen dont elle se sert, à l'union et approche qu'elle fait avec l'objet qu'elle aime.

Mais dans l'état de perfection, l'âme doit avoir épuisé toutes les raisons et les motifs particuliers d'amabilité qui sont en Dieu, au moins autant qu'elle les a pu connaître ; et, comme son entendement doit avoir exa­miné et parcouru tous ces motifs, la volonté doit avoir correspondu et s'être fondue en eux à force d'aimer ; ce qu'étant, la puis­sance d'aimer demeure remplie de tout ce qui est aimable dans son objet, sans qu'elle reçoive désormais impression d'aucune chose en particulier qui la puisse émou­voir : elle ne peut donc plus rien recevoir que de Dieu même, qui est ici tout en­semble et sa fin et son objet, et l'âme ne pouvant recevoir d'ailleurs aucun mouve­ment, il faut bien qu'elle les reçoive de lui immédiatement ; c'est pourquoi elle ne doit point se mouvoir d'elle-même ni reprendre ses premiers efforts et manières d'agir, mais se laisser gouverner à son divin objet, qu'elle contemple simplement, et qui se communique à elle autant qu'il lui plaît; et par sa communication l'âme conçoit et lumière et amour, de même que dans la façon naturelle, après qu'elle a reçu les espèces de quelque objet, elle connaît par là s'il est bon ou mauvais, et la volonté l'embrasse ou le suit ; et de même que l'âme ne peut s'émouvoir vers les choses naturelles si elle n'en reçoit quelque espèce, ainsi elle ne peut ni ne doit rien faire pour les surnaturelles, qu'elle ne reçoive les impressions de Dieu pour cela, lesquelles elle doit suivre; et à mesure qu'elle est plus simple et plus élevée, ce qu’elle reçoit de Dieu l'est aussi, et tous les moyens de tendre à lui étant consommés, elle reçoit de lui-même ses mouvements et ses impres­sions.

Pour les dialogues que j'ai mis les pre­miers, ils n'ont point été composés pour aucune personne en particulier, mais pour toutes les âmes vraiment désireuses de la perfection. Je me suis heureusement servi de cette méthode et de ces noms pour insinuer plus facilement ces pratiques, et pour satisfaire plus aisément aux doutes qui pourraient arriver dans le chemin de la vertu ; et par les interrogations et les réponces qui y sont faites, un chacun pourra mieux trouver ce qui lui est propre dans la diversité de ces traités, et choisir ce qui lui conviendra davantage. Que s'il se rencontre quelque passage que l'on n'entende pas, je prie les lecteurs de ne point s’y arrêter et de prendre seulement ce qui sera de leur portée, parce que écri­vant pour tous, l'on est obligé de mettre plusieurs choses qui surpassent la capacité de beaucoup de personnes, et il est difficile d'étendre ces matières si profondes que par des termes qui tiennent toujours quel­que obscurité. Je crois pourtant qu'il n'y en a aucun qui ne soit conforme à toute bonne théologie ; mais de peur de me trom­per, je les soumets, et moi avec eux, au jugement et à la censure de toutes les per­sonnes de vertu et de doctrine qui pren­dront la peine de les lire.


PRIVILEGE DU ROI & APPROBATIONS [...]733

APPROBATION

Je soussigné professeur en théologie de l'université de Bordeaux, certifie avoir lu et considéré diligemment un livre intitulé Théologie chrétienne et mystique, composé par le P. Maur de l'Enfant Jésus, lequel j'ai trouvé conforme à la foi orthodoxe, à la charité non feinte, à la véritable piété et perfection de la vie intérieure, spirituelle et divine, établie sur l'entière abnégation d'une âme fidèle, sur l'interdit général de ses puissances, sur la suspension et cessation de son activité. En un mot, sur la perte de son total. En effet, c'est là ce feu dévorant que le Fils de Dieu a porté ici du ciel en terre, pour la purger, illuminer et perfectionner, c'est cette eau de départ et ce glaive à deux tranchants qui pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, de ses attaches moins apparentes et plus subtiles recherches. Fait à Bordeaux, le vingt-quatrième juin 1651.

Fr. Joseph de l'Ascension, Religieux Carme.

APPROBATION734

Ces Traités Spirituels, composés par le P. Maur de L'Enfant-Jésus, Prieur du couvent des frères Carmes de Bordeaux, sont remplis de lumières si douces, et de vérités si aimables, et de plus contiennent des voies si saintes et assurées pour atteindre à une haute perfection, que j'avoue n'avoir rien vu de si clair et si net en cette matière assez cachée parce qu'elle est Mystique. C'est pourquoi non seulement j'approuve tout ce qui y est comme orthodoxe et con­forme aux principes de la Foi Catholique ; mais encore je convie autant qu'il est en rnoi, les âmes désireuses du pur esprit de Jésus, d'y puiser les règles et les plus sincères pratiques de leurs vies et de leurs moeurs. Fait en notre couvent de Tours, ce 7eme jour de septembre 1651.

Fr. Eustache de l'Incarnation, Religieux Carme et professeur en Théologie.


Théologie chrétienne et mystique


Adorabit Patrem in spiritu et veritate735.


CHAPITRE I

Jésus, notre bon Rédempteur, est l'uni­que maître de cette toute divine Théologie ; et il est descendu des cieux tout exprès pour l’enseigner aux hommes, comme étant la voie, la vérité, et la vie. Que si on pesait bien ces trois paroles qu'il a pronon­cées pour notre bien (Via, veritas et vita736), peut-être qu’on s'arrêterait davantage à suivre ses pas, sans se multiplier dans une infinité de chemins assez écartés, et si longs que la plupart de ceux qui y entrent, n'en viennent jamais à bout. Depuis que l'on a apporté tant d'artifice et de façons à la piété, la perfection a été plus difficile à acquérir qu'elle n'était du temps des saints ; car l'invention et l'industrie des hommes l'ont tellement embrouillée que beaucoup de personnes se rompent la tête et n'y font rien. Porro unum est necessa­rium, ut cognoscant te verum Deum, et quem misisti Iesum Christum737.

C'est où se trompent ceux qui pensent n’avoir d'esprit que pour les choses hautes et relevées, lesquels voyant que la vie chrétienne et spirituelle consiste dans une grande simplicité de coeur et d'esprit, et non pas dans la profondeur des raisonnements ni dans la sublimité des pensées, l'ont méprisée comme une folie, ou l'ont voulu relever par de hauts principes, afin qu'il ne fût pas dit qu'ils prenaient leur vol trop bas et qu'ils s'arrêtaient à des objets indignes de leur entendement : Stul­tam fecit Deus sapientiam hujus mundi738. Aussi le Fils de Dieu venant dans le monde, n'a trouvé que des pauvres, des pécheurs publics et des femmes débau­chées, qui aient osé faire profession ouverte de sa doctrine, et confesser qu'il était la vraie sagesse. S'il y avait quelques docteurs et quelques beaux esprits qui le reconnus­sent pour ce qu'il était, ils n'osaient lui parler qu'en cachette : c'est ainsi que plusieurs le font encore, ayant honte de confesser qu'ils font état et profession de préférer Dieu et sa gloire à toute autre chose, et d'avouer qu'ils embrassent les moyens de parvenir à la perfection.

Mais comme ce n'est pas mon dessein de blâmer ici personne ni de condamner le mélange qui se trouve dans la diversité des moyens que chacun donne pour aller à Dieu, je me contenterai de décrire ce que notre Seigneur m'a fait connaître dans ses voies, et de rapporter le plus clairement et sim­plement que je pourrai, les principes et les préceptes de la Théologie mystique et chrétienne.


CHAPITRE II. Ce que c’est que Théologie Mystique.

La Théologie mystique est une secrète et très intime conversation de l'âme avec Dieu, par une application continuelle de ses puissances vers Sa divine Majesté, qu'elle goûte, aperçoit au-dedans de soi-même dans l'obscurité pourtant de sa foi, mais dans la vérité de son expérience, qui lui donne une telle assurance de la possession de ce divin Trésor qu'elle n'en saurait douter, à moins que de se détourner des voies que Dieu tient sur elle.

Ce n'est pas que souvent son divin Epoux ne lui fasse sentir les rigueurs de son absence, couvrant sa face de nuées, en sorte que l'âme ne le peut plus aperce­voir ni jouir de la suavité qu'elle avait dans les communications mutuelles entre Dieu et elle ; mais pour cela, elle ne détourne point ses mouvements de leur première route : elle les conduit dans cette obscurité même, qui lui a ravi son Trésor, prenant un très grand plaisir de se perdre dans l'abîme qui a englouti tout son bien. Et quoiqu'elle ne sache pas comment l'y trouver ni l'y chercher, elle ne doute nullement qu'il n'y soit ainsi : soit qu'il soit présent ou absent, elle tend toujours vers lui, sans défaillir ni se lasser, quelque traitement qu'elle en puisse recevoir.

De ceci on peut assez facilement juger que cette Théologie est une Théologie du coeur, beaucoup plus que de l'entendement, plus dans l'expérience que dans la science, presque toute de Dieu et très peu de la créature : car c'est lui-même qui en est le maître et l'objet tout ensemble, et qui l'enseigne par application réelle de ses impressions dans le fond de l'âme, lesquel­les servent de principes à cette toute divine Théologie, et se répandent du centre dans la circonférence des puissances, pour les émouvoir à agir tout divinement et à recouler sans cesse vers la source qui les a remplies.

Il faut aussi avouer ce que plusieurs veulent contredire, faute de l'avoir éprouvé, que dans cette divine science, ou ce divin commerce entre Dieu et la créature, le goût précède la connaissance, conformément à ce qui en est dans la Sainte Ecriture : Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus739. Il est bien juste que cette science étant toute d'amour, le coeur en soit le premier touché. Et puis il ne faudrait qu’à considérer que la fin que Dieu a dans les conmmunications qu'il fait de ses bontés à l'âme, n'est autre que de la rendre amou­reuse de sa Majesté : ce qu'il peut faire, en lui faisant goûter la suavité immédiatement et sans autres instructions, de même qu'on ferait à une personne à qui on voudrait faire connaître la douceur du miel, ou de quelqu'autre chose. Il faudrait bien lui en faire goûter, autrement il ne connaîtra seulement pas ce que c'est que douceur, et la connaissance lui en vient après l'expérience. Que si on veut dire que cela même est une connaissance, à la bonne heure, mais il faudra toujours avouer qu'elle vient du goût, et que par conséquent on peut goûter et expérimenter avant que de connaître autrement.

Peut-être que ce qui trompe ceux qui contestent cette vérité, c'est qu'ils ne considèrent pas les deux manières de procéder de Dieu vers l'âme son Epouse, et d'elle vers son Dieu. Il est véritable que quand elle se porte à recouler et rechercher son Dieu, son principe et son tout, moyennant les impressions de la grâce, il faut qu'elle ait de la lumière et de la connaissance pour se conduire, et pour voir par quel chemin elle doit mener ses740 mouvements ; autrement elle ne cheminerait qu’en ténèbres, et si elle rencontrait bien, ce serait par un hasard et en un mot ; comme elle est laissée à elle-même, et qu'on lui donne le ménagement de la grâce qu'elle a reçue, il est nécessaire qu'elle voie se conduire, et qu'elle sache où elle tend, si ce n'est avec évidence, au moins avec certitude.

Mais quand il n'est besoin que de recevoir réellement les mouvements et les impres­sions de Dieu, c'est toute autre chose, car il faut l'écouter quand il parle, à l'imitation de ce qui nous est représenté dans le Prophète : Cum fieret vox super firmamen­tum, stabant et subnittebant alas suas741. Il faut que tous les ressorts de l'âme ne commencent leurs mouvements que par les impressions divines qui sont en elle, et qu'ils tendent où l'Esprit de vie les conduira : car pour lors, elle, avec toutes ses puissan­ces, ne sert que d'instrument volontaire et libre à l'opération divine qui l'émeut et la vivifie divinement dans l'ordre et le degré de sa capacité. Que si elle voulait se servir en ce temps de ses propres mouvements et de son opération, elle empêcherait entière­ment celle de Dieu, d'autant que personne ne peut avoir tout ensemble deux diverses actions ni deux mouvements dans une même puissance ; car l'une ou l'autre lui serait inutile.

Ce n'est pas à dire que l'un et l'autre n'agissent, et que l'âme n'ait point de mouvement, autrement elle agirait d'une façon morte ; mais c'est que l'opération de Dieu anticipe la sienne, la ravit et l'emporte avec elle : elle est comme sa vie ou comme son esprit vivifiant, et l'âme ainsi agitée de Dieu qui l'occupe toute, n'a qu'à se laisser aller sans regarder où elle va. Si elle ne se détourne point par son propre mouvement, ou si elle ne s'arrête par une réflexion volontaire sur soi-même, elle ira très bien, et il n'y a rien à craindre puisque Dieu est son appui et son garant, qui ne la saurait tromper. Mais quand Dieu cessera de remplir aussi sensiblement et aussi abondamment ses puissances, et qu'il la laissera dans sa voie ordinaire, elle doit demeurer en attente et vivre d'une foi amoureuse, par simple tendance742 et continuelle inclination vers son Epoux, renouvelée par de fréquents regards amou­reux et simples conversions vers lui : ce que je traiterai plus au long dans un autre endroit, si Notre Seigneur m'en donne la grâce.


CHAPITRE III. De l'objet de la Théologie Mystique.

L'objet de cette suréminente Théologie, c'est Dieu purement et simplement pris en soi-même, comme infiniment élevé au-dessus de tout ce qu'on saurait penser ou dire, au-delà de toute distinction ou division, sur­passant tout ce qui se peut atteindre par le discours, voire même par la simple intelli­gence, au-dessus du concept de ses divines perfections et de tout ce qui peut tomber de plus parfait dans la pensée humaine ou angélique, produite par la commune façon de la nature élevée par une grâce ordinaire. Enfin c'est Dieu tout pur, sans aucun mélange de perfection ou d'imperfection, et sans considération de rapport à aucune créature, mais dans la vue de sa très pure, très simple et très indivisible unité, dans laquelle vue l'âme le poursuit et l'embrasse purement, simplement et uniquement, sans mélange de propre intérêt ou de propre satisfaction, mais pour lui seulement et à cause de ce qu'il est.

C'est en quoi cette théologie diffère des autres sciences et des autres vertus, qui ne regardent Dieu chacune en particulier, que comme élevé au-dessus de la matière en certain degré, sans respect à ce qu'il ait d'autres degrés de perfection ou non. En quoi on peut aussi voir qu'elle est un ramas, ou plutôt une mer, où toutes les vertus sont contenues comme dans leur centre, auquel elles tendent sans cesse comme de très purs ruisseaux743, y attirant avec elles les âmes qui les possèdent, lesquelles étant arrivés dans cette plénitude par le moyen de la grâce et de leur fidélité, ne peuvent plus avoir d'autre objet que la plénitude de Dieu, parce qu'ayant surpassé tout ce qu'on saurait dire ou penser en particulier, elles ne sont plus émues ni ne reçoivent impression d’aucun autre objet que de Dieu, parce qu'elles ont goûté et compris tout ce qu'il y avait de bonté et de vérité dans les objets particuliers, dans lesquels il ne reste plus rien à embrasser ni à comprendre ; de sorte que ce serait perdre le temps de s'y arrêter sans en vouloir sortir pour suivre ce que nous enseigne saint Paul : Aemulamini Charismata meliora744.

Aussi c'est ce qui donne beaucoup de peine aux âmes qui n'ont pas l'expérience de cette vérité, ni personne qui la leur enseigne, car ne trouvant plus de goût à ce qui les attirait davantage, elles ne savent à qui en attribuer la cause, ni de quel côté se tourner, pendant que tout est perdu pour elles : tant plus qu'elles s'efforcent à demeurer dans leurs pratiques ordinaires et dans leurs voies particulières, tant plus elles se sentent bouchées et privées de toute vigueur.

Il se trouve souvent des directeurs qui, ne connaissant rien dans cette vie, attribuent ces dispositions ou à la lâcheté de ses âmes ou à la permission de Dieu qui les veut éprouver par aridité et sécheresse ; et dans cette pensée, les uns les assomment d'aus­térités, les autres les attachent plus que jamais à leurs pratiques particulières, quoiqu'elles leur soient comme une roue ou un gibet ; les autres les font passer plusieurs heures du jour en oraison sur des considérations particulières, sur quoi elles demeurent aussi sèches que ceux qui n'ont jamais eu aucun degré d'amour ; les autres leur font supporter cet état avec résigna­tion, les laissant pourtant dans leurs prati­ques et voies ordinaires. Mais on peut voir de ce que j'ai dit, que les uns et les autres font un tort indicible à ces pauvres âmes, et les jettent dans des géhennes745 insupportables, manque de connaissance et d'expérience dans les voies de Dieu et dans notre Théologie, car comme dit Job : Quis manducabit insalsum quod non est sale conditum ?746 Tout ce qu'on leur donne leur est tout à fait insipide ; elle y ont eu à la vérité autrefois du goût, mais chaque chose a son temps. Il est donc impossible que ces âmes telles que je dis, puissent jamais avoir aucun véritable repos intérieur, qu'on ne leur ait donné une nourriture convenable à leur état et montré l'objet qu'elles doivent poursuivre, quelques remèdes, entretiens, lectures ou pratiques qu'on leur puisse donner. Aussi est-ce manque de cela, qu'on en voit tant périr, pour ainsi dire, de male mort, sans pouvoir de leur vie trouver aucun médecin qui connaisse leur maladie.

Il faut bien remarquer une chose d'im­portance, qui est que cette Théologie suppose des âmes qui aient rempli le cercle des vertus ; et si elles ne les ont toutes, pour en avoir pratiqué même à l'extérieur les actes (ce qui ne se peut pas quelquefois, manque d'occasion), il est au moins nécessaire qu'elles soient prêtes d'embrasser ou de quitter tout, aussitôt qu'elles y auraient aperçu la volonté de Dieu. Enfin il faut qu'elles reçoivent toute leur vie et leur subsistance de cet unique objet, uniquement et simplement appréhendé. Et il serait très dangereux de vouloir intro­duire dans ces voies extraordinaires des personnes que Dieu n'y appelle pas, ou qui n'ont pas encore les dispositions conve­nables à ce genre de vie.


CHAPITRE IV. Quelle est la fin de la théologie mystique.

La fin de notre Théologie est l'union très intime et parfaite de l'âme avec Dieu par un sacré et indissoluble mariage, dans lequel il la prend pour son épouse, se donne à elle pour Epoux, en telle sorte qu'elle est toute à lui et lui tout à elle. Et toute la vie se passe désormais dans un mutuel et réciproque amour, sans que l’âme puisse ou veuille détourner son affection ni sa pensée ailleurs que sur ce divin objet, auquel elle est unie par une jouissance très parfaite, qui remplit et consomme tous ses désirs par la surabondante communication que Dieu fait de soi, de toutes ses richesses à cette âme sa chère épouse, laquelle n’a plus rien à voir ni à désirer après ce qu'elle possède. Car toutes ses forces actives se sont épuisées dans les voies qu'elle a traversées pour arriver à cette divine union, laquelle est le terme de tous ses mouvements et efforts, et le vrai lieu de son repos.

Non pas qu'elle demeure en oisiveté, fainéante et sans rien faire, mais c'est qu'elle ne désire et ne veut plus rien que ce qu'elle possède ; son opération et action est sa jouissance, dans laquelle elle s'abîme de plus en plus, sans réfléchir sur tout ce qui s'est passé en elle au temps précédent de sa vie, soit bien, soit mal, parce que tout cela s'est consom­mé durant sa course ou à l'entrée de sa jouissance. Et ainsi elle se perd soi-même, et tous ses intérêts, dans le sein et l'amour immense de son divin Epoux qui est son unique objet, avec lequel elle est comme identifiée, et elle ne le regarde plus hors de soi, mais comme sa vie, son esprit, son tré­sor et son tout, et encore au-delà de cela. Elle désiste de toute vue ou pensée, pour qu'il la pénètre jusqu'au fond par sa divine opération, laquelle ravit toute l'acti­vité possible de cette âme, et la revêt de sa vertu, la changeant toute en soi, et puri­fiant tout ce qui lui reste d'impur dans ce fond, dans lequel elle ne pourrait jamais atteindre par ses propres opérations, tant simples et relevées qu'elles pussent être ; et ainsi Dieu, son divin Epoux, fait lui-même les affaires747 pour ôter d'elle toute dissemblance d'avec lui, et se la rendre une épouse sans tache ni macule.

Cette si haute et si divine opération et union est [à] la vérité plus de Dieu que de l'âme, laquelle se sentant à la fin de ses forces et de ses efforts, est contrainte d'arrêter son cours et de succomber à l'opération divine qui gagne et emporte la sienne sans savoir où ni comment, sinon qu'elle se sent toute pleine d'un bien infini, qu'elle ne conçoit ni ne connaît point : car elle est sans pouvoir de réfléchir sur quoi que ce soit, ni même de le vouloir faire ; elle se sent dans une ohscurité toute divine de laquelle elle ne voudrait sortir pour quoi que ce soit au monde. Il est vrai que cette obs­curité n'est pas par privation ni par ténè­bres, mais au contraire elle vient de la très immense plénitude que Dieu communique à l'âme, laquelle ne sent et ne voit qu'immensité et infinité, de quelque côté qu'elle se tourne.

Et ainsi il n’y a rien d’objectif pour ses propres actions particulières ; tout y est l'objet de la sublime vertu de l'esprit réduit par la vertu de Dieu dans sa sublime et surémi­nente unité, et ainsi élevé avec tout ce qu'il y a de plus pur et de plus parfait. Dieu par sa bonté infinie daigne se communiquer et s'unir avec lui, le remplissant de ses qualités divines par lesquel­les il opère, en vertu du principe duquel elles sont émanées : ainsi l’âme constituée et parvenue à un tel état et à ce degré de Théologie mysti­que, n'agit pas par elle-même, mais en Dieu et par lui, comme par le maître, le roi et le principe de tout ce qui se passe en elle. Et partant, il est vrai de dire qu'elle ne voit plus rien de soi ni de ses propres opérations dans cet état. Et si elle était si infidèle que de vouloir sentir ou voir autre chose que ce qu'elle voit et expérimente de la part de Dieu, elle serait bien malheureu­se : car elle préférerait la partie au tout, et se mettrait en danger d'un très grand aveu­glement, de même que serait celui qui voudrait fixement regarder le soleil dans son plein midi ; car il faut se contenter de ce qu'il remplit pleinement tonte chose de sa lumière. Voilà la fin où tend notre Théologie.


CHAPITRE V. Dieu est le principe de la Théologie Mystique.

Ce serait se tromper que de croire que les hommes ou les anges puissent nous introduire dans ces secrets mystiques par leurs enseignements et industrie ; car [nul] autre que Dieu n'a la clef de ce sanctu­aire, et personne n’y peut entrer avant qu'il [ne] lui ait ouvert la porte. Les anges et les hommes peuvent bien purger, illuminer et perfectionner les puissances de l’âme ; mais ils ne peuvent rien dans l'unité de son fond, sinon y disposer et mettre dans le chemin sans pouvoir passer outre, parce que Dieu s'est réservé cette place pour sa demeure, et c'est de là qu'il verse dans l'âme les trésors de ses grâces qui se répandent par après sur ses puissances.

L'on ne peut s'introduire dans ces cel­liers de l'Epoux par soi-même, non plus que par le moyen des autres, et personne qui soit arrivé à ce bonheur, ne se sau­rait vanter sans mentir et sans faire un grand tort à Dieu, qu'il a beaucoup contribué du sien pour l'acquisition du bien qu'il possède, et que c'est par son industrie qu'il y est parvenu ; parce que ce bonheur con­siste dans l'union très étroite et intime de Dieu avec l'âme, laquelle ne saurait atteindre à Dieu par aucun de ses efforts, tant excellents et relevés qu'ils puissent être. Ils peuvent bien y tendre et lui être très agréables ; mais que Dieu soit le terme des opérations de l'âme, et qu'elles l'atteignent réellement, c'est ce qui ne se peut que dans le ciel, où Dieu s’écoulant en elle avec la lumière de la gloire dont il la revêtit, ne fait avec elle qu'un même principe. Et encore en cela Dieu est le principe de tout, qui l'élève à cette haute dignité et si merveilleux bien. Mais ici-bas où nous cheminons dans les ténèbres et où ne sommes que pèlerins, si notre Dieu ne descendait de sa pure bonté, il n'y a rien en l'homme qui l'y pût obliger : aussi veut-il que quand cela se fait, il fasse cesser tous ses propres efforts, pour lui montrer qu'il n'y a rien de la créa­ture, et qu'elle ne s'en doit rien attribuer si ce n'est son libre consentement, par le­quel elle se livre et donne en proie à Sa divine Majesté pour faire et disposer d'elle de la manière qu'il lui plaira, dans le temps et dans l’éternité. De ceci on peut voir que si Dieu ne s'unis­sait de lui-même à l’âme, elle aurait beau faire et dire748, tous ses efforts seraient inutiles !

Si donc la Théologie Mystique prend son origine proprement de cette union de l'âme avec Dieu, et que lui seul soit le principe de cette union, il faut conclure qu'il est aussi le principe de cette Théologie. Or comme c'est par cette union avec Dieu que l’âme reçoit l’être mystique, c'est aussi par elle qu'elle en reçoit sa vie mystique et tous ses mouvements. C'est de Dieu qu'elle reçoit toutes ses impressions, et c'est lui qui la fait agir, en sorte que, si elle se laisse conduire et qu'elle ne veuille point par son infidélité se retirer de cette dépendance totale de Dieu, elle ne saurait manquer non plus que le principe infaillible qui la gouverne : et partant il ne faut point chercher d'autres principes de cette Théologie, que Dieu.

Mais aussi il ne faut pas prendre pour théologie mystique toute sorte de dévotion ni une multitude de méthodes de dévotions qu'on trouve dans les livres, car quoique cela soit bon et bien saint, néanmoins il est éloigné de ce que nous écrivons ici autant que la pluralité l'est de l'unité, et le composé du simple. Car dans la Théologie Mystique l'âme n'agit plus comme d'elle-même, mais gouvernée par la vertu de Dieu qui habite en elle ; et dans les dévotions communes et pratiques ordinaires de l'oraison, l'âme ne se sert que de ses propres industries et propres efforts pour tâcher de s'approcher de Dieu et s'éloigner du péché ; ainsi elle est dans la tendance et dans le désir ; et en l'autre façon, elle est dans la jouissance et dans le repos.


CHAPITRE VI. Notre Seigneur Jésus-Christ est l'unique et véritable Maître de cette divine Théologie.

C'est avec grande raison que notre divin Sauveur dit qu'il ne nous enseigne rien qu'il n'ait vu et expérimenté, et que sa doctrine et ses vérités ne sont pas de lui seulement, mais qu'il les a reçues et entendues de son Père éternel : Quae audivi a Patre meo haec locutus 749. Parce que personne ne peut être bon conducteur dans ces voies mystiques qu'il n'ait surmonté les difficultés qui s'y rencontrent. C'est pourquoi il a voulu expérimenter dans son corps et dans son âme nos peines et nos répugnances, et être tenté en toutes choses pour se rendre semblable à nous, se revêtant de nos misères, excepté celle du péché : In omnibus tentatus propter similitudinem absque peccato750.

Il est vrai que je trouve autant de néces­sité du côté des hommes, qu'ils eussent un Dieu-homme pour maître dans cette divine science, que pour les retirer de la captivité du démon et de la servitude du péché ; d'autant qu'il fallait quelqu’un qui non seulement eût éprouvé et surmonté dans un corps de chair les répugnances que la nature corrompue par le péché fait sentir aux autres hommes, mais aussi qui leur pût inspirer et les faire participants de la même vertu, par laquelle il a tout surmonté et détruit le péché : car s'il n'avait fait que nous prêcher et enseigner, et qu'il n’eût point opéré au-dedans par cette divine vertu, par laquelle il est venu au-dessus de toutes choses, je ne crois pas qu’il eût eu un seul disciple et sectateur de sa doctrine, parce que les coeurs des hommes étaient si éloignés de la recherche du vrai bien, si fortement maîtrisés par leurs passions, et si éperdument aveuglés dans leur superbe, qu'ils n'eussent jamais pu se retirer de ce malheur sans l'aide d'une vertu infinie qui les ranimât, et qui donnât vigueur à l'être et à la vie qu'ils ont reçus par sa mort et passion.

Qui est-ce donc qui ne voit que ce qui nous apparaît au-dehors dans notre béni Sauveur n'est quasi rien en comparaison de ce qui est caché au-dedans, et de ce qu'il opère sans cesse dans nos âmes, et qu'il a opéré dès le commencement, et toutefois l'extérieur et l'intérieur nous est absolument nécessaire, ainsi que nous verrons, Dieu aidant, dans la suite de ces écrits. Je dirai seulement ici que les hommes devraient bien plus ardemment embrasser cette divine doctrine et vérité, puisque Dieu même est descendu des cieux et s'est fait homme exprès pour la leur enseigner ; car j'espère faire voir, s'il plaît à Dieu, que toutes les instructions et paroles du Sauveur, toutes ses pratiques et les sacrements qu'il nous a laissés, ne tendent qu'à cela. Aussi ne nous assure-t-il pas qu'il est la porte par où il faut entrer à la perfection, qu'il est la voie, la vérité et la vie qu'il faut embrasser ? Il ne faudrait donc que savoir ce que c'est que Jésus-­Christ et ce qu'il nous enseigne, et le suivre.


CHAPITRE VII. Sur quels principes Jésus-Christ a établi sa doctrine mystique.

Notre Seigneur ne nous embarrasse point dans une multitude de préceptes, ni dans une infinité de suppositions et de préludes comme font les autres docteurs ; mais tout d'un coup il nous expose sa doctrine en deux principes, l'un desquels nous sert pour nous retirer et pour nous éloigner du malheur qui nous rend incapables de la perfection qu'il nous veut enseigner, et l'autre est pour nous disposer et pour nous établir dans le bien souverain que nous devons uniquement rechercher. C'est donc de la connaissance et fidèle pratique de ces deux principes, que dépend tout le bonheur des hommes, puisque sans cela ils ne peuvent entrer dans les desseins du Fils de Dieu incarné pour leur salut ; et partant il est d'une importance infinie de les pénétrer dans toute leur étendue, s'il est possible, pour n'être pas ignorant dans une affaire de telle conséquence, ni négli­gent à des pratiques si nécessaires.

Je m'étonne comment ceux qui les lisent ou entendent tous les jours ne les goûtent davantage, et qu'ils ne les font savourer aux âmes qu'ils instruisent. Il faut bien que ce soit manque de les avoir bien digérés ; car il est vrai que si on ne prend que l'écorce et la lettre de la parole et de la vie du Fils de Dieu, on n'y trouvera que de l'amertume, ou si peu de goût que l'on aura peine à s'y arrêter. Mais si on a une fois quelque ouverture pour aller jusqu'au fond, on y trouvera des merveilles et une nourriture digne des plus hauts et plus parfaits esprits : Perfectorum est solidus cibus751.

Cette divine simplicité de l'Evangile est cause que ceux qui s'estiment être d'un entendement fort élevé, ne croient pas qu'il y ait rien là-dedans capable de les occuper : c'est pourquoi ils méprisent, ou du moins laissent les divines et pures vérités pour s'enivrer à plaisir des doc­trines corrompues et gâtées d'un Platon, d'un Aristote, d'un Sénèque, et des autres païens qui, ayant connu la vérité d'un Dieu, n'ont voulu ni osé l'adorer. Faut-il donc s'émerveiller si on voit si peu de pureté et de sincérité dans la vie des chrétiens qui vivent aujourdhui, puisqu'ils délaissent leur vraie et naturelle nourriture pour se repaître des charognes corrompues de ces âmes damnées, et en cela passent tout le temps de leur vie ? De sorte que quand ils vont devant Dieu après avoir passé en cette vie pour des personnages de très grande vertu, ils n'emportent rien en leurs mains qu’une grande et profonde lecture de Platon, d'Aristote et de Cicéron. Qu’on juge si c'est être bien muni pour aller comparaître et répondre à celui qui ne les interrogera que de la doctrine de Jésus-Christ ! J'avoue que je ne puis comprendre comment des personnes d'esprit qui sont chrétiens, peu­vent s'imaginer qu'il y ait plus de sagesse, de profondeur et de science dans les livres des hommes que dans les paroles de la Sagesse éternelle, qui s'est incarnée à des­sein d'instruire et d'enseigner la vraie vérité aux mortels. Il faut bien que ce soit le démon qui continue de leur persuader, comme il fit à nos premiers parents, qu'ils trouveront de plus merveilleux secrets dans l'arbre de la science humaine que dans les vérités de Dieu. De vrai, il semble que Dieu soit un objet trop bas pour les occuper. Aussi notre Seigneur a bien confessé que cette divine Sagesse qu'il était venu enseigner, n’était point le gibier des sages et prudents de ce monde, qui n'oseraient et auraient honte de pratiquer publiquement un acte géné­reux du christianisme, croyant que cela n'appartient qu'à des femmelettes et des esprits bas et ravalés. Mais aussi Dieu se cache d'eux et s'en éloigne, et prend son plaisir avec les petits et humbles de cœur : ­Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a prudentibus et sapientibus, et revelasti ea parvulis. Ita Pater, quia sic placitum est ante te752.

Mais il faut les laisser là pour poursuivre notre route, et montrer l'excellence et la nécessité de ces principes de la doctrine de Jésus-Christ, desquels je parlerai séparément, afin de le faire plus clairement et sans rien embrouiller. Le premier que j'ai dit nous être donné pour nous retirer des empêchements à la perfection est compris dans ces paroles : « Renoncez à vous-même ». Abnega temeripsum753. L'autre est contenu dans les suivantes : Sequere me754. J'ai donc à expliquer755 ce premier, qui doit être le premier dans l'exécution comme il est le premier qui nous est enseigné.

CHAPITRE HUIT. Du premier principe de la vie mystique et chrétienne, savoir : renoncez à vous-même.

La renonciation à soi-même comprend une générale et totale désapprobation756 de tout ce que l'homme peut désirer et avoir pour son bien-être et pour son mieux-être, tant selon l'esprit que selon le corps, de sorte que celui qui se veut rendre conforme à cette règle du Christianisme, doit s'efforcer de ne plus prendre d'intérêt en aucune chose créée, ni la chercher ni s'y arrêter par attache, passion et dépendance ; je veux dire qu'il n'y doit d'avoir chose au monde qui nous donne des mouvements d'opérer et d'agir par elle et pour elle : car dès lors que cela est, nous sommes convertis à la créature et divertis de notre Souverain Bien, auquel seul nous devons nous attacher et être unis comme à la règle infaillible de tout bien et vérité. Autrement, nous vivons dans le dérèglement, nous marchons dans les ténèbres et dans l'aveuglement, et nous cherchons notre félicité dans des choses qui sont incapables de nous la donner. C'est donc la pratique de cette règle qui est la porte de la vie éternelle ; c'est en elle que la sagesse mystérieuse de saint Paul est cachée ; c'est elle qui est l'entrée au Père éternel par Jésus-Christ ; c'est la science de Jésus crucifié, de laquelle seule l'apôtre faisait estime : en un mot, elle est l'unique remède de tous les maux que le péché a produit dans nos âmes, et la médecine universelle que le Sauveur du monde a laissé aux hommes pour se délivrer de la corruption qui les gâte, et pour les maintenir dans la disposition requise à des enfants qui ont été régénérés dans le sang de l'Agneau immaculé.

Plût à Dieu que les hommes connussent, non par spéculation, mais par pratique, non par le discours et les raisonnements, mais par un véritable sentiment, non seulement l'excellence, mais aussi la nécessité que nous avons tous de nous ajuster à ce principe, à moins que d’être esclaves du diable qui nous retient en sa puissance par les attaches et les liens que nous avons à la créature. Il est vrai que quiconque se connaîtra bien, avouera librement que sa liberté est tellement affaiblie et engagée qu'il ne peut espérer ni tendre vers son centre et vers son unique bien que comme à la dérobée et par des mouvements violents. Nous sommes de même que ces pauvres captifs qui ont la liberté de se promener avec des chaînes si pesantes qu'à peine ils les peuvent remuer ; et notre malheur est si grand que bien souvent les plus saints exercices qui nous devraient servir de moyens pour nous retirer de ces misères, nous servent de lien pour nous y attacher davantage.

C'est sans doute la cause pour laquelle il y en a si peu qui recouvrent la sainte liberté des enfants de Dieu, d'autant que la plupart, ayant rompu leurs chaînes de fer, se lient volontairement par des cordons plus déliés, mais qui les serrent plus étroitement, et plus dangereusement, parce qu'ils y prennent plaisir et croient être obligés à le faire : ces cordons ne sont autre chose que l’attache et la complaisance qu'on a dans les voies qu'on tient pour aller au ciel, dans lesquelles on se repose et on se confie plus qu'en Dieu même ; c'est faire justement comme celui qui prendrait tant de plaisir dans son chemin qu'il voudrait toujours y être, et n'arriver jamais au lieu où il prétend aller ; ou bien il voudrait y arriver, et tout ensemble demeurer toujours en chemin, ce qui est impossible. Tous les hommes ont donc besoin de renoncer à eux-mêmes, autant ou plus les spirituels que les autres : ce que je ferai voir dans la suite des chapitres. Mais voici ce qu'il faut premièrement montrer…


CHAPITRE NEUF. …qu'il est nécessaire de renoncer à soi-même pour être sauvé.

Il semble que quand on parle de renonciation, que ce soit un langage qui ne doit être entendu que des plus parfaits. Et pourtant, elle est tellement nécessaire à tout chrétien pour son salut que sans sa pratique il ne doit pas espérer d'y parvenir, d’autant que cette renonciation n'est autre chose qu'un dégagement de coeur et de volonté de toutes les créatures spirituelles ou non, auxquelles on pourrait avoir quelque attache et en dépendre en telle sorte que leur privation et éloignement pût donner de la peine et troubler le repos et la tranquillité que tout chrétien doit avoir dans l'appui de l'amoureuse Providence de Dieu, et dans la possession de sa grâce. Car il est bien assuré que si nous avons plus de confiance dans une créature qu'en Dieu même, nous méritons aussi qu'il nous laisse et qu'il nous abandonne à la faiblesse de ses créatures, par lesquelles nous voulons subsister ; et ainsi les fondements de tout notre bien n'étant posés que sur la fragilité, la corruption et l'inconstance, nous ne pouvons nous attendre qu'à un malheur infini et inévitable.

Celui donc qui veut être sauvé, doit se désunir de tout ce qui est périssable ; autrement, sa volonté serait inutile, parce qu'il ne pourrait pas se conserver mieux que les choses dont il attend et espère sa conservation, lesquelles venant à lui manquer, il se verrait frustré de son attente.

Il ne faut point une grande subtilité d'esprit pour juger que celui-là ne mérite pas la jouissance de Dieu, qui en fait moins d'estime que d'une créature à laquelle il est attaché et à qui il sacrifie toutes ses pensées et son coeur : car, de vrai, quelle part peut-il avoir en Dieu pour la possession duquel il n'a jamais travaillé ? Il se gagne par amour, et il en est tout vide ; il veut être l'unique objet des opérations de l'âme et donner le branle à tous ses mouvements, et celui qui est engagé à quelque chose créé ne fait rien que par respect et dépendance de ce qui le tient attaché. Et le malheur et l'aveuglement des hommes les porte[nt] quelquefois à cette extrémité de perdition, qu'ils ne servent à Dieu qu'à cause de ce qu'ils aiment. De qui peuvent-ils donc espérer leur salut, dans un éloignement si prodigieux de sa recherche et de ses voies ?

Outre cela, il est assez évident que nous ne pouvons arriver que là où nous tendons et aspirons ; et où tend celui qui reçoit toutes ses impressions et ses mouvements des créatures, sinon vers le principe d'où il les a reçus ? Or quand cela est, tous les attraits de Dieu sont inutiles ; et quoiqu'il appelle l'âme à soi par ses lumières et par les grâces, il n’en reçoit aucune correspondance parce qu'elle est possédée de ses propres affections, et l'amour de la créature l'entraîne avec une telle impétuosité que celui de Dieu ne trouve plus aucun moyen de la retenir et la retirer de cette perte. Quel salut, ô bon Dieu, pour une âme de cette sorte dans laquelle Dieu ne peut plus opérer et qui est dans la possession d'une créature de laquelle elle dépend dans ce qu'elle est, ce qu'elle fait, comme si elle était son Dieu ? Il n'y a ni austérités, ni jeûnes, ni aumônes, ni sacrements, ni quoi que ce soit qui la puissent sauver, pendant qu'elle demeurera dans cette misérable servitude.

Et puis on dira qu'il ne faut point parler de renonciation qu'à ceux qui ont quitté le monde pour vivre retirés dans des cloîtres. Il y a les trois quarts du monde qui s'abusent très lourdement, et beaucoup de ceux-là, vivant dans une dévotion commune et dans la pratique de plusieurs bonnes oeuvres, qui cependant ont le coeur gâté et pourri : les uns par trop d'affection aux richesses sous prétexte d'obligations qu'ils ont d'en laisser à leurs enfants ; les autres par un dessein qui leur paraît légitime d'établir une bonne maison ; les autres se perdent dans la recherche des honneurs et des grandes charges, et la plus grande partie par des passions endormies qui ne se font sentir que quand on les heurte un peu plus rudement, et parce qu'elle ne grondent pas sans cesse, on s'imagine trop facilement qu'elles sont mortes, pendant qu'elles entretiennent un poison mortel dans l'âme qui en est corrompue.

Il ne faut pas s'y tromper : Nihil coinquinatum intrabit in Regnum coelorum757. La profession que nous faisons du christianisme, nous oblige à la pratique de cette vie renoncée, autrement nous n'avons rien plus que les païens, et nous ne devons pas plus espérer dans l'héritage du ciel que ceux qui ne sont nullement instruits dans ces voies : en effet, que sert-il de savoir le chemin, et n'y marcher pas ? Que sert-il aussi de s'appuyer sur quantité de bonnes oeuvres et de hanter souvent les sacrements, si on demeure volontairement attaché à quelque chose, puisque d'un principe corrompu il ne peut rien sortir de bon ? C'est du coeur que se prend la valeur des actions humaines : s’il est donc gâté, tout ce qu'il produira ne vaudra rien au regard de Dieu ; car encore bien qu'il semble qu’en une action particulière de vertu il y ait quelque bonté, néanmoins au respect de Dieu elle ne vaut rien si elle sort d'une volonté émue par l'affection des créatures, car telle volonté corrompt tout ce qu'elle fait, peu ou beaucoup, selon qu'est son éloignement de Dieu. Tout cela nous fait voir qu'il faut renoncer à tout le créé, ou bien renoncer à la qualité de disciples de Jésus-Christ, qui consiste essentiellement dans cette mort et renonciation continuelle. Qui non renunciat omnibusque possidet non potest meus esse discipulus758.


CHAPITRE 10. La renonciation est le commencement et la fin des efforts par lesquels l'âme contribue à sa propre perfection.

Quiconque comprendrait bien la leçon que le Sauveur du monde nous a donnée en nous enseignant à renoncer à nous-mêmes, il n’aurait point affaire d'en étudier d'autre, parce que son étendue est telle qu'elle ne laisse rien qui puisse contribuer à une souveraine perfection. C'est pourquoi elle en contient les commencements et la fin, de sorte que tout homme qui désire y arriver, doit nécessairement commencer à renoncer à soi-même et à détruire cette propre vie, selon laquelle il n'avait opération, mouvement ni réflexion que pour soi et comme s’il avait été son vrai Dieu. Cette vérité est si évidente à tous ceux qui travaillent à se connaître, qu'il ne leur en reste aucun doute. C'est dommage qu'un plus grand nombre de personnes ne la recherchent, et encore plus, que ceux à qui Dieu a donné cette connaissance, ne tâchent d’user du remède qu'il nous a laissé pour nous guérir d'un mal si dangereux et si enraciné dans notre nature qu'il est impossible de l'en arracher si on ne pénètre jusqu'au fond pour en extirper les moindres rejetons et les plus petites semences ; ce qui ne se peut faire qu'en renonçant à soi-même. Car ainsi que l'amour-propre fait que nous aimons toutes choses pour nous et à cause de nous, de même au contraire, la renonciation fait que nous ne voulons ni n'aimons rien pour nous. Et partant il la faut embrasser dès le commencement qu'on veut chercher le chemin du ciel, puisque dès le premier moment qu'on se tourne vers Dieu, il faut commencer à rompre les liens qui nous empêchent d’y aller ; et à vrai dire toute l'industrie que la créature peut et doit apporter durant sa vie pour trouver heureusement un si grand bien, est de se déprendre et détacher chaque jour et chaque heure des pièges des créatures en renonçant à tout.

Que s’il s‘en trouvait quelques-uns assez généreux pour rompre tout d'un coup leurs chaînes, ils se verraient dans le même moment au sommet de la perfection et dans la jouissance d'un bien que presque tous les hommes ne peuvent acquérir, après y avoir employé des cinquante années de travail.

Je ne puis m'empêcher de croire que toutes les grandes méthodes qu'on a inventées pour conduire les dévotions, ne soient cause que si peu de personnes trouvent et cherchent Dieu purement et en vérité, ou bien c'est après un si long temps que la plus grande partie de la vie se passe à les apprendre ; et après les avoir bien routinées [sic], le plus souvent on voit ces pauvres âmes autant attachées à leur propre intérêt et au service de leurs appétits et passions, qu'elle aient jamais été. La raison, à mon avis, de leur défaut est qu’elles s’étudient plus à se rendre parfaites dans leurs artifices et méthodes qu'en Dieu et pour Dieu ; et de vrai, qui les leur voudrait faire quitter pour entreprendre la voix de renonciation et de mort que Jésus, le maître du monde, nous a enseignée, il leur serait avis qu'on les voudrait perdre et damner.

C'est ainsi que les hommes s'aveuglent dans la lumière, et qu’ils se bâtissent des cachots de servitude dans le Palais de la vraie liberté, et s'attachant plus fortement à leur propre dévotion qu'à Dieu même, ils s'empêchent de parvenir à la jouissance par les mêmes moyens qui les y devraient conduire. Ce n'est donc pas merveille de voir souvent régner des défauts très notables dans certaines âmes qui semblent ne penser continuellement qu'au ciel, et de voir tomber ici lourdement des hommes qui semblent ne plus toucher à la terre et qui emploient beaucoup de temps dans les méditations, dans les austérités et dans l'exercice des oeuvres de charité ; parce que le fond de ces âmes qui est plein d’amour-propre pour ne se vouloir pas renoncer, leur fait quelquefois produire des effets si funestes, et quand elles y pensent le moins, qu'elle ne savent où elles en sont : car reconnaissant leur faiblesse par leur propre expérience, elles se désespèrent quasi de voir que leur propre dévotion, leurs exercices ne les garantissent pas de ces chutes ; mais elles ne regardent pas que c’est manque de purifier leur coeur et de le rapporter en droite ligne vers son centre, qui est Dieu, renonçant à tout autre chose.

Il faut donc avouer que la renonciation doit être le premier et le dernier des efforts que les hommes doivent produire dans la recherche de la perfection ; puisque dès le commencement qu'on s'est résolu d'aller à Dieu, il est nécessaire de quitter les créatures auxquelles on avait de l’attache, et de renoncer à tout ce qu'on aimait par propre intérêt et à cause de soi-même. Elle est aussi la fin de tous les efforts et des plus saints mouvements dont les hommes se servent pour tendre à Dieu, puisqu'elle les fait tous cesser pour donner lieu aux opérations divines, et qu'elle subsiste après que l'âme a livré à Dieu sa propre vie pour ne recevoir plus de vie que de lui : car dans ce mariage mystique la renonciation est encore nécessaire, et quoiqu'on ne l'y aperçoive presque plus, il est pourtant véritable qu’elle y subsiste encore en effet, et qu'elle tient toujours en bride les efforts de la nature, de peur qu'elle ne mêle et ne trouble l'opération divine. Si ceux qui se mettent tant en peine comment l'âme peut mériter en cet état et ce qu'elle fait, et qui ont si grand peur qu'il y ait de la tromperie, veulent savoir la vérité de ces secrets, qu’ils se renoncent, et ils expérimenteront que le vrai bien de l'âme est là-dedans.

CHAPITRE XI. En quoi il faut se renoncer pour être disciple de Jésus-Christ.

Si l'on était fort savant dans la manière dont le Fils de Dieu s'est servi durant sa vie sur la terre pour conduire les âmes dans les voies de la perfection, [on] n'aurait pas tant de difficulté à les trouver, et pour les autres et pour soi ; mais le malheur des hommes est tel qu'ils prennent, ce semble, plaisir à cacher la lumière et à envelopper les vérités évidentes de ténèbres, comme si elles avaient plus de beauté après qu'elles ont été corrompues par leurs inventions et artifices, qu'elles n'en ont dans la pureté du principe duquel elles sont écoulées. Jésus notre aimable759 Sauveur, est la source de toutes les vérités nécessaires à notre perfec­tion : c'est dans ses oeuvres et dans ses paroles que nous devons chercher la vraie nourriture de nos âmes et puiser les lumiè­res de notre salut. Nous ne saurions donc mieux faire que de considérer et de suivre la conduite qu'il a lui-même donnée à ceux dont il a été le Directeur durant qu'il était en ce monde.

La première leçon qu'il leur fait prati­quer, c'est le dépouillement de toutes les choses extérieures, comme sont les parents, les amis, les biens et toutes les commodités de la vie ; et cela pour suivre un homme qui leur dit qu'il n'a ni vivre, ni logis, ni retraite, ni quoi que ce soit.

Ce qui se doit bien remarquer pour connaître l'ordre de sa conduite, et la corres­pondance entre l'intérieur et l'extérieur. Car de fait, comment l'auraient-ils pu sui­vre dans les abandons si étranges, dans lesquels la propre vie de l'esprit est comme supprimée, s'ils s'étaient arrêtés aux soins de la vie du corps et aux commodités nécessaires pour sa conservation ? Mais ce que j'y considère de plus merveilleux, c'est qu'à la simple parole d'un homme qui ne fait aucun miracle devant eux, ils quittent tout et le sui­vent à l'aveugle, sans savoir ce qu'ils font ni où ils vont ; je sais bien qu'ils étaient appelés intérieurement et que le Saint-­Esprit opérait en leur coeur aussitôt que la parole du Fils de Dieu frappait à leurs oreilles ; mais pour tout cela, ils suivent à l'aveugle, sans se mettre en peine de ce qu'ils devien­dront, ni ce qu'ils vont faire, ni de ce qui en doit arriver.

C’est cette première leçon que doivent pratiquer les véritables disciples de Jésus-­Christ ; car les âmes sur qui les choses de la terre ont encore quelque prise760 n'ont pas la disposition requise à rece­voir en elles le Royaume de Dieu, qui ne peut être que dans la jouissance d'une parfaite tranquillité, laquelle on ne saurait conserver que par le dépouillement des choses inconstantes et périssables. Il ne faut donc point tant marchander pour bien faire en ce négoce de si grande impor­tance ; mais tête baissée et à l'aveugle, on doit renoncer de coeur et d'affection véritable et sincère, à père et mère, amis, mari, femmes, enfants, biens, maison, com­modités, et travailler pour en dégager tellement son âme qu'elle soit en liberté d'en souffrir la privation, et de tout ce qui lui est plus proche et plus sensible, non pas sans douleur et sentiment, mais sans se troubler et sans se laisser si fort aller aux afflictions qu'elles la submergent et l'entraînent avec elles.

L'expérience nous apprend assez que l'on ne vient pas là tout d'un coup, sans le miracle d'une grâce extraordinaire : aussi Dieu ne demande-t-il pas de nous que nous soyons parfaitement maîtres, et que nous jouissions d'une liberté entière dès le premier moment qu'il nous a appelés ; mais il veut que nous soyons et que nous nous exercions sans cesse dans la volonté d'y parvenir, et qu'en effet nous y travail­lions par les actes particuliers des occasions qui s'en présentent, afin que nous ayions quelque jour en effet ce que nous n'avions qu'en désir et en vue. C'est ainsi qu'il faut continuellement remplir cette volonté générale et se dégager de toutes choses, jusqu'à ce qu'étant pleinement purifiée et nettoyée de toute attache aux créatures, elle soit digne d'être remplie de la vertu divine, qui lui sera en même temps et vie et mort, et abandon et mortification, et en un mot toutes choses.

C'est pourquoi nous ne trouvons point dans l'Evangile, de méthode que le Fils de Dieu nous ait laissée pour mortifier nos sens, nos pas­sions, et la propre volonté, d’autant que tous leurs excès sont ôtés quand l’on en ôte la cause. Une personne qui a renoncé à toutes les créatures, et qui n'y prétend plus rien, qui ne prend plus de part à leurs intérêts, et qui ne voit plus rien en elles pour soi, supportera facilement et leur possession et leur privation, sans douleur et sans peine, à la mesure que son dégagement sera grand et parfait.

Ainsi, la renonciation à toutes ces choses extérieures est le premier pas que doit faire le disciple de Jésus-Christ, et la première porte par où il doit entrer dans l'école de son Maître, dans laquelle il ne faut plus prétendre entretenir aucun enga­gement de coeur avec les créatures, mais il faut avancer de plus en plus dans la prati­que de cette leçon, et en écouter de nou­velles plus relevées.


CHAPITRE XII. Comment il faut renoncer dans les choses précédentes.

Certainement les personnes qui veulent en vérité entrer dans les sentiments de la doctrine et des pratiques que Notre-Sei­gneur nous a laissées, ne doivent nullement se flatter ni, sous le prétexte des obliga­tions et des devoirs de leur condition, mêler Jésus-Christ avec le monde, la mortification avec les plaisirs, la dévotion avec les passe­-temps inutiles, la renonciation avec l'enga­gement à certaines créatures : car tout ce mélange se tourne à la fin en une corrup­tion beaucoup plus dangereuse que si on n’avait embrassé que le train ordinaire d'une vie commune. En effet quand Dieu nous appelle, il faut lui répondre tout à fait, ou dire que nous ne le voulons pas (si l'on se trouvait assez déterminé pour en venir à ce point de malheur), parce que Dieu ne saurait souffrir qu'un autre partage la possession d’un coeur avec lui.

Je sais que la difficulté est d'ordinaire aussi grande à connaitre la manière de le faire comme il faut, que d'en venir à exé­cution ; d’autant que la nature, qui n'aime point à se voir dépouiller, fournit assez de raisons apparentes pour maintenir ses droits et pour qu'on lui conserve sinon le total de ses intérêts, au moins une partie. Sa finesse malicieuse va jusque là qu'elle se défera librement d'une robe ou d'une peau, pour qu'on ne lui ôte pas les autres, et qu'ainsi, pensant avoir beaucoup gagné sur elle, on la laisse un peu en patience avec ce qui lui reste. C'est à quoi il faut bien prendre garde, car si on la veut lais­ser vivre en cet état, elle aura bientôt regagné deux fois autant qu'elle avait perdu ; il ne faut pas lui laisser aussi gros que la pointe d’une épingle sur quoi s'appuyer, si on ne veut s'exposer à une ruine bien certaine.

Mais quoi, sera-t-il donc nécessaire que tous ceux qui veulent embrasser la piété, se réduisent dans une solitude si étroite qu'ils ne fréquentent jamais les compagnies ? Est-il besoin que ceux qui ont des richesses les abandonnent pour vivre dans une extrême pauvreté ? Les récréations et les plaisirs innocents sont-ils si contraires à la sainteté qu'on ne puisse les prendre sans la diminuer on l'empêcher ? Faut-il quitter les charges, les dignités et tous les hon­neurs, pour être vertueux ? Je réponds à toutes ces demandes brièvement, qu'on peut avoir la jouissance de tout cela avec celle d'une parfaite piété et sainteté, laquelle peut être conservée dans son excel­lence, au milieu des plus grandes contra­riétés, qui servent ordinairement plutôt pour faire paraître sa vérité que pour dimi­nuer son lustre.

Il faut pourtant avouer qu'on doit mar­cher bien plus délicatement et avec plus de crainte dans la possession de ces biens terrestres que dans leur totale privation. Car vouloir être dévot à Dieu, et tout ensemble avoir le coeur, l'esprit et le corps toujours dissipés dans les embarras du monde, qui ne sont point absolument nécessaires, vouloir entretenir plusieurs visites qui ne sont que de pur compliment, et prendre la liberté de parler et d'entendre toutes sortes de choses, recevoir du plaisir de celles qui sont curieuses, et de la dou­leur de celles qui déplaisent, c'est juste­ment vouloir faire un composé de Jésus-­Christ et du monde, et une idole ou un monstre de Dieu et de Bélial ; c'est sacri­fier au démon, au monde et à la nature, le corps et le sang de Jésus qu'on a reçus dans la sainte Communion peut-être ce jour-là ; c'est rompre le cours des grâces qu'on y avait reçues, et empêcher leur effet ; c'est éteindre les lumières qu'on avait eues à l'oraison ; c'est enfin étouffer et fouler aux pieds de ces trois malheureuses idoles, tous les plus saints, les plus purs et les plus ardents désirs d'aimer Dieu qu'on avait pu concevoir en une heure ou demi-heure de retraite. Si ceux qui le font ainsi le veulent confesser, nous aurons une nuée de témoins irréprochables, qui nous assure­ront qu’ils n'ont jamais rien rapporté à leur oraison de la fréquentation du monde que des ténèbres de froideur et quantité d'espè­ces embrouillées, qui sont autant de rideaux qui leur cachent la lumière, et qui les empêchent de retrouver leur voie. Ceux donc qui veulent entreprendre la dévotion, doivent se comporter en ce point d'une telle manière qu'ils se tiennent dans les devoirs de leur condition, et qu'ils ne dérobent rien à Dieu ni à la sincérité qu'ils doivent à son service. Il ne faut point douter que la retraite ne leur soit grandement nécessaire, et que s'ils ne retranchent la trop grande fréquentation du monde et des visites, ils n'avanceront que peu ou point dans leur entreprise ; ce qui ne s'entend pas seule­ment des visites inutiles, mais aussi de toutes celles qui ne sont point d'obligation de justice ou de charité, au nombre des­quelles on doit compter celles qu'on fait pour son profit spirituel ou pour celui des autres.

Cette pratique paraîtra d'abord assez rigoureuse à ceux qui n'ont point encore fait ce pas, et leur fera chercher des raisons d'obligation et de nécessité en celles qu'ils ont accoutumé d'entretenir ; et je m'assure qu'une des plus fortes raisons et la plus ordinaire qui se présentera à eux, ce sera celle-ci : mais que diront telles ou telles personnes, si je ne les vois plus ? Il faut répondre : “Mais que dira mon Dieu qui m'appelle, et qui me veut parler, si je ne l'écoute pas?” Le temps n'est que trop court. Qu'on ne se flatte point : Dieu ne peut par­ler au coeur que dans la retraite et soli­tude. Or est-il que l'expérience nous apprend qu’après de longues conversations avec le monde, retournant à l'oraison nous avons à la vérité le corps en solitude, mais la pensée et l'imagination nous font vivre parmi les compagnies, où nous discourons, répondons et interrogeons de même que si elles étaient présentes, quelque bonne intention qu'on ait eue en y allant : ce qui nous fait voir la nécessité qu'on a de se retirer de la fréquentation des compagnies. Les Directeurs jugeront celles qu'on doit quitter ou hanter, mieux que ceux qui y sont intéressés.

Les riches ont encore bien plus de peine à trouver le Royaume de Dieu que ceux qui n'ont que certains engagements de com­plaisance dans le monde, car les prétextes d'obligation sont bien plus apparents et plus ordinaires. Pour moi j'estime un miracle, quand des personnes se sont dépouillées en vérité de l'affection des richesses dont elles jouissent, et que ç'a été l'amour de Dieu et les exercices de piété qui leur ont donné ces sentiments. J'ai dit ceux qui se sont dépouillés en vérité, parce qu'il y en a beaucoup qui pensent n'avoir aucune attache à leurs biens, parce qu'ils n'ont point d'occasion d'en perdre ou d'en dépenser extraordinairement, mais qui aux rencontres761 font paraître qu'ils en sont si fortement possédés qu'ils laissent perdre leur lumière et tous les sentiments qu'ils ont, et quittent leurs exercices pour s'en occuper et se laisser entraîner à ce torrent qui les submerge quelquefois dans de tels abîmes qu'ils ne savent plus où ils en sont.

Je ne veux pas conclure que pour cela il faille quitter la possession des richesses, et que pour vivre à Dieu il soit nécessaire de n'avoir rien. Mais comme les riches n'ont pas été avantagés par la Providence divine des biens qu'ils possèdent pour en ériger des trophées à leur vanité, ni pour fournir des délices à leur sensualité, ni pour établir en ce monde des maisons éternelles à leur postérité, et qu'ils ne sont que dispen­sateurs de la part de Dieu de ces biens qu'il leur a mis en main, ils doivent les dispenser et les gouverner tout de même que s'ils n'étaient point à eux, et les pos­séder comme des personnes qui les doivent quitter en certains temps et en rendre compte à Dieu. Ils doivent les dispenser libéralement aux nécessiteux, comme ne mettant rien du leur, et faisant en cela la volonté de celui auquel ils appartiennent ; car ce n'a pas bonne grâce de vouloir épargner le bien d'autrui contre son désir. Enfin ils doivent être aussi prêts à sup­porter leur perte qu'un homme doit être prêt à rendre un dépôt qu'on lui a donné en garde. Et quand Dieu permet qu'il arrive des pertes de biens, on n'a pas plus de sujet de se plaindre que cet homme de qui l'on reprend ce qu'on lui avait baillé. Dieu ne fait tort à personne en cela ; mais on lui fait un très grand tort de prendre pour soi et de s'attribuer ce qui est à lui. Il faut donc renoncer à l'affection des biens que l'on possède, si on veut être disciple de Jésus-Christ.

Ceux qui s'imaginent avoir beaucoup avancé dans la doctrine de Jésus-Christ parce que leur humeur les porte à fuir la hantise762 des hommes, et qui ne se mettent pas tant en peine des richesses parce qu'ils les estiment indignes de leurs affections, se trompent lourdement, s'ils n'honorent le mépris et ne méprisent l'honneur, à l'exemple de notre bon Maître, qui étant le Roi de la gloire, s'est fait un vermisseau de terre et l'opprobre des hommes pour l'amour qu'il nous porte. C'est en ce genre d'abnégation qu'on a moins d'excuse de se dispenser, quoique ce soit celui dans lequel on a moins d'attrait de s'exercer. Car pour être chrétien il en faut faire les œuvres et en mener la vie, quand on est dans un âge raisonnable. Or la vie chrétienne est fondée dans son prin­cipe et son auteur, par l'abaissement, le mépris et les confusions. Qui s’osera donc vanter d'être chrétien, s'il n'a aucune con­formité et ressemblance à ce même prin­cipe ? Voir Jésus-Christ méprisé et vouloir être honoré, le considérer dans l'opprobre, et chercher de la gloire, c'est lui dire qu'on veut être des siens et cependant lui tour­ner le dos et se moquer de lui. Cela est rude à la nature, qu'il faille endurer de tout le monde et supporter des affronts, avec patience et sans rien dire, de ceux quelquefois qu'on n'estime pas dignes d'être regardés. Cela est rude, je l'avoue ; mais si nous devons entrer au Royaume des Cieux par Jésus-Christ, et que nous soyons ré­solus de suivre sa conduite et ses exemples, il faut bien s'y résigner, puisqu'il est la porte par où il faut nécessairement passer, et que notre salut n'est en nul autre. Nous devons donc nous résoudre à recevoir par partage en ce monde l'abaissement et le mépris, nous réjouir quand il nous arrive, et le prendre comme les liens amoureux qui nous attachent au cœur sacré de notre Divin Maître. Qu'avons-nous plus à nous soucier de l'opinion des hommes, si toute notre science doit être Jésus crucifié ? Qu'avons-nous à faire de leur estime, si tout notre bonheur est de plaire au Fils de Dieu ? Qui nous arrête donc ? Qu'est-ce qui nous tient ? Que ne nous jettons-nous tout d'un coup dans ces abîmes de renonciation, laissant les plaisirs aux âmes brutales, les richesses aux esprits de la terre, les honneurs et la gloire aux hommes ignorants et aveuglés dans leurs passions, qui ne peu­vent espérer à la fin que de la confusion et du mépris.

CHAPITRE XIII. Il faut renoncer à soi-même, après avoir renoncé aux choses extérieures.

C'est bien à la vérité une chose nécessaire pour être des disciples du Sauveur, de se dépouiller de la possession, ou au moins de l'affection aux choses extérieures ; mais ce n'est que le premier pas qu'il faut faire pour tendre à la perfection : il reste un grand chemin pour y arriver. Ces choses extérieures ne nous sont rien par elles­-mêmes, mais par l'affection et l'engagement de coeur que nous y avons : ainsi nous ne quittons rien de nous en les quittant. Mais quand il faut entreprendre à se renoncer soi­-même et à fouiller jusqu'au plus intime de l'âme pour en arracher jusques aux moindres rejetons de l'amour-propre, quand il est besoin qu'elle se soutienne dans une entière pauvreté et nudité de toute chose, quand il est nécessaire qu'elle vive dans la priva­tion de ses propres mouvements et opéra­tions quoiqu'elles fussent bien saintes dans le temps qu'elle était en pouvoir de les produire, quand enfin il faut qu'elle demeure sans aucun appui de connaissance ni d'amour, et qu'elle se perde dans l'a­bîme d'un abandon sans fond ni sans rive, c'est en ce point que consiste la parfaite renonciation que le Fils de Dieu enseigne et inspire encore tous les jours à ses plus chers, plus inconnus et plus secrets amis. Or d'autant qu'il y a beaucoup de degrés à passer avant que de parvenir à ce dernier, il est plus à propos d'y procéder avec ordre, pour rendre ce chemin plus facile et plus découvert.

Il faut premièrement tenir pour très véritable que tout ce qui se fait, se pense ou se dit de soi et pour soi-même, est opposé et contraire à Dieu, et le sujet de cette abnégation que nous traitons ; parce que Dieu est la souveraine fin de l'homme, à laquelle il doit faire tendre toutes les actions et les mouvements de son coeur et de son esprit ; et quand il fait, dit ou pense quelque chose pour soi, et seulement pour son propre bien et pour sa satisfaction, il ravit et dérobe ce qui n'est dû qu'à Dieu. Puis donc que c'est dans le coeur que se forment les affections desquelles procèdent les pensées, les paroles et les actions, c'est lui qui doit être premièrement réglé par une entière et parfaite renonciation à tout ce qui le détourne du droit chemin qu'il doit tenir pour arriver à la jouissance de son bienheureux Centre. Or est-il qu'il n'y a rien parmi toutes les créatures qui puisse empêcher le coeur de l'homme, que l'amour-propre, qui lui fait appéter763 et chercher toute chose pour soi et pour sa propre excellence : cette vérité est bien évidente, puisque nul autre chose ne peut y avoir entrée.

De vrai, que peut-on trouver au monde qui soit contraire à Dieu, sinon cet amour-propre ? Toutes les créatures prêchent hautement ses grandeurs avec magnificence, et chacune en particulier porte son image en son sein, aussi parfaitement gravée que sa capacité lui permet de participer les perfections de son Créateur. Elles n'ont en elle aucune malice ; mais parce que les hommes veulent chercher par leur moyen une indépendance de Dieu en y mettant leur dernière fin, elles sont les instruments de leurs pertes et les sujets qui attirent sur leur tête les vengeances divines. Puis donc que tout le mal n'est que par accident dans les autres choses, et qu’il vient essentiellement du coeur des hommes infectés par leur amour-propre, tous leurs plus généreux efforts ne peuvent leur être que très inutiles, s'il ne les emploie à se purifier de ce maudit venin qui se glisse dans leurs meilleures actions, et qui seul les rend désagréables aux yeux de la Majesté divine.

Cette entreprise est assurément difficile, mais aussi elle est tellement nécessaire que sans elle il n'y a point de sainteté parmi les hommes : c'est donc particulièrement en elle qu'ils doivent employer leurs travaux ; mais il faut prendre garde que le bon succès dépend presque tout de la manière dont on s'y prendra, laquelle consiste dans la conduite des mouvements du coeur. Car s'ils prennent leur commencement d'un bon principe, et s'ils sont dirigés à une bonne fin, ils ne peuvent produire que de très saints effets.

Or pour avoir ces conditions, il est besoin que l'âme n'agisse aucunement par complaisance ni par la satisfaction qu'elle trouve dans ces communications ou sorties qu'elle fait d'elle-même, mais en sorte que la raison serve toujours de gouvernail, non seulement pour ne pas faire des actions qui soient mauvaises en soi, mais encore pour ne pas gâter les bonnes par le levain de corruption et d'amour-propre. C'est en ce point que la plupart se trompent, pensant avoir beaucoup avancé par la multitude de leurs bonnes oeuvres, lesquelles sont en vérité toutes faites par amour-propre et pour leurs propres intérêts : ce qui est digne de très grande compassion et étonnement, de voir que tant de personnes usent leurs forces et leurs années dans le commerce des vertus sans en acquérir aucune avec solidité, et sans faire autre chose que bâtir des édifices de paille et de foin, qui s'en iront en fumées aux premières approches du feu des épreuves de Dieu ; c'est ce qu'on ne voit arriver que trop souvent, et ce qui fait reconnaître pour de la terre très vile ce qui paraissait aux yeux de tout le monde comme de l’or très éclatant. Que servirait-il d'avoir abandonné tous les parents, délaissé toutes sortes de richesses, et fui tous les plaisirs du monde, si on l’a fait pour un motif de propre excellence, de même que plusieurs philosophes dans les siècles passés ? Si je faisais des miracles, et qu'à vive force de foi je transportasse les montagnes, et que je prisse en cela de la complaisance, ma foi, mes miracles et mes vertus me seraient désavantageuses. Mais si Dieu trouve de la pureté, de la sincérité, du dégagement dans mon coeur, c'est sans doute qu'il y mettra son trône pour y régner avec plaisir.

Il est vrai que c'est là, à mon avis, cet unique nécessaire qui appelle à soi l'étude et l'attention de tous les hommes, afin qu'ils ne se laissent pas engager dans les plus imperceptibles filets de leur propre amour, sous le manteau et l'apparence de la sainteté et des vertus. C'est pourquoi le saint roi David demandait tant à Dieu qu'il créât en lui un coeur pur et net, et qu'il renouvelât dans ses entrailles l'esprit de droiture et de sincérité.


CHAPITRE XIV. En quoi il faut se renoncer, après avoir renoncé aux autres choses.

Il est à propos qu'on sache qu'il n'y a que trois choses généralement prises, dans lesquelles l'homme puisse renoncer à soi-même. Les premières sont hors de lui, et au-dessous de lui : ce sont les extérieures, dont j'ai déjà parlé, comme les richesses, les plaisirs et les honneurs. Les secondes sont au-dedans de lui, qui le composent et le perfectionnent ; et c'est son être et ses opérations. Les troisièmes sont hors de lui et au-dessus de lui, et c'est Dieu et les communications qu'il daigne faire de ses grâces à ses chétives créatures. Je dis qu'elles sont hors de l'homme à cause qu'elles ne viennent pas de son fond et qu'elles n'en dépendent pas ; mais il est bien certain qu'il les reçoit en soi et qu'elles lui sont un esprit de vie, qui donne le branle à toutes ses opérations, et qui les rend saintes et recevables dans l'éternité bienheureuse.

Après avoir parlé de ce qui est hors de l'homme, il faut entreprendre le discours de ce qui est au-dedans de lui, à savoir son être et ses opérations, qu'il doit quitter autant que cela se peut faire : non pas que Notre Seigneur, qui est l'unique maître de cette renonciation, entende qu’on se détruise soi-même et qu'on se fasse mourir selon le corps ; mais il veut qu'on détruise et qu'on se dépouille de tout ce qu'on n’a point reçu de lui, et qui vient seulement de l'amour-propre et de l'invention ou passion humaine. Ce n'est point de Dieu que les hommes ont reçu ce désir désordonné d'être fort bien dans l'estime des autres, dans l'esprit desquels ils veulent être avec honneur et gloire, et qu'on leur rende les respects dont ils croient être dignes ; car cette vaine estime qu'on peut avoir de leurs personnes, n’ajoutant rien de réel à la perfection de leur être, ne peuvent aucunement contribuer à l'avancement de leur béatitude : au contraire, ils n’en reçoivent que du retardement. Il faut donc nécessairement qu’ils s'en dépouillent et qu'ils réduisent leur être dans la pureté avec laquelle il est sorti des mains de Dieu, tout nu et sans aucun mélange.

L'appétit insatiable qu'ont les hommes de savoir toutes choses, celui d’être grands et puissants, et enfin toutes les passions qui les tourmentent, d'être doué de tous les attributs et qualités qui peuvent les rendre recommandables et les élever au-dessus des autres, n'ont point été créées avec eux dans leur commencement : ce sont les rejetons que le péché de nos premiers parents a semés dans nos âmes. Car avant qu'ils s’y fussent laissés aller, ils ne s'occupaient à autre chose qu'à recevoir simplement les rayons de leur divin Soleil, qui luisait continuellement dans leurs âmes, et qui attirait à soi, par l'amoureuse chaleur de son Esprit, toutes les affections de leurs coeurs, sans qu'il s'en perdît ni s’en dissipât la moindre petite parcelle, pour le respect d'aucune créature. Mais depuis qu’ils eurent détourné leur simple attention et leur amoureux regard de dessus leur bienheureux Objet, ils voulurent chercher dans la multitude des créatures le bien et le bonheur qu'ils avaient possédés autrefois dans l'unique jouissance de leur Créateur ; et comme elles n’avaient en elles que des biens partagés, leurs appétits les portent à les désirer toutes, pour avoir dans leur possession générale ce qu'ils ne trouvaient pas en chacune d'elle.

C'est cet appétit insatiable d'être abondant en toute sorte de biens spirituels et temporels qu’ils nous ont laissé pour partage, et qui nous rend coupable dans la sainteté même, pour ainsi parler ; parce que la plupart, et presque tous les hommes ne la recherchent non plus que les vertus qui la composent, que pour leur propre excellence et pour donner cette satisfaction à leur nature de croire qu'elle a quelque chose en soi qu'elle a acquise, qui mérite la récompense éternelle, et qu'enfin son salut est en assurance par les oeuvres qu'elle a tâché de faire : car quoique l'on ne veuille pas dénier que la grâce de Dieu y a contribué, néanmoins je suis assuré qu'il y en a très peu qui pussent supporter de n'y voir rien du leur, mais seulement de la grâce, ce qui montre évidemment le plaisir que l'on prend d'être appuyé sur ses œuvres. Et cependant presque personne n'y prend garde, et l’on ne pense pas qu'il soit grandement important de donner émulation aux âmes pour chercher des voies plus pures, dans lesquelles elles vivent moins passionnées de leur propre excellence.

Que chacun pense, dise et fasse comme il lui plaira, pour moi je ne puis voir autre chose dans le dessein de l'Incarnation du Fils de Dieu, que le rétablissement des hommes dans l'état et la forme de vivre qu'ils tenaient avant que le péché les eût ensevelis dans les ténèbres ; peut-être que tous conviendront dans ce même sentiment avec moi. Mais si cela est, je m'étonne, ce me semble avec raison, qu'il y en a si peu entre les hommes, qui ne démentent leurs sentiments par leurs actions, mar­chant et faisant marcher les autres par des voies si éloignées de celles que le Fils de Dieu nous a montrées, et si contraires au but et à la fin où il nous veut mener qu'il semble que ce soit se perdre dans l'er­reur que de vouloir suivre les chemins qu'il nous a tracés. Et l'on ne veut l'abné­gation qu'il nous a si hautement prêchée, seulement que dans le nom : on tient sa pratique pour suspecte, surtout si on veut s’y laisser aller un peu plus avant que le commun, qui n’y comprend rien passé la partie animale et les choses sensibles. Encore serait-ce beaucoup s'il s'en trouvait qui y fussent parfaits en tous points et si accomplis en ce genre de mort qu'il n'y eût plus rien dans tout ce qui se voit et se sent, qui fût capable de faire impression sur leurs âmes. Mais quand cela serait, qu'auraient-ils fait autre chose que de franchir la première marche du degré qu'il faut mouter ? Combien y a-t-il d'autres régions à traverser, d'autant plus difficiles qu'elles sont plus inconnues et plus sub­tiles ! Celle de la raison, qui semblerait devoir être la meilleure demeure des hom­mes, leur doit être comme une terre étran­gère quand Dieu les appelle à celle des purs esprits, pour ne vivre et ne subsister que par lui, en lui et pour lui.

Que s'il est véritable que tout notre mal vient de ce que nous voulons être et sub­sister par les créatures, spirituellement ou selon le corps, qui ne jugera bien que nous devons détruire cet être en nous pour n’en recevoir que de Dieu, qui seul peut être le principe de tout bien ? Il faut noter que quand nous nous appuyons sur quoi que ce soit, peu ou beaucoup, nous voulons subsister par cela même ; et ainsi nous dénions à Dieu ce qui lui appartient. Quand nous recevons les impressions de quelque chose, et que nous nous laissons aller à leur mouvement, c'est un signe évident qu'elles dominent sur nous volontaire­ment ou par nécessité ; et partant qu'il y a de la corruption dans la nature, ou une grande faiblesse dans la volonté : car rien ne doit avoir puissance ni faire impres­sion sur nos esprits, que notre seul Créa­teur ; et tout autant de fois que nous agissons par des motifs puisés seulement et purement dans les créatures, nous agissons avec désordre et imperfection.

Pour bien faire comme nous devons, et pour nous rendre parfaitement à celui à qui nous sommes, il ne faut plus que nous soyons pour nous-mêmes ni qu'aucune chose soit pour nous : plus de vie pour nous, plus d'amour, plus de sain­teté, plus de vertu pour nous, plus d'a­vancement pour nous. Plus rien pour nous. Mais que deviendrons-nous donc ? Et qu'aurons-nous ? Ceux qui seraient assez heureux que d'être parvenus à un tel dépouillement, auraient Dieu pour vie, pour amour, pour sainteté : il serait leur vertu et leur tout. Pourquoi cherche-t-on la vertu, sinon pour parvenir à Dieu ? Et si on le possédait lui-même, n'aurait-on pas toutes choses en lui ? C'est à cette heureuse nudité que nous appelle et nous conduit la vie chrétienne et spirituelle, qui nous enseigne à laisser tout le créé dans son être, sans nous y arrêter et sans y vouloir rien posséder, pour recouler sans cesse vers notre premier principe par notre simple inclination, ne détournant jamais notre simple regard de dessus cet objet de notre félicité. Notre devise doit être telle : n'être rien à toutes choses et que toutes choses ne nous soient rien.


CHAPITRE XV. Comment il se faut renoncer en ses propres opérations.

C'est une vérité universelle que dans toutes les actions et les mouvements qui se réfléchissent peu ou beaucoup sur nous-­mêmes, il y a toujours de l'imperfection ou du mal, parce que n'étant point le principe de notre être, nous ne sommes point les maîtres absolus des opérations qui le sui­vent ; et ainsi, devant tout ce que nous sommes et ce que nous pouvons à celui qui nous a tout donné, et qui n'ayant que faire de nous, nous a produits par sa pure bonté pour sa gloire seulement, nous commet­tons des injustices contre lui autant de fois que nous nous attribuons quelque chose, soit petite ou grande : car nous le privons de la fin qu'il a eue eu nous faisant, et nous la prenons pour nous, qui ne devons être que des instruments de sa gloire dans l'accomplissement de ses des­seins. C’est de cette façon qu'on dérobe à Dieu ce qui lui appartient, en quoi les hommes se rendent généralement plus cri­minels, parce qu'il s'en trouve bien peu qui fassent leurs actions avec tant de pureté qu'il n'y ait toujours du mélange de leur propre intérêt. C'est aussi en quoi l'on doit plus s'étudier pour se renoncer soi-même : je ne dis pas seulement dans les choses extérieures qu'on doit posséder sans attache, ni dans celles qui regardent le corps, qu'on doit prendre sans y recher­cher son plaisir ; mais j'entends parler des biens qui ornent et enrichissent l'esprit, lesquels étant recherchés et désirés pour sa propre perfection et satisfaction, lui sont très dommageables au lieu de lui apporter du profit et de l'avancement.

Si on recherche la sainteté pour se rendre seulement plus excellent par sa possession, si on pratique la vertu parce ce qu'elle est suivie de la gloire et du contentement, et si on fuit le mal sans autre dessein que d'éviter les rigueurs des remords et des peines qu'il laisse après soi, on ne fait que s'éloigner de la sainteté, que fuir la vertu et embrasser l'imperfection sous l'apparence et le masque du bien. Oh ! qu'il y en a de pris à ce piège, qui pensant être bien riches, ne trouveront rien dans leurs mains à l'heure de leur mort !

Il est donc absolument nécessaire de prendre garde à toutes les actions pour y exercer la renonciation ; et il le faut faire plus soigneusement dans celles qui nous semblent les plus saintes, à cause que la nature y mêle ses intérêts plus facilement sous l'apparence du bien.

Combien y a-t-il de personnes au monde, qui croient produire des actes tout séraphi­ques, qui n'en ont que les ailes et les cou­leurs, et tout le reste a son fondement sur l'amour-propre ?

Il y en a d'autres qui font tous les jours quantité d'actions qui sont très bonnes en elles-mêmes ; mais parce qu'ils les font par une secrète satisfaction et pour s'as­surer dans leur propre justice, ils perdent tous les fruits qu'ils en pourraient espérer : c'est pour dire qu'il ne sert de rien de faire beaucoup, si on ne le fait dans une parfaite et entière renonciation à soi-même ; et sans y voir ni vouloir rien pour soi, mais lais­sant tout à la gloire et plaisir de Dieu, on ne pense et on ne se soucie non plus de ce qui en doit arriver, que d'une chose qui n'est point sienne. Notre-Seigneur même ne nous dit-il pas qu'il ne cherchait nul­lement sa gloire en tout ce qu'il faisait ?

Nous aurions une parfaite liberté en toutes nos oeuvres, si nous ne les regardions plus comme nôtres ; et si nous n'agissions pas pour nous-mêmes, nous serions toujours bien disposés à faire et à laisser indif­féremment tout ce que la divine Provi­dence demanderait de nous par soi-même ou par les créatures ; rien ne nous serait obstacle et nous ne trouverions aucun empêchement à quoi que ce soit ; tout nous serait bon et utile : ne vaut-il donc pas mieux ne s'attribuer rien de ses opérations, pour jouir d'un si grand bien que Dieu nous veut donner ?


CHAPITRE XVI. D'une manière de se renoncer dans les opérations de l'âme plus parfaite et plus simple.

Tout ce qui a été dit jusqu'ici, n'est que pour empêcher l'âme de se dissiper dans les créatures par la multiplicité des opérations dont l'usage lui est encore nécessaire à cause du commerce qu'elle est obligée d'avoir avec elles, tant pour s'en servir afin de remonter par leur moyen vers la source de tout son bonheur, que pour se déprendre des liens malheureux qui la tenaient enlacée dans l'affection de les posséder et d'en être possédée. Mais après que, par la grâce de Dieu et par sa fidélité, elle s'est arrachée de ce chaos de ténèbres, elle doit puiser ses eaux dans des sources plus pures et plus vives que ne sont ces citernes dissipées et à demi rompues. Il ne faut plus qu'elle prenne ses motifs ni les lumières dont elle a besoin pour se conduire au principe qu'elle cherche, dans des effets qui en sont si éloignés et qui n'en ont qu'un si médiocre partage ; autrement, elle ne doit point espérer de parvenir jamais à la jouissance du bien qu'elle désire, parce que les moyens dont elle se servirait, ne seraient pas capables de lui en donner davantage qu'ils n'en ont en eux-mêmes.

Il faut donc qu'elle tourne sa vue ailleurs et qu'elle porte son vol plus haut que la pratique des vertus communes, qui ne peuvent servir que pour l'empêcher de tomber dans le désordre d'une affection déréglée vers les créatures, ou pour l'en retirer quand sa faiblesse ou sa malice l’y ont précipitée : car encore que cela soit bon et qu'elle regarde Dieu en toutes ces pratiques, il est pourtant vrai qu'elle le considère plutôt pour ses propres intérêts, ou comme rému­nérateur de ses bonnes actions, ou comme vengeur de ses crimes, que par les motifs d'un pur amour et dans la vue d'un objet parfaitement aimable en soi et pour soi-même ; et ainsi si elle ne se sent pleine de sa propre justice, elle n'espère point de salut, elle n'attend que des châtiments et ne se souvient de Dieu que comme de son ennemi immortel.

C'est ce qui a quelquefois jeté plusieurs personnes dans des accidents si étranges qu'il est difficile de les exprimer, lesquels ont donné tant d'étonnement à ceux qui les tenaient dans l'estime d'une sainteté extraordinaire, qu'en ignorant la cause, ils n’ont su bonnement à qui attribuer ces effets : les uns les ont fait venir de Dieu, les autres des diables, ceux-ci de la nature et ceux-là de la grâce, ce qui montre ces personnes autant aveugles dans les con­duites de Dieu sur les âmes qu'elles sont propres à admirer le masque de la vertu, qui paraît sur la corruption de la nature et de l'amour propre. Et pour dire vrai, qui­conque ne prend sa vie spirituelle et ses sentiments d'ailleurs que de ses propres pratiques, celui-là est toujours tout plein de lui-même, et met toute sa confiance en ses oeuvres : il veut faire lui-même son salut, et quand Dieu se servirait d'une telle personne pour faire des miracles, il serait toujours vrai que l'amour-propre règne en elle avec empire et autorité. C'est ce qui fait que quand Dieu par sa miséricorde tire un peu le rideau pour faire voir à ces âmes ce qu'elles sont, elles entrent dans des agonies prodigieuses ; tant il est vrai qu'il faut tout perdre, et n'avoir rien sur quoi s'appuyer, à qui veut être heureux.

Il faut donc avouer que tout ce que j'ai dit jusqu'ici n'est que comme une première démarche de la perfection, dans laquelle l'esprit de l'homme se purge des ordures des créatures et se retire de leurs engagements, quoiqu'il soit encore sur le bord du précipice, sur lequel il se tient ferme en résistant à leurs attaques et tâchant de se tourner vers Dieu par ses bonnes inten­tions dans ses oeuvres, et par les plus fortes persuasions de la raison qu'il amasse de tous côtés, se servant de tout pour s'ap­procher de son dessein. Enfin, il voit bien qu'il fait ce qu'il peut, mais que Dieu ne se prend pas par force ; c'est ce qui lui fait avoir mauvaise opinion de tout ce qu'il a fait jusqu'à présent, particulièrement quand il se voit abîmé dans de grandes ténèbres et dans des sécheresses insupportables, où toutes ses meilleures intentions et ses plus saints motifs lui sont comme des cailloux à un famélique : il se commet en ce pas de très grandes fautes, tant de la part de ceux qui conduisent, que de ceux qui sont con­duits ; ce n'est pas mon dessein de les rapporter.

Je dirai seulement pour retourner à mon propos, après qu'on s'est suffisamment exercé dans ces pratiques ordinaires, on doit quitter cette multiplicité d'actions, de motifs, de désirs, de sentiments, d'exerci­ces, pour en entendre un qui les contienne tous très parfaitement. La raison de ceci est que notre âme n'est point faite pour recevoir sa vie ni ses lumières des créatu­res : c'est par un pur accident et par le malheur de son péché, par lequel nous avons reçu cet engagement, qu'elle est contrainte de se servir d'elles et de leur considération pour fuir son mal. Sa nour­riture et ses lumières doivent s'écouler en elle du principe même qui l'a créée. Si donc dans le temps de sa purgation, elle s'est un peu retirée de l'abîme, ne doit-elle pas laisser là toutes choses pour contempler uniquement son adorable Soleil qui est Dieu, et recevoir de lui telles impressions et telles lumières qu'il lui plaira ? Ne doit­-elle pas tout oublier et tenir sans cesse la bouche de son coeur ouverte pour y rece­voir les influences vivifiantes de son amour ? De quoi a-t-elle à faire, sinon de cela seul ? Pourquoi se rendait-elle aupa­ravant si exacte à la pratique de plusieurs bonnes actions, sinon pour en venir à ce point de bonheur ? Quoi donc ! quand elle en jouira, retournera-t-elle à la pratique des moyens, qui lui ont servi pour les trouver ? Sans doute ce serait se moquer de Dieu de le vouloir aller chercher ail­leurs, quand il nous est actuellement pré­sent et qu'il opère en nous ; ce serait prendre de la chandelle pour chercher la lumière du soleil en plein midi, que de chercher dans les créatures les raisons pour nous porter à Dieu, quand il lui plaît de nous communiquer lui-même ses lumières.

De tout ceci, nous devons conclure qu'a­près qu'on s'est exercé dans la manière que j'ai décrite par ci-devant, tâchant de ne rien prendre pour soi dans toutes ses actions, mais de les référer toutes à la gloire et au bon plaisir de Dieu, l'on doit encore y ajouter quelque chose de plus parfait et entrer dans une voie plus simple et plus élevée ; ce qui se fait par l'attrait de Dieu, pourvu qu'il soit secondé de la créature, laquelle doit librement quitter tous ses exercices précédents et toutes ses pro­pres industries, qui la faisaient sans cesse réfléchir sur soi-même, et s'appuyer sur ses propres efforts, afin que Dieu, comme prin­cipe de ses opérations, conduise tous ses mouvements et qu'elle ne reçoive plus rien que de lui. Cette renonciation à tous ses propres exercices lui est assez difficile parce qu'elle voyait devant soi toutes ses richesses et tout son bien comme le fruit de ses travaux ; et maintenant elle ne verra presque plus rien de soi, mais de la pure bonté de Dieu, auteur de tout ce qu'il y a de bien en elle.

C'est la raison pourquoi elle ne doit plus avoir ici d'autre vue ni d'autre objet que lui ; elle ne doit plus prendre de motifs qu'en lui, plus de mouvement qu'en lui, vers lui et pour lui. De sorte que tout ce qui lui reste et ce qu'elle doit retenir, c'est un simple objet, un simple motif et un simple exercice ; ce qui la dégagera d'une infinité d'embarras, de troubles et de dif­ficultés qui lui étaient causés par la multi­plicité de ses précédents exercices. Or d'autant que les plus grandes peines sont dans les commencements, il faut donner un peu plus d'étendue à cette matière.


CHAPITRE XVII. Comment on ne doit avoir ici que Dieu simplement pour objet, pour motif et pour exercice.

Quoique l'âme ait eu jusqu'ici Dieu pour la fin de toutes ses actions et de tous ses mouvements, elle ne l'avait pourtant pas pour objet précisément ; c'est pourquoi ses pratiques et ses exercices ont été autant multipliés en espèces qu'elle a eu des ver­tus à acquérir et de mauvaises habitudes à détruire. Mais à présent que je suppose qu'elle a rompu les liens qui la tenaient attachée aux créatures, elle ne doit plus les entreprendre ni les considérer, soit pour les objets de son amour, ou comme ceux de sa haine : il faut qu'elle demeure morte à leur regard autant qu'il lui sera possible, ne se laissant plus toucher par aucun accident ou changement, de même que les morts qui sont dans les sépulcres et qui demeurent dans le repos éternel, laissant tout rouler et changer à l'entour d'eux sans s’émouvoir et sans se remuer le moins du monde.

Il est vrai qu'il faut un grand temps pour être tout à fait perdu dans un tel abîme de mort ; aussi n'est-il pas nécessaire d'y être totalement consommé pour entrer dans une nouvelle vie, autrement il ne s'en trouverait presque point qui dussent aspi­rer à un état plus élevé et plus parfait. C'est assez que la volonté soit en vérité toute prête à être privée de tout ce que l'appétit naturel lui pourrait faire désirer, et qu’en pratique elle soutienne avec force, patience et résignation les répugnan­ces que la nature fait sentir pour se main­tenir dans ses intérêts aux dépens du vrai bien de l'esprit : ce qu'étant fidèlement pratiqué de la part de l'homme, il n'aura plus rien à démêler avec tout ce qui se peut penser de créé, lequel il verra désormais, tant bon soit-il, comme incapable de lui pouvoir servir pour l'avancement de sa perfection. Ainsi les vertus qui lui ser­vaient auparavant pour se maintenir et se conserver dans la multiplicité de ces objets, demeurent non pas mortes ou inutiles, mais à la vérité elles sont sans actes, parce que leur cercle est rempli, et les objets qui émouvaient les puissances étant par elles épui­sés, il ne reste plus rien de ce côté-là qui leur puisse donner du mouve­ment. Et partant elles n'ont plus besoin de mettre leurs habitudes en actes pour faciliter leur opération, autrement elles teudraient vers un terme où elles sont déjà arrivées, et chercheraient un bien qu'elles possèdent. Par exemple, si j'avais si parfaitement amorti les effets de la colère qu’il n'y eût aucune occasion qui fût capable de la pouvoir exciter, ne serait-ce pas perdre le temps et me faire un grand tort, si je voulais, nonobstant la victoire obtenue sur cette passion, m'arrêter à la combattre sans cesse, retenant pour cela les moyens et les industries qu'on enseigne aux commençants ? Sans doute, ce serait toujours commencer pour n'achever jamais. Il faut donc librement dire avec saint Paul : Quae mihi erant lucra nunc mihi sunt propter Christum detrimenta764, et quitter sans crainte par le conseil de ceux qui nous conduisent, les pratiques qui nous ont été autrefois très utiles, et qui nous seraient à présent dommageables, puisqu'elles nous empêcheraient de suivre une voie plus excellente.

Cette voie est celle dans laquelle l'âme ne doit plus avoir pour exercice qu’une tendance continuelle vers Dieu, oubliant tout ce qui est au-dessous de lui, et laissant tout autre exercice pour vaquer à son simple amour et recouler sans cesse par lui dans cet océan divin qui est son centre, son principe et sa fin bienheureuse. En quoi cette vie est grandement différente de celle qui est toute occupée dans la multiplicité des pratiques, qui se font à la vérité pour l'amour de Dieu et sont des moyens pour parvenir à cet amour, qui est la couronne et la consommation des autres vertus.

Mais ici, ce même amour auquel on tendait par la pratique des vertus, reste tout seul pour vie, pour exercice et pour toute pratique ; aussi comprend-t-il très excellemment tous les autres moyens. Il nous approche et nous unit tout seul plus étroitement à Dieu que tous les autres n'eussent pu jamais faire quand nous nous en fussions servis toute la vie : c'est pourquoi l'on ne doit faire aucune difficulté de renoncer à tout le reste pour vivre uniquement de cet amour, lequel n'est plus produit en l’âme, ni par la vue des peines dont il peut délivrer, ni par celle des plaisirs qu'elle en peut recevoir, ni par la considération des biens que Dieu lui a faits, ni enfin par aucun respect765 qui ait quelque mélange de ses propres intérêts, mais par le seul regard de ce que Dieu est en soi-même infiniment aimable et très digne que toute créature épuise toutes ses forces pour correspondre selon son pouvoir à cette infinie amabilité, laquelle doit être l'unique et très simple motif qui donne le mouvement à tous les coeurs et qui les attire à soi pour les engloutir dans766 son immensité, où ils sont enfin consommés et perdus à eux-mêmes, ainsi qu'une goutte d'eau jetée dedans la mer, laquelle y perd tout ce qui la distinguait d'avec elle.

Il est donc bien raisonnable de tout abandonner pour n'avoir désormais d'autre terme ni d'autre objet de ses opérations que Dieu, en tant qu'il est infiniment aimable, puisqu'il est plus que très capable de remplir surabondamment tous les désirs de l'âme ; aussi doit-elle perdre tous les objets et motifs en celui-ci, qui lui servira pour tout ce qui lui est nécessaire de faire ou de laisser ; il sera sa raison et sa lumière pour la conduire en toute sa démarche, et ainsi sans se multiplier en tant de façons, elle aura toujours devant soi la voie et le terme auquel elle doit tendre ; et partant elle ne peut se tromper ni être trompée, si elle veut toujours fidèlement suivre Dieu seulement et simplement, et pas un simple amour qui soit excité en elle par la seule amabilité qui est en lui.

De tout ce qui a été dit ci-devant, l'on peut assez manifestement juger que les pratiques, tant extérieures qu'intérieures de l'âme, doivent sortir de cet unique principe, et qu'elle ne doit avoir d'autres principes en tout ce qu'elle fait, que Dieu infiniment aimable. Ainsi rien ne la doit toucher dans les créatures qui ne lui serviront seulement que de sujet et de matière, sur laquelle elle appliquera ses actions par les raisons divines, et non pas par celles qui se pourraient tirer de ces mêmes créatures. Par exemple, l'on ne donnera pas l'aumône à cause de la misère dont le prochain est accablé ; l'on ne retiendra pas sa colère, parce que la passion déréglée est indigne un esprit raisonnable ; l'on ne s'abstiendra pas des morceaux plus délicats, parce que c'est le propre des bêtes et non des hommes de se laisser commander par sa bouche ; mais l'on fera toutes ces choses, parce que Dieu seul mérite infiniment que tous les mouvements de l'âme tendent à lui directement, comme à celui qui contient en soi toutes les raisons de service, de reconnaissance et d'amour que nous lui pouvons témoigner.


CHAPITRE XVIII. Que la vie intérieure de l'âme doit être une et simple.

Ce n'est pas assez d'avoir dit que l'on ne doit plus rien prendre ni voir pour soi dans les créatures, et que l'on ne doit plus regar­der que Dieu pour motif, pour objet et pour tout ; parce qu'il y a en lui une immensité de perfection si étendue que si on voulait les partager et diviser les unes des autres pour faire de chacune à part autant de sujet de ses adorations, l'on ne serait pas capable de fournir à la multiplicité des exercices nécessaires pour s'en acquitter ; et qui ne voudrait faire autre chose ni s'exercer autrement, ne parviendrait jamais à la ressemblance de la vie divine, à laquelle il nous est ordonné d'aspirer dans l'Evangile : Estote perfecti sicut pater vester767, ni par conséquent à l'intime union avec Dieu, qui ne peut être consommée que par la réduction des puissances dans l'unité de leur fond, où tout est dans une pleine paix et dans un repos parfaitement exempt de tout mouvement sorti et exprimé au-dehors.

Il faut donc que l'esprit humain, qui jusqu'ici a eu la liberté de parcourir indistinctement par toutes les perfections divines pour en considérer le long et le large, commence à retirer cette étendue de vie et de vues multipliées pour faire recouler simplement son inclination amoureuse en Dieu, qui en est l'auteur et le principe qui l’a fait naître dans le fond de l'âme, sans aucun effort de sa part, sans persuasion ni prévention768 de lumière particulière, mais par l'anticipation de sa vie radicale et foncière, laquelle il occupe et remplit de sa divine vertu, qui la pénètre et l’attire si fortement qu'elle ne peut rien goûter ni trouver bon sinon Dieu, quoiqu'elle ne voit rien en lui de particulier qui l'attire, mais seulement elle voit une plénitude à laquelle elle est attirée si secrètement qu'il lui est presque impossible d'y résister.

Il est vrai qu'au commencement que les âmes ne sont pas encore accoutumées à ce simple genre de vie, elles ont de la peine à se défaire de leur façon plus étendue et à s'empêcher de tendre à force de voiles et de rames de769 leurs industrie dans cet océan de la Divinité, où elles ont reconnu par leurs contemplations longtemps exercées, une infinité de perfection et une béatitude très assurée pour elles. Il est vrai aussi que cette grande activité leur a été tout un temps très profitable et nécessaire, mais à présent qu'elles n'ont pour motif que l'unique plénitude des bontés de leur Objet qui les attire simplement à lui. Il ne faut plus qu'elles usent d'autres industries ni efforts que d'un simple écoulement de coeur en lui, qui leur servira pour toutes sortes d'exercices parce qu'en lui tous les autres sont parfaitement compris ; et l'âme, réunissant dans ce saint amour tous les efforts de ses puissances, fait beaucoup plus que si elle les bandait toutes à vive force à ce même dessein.

L'on appelle cet exercice vie, parce que l'âme n’en doit jamais être privée, autrement on pourrait dire qu'elle serait morte, comme l'on dit un corps mort, qui n'a plus d'âme. Et aussi parce qu'elle n'a plus ni opération ni mouvement que pour Dieu, par qui et pour qui seulement elle vit, sans se soucier de soi-même ni de tout ce qui est parmi les créatures, l’on l'appelle vie simple, parce que ceux qui la pratiquent doivent laisser le mélange de divers exercices et des méthodes qui leur servaient par ci-devant ; mais tout leur objet c'est Dieu, simplement appréhendé et simplement goûté, de sorte qu'en toutes leurs occupations et généralement en tout ce qu'ils ont à faire ou à laisser, ils prennent dans cette simple façon de vivre en Dieu les raisons de ce qu'ils font et de ce qu'ils laissent ; ce qui est moins difficile et moins embarrassant qu'on ne penserait, parce que tout ce qui les divertit de là, et tout ce qui est contraire à cette simple manière de vie leur est très pernicieux ; et partant il le faut quitter sans difficulté pour ne sortir jamais de leur simplicité sous quelque pré­texte que ce puisse étre, s'ils ne veulent se voir jeter tout aussitôt dans un abîme de ténèbres horribles, dans lequel plusieurs tombent, manque de fidélité ou de conduite, et per­dent presque en un moment tout le repos dont l'acquisition leur avait tant coûté : quelques-uns même en viennent jusqu'au désespoir de leur salut, duquel ils ont perdu la route, laquelle ils ne sauraient retrouver que par une grâce extraordinaire de Dieu et par l'aide de quelqu'un qui ait une par­faite connaissance de cette voie et de ses détours.

Puisque je suis tombé sur ce sujet, je dirai en passant que, s'il se trouvait que quelque personne qui, par infidélité ou fai­blesse, eût quitté la suite de ses exercices et des conduites que Dieu tenait sur elle, et qu'elle vînt à être retirée de l’abîme par la grâce de Dieu, l'on ne doit pas la remettre dans les premiers principes de la vie chrétienne, ni la faire repasser par les chemins qu'elle a tant de fois battus : car outre que cela lui serait inutile, parce qu'elle a autrefois outrepassé toutes ces voies, ce serait la rejeter dans une défiance de son salut, voyant qu'elle ne trouverait aucun goût et qu'elle ne pourrait s'assujettir à ce qu’on lui propose comme nécessaire pour l’infaillibilité de sa voie. Et certes c'est un grand aveuglement en ceux qui le font et mettent ces pauvres âmes en un très grand danger : cela vient de ce qu'ils n'ont pas l'expérience de cette simple voie et qu'ils ne peuvent pas donner les moyens d'y retourner avec autant de confiance que s'il ne leur était rien arrivé. De vrai, la Théologie scholastique n'apprend-elle pas que le pécheur qui se convertit à Dieu, rentre en possession des trésors et mérites qu'il avait perdus par le péché mortel ? Pourquoi cela ne serait-il pas vrai dans la Mystique, quand même il serait arrivé qu'on aurait quitté Dieu ? Pourquoi donc changerait-on les exercices dont on usait avant que de tomber ? Pourquoi changer d'objet ? Pourquoi d'autres motifs, puisque ceux dont on se servait était les plus parfaits et les meilleurs qu'on eût pu avoir pour se porter à Dieu ? Car encore qu'on se soit détourné de lui, même volontairement, il n’y a point d'autres choses à faire qu'à reprendre où l'on avait quitté, quand il nous rappelle à lui par sa grâce.

Cette pratique est de telle importance, à mon avis, dans la conduite spirituelle, qu'à moins de s'en servir, l'on ne peut que jeter des âmes dans le désespoir dès cette vie, et les perdre dans l'autre. La raison de ceci est qu'il est moralement impossible que l'esprit qui a goûté Dieu simplement par habitude, et non en passant seulement, puisse jamais trouver goût ni s'appliquer à le chercher autrement ; parce que tous les autres moyens qu'on lui en pourrait fournir, ne sauraient faire la moindre impression sur lui, d'autant qu'il sait et sent très bien que le comble de son bonheur en cette vie ne peut être ailleurs qu'en la jouissance de ce qu'il a déjà autrefois goûté ; que, si on le détourne de la recherche de ce bonheur, lui faisant paraître sa possession impossible ou dangereuse, n'est-ce pas le mettre dans un désespoir éternel en lui ôtant toute espérance d'atteindre à ce qui peut seulement le contenter ? C'est ce qu'on ferait si on arrêtait les âmes qui sont arrivées à ce point et qu'on les retînt dans l'exercice des moyens qu'elles ont déjà surpassés770.

Il ne faut point penser qu'une âme qui a goûté Dieu simplement, puisse jamais trouver aucun repos hors de là ; on aura beau lui faire des démonstrations de la certitude de son salut dans l'usage des pratiques ordinaires du christianisme : si on ne la remet dans la voie qui la reconduise au bien qu'elle a autrefois goûté, il est impossible qu'elle puisse vivre en paix : car cela ne dépend plus de sa liberté de s'établir et s'arrêter là dedans comme dans ce que Dieu demande d’elle, parce qu'elle ressent en soi quelque chose de plus pressant, qui dément toute la persuasion des raisons qu'on lui peut donner. C'est presque de même qu'une personne qui regarde au travers d'un verre peint, ou qui a quelque qualité sur les yeux qui les colore : l'on ne saurait faire voir à ces personnes des objets d'autres couleurs que celle dont le verre est peint ou les yeux affectés. Quand Dieu s'est fait goûter au fond de l'âme, il laisse une impression qui demeure quasi éternellement, et qui rappelle à soi tous les mouvements d'esprit avec une telle force qu’il ne peut jouir d'aucune satisfaction ailleurs que dans ce fonds qui est son centre et sa vraie demeure. C'est à ceux à qui l'affaire touche, à peser sérieusement cette vérité pour aider les âmes à se perdre en Dieu sans ressources par une forte foi, plutôt qu'à les entretenir dans leurs faiblesses et à les nourrir dans des craintes mal fondées, surtout quand elles ont été bien appelées de Dieu dans cet état de simple amour, où l'amour a consommé tous les autres exercices et toutes les pratiques particulières.


CHAPITRE XIX. De quelques doutes qui surviennent dans cette simple voie.

Le diable et la nature conviennent ensemble pour combattre et détruire cette voie qui leur est si désavantageuse, et dans laquelle il n'y a plus rien à gagner pour eux, si ceux qui sont dedans ont tant soit peu de courage et d'attention : c'est pourquoi ils remuent toute sorte de machine pour les en détourner, leur formant mille doutes sur la bonté de cette voie, et leur faisant craindre de tomber dans les erreurs où tant d'autres personnes se sont misérablement perdues. On leur représente qu'il n'y a rien de meilleur ni de plus assuré que les pratiques communes et ordinaires du christianisme et que dans celles-ci il y a toujours à craindre ; que le diable et la nature peuvent exciter l’amour-propre à rechercher l'excellence de ces voies, plutôt pour sa propre satisfaction que pour le plaisir de Dieu, et qu'au reste l'on ne trouve point que dans les premiers temps de l'Eglise les saints aient donné des ensei­gnements particuliers pour suivre ces conduites ; outre que l’on ne saurait mieux employer l'entendement que dans la contemplation des vertus qu’on doit pratiquer, des bénéfices de Dieu que l’on doit reconnaître, et de ses attributs et perfections que l’on doit adorer, avec une infinité d’autres raisons semblables, toutes propres à éton­ner les âmes qui ne sont pas encore assez affermies dans leurs bonnes résolutions. Mais ce qui est de pis, c'est que les hommes contribuent encore plus à les troubler que ne font les démons ni la nature, leur décriant ces chemins comme s'ils menaient tout droit à la perdition.

Tout ce qu'on peut dire pour consoler et pour fortifier ces pauvres âmes, c'est qu'elles peuvent reconnaître dans la vie où Dieu les a infailliblement attirées, les véritables marques et les vestiges de celle que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée par ses paroles et par son exemple ; parce que là-dedans on ne recherche autre chose qu'à renoncer à tout ce qui est de propre dans la créature pour y laisser faire Dieu tout ce qu'il lui plaira. L'on ne désire y pratiquer qu'une entière pauvreté spiri­tuelle et temporelle, ne voulant rien admet­tre qui puisse occuper la place que Dieu seul doit avoir dans les coeurs, ce qui ne pouvant se faire sans une actuelle application d'affection et d’attention, il faut que tout le monde avoue que cette pratique est des plus excellentes qu'on puisse avoir sur la terre, puisqu'elle nous met dans l'exercice de l'actuelle jouissance de Dieu, qui opère par ce moyen dans la créature sans résistance car elle est par­faitement convertie et tournée vers lui et détournée de ce qui lui peut déplaire. Quand donc elle serait mille ans sur la terre, et qu'elle ne se détournerait jamais de cette simple occupation qui la tient attachée à Dieu, et qu'elle ne ferait aucune des autres pratiques, je dis que sa vie serait très sainte, parce que ce qu'elle laisse ne sont que des moyens pour parvenir où elle est, et ainsi il n'y a nulle­ment à douter ni à craindre.

Et je m'assure que tout esprit raisonnable sera de mon sentiment ; car l'on ne blâme point les autres pratiques, lesquelles sont très sain­tes en elles-mêmes, mais chaque chose a son temps. Si les fleurs demeuraient toujours fleurs, jamais nous ne mangerions de fruits : il est nécessaire qu'elles périssent et qu'elles soient anéanties, afin que les arbres produisent leurs fruits. Il en est ainsi de nos plus ardents désirs, et des plus belles pratiques qui conduisent vers Dieu, lesquelles il ne faut point faire difficulté de quitter pour être introduits par l'opération de Dieu même dans les divins celliers de son amour. Il n'y a ici ni erreur ni sujet de douter, puisqu'on ne veut et on ne cherche que Dieu au travers d'un grand abandon et dépouillement. Cette seule réponse peut satisfaire à tous les doutes que pourraient susciter les démons, la nature et les hommes. En effet, nous ne serons point trompés si nous ne nous trompons nous-mêmes ; et quiconque sent dans sa conscience qu'il ne cherche et ne veut que Dieu seul sans se mettre en peine de ses dons extraordinaires, il n'y a ni démons ni hommes qui le puissent abuser, parce que Dieu est trop fidèle à l'âme pour le permettre, et cela ne s'est point encore vu, au moins que je sache.


CHAPITRE XX. Des ténèbres et de l'obscurité par où il faut passer.

Après que Dieu a tenu l'âme dans la pratique de ces simples moyens, et qu'il l'a dénuée non seulement de la multiplicité de créatures auxquelles elle était attachée hors d'elle-même, mais aussi de celle de ses exercices qui divisaient son entende­ment et sa volonté dans un si grand nombre de différentes opérations qu'elle se formait de raisons et de motifs en Dieu pour l'aimer, si elle poursuit fidèlement, ainsi que je le suppose, le chemin de l'amour dans lequel les grâces l'attirent, elle sentira peu à peu les forces actives se diminuer. Et quoique les lumières et les raisons qui allumaient auparavant le feu dans son coeur, soient encore présentes à l'esprit, elles n'y font pourtant plus d'im­pression ni de mouvement, parce qu'il a conçu en soi, et pour ainsi dire, épuisé la vérité objective qu'elles lui représentent ; et partant ce n'est pas merveille que la volonté demeure sans être touchée par la présence de ses lumières, puisqu'elles ne lui représentent aucun bien que son activité amoureuse n'ait déjà anticipé. Tout ce qui se peut dire et concevoir de distinct des perfections divines ne lui saurait plus donner de goût ni de sentiment, d’autant que l'unité active où l'attrait de Dieu l'a tirée, lui a fait goûter Dieu d'une manière si simple et si admirable qu'encore qu’il lui soit impossible de l'exprimer, elle ne laisse pas d'en être si vivement préoccupée qu'au­cune autre chose n'est capable de l'émou­voir.

Mais comme ce divin attrait n'est que passager dans l'état duquel je parle, et seule­ment pour montrer à l'âme que Dieu est bien au-dessus de tout ce qu'elle a senti et éprouvé jusqu'ici, quand il cesse son ac­tion, cette pauvre âme demeure dans une région de ténèbres et de peines si épouvan­tables qu'il n'y a que ceux qui les ressen­tent qui puissent concevoir leur rigueur : car il n'y a ni livre, ni homme, ni ange qui la puisse tirer de là, ni même lui don­ner soulagement ; parce que effectivement elle est privée de tout, et d'objet et de puis­sance d'agir, et d'espérance d'être jamais mieux. Son unité et sa simplicité l'ont rendue inca­pable de recevoir rien d'ailleurs que de Dieu, uniquement et simplement contemplé comme son unique bien et son tout.

Et cependant cette simple activité par laquelle elle le contemplait et se transformait en lui, lui est ôtée, et tout ensemble son simple objet lui est ravi, et sa simple force amou­reuse empêchée. Et quelquefois elle demeure dans un tel état d'exinanition [sic] qu'elle ne peut plus se soucier d'aucune chose, non pas même de Dieu ; elle est comme toute seule dans un monde de ténèbres infinies : il semble que Dieu même ne soit pas capable de la toucher. Tout ce qui se peut penser lui est indifférent comme à ceux qui sont morts il y a mille ans. D'autres fois elle ressent au fond d'elle-même un désir, une soif et une faim si sensible[s] et si pénible[s] de quelque chose qu'elle ne peut dire, que la douleur lui en semble infinie, parce qu'elle n'y voit aucun remède, la vue de son objet et les moyens de tendre vers lui étant ôtés, car le simple amour et le désir qui la por­taient à Dieu, lui semblent avoir été des fables. Et il est vrai de dire que tout ce qui lui reste des lumières et des grâces extra­ordinaires qu'elle a reçues de Dieu, c'est une douleur sans appui et sans remède, au moins qui soit à sa connaissance.

L'on pourrait dire beaucoup d'autres choses qui arrivent à l'âme que Dieu met dans cette disposition, mais comme je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'en rapporter davantage, je les laisserai pour donner quelques avis à ceux qui se trouveront ici, non pas pour les tirer de ces ténèbres, mais afin qu'ils prennent garde d’empêcher par leur infidélité ou leur indiscrétion la conduite et les desseins que Dieu a formés sur eux, en s'efforçant de se retirer de cette nuit obscure qui leur est meilleure que toutes les lumières qu'ils pourraient avoir : Et nox illuminatio mea.771.

Il est certain que les ténèbres spiri­tuelles sont destinées pour le repos aussi bien que les corporelles, et que ceux qui veulent s’avancer ou reculer pendant qu'elles durent, se mettent en un danger très évi­dent de se perdre. Et pour moi j'estime que c'est de cette source qu'on voit venir tant d’inquiétudes aux âmes, qui leur font souf­frir des peines incroyables, ne sachant plus que faire, ni de quels moyens se servir pour retrouver leur tranquillité ; parce qu'elles se sont si fort embrouillées par leur manvaise conduite et leur trop grand empressement qu'elles ne savent plus où elles en sont ; et beaucoup deviennent si malheureuses que de quitter tout, sans pouvoir pourtant se décharger du pesant fardeau sous lequel elles gémissent.

La raison de ceci est que ce qu'elles font dans cette disposition est purement de leur propre volonté et de leur propre mouve­ment, et qu'elles veulent aller sans savoir où, parce que Dieu qui les attirait et les illuminait tout ensemble, s'est retiré de leur vue et de leur sentiment ; et ainsi si elles veulent s'émouvoir en quoi que ce soit vers lui, elles le font d'elles-mêmes ; mais comme l'on ne saurait y arriver, si ce n'est lui qui y attire, il ne faut pas s'étonner de leur égarement.

Puisque ces ténèbres sont un temps de repos, les âmes qui y sont doivent demeu­rer en paix, jusqu'à ce que ce divin Soleil qui les a causées par son absence, les chasse par son avènement tout nouveau ; et comme elles sont attaquées de mille craintes causées par ces obscurités, et qu'une infinité de doutes et de pensées imaginaires les veulent troubler, il faut qu'elles demeurent inébranlables dans leur foi et dans la confiance de la sincère fidélité de Dieu, qui ne permettra rien à leur désavantage. Il faut encore qu'elles fassent plus d'estime de perdre toutes choses et de se perdre elles-mêmes sans y voir aucune ressource, pour lui témoigner qu'elles ne veulent ni être ni vie que pour lui ; qu'elles aiment mieux, dis-je, lui faire paraître leur amour dans cette pauvreté et abandon incomparable, que d'être remplies de toutes les délices et richesses du paradis. Aussi est-ce de ce point que dépend tout le bonheur de l'âme, et à moins de se perdre ici et de soutenir cette privation infinie (pour ainsi parler), l'on n'entrera jamais dans le sanctuaire où Dieu se communique à l’âme sans réserve et sans l'aide d'aucuns moyens exercés par la créature. C'est pourquoi il est absolu­ment nécessaire d'anéantir tont ce qui se présente pour retirer l'âme de ce désert et de cette perte, et tout ce qui tâche d'y interrompre son repos. Une seule chose doit lui suffire, savoir qu'elle s'est entière­ment abandonnée entre les mains de Dieu, qu'elle lui a remis tous ses intérêts et qu'il ne lui reste plus rien qu'à devenir telle qu'il lui plaira, sans vouloir plus rien voir pour soi dans ses voies, ni de pire, ni de meilleur, ni de plus parfait.


CHAPITRE XXI. L'entrée à la renonciation consommée et parfaite, qui est pareillement la porte du sanctuaire de la théologie mystique.

Tandis qu'il reste à l'âme un seul respir de sa propre vie et de sa propre tendance, quoique très simple vers son objet, il est impossible qu'elle soit totalement réduite et abîmée dans l'unité de ce même objet, parce que ce respir est un moyen qui l'en distingue, et qui met une séparation entre eux deux : Nemo vide­bit faciem meam et vivet772. Il y a donc autant de différence entre ce que j'ai dit de la renonciation et entre ce qui reste à dire, qu'entre la vie et la mort ; et il est bien véritable que tout ce qu'on a fait jusqu'ici ne sont que les dispositions à cet état de perte et de renonciation, où l'âme fidèle doit entrer dans l'exercice des paroles du Fils de Dieu, qui nous assure qu'à moins de perdre son âme, il est impossible d'être de ses parfaits disciples. Or comme ceci est la fin et consommation de toutes choses, il n'y a plus rien de commun avec les traités pré­cédents, d’autant que tous les moyens actifs les plus simples dont on se servait, ont fini leur cours ; de même que les fleuves cessent de se mouvoir depuis qu'ils sont entrés dans la mer, au moins par leur mouvement par­ticulier, quoiqu'ils se meuvent par celui de la mer qui les a engloutis, et qui est leur centre naturel773. Ainsi l'esprit qui s'est abîmé et perdu en Dieu, n'a plus d'autres mouve­ments que ceux que Dieu lui donne, ni d'autres inclinations que les siennes. Il est pourtant vrai qu'il pourrait bien se retirer de cette totale perte et reprendre sa propre vie par l’infidélité autant horrible que le bien qu'il possède était avantageux : à la vérité, ce malheur arrive rare­ment à des âmes aussi avancées et qui sont déjà comme dans le port.

Mais afin que l'on voie plus clairement l'ordre des conduites de notre Dieu pour attirer les âmes à la perfection, il faut tenir pour très assuré qu'il n'a d'autre dessein dans ses opérations au-dehors et dans toutes les grâces, les lumières et les bons mouve­ments qu'il produit dans le coeur des hommes, que de se les rendre semblables. Ce qu'il fait donc continuellement, c'est de se former en eux ainsi que le dit le saint apôtre : Donec formetur Christus in vobis774 ou bien, selon le même, les transformer en soi : In eandem imaginem transformamur775. De sorte que cette divine opération con­somme sans cesse ce qui s'oppose à elle dans l'âme, qui ne peut être autre chose que la volonté qu'elle a de subsister ou par elle-même ou par les autres créatures, qui sont hors d'elle ; à quoi pour remédier, elle a demeuré dans l'exercice des vertus autant qu'il a fallu pour s'en débarrasser, excitée par cette divine opération, qui pré­venait ses mouvements pour les retenir dans les bornes du juste milieu de la raison animée de la vue de Dieu, et poussée à le chercher dans toutes ses actions, sans vou­loir s’épancher dans les créatures par au­cun motif naturel, mais seulement en usant en temps et lieu comme d'échelons pour monter vers le Créateur, ainsi que j'ai écrit ailleurs. Après qu'elle a renoncé à tout ce qui est hors d'elle, elle n'a que demi fait, parce qu'elle subsiste encore en elle­-même par ses propres opérations, qu'il faut se résoudre à quitter aussi bien que tout le reste.

Car encore qu'elles sortent à bonne fin et pour bon motif, et que l'homme reconnaisse qu'il ne les fait que par l'aide de l'opération divine, néanmoins parce qu'il les possède encore en propriété et qu'il re­garde en elles son propre bien, elles empêchent que Dieu ne se donne à lui en plé­nitude, à cause qu'il prétend se donner soi-même par là sa propre perfection au lieu de l'attendre seulement de Dieu en perdant toute autre chose.

Notre Dieu qui est extrêmement amoureux des âmes qui veulent l'aimer, ne cesse point d'épuiser peu à peu leur propre activité, pénétrant par son action leurs puissances, et les remplissant de sa vertu en telle sorte qu'après un laps de temps et d'années, et après beaucoup de divers exercices, tantôt d'affliction et quelquefois de consolation, l'on se voit destitué de tout propre appui et de tout pouvoir d'en chercher ni même d'en désirer : on se sent tout nu comme au milieu d'un désert effroyable, lequel en effet épouvante la nature, qui ne s'était point vue si dégarnie de tout dans une région si inconnue. Je ne rapporterai ni les doutes ni les peines qui surviennent, pour en avoir déjà parlé, afin d'entrer précisément dans le discours du sujet que je me suis proposé de traiter ici, qui est le plus grand et le der­nier abandon que l'on puisse faire.

Quoique l'âme soit soutenue dans ce dépouillement776 par l'opération divine, qui ne la quitte jamais, cela se fait si simplement et si imperceptiblement que la nature qui se sent avoir tout perdu, ne laisse pas de don­ner beaucoup de peine à l'esprit, qui n'a plus aussi sur quoi s'appuyer que sur sa simple force passive, par le moyen de la­quelle il se laisse en proie à Dieu pour faire de lui tout ce qu'il lui plaira, dans le temps et dans l'éternité, sans vouloir connaitre ni comment ni où il va. Ce lui est assez de savoir qu'il s'abandonne et se perd en Dieu ; en effet, il ne doit plus rien avoir en vue de toutes ses voies, sinon sa perte et son aban­don, durant lequel l'opération de Dieu qui se fait au plus profond de 1'âme, avance si mer­veilleusement et transforme la créature en l'image de Dieu si vivement et si secrète­ment qu'il faut enfin que ce pouvoir même qui lui restait de s'abandonner et de se perdre en Dieu, lui soit ôté et tout-à-fait anéanti. Or de rapporter le nombre des morts et des furieuses agonies qu'il faut soutenir dans ce passage, cela est impos­sible ; tout ce que l'on peut, c'est de dire avec Job : Homo nudatus atque consumptus ubi quaeso est ?777.

Si l'on est aussi perdu que je le suppose, il ne reste plus aucune prise aux démons, sinon à l'extérieur, je veux dire dans la partie inférieure, où ils excitent tous les ressorts de la nature par des tentations de toutes sortes, tâchant d'épou­vanter l'esprit par aspect du péché et de le faire descendre au secours pour l'embrouil­ler dans ces troubles et lui faire ainsi quitter sa forteresse où ils ne peuvent l'assaillir. Il faut les laisser remuer leur fumier, sans les daigner regarder ni faire estime de tout ce qu'ils font, tenant pour certain que, tant que la volonté ne descendra point et qu'elle demeurera toujours perdue en Dieu sans vouloir autre chose, elle ne saurait pécher, quoi qu'il se puisse passer dans toutes les puissances inférieures : c'est pourquoi l'on ne doit pas même réfléchir sur tout cela, sous prétexte de chercher si on a manqué ; si l'on était assez fidèle à cette pratique, ni la nature ni les démons ne pourraient jamais faire la moindre brèche dans les âmes qui sont arrivées à cet état.


CHAPITRE XXII. Comment l'âme demeure en Dieu pleinement morte, renoncée et perdue à soi-même.

L'état précédent que je viens de décrire est tout plein de morts et d'agonies si secrètes et si merveilleuses qu'il n'y a que Dieu qui les puisse connaître, et l’âme qui les souffre ; je ne me suis point aussi arrêté à les déduire en détail, on pourra lire dans les livres des Mystiques, ce qu'ils en ont écrit : je me contente de dire que dans cet état l'action divine détruit et anéantit la propre activité de la créature, non seulement quant aux effets extérieurs, mais même jusque dans la racine, purifiant le fond de l’âme de cette maudite semence de péché, qui est comme identifiée avec elle ; et par conséquent, il lui faut mourir sans cesse, et enfin expirer heureusement en Dieu778, dans lequel elle demeure morte et perdue en soi-même, et c'est de cet état, que je prétends parler maintenant avec la grâce de Dieu.

C'est ici que l'âme n'attire plus rien des choses inférieures pour se soutenir, mais aussi elle ne reçoit plus d'assistance perceptible des supérieures. Elle demeure comme sans mouvement, et sans envie d'en avoir : aussi ne voit-elle rien, ni de plus bas ni de plus haut, et même elle n'a plus d'idée de Dieu formée par le concept. Et son opération ne trouvant plus de contrariété en elle, ne se fait plus sentir comme par ci-devant ; on dirait que l'âme est comme toute fondue dans une certaine vacuité abyssale où779 l'on ne voit ni fin ni commencement. C'est véritablement un état de mort passive, dans lequel l'on n’est appuyé que de la très simple et très inconnue vertu de Dieu qui pénètre l'esprit de l'homme, jusqu'à ce qu'elle l'ait réduite dans l'état de sa totale consom­mation. Car encore que l'action de Dieu, en se saisissant du principe des opérations humaines, ait anéanti dans la créature où tout cela se passe, tout ce qu'elle retenait de propre et d'elle-même pour se porter vers son objet, il reste pourtant toujours une certaine opposition à Dieu, qui est comme identifiée avec elle, et dont elle ne saurait se dépouiller : il est nécessaire que ce soit Dieu qui l'arrache, autrement elle en serait toujours marquée, parce que cela ne tombe point sous les termes de son action780.

L'on ne saurait donner de précepte pour cet effet, ni bien décrire ce que c'est, d'autant que Dieu s'étant réservé cette oeuvre, s'est aussi réservé la connais­sance des moyens propres à son accomplis­sement. Je dirai pourtant, autant que j'en puis juger grossièrement, que c'est une certaine restriction et répugnance naturelle, que l'âme ressent au plus intime de son fond, à se laisser toute aller à Dieu pour ne subsister plus qu'en lui et par lui, et ne retenir plus ni forme ni espèce de soi-même : non pas que je veuille dire que l'âme reçoive pour cela aucun changement dans sa substance, ni qu'elle retourne dans les idées de Dieu où elle était avant que d'avoir reçu l'existence, selon que quelques­-uns ont voulu dire, à ce qu'on leur fait accroire, mais je dis qu'elle est tellement hors d'état d'agir de soi-même, et à pro­duire aucun mouvement spirituel comme de son propre fond, qu'on ne dirait pas qu'elle soit en être ; et d’autant qu'au commencement de cet état, il reste toujours quelque chose qui n'est pas consommé dans la mort, il faut que l'action de Dieu détruise ce reste, la créature n'ayant rien à faire qu'à se laisser aller, ainsi que nous voyons que l'or se laisse dissoudre et purifier par la chaleur qui le pénètre.

Après que Dieu a extirpé jusques dans sa racine tout ce qui s'opposait à sa vertu781, l'âme demeure parfaitement libre et déga­gée de tout empêchement. Ce qu'il y a de plus ravissant dans le ciel et de plus pré­cieux sur la terre (hormis Dieu) n'est pas capable de lui faire la moindre impression ; elle n'est plus capable ni d'admiration ni d'étonnement, elle ne saurait rien craindre ni rien espérer que la claire vision de son divin Objet ; et elle est en vérité tellement maîtresse de tous les accidents les plus funestes que, si elle en est attaquée, ils ne font en elle non plus que des mouches qui passent devant son visage. Il ne faut pas s'é­tonner si ces âmes si parfaitement choisies disent qu'elles ne se souviennent ni de paradis ni d'enfer, puisque, ne voulant et ne refusant rien pour elles-mêmes, elles demeurent mortes à tout ce qui les regarde, dans la volonté et le bon plaisir de Dieu.

Quand l'opération de Dieu a épuisé toutes les forces neuves et passives de l’âme, il faut absolument qu'elle succombe, n'ayant plus rien de propre qui la soutienne, de même qu'un métal qui est dans le creuset est contraint de céder à la force du feu ; sur quoi il est à remarquer que n'est pas assez qu'il soit échauffé par la chaleur, jusque-là même qu'il paraisse n'être que feu, car s'il n'est fondu, l’on ne saurait qu'en faire. C’est presque de même de l’âme des hommes : tant d'amour, de feux et de flammes que vous voudrez, j'avoue que si elles en sont toutes pénétrées, elles sont merveilleuses ; mais si elles ne sont entièrement fondues, perdues et réduites au néant d'elles-mêmes, pour leurs propres opérations, propres vues, pro­pres formes782 et tout ce qui se peut dire de propriété, elles ne seront jamais dispo­sées à être transformées en Dieu. C'est un dire des philosophes, que tout ce qui doit prendre une autre forme doit quitter la sienne. Or comme ce n'est pas seulement pour plaire à Dieu, ni pour devenir saints que l'opération divine réduit ici les âmes, - puisque plusieurs sont très saints qui ne sont jamais parvenus à ce degré, - mais que c'est à dessein que l'esprit de l'homme soit fait un avec celui de Dieu : Ut et ipsi unum sint in nobis sicut ego et tu unum sumus783, il ne faut point faire de difficulté de se perdre dans cette unité sans en vouloir sortir par le moindre détour volontaire pour s'assurer si l'on est bien, car ce soin fait bien voir qu'on est encore à soi-même et qu'on n'est pas entièrement perdu, ou qu'on ne veut pas se perdre à l'aveugle. C'est ce qui en arrête un si grand nombre à la porte du sanctuaire, et qui les empêche d'y entrer, n'osant avancer le pas dans un lieu si obscur qu'il n’y paraît aucune lumière.

C'est dans cet endroit que l'on peut bien dire en vérité : Terrores mortis venerunt super me et contexerunt me tenebrae784, parce que les démons et la nature ne repré­sentent ici à l'âme que des choses horribles, des dangers évidents de son salut, des désespoirs et des craintes inconcevables ; et parce qu'elle a quitté toutes ses pratiques ordinaires et ses plus simples moyens qui lui donnaient encore quelque assurance dans sa voie, ils tâchent de lui faire croire qu'elle est dans l'erreur. Mais si elle demeure constamment dans sa perte sans écouter leurs raisons, elle verra infaillible­ment toutes ses craintes, ses doutes et ses peines, se dissiper comme les ténèbres à la face du soleil : son salut et sa voie n'est jamais plus certaine qu'au milieu de son plus grand abandon ; car elle est pour lors entre les bras de son divin Epoux qui la soutient et la garde contre tous ses enne­mis ; elle n'a donc qu'à y demeurer par la foi qui la rend inébranlable dans sa perte, et au-dessus de toutes les attaques et les tempêtes.

Ce genre de vie ou plutôt de mort suppose une entière séparation de coeur et d'affection des choses créées, en telle sorte que leur privation ou possession, leur indigence ou leur abondance, leur dégât ou leur augmentation, ne soit plus capable de nous toucher, en telle façon que nous sortions par désordre et passion hors de notre simple paix et repos sous quelque prétexte que ce soit, et quiconque voudrait encore y demeurer par attache, se verrait à toute heure tomber en mille fautes, sans pouvoir avancer vers le terme où Dieu l'attire.

Je connais des personnes qui ont eu entrée jusqu'ici, et à qui Notre Seigneur a fait des grâces très grandes et très particulières, qui ont du coeur assez pour s'abandonner et se perdre en tout ce qui regarde l'inté­rieur, et cependant on les voit s'arrêter à des niaiseries et des attaches extérieures, à des desseins inutiles, qui empêchent absolument ceux que Dieu a formés sur elles ; aussi ces personnes roulent les années entières sans rien avancer dans ce qu'elles ont commencé, quoiqu'il semble qu'elles ne désirent rien tant. Si je ne voyais cela, je ne pourrais le croire ni concevoir comment l'on peut soutenir en soi-même deux extrémités si opposées. Aussi est-ce l'ordinaire de Dieu de poursuivre ces personnes par de grièves785 maladies, des pertes de biens, d'honneur, de parents et d'amis, jusqu'à ce qu'il les ait réduites à un état de se rendre à lui et renoncer à tout ce qui les tenait misérablement attachées aux créatures : encore est-ce un effet de son infinie miséricorde sur ces pauvres âmes ingrates et faibles, qui ne vient que du pur amour qu'il a pour elles, sans qu'elles lui aient jamais donné le sujet ; mais il fait ainsi à qui il lui plaît. Ce qui est fâcheux, c'est de les voir si rétives et si chiches à lui donner ce qu'il leur demande avec tant de justice, et qu'elles ne veuillent pas tout perdre après avoir abandonné la meilleure partie d'elles­-mêmes, qui est l'esprit, et ce qui regarde leurs intérêts, s'arrêtant cependant à ce qui n'est que corporel et très périssable.


CHAPITRE XXIII. L'état dernier de la vie mystique, dans lequel la vie et la propre vigueur de l'âme est toute consommée en Dieu.

C'est enfin en ce dernier état de parfaite et très intime union de l'âme avec Dieu, que la lumière et les ténèbres sont consommées et finies, ainsi que les moyens cessent dans la jouissance de la fin, et les mouvements quand ils sont arrivés à leur terme ; parce que ici l'âme qui était attirée et Dieu qui l'attirait, sont joints dans une si grande unité qu'il n'y a aucun entre-deux ni aucun moyen de la part de la créature pour passer plus avant : car encore que du côté de Dieu il y ait des degrés infinis de se communiquer plus parfaitement à elle et de l'abîmer plus profondément dans sa perte, néan­moins depuis qu'elle est arrivée à cet état, elle ne peut plus rien avoir en vue, ni sa voie ne lui peut plus être en objet ; et partant elle ne connaît plus rien hors de soi, ou plutôt hors de Dieu, vers quoi elle doive tendre et aspirer ; et quand elle s'efforce pour le faire, elle sent que tous ses efforts sont rebouchés786, ainsi que serait ceux des yeux qui se voudraient opiniâtrer à regarder fixement le soleil en plein jour, et qui ne verrait ni le soleil ni les autres choses.

Cette impuissance et non-pouvoir de l'âme pour passer plus avant, ne vient pas de défaut ni d'imper­fection ou privation, mais elle vient plutôt d'abondance et de plénitude, parce que dans tous les états et toutes les dispo­sitions qu'elle a traversés jusqu'ici, elle a épuisé toutes les lumières, tous les motifs, tous les moyens et toutes les vues d'union et de transformation en Dieu ; en sorte qu'il ne reste plus rien à l'opération humaine à concevoir dans tout ce qui se peut dire de Dieu et des moyens de tendre et de s'unir à lui. Et non seulement l'enten­dement humain est rempli de ces vues et connaissances, mais aussi le coeur et la volonté en a embrassé la pratique, et il ne reste rien des anéantissements, des abandons et des plus simples tendances et moyens d'union, qui ne soit surpassé. Et ainsi l'âme ne voit plus rien, ni en Dieu ni dans les créatures, vers quoi elle puisse ou doive tendre, ni aucune manière d'agir qui lui puisse être utile. Ce qui lui reste, c'est qu'au milieu de son obscurité elle sent au plus profond de soi-même, une vertu secrète qui l'attire sans pouvoir, savoir ni comprendre ce que c'est, et comment cela se fait : car il ne lui paraît rien du tout qui puisse tomber dans son entendement, ni que sa volonté puisse embrasser ou poursuivre, et encore qu'elle ressente bien l'opération de cette vertu qui la pénètre, elle ne peut pourtant y contribuer autrement qu'en la laissant faire et en se laissant (pour ainsi parler) dévorer à elle. C'est ce feu dont parlait le prophète, disant : Misit ignem de alto in ossibus meis et erudivit me787. C'est ce feu qui doit consommer toute la propre vie de l'âme, et lui en redonner une toute nouvelle : c'est lui qui la doit tellement purifier et séparer de tout le créé qu'il la transforme enfin et la fasse semblable à Dieu, autant que la créature lui peut ressembler.

Il arrive d'ordinaire que l'âme se trouve assez étonnée dans les commencements de cet état, se voyant dans l'impuissance de se servir de ses plus simples moyens d'union qu'elle n'ose quitter sitôt, craignant de se tromper, parce qu'elle ne voit rien à quoi elle puisse tendre : tout ce qui lui paraît, c'est une obscurité qui la couvre, et dans laquelle elle voit bien qu'il faut qu'elle se perde pour cheminer par des voies inconnues, ce qui donne tant d’appréhension à la nature, qui se sent à la dernière extrémité, qu'on ne le saurait exprimer. Le diable et le raisonnement viennent à son aide pour la détourner, lui représen­tant des dangers tous évidents dans des chemins si écartés, et qu'il vaut bien mieux connaitre où on va que marcher à l'aveugle, et une infinité d'autres semblables prétextes pour l'empêcher d'entrer plus avant. Et comme c'est ici le dernier coup que reçoit la nature, il est besoin d'une grande géné­rosité, et du conseil d'une personne qui l'entende bien, pour encourager ceux que la crainte arrêterait à ce passage, et pour leur enseigner la manière de laquelle on doit user pour bien faire ; c'est pourquoi l’on ne doit pas s'avancer sans en communiquer à quelqu’un si l'on en trouve. Il est vrai que Notre Seigneur fait ce qu'il lui plaît, et comme il juge à propos, aidant et tirant qui bon lui semble sans l'aide de personne ; mais comme cela est rare, il vaut mieux s'en tenir à la manière ordinaire qu'il a établie pour la conduite des âmes, et suivre les avis de ceux qui sont sages dans ces matières.

Tous les doutes et les craintes étant levés, l'âme, comme revenant à soi, se voit toute nue et dépouillée de tout, comme si elle n'avait jamais aimé Dieu ; et tout ce qu'elle trouvait en lui d'aimable, et qui l'attirait ci-devant, s'est évanoui comme ce qui n'a jamais été, tous ses désirs s'en sont allés, tous ses exercices ne lui servent de rien. Et comme j'ai dit qu'elle ne sent, ne goûte et ne voit plus rien que quelque vertu secrète au fond de soi-même qui la presse et qui la pénètre sans savoir comment, elle est enfin contrainte de se tourner vers cette vertu, non pas pour la connaître ni pour contribuer à son opération, car il est impossible, d’autant que cette vertu est un centre de l'âme et ne peut être en objet à l'entendement, car son opération se fait sans l'aide des puissances considérées selon leurs opérations particulières et dis­tinctes, lesquelles prises en ce sens n'ont rien à voir dans le fond et l'unité de l'âme où elle habite ; mais il est nécessaire, pour son entière consommation, qu'au lieu qu'elle tendait vers Dieu par ses très simples moyens, efforts et exercices, elle mette toute son attention non pas à s’écouler en Dieu comme elle faisait, mais à recevoir ce qu'il fait en elle par sa vertu qui la pénètre, car c'est par elle qu'il s'écoule en l'âme et qu'il s'y étend. Il faut donc oublier toutes choses et laisser toutes sortes d'occupations inté­rieures, tant simples puissent-elles être, pour donner lieu à Dieu d'agir sans empêchement ni contrainte dans l'esprit humain, qui de vrai n'a plus désormais de propre action ni de tendance vers aucune fin ni objet, parce qu'il reçoit immédiate­ment de Dieu tous ses mouvements et les raisons d'agir.

Que si l'on voulait disputer et demander comment l'on peut mériter, puisque l'on ne fait rien, je réponds que le mérite et la sainteté consis­tent à être uni à Dieu, qui est le principe de tout mérite et de toute sainteté, et de ne s'en séparer point. Ainsi les âmes qui vivent en cet état que je décris, lui étant parfaitement unies et librement, méritent et se perfec­tionnent toujours de plus en plus et à mesure qu'elles se perdent et s'approfon­dissent dans cet Océan infini qui les engloutit et abîme, sans qu'elles y contri­buent autrement qu'en se laissant aller, qui est tout ce qui leur reste, et ce qui leur demeure toujours ; et qui est à mon avis la seule distinction qui leur peut paraître entre le créé et l'incréé, qui est plutôt une force passive pour soutenir non seulement l'opération de Dieu au-dedans, dans une totale nudité, je veux dire sans aucun mélange de l'effort humain que quelque chose d'actif. C'est aussi par cette même force qu'on soutient et reçoit tout ce qui arrive du dehors, doux ou fâcheux, de qui que ce soit, sans altération, sans trouble, et sans se divertir d'un seul respir ou d'une seule oeillade, de ce très simple repos dont l'esprit jouit dans la possession et le goût qu'il a de Dieu.

Ce soutien ou accommodement à l'opéra­tion divine, peut être expliqué par l'exem­ple des Esprits saints, rapportés par le Prophète, lesquels soumettaient leurs ailes et voilaient leur face quand la voix se faisait dedans le firmament. Car ici l'âme avec toutes ses puissances est dans une perpétuelle soumission, et laisse sa propre façon de vivre et d'opérer pour recevoir seulement la vie et l'opération divine. Et quoiqu'il semble qu'il ne devrait se trou­ver ici que de la joie et des délices spiri­tuelles en très grande abondance, puisque Dieu s'y fait ressentir si excellemment, il est pourtant vrai qu'en aucune des dispo­sitions précédentes, la nature n'a souffert des agonies et des morts si cruelles, car en effet, il faut qu'elle quitte sa propre vie et qu'elle la reçoive d'un autre. La mémoire, l'entendement et la volonté ne prennent plus rien comme de soi-même, mais leur soutien leur vient de cette vertu que j'ai dit, qui habite dans le fond de l'âme d'une manière cachée, et comme si c'était un étranger qui fût en la maison d'un autre. Ce n'est pas que l'on n'ait avec cela une très grande certitude que tout est bien, car l'on n'en peut douter, au moins selon le témoignage de sa conscience ; mais l'on sent manifestement l'esprit se diviser du reste avec une telle douleur dans l'âme qu'elle ne se peut expliquer, laquelle pro­cède de la répugnance radicale qui est en la nature, à se perdre totalement et à renoncer à sa propre vie. Et ceci dure jusqu'à ce que la vertu divine ait tout-à-fait consommé cette propre vie jusque dans le fond par son entière pénétration, le trans­formant en foi et le purifiant jusqu'à la moindre petite propriété ; pour quoi faire il se passe souvent plusieurs années, à cause qu'il ne s'en trouve presque point entre les hommes, qui soient assez forts pour se laisser entièrement écouler en Dieu et consentir à la perte de tout ce qui leur est propre, pour recevoir tout de Dieu et ne se gouverner que par ses mouvements.

Il est important de remarquer que tant plus que cette divine vertu remplit l'âme, cette obscurité qui l'environne, comme j'ai dit, croît davantage, non pas que cela cause des doutes et de la peine : au contraire, elle donne une certitude de la bonté de cette voie, telle que la lumière des principes en donne à l'entendement sur le sujet de quelque science. Cette même obscurité qui est cette caliginosité dont parle saint Denis Aréopagite, est ce qui reste d'objectif à l'entendement, si toutefois l'on peut dire qu'il lui en reste quelque chose en objet, et qu'il ne soit pas mieux de dire que cette même obscurité est comme celle qui vient aux yeux qui sont à l'opposite du soleil, dont le trop grand éclat les empêche de voir. Car de vrai, ce n'est que la présence de la Majesté de Dieu qui a rendu l'âme aveugle, non seulement pour toutes les créatures, dans lesquelles elle ne connaît plus aucune bonté qui la puisse attirer, mais aussi à l’endroit de Dieu, dans lequel elle goûte une bonté si immense, et a vu des perfections si infinies que tous les efforts de toutes les créatures n’en sauraient atteindre ni comprendre la moindre étincelle : ainsi elle a tout quitté ce qu'elle pouvait par ses propres efforts, tant de la volonté que de l'entendement, pour recevoir à l’aveugle les impressions de son divin Soleil, qui n'a pas manqué de la remplir de sa vertu au même temps qu'elle a quitté la sienne propre, et qu'elle s'est abandonnée à tous ses mouvements et à son bon plaisir. Elle n'a donc désormais qu'à demeurer en ce même abandon sans vouloir savoir où elle va ni comment elle est conduite ; car ce serait faire une grande injure à Dieu que de se défier de lui après s'être jeté entre ses bras, et de vouloir retourner sur ses pas pour réfléchir si nous sommes trompés.

Et il ne faut point alléguer qu'à la vérité Dieu ne nous trompera pas, mais que nous pourrions bien nous tromper nous-mêmes : car il est impossible de s'abuser ni d'être trompé, si l'on ne sort point de son abandon ni de sa perte en Dieu ; d'autant que l'on ne saurait chercher 1à-dedans ni se convertir à quelque chose de créé que l'on aime pour soi (autrement l'on sortirait de l'aban­don), et ainsi, n'aimant rien pour soi, l'on ne pèche point : au contraire l'on vit à Dieu et pour Dieu.


CHAPITRE XXIV. D'un autre degré de consommation de l'âme en Dieu.

Après que l'opération divine a purgé le fond de l’âme de cette restriction et répugnance qu'elle avait à se laisser aller à Dieu pour n'être, ne vivre et ne subsister qu'en lui et par lui, elle l'occupe et s'étend en elle, comme la lumière fait dans l’air très pur et très clair, avec lequel il semble qu'elle n'ait aucune différence. Ainsi l'Esprit de Dieu, qui a pénétré par sa vertu tout ce qu'il y a de plus secret dans celui de l'homme, est fait tellement un avec lui qu'il est principe de ses actions et de ses mouve­ments : il est sa vie, sa lumière, et enfin tout son bien.

Et comme l'âme ne saurait plus rien voir de beau ni de bon hors de Dieu, et qu'elle ne peut plus voir Dieu autrement que comme une même chose avec elle, il faut avouer que son bonheur et sa félicité est indicible, car encore qu'elle eût un grand bien, en la façon que j'ai dit au chapitre précédent, en ce qu'elle n'avait plus l'usage de ses opéra­tions ordinaires et ne recevait plus rien que de la vertu secrète dont Dieu l'agitait et la remplissait au-dedans, néanmoins cette résistance naturelle à s'en laisser remplir, et la douleur qu'elle ressentait à se perdre dans l'obscurité qui l'environnait, diminuait beaucoup la douceur de ce bien ; et en un mot, quoique son union fut réelle et véritable, elle n'avait pas tous ses effets ni toute son étendue, de sorte qu'il était nécessaire que l'âme s'occupât à recevoir l'impression de la vertu divine, et à s'y laisser aller, évitant les subtiles oppositions que la nature y formait sans cesse par divers empêchements. Mais à présent que tout cela est consommé, et l'Esprit de Dieu étant le maître, il opère par celui de l'homme, auquel il a daigné s'unir par sa bonté et miséricorde, et y opère en telle manière qu'il semble que toutes les merveilles de Dieu lui soient comme naturelles. Les oeuvres les plus sublimes et tout ce qu'il y a de grand, et qui semblait difficile autre­fois, ne lui est plus rien ; tout est aplani et facile à passer ; l'on ne voit rien au-des­sus ni au-dessous ; et toute la capacité appétitive est tellement remplie qu'il n'y a plus de lieu pour aucun désir. L'enten­dement est si parfaitement comblé de la vérité de Dieu présent que tout ce qu'il y a de science parmi les anges et les hommes ne lui semble que fausseté et que mensonge en comparaison de ce qu'il possède. La mémoire aussi ne peut plus admettre des espèces788 étrangères, ayant une plénitude de cette présence divine.

Il se trouve des âmes en cet état qui ont plus de liberté pour s'occuper aux choses extérieures, d’obligation ou de charité, les unes que les autres : et il y en a quelques­-unes à qui Dieu fournit par lui-même les lumières de ce qu'elles doivent faire pour s'acquitter de leur devoir (soit à dire ou à faire), incomparable­ment mieux que si elles agissaient selon tout l'effort et toute la liberté de leurs facultés naturelles. Et mon sentiment est que si les âmes se perdaient en Dieu jusqu'au point que je viens de décrire, il prendrait réellement et véritablement le soin de tout ce qui les regarde pour l'exté­rieur et l'intérieur : ma raison est que quiconque agit par le mouvement et dans l'union d'un principe infaillible, agit infail­liblement, et sans pouvoir errer ni se tromper.

De ceci, l'on doit bien remarquer que les erreurs dans lesquelles se sont laissés et laissent encore tous les jours tomber certains faux spirituels, sont des avortons de leur amour-propre et de l'immortifica­tion de leur propre jugement et de leur superbe, qui les a empêchés de se soumet­tre à l'esprit de Dieu pour recevoir ses conduites ; mais ils ont eu et ont la présomption de se forger à leur fantaisie leurs communications de Dieu, et de les régler à leur façon et à leur mode, ne cherchant que des choses hautes et qui surpassent le commun, afin d'engager plus subtilement ceux qui ne s'apercevraient pas de leurs folies et de leur vanité.

C'est bien au contraire dans cet état qui est tel que l'on n'a jamais rien vu de plus simple : car la bonté de Dieu est si grande envers l'âme, sa chère épouse, qu'il s'est comme égalé à elle, en sorte qu'elle ne voit plus rien au-dessus de soi, et tout ce qu'elle fait lui semble comme naturel. Elle se sent si dégagée de tout qu'elle ne peut seulement concevoir comment l'on peut avoir quelque liaison ou attache avec une chose créée. C'est ce qui fait quelquefois douter si l'on ne fait point ses actions naturellement, à cause qu’on ne voit plus ni motif, ni intention, ni attention, ni rien qui vienne de l'effort de la créature, et qu'elle fait cela comme un instrument qui serait gouverné et conduit par un autre. Mais il n'y a rien à craindre : pourvu que l'on demeure mort à tout et vivant en Dieu, et que l'on ne retourne point à ses propres inventions, l'on ne saurait manquer : Qui enim Spiritu Dei aguntur hi sunt Filii Dei 789. Ce n'est pas que je ne sache bien qu'il n'y a état si relevé et si saint dans cette vie duquel on ne puisse déchoir et abandonner Dieu après l'avoir servi plusieurs années ; mais cela vient d'une si grande et si étrange infidélité qu’il n’arrive que rarement en cet état duquel je parle à présent.

Il est vrai qu'il faut soigneusement prendre garde que, sous l'apparence d'une sainte liberté, l'on ne fasse revivre le libertinage de la nature : ce que le diable machine fort subtilement, sous prétexte qu'il ne faut point réfléchir ; et ainsi il fait quelquefois faire des choses épouvantables à certaines personnes trop simples et trop grossières, qui s'imaginent pouvoir tout faire sans contrarier l'Esprit de Dieu, à cause qu'elles ne veulent plus réfléchir sur quoi que ce soit, se disent-elles, comme étant comme une grande imperfection ; leur tromperie est aisée à voir ; et quoiqu'il y ait plus d'ignorance que de malice en plusieurs de ces personnes, néanmoins elles sont en grand péril, si elles ne sont conduites par des personnes qui aient la connaissance de ce piège, et l'adresse pour les en tirer.

Mais pour revenir à notre propos, il est nécessaire de savoir qu'au commencement de ce degré dont je parle, l'âme étant toute pénétrée et remplie perceptiblement de Dieu, elle agit aussi en Dieu avec une entière plénitude ; elle ne prend ni ne reçoit rien d'ailleurs que de Dieu, duquel elle regorge, pour ainsi dire. Mais comme avec le temps cette abondance vient à se dimi­nuer jusqu'à ce que l'âme soit laissée comme à soi-même, et que l'on ressent quelquefois les attaques de la partie inférieure aussi vivement que jamais, que les mauvaises humeurs surprennent et les passions veulent s'émouvoir, l’on ne laisse pas de s'étonner un peu, particulièrement les nouveaux venus en cette région, parce qu'on croit que l'état où l'on s'est trouvé, qui est tout divin, devrait être exempt de toutes ces alarmes, et que ce ne devrait plus être que paix et repos éternel : et cependant l'on se voit quasi comme au premier jour, et pis ce semble ; d'autant que l'on n'est plus en pouvoir de se défendre par ses propres efforts, ni de se servir des persuasions du raisonnement, ni d'autres moyens qui fortifiaient autrefois ; mais il faut soutenir nuement toutes les attaques de la nature et des démons qui se vengent à outrance d’une pauvre âme qu’ils trouvent ainsi abattue, ce semble, ou au moins en pouvoir d'être attaquée, et qui ne peut aller ni plus haut ni plus bas, et qui ne le veut pas aussi.

Nonobstant toutes ces misères apparentes, l’âme ne fut jamais mieux ni plus intimement unie à Dieu, si elle sait demeurer dans son simple repos et dans la tranquillité qu'elle ressent et dont elle jouit au fond d’elle-même parmi tous les désordres que les diables ou la nature puissent exciter en elle : car Dieu qui la tient fortement unie à lui dans son fond, ne souffrira jamais qu'il arrive rien qui lui déplaise, pourvu qu'elle ait la force de tout soutenir et laisser tout passer sans s’y arrêter. Et ce simple repos qu'il opère en elle, est un très infaillible témoignage de son union avec Dieu, et le moindre détour de là se ferait si vive­ment sentir à l'âme par les troubles et les inquiétudes, qu'elle serait un enfer à soi-même, si elle s'en était une fois détournée par infidélité ; elle peut bien tomber en quelques petites fragilités, qui sont pres­que aussitôt éteintes qu'elles sont commises et aperçues. Il n'y a donc rien à craindre pour une âme fidèle en tout ceci : elle n'a qu’à laisser tout passer en se tenant retirée dans son fond en paix et en sûreté ; car la tempête n'ira jamais l'attaquer là-dedans si elle n'en sort point. Elle ne doit point s'étonner ni s'épouvanter de tout ce qui se passe dans la partie inférieure ; car ce n'est plus son affaire, depuis que par la grâce de Notre Seigneur elle a été élevée au-dessus de cet embarras.

L'on pourrait être en peine, comment Dieu permet qu'il se passe des choses en l'âme qui semblent si contraires à la no­blesse de son état ; mais il le fait pour deux causes. La première est afin qu'elle se perde plus nuement et plus simplement en lui, selon la pure portion de l'esprit, qui reste seule adhérante à Dieu, non par manière d'effort et d'opération, mais comme subsis­tant en lui par abandon éternel et perte totale de tous ses intérêts, en quoi elle est de plus en plus abîmée par ce qui se passe en elle. L'autre cause, c’est afin que, par la vertu de Dieu, elle détruise dans l'infirmité même et dans le péché, la cor­ruption de la nature et le péché, soutenant ses attaques par la force divine dont elle est revêtue, et les rendant non seulement inutiles, mais aussi se rendant par là invulné­rable à toutes ses flèches et ses efforts.

Ces rencontres ne sont pas pour toujours : au con­traire, ils sont assez rares, quoiqu'il soit vrai que Dieu fait en chaque âme ce qu'il juge à propos ; il est la règle et la raison, personne ne saurait mettre de bornes à sa conduite ni à sa sagesse. Mais communément l’on est fort longtemps à descendre de cette jouissance sensible de Dieu, dont j'ai parlé, pour en venir là : quelquefois les années se passent, durant lesquelles il semble que l'on ne fasse rien et que l'on ne sente rien de Dieu ; seulement on se tient en paix dans ce dépouillement de toutes choses, et dans les rencontres des petits ou grands accidents de la vie, selon qu'il plaît à Notre Seigneur les envoyer. Mais comme tout est désormais égal à celui qui en est venu jusqu'ici, il ne se met pas en peine en quelle disposition Dieu le mette, car tout son bien est de demeurer en paix dans le fond de son cœur, adhérant simple­ment à Dieu, non par effort (comme j'ai dit) mais comme une même chose avec lui, avec lequel il n'aperçoit point de distinction ni d'entre-deux. Aussi rien ne peut lui donner de la peine, puisque rien ne peut lui ôter le bien qu'il possède : et quand il plairait à Sa divine Majesté de le laisser toute sa vie sans lui faire rien sentir de soi perceptiblement, il ne s'en étonnerait nullement ; car Dieu dont il jouit dans sa très pure foi au-dessus de tous ses dons et de tout ce qu'il puisse communiquer hors de lui, lui est tout et remplit parfaitement tous ses désirs, autant qu'ils le peuvent être en cette vie mortelle.

Or nonobstant cet arrêt ferme et assuré de la volonté de l'homme en Dieu, il ne faut pas s'imaginer qu'il ne se trouve plus au­cune imperfection en lui, car ce serait se tromper ; mais il est vrai que cela vient plutôt de la faiblesse naturelle de l'esprit humain, - qui ne peut s'étendre ni atteindre partout pour juger sainement et y appor­ter l'ordre nécessaire, - que de malice ou attache de la volonté vers la créature, et ainsi ces fautes sont très légères devant Dieu.

Il est vrai qu'on pourrait souvent man­quer, et plusieurs le font, qui ne font point assez d'estime de se tenir dans leur jouis­sance, et qui sous prétexte de la liberté d'esprit, se laissent insensiblement aller aux vaines récréations de la nature et à ses appétits, ne voyant point en cela leur faute et le tort qu'ils se font en se détour­nant de leur simple adhésion à Dieu ; ce qu'ils ressentent bien par après qu’ils ne retrouvent pas l'entrée à leur précédente disposition. Et cela pourrait aller si avant avec le temps et leur infidélité qu'à la fin ils se trouveraient tout-à-fait éloignés de la possession de cet incomparable bien dont ils jouissent. Je sais bien que cela arrive rarement à ceux qui sont montés jusqu'ici ; mais c'est assez qu'il puisse ar­river, pour que nous ayons sujet de pren­dre garde à un tel malheur.

Enfin après que l'âme est descendue jus­qu'au dernier degré (ce semble) de pauvreté, et qu'elle s'est vue dénuée de tous les dons qu'elle avait eus en jouissance dans cette union si intime dont j'ai parlé, Dieu la remplit d'ordinaire peu à peu de ses pre­mières lumières, jusqu'à la faire à la fin regorger de ses très abondantes communications. Mais comme elle l'a laissé faire dans sa retraite, aussi le doit-elle laisser faire purement et tout seul dans son retour, sans prendre rien pour elle (je veux dire en propriété) de tout ce qu'il lui plaira lui donner. Et il ne faut pas qu'elle fasse rien pour avancer ou pour retarder, car ce n'est point là son affaire, c'est celle de Dieu ; tout ce qu'elle doit faire, c'est seulement de consentir à se laisser mouvoir à l'Esprit divin : qu'il l’abaisse ou qu'il l’élève, n'importe ! Depuis qu'elle a renoncé à sa propre vie et qu'elle a quitté ses propres opérations, elle ne doit plus vivre que de la vie que Dieu lui donne, et elle ne doit plus agir ni opérer que par son Esprit qui l'anime et la gouverne. Ainsi sa conversation n'est que dans les cieux, quoiqu'elle vive sur la terre, en sorte que personne ne connaît et ne s'aperçoit de ce qui se passe entre Dieu et elle, excepté celui à qui elle en communique, selon l'ordre que Dieu a mis ici-bas, afin que personne ne se trompe en suivant son propre jugement et sa volonté.

Il y a encore un autre degré de consommation plus profond, et qui surpasse celle que vient de décrire ; mais ce sont des secrets quae non licet homini loqui790, et qu'il faut laisser à ceux à qui la divine Majesté prend plaisir de les communiquer. Tout ce qui reste aux autres, c'est de se laisser consommer dans l'unité jusqu'au total anéantissement de tout ce qui est concevable de distinct de la même unité et simplicité, à quoi étant parve­nue la créature par les diverses opérations de Dieu en elle, elle est faite toute divine, ou plutôt toute recoulée en Dieu qui la transforme en soi d'une manière si admirable que lui seul qui en est l'Auteur le peut con­naitre. La vie de ceux-là n'est plus que languissante sur la terre, quoiqu'ils ne veuillent plus ni vivre ni mourir, ni quoi que ce soit au monde ; mais seulement ils laissent faire Dieu selon son bon plaisir de tout ce qui les regarde, et consom­ment ainsi leurs jours incon­nus aux créatures et connus de Dieu seule­ment, qui les visite diversement, selon qu'il le juge à propos pour se les conser­ver. C'est pourquoi il arrive assez souvent qu'ils sont persécutés furieusement, ou des hommes par les calomnies, ou des démons qui les tourmentent, ou de la nature qui leur fournit des peines étranges, suscitées par les diables ; mais le tout venant de la permission divine qui les soutient, leur est très avantageux.

Que si ces écrits doivent jamais tomber entre les mains de quelques-uns, je prie ceux qui les liront d'excuser mon igno­rance, s'ils y trouvent quelque chose qui ne soit pas bien dite, et croire que je n'ai jamais eu intention de rien écrire qui ne fût à la gloire de mon Dieu, au bien des âmes, et conforme à ce que veut et croit la sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, au jugement de laquelle et de chacun de ses vrais enfants, je soumets entièrement tout ce que j'ai jamais dit ou écrit, et tout ce que je dirai ou écrirai jamais.



SANCTUAIRE DE LA DIVINE SAPIENCE

DANS LEQUEL SONT compris les plus profonds secrets de la vie spirituelle en trois traités d'activité amoureuse, d'anéantissement ou de mort et de vie ressuscitée en Jésus-Christ.

Etat d’activité amoureuse.

Quand Dieu par sa miséricorde s'est résolu d'attirer quelque âme à une perfec­tion plus que commune, il lui touche le coeur par un trait singulier de son amour ; de sorte qu'elle ne trouve plus que de l'amertume en tout ce qui lui était aupara­vant très doux et très agréable.

Elle se trouve surprise dans ce change­ment si subit, et ne sachant ce que cela veut dire ni de quel côté se tourner, elle souffre une angoisse et anxiété de coeur, qui la met bien en peine, et qui dure tant qu'il plaît à Dieu lui déclarer par quelque lumière et mouvement intérieur, ou par le ministère de quelqu'un de ses amis, que c'est lui qui la réduit en cet état et qui l'a destinée pour être une de ses chères épouses, si par son courage et par sa fidélité elle veut correspondre à ses grâces et à ses desseins.

L'âme commençant à reconnaître son bonheur, s'offre de bon coeur à son Créateur en toute humilité, pour faire et souffrir tout ce qui lui plaira, avec résolution de tout quitter pour son amour, et de ne démordre jamais de ses bons desseins quoiqu'il lui en doive coûter.

Sans doute quand on trouve quelque âme dans ces dispositions, c'est signe que le doigt de Dieu l'a touchée. Il ne faut donc point perdre le temps, qui est ici si précieux. Mais il faut commencer à lui ouvrir les voies par lesquelles elle doit marcher, et ne faut pas la laisser un seul moment dans l'oisiveté.

C'est pourquoi il est nécessaire de lui ordonner toutes ces pratiques et ne souffrir point, autant qu'on pourra, qu'elle s'en dispense.

En vérité, je crois que c'est là leur secret du monde pour conduire sûrement et promptement des âmes à la perfection, que de les contraindre et les réduire par la pratique, car on a toujours assez de lumière. Celui ou celle qui a la charge de ces âmes doit être tout plein de charité et cordialité, pour supporter sans ennui la peine et la vigilance continuelle qu'il faut avoir dans l'éducation de ces épouses du Fils de Dieu, de laquelle je ne veux pas écrire plus particulièrement à présent. Mais mon dessein est de montrer ce que les âmes doivent faire, après avoir été ainsi touchées de Dieu, et ce que Dieu fait en elles dans ce premier état, que j'appelle d'activité. Après, je montrerai selon que Dieu m'en donnera les forces, ce qu'elles doivent faire dans l'état d'anéantissement et de mort, et puis ce qu'il fait et ce qu'elles pâtissent dans leur résurrection avec Jésus-Christ. Je prie mon Dieu de me donner la grâce de dire la vérité à sa plus grande gloire et à l'édification de ceux qui liront ceci.

Ce premier état, étant tout dans l'activité, doit être tout dans le mouvement par le moyen duquel l'âme fait ses efforts pour sortir et des créatures qui la tiennent captive, et de soi-même où l'amour propre la tient emprisonnée. Cette touche qu'elle a reçue de Dieu a tellement gagné son coeur qu'elle voudrait tout d'un coup s'envoler vers l'objet de ses amours. Mais les liens qui la tiennent attachée, l'obligent de se rabaisser pour se dépêtrer de ses empêche­ments. Car en effet c'est par où il faut commencer. On aurait beau avoir la volonté remplie de merveilleux désirs, si on n'ôte les obstacles de leur accomplisse­ment, ils ne servent que de gênes et de tortures à ceux qui les ressentent. Il est donc nécessaire d'employer tous ses soins et toutes ses pensées à chercher les moyens de rompre ces liens avant que de penser monter plus haut, car sans cela tout ce qu'on ferait ne servirait de rien.

Or, pour les rompre, il les faut connaître, et ils sont de si diverses espèces que, si on n'y prend bien garde, on pourra se tromper si facilement dans l'usage des moyens propres à les détruire ; car les uns sont retenus par les sens, les autres par les amitiés, les autres par la seule crainte du travail, et d'autres par d'autres motifs plus particuliers. Il faut que les sensuels s'adon­nent tout de bon à la mortification et aus­térité, selon leurs forces. Il ne faut pas penser que les seconds puissent rompre tout d'un coup leurs amitiés, surtout s'ils les jugent assez innocentes, excepté dans l'excès. Il faut donc temporiser avec eux jusqu'à ce qu'ils aient expérimenté la nécessité de retrancher tout à fait ce qui partage le coeur avec Dieu contre sa volonté. Pour les troisièmes, il faut les [dé]tromper en leur représentant les douceurs des voies de Dieu qui sont perpétuelles, et que c'est une imagination fausse que se persuader qu'il y ait tant de peine ; mais au reste que, quand il y en aurait, qu'elle est bien moindre que celles qui sont inutiles dans l'autre monde. Enfin se connaissant eux­-mêmes, ou bien ceux qui en ont soin les connaissant parfaitement, il les faut exercer selon leurs inclinations. Ceux qui se portent à l'amour peuvent beaucoup s'ils s'appli­quent par ce moyen à chercher Dieu ; car il est plus fort que la mort et que toutes les mortifications. Et ceux-là, à mon avis, sont les plus propres pour s'avancer dans le bien avec la grâce de Dieu, qui ont des inclinations affectives. Je ne parlerai point davantage de ceci, ni des moyens dont chacun doit user, tous les livres en sont pleins, et cela demande un plus long discours que celui que j'ai dessein de faire.

Supposé donc qu'après avoir travaillé à ceci un temps suffisant à mettre ses affections et son esprit un peu plus en liberté, et qu’on ne se touche plus du souvenir de ce à quoi on avait attache auparavant, et que même les pensées en soient à dégoût, il est temps de tourner son coeur vers Dieu pour s'appliquer uniquement à lui par amour. Aussi est-ce ici que l'âme, se sentant délivrée comme d'une prison infernale et des ténèbres immenses qui lui étaient causées par l'interposition des créatures que ses mauvaises habitudes mettaient entre Dieu et elle, commence un peu à respirer sous la douceur de la lumière divine, qui a pénétré jusqu'au centre de cette âme et qui la porte à s'élever vers la source d'où elle est sortie avec une efficace si merveilleuse et une espérance si certaine d'y parvenir, si elle veut y employer ses efforts, que la vue d'un si grand bonheur la met comme hors de soi-même, ne se pouvant contenir d'aise et de joie de se voir destinée à ne faire plus rien qu'aimer celui qui l'aime uni­quement.

En vérité, il s'en est trouvé ici plusieurs des plus chères Amantes du Fils unique de Dieu, si extatiquement emportées hors d'elles-mêmes que, si elles n'eussent été particulièrement soutenues par une assis­tance extraordinaire de leur Bien-aimé, il leur eut été impossible de supporter sans mourir des assauts si violents et si doux.

Or quoique ces divines extases se fassent diversement selon les sujets qui les reçoi­vent, et à proportion que Dieu communique sa lumière, et que l'âme est plus parfaite­ment purifiée des affections et des souillures des créatures, si est-ce que cette diversité n'empêche pas que toutes ne soient plon­gées chacune selon leur capacité dans un torrent de délices ; ce qui ne se fait à une autre fin de la part de Dieu que pour faire goûter à ces âmes généreuses, qui ont quitté par son amour le plaisir des créatures, que le vrai et unique contentement, c'est de l'aimer lui seul.

Il n'y a point de règle à donner ici de ce qu'elles doivent faire, car c'est Dieu qui fait tout : elles n'ont qu'à se laisser posséder selon toute l'étendue de leurs forces et se rendre seulement attentives à laisser impri­mer dans leurs coeurs ce que Dieu veut qu'elles retiennent. Car ordinairement il leur fait voir la voie et le chemin par où il désire qu'elles marchent toute leur vie ; et c'est comme un miroir dans lequel elles doivent souvent se considérer, pour voir si ce qu'elles font est conforme à ce qui leur a été montré dans cette dernière montagne.

Mais comme Dieu ne juge pas à propos de les tenir toujours dans l'abondance de ses délices, d'autant qu'il veut avoir des âmes généreuses, et non pas de délicates : il commence peu à peu à les retirer de ces excès pour les laisser un peu plus à elles­-mêmes, afin qu'elles fassent épreuve de leur fidélité et de l'amour réciproque qu'elles doivent à leur Créateur.

Cette retraite ne laisse pas d'étonner et d'affliger ces chères Amantes, qui ne sachant pas si cela leur est arrivé par quelque infi­délité de leur part, se mettent en des peines non pareilles pour retrouver ce bien dont l'absence leur est insupportable. Elles font tout ce qu'elles peuvent s'imaginer être capable de le rappeler ; elles se rendent la pratique de l'oraison et des autres vertus plus fréquentes. Elles voudraient être tou­jours toutes seules, ou pour pleurer leur malheur, ou pour convier par leurs amoureuses reproches leur cher Amant de retour­ner à elles.

Enfin elles ne font que soupirer et aspirer après lui, et leur coeur n'est jamais en repos, se voyant privées de leur trésor. Aussi est-ce tout exprès que Dieu leur a soustrait sa présence sensible pour se faire chercher, et qu’ainsi leur coeur et leur amour étant toujours en exercice, elles acquièrent l'habi­tude d'aimer sans relâche et sans cesse, et poursuivant la recherche de leur uni­que objet, elles oublient et elles-mêmes et le reste des créatures.

C'est par ce moyen que le Sage amoureux de nos âmes se les gagne insensiblement à leur très grand avantage, sans qu'elles s'aperçoivent de son aimable finesse. Mais il faut qu'elles soient généreuses, et qu'elles ne se lassent point de courir après lui par les soupirs et ardentes aspirations de leur coeur, quand elles ne devraient faire autre chose ; car si elles en usaient autrement, elles feraient bien paraître que leur amour n'a jamais été véritable, qu'elles ne sont que des lâches et indignes d'être aimées.

On ne saurait donc assez peser combien il est important de ne s'arrêter point à réfléchir sur soi-même dans cet accident, qui semble si funeste à l'âme qui le souffre. Mais il faut bander toutes les forces de l'amour pour poursuivre et atteindre Celui qui nous veut quitter. O Dieu ! que ne font point ici les âmes vraiment fidèles ? Mais que n'endurent-elles point ? Oui, cela est certain, l'amour qu'elles ont pour leur cher Amant qui s'est retiré d'elles, leur fait souffrir d'aussi sensibles douleurs à cause de son éloignement qu’il leur avait fait goûter de plaisirs dans la possession de son aimable présence. Car tout leur déplaît, sinon de penser à Lui, et qui entendrait ce qu'elles lui disent, on dirait qu'elles seraient folles, ou ivres ; mais c'est l'amour qui les porte dans ces excès.

On peut juger par là que je n'entends point parler de ces âmes lâches, qui n'ai­ment point en vérité, sinon elles-mêmes, puisque la moindre petite disgrâce les abat et qu'elles retournent chercher leurs plaisirs dans les créatures à la moindre privation des grâces sensibles. C'est folie de s'amuser à en penser tirer quelque chose d'excellent : elles sont incapables d'aimer. Mais il faut avouer que les autres dont j'ai parlé ci-dessus, sont les délices de Dieu, qui prend tant de plaisir dans leurs amoureuses inquiétudes qu'il les préfère à tout ce qu'il y a dans le monde. C'est par là qu'il triomphe du coeur de ses épouses, qu'il en chasse ses ennemis, et qu'il les purge de toute affection étran­gère ; car l'affliction qu'elles endurent par la privation de sa présence, leur est si sensible qu'elles s'oublient elles-mêmes et tout autre chose pour chercher leur trésor ; ce qu'elles font avec une telle activité qu'on peut dire avec vérité qu'elles ne vivent pas en elles, mais en Celui qu'elles aiment et qu'elles cherchent, qui voyant leur grande et invincible fidélité, revient à elles avec des tendresses si amou­reuses, avec une charité si ardente et un coeur si plein de flammes que ces pauvres âmes, surprises de nouveau par la joie de leur excessive félicité, sont contraintes de succomber dans l'abondance de leurs déli­ces, qui ne peuvent être comprises que d'elles et de Celui qui en est l'Auteur, et qui leur font oublier tout à fait leurs souf­frances passées. Car leur bonheur présent les ravit de telle façon qu'il ne leur est pas possible de réfléchir sur quoi que ce soit qui puisse troubler leur repos. Et ceux­-là seulement qui ont éprouvé ces divines délices peuvent savoir de quelle efficace elles sont pour faire fondre et recouler les âmes en Dieu, qui est l'origine et la source de toute félicité, quoique cela se fasse et se passe dans l'âme sans qu'elle s'en aper­çoivc, et lorsqu'elle tâche de toutes ses puis­sances et de toute son activité à engloutir dans son amour son Dieu, qui lui est présent. Mais enfin sentant, plutôt par un instinct secret que par une connaissance réflexe, son impuissance, elle est contrainte de défaillir, et son effort et son activité com­prise, ravie et emportée par celle de Dieu qui la fait reboucher791, est tout à fait ané­antie par l'immensité et la gloire de la divine action, qui ne trouvant plus d'empêchement dans1'âme, la pénètre jusqu'au centre, l'inonde et la noie dans les délices du paradis. De sorte qu'elle est un digne sujet d'admiration aux esprits bienheureux, voyant dans un corps mortel et sujet à la corruption, un esprit si chéri de leur Créateur.

Pour ce qui est des hommes avec qui vivent ces âmes si aimées de Dieu, ils ne les connaissent point du tout pour ce qu'elles sont, et elles ne font rien moins paraître que ce que Dieu fait en elles qui leur aide même à se cacher aux créatures, permettant qu'on les méprise et mésestime, comme des personnes qui ne sont point capables de paraître beaucoup ni de faire grand éclat parmi le monde. Et c'est en quoi consiste leur gloire d'être inconnues aux hommes qui, ne jugeant que selon le sens et l'apparence extérieure, ne sauraient pénétrer dans les oeuvres de Dieu, qui opère ses merveilles en secret, quand il rencontre des sujets capables de ses desseins.

Mais puisqu'il ne servirait de rien de parler davantage de ce qui se passe entre Dieu et l'âme durant cet amoureux retour de lui à sa bien-aimée, d’autant que l'expé­rience en fera plus connaître qu'on n'en saurait dire, et que ceux qui n'en ont point fait l'expérience sont incapables d'en rien concevoir, je dirai seulement qu'on doit remarquer que, quand je dis que l'âme fait ceci ou cela dans la privation ou dans l'abondance, que j'entends l'âme qui fait ce qu'elle doit faire, et qui est fidèle à son Dieu. Et par là on peut connaître comment on se doit comporter en telles rencontres.

Il faut aussi avertir ceux qui liront ceci, qu'il y a plusieurs degrés dans les communications que Dieu fait de soi-même à ses épouses. Car à mesure qu'elles ont été plus fortes et plus généreuses pour soutenir les douloureuses angoisses de son absence, et plus vigoureuses pour recher­cher par leurs très ardents désirs sa divine présence, il les comble à proportion de ses délicieuses caresses ; mais toutes passent par là, chacune selon leur degré, car l'ordre que Dieu tient dans les âmes est tel qu'il les gagne et les retire ainsi de l'affec­tion des choses créées par la douceur et l'efficace de son amour, au moins celles qu'il a destinées pour être l'objet principal de ses amours parmi les créatures vivantes dans le monde.

Je sais pourtant qu'il y a plusieurs âmes qui ne ressentent pas ces tendresses si sen­sibles et qui ne sont pas portées dans ces extases si extraordinaires qui s'épanchent jusques aux puissances inférieures ; mais pourtant dans le fond et au plus intime d'elles-mêmes, l'efficace de la vertu divine n'est pas moindre que dans les autres ; peut-être même qu'elle la surpasse dans son effet, qui remplit celles-ci d'une si profonde sagesse, d'une force si admirable, d'une constance envers Dieu si inébranlable que, quand elles verraient ciel et terre se renverser et l'enfer tout ouvert, elles demeureraient éternellement stables dans la poursuite de ce qu'elles ont com­mencé. Car Dieu les a gagnées de telle sorte, par son indicible et inconnue union, qu'il semble qu'elles soient même chose avec Lui.

Or comme c'est lui qui est le Maître de ses voies, et que personne ne peut y entrer s'il n'ouvre les portes, et que d'ailleurs il ouvre celles qu'il lui plaît, et nous conduit par où il veut, c'est au directeur qui a le soin des âmes de le suivre pour les aider et les faire avancer par leur fidélité dans l'accomplissement des desseins de Dieu. Car de les vouloir mener selon sa fan­taisie et ses propres voies, ce serait être tout à fait aveugle et conduire les autres aveuglément, et les mettre en un très grand danger d’errer et de se perdre.

Mais pour revenir à notre discours, il faut continuer à parler de ce qui se passe dans l'âme fidèle durant tout cet état d'ac­tivité, qui consiste dans les continuels transports de la créature sortant hors de soi par ses efforts amoureux pour s'abîmer et se perdre dans l'océan incréé de la Divinité : il se peut qu’il ne rende ceux qui vivent selon lui sujets à plusieurs vicissi­tudes et changements ; car ce n'est point un état de repos, quoiqu'il semble que Dieu y communique les délices du Paradis ; d’autant que tant qu'il y aura dans l'âme la moindre force active qui ne soit pas encore anéantie, ou plutôt comprise et ravie par la vertu et efficace divine, jamais l'âme ne pourra être pleinement contente. Car si tous nos efforts naturels ne sont empreints de la vertu divine, non seulement dans les prin­cipes, qui sont les puissances, nais aussi dans leur propre actualité, ils sont inca­pables de rassasier l'appétit de nos esprits.

Il est donc nécessaire pour la gloire de Dieu et pour purger les âmes de toute propriété, qu'elles éprouvent plusieurs changements et qu'elles soient jetées de l'un en l'autre : de l'abondance dans la disette ; des caresses dans les mépris ; des consolations dans l'affliction ; et de la jouissance dans la privation, qui leur est insupportable.

La cause de cela est que nous ne nous quittons jamais tout d'un coup, mais peu à peu et en détail, quelques lumières et mou­vements que Dieu nous puisse donner à cet effet. Ce qui n'est pas un petit sujet d'ané­antissement aux fidèles amantes du Fils de Dieu, qui se voyant réduites à une telle extrémité de misère, que de ne pouvoir correspondre à l'amour si véritable et si grand que leur cher époux leur témoigne ; c'est ce qui les fait plus volontiers se rési­gner à son éloignement, voyant qu'après tant de retours de sa part, elles ne peuvent lui faire paraître que leur impuissance et des infidélités.

Mais aussi ce qui leur donne des peines incroyables et ce qui les détourne étrangement, c'est qu'après tous ces chan­gements amoureux et tous ces retours de l'Epoux vers son épouse, qui ont duré aussi longtemps que Dieu l'a jugé à propos pour le bien de l'âme, elle s'aperçoit que toutes ses puissances se sont tellement affaiblies et que cette vigoureuse force qu'elle avait auparavant pour aimer, est diminuée de telle sorte qu'elle devient comme insensible à tout ce qui la ravissait auparavant. Ses exercices ordinaires, qui lui servaient d'instruments pour allumer le feu de l'amour divin dans son âme, lui deviennent si insipides qu'ils ne font plus aucune impression sur elle. La pratique de la vertu lui est autant à contre-coeur que si elle n'en avait jamais pratiqué le moindre acte, et d'ordinaire avec cela, le corps et l'esprit sont tellement abattus que ces pauvres créatures ne savent à qui se plain­dre, ni que dire, parce qu'elles s'imaginent que personne ne comprend assez ce qu'elles souffrent et qu'elles ressentent, ce qui fait que personne ne peut les soulager ; elles croient que c'est fait d'elles, qu'il n'y a plus de retour ni d'espérance de revoir la lumière ; car cette angoisse est tout à fait différente des précédentes, qu'elles ont souffertes dans les soustractions de la pré­sence sensible de Dieu et de ses lumières ; d'autant que si elles étaient privées du bonheur de la possession de leur objet, elles avaient au moins cette consolation de pouvoir, par l'activité de leur amour, lui témoigner leur fidélité. Si leur Epoux s'en­fuyait d'elles, elles avaient des forces pour courir après lui. Mais ici elles se voient tout d'un coup privées et de Dieu et des forces d'amour et de désir d'aimer, et de vertu, au moins [ain]si leur semble, et de tout ce qui leur pourrait donner quelque conso­lation. Et elles ne savent pourquoi ni comment cela s’est fait, ni comment en sortir : elles s'efforcent quel­quefois pour rappeler leurs plus amoureux entretiens avec Dieu, elles tâchent de se recolliger792 davantage ; mais tout cela ne leur sert de rien, que pour leur faire ressentir davantage leur misère.

S'il y a lieu dans toute la vie spirituelle où l'on ait besoin d'un directeur sage et bien expérimenté, il faut un homme tout divin pour savoir bien connaître ce qu'il faut faire en celui-ci. Car c'est d'ici d'où dépend la consommation de la perfection de ces âmes ; et si on manque ici, elles sont en très grand danger de n'arriver jamais à l'accomplissement des desseins que Dieu a sur elles, mais bien de se perdre pour jamais, pour les raisons qu'on pourra trouver dans les livres qui traitent de ces matières.

Oh que c'est un grand mal d'introduire plus avant ceux que Dieu n'y appelle pas ! Et que c'en est un aussi grand d'en retarder ceux qu'il y veut introduire ! Que ceux qui s'y entremettent y prennent donc bien garde, et quand et comment il faut frayer le chemin à ceux qui sont portés par l'attrait de Dieu à quelque genre de vie plus parfaite que celle que j'ai décrite, qui fait sortir la créature toute hors d'elle-même pour la faire vivre en Dieu par l'effort de de son amour poussé et ému793 par la grâce qui, venant enfin à consommer toute acti­vité naturelle et ses propres efforts, la fait vivre en Dieu même, pour y commencer une vie nouvelle, ou plutôt pour y com­mencer son entier anéantissement, qui doit être fait non plus par elle ni par son industrie, mais par l'action de Dieu même, qui seul peut atteindre le néant.

Etat d’anéantissement.

Dans la vie ou l'état précédent, la créature, par les efforts de son activité amoureuse, sort comme j'ai dit hors de soi et de toutes les autres créatures pour s'abîmer et se perdre en son Dieu, et ne vivre plus que de lui et par lui. Ce qui ne se fait pas tout d'un coup, mais seulement après le travail et l'exercice de plusieurs années, à cause de la répugnance que nous avons à nous abandonner entre les bras de Dieu, pour ne plus dépendre que de lui, et ne nous appuyer que sur lui et non point sur notre industrie et notre propre mérite.

C'est pourquoi notre amoureux Sauveur, s'accommodant à notre faiblesse, ne dédai­gne pas, pour gagner notre coeur, de lui donner plusieurs assauts, tantôt se retirant quand il nous est utile, et retournant quand il nous est nécessaire, pour nous fortifier jusqu'à ce qu'enfin il ait excité dans nos âmes un si grand feu de son amour qu'il consomme toutes leurs propres forces et leur activité, les faisant heureusement défaillir entre les bras de leur Divin Epoux, qui, les ayant blessées à mort, les tire désor­mais toujours entre ses bras, jusqu'à ce qu'il les ait vues expirer dans ses baisers amoureux, qui sont ici les seuls témoi­gnages qu'il leur donne de son affection.

Or, comme il est d'une importance non­ pareille de savoir qui sont ceux que Dieu attire et qui sont propres à mener cette vie d'anéantissement , quand ils y sont appelés et qu’il les y faut introduire, et comment les y faut faire marcher. Je crois qu'il est à propos de le dire avant que d'expliquer ce qui se passe entre Dieu et la créature dans toute la suite et progrès de cet état.

Quoique Dieu ne désire rien tant que de se communiquer très abondamment à toutes ses créatures raisonnables, il est pourtant certain qu'il en destine quelques-unes à qui il prend plaisir de faire goûter plus particulièrement les douceurs de sa bonté, et qu'il choisit entre les hommes quelques­-uns pour être comme ses favoris et les plus aimés de son coeur ; et même nous voyons qu'il y a certains naturels qui sont plus propres à ses desseins les uns que les autres, parce qu'ils ont les inclinations mieux accommodées aux effets de la grâce et de la vertu. Il est vrai que quand Dieu veut faire un coup de son bras, tout lui est soumis, il n'a égard ni à naturel ni à autre chose.

Mais pour revenir à ce que j'ai entrepris, je dis, en me soumettant de tout mon coeur à la correction de qui que ce soit, de peur de me tromper, que ceux-là sont attirés de Dieu à cet état et à ce genre de vie si divine et si excellente, qui se sentent portés à un entier dégagement des créa­tures, et qui ne peuvent rien trouver à quoi ils croient pouvoir s'attacher dans ce monde parmi elles ; et quoiqu'ils ne puis­sent pas exprimer ce qu'ils ressentent et à quoi ils sont portés, cependant ils voient si clairement le néant de toutes choses que la seule pensée qu'ils en ont, leur donne de la peine. Ils expérimentent même que leurs efforts et leurs désirs simples sont moins que ce qu'il leur faudrait pour les contenter. En effet, ils ont des moyens794 entre Dieu et eux qu'il faudra consommer afin que l'union soit parfaite entre Dieu et l'esprit créé. Mais cela ne se peut et ne se doit faire sitôt ni tout d'un coup, à cause que la faiblesse humaine n'est pas capable de supporter de prime abord le fardeau d'une si grande nudité.

C'est ce qui met ces pauvres âmes en grande peine si elles ne trouvent quelqu'un qui soit expérimenté dans ces voies, car elles n'osent quitter leurs propres façons de s'entretenir avec Dieu, quoiqu'elles voient bien qu'elles leur sont insipides et inutiles, et qu'il y a quelque chose de meilleur et quelque voie plus excellente. Mais comme elles ne voient devant soi qu'un abîme de ténèbres où elles ne connaissent rien et où elles n'osent se jeter, craignant de se perdre mal à propos, elles sont contraintes d'atten­dre un conducteur qui leur enseigne le chemin, soit que ce soit Dieu immédiate­ment, ou quelqu'un de ses plus fidèles amis entre les hommes.

Quand on trouve cette disposition en une âme, qui est presque de même en toutes celles qui sont tirées de Dieu dans ce genre de vie, on peut bien s'assurer qu'il ne faut point craindre de l'y introduire, lui disant ce qu'elle doit faire, puisque c'est Dieu qui l'y appelle, de quoi il ne faut point douter.

On pourrait encore donner quantité d'au­tres marques pour ce même effet, qu'on pourra trouver dans les livres des Mystiques. Celle-ci me suffit puisqu'elle est si générale, qu'elle se trouve dans toutes les âmes que Dieu appelle à cet état.

Parlons maintenant de ceux qui y sont plus propres, et à qui on peut et on doit plus m

Car c'est se tromper à mon avis, de vouloir introduire indifféremment toutes sortes de personnes dans ces voies plus cachées qui ne sont que pour les plus intimes amis de Dieu, qu'il s'est choisis entre tous les autres, pour lesquels il y a diverses demeures et divers degrés dans sa maison conformes aux divers degrés de leur perfection.

Il faut remarquer qu'il y a des natures si éloignées de se pouvoir perdre et renoncer à eux-mêmes qu'il est impossible de les réduire à ce point sans un miracle de la main et de la grâce de Dieu, qui ôte par son efficace et sa vertu extraordinaire la répugnance et contrariété qu'ils ont à cette renonciation. Et de parler à ceux-là de se perdre et de quitter tout, ce serait perdre son temps et sa peine ; il les faut laisser et les entretenir eu leurs exercices et leur donner la nourriture qui leur est propre, conformément à leur état.

Or, afin qu'on les connaisse mieux, il faut rapporter quelques marques selon lesquelles on les pourra facilement discerner. Une des plus infaillibles, c'est l’inconstance. Car quelque apparence de vertu et de grande lumière qu'on puisse voir dans une per­sonne, si on la voit inconstante et volage à rechercher toutes sortes d'exercices et de directeurs, facile à changer ce qu'elle a entrepris, voulant tantôt faire d'une façon tantôt d'une autre, cette personne n'est propre qu'à suivre ses propres industries ; c'est beaucoup si on la peut arrêter à quel­que chose de solide, et à pratiquer la vertu, sans désirer de s'élever si haut dans des voies qui lui sont inconnues, et dont elle est incapable.

Il y en a d'autres qui ne veulent point passer outre ce qu'ils peuvent com­prendre par la force de leur entendement. Il faut qu'ils voient tout ce qu'ils font, à quelle fin et par quels motifs. Et ceux-là, quoiqu'ils ne voudraient avoir manqué à aucune des pratiques d'une vertu commune, de laquelle ils parlent à merveille, donnant un grand exemple et par oeuvres et par paroles, il n'y a point tant des personnes plus éloi­gnées de vouloir se perdre et se renoncer soi-même que celles-ci, d’autant qu'elles ne peuvent comprendre qu'il y ait rien de meilleur que ce qu'elles conçoivent et ce qu'elles font. En effet, il n'y a rien de meilleur pour ceux-là, et jamais [ils] ne passeront outre ; ce serait folie de les penser tirer de là, puisqu'ils ne sont capables de mieux.

Il y en a d'autres qui ne peuvent rien faire qu'à mesure que Dieu leur commu­nique ses grâces sensibles ; mais quand il vient un peu à se retirer, il semble que tout soit perdu, et ils se découragent tellement qu'ils quittent tout ; ou si ils étaient élevés à quelque exercice et manière de s'occuper avec Dieu un peu hors du commun, ils le laissent là pour reprendre leurs façons plus grossières et qui leur sont plus sensibles. Le moyen que ceux-là puissent vivre et continuer dans les obscurités éternelles dans lesquelles doivent marcher ceux qui sont résolus de se perdre tout à fait en Jésus-Christ ?

Il y en a encore d'autres qui sont vérita­blement bien saints et agréables à Dieu, de qui ils reçoivent des faveurs extraordi­naires. Ils ont des ravissements admira­bles, et même quelquefois ils font des miracles. Tout le monde les tient pour des saints, comme en effet ils le sont, et Dieu les fait paraître à dessein d'en convertir plusieurs par leur moyen. Je dirai nonobstant qu'il s'en trouve peu entre ceux de ce degré de sainteté, qui soient capables d'être élevés au-dessus de leur activité amoureuse, laquelle ils ne veulent point perdre, et y sont si fort engloutis et abîmés, si remplis de consolations célestes qu'ils ne peuvent penser qu'il y ait rien de plus saint ni qu'on puisse aller plus haut. Ils ne peuvent souffrir l'absence de ce qu'ils aiment et désirent si fort. Et ainsi ne voulant point se défaire des dons de Dieu, ils les posséderont toute leur vie avec attache, et jamais ne parviendront à la parfaite sainteté et abnégation d'eux­-mêmes.

Mais comme ils sont si pleins des commu­nications de Dieu, ils sont plus difficiles à connaître que les autres. Néanmoins, on peut facilement en venir à bout, si on méprise ce qu'ils expérimentent, ou pour le moins si on leur fait connaître qu'il y ait quelque chose de meilleur, pour quoi obtenir il faut quitter ce qu'ils ont et se résigner à se perdre, pour trouver et posséder Dieu seulement par-dessus tous les dons, dans la nudité de l'esprit et dans le fond de leur âme. Si on les voit arrêtés à faire grande estime de ce qu'ils expérimentent, et à le rechercher avec trop d'empressement, quand ils en sont privés pour quelque temps, assurément ces personnes-là, quand elles transporteraient des montagnes, sont bien éloignées d'être arrivées à la perfec­tion que demande ce premier état, puis­qu'elles font plus d'estime des dons de Dieu que de lui-même ; ce qu'elles font voir par la répugnance qu'elles ressentent à en être privées, et à l'attache qu'elles ont dans leur possession.

Il y en a encore de diverses sortes, mais comme je suppose que ceux qui sont dans la conduite [des âmes] sont capables de les connaître, je les laisserai, pour parler de ceux qui ont plus d'avantage en ce divin commerce de Dieu et de la créature.

Il faut donc dire, parlant généralement, que tous ceux qu'on voit être d'un naturel doux, bénin et paisible, et qui avec cela sont doués d'un bon jugement, et qui ne sont point trop imaginatifs, sont les plus propres qui se puissent rencontrer.

Et en vérité, on ne doit point porter personne à ce genre de vie si mystique, qui n'ait ces qualités, ou bien quelque grâce extraordinaire qui lui fasse surmon­ter et amortir la vivacité de ses passions. Nous avons en cela des exemples de ce que notre Dieu a fait parmi les hommes qui est toujours communiqué plus intimement à ceux qui avaient cette douceur, comme à Moïse, David, Salomon, saint Jean et plusieurs autres.

Il importe donc beaucoup de regarder si on rencontre ces qualités en ceux qu'on veut élever et nourrir du lait de la divine Sagesse, de peur de travailler en vain auprès des personnes qui en sont inca­pables.

Supposé donc qu'on en trouve de tels qu’il les faut selon le naturel, et qui à force de leur activité amoureuse, selon que je l'ai décrite ci-devant, aient enfin épuisé toutes leurs puissances, en recoulant sans cesse dans leur origine et premier principe qui est Dieu, de sorte qu'ils se trouvent dans un état de ne pouvoir agir, tous leurs efforts se trouvant inutiles ; quand, dis-je, on découvre cela, il ne faut pas craindre de leur donner entrée dans cette vie de mort et d'anéantissement, puisque Dieu les y appelle infailliblement.

Mais je prie ceux qui liront ceci de remarquer soigneusement que je ne veux pas dire qu'à la première fois qu'une âme se trouve impuissante de rien faire, et que tous ses exercices lui sont à dégoût, qu'il faille qu'elle quitte ses premières façons d'agir ; il faut bien s'en donner de garde, non pas même à la centième fois, ni jamais, si ce qu'on ressent, n'est que pour quel­que temps, et si cela vient plutôt des soustractions actuelles de la présence sen­sible et perceptible de Dieu que pour avoir épuisé sa force active par l'union et la jouissance de l'objet vers lequel on tendait.

C'est pourquoi ceux qui ont le soin de ces âmes, ne doivent point si tôt leur faire changer leurs exercices : il faut attendre pour voir ce que Dieu fera en elles. Car il est quelquefois bien difficile de discerner ce qu'il faut faire et ce qu'il leur faut conseil­ler, à cause de la grande ressemblance qu'il y a entre ce qui se ressent durant les aridités et soustractions des grâces sensi­bles, et entre cette impuissance d'agir, qui vient de la possession de l'objet.

Il est vrai qu'il y a une marque qui me semble bien certaine pour connaître les aridités passagères d'avec cet autre état. C'est que dans les aridités, les puissances se sentent privées et dénuées de cette for­ce et aide perceptible qui leur donnait une grande facilité pour opérer vers leur objet, et elles demeurent fort étonnées dans leur faiblesse et pauvreté. Mais pour­tant elles attendent le retour de ces pre­mières faveurs et font en attendant du mieux qu'elles peuvent selon leur faiblesse présente, pour suivre et chercher l'objet qui s'est retiré d'elles. Mais dans l'autre état, cette impuissance d'agir ne vient pas par privation ni par la nudité des puis­sances ; c'est pourquoi aussi on ne désire pas agir et on ne désire plus faire comme aupara­vant : au contraire on y sent du dégoût si on s'efforce, et ce qu'on fait est tout à fait insipide et inutile, parce que les puissances ayant épuisé leurs forces actives dans la jouissance de leur objet et dans la consommation des moyens qu'elles tenaient pour tendre vers lui, leur action est désormais moindre que ce qu'elles expérimentent.

Vous pouvez donc voir que cette impuis­sance d'agir vient plutôt d'abondance et de plénitude, que de privation et de disette. Ce que le directeur apercevant en quelque âme, il la doit avertir de ne se mettre pas en peine de ses précédents exercices, et qu'elle ne doit pas s'étonner si elle ne sent plus de force ni même de désir pour recher­cher ces extases amoureuses qui la ravis­saient avec tant de délices dans le sein de son Epoux, dans l'amour duquel s'étant noyée et perdue par ces moyens précédents, elle ne doit plus chercher d'en sortir ni s'efforcer de pratiquer ces mêmes moyens dont elle s'est servie pour entrer dans l'abîme de cet amour.

Nous voici à l'entrée d'une nouvelle vie, ou d'un état nouveau, qui est si extraordi­naire et si rare qu'à peine en trouve-t-on même entre les personnes de grande sain­teté et qui font des miracles, qui veuillent s'en approcher : soit que Dieu ne les y appelle pas pour des raisons que lui seul connait, ou bien qu'eux ne veuillent pas se perdre et se renoncer entièrement. A cause, dis-je, et de la rareté extraordinaire et de son importance, j'ai cru qu'il était nécessaire de donner les avis que j'ai rap­portés en ce commencement. Ce qu’étant supposé comme des prémisses très néces­saires, ou pour le moins très utiles, je n'ai plus qu'à déclarer ce que Dieu demande d'une âme qu'il a introduite et appelée à cet état, et ce qu'elle doit faire depuis le commencement de cet anéantissement jus­ques à sa consommation.

Il n'y a point de doute que pour être arrivé ici, il faut être mort à ce qui est hors de nous et à nos propres intérêts ; puisqu'il faut même être mort à notre amour actif, qui nous a servi de flambeau pour nous conduire à la porte de cet autre état, dans lequel on meurt seulement en Dieu, et à la fin on expire en lui, en la façon que je tâcherai de dire avec sa sainte grâce.

Toutes les raisons, les motifs et lumières particulières qui fomentaient et accroissaient l'amour dans la vie précé­dente s'étant évanouis, on ne s'aperçoit plus que d'une lumière universelle, qui fait connaître une bonté infinie. Mais comme on n'a point encore d'expérience de ce nouvel état, on est bien en peine que faire, car on craint de se tromper et de suivre une vie purement fantaisiste et formée par l'imagination. Et aussi parce qu'on ne sait point comment il faut se comporter ici, d'au­tant que tous les efforts qu'on tâche de faire, sont moins que ce qu'on goûte, c'est manque de savoir que cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle.

Or, comme je viens de dire, elle ne voit plus qu'une simple vérité ou lumière, et ne goûte plus qu'un simple et unique bien ; aussi ne faut-il qu'elle n'ait pour tout acte qu'une simple attention vers cette vérité, et qu'une simple inclination vers cette unique bonté, qu'elle ne doit plus regarder hors de soi ; mais elle la doit contempler et aimer en soi-même, comme son unique félicité, oubliant toutes choses pour prendre en elle seule son plaisir, et pour se trans­former en elle autant que la faiblesse et l'infirmité humaine le pourra permettre.

De sorte qu'il n'est point besoin de sortir de cette simple contemplation, pour réflé­chir sur les effets particuliers de l'amour ineffable de Dieu envers les hommes ; puisqu'on les comprend dans l'éminence de ce regard simple et amoureux dans leur propre cause, qui est l'amour, beaucoup plus parfaitement qu'on ne pourrait faire en les considérant eux-mêmes.

Il faut dire de même des divins attri­buts, des illustrations admirables, des lumières, des sublimes intelligences, des profondeurs et de tout ce qu'on saurait dire et penser de distinct de la divine Essence, au moins selon notre concept ; car il faut désormais regarder tout cela comme un dans cette même Essence divine, par un simple regard actuel qui suit en tout cet état, comme la vie de notre âme.

Voilà donc la première chose qu'il faut faire : laisser tout ce qui a été si utile dans l'état précédent et l'anéantir ici, d’autant qu'il serait un détriment pour nous, et un empêchement à l'action divine qui ne pénétrera notre âme qu'à mesure qu'elle la trouvera dénuée de sa propre activité. Ce qui ne se fait pas sitôt par habitude, quoi­qu'en effet et au fond de la volonté on n'ait point d'autre désir.

Mais comme cela suppose une entière mort et suppression de tout l’actif en la créature, il ne se peut faire tout d'un coup, mais seulement par plu­sieurs actes ou plusieurs morts réitérées, ou pour mieux dire par une mort continuelle, que l'action de Dieu opère dans la créature à mesure de sa fidélité.

Il ne faut donc s'étonner si ce n'est pas l'oeuvre d'un jour puisqu’il ne se peut accomplir qu'en mourant : ce qui est tout à fait en horreur à la nature, qui tâche toujours de s'appuyer sur quelque chose qui lui soit propre, et qui ne veut jamais perdre terre pour n'être et ne subsister que par la vertu divine.

Si est-ce à quoi il faut qu'elle se réduise malgré qu'elle en ait, puisque la grâce de Dieu a porté la volonté de l'homme dans cette généreuse résolution et que toutes les puissances ont déjà épuisé toute leur vigueur et appétit de chercher Dieu sous des formes particulières et par une activité trop empressée.

Ce qu'on a à faire en cette constitution présente, est de continuer avec une fidélité inébranlable à anéantir toutes ses formes, et l'activité et multiplicité de ses exercices, jusqu'à ce qu'on soit dans la pleine et paisible posses­sion d'une simple attention vers l'objet qu’on contemple, qui semble égaler la sim­plicité et unité de ce même objet, dans laquelle on ne sent plus de trouble ni de répugnance de la part de l'esprit humain, ce qui est un signe évident que cette simple contemplation est tournée en habitude parfaite et accomplie.

C'est pourquoi l'homme, n'ayant plus rien à faire de ce côté-là, ne manque pas d'être incontinent agité par l'action divine qui ne le laissera point en repos jusqu'à sa pleine consommation de laquelle il est encore bien éloi­gné. Car cette simple consommation, qui lui donne une notion universelle et un goût et sentiment de Dieu, comme d'une bonté infinie, le lui fait à la vérité connaî­tre comme présent à soi, remplissant ses puissances, mais pourtant comme quelque chose de distinct de lui, comme celui qui possède quelque science et qui la prend pour l'objet de la pensée et complaisance. Pour lors il n'agit pas comme scientifique, ni par un acte de la science qu'il possède, mais il la prend pour objet de son action.

De même ici cette simple contemplation est un moyen entre Dieu et l'esprit de l'hom­me, lequel moyen doit être évacué, afin qu'il n'y ait plus d'entre-deux et que la créature soit sanctifiée par l'union parfaite avec son Dieu ! Ce qui est d'autant plus difficile de la part de la même créature qu'il semble im­possible qu'elle puisse être sans agir, et puisqu'il ne lui reste que cette seule maniè­re pour se porter vers Dieu qui est sa fin, toutes les autres étant anéanties par ci-devant, il faut, ce semble, ou qu'elle aille recher­cher ce qu'elle a déjà quitté, ou qu'elle cesse de rechercher sa dernière fin et sa perfection.

C'est à Dieu qui seul est son maître en tous ces états, à y donner ordre ; aussi ne manque-t-il pas de le faire, car il se retire et ôte sa présence perceptible à l'esprit de l'homme, qui, ne trouvant plus en soi ce simple objet, n'a plus que contempler. Il ne sait ni que faire ni que penser, jamais ne fut en telles peines, car il ne peut recu­ler ni avancer : il est comme enfermé entre deux murailles en des ténèbres incomparables. Il a beau crier et appeler, personne ne répond ; il sent que tous ses efforts, tant simples et excellents soient-ils, ne lui servent de rien. Il n'a seulement pas à qui s'adresser. Tout ce qu'il a à faire et ce qui lui est plus expédient, c'est de demeurer là sans rien faire, atten­dant du secours et de la lumière, quand il plaira à Dieu de lui en envoyer.

Et cependant pour toutes choses extérieures et dans la conversation avec les créatures, [il doit] faire de même que s'il était le mieux du monde, supporter les croix et les afflictions qui lui arriveront durant ce temps-là sans faire autre chose que les soutenir, puisque désormais il ne doit plus retourner à aucun motif parti­culier, quelque chose qu'il ressente. Enfin il doit seconder les desseins de Dieu, qui par cette retraite veut dénuer tout à fait son esprit de toute propriété, et pour ainsi dire, de sa propre vie pour lui en donner une meilleure.

Je sais bien qu'il n'y a rien qui lui soit plus insupportable que cet assaut et cette surprise si peu prévue, où, se voyant tout ensemble privé et d'objet, et d'action, et d'amour, et de connaissance en une telle froideur et de telles ténèbres, il doute s'il a jamais rien fait qui vaille. Car il se sent aussi peu affectionné au bien que s'il n'en avait jamais ouï parlé ; néan­moins si sa fidélité est telle qu'il la doit avoir, il faut que, nonobstant et ses doutes et ses peines, il attende avec patience et résignation tout ce que Dieu voudra faire de lui, sans se mettre en peine de rien ni vouloir être autrement qu'il est.

Ceci ne se fait pas dès le premier abord de sa privation ; car toutes les peines, ré­flexions et pensées que j'ai dites, passent auparavant. Et quand il en est ici, je veux dire quand il trouve la paix dans les ténè­bres et qu'il ne désire et ne pense plus à autre chose, Dieu, qui ne l'a jeté là-dedans que pour lui faire perdre terre et toute propriété de vie et d'action, afin de le tirer encore à quelque chose de plus parfait, s'en vient par une vertu secrète et inconnue pé­nétrer ce coeur au plus profond de ses ténè­bres, laquelle, par son immensité et vigueur infinie, rebouche tellement toutes les for­ces actives de l'homme qui lui pouvaient rester, qu'elles semblent succomber tout-à­-fait pour se laisser empreindre et remplir par cette vertu divine qui, ne trouvant plus de contrariété ni de force dans le coeur hu­main qui lui résiste, non seulement elle le comble795 de délices inconcevables, mais aussi elle étend de telle façon sa capacicé passi­ve qu'elle semble l'égaler à l'étendue et infinie capacité active des communications de Dieu.

Il serait inutile de parler du bonheur de la créature en ce rencontre, puisqu'il n'y a que ceux qui l'ont goûté qui en puissent concevoir quelque chose, auxquels il ne servirait de rien de raconter ce qu'ils savent déjà.

Je dirai seulement que l'âme qui expéri­mente ces choses, se doit soigneusement prendre garde de brouiller l'action de la vertu divine par le mélange de ses propres efforts naturels, par inadvertance ou autre­ment ; ce qui peut assez souvent arriver, l'âme voulant en quelque façon correspondre de sa part et témoigner qu'elle voudrait bien pouvoir s'en ressentir. Non, dis-je, elle ne doit point faire tout cela, non pas même le moindre soupir à ce dessein, s'il lui est possible. Mais ce qui lui est requis de sa part, c'est qu'elle ait une attention perpétuelle à se tenir dans un état passif et à laisser faire cette divine vertu, sans rien faire que recevoir son impression dans la paix et le repos de son coeur.

D'où l'on peut voir que la retraite et la solitude, tant de corps que d'esprit, est absolument requise durant ce temps ; au moins il est nécessaire d'en avoir à l’extraordinaire, puisque notre esprit ne saurait être si intimement recueilli, quand les sens sont dissipés.

Je sais que Dieu peut faire ce qu'il lui plaît en tous temps ; mais pourtant il est très certain que ses grâces n'opèrent pas toujours et n'ont pas leur effet à cause des indispositions des créatures.

Mais comme peu de personnes arrivent ici, aussi n'est-on pas beaucoup en peine de chercher du temps pour cela ; et au reste Dieu qui est leur Maître y pourvoit par sa Providence.

Si pourtant ceux qui liront ceci parve­naient à ce degré, ou qu'ils en trouvas­sent sous leur conduite, à qui Dieu fit ces grâces, ils sauraient, par ce que j'ai dit, ce qu'ils doivent faire.

Mais ce n'est pas tout, il faut recommencer à être anéanti. Car encore qu'il semble que la créature n'ait plus rien de sa propre vie, et qu'elle ne subsiste plus dans ses opéra­tions que par cette vertu divine qui pénètre admirablement son fond et toutes ses puissances, si est-ce qu’il faut se résoudre à la perte du concours perceptible de cette même vertu, qui est encore un entre-deux entre Dieu et la créature. Non pas à la vérité de la part de cette même créature, car comme j'ai dit, elle n'a plus de moyen, sinon son attention à recevoir et pâtir ce que Dieu fait en elle ; mais ce moyen et vertu est de la part de Dieu dans la créature, pour la consommer dans la mort, et mettre la dernière disposition à l'union qu'il a dessein de faire de tout soi à cette aimable créature qui, pour faire être et vivre Dieu en elle, s'est réduite au néant de ses opérations et de sa propre vie.

Quand j'ai dit qu'il faudra perdre le concours de cette vertu divine, il faut entendre à l'avènement de son principe qui la produisait dans l’âme, qui venant lui-même à se communiquer à elle, fait évanouir tous les moyens qui ont précédé sa venue. Mais ce qui restait à être anéanti de la part de l'âme, c'est cette attention dont j’ai parlé auparavant quand j'ai traité de la première entrée dans cet état d'anéantissement, et aussi par elle l'âme ne fait rien qu'être attentive à recevoir l'impression de Dieu, sans empêchement ni répugnance de sa part, et se laisser aller volontairement aux mouvements de Dieu.

Cette attention donc, de telle façon qu'on la veuille appeler, doit aussi être anéantie et comprise par action de la vertu divine, qui par sa pénétration dissipe et dissout tout ce qui restreignait l'âme à quelque chose de propre et de particulier, pour en faire une glace bien polie et capable de recevoir et représenter l'image de la Majesté de Dieu.

Ce que je viens de dire ne se fait pas tout d'un coup, mais bien selon le peu ou le beaucoup de répugnance que la créature a à se laisser pénétrer à cette divine vertu qui, ayant enfin la plénitude de son étendue, et tenant l'âme de l'homme parfaitement soumise à tous ses mouvements, elle la fait vivre de soi et en soi, par-dessus toute attention et intention dans l'uniformité de la volonté et du bon plaisir de Dieu, qui la meut et gouverne comme son propre Royaume dans lequel, trouvant de si belles dispositions pour sa demeure, il y descend lui-même pour jouir du fruit que ses grâces ont opéré dans l'âme de l'homme.

Or, c'est en ce dernier degré d'anéantissement que l'esprit de l'homme expire en son Dieu, et que sa propre vie est consommée, et que tous les moyens tant actifs que passifs de tendre vers la dernière fin cessent par la jouissance de cette même fin ; non pas dans la pléni­tude béatifique de la gloire, comme les bienheureux compréhenseurs [sic] dedans le ciel, mais dans la plénitude de la foi, de l'espé­rance et de charité, qui nous font jouir réellement du même objet que nous aurons dedans le ciel, quoiqu'il ne nous soit permis dans notre condition de viateurs796 de le contempler qu'au travers d'un voile dans l'obscurité, mais dans la certitude de la foi.

Puisque c'est ici qu'il faut que la nature de l'homme, c'est à-dire le corps et l'esprit, entrent dans les dernières agonies pour expirer enfin, mais très heureusement, puisque c'est en Dieu ; il ne faut pas douter que les souffrances ne soient incomparables. Mais comme le tout se passe dans le fond de l'esprit, où réside le centre de la vie, et qu'au-dehors il n'en paraît rien que par surabondance, aussi est-il extrêmement difficile d'en parler ni d'en faire rien concevoir ; car même l'esprit n'est pas en un état d'y pouvoir réfléchir. J'en dirai pourtant selon que je pourrai et que Notre-Seigneur m'en donnera la grâce, qui seul connaît et sait ce qui se passe ici, comme celui qui achève de purifier cet or, qu'il destine pour en faire son Temple.

Nous avons dit qu'il restait à l'âme une attention pour ne mettre point empêchement à l'action de Dieu en elle, et pour recevoir les influences de ce divin Soleil sans contrariété de sa part ni mélange d'aucune impureté ; et comme cette attention est le dernier refuge que la nature ait pour s'appuyer, quand il faut s'en défaire, pour ne subsister dans ces opérations que par autrui, à savoir par la vertu divine, ce sont des combats si étranges et des douleurs si sensibles que le passé n’est rien en comparaison, de même que les moyens ne sont rien en comparaison de la fin.

On ne saurait dire combien de doutes viennent affaiblir l'esprit, savoir : si on n'est point trompé, qu'on ne trouve point ces façons dans les Ecritures, qu'il faut que la créature agisse pour mériter, et choses semblables. A tout cela, il n'y a rien à faire ni à répondre, sinon à demeurer inébranlable sans réfléchir sur tous ces doutes, parce que les lumières qu'on a eues dans les états précédents, et même au commencement de celui-ci, ont donné une telle certitude de sa bonté et excellence que797 désormais on ne doit plus chercher des raisons pour se convaincre.

Nonobstant tout cela, on ne pourrait jamais réduire la nature à ce point d'ané­antissement, si l’industrie divine, qui veut achever ce qu'elle a commencé, ne venait au secours pour emporter la victoire. J'ai dit que ce que fait l'âme par cette attention, c'est de recevoir sans opposition les impressions de la vertu divine. Mais Dieu, pour achever de lui ravir ce dernier soupir de sa propre vie, retire la perceptibilité de son opération et des impressions de sa vertu, et ainsi l'objet de cette attention étant ôté, il faut nécessairement qu'elle cesse ; c'est là le dernier coup de la vie qui la jette dans ses dernières agonies, dans un abîme sans fond de ténèbres, dans une mer d'angoisses, dans un océan d'amertume, sans espérance de rien, sans rien sentir qui la puisse conforter, sans pouvoir rien chercher, sans se plaindre, sans pouvoir désirer du secours, sans pouvoir rien voir de meilleur, sans pouvoir souhaiter d'être délivrée : enfin sa douleur est inconcevable, on peut dire qu'elle n'a aucune borne ni limite.

Je crois qu'il y a des âmes qui ne ressentent ces agonies si étranges que quand Dieu veut les retirer de ce monde à l'heure de la mort corporelle ; il le fait quand il lui plaît. Mais quand Dieu veut le faire après ces angoisses, il renvoie sa vertu qui s'était éclipsée, qui, venant faire jour aux travers de ces ténèbres et tirer cette âme de son tombeau, où elle gisait sans se mouvoir ni remuer ni de côté ni d'autre, elle laisse faire d'elle et en elle tout ce qu'on veut.

Mais d'autant que ses ténèbres ont été grandes et ses douleurs immenses, d'autant plus la lumière qu'elle reçoit de la part de Dieu, et ses consolations sont-elles plus excessives.

Cet avènement de la vertu divine en elle la ressuscite comme de mort à vie, et ne trouvant plus rien en l’âme de vivant, elle est à l'esprit âme et vie qui le meut et gouverne en toutes ses opérations, et l'élève à une telle excellence, par son intime pénétration et par l'étendue presque infinie qu'elle fait de ses puissances, qu'elle met la dernière main et la dernière disposition à la pleine possession et demeure que Dieu vient faire dans cette âme pour la faire vivre de lui et en lui pour jamais, selon que nous dirons dans l'état suivant.

Etat de vie ressuscitée en Jésus-Christ.

Quoiqu'il semble inutile de vouloir parler et d'écrire ces choses relevées au-dessus de la compréhension et connais­sance du commun des hommes, et encore plus éloignées de leurs pratiques, néan­moins, puisque Notre-Seigneur m'a donné la volonté de commencer, j'espère qu'il me donnera la grâce d'achever, remettant le tout entre ses mains pour faire ce qu'il lui plaira de ces écrits, que je désire être tous à son honneur et à sa gloire, et au bien des personnes entre les mains desquelles ils pourront tomber.

A la vérité, c'est une chose si difficile de dire ce qui se fait en cet état de vie ressusci­tée, et ce que Dieu a préparé aux âmes qui se sont disposées à son avènement en elles, qu'à peine les langues des anges y pourraient-elles suffire. Que pourra donc la faiblesse humaine, sinon bégayer en voulant raconter des merveilles cachées et des secrets qui ne sont révélés qu'à ceux qui sont capables de les goûter et connaître par leur propre expérience ? Mais puisqu'il me le faut faire au mieux qu'il me sera possible, je dirai premièrement que cette vertu secrète et divine, dont j'ai parlé en l'état précédent, qui vient redonner à l'âme une nouvelle vie, lorsqu'elle ne pensait plus à rien et qu'elle était gisante dans les ténèbres de la mort, la pénètre dans un tel excès de plénitude qu'elle perd tout souvenir de soi et des autres créatures, et est faite si semblable à Dieu par la sublimité des opérations de ses puissances élevées par l'efficace de cette même vertu que, Dieu ne trouvant plus d'entre-deux ni de milieu entre soi et elle, amoureusement contraint par les lois de sa bonté, [elle] se va plonger tout soi-même dans le sein de cette mer d'amour, créée à la vérité, mais pourtant qui n'a point d'autres limites que celles de l'infinie bonté de Dieu.

Mais plutôt, disons que cette divine créature est engloutie et abîmée par l'amour infini et incompréhensible de son Dieu dans le sein de la divinité, qui est le principe et le centre de tout être créé, et où les esprits bienheureux et vraiment amoureux recoulent, reposent et sont unis par le lien d'une charité admirable.

Quel bonheur peut-on penser qu'apporte dans cette âme l'avènement de Dieu en elle ? Que peut-il faire avec elle ? Et elle, que fait-elle avec lui ? Car c'est là tout ce de quoi l’on peut parler en cet état, puisque tous les moyens créés ont cessé, et que tous les mouvements et désirs se sont évanouis par la jouissance de la fin. Dieu, s'unissant à l’âme non plus par sa vertu mais par lui-même, prend possession de toutes ses puissances, et lui donne au plus intime d'elle-même un témoignage très certain, du­quel elle ne peut douter, qu'elle est sa fille et son épouse bien-aimée, qu'elle le possède pleinement, et qu'elle est possédée de lui comme son Royaume, dans lequel il a pris pour jamais sa demeure. Aussi prend-il le soin de gouverner tous ses mouvements, de diriger ses pensées, de modérer toutes ses actions dans le poids d'une sagesse si extraordinaire qu'il ne permet point qu'il sorte rien d'une telle personne qui soit indigne de la majesté de Celui qui gou­verne, qui lui communique une lumière qui lui est si présente en tout ce qu'elle doit faire ou laisser, qu'elle ne peut y manquer sans commettre une infidélité notable.

Ce n'est pas à dire que tout ce qu'on fait soit toujours bien trouvé de tout le monde : au contraire, il s'en trouvera toujours plus qui trouvent à redire dans les façons de faire de ceux que Dieu tient dans cet état, qu'il ne s'en trouvera qui les approuvent. Cela se fait ainsi pour plusieurs causes.

La première c'est que l'homrnc charnel et sujet à ses passions n'est point capable de juger et de connaître les mouvements et les actions de l'Esprit, parce que lui étant contraires, il en jugera toujours d'un sens opposé et autrement qu'il ne faut.

La seconde cause est que Dieu permet que ces personnes ici soient méprisées beaucoup et inconnues de tous, même des gens de bien. Et il le fait afin de conserver ce trésor inestimable qu'elles possèdent, et de les enraciner et enfoncer de plus en plus dans sa jouissance, les transformant de clarté en clarté par son Esprit, ce qui pourrait être empêché par les subtiles réflexions sur elles-mêmes que leur pour­raient causer les louanges et l'honneur que leur rendraient les hommes, s'ils connaissaient leur admirable sainteté. Voire même, la superbe qui en pourrait venir pourrait les faire tomber avec Lucifer de ce trône de sainteté ; car personne n'est assuré en cette vie, puisque les anges, Adam, Salomon, David, Origène et tant d’autres que nous ne connaissons pas, sont tombés d'un si haut degré de grâce et de sainteté.

Il est vrai qu'il en tombe bien peu de l'état que nous décrivons maintenant, car l'esprit de l'homme est si uniquement uni à l'Esprit de Dieu et si soumis à tous ses mouvements et conduites qu'on peut dire qu'il n'est qu'un même esprit avec lui. Et ceux qui ont ce bonheur doivent prendre bien garde qu'à la longue, manque de vigueur ou par les surprises de la nature, ils ne se laissent emporter à quelque acte de leur propre vie naturelle, de passion, d'intérêt, ou d'autre chose. Car puisque c'est Dieu qui les a ressuscités et qui les fait vivre par sa propre vie, ils ne doivent point interposer un seul moment de la leur.

Au reste, il faut encore savoir que les extases et les ravissements ont cessé ici, au moins ceux qui faisaient quelque altération et impression dans les puissan­ces inférieures. Car l'esprit, étant dans la jouissance de son objet, n'a plus que faire d'attirer leur aide et secours pour concourir avec lui à sa recherche, ou pour contempler à leur mode, et pour voir quelque échantillon de ses beautés. Tout est en parfaite paix et repos ; c'est pour­quoi il ne paraît rien d'extraordinaire au-dehors en ces personnes si admirables : on les voit toutes bénignes, patientes, pleines de compassion et de charité, saintement libres et joyeuses. Tout ce que peuvent dire d'elles ceux qui n'en jugent que selon l'écorce, c'est qu'on ne voit rien de mal en elles ou qu'elles ne font ni grand bien ni grand mal.

J'ai voulu dire tout ceci afin de faire voir qu'il ne faut point que ces personnes se manifestent autrement par des oeuvres extérieures qui paraissent grandes et admirables aux hommes. C'est assez qu'elles se laissent conduire à ce que Dieu demandera d'elles, ou par lui immédiate­ment ou par les créatures à qui elles doivent obéissance ; ce qui est d'autant plus véritable qu'il est plus conforme à la vie de notre doux798 Sauveur, pendant qu'il a été dedans le monde, de laquelle je ne ferai point l'application davantage : elle est assez connue pour qu'un chacun puisse soi-même­ s'en servir et s'y accommoder.

Après avoir dit ce qui paraît à l'extérieur de la vie de ceux qui sont en cet état ici, qui n'est rien au prix de ce qu'ils sont devant Dieu, il faut aussi que nous disions quelque chose selon notre pouvoir de ce qui est au-dedans.

J'ai déjà dit que l'union réelle que Dieu a daigné faire de soi avec ces âmes, non plus par sa vertu, mais par lui-même, est si parfaite qu'elle les rend un même esprit avec lui, en sorte pourtant que leur être créé leur demeure toujours, ce qui se doit entendre par tout ailleurs, comme quand on dit qu'on n'est plus, qu'on ne subsiste plus, qu'on est semblable à Dieu, et autres termes dont on se sert ordinairement, parce qu'on ne peut pas s'expliquer autre­ment, et qui sont vrais quant aux opérations des puissances élevées par la vertu divine et remplies extraordinairement de ses lumières et attraits ; en telle sorte que ce qui se fait par elles est plus de l'infusion de la grâce que de leur coopération natu­relle, car Dieu fait de nous ce qu'il lui plaît.

Mais pour revenir à cette union de l'esprit créé à l'incréé, elle élève le créé à une telle dignité et excellence que les plus hauts Séraphins en sont en admiration, voyant que dans la terre on égale et on atteint l'amour qu'ils ont dans le Ciel. Car ici il semble qu'il n'y a plus d'opération distincte, au moins perceptiblement, de Dieu et de la créature. Tout est réduit dans l'unité, en telle sorte que la divine action qui rend Dieu éternellement et infiniment bienheureux, ravissant l'esprit de l'homme selon sa capacité créée, l'emporte dans la même jouissance de la même félicité de Dieu, où regor­geant d'un bonheur inconcevable, il est sans cesse renouvelé dans la vigueur qui le maintient, pour soutenir ces excès qui surpassent la condition des pauvres exilés.

Il ne manque rien à ces heureuses personnes que d'être délivrées de ce misé­rable corps, qui est le seul empêchement de la consommation de leur bonheur. Car pour autre chose, ils sont si dégagés de tout qu'il leur faudrait faire une violence bien grande pour s'attacher à quoi que ce soit avec imperfection. Quoiqu'il semble bien souvent le contraire à ceux qui ne les connaissent pas et qui se mêlent de les juger, leur bonheur est si grand qu'il leur fait presque oublier tout et vivre dans une continuelle abstraction.

C'est ce qui est cause que quelques-uns des plus véritables de ceux-ci sont fort peu propres à la conversation du commun des hommes, ne sachant que leur dire ni de quoi les entretenir ; aussi tout leur plaisir est la solitude en atten­dant le repos du Paradis. Rien ne les touche plus de tout ce qu'ils voient ou entendent arriver au monde, car leur esprit a passé dans l'éternité par l'union étroite avec Dieu, qui est tout immuable et qui leur donne les mêmes qualités.

Ce n'est pas qu'ils soient insensibles et qu'ils ne s'aperçoivent bien des coups si on leur en donne, mais ils sont inaltéra­bles et les supportent avec patience et résignation, soutenus par la force de Dieu même, qui donne le prix et la valeur à toutes leurs actions qu'ils exercent, non plus par le motif de quelque vertu parti­culière, mais dans une charité consommée, ou plutôt en Dieu même qui est le principe, qui les meut et pousse à tout ce qu'ils font, disent et pensent.

Or, quoique la vie de cet état soit exempte de changement, à moins d'une infidélité bien notable surtout à l'égard de ce qui peut arriver du dehors, et immuable dans le fond de l'esprit même pour ce qui regarde l'intérieur et tout ce qui se passe au-dedans, il est pourtant vrai que les âmes ne sont pas ici exemptes de vicissitudes et changements de constitution, non pas comme j'ai dit qu'elles soient changées ou altérées dans leur fond, mais je veux dire qu'elles ne sont pas toujours ici dans la jouissance ni dans la privation, Dieu le faisant ainsi pour les affermir et consommer de plus en plus en lui, tantôt se communiquant à elles dans une telle abondance qu'il semble que tous les trésors du paradis et toutes ses délices soient débordées sur elles, tantôt retirant tellement sa présence sensi­ble de toutes leurs puissances qu'il semble qu'elles n'aient jamais mérité la moindre de ses caresses.

Ce n'est néanmoins pas à la façon des autres privations précédentes qui laissent l'âme en des doutes et des gênes, et comme en des désespoirs de revoir jamais celui qu'elle avait perdu. Car ici, quoique à la vérité on ressente bien cette privation, elle n'est pas insup­portable comme auparavant, parce qu'on se sent si fortement établi en Dieu qu'on n'a plus de peur de le perdre ; et comme on l'aime purement pour lui et non pour ses dons, ayant cette assurance qu'on lui est toujours uni, on ne se soucie point comment être ni en quel état, soit d'abon­dance ou de privation, puisqu'au-dessus de tout cela on peut demeurer attaché à Dieu et lui être uni.

De sorte qu'on peut voir que les changements qui se font ici, quoiqu'ils se passent intérieurement dans l'âme qui les souffre, elle n'en reçoit point de changement ; puisque dans son simple fond elle a toujours la même jouissance essentielle de sa fin et de son objet, laquelle possession et jouissance pouvant avoir divers degrés d'excellence, et la créature étant encore viatrice799, elle est capable de mériter et de s'avancer, et approfondir de plus en plus et de degré en degré, dans cette divine essence.

Et parce que dans la possession de Dieu, qui s'est donné à elle par cette union admirable, toutes ses actions propres et sa propre vie a cessé, quant à la tendance vers sa dernière fin, ce Dieu d'amour qui est en elle et la fin et le principe de tous ses mouvements, voulant la perfec­tionner de plus en plus par une intime pénétration de lui en elle, et d'elle en lui, il le fait par ces divers éloignerments et retours de sa présence, par ses communi­cations sensibles et ses privations. Par là les puissances étant comme renouvelées par leurs opérations et mues de l'Esprit de Dieu comme du principe auquel elles sont intimement unies, abîment tellement la créature en Dieu qu'il n'y a que lui seul qui puisse comprendre l'état et l'excellence de ces âmes, et la gloire qu'elles lui donnent, car elles-mêmes ne le savent pas et sont aussi éloignées d'y réfléchir et de le vouloir connaître que si cela ne se faisait en elles, au moins si elles ont la fidélité que je suppose qu'elles doivent, qui est principalement en ceci ; car comme elles sont mortes à toutes les autres choses, aussi les affections et les pensées d'icelles ne les travaillent plus.

Mais comme l'amour propre est si fort enraciné dans nos cœurs qu'il y demeure jusqu'à la mort, parmi les plus hautes perfections, on a toujours à se prendre garde de [ce] côté-là parce que la plus grande excellence et sainteté lui est un plus subtil appât pour prendre complaisance sur soi-même, [ce] qui serait se vouloir retirer de son anéantissement et de Dieu même pour vivre de sa propre vie, en quoi on se perdrait si cela se faisait volontairement.

C'est pourquoi il faut vivre toujours en abstraction de tout cela et laisser faire à Dieu de nous tout comme il lui plaira : qu’il nous mette en hauteur, en bassesse, en toutes façons, notre seul bonheur doit être d'être en lui par-dessus toutes choses et d'y demeurer sans nous mettre en peine de comment nous sommes, si nous avançons ou si nous reculons. Il suffit que notre conscience nous donne témoignage que nous sommes Enfants de Dieu, et que nous sentions notre volonté parfaitement soumise à la sienne ; du reste, il faut tout laisser rouler dessus et dessous nous, sans nous en mettre en peine, non plus que de ce qui ne nous touche en aucune façon.

S'il arrive que les démons veuillent susciter quelque tentation en la partie inférieure, il n'est pas besoin d'y descendre pour vouloir apaiser le tumulte : c'est assez qu'on vive au-dessus de cela par abstraction dans l'Esprit, en continuant d'être présent à Dieu comme si rien ne se passait. Cela se doit faire ainsi, quelque violence qu'on ressente, et il ne faut point chercher d'au­tre preuve que tout cela n'a rien été, que la fidélité qu'on aura apportée à ne se détourner pas, même pour voir et réfléchir sur tout cela.

Et en vérité, les plus expérimentés dans ces combats font enrager les démons, qui avec toute leur industrie et finesse, ne peuvent connaître si ces généreux guerriers ont offensé ou non, tant ils ont méprisé tout ce qu'ils ont ressenti, comme s'ils n'eussent rien eu du tout.

Ces attaques servent merveilleusement aux âmes fidèles pour se plonger comme de nouveau et plus profondément en l'Essence divine. Ce qui fait que les diables usent de mille précautions pour les tenter, crainte qu'en pensant leur nuire, ils soient cause de leur avancement.

Enfin ces chères âmes consomment et achèvent leurs jours dans ces diverses vicissitudes de l'abondance et de la disette, dans les combats et dans la paix, quoique, comme j'ai dit, leur bonheur essentiel qui est l'Union très intime avec Dieu ne se change et ne s'altère point. Et dans l'Unité des puissances et dans leur fond, elles jouissent toujours d'une pleine paix ; et leur vie dans cet état dure autant qu'il plaît à Dieu ; mais peu y parviennent et la plupart n'y sont admis que vers 1a fin de leurs jours, ou un peu devant800 mourir. Mais comme le tout dépend de Dieu, on n'en peut donner de règle : ainsi il importe peu, pourvu qu'on y parvienne.

Quand ils se voient destinés à la mort, ils ne doivent rien changer dans leur vie ni être autres qu'ils étaient auparavant, puisque Dieu auquel ils sont unis ne se change point. Ils doivent recevoir les saints sacrements avec toutes les démons­trations de piété, d'amour et d'affection qu'on peut désirer des bons chrétiens pour l'édification des assistants.

Cela fait, qu'ils demeurent paisibles et qu'ils attendent la mort sans s'étonner avec une générosité toute divine. Qu'ils ne sortent point de l'exercice de leur foi très simple et très nue, sous prétexte de vouloir s'assurer ce qu'ils sont, pensant en eux-mêmes, ou le diable les leur suggérant afin de les troubler, que ce dernier passage mérite bien qu'on y prenne garde et qu'on s'assure. C'est là, à mon avis, la plus grande et la plus sub­tile tentation que leur livre le démon, et je ne sais si d'une douzaine il y en a un seul qui n'y succombe, tant les hommes sont faibles et peu confiants à demeurer perdus en Dieu, sans savoir comment, jusqu'au dernier respir ; ce qui fait perdre à Dieu une gloire qu'on ne peut dire, et à eux un bonheur inestimable.

Je ne veux pas dire que ceux qui man­quent ici soient damnés pour cela, mais toujours le diable triomphe de cette infidé­lité qu'ils ont commise, bien que légère, et de l'avantage qu'il a de leur suggérer d'autres tentations, dans lesquelles quel­ques-uns ont succombé. Il est pourtant croyable qu'il est assez rare que le cher Epoux de ces âmes qu'il a tant chéries durant leur vie, les laisse périr entre les mains de ses ennemis, lorsqu'elles sont prêtes d'être admises à ses noces.

Je conjure ceux ou celles qui liront ceci, et qui seront en cet état, de ne penser point que Dieu soit autre à la mort que durant la vie, ni qu'il leur faille vivre autrement, ni prendre ses assurances pour ce dernier passage ; car tout cela n'est qu'une recherche de la nature, qui veut s'appuyer sur ses propres oeuvres, au lieu que notre justification et notre assurance doit être toute en Jésus-Christ notre Sei­gneur, lequel donne le mérite de nos oeuvres, auquel, en ce moment comme toujours, nous devons avoir une entière espérance, comme en celui en qui nous avons mis et confié notre dépôt. Ce sera le moyen d'ache­ver heureusement le cours de cette mortalité, qui tenait un voile entre Dieu et la créature, lequel étant ôté, elle le contem­ple face à face.

Tout ce que j'ai dit ici, et partout ailleurs, je le soumets très hum­blement à la censure de tous ceux qui le liront. S'il y a quelque chose contre vérité, je les prie de le corriger et de pardonner à mon ignorance ; car j'aimerais mieux mourir que de rien dire ni écrire volontai­rement contre la vérité.

Montée Spirituelle,

CONTENANT HUIT DEGRES qui conduisent jusqu’au Trône de la Divine Sapience.


PREMIER DEGRÉ

L’âme qui est vraiment touchée du désir de travailler à sa perfection, et résolue de se donner à Dieu à quelque prix que ce soit, doit commencer sa retraite et son re­tour vers son Créateur par la mortification de ses sens extérieurs, qui sont les dernières portes par lesquelles elle est sortie de soi-même et s'est épanchée au-dehors. Elle les doit tellement fermer à toutes sortes d'objets que, de peur d'en admettre de mauvais, et pour les punir du passé, elle doit les priver des indifférents. De sorte qu'il ne faut plus parler ici de curiosité pour la vue, j'entends même des objets les meilleurs, où les sens pourraient prendre quelque satis­faction : comme seraient des tableaux bien faits, de beaux jardins, bâtiments, belles vues, etc. A plus forte raison doit-on se détourner de tout ce qui pourrait porter des mauvaises pensées dans nos coeurs.

C’est de même pour l'ouïe qu'on doit priver des musiques, des agréables801 chants, des belles voix, et de tout ce qui pourrait chatouiller les oreilles. Si on est par nécessité obligé de les entendre, il faut renoncer au plaisir qu’on y pourrait avoir, et prendre sujet de là de s'élever aux joies du paradis.

La langue doit être tellement réglée qu'elle ne parle que pour la nécessité ; et quand il faut parler, que ce soit humble­ment, simplement, ni trop haut ni trop bas, ni trop vite ni trop lentement.

Quant au goût, il faut le priver des morceaux délicats, et le retenir si bien qu'il ne se laisse point aller par une avidité bestiale à rechercher ce qu'il y a de meilleur. Pour802 la quantité du manger, il ne faut point la dimi­nuer que selon la règle et l'ordre de ceux qui ont soin de notre conduite.

On doit éviter dans le toucher toutes choses molles, douillettes et délicates, de peur d'exciter la sensualité, qui semble avoir son centre dans ce dernier et plus grossier de tous les sens.

Mais comme ce n'est pas assez de remé­dier aux désordres présents ou à venir, et qu'il faut aussi remédier autant qu'on peut à ceux qui ont précédé, et qu'on ne le peut faire, sinon par le moyen de quelque chose qui soit contraire aux plaisirs qu'on en a eus, il faut nécessairement se servir d'austérité et de rigueur contre son propre corps, non seulement [en] privant les sens de la jouissance des objets qui leur seraient agré­ables, mais aussi en leur faisant ressentir des peines qui sont contraires et qui dé­truisent leurs appétits.

C'est pourquoi il se faut servir de disci­plines, haires, jeûnes, et autres semblables instruments de pénitence. Il faut pourtant que ceux qui ont soin de ces âmes qui commencent à se donner à Dieu, aient soi­gneusement égard aux forces du corps et de l'esprit, à la santé du corps et à la vie que telles personnes ont menée avant que de se donner à Dieu, afin de mesurer suivant cela les austérités qu'on leur doit laisser faire, de peur de détruire au lieu d'édifier. Il faut aussi disposer tellement les coeurs et les affections de ceux qu'on a en charge et que l’on doit conduire, qu'on n'ait pas besoin de les porter à faire péni­tence contre leur gré. Il faut qu'ils en soient tellement désireux par la vue et connais­sance de sa nécessité, qu'on leur doit avoir efficacement montrée, qu'on ne leur per­mette pas d'en faire qu'ils ne l'aient de­mandé plus d'une fois. Si pourtant il se trouvait entre les autres quelque lâche et sensuel qui ne se portât de soi à en faire, il est bon de lui en donner, afin qu'il s'y accoutume, ou s'il n'a du courage assez, qu'il ne s'en mêle point, et qu'on ne l'ad­mette pas avec les autres.

Or d’autant qu'il s’en trouve assez souvent qui se portent avec une avidité non pareille à toutes sortes d'austérités, se persuadant que c'est là où gît toute la perfection, et que tous les autres qui ne font pas comme eux, se tuant à force de coups et d'austérités, ne font rien qui vaille, il faut que ceux qui en sont les directeurs remé­dient à ces fausses opinions, en faisant voir clairement et efficacement à leurs disciples que ce ne sont là que des moyens, auxquels on ne se doit arrêter non plus que sur un pont, lequel n'est nécessaire et dont on ne se sert seulement que pour passer et non pas pour y demeurer ; que ce n'est seule­ment là que la première entrée et le plus bas moyen, ou si on veut, le premier pas qu'on doit faire des créatures vers le Créa­teur, ou la dernière fin ; et quoique tous ne puissent pas beaucoup souffrir dans le corps, que tous peuvent souffrir dans l'es­prit, où sont les véritables et les plus grandes souffrances, auxquelles il faut se disposer par celles-ci.

C'est pourquoi il ne faut point ici mar­chander à quiconque veut entrer dans la vie intérieure, car jamais on ne pourra trouver de paix intérieure tandis que l'on sera épanché au-dehors par les sens extérieurs. Il faut que chacun se mortifie toujours peu ou beaucoup : si ce n'est par des souffrances actuelles, ce doit être au moins en se pri­vant des satisfactions et des petits plaisirs qu'on pourrait, ce semble, donner licitement à ses sens. Comme tous les livres ont traité si au long de cette matière, je ne m'y arrêterai point davantage.

Il est aussi à savoir que les leçons qu'on leur fait, leurs entretiens et leurs lectures, doivent être conformes à leur pratique : leurs méditations et leurs affections doivent être sur ce sujet, duquel aussi ils doivent tirer leur présence de Dieu, prenant de là occasion de se porter par des actes d'amour et de désir vers sa Divine Majesté.

La modestie doit être la vertu générale, et comme le premier moteur de toutes les actions et de tous les mouvements de leur corps ; c'est pourquoi il est bon de la leur expliquer incontinent après la mortification des sens extérieurs.

Peut-être qu'on pourrait s'étonner de voir qu'on fasse ici peu de mention de l'amour qui semble devoir être notre unique con­ducteur vers notre dernière fin. Je réponds à cela que, quoique ce soit l'amour qui fasse entreprendre toutes ces mortifications et ces travaux, son règne est pourtant encore ici si faible que son nom ni sa douceur n'y paraît presque point.

Il est ici comme la semence, qui est en­fermée sous beaucoup de terre, qui fera pourtant quelque jour paraître et des fleurs et des fruits, quand il se sera développé803 de ce qui le tient enfermé et comme enseveli.

C'est pourquoi ceux qui conduisent ne doivent pas s'étonner de voir si peu d'avan­cement dans leurs nourrissons, particuliè­rement dans leurs premières démarches. Mais ce qu'ils doivent faire, et ce qui est de très grande importance, c'est de détruire peu à peu ce qui les empêche et les retient en eux-mêmes et dans leurs premières inclinations, tantôt par des remontrances bé­nignes, amoureuses et charitables, tantôt par de très vives répréhensions produites par un saint zèle, qui fassent rentrer ces nouveaux soldats dans la considération et la haine de leurs défauts. Enfin l'industrie et la prudence des conducteurs, c'est d'ap­pliquer sur l'heure et à propos les remèdes qu'ils jugeront sagement être nécessaires.

Comme la fin de ce premier pas ici, c’est que l'homme retire ses sens extérieurs des plai­sirs qu'il pourrait prendre dans la jouissance de leurs propres objets, qui sont choses extérieures et sensibles, qui, quoique de soi-même elles pourraient être indifférentes, néanmoins parce que le plaisir qu'elles donnent attache excessivement804 à elles la volonté et les sens des hommes, il faut non seulement s'éloigner de ces objets à cause du danger qu'ils nous apportent, mais aussi il faut tenir les sens en bride par le moyen des mortifications et des austérités, qui en détruisent et chassent les plaisirs qui les pourraient chatouiller.

SECOND DEGRÉ

Il servirait peu à l'homme de s'être retiré des objets sensibles du dehors, et de leur avoir fermé la porte des sens extérieurs, les retenant en bride sous la règle d'une juste modestie, si étant hors du danger du dehors, il ne travaillait à la destruction de ses ennemis domestiques, et à rétablir en ses sens intérieurs un ordre tel qu'il est requis pour les bien conduire selon leur capacité vers la dernière fin, de la confor­mité à laquelle tout ce qui est dans l'homme doit prendre sa bonté.

Il est donc nécessaire qu’après cette pre­mière démarche dont j'ai parlé ci-dessus, qui finit aux sens extérieurs, qu'il en fasse une autre, de ceux-là aux sens intérieurs, pour y considérer leur désordre, et pour s'en retirer aussi et de là monter à quel­que chose de plus parfait.

Je ne m'arrêterai point à discourir de la différence qu'il y a entre la partie inférieure, ni [ce] que c'est que la concupiscible, ni l'irascible ; les philosophes ont bien de la peine eux-mêmes à les discerner ; c'est pourquoi je crois que ce ne serait qu'amusement de les vouloir expliquer ici, où il n'est question que de mourir courageu­sement à toutes les répugnances et contra­riétés, et de mortifier ses plaisirs.

Je divise seulement tout ce qui est corporel en l'homme, en sens extérieurs et intérieurs. J'ai déjà parlé des premiers. Dans les seconds, je comprends l'imagina­tion, la fantaisie805 et le sens commun, dans tous lesquels il ne peut y avoir de désordre sinon par le moyen des espèces806 que nous avons reçues par les sens exté­rieurs ; et quoique ces espèces soient indif­férentes de soi, elles peuvent pourtant nous représenter des objets bons et mauvais, plaisants ou désagréables, auxquels, quand on s'arrête ou par désir ou par poursuite réelle contre la volonté de Dieu, on pèche contre les lois807. Il faut donc que nous cherchions le moyen de chasser les mauvaises espèces, et d'en in­troduire de bonnes.

Les espèces qui nous représentent des choses dangereuses et mauvaises, ne peu­vent bonnement être détruites que par leurs contraires, à savoir les bonnes. Mais en­core est-ce plutôt par l'usage des bonnes et le non-usage des mauvaises que se fait cette destruction, que par une spéciale vertu qui soit dans les bonnes propre à détruire les mauvaises. C’est presque de même à proportion que dans les sens extérieurs : car supposé que j'aie les yeux ouverts et qu'il y ait quelque objet devant moi, il faut nécessairement que je le voie tel qu'il est ; mais comme je puis fermer les yeux ou bien détourner ma vue, si je m'y arrête volontairement et que l'objet soit mauvais, j’offense en cela et commets un désordre808.

De même dans les sens intérieurs, ayant reçu du dehors quelque espèce, je ne puis pas la détruire formellement, mais809 je puis appliquer mon imagination ou fantaisie à d'autres espèces, et laisser couler un si long espace de temps sans me servir de celle-ci ou de celle-là, que venant à être obscurcie et cachée par un grand nombre d'autres, peu à peu elle s’efface, ou pour le moins elle n’a plus d’efficace sur cette puissance.

Ce que doivent donc faire ceux qui veu­lent travailler à une parfaite réformation de l’homme intérieur, et ne laisser rien imparfait ni en haut ni en bas, ce n'est pas de se tuer et bander la tête pour se dé­faire d'une milliace d'espèces et de pen­sées qui se présentent à eux, avec d'autant plus d'importunité que s'étant retirés des objets extérieurs, les sens intérieurs remplis des espèces qu'ils ont autrefois reçues, agissent avec beaucoup plus de vivacité. Car se vouloir ainsi bander810, c'est juste­ment se rendre incapable de jamais avancer dans la voie de l'Esprit. Mais ce qu'il faut faire, et l'unique moyen à mon avis pour bien réussir en ceci, c'est de présenter à notre imagination de bons objets où elle se puisse arrêter, et où elle ait matière d'entretien.

Les meilleurs et les plus solides qu'on puisse lui donner, sont les mystères de la Passion du Fils de Dieu, qui lui repré­sentent un Homme-Dieu, souffrant de si étranges douleurs sans soulagement, sans se plaindre, et sans être plaint de personne, abandonné comme une pauvre bête, et cela pour l'amour de l'homme. Il est impossible qu'elle n'entre en quelque compassion au moins naturelle ; et de la compassion, elle se porte à la tendresse et affection vers cette personne qui souffre tant, et là-dedans voyant de si grandes merveilles, si grandes douleurs et si grand courage, elle prend plaisir à voir et à considérer tout cela, oubliant ce en quoi elle prenait autrefois plaisir à s'entretenir, et si elle y pense, ce n'est plus qu'en dégoût et dédain. Car elle trouve dans son occupation de quoi s'entre­tenir et se satisfaire, et cela en repos de conscience ; ce qui lui est un puissant motif pour l'y attacher encore plus fortement.

Ce à quoi les directeurs doivent ici prendre garde, c'est que ceux qui ont l'imagination plus vive ne s'appliquent avec trop de vivacité à ces mystères, et que, manque de discrétion, ils ne se fassent mal à la tête. Il faut que ceux qu’on connaîtra être de cette constitution (je veux dire imaginatifs) s'exercent davantage à l'affec­tion qu'à une trop grande méditation, ou bien qu'ils mêlent l'une avec l'autre, ce sera peut-être encore le meilleur.

Au reste, il faut prendre tous ses sujets d'entretiens avec Dieu, soit pour se tenir en sa présence durant le jour par quelques élévations d'esprit, soit pour l'oraison, de ces mêmes mystères de la Passion. Et tous les exercices qu'on pratique, et toutes811 les actions communes qu'on fait, doivent en cette démarche ici, [être] animées812 du motif de la conformité avec Jésus-Christ souffrant.

De sorte que les austérités qui se prati­quaient dans la première marche, par un motif de pénitence et par un désir de satisfaire à Dieu pour les désordres commis par les sens extérieurs, et à dessein de retenir en bride ces mêmes sens, se doivent ici pratiquer en vue de cette conformité avec notre chef, auquel nous désirons de nous rendre semblables au-dedans et au-dehors, et par son imitation et sa grâce, être attirés à son Père Eternel.

Cette vue doit donner à mon avis une grande ouverture aux Directeurs, pour bien conduire ceux qui sont sous leur charge. Car en effet Jésus-Christ nous a montré le chemin que nous devons tenir pour notre réformation ; car ce qu'il a fait et qui nous [ap]paraît, c'est pour détruire le péché qui règne dans nos corps ; mais l'amour qu'il nous a porté et qui est caché au- dedans, et qui a produit tant de merveilleux effets, doit être l'unique objet de ceux qui par sa grâce sont morts aux choses sensibles et périssables, et qui sont appelés à la contem­plation des vertus éternelles qui nous sont proposées dans l'Evangile.

Ce n'est pas qu'en aucun état il faille jamais quitter l'exercice de mort ; nulle­ment, parce que813 nous aurons toujours à mourir, en quelque état que nous puissions être ; et plus on est parfait, on trouve aussi des imperfections et des attaches plus subtiles, lesquelles il faut détruire aussi bien qu'on a fait des plus grossières.

Les vertus particulières de cette marche814 sont l'imitation de notre Sauveur dans une entière renonciation à toutes sortes de plai­sirs, un abandon de toutes les choses du monde, une parfaite mortification de toutes ses pensées extravagantes, et beaucoup plus des mauvaises ; ce qui se pourra faire en se représentant les vertus du même Sauveur qu’il veut815 imprimer dans nous-mêmes : une grande patience et résignation pour sup­porter tout ce qui peut être représenté à nos sens de fâcheux et pénible.

On me pourra dire que je demande beau­coup pour un état qui semble presque le plus bas. Je réponds que ce n'est point trop, puisque je suppose que j'écris pour des personnes qui aient le coeur gagné, et qui soient résolues de suivre le Sauveur à quelque prix que ce soit, par le chemin épineux des douleurs et afflictions, sans vouloir épargner ni corps, ni santé, ni vie, ni quoi que ce soit.

C'est pourquoi on les doit exercer con­formément à cela, ne leur donner relâche aucune qu'on ne voie qu'ils aient pénétré dans ce sentiment de renonciation à tout ce qu'on peut penser, qui pourrait donner vie à la corruption de la nature. On doit ici remettre tout le soin de soi­-même entre les mains de son Directeur, et se laisser aller à lui comme un instrument fait en la main de l'ouvrier.

Quand le Directeur voit que ces industries, exercices et mortifications ne font plus d'impression sur ces sujets, d'autant qu'ils sont pénétrés jusqu'au fond, et qu'ils n'ont plus de ressentiment816 de tout ce qui leur peut arriver du dehors, il est temps qu'il leur fasse ouverture, et leur aide à monter un peu plus haut, élevant leur façon d'agir par des motifs plus relevés et plus parfaits.

On pourrait ici être en peine de savoir si par nos propres industries et façons de faire, et si, par la conduite d'un homme, nous pouvons et devons ainsi changer d'état et de voie. Je réponds que, quoique Dieu mette la forme et l'accomplissement à chaque état, il veut pourtant que l'homme travaille avec sa grâce à mettre les disposi­tions nécessaires à ce même état, lesquelles étant mises et les empêchements ôtés par la grâce de Dieu, et par l'industrie et l'action de l'homme, Dieu demande de lui qu'il recommence encore avec sa même grâce à détruire de plus subtils empêchements qui sont en lui, qui restreignent l'action de Dieu et la communication de ses lumières sur ce même homme, et ainsi successivement jusqu'à l'entière consom­mation.

Il est nécessaire que l'homme aille toujours avec Dieu, et se serve de quelque industrie plus simple et plus parfaite à mesure qu'il s'approche, au fond et dans l'intime de son âme, de sa dernière fin et perfection. Dieu fait voir à ceux qu'il conduit par lui-même, et qui ne peuvent avoir de Directeur parmi les hommes, quand817 et comment il faut qu'ils fassent, au moins s'ils ne s'aveuglent eux-mêmes, et [ne] s'arrêtent aux suggestions des démons, qui ne manquent pas de les traverser par de fausses lumières. Les autres qui ont des Directeurs doivent les laisser faire.

TROISIEME DEGRÉ

Après s'être exercé dans ces deux pre­mières marches à se dépêtrer818 des objets corporels et sensibles, qui, chatouillant notre appétit par l'espérance des délices, et troublant notre imagination par la représentation des plaisirs que promet leur jouissance, nous retenaient sous la servitude du péché et l'esclavage du diable ; après, dis-je, s'être purgé de toutes ces immondices par la grâce de Dieu, et qu'on a imprimé dans leur place les images des mystères de notre salut et de la Passion du Fils de Dieu, en s'exerçant à les méditer et consi­dérer avec attention et compassion, et à les imiter selon sa puissance, si ce n'est en effet, à tout le moins par affection et désir de s'y rendre conforme, il faut commencer à faire une troisième démarche pour mon­ter des sens à la raison, et dans ces objets sensibles y considérer ce qui est de princi­pal, et la cause de tant et de si merveilleux effets qui paraissent à nos yeux, et nous font voir un Dieu fait homme, un Dieu qui est pauvre, qui souffre, qui est anéanti et réputé comme rien parmi les hommes.

L'amour donc étant la cause de toutes ces merveilles, doit étre en cette troisième démarche l'objet de toutes nos pensées, nos oraisons, nos élévations, et le motif de toutes nos actions extérieures et intérieures. Car j'entends que, dans tout ce chemin que je décris et dans chaque démarche de celui-ci819, l'intérieur et l'extérieur aillent toujours d'un pas égal, l'extérieur prenant sa vigueur et sa force de l'intérieur. Que l'affection suive la considération et connais­sance, et que la considération, sans inter­rompre l'ordre qu'elle doit tenir dans cette montée, s'applique fortement aux objets qui se rencontrent dans les divers degrés, afin que la lumière qui en naîtra puisse échauffer l'affection de leur amour et beauté.

Il ne faut donc pas ici considérer les souffrances du Sauveur séparément, mais bien conjointement avec l'amour immense d'où elles sont sorties pour le salut des hommes. Et comme le dessein de ceux qui veulent entrer dans ces voies de l'Esprit ne doit être autre que de se rendre conformes au Fils de Dieu, et qu'en cette marche ils ne le doivent considérer que dans ses agonies amoureuses qu'il a soutenues pour le seul amour qu'il leur porte, s'ils veulent se mettre en un état qui soit en quelque façon semblable au sien, il faut que, comme il les aime en souffrant, ils l'aiment aussi parmi les douleurs et les afflictions de quelque part qu'elles puissent venir.

Et le vrai exercice de ce présent état, c'est un amour réciproque, fort et généreux, par lequel nous rompions toutes nos répu­gnances, et entrions courageusement dans les combats de toutes sortes de difficultés. Car ici on considère un Dieu, qui de sa pure bonté, sans aucun autre motif, s'est porté à nous aimer et à nous faire un bien immense, souffrant pour ce sujet des peines infinies, des travaux sans nombre et des ignominies incomparables ; et cela820 pour nous attirer à son amour, sachant que c'est notre bonheur de le suivre et l'imiter en toute notre vie. Je crois que cette vue et cette manière de procéder est la plus excel­lente qu'on puisse avoir, puisque nous ne saurions jamais nous tromper en suivant notre capitaine821, et que d'ailleurs il faudrait avoir le coeur bien endurci pour n'aimer point celui qui nous a donné de si véritables témoi­gnages de son amour.

Il est donc nécessaire que ceux qui sont résolus tout à fait de se donner à Dieu en cette troisième marche, et lui rendre amour pour amour, fassent deux choses. La première, c'est qu'il faut tout quitter absolument, et se rendre, s'il est possible, les plus pauvres et les plus dénués de toutes les créatures, pour se rendre822 sembla­ble à leur ami qui a tout quitté pour eux, et s'est fait l'opprobre et l'abjection du peuple.

Il y aurait ici beaucoup de choses à dire, mais ceux que Dieu aura touchés vérita­blement, concevront tout ce que je pourrais écrire, et au-delà ; suffit que j'ouvre le chemin, et que je donne occasion de réfléchir sur l'ordre qu'ils doivent tenir, et que je prenne des823 lumières et connaissances qui se présentent à notre esprit selon que nous nous perfectionnons dans la confor­mité et ressemblance avec notre Sauveur, qui est le chef de tous les prédestinés.

Outre la renonciation que nous devons faire aux créatures, et à tout ce à quoi nous sommes attachés, il faut aussi tourner nos affections et notre coeur vers Dieu, pour lui parler souvent et l'entretenir de nos desseins, de nos désirs et de notre amour. De là on peut voir que c'est ici proprement que l'exercice des aspirations ardentes et amoureuses doit être infatigablement pratiqué et sans remise, jusqu'à ce que l'amour étant devenu le maître, il possède tellement le coeur que tous ses mouvements ne soient plus que d'amour, provenant de l'amour, et se terminant à l'amour ; ce qui est le commencement et l'entrée à la suivante marche.

C'est ainsi que se doit pratiquer l'amour réciproque, tant par les actions héroïques qui paraissent au-dehors et qui sont ses effets extérieurs, que dans ses continuels mouvements intérieurs qui doivent agiter sans cesse nos volontés.

Il est vrai qu'il est extrêmement difficile de bien réussir ici, sans une grâce toute extraordinaire de Dieu, et sans l'aide et le secours continuel d'un directeur très soi­gneux, très fidèle et très expérimenté. Et la raison est que la nature n'est jamais assez forte contre soi-même pour se faire du mal et surmonter ses répugnances, et que [par] manque de ces aides, la plupart de ceux qu'on voit être assez portés au bien, qui même sont doués d'un bon naturel et enclins à la pratique comrnune des vertus, ne passent pourtant jamais jusqu'à l'entière perfection de cette troisième marche ; et sans savoir ce qui les empêche, [ils] sont retenus en quelque façon malgré eux, et contre le désir qu'ils ont de monter plus haut dans l'entrée de ce degré. Et toute la cause de leur retardement vient de ce que [par] manque de cet aide nécessaire, ils ne rneurent point en fond824, et ne font qu'effleurer les parfaites pratiques du christianisme et de l'imitation du Fils de Dieu, qui comme j'ai dit, doit être ici considéré comme infiniment amoureux des hommes825, et souffrant pour leur amour des peines et travaux infinis, et par réciproque doit être infini­ment aimé, s'il était possible à la créature, qui doit s'exposer pour son amour à toutes les rigueurs imaginables, et quitter tout ce qu'il y a de créé, qui partagerait ses affec­tions avec son Sauveur.

Je n'en dirai pas davantage, puisque ce n'est pas mon dessein de faire de gros livres, mais bien826 d'ouvrir l'entende­ment et l'ordre qu'on doit tenir dans la conduite de ces voies pour arriver à la perfection. Je passe donc à la quatrième marche, qui étant plus élevée que la précédente, demande aussi une façon d'agir plus parfaite et plus relevée.

QUATRIEME DEGRÉ

Dans le degré précédent, nous aimons Dieu à cause qu'il nous aime, et nous tâchons de nous rendre conformes à lui selon notre petite capacité, et lui corres­pondre par amour dans les témoignages de notre affection, tant à agir qu'à pâtir, en sorte qu'il y a toujours beaucoup de notre intérêt, et que nous aimons parce que nous sommes aimés ; nous souffrons parce que notre Dieu a premièrement enduré pour nous. Mais en cette marche ici, qui est la quatrième, l'esprit commence à s'élever au-dessus des vues de ses intérêts, et regarde Dieu comme infiniment aimable en soi, et à cause de soi purement et sans mélange d'aucune autre considération.

Cette façon d'agir tire l'âme comme hors de soi-même, et la ravit dans les perfections de son objet adorable, dans la contempla­tion desquelles elle trouve un si grand plaisir que toutes les autres choses lui sont insupportables.

Mais comme j'ai décrit ailleurs827 à peu près ce qui se passe ici du côté de Dieu, qui se communique, et de la créature qui reçoit, je dirai seulement ce qu'elle doit faire et la façon de laquelle elle doit se servir828.

Il est bien aisé à voir que puisque l'âme est attirée à considérer Dieu en soi-même, il faut que le sujet de ses contemplations soit les perfections et attributs divins, qu'elle pourra considérer ou séparément les uns des autres, ou tous ensemble ne faisant qu'une perfection infinie. Je crois pourtant que c'est le meilleur de les séparer au commencement : cela donne une plus grande intelligence et un plus grand goût.

Mais comme la connaissance ou théorie est toujours ordonnée pour la pratique, il ne faut pas se contenter du plaisir que notre entendement reçoit de ces belles lumières, qui le ravissent si fort qu'il pense être déjà assez heureux. Il faut aussi que la volonté non seulement les aime, comme elles sont en elles-mêmes, et dans leur source qui est Dieu, mais il faut encore qu'elle les aime en soi, se disposant avec la grâce de Dieu à recevoir la participation de leur nature pour en produire les effets tant au-dehors qu'au-dedans.

Il faut, dis-je, qu'elle s'imprime cette bonté par un amour universel qu'elle doit avoir pour toutes les créatures ; cette immensité, par un dégagement des lieux, je veux dire : en ne se souciant point où aller, que devenir, ni en quel lieu demeurer ; son éternité, en vivant par-dessus tout ce qui peut arriver dans le temps, comme tous les changements, altérations et vicissitudes, qui ne doivent non plus la toucher que si elle ne ressentait rien de nouveau ; et, de même de toutes les autres perfections divines.

Cette pratique, fidèlement exercée avec sa théorie ou contemplation, fait un paradis rempli de si divines et excessives délices que c'est merveille comme l'âme n'expire à chaque moment. Car elle est toujours hors d'elle-même ; et elle ne vit que dans son bien-aimé, au moins si elle est telle qu'elle doit être. Ses exercices, durant le jour qu'elle n'est pas actuellement occu­pée à faire oraison, comme quand elle fait quelques oeuvres extérieures, etc., ce ne sont plus les aspirations ardentes du précédent degré qu'elle poussait vers son Epoux comme des éclairs flamboyants, ou plutôt comme de gros brandons de feux et de flammes ardentes, et recevant d'autres de sa part, comme autant de829 foudres et de tonnerres qui fortifiaient les siennes en détruisant ce qui leur était contraire.

Mais ici le souvenir perpétuel et la vue continuelle des beautés de l'objet de ses amours fait une si douce et si forte impression sur les inclinations de cette âme que sans pouvoir former aucun acte distinct comme elle faisait auparavant, ni se servir de ces précédents efforts et indus­tries, elle ne peut et ne doit faire autre chose que de se laisser ravir et donner son amour avec son libre consentement, afin que son Dieu fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira ; elle doit se contenter de cette simple vue, ou simple souvenir, croyant que cela surpasse tous les efforts sensibles et formés qu'elle pourrait produi­re ; si ce n'était qu'elle fût dans l'aridité, car pour lors elle pourrait s'appliquer avec plus d'effort dans la considération des perfections divines pour s'en imprimer davantage le souvenir et le goût.

Il faut remarquer que, quand dans l'oraison ce simple souvenir des beautés et perfections de Dieu serait assez efficace pour attirer et ravir l’âme à l’aimer, il ne faut point qu’elle s’arrête davantage à les contempler : elle n’a qu’à se laisser aller et suivre Dieu où il l'appellera sans lui résister, ni mettre empêchement en quoi que ce soit.

Tout ce qu'il y a à craindre en cette marche, particulièrement au commence­ment, c'est que le diable et la nature s'accordant pour empêcher l’âme d'avancer, ne retiennent l'entendement dans les hautes spéculations et connaissances des perfec­tions divines. C'est ici que plusieurs s'étant arrêtés par 1âcheté, par tromperie et par superbe, ont enfin reculé et sont tombés tout-à-fait. Et en vérité ce pas est bien attrayant830, car les lumières y sont si abondantes, les connaissances si belles, l'objet si saint, le prétexte si spécieux, qu'il est bien difficile à ceux qui ont l’entendement un peu plus curieux et subtil de s’en échapper faci­lement. C'est à quoi l’on doit soigneusement prendre garde, afin de ne pas laisser ici engluer les âmes dans les douceurs de ces spéculations, qui ne serviraient que pour les nourrir dans la vanité, si elles n’étaient accompagnées d'une véritable pratique. Et c'est le piège par lequel le diable prétend attraper les âmes qui ne savent pas s’en échapper.

De ce que j'ai dit, on pourrait tirer l’ordre qu’on doit tenir en ces exercices, tant envers Dieu vers lequel il se faut avancer, qu'envers les créatures, desquelles il se faut éloigner par affection, et l'un doit toujours suivre l'autre. Notre amour ne doit être qu'un saint mouvement qui s'approche de Dieu, qui est son terme, à mesure qu’il s'éloigne des créatures. Cela est commun à toutes les démarches, et en chacune d'icelles, on le fait selon que sa perfection et que l'ordre le requiert.

En cette marche ici, l'amour se porte vers Dieu comme infiniment aimable à cause de soi-même, et le sujet des considérations qu’on y fait, ce sont comme j’ai dit, ses attributs et perfections, qui sont aussi l’objet de nos affections. La pratique qu’on doit avoir, ou à laquelle on doit tendre, c’est une entière conformité, autant qu'il sera possible à ses divines perfections, en la manière que j’ai expliquée. Et cette conformité nous relève au-dessus des créatures, à mesure qu'elle est parfaite.

Comme les attraits de Dieu sont ici fort fréquents, l’âme doit bien prendre garde d'être fidèle, pour s'y laisser posséder et pour les suivre, sans rechercher pourtant autre chose que ce que Dieu lui voudra donner, et sans se soucier des ravissements et des hautes élévations, mais bien d'être fidèle à Dieu et s'abandonner à lui.

Si les ravissements étaient ou trop fréquents ou trop violents, c’est aux Directeurs à y mettre ordre, et à prendre garde que cela n’intéresse tellement la santé et les forces naturelles que ceux qui les souffrent fussent après incapables de rien faire. Pour cet effet, il sera bon de leur donner quelque petit emploi extérieur, qui les divertisse de cette si grande application intérieure, qui ne soit pas aussi tellement au-dehors qu’il les dissipe tout à fait. Car outre que ce serait les faire mourir trop cruellement, ce serait aussi empêcher l'action de Dieu.

Que si ayant fait comme831 j'ai dit, fort longtemps ces ravissements continuent, je crois, sauf tout meilleur jugement, qu'il ne faut point les empêcher avec une plus grande violence, car c’est Dieu qui est le maître de notre âme.

Que si on voyait que ceux qui ont ces ravissements s’y attachent par trop, et témoignassent avoir répugnance quand on les applique à l'extérieur pour les divertir, il y aurait grand sujet de croire et de craindre que ce ne fût le diable ou la nature qui les ravît afin de les tromper. C'est pourquoi il faut voir s'ils font grand état de cela, s’ils sont bien aises qu’on le sache, et s'ils leur arrivent d'ordinaire en public, si cela les rend présomptueux et s'ils en méprisent les832 autres. Si cela est et qu’on le puisse découvrir, quand ils seront ainsi ravis, il sera bon de leur donner la disci­pline, et leur dire que c’est ainsi qu’on traite ceux qui sont ravis, et le faire jusqu’à ce que ces ravissements aient cessé. Si les ravissements sont véritables et viennent de Dieu, ils donneront à l'âme une profonde humilité et un profond anéantissement de soi-même, une honte et confusion d'avoir paru à l'extraordinaire devant les autres. Je n'en dirai point davantage, car tous les livres sont pleins de règles, tant pour connaître les manquements qui se rencontrent ici, que pour y remédier.

CINQUIÈME DEGRÉ.

Après que l'âme est demeurée dans le précédent degré aussi longtemps qu'il a plu à Dieu pour l'épurer de ses attaches et propriétés, et l'élever à la perfection que tant de si abondantes caresses de la part de son Bien-aimé requiert d'elle, elle vient enfin en un état que non seulement les actes formés lui sont insipides, eux qui étaient sa vie et sa pratique dans la troisième marche, mais encore les ravissements et lumières qui ont duré si longtemps en la quatrième, et qui ont opéré en elle des effets si merveilleux, ne la touchent presque plus ; ses puissances sont désormais assez fortes pour soutenir sans altération, et presque sans aucun mouvement perceptible, les opérations divines et la contemplation des perfections de Dieu, dans laquelle elle s'est très fréquemment exercée, avec la fidélité qu’elle a apportée à s’y rendre conforme par ces pratiques, aidée de la grâce de son Créateur, [en sorte qu’] elle833 a mérité d’être élevée à la source et origine de ces mêmes perfections, laquelle elle contemple désormais, non plus en son amour communiqué au-dehors dans ses créatures, non plus dans ses propres perfections et attributs, mais en elle-même834 comme source et principe de tout ce qui est, et de tout ce qui peut être, comprenant en soi-même tout ce qu'on peut imaginer de parfait, de grand, de beau, d'excellent, et tout cela se fait d'une seule et simple vue. Car ici l'âme est élevée et fortifiée par une lumière surnaturelle, et quasi incompréhensible à autre qu'à elle-rnême, et à celui qui la lui communique.

Mais comme je ne prétends pas tant faire voir en cette montée l'état de l'âme, comme la façon avec laquelle elle doit se comporter, je dirai qu'elle ne doit­ point s'étonner de voir que ses précédents exercices ne lui donnent plus aucun goût, ni tâcher de rappeler ceux qu'elle a eus autrefois, ni les précédentes lumières, mais seulement laisser faire à Dieu, qui la voyant disposée à quelque chose de mieux, et prête à le suivre en tout et partout, commence à paraître et se montrer à elle comme un être infini, dans lequel elle ne considère ni beauté, ni grandeur, ni bonté, ni infinité, ni quoi que ce soit de particulier, mais elle voit835 un être si aimable et si parfait qu'il contient toutes les perfections qu'on puisse concevoir. Elle ne peut pourtant plus en considérer aucune en particulier, ni elle ne doit pas s'efforcer à le faire, car ce serait empêcher Dieu d'accomplir ses desseins et d'achever son oeuvre.

Mais ce qu'elle doit faire ici, c'est de se rendre extrêmement attentive à recevoir l'action de Dieu en soi, et836 à détruire les subtils empêchements et contrariétés qu'elle ressentira en soi à cette même action. Il n'y a bien que ceux qui ont passé par ici qui puissent concevoir ce que c'est que ces empêchements, et on ne peut bonnement les décrire ni les nommer tant cela est subtil, particulièrement dans ceux qui travaillent fidèlement. On peut pourtant dire que c'est une certaine restriction qui vient de la nature, qui empêche l'esprit de s'étendre à l'égal de la lumière qu'il reçoit, laquelle trouvant cette contrariété ne peut pénétrer ni dissoudre par sa chaleur l'amour de la créature, ni étendre sa lumière parti­culière pour la rendre universelle comme soi et conforme à son principe. Comprenne ceci qui pourra par l'exemple que je vais rapporter.

Supposons donc, soit que cela soit vrai ou non, que les étoiles aient leur lumière particulière, qui est celle qui paraît la nuit, et que le soleil commençant à paraître et jetant ses rayons sur ces astres, ne puisse tout à fait les pénétrer à cause de la résistance qu'il trouve dans la dureté et l'épaisseur de leur corps, en sorte que leur lumière particulière paraisse encore, quoique plus faible et déjà pâlissante, comme ayant déjà quelque mélange de cette lumière universelle. Et qu'enfin le soleil étant monté plus haut, et si on veut dans son midi, donnant pleinement sur ces étoiles, envoie sur elle une si forte lumière qu'elle absorbe et engloutit toute la leur, et fait qu'on ne voit plus d'étoiles, mais seulement un soleil et une lumière universelle qui s'étend partout.

Il se fait de837 même en l'état de l'âme que je décris ; si ce n'est tout à fait, c'est avec beaucoup de ressemblance. Car son soleil ici la regarde et elle le contemple, il l'échauffe de son amour par une vertu si secrète et si forte qu'elle ne la peut comprendre quoiqu'elle la sente bien838. Elle connaît que c'est son bonheur d’être pénétrée de839 Dieu, et de n'avoir plus de connaissance que par lui et en lui ; néanmoins elle ne peut cesser de le contempler comme une chose distincte de soi. Ainsi elle retient toujours et sa propre lumière et sa propre action. Et quoiqu'elle se ressente en soi, et elle en lui, elle voit pourtant bien qu'il y a un grand entre-deux840 ; elle voit bien qu'elle résiste, et elle ne sait comment. Elle ressent une secrète force, qui l'attire si vivement qu'elle meurt à tout moment et qu'elle sèche sur les pieds ; c'est un miracle à mon sens très grand de ce841 qu'elle n'expire pas. Car elle ne sait ce qui la retient, et néanmoins elle voit bien que son union est empêchée par elle-même, et que ses propres efforts ne font que l'éloigner. Toute sa peine est à se résoudre à ne plus aimer, à ne plus connaître, à ne plus mourir, à ne plus être ; car elle ne vivait que pour son amant, elle ne contemplait que sa beauté, elle ne mourait que pour lui être fidèle, en un mot elle n'était que pour lui, et pourtant il lui faut quitter tout cela. O Dieu ! Quelle cruauté pour une amante si fidèle d'être réduite à cette impossible, et par la nécessité de son même amour. O vous autres amantes qui avez passé par ici, jetez-lui au moins une oeillade de compassion, puisque vous avez éprouvé ces douleurs.

Mais vous qui lirez ceci, pardonnez-moi si, ayant produit de ne parler que des moyens de monter ces marches mystiques, je m'arrête à parler et décrire l'état où l'âme se trouve. Je vous avoue librement qu'il est bien difficile d'enseigner ici les pratiques qu'on doit exercer.

Je dirai pourtant selon ce que Dieu me fait connaître, que tout l'exercice de l'âme en cette marche doit être au commencement une simple application de son esprit à Dieu, qu'elle ressent en soi comme une vertu infinie, qui par ces simples et efficaces lumières dilatent son entendement par de très simples et merveilleuses connaissances, qui ne lui font rien voir de distinct en cet être infini comme auparavant quand elle contemplait distinctement ses perfections. Mais ce qu'elle ressent et ce qu'elle connaît l'élève bien d'une autre façon que ne faisait ses effets précédents.

La raison en est qu'ici la lumière divine et les efforts de la grâce surpassent beaucoup ceux de la nature. Au contraire dans les états précédents il semblait qu'il y avait plus de la créature.

Or est-il que plus nous nous laissons posséder de Dieu et plus nous dépendons de lui, soit à agir ou à pâtir, nous en sommes plus parfaits.

Quand donc on se sent ici fortement attiré, on ne doit faire autre chose que se laisser aller doucement, et sans mettre d'obstacle à tout ce que Dieu voudra faire dans l'âme, laissant là ses propres actions et manières d'agir, jusqu'à ce que Dieu ait retiré son flux actif, et qu'il la laisse à842 elle-même ; pour lors, elle doit reprendre sa simple façon d'agir et de contempler, et d'aimer son divin objet par un seul acte qui comprend et amour et connaissance tout ensemble dans son unique simplicité.

On n'assigne point ici de temps et d'heure d'oraison, car je suppose une âme si fidèle et si véritable qu'elle aime toujours également, quoi qu'elle fasse ; néanmoins il faut toujours suivre et s'accommoder à la communauté, et prendre l'heure d'oraison avec les autres.

Pour sa pratique doit-elle être à843 se dégager de toutes sortes d'espèces autant qu'elle pourra ; mais surtout elle doit exterminer celles qui lui pourrait réveiller ses premières attaches et engagements aux créatures, et cela par une fréquente et fidèle pensée de celui qu'elle doit uniquement aimer. Car tout ce qui n'est point Dieu ne la doit désormais toucher, non plus ce qui n'est point du tout, et, pour quoi que ce soit, elle ne doit se détourner de sa simple et amoureuse attention qui est ici tout son exercice et le moyen qu'elle tient pour s'unir à son Dieu. Et cette attention est au-desssus de toute occupation extérieure ; je veux dire, qu'elle ne peut être empêchée par les occupations nécessaires du dehors. Au contraire elle est comme un torrent qui les entraîne avec soi dans la mer immense de la divinité, ou comme un feu qui brûle l'encens, et en envoie la fumée vers le ciel.

Mais ce qui peut interrompre cette simple vue ou attention à Dieu, c'est l'empresse­ment ou l'attache qu’on a à ses actions, qui mettant comme un voile sur l'esprit, obscurcit sa lumière et refroidit son amour. De sorte qu'il trouve de la difficulté par après à se rappliquer selon cet exercice, laquelle difficulté844 est un signe manifeste que l’âme n’a pas été assez fidèle, et qu'elle s'est trop laissée emporter aux mouvements de la nature.

Je crois qu'en voilà plus qu'il n’en faut pour ce degré : car il s’en trouve si peu qui viennent à la fidèle pratique de tout ceci et qui veuillent délaisser leurs inventions et leurs propres façons d'agir, qui veuillent en un mot se laisser posséder de Dieu, qu'il semblerait inutile de s’arrêter à parler de ces merveilles de Dieu, si845 on ne s'y sentait intérieu­rement excité par celui qui est le maître de toutes nos volontés. Je n'ai peut-être pas assez clairement adapté cette comparaison du soleil et des étoiles avec la lumière de Dieu et de la nôtre ; mais ceux qui en seront­ capables et qui en seront ici, pourront aisément eux-mêmes en faire l'application. Je ne me soucie pas comme feront les autres, car je ne sais pour qui j'écris : il suffit que Dieu le sache, et en tire sa gloire.

SIXIEME DEGRE

C'est ici que commence à cesser l'indus­trie et l'activité de la créature sortante d'elle vers son objet, qu'elle regardait comme une chose infiniment distincte de soi-même, encore qu'elle n'eut d'autres vues ni d'autre concept846 de Dieu que comme d'un être infini, sans rien distinguer en lui de tous ses attributs ; elle contemplait toutes ses perfections dans son essence comme même chose avec elle, et cela se faisait, comme j'ai dit, par un très simple amour, qui sortait de cette première source, sans être cause d’aucun847 objet créé, et passant dans l'âme qui le recevait, la ravissait avec soi dans la mer d'où il avait pris son origine.

Voilà ce qui s'est fait dans l'état précé­dent, qui est sans doute très admirable et tout divin; mais il est pourtant encore bien éloigné de l'entière consommation du sujet dans son objet, à cause de la grande dis­tinction de l’un et de l’autre, et de l'entre-deux qui s'y rencontre, qui est le moyen dont l'âme se sert pour s'unir à Dieu, à savoir son simple amour.

Mais puisqu’il faut aller jusqu'à la fin, il faut entrer dans la nue, et chercher dans une obscurité horrible à la nature, les lu­mières de la grâce et la vie de nos esprits ; et c'est ici que l'âme commence à être toute à Dieu. Mais s'il y a lieu où l'on doive prendre garde à ne se pas tromper par sa témérité, c'est à mon avis celui-ci : car c'est Dieu seul qui a le pouvoir de faire monter ici, et partant quiconque serait assez pré­somptueux pour s'y vouloir introduire en cessant d'agir, et laissant les précédents exercices, serait en très grand danger, non seulement de n'avancer jamais, mais aussi de se perdre comme Lucifer, pour les rai­sons qu’ont peut-être rapportées les Mysti­ques. Personne ne saurait entrer ici pre­mièrement sans y être spécialement appelé de Dieu ; mais aussi sans une aide extraor­dinaire de sa part, et sans le secours d'un Directeur qui y ait passé, et de cent mille, à peine y en entre-t-il un.

Or848, quoique la créature ne puisse de soi entrer dans cette toute divine obscurité, elle peut bien pourtant avec la grâce que Dieu lui donne, ôter les empêchements qui pourraient la retarder de ce bonheur, qui ne sont autres en ce présent état qu'une cer­taine répugnance qu'elle a de quitter cette simple façon d’agir dont elle se servait, et dans laquelle elle avait cette consolation de connaître la bonté de sa voie dans l'excel­lence de son objet, et de voir ce qu'elle faisait, ce qui était en elle, où elle tendait, ce qu'elle cherchait, et comment elle le de­vait chercher.

Mais il faut ici se perdre d'une toute autre manière, et quitter toutes ses vues, ses façons d'agir, la connaissance de ses voies et de son objet et se jeter sans savoir ce qu'elle doit devenir dans l'abîme et l'obscurité de la foi, dans laquelle la nature ne recoive aucun appui, et ne sache si elle connaît ni si elle aime, si elle a ja­mais rien connu ni aimé véritablement, ni de quelle façon il faut connaître ou aimer. Car il semble que l’âme soit réduite comme dans le néant, et dans une totale impuissance d’opérer ; et Dieu la voulant introduire ici s'est retiré peu à peu d'elle selon ses grâces et lumières dont il la fortifiait auparavant sensiblement, en telle sorte qu’elle se trouve à la fin toute pauvre, toute nue, et comme au désespoir. Ce n'est pas qu'elle n'ait autrefois souffert et soutenu des soustractions des grâces sensibles de Dieu : cela n'était que pour un temps, mais à présent elle se sent si éloignée de pouvoir et de vouloir retourner à ce qu'elle a perdu, que la seule pensée de cela lui est une géhenne.

Car elle a vu fort souvent qu'il en faut venir là, et qu'il faut quitter ses plus nobles opérations pour donner place à celles de Dieu qui seul doit régner dans l'âme, com­me celui qui en est le Maître et l'Epoux.

Mais aussi elle ne sait comment elle est, ce qu'elle doit faire, où elle doit aller ; elle ne sent ni objet ni actions, elle ne se peut mouvoir ni de côté ni d'autre.

Tout ce qu'on peut donner ici d’enseignement, c'est de dire qu'il faut que l'âme demeure constamment et sans s'ennuyer dans ces cachots du pur amour, dans les­quels toute sa vie et tout son entretien doit être une foi vive et inébranlable qui l'as­sure que Dieu est, et que ce lui est assez. Il faut, dis-je, qu'elle demeure dans ces obscurités, jusqu'à ce qu'il plaise au Soleil de justice de l'en tirer par la communica­tion de ses rayons.

L'âme donc étant là-dedans comme dans une prison où elle a été jetée sans savoir com­ment, ni par qui, et ne voyant aucune ouverture pour en sortir, elle est fort en peine au commencement, car elle est ré­duite à une si grande nudité d'esprit que tout ce qu'elle a fait et senti par le passé ne lui est plus rien : il semble qu'elle est plus vide de Dieu qu'elle n'était le premier jour qu'elle commença à le servir.

La raison de ceci est que Dieu qui lui servait auparavant d’objet, vers lequel tendaient tous ses efforts, venant à l’embrasser par une étroite union, fait reboucher849 par son immensité l’action et l’effort de la créature ; de sorte que désormais elle ne doit pas être dite tendre vers son objet, mais on peut bien mieux dire qu’elle est dans un état passif, où elle attend ce qu’il plaira à Dieu faire d’elle.

Si donc elle a encore ici quelque exercice à pratiquer, il ne consiste plus à agir pro­prement mais à pâtir : si ce n'est qu'on voulût appeler sa résignation une action. Mais qu'on l'appelle comme on voudra, cela n'importe pas beaucoup.

Je dirai seulement que l'âme se sentant réduite dans cet état de si grande pauvreté et dénuement, elle n'a850 autre chose à faire qu'à se résigner pour être et souffrir éternellement tout ce qu'il plaira à Dieu de faire en elle et par elle, et par ce moyen étouffer toutes sortes de réflexions qui lui viennent sur son présent état, et pareille­ment toutes sortes de doutes, remettant le tout par cet abandon de soi-même entre les mains de Dieu. C'est tout ce qu'elle a ici à pratiquer, et tout ce qui lui reste de moyen, non pas entre elle et son objet, car l'union est déjà faite, et elle ne considère plus Dieu comme chose distincte de soi-même ; mais cette éternelle résignation est un moyen dans la même union pour l'entière consommation du sujet dans son objet, et pour réduire ce même sujet dans l'unité de son objet. Lequel moyen il fau­dra aussi évacuer et laisser quand Dieu par sa vertu secrète aura tellement étendu les forces et puissances de l'âme qu'elle ne sentira plus de dissemblance ou répugnance­ à se laisser pleinement mouvoir par les actions de Dieu, et qu'il semblera que ces mêmes puissances soient de même étendue sans aucune dissimilitude, ce qui se fera peu à peu et à mesure que par sa très exacte fidélité elle se plongera souvent dans cet abîme d'abandon de soi-mê­me, qui se doit pratiquer tant aux851 choses qui arrivent du dehors, que dans celles qui se passent au- dedans, toutes lesquelles il faut852 tenir com­me si elles n'étaient point, puisque l'âme doit se comporter envers elles en telle sorte qu'elles ne lui soient rien, je veux dire qu'elles ne la puissent changer ni altérer en aucune façon.

SEPTIEME DEGRE

Enfin l'àme étant réduite à ne pouvoir plus se résigner ou abandonner dans les privations et substraction, et ne concevant plus rien de distinct de853 soi-mêrne, et ne ressentant plus les peines qu'elle avait souffertes dans une si grande pauvreté et dénuement de toutes les richesses de l'es­prit dans l'état précédent, elle est comme dans un néant infini de toute opération et de tout désir d'opérer ; elle ne pense point ni à avancer ni à retarder, ni où elle est, ni ce qu'elle fait, et elle ne se résigne plus ni ne s'abandonne. Dieu seul qui la sou­tient sait comme elle est et ce qu'elle fait. Elle sent bien son esprit occupé et compris par une vertu infinie, mais854 si secrète et si subtile que le seul fond de l'âme en est le siège et la demeure. Après que Dieu l'a te­nue là-dedans autant qu'il a jugé à propos pour sa gloire et pour le bien de cette même âme, le Soleil de Justice voyant que pour son amour cette fidèle amante a souffert l'éclipse et la perte de toutes ses propres lumières et actions, veut lui resti­tuer au centuple ce qu'elle a mis855 pour lui, car il lui veut donner sa propre lumière, et veut qu'elle ne vive plus que de sa vie. C'est pourquoi il commence à faire naître en elle ses plus belles lumières, qui, étant sans mélange d'aucune obscurité et ne trouvant plus dans l'âme aucune répugnance con­traire à leurs effets, y font paraître un jour si éclatant que les anges, admirant son bonheur et sa beauté, ont sujet de s'éton­ner de voir dans la corruption de la chair et du corps une si parfaite image du Dieu qui est l'objet de leurs amours.

Ceci ne se fait pourtant pas tout d'un coup, et quoique cet état approche immédiatement de l'entière consolation, si est-ce qu'il y a encore quelque chose à fai­re, non pas tout à fait de la part de l'âme, mais bien de celle de Dieu, duquel dépend toute l’oeuvre, tant au commencement qu’à la fin.

L'âme donc gisant dans son tombeau comme les morts éternels, desquels personne ne se souvient plus, est surprise sans y penser par une vertu secrète et toute divine, et commence au travers de ces obscurités à apercevoir et ressentir un rayon de la lu­mière divine, qui vient comme pour la réveiller et lui faire encore voir le jour, auquel elle ne pensait plus856.

Cette lumière va toujours croissant de plus en plus, non pas en elle-même, mais en l'âme, qui à mesure qu'elle est pénétrée, sa capacité s'étend davantage857.

On peut comparer ce qui se fait dans l'âme, à ce qui se fait dans l'air quand le soleil commence à se lever et à en chasser les ténèbres car il donne pleinement sa lumière ; mais parce que l'air a quelques indispositions ou empêchements à en rece­voir la plénitude, cela fait qu'il n'est pas grand jour tout d’un coup.

C’est de même de l’âme, qui en cet état ne retient à la vérité aucune attache volontaire à quoi que ce soit, et elle s’est dénuée de toute propriété, et on ne peut dire qu’elle ait aucune qualité ou forme réelle qui la restreigne dans ses opérations ; mais elle n'a pas aussi encore été établie dans cette vie divine pour l'amour de laquelle elle a tant souffert et est morte si souvent dans tous les états précédents, et a enfin expiré tout à fait dans le dernier que nous avons décrit.

Ce qu'elle a fait par ci-devant, c'est de se quitter soi-même et ses propres inventions ; mais étant, par la grâce de Dieu et par sa fidélité, réduite à ne pouvoir ni vouloir plus agir, ni se résigner, ni s'abandonner, il est temps qu'elle laisse agir Dieu en elle, qui la veut pleinement posséder et en être le maître et gouverneur absolu.

Tout ce qu'il y a à prendre garde ici, c'est de [ne pas] mettre quelque milieu entre858 Dieu et l'âme, tant subtil et simple puisse-t-il être ; et c'est ce qu'elle a ici à faire, si on doit appeler cela action. Car se sen­tant prévenue de ces divines et délicieuses lumières, elle se sentira portée à faire quel­que effort pour les recevoir plus parfaiternent ce lui semble, ou bien elle sera excitée à les recevoir avec trop d'avidité, surtout au commencement que cet état lui est encore tout nouveau.

Mais comme tous ses efforts et cho­ses semblables sont des obstacles aux actions divines, il faut qu'elle les laisse en se détournant d'eux comme si ce n'était rien, et qu'elle demeure comme un miroir fixe­ment opposé aux rayons du soleil, sans faire autre chose que recevoir sa lumière et concevoir sa chaleur, qui l'ayant pénétrée jusque dans son fonds sans qu'il reste plus rien qui ne soit pleinement rempli ; et l'âme ne ressentant plus aucune dissimili­tude entre Dieu et elle, et s'étant toute perdue dans l'océan de la Divinité, est prête à consommer ce divin mariage, dont l'espérance a conduit jusqu'ici si heureuse­ment ses amours que la voilà enfin arrivée à bon port, et tel à vrai dire qu'il n'y aura rien à craindre pour elle.

Et je m’assure que ceux qui concevront la grandeur de son unité avec son Dieu, l’amour que Dieu lui porte, et celui qu’elle a pour Dieu, seront de mon opinion. Quoi­qu'étant toujours voyagère859, elle pourrait absolument parlant offenser Dieu et quitter ses voies ; mais cela est si rare dans une telle fidélité et un tel anéantissement de soi-même, qu'on peut dire qu'il n'arrive jamais. Ces esprits bienheureux sont des oiseaux de paradis, dont les démons igno­rent le vol, et dans lesquels il n'y a plus rien a gagner pour eux.

Sans doute il semble que je devrais finir ici ; et se vouloir embarquer plus avant, c'est vouloir chercher les fleuves qui sont déjà recoulés dans la mer, et partant se mettre en danger de ne rien trouver, ou de se tromper. Mais comme je n'ai commencé que pour Dieu et par son aide, je ne désire aussi achever que pour lui, et par ses lumiè­res, desquelles j'espère toute l'assistance qui me sera nécessaire pour cela.

HUITIÈME DEGRÉ

Puisque c'est ici où l'âme achève sa course, et qu'elle se repose dans la jouissan­ce de sa fin, autant qu'on le peut en cette vie mortelle, et qu'il n'y a plus rien à faire pour elle, il semble qu'il n'y a plus rien aussi à dire pour nous. Car elle est toute transformée en Dieu, et sa volonté et toutes ses puissances lui sont tellement assujet­ties, et si parfaitement gouvernées par son Divin Esprit qu'on peut dire que véritable­ment c'est Dieu qui fait tout là-dedans, et que la créature est comme la main d'un enfant qui apprend à écrire, et qui n'a presqu'aucun mouvement que celui qu'elle reçoit de la main du maître. Ou bien elle est comme une eau fort belle et fort claire, sur laquelle le soleil darde très vivement ses rayons, et imprime si parfaitement en elle son image qu'on dirait que le soleil est véritablernent en elle. Et de fait elle reluit par sa lumière, qui éblouit aussi bien les yeux comme si on regardait le corps du soleil.

C’est ici de mêrne à proportion, mais plus parfaitement, car l'union des esprits est bien plus excellente que celle des corps. La créature en cet état tout divin est tellement perdue en elle-même que le moin­dre retour sur soi lui serait la chose la plus insupportable du monde.

Et ce dont elle doit se prendre garde au commencement de cet état, c'est de certains désirs subtils qui la portent à souhaiter d'être délivrée de la prison du corps, pour jouir à face découverte de son Bien-Aimé. Mais à la fin cela même s'évanouit par sa fidélité, et elle demeure dans sa jouissance maîtresse de tous les accidents, et au-des­sus de toutes les tempêtes qui pourraient survenir ; rien ne la peut altérer, puisque rien ne la touche.

Elle se doit servir de sa raison illuminée dans les choses extérieures pour les faire en bonne prudence et discrétion. Car si elle faisait autrement, elle serait en danger de commettre plusieurs fautes, manque de réflexion sur ce qu’elle devrait faire.

Du reste elle n'a qu’à se laisser toujours de plus en plus pénétrer à la divine lumiè­re, et avancer de clarté en clarté, jusqu'à ce qu'il plaise à son Divin Epoux la retirer de cet exil.

Je n'en dirai point davantage pour le présent, peut-être que l'occasion se pré­sentera de parler un jour plus au long de cet état si peu connu aux créatures qu'il semble que ce soit tout à fait une chose inutile d'en parler. Pour moi, je sens une telle répugnance à en écrire plus au long que je crois que ce n’est point la volonté de Dieu que je le fasse maintenant.


exposition des COMMUNICATIONS DIVINES DANS TOUS LES ÉTATS ET DEGRÉS DE LA VIE MYSTIQUE ET SPIRITUELLE.

Le plus éminent degré de la vie mystique860 qui est l'état de vie consommée dans la dernière fin.

Celui qui est, qui vit, qui aime, qui combat, qui meurt est infiniment éloigné de ce qui n'est point en notre façon de concevoir, et qui en vérité est par-dessus toute essence, toute vie, tout amour, par-dessus la guerre ou la paix, la mort ou la vie.

O que la créature est heureuse qui peut entrer dans cet abîme divin, où étant par­venue au bout de tous ses plus généreux efforts, elle se perd enfin soi-même, elle se noie dans cette mer immense et se laisse engloutir à la vie et à l'action de Dieu même, pour ne jamais plus vivre à soi­-même ni pour soi, mais étant devenue toute divine, n'être plus sujette ni au temps ni au changement, sans penser ni à être ni à n'être pas, ni à mourir ni à ne mourir pas, mais sans distinction d'aucune chose créée, se laisser agir et mouvoir du principe infini qui occupe toutes ses puissances si pleinement qu'il lui est presque impossible de vouloir, désirer ni goûter autre chose que Dieu infini, qui la ravit si fort hors d'elle­-même en lui qu'on peut dire qu'elle n'est qu'une avec Dieu et que son action est l'action de Dieu même, qui vit en elle sans distinction ni dissemblance, et elle en lui sans vue de créé et d'incréé, de fini ou infini.

Ceci s'entend selon les opérations car la créature demeure toujours créature, mais Dieu élève ses opérations si noble­ment qu'elles sont au-dessus de tout ce que saurait penser ceux qui n'ont jamais été élevés au-dessus de l'effort de leurs puissances naturelles. Car tout le créé, quelque excellence qu'il puisse avoir par les élévations même de la grâce, tant qu'il peut agir, entendre, aimer, vivre ou mourir, est toujours dans les moyens, et ne vit que des espérances de la fin, des lumières et des goûts qui en sortent pour l'y attirer. Et comme ce qui est hors de la fin, est toujours fort éloigné d'elle, aussi ceux qui ne vivent que dans les moyens sont bien différents de ceux qui ayant quitté toute différence et distinction concevable, se sont jetés à perte ou à gain, ou plutôt sans réfléchir sur quoi que ce soit dans cet abîme original, d'où toutes choses sont sorties pour y recouler par le flux continuel d'un pur amour861 qui, ayant consommé tout ce qu'on peut concevoir d'imparfait, de mélangé et de distinct dans la créature, la fait enfin se perdre elle-même dans sa fin et son objet bienheureux, pour n'être plus qu'en lui, par lui et pour lui, au-dessus de toutes sortes de motifs, d'intentions, d'at­tentions, et enfin de tous les moyens les plus élevés dont on puisse se servir pour y parvenir.

C'est ainsi que les ruisseaux recoulés dans la mer sont la même mer, pour n'en jamais plus sortir par distinction ni par nouvelles formes. Mais leur flux et reflux est celui même de cette mer immense qui, ouvrant son sein comme pour sortir d'elle-même, ne le peut faire en distinction de nature, à cause de son immensité, mais bien en distinction de personnes par sa fécondité, qui pour s'expliquer soi-même a engendré un Verbe, qui est la vraie et par­faite Image de son principe, de même nature et doué des mêmes perfections et qui, avec lui, par un mutuel et réciproque amour, concourt également à la perfection d'un amour égal aux perfections communiquées, qui par conséquent est infini et personnellement distinct des deux Person­nes qui le produisent, et est le terme de leurs félicités et inconcevables délices. C'est en lui et par lui que le second, sorti en distinction personnelle, retourne en unité avec son principe, où l'un et l'autre se ravissant mutuellement des beautés et lumières infinies, qui sont également en l'un et en l'autre, s'abîment dans une joie ineffable, qu'aucune créature ne peut ni comprendre ni concevoir par aucun effort de sa capacité finie. Et quoique nos enten­dements en soient infiniment éloignés, nos paroles le sont bien davantage, qui ne pouvant nous représenter à nous-mêmes parfaitement ce que nous en goûtons et concevons, nous obligent de l'adorer plutôt dans un profond silence que de nous mêler en vain d'en vouloir expliquer quelque chose. Sortons donc de cette mer sans fond pour considérer le moins mal qu'il nous sera possible son flux et son reflux hors d'elle-même.

De toutes les créatures que Dieu a pro­duites, il n'y que les anges et les hommes qu'il ait voulu faire participants de son bonheur et de sa gloire, si par sa grâce et leur fidèle coopération ils s'en veulent ren­dre capables ; et parlant des hommes, il y a une si grande différence entre le Créateur et la créature que, quelque grâce qu'on puisse avoir, et quelque fidélité qu'on apporte à y correspondre après des travaux infinis, des morts sans nombre et des agonies effroyables, on ne peut pourtant parvenir à cette bienheureuse union qu'a­près un long temps et par divers degrés (si ce n'était par un miracle extraordinaire de la grâce de Dieu). La cause de ceci vient de la répugnance que tous les hommes ont à se perdre eux-mêmes et à mourir pleine­ment à eux-mêmes tout d'un coup, sans espérance de vie ni de retour.

Mais quand par la force de la grâce et par leur fidélité, ils sont enfin heureuse­ment arrivés au dernier respir de leur propre vie, et que pour la consommation de leur bonheur, il ne leur reste plus que d'expirer dans le baiser de leur Dieu, ayant perdu toute leur propre activité, toutes leurs propres forces s'étant évanouies, toutes leurs façons d'agir, de concevoir, d'aimer ayant cessé, ne ressentant plus qu'un silence éternel, ne voyant plus qu'une immense obscurité, ne pouvant et ne sachant plus où se tourner, ni sur quoi s'appuyer, ils cessent tout désir, toute pen­sée et demeurent dans ce sépulcre avec les morts éternels, jusqu'à ce qu'on les viennent ressusciter pour les faire vivre, non plus de la vie précédente, quelque excellente qu'elle ait été, pour ce qu'elle a été toujours mêlée de propriété et des inventions de la créature, mais de la vie de l'Esprit qui les vivifie et les ressuscite, dissipant peu à peu les obscurités par ses lumières et coulant au fond de leur esprit une parole de vie et d'amour, qui les fait se lever de leur tombeau dans une vie si parfaite, si divine et si excellente qu'ils ne pensent plus ni à vie, ni à temps, ni à éternité, ni à rien qu'on puisse concevoir ; mais toute leur occupation est de laisser la lumière qui leur a premièrement apparu, s'étendre et chasser ce qui leur reste de ténèbres, et de ne donner point empêche­ment à cette nouvelle vie qui, d'elle-même, sans aucun effort de leur part ni aucune action que leur consentement actuel, pénè­tre leur propre vie, et évacue tout ce qu'il y avait en elle d'imparfait jusques à son entier anéantissement ; où la créature étant arrivée et n'ayant plus rien de propre en elle-même que son être, ses ténèbres étant dissipées et sa puissance amative étendue quasi à l'infini, l'Epoux de nos âmes qui les désire toutes très ardemment dans cet état admirable, donne à la créature la pleine jouissance de son Créateur dans la consom­mation bienheureuse des noces de lui et d'elle, qui se célèbrent dans ce mariage.

Car ici la volonté, les affections et les amours de l'épouse se perdent et s'anéan­tissent totalement dans celle de l'Époux, de sorte qu'elle n'en a ni n'en veut plus avoir d'autres que les siennes ; elle n'a plus d'autres mouvements que les siens, ni d'autres lumières que celle du soleil de ses amours. O Dieu ! les esprits angéliques ne suffiraient pas pour exprimer ce qui se fait, ce qui se goûte et s'expérimente dans cette mutuelle jouissance de l'Epoux et de l'épouse ; aussi ces secrets ne sont-ils réservés qu'à eux seuls ; qui ne les reçoit, ne les peut connaître, car tout ceci surpasse toute sorte de raison et de lumière naturelle. Cet état et cette vie est toute divine, et l'esprit ne voit plus ni différence ni distinc­tion entre lui et son objet ; il n'a plus de moyen ni d'entre-deux ; il n'a plus d’action que celle de sa jouissance, qui est l'action même de Dieu reçue dans l'âme actuelle­ment, qui a anéanti et fait reboucher862 celle de la créature par son immensité pour être le seul agissant, mouvant et gouvernant cette âme qui est sienne, où il règne avec un tel pouvoir qu'on peut dire qu'elle n'agit et ne vit plus que par lui et pour lui.

Tout ceci est au-dessus des morts, des pertes, des abandons, et tout ce qu'on peut penser de plus parfait, qui doit avoir pré­cédé pour parvenir à un état de vie si éminente. Et c'est ici que les ruisseaux retournés dans la mer, qui est leur origine, sont faits la mer même, se meuvent par ses mouvements, et ont toutes les mêmes qualités. Car il ne faut pas penser que ces âmes toutes divines puissent être changées ou altérées par quoi que ce soit de créé, à moins d'une infidélité863 horrible. Je dis davantage : qu'elle n'en peuvent pas même être atteintes. Et leur vol est si éminent qu'elles ne le détournent jamais vers les choses créées pour s'y arrêter. C'est trop peu dire, puisqu'elles n'ont point d'au­tre vie que celle de l'Esprit de Dieu, qui les possède pleinement, ni point d'autres efforts ou actions que ceux de cet amour éternel, qui a consommé les leurs.

Il faut dire une chose qui est véritable, que Dieu qui prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même ; il donne et reçoit également ; ses actions n'y sont point empêchées. Car quoique le sujet soit fini dans son être, ses puissances sont élevées et étendues à l'infini par les actions de Dieu qui ont précédé, et par sa présente union qui, se faisant de lui au fond de l'âme, lui donne une vigueur pour agir, sinon d'une manière infinie, au moins à l'infini, je veux dire sans termes ni limites, sans aucun moyen ni façon concevable. Non pas que la créature puisse jamais aller jusques à la compréhension de Dieu, qui n'est possible qu'à lui seul. Car il y a bien de la différence entre agir à l'infini vers un objet infini et le comprendre, d'autant que la compré­hension, étant une parfaite pénétration de tout ce qu'il y a dans l'objet, ne peut être parfaite que par une puissance naturelle­ment égale à l'objet compris. Mais dans l'autre action, une puissance qui n'a point de répugnance à être élevée au-dessus des conditions qui la rendaient particulière et limitée, étant rendue universelle par un principe supérieur, peut bien agir universelle­ment, sans détermination particulière, vers un objet infini, et donner et recevoir de lui en cette même façon, et c'est ce que j'ap­pelle agir à l'infini.

Etant donc ainsi par grâce semblable et de même étendue que son objet, elle reçoit sans diminution les impressions de ce même objet, qui trouvant un sujet capa­ble de le recevoir totalement sans empêchement à ses plus nobles actions, se donne et se communique soi-même pour être désormais la source et l'origine de la vie de tous les mouvements et inclinations de ce sujet, qui fait retourner dans son principe les communications, les dons et les lumières qu'il reçoit avec autant de pureté qu'il les avait reçues, n'en retenant rien du tout pour soi. Et on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir, qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image et le représente si naïvement en soi-même qu'il semble que le miroir ait en soi le soleil même avec toute sa lumière et ses perfections.

Mais quoique dans cet état il semble que la félicité soit pleinement accomplie de tout point, elle est pourtant bien différente de celle de la gloire, à cause que les voiles ne sont pas tout à fait ôtés d'entre la face de Dieu et celle de son épouse, et que la condition de voyageurs est telle qu'il faut maintenant être en paix et tantôt en guerre, souvent en privation et nudité d'esprit, et une autre fois en la jouissance de toutes les délices du paradis. Cependant parmi toutes ces vicissitudes et ces chan­gements, l'âme est immobilement864 et éter­nellement unie et collée à son centre, sans en pouvoir être détournée par quoi que ce soit, si ce n'est qu'elle voulût quitter son état ; car comme elle vit seulement de ce que Dieu est, rien ne la peut troubler ni changer, parce que l'Etre de Dieu est immortel et immuable.

Ceux qui sont arrivés dans cette suprême région des esprits par la grâce de Dieu, qui les a ressuscités d'entre les morts et tirés de leur anéantissement pour les faire vivre non plus de leur propre vie, mais d'une vie toute divine dont le Saint-Esprit est le principe, ceux-là, dis-je, ont seulement à prendre garde de mettre quelque empêche­ment à l'action divine par quelque retour et réflexion sur eux-mêmes ; ce qu'ils ne sauraient faire volontairement sans une notable infidélité.

Car ceux qui sont vifs entre les morts, je veux dire qui, étant morts à tout le créé et vivants à Dieu et en Dieu seulement, et Dieu en eux, sont aussi éloignés de réflé­chir sur eux ou sur quelque chose de créé pour s'y arrêter, que le non-être est éloigné de l'être. Et toute leur vie, leur vue, leur action, leurs désirs et leurs pensées, con­sistent à ne point empêcher par quelque acte de leur propre vie, la vie et la demeure de Dieu en eux.

Puisque la créature arrivée à l'état que nous venons de décrire, est unie au Centre bienheureux de son repos, dans le sein amoureux de son Créateur, qui lui envoie de sa brillante face tant de si excellentes lumières, qui se succèdent les unes aux autres toujours avec plus d'éclat, elle ne doit rien faire, sinon se laisser pénétrer de plus en plus, jusqu'à ce qu'il plaise à ce divin Epoux retirer son épouse des lan­gueurs de son pélerinage et l'appeler aux noces éternelles de ses amours. Et puis­qu'elle n'a plus rien à faire ici, et que c'est Dieu qui fait tout par elle et en elle, ce serait témérité de vouloir entrer plus avant dans les divines privautés de ces très purs Amants865, puisqu'aussi bien il n'y a que ceux qui ont expérimenté ces délices inef­fables qui puissent en concevoir quelque chose.

Laissons donc ces bienheureux esprits dans le repos de leur mutuelle jouissance, de peur d'interrompre par nos faibles discours le silence perpétuel absolument requis dans ce divin sanctuaire, qui est rempli de la majesté du Tout-Puissant.

Ce n'est pourtant pas mon dessein de m'éloigner beaucoup, sinon à proportion que je descendrai davantage vers les actions de la vie, qui est plus mélangée des efforts des inventions humaines. Et comme il est ici question de sortir de la fin der­nière où peut parvenir en ce monde la créature et de laquelle je viens de parler ci­-dessus, il faut nécessairement que le pre­mier pas qui se fera en cette sortie, soit appuyé sur le moyen qui nous unit immédiatement à la fin. Et ainsi successi­vement il faudra aller des uns aux autres, si nous voulons trouver l'ordre que Dieu tient d'ordinaire dans la conduite des âmes pour les attirer à soi par son amour, et découvrir les moyens dont il se sert pour joindre dans une parfaite justesse les commencements à la fin, pour juger par là des voies que nous tenons : si elles sont directes ou indirectes, bonnes ou mauvai­ses, et capables de nous conduire avec assurance à l'heureuse possession de l'ob­jet que nous prétendons.

Du plus proche état de la vie consommée qui est un état de mort et d'anéantissement passif.

Nous voyons que toutes les choses qui sont proches de leur fin, pour y entrer et s'y joindre866 tout à fait, ou doivent mourir si elles ont vie, ou cesser d'agir si elles sont dans l'action, ou se perdre si elles n'ont que l'être, car autrement elles ne finiront jamais. Cela est très véritable dans les hommes pour l'acquisition de leur dernière fin et l'accomplissement de leur perfection.

Car il est très certain que quiconque veut ressusciter avec Jésus-Christ et mener avec lui une vie cachée en Dieu, il faut nécessairement qu'il meure, et cette vie divine qui succède à la mort ne peut subsister avec notre propre vie ; il faut que celle-ci soit tout à fait détruite et anéantie, afin que Dieu règne pleinement en nous, quand il lui plaira nous venir retirer d'entre les morts.

C'est donc de cet état de mort, de perte et d'anéantissement, dont nous avons à parler, qui est aussi effroyable à la nature que le précédent est plein de joie et de contentement spirituel.

Car comme le néant est la dernière extrémité du mal que la nature puisse ressentir, aussi les violences qu’elle souffre pour y être réduite ne sont concevables qu'à ceux qui les expérimentent, et à Dieu seul dont l'amour est l'unique ministre de cette miraculeuse exécution, et qui, pour la conduire dans son entière consommation, doit périr lui-même, au moins dans l'ap­préhension et la vue du sujet patient.

De sorte qu'ici l'âme ne voit plus rien d'elle-même, elle ne voit rien de Dieu, elle ne peut plus agir, plus s'abandonner, plus vivre ni plus mourir ; elle ne conçoit ni ténèbres ni lumière, elle ne voit ni sortie ni entrée, elle ne peut ni désirer ni fuir, elle ne peut se plaire dans sa perte ni s'en attrister. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est dans un désert infini, suspendue comme entre le ciel et la terre, sans avoir un seul cheveu sur quoi s'appuyer. Elle est sans foi, sans espérance et sans amour, ce lui semble, d'autant qu'elle ne peut réflé­chir là-dessus, mais pourtant jamais elle n'aima si fortement ni si parfaitement.

O Dieu ! qu'il y en a peu qui puissent entrer ici, et qu'il y en a peu d'entre tous ceux qui ont fait leur principale étude de l'amour, qui y ayant entrés, nonobstant les miracles que Dieu fait par eux et les lumières immenses qu'il leur a communiquées !

Combien il y en a qui ont atteint cet état par leurs écrits, qui n'en ont jamais approché par la pratique ! Mourir, s'aban­donner, se renoncer, s'anéantir, est un état aussi éloigné de celui-ci que la vie est éloignée de la mort, et l'être du néant. Ceux qui savent ce que c'est, me comprendront assez ; c'est pourquoi je ne m'arrête­rai point à rapporter la différence qu'il y a entre les abandons des états inférieurs et celui-ci. C’est assez de dire qu'ici l'âme n'a plus rien, et dans les autres qu'elle a encore quelque chose. Pour la durée de cet état, elle est aussi longue qu'il plaît à Dieu ; car il n'y a que lui qui puisse ressusciter l'âme de cette mort à la vie. Mais il est vrai que sa bonté, pour l'ordinaire, ne laisse pas longtemps une épouse qu'il chérit si tendre­ment dans cet état de mort et de totale privation de son concours sensible, puisqu'il ne l'a plongée dans cet abîme de son néant, dans ce chaos obscur, dans cette nuit ténébreuse, que pour lui donner la dernière disposition nécessaire à la consom­mation du mariage, qui se fait entre le Créateur et la créature. C'est là qu'il lui donne les habits nuptiaux, et que la voyant toute nue et entièrement dépouillée des affections étrangères, et même de ses propres opérations, afin de le laisser pren­dre en elle tout son plaisir sans rien vouloir ni désirer pour soi, la voyant, dis-je, dans cet état de parfait anéantissement et de pauvreté, il lui donne tous les ornements que mérite l'Epouse du Roi du Ciel, et des lumières aussi étendues que les ténèbres ont été profondes ; en un mot, il l'élève à l'état dont j'ai premièrement parlé.

Il faut remarquer que dans cet état, qui est le dernier des moyens, et dans le précédent qui est la possession et union avec la fin, on ne peut bonnement donner aucun précepte, ni pour y arriver ni pour y demeurer après les avoir atteints, parce que la créature ne fait ici que suivre les actions de Dieu, qui les verse comme il lui plaît, et la pousse et la porte à ce qu'il veut. Si elle doit faire quelque chose, c'est se rendre attentive sans aucun sien effort et ne mettre aucun empêchement à ce que Dieu fait en elle, ni par de subtiles réflexions, ni par soupirs, ni par admirations, mais comme une eau très belle et claire qui est arrêtée, reçoit sans émotion ce que Dieu fait en elle. Car si elle voulait faire quelque chose, elle troublerait l'action de Dieu, et empêcherait ses effets, qui sont une vertu secrète qui pénètre le fond de l'âme, la soutient durant la nudité de ses puissan­ces, l'élève, et enfin produit en elle une vie nouvelle et toute divine. Mais comme j’ai dit, il n'y a rien ici de la créature que son libre consentement, Dieu fait tout le reste, quoi que ce soit en elle et par elle. Et voilà le premier pas et la première sortie de la fin au moyen, qu'on peut dire­ véritablement être sans moyen, puisque les actions mêmes les plus simples, les vues et les regards et tout ce qui signifie quel­que activité, y est anéanti.

Le suivant état qui est le troisième, est un état de vie mourante.

Puisque Dieu dans la grâce, beaucoup plus parfaitement que dans la nature, a voulu mettre une si parfaite liaison entre les choses supérieures, les moyennes et les plus basses, qu'il est impossible de le connaître suffisamment, si on ne les compare les unes aux autres pour voir ce qu’elles ont de commun avec les plus basses et en quoi elles participent de l'excellence des plus hautes et des plus relevées, il faut nous servir de cette même règle pour nous conduire dans nos démar­ches et dans tous les pas que nous ferons depuis la fin jusques au moyen le plus bas que nous puissions avoir pour nous porter à cette même fin.

Et comme celui dont nous venons de par­ler est le premier et la première sortie de la fin, il a beaucoup plus d'excellence que celui où nous allons entrer, qui n'est que le second, et n'a qu'autant de perfec­tion qu'il en participe de ce premier, qui est un état de mort et d'anéantissement.

Celui-ci donc qui le suit immédiate­ment, ne doit pas être un état de mort, mais bien de vie mourante, qui participe des deux extrêmes, à savoir de la vie et de la mort, dans lequel pourtant la mort active et l'abandon prédominent, et son objet et sa fin particulière est mourir sans cesse et sans relâche.

Pour bien concevoir cet état et joindre ces deux extrêmes si contraires, savoir la vie et la mort, il faut nécessairement se servir de l'amour, qui est le lien qui les tient inséparablement unis ensemble ; et tout exprès je n'ai point parlé dans l'état précédent, d'autant que la vie et le mourir ayant cessé, tous les actes distincts d'amour et d'aimer cessent aussi.

Ce n'est pourtant pas qu'il n'y ait de l'amour, et même plus parfait qu'en celui­-ci. Mais comme l'âme n'est plus en état de distinguer ni amour, ni vie, ni mort, ni abandon, aussi l'amour qu'elle a est plus simple et moins perceptible, ou pour mieux dire elle ne se sent point du tout, et il ne s'entretient d'autre manière que de soi­-même, parce qu'il n'y a plus rien dans l'âme à consommer. Cet amour est là-de­dans, comme on dit que le feu est dans sa propre sphère sans brûler, ni sans chaleur, mais non pas sans une force plus efficace que toute la chaleur qu'il a lorsqu'il est attaché aux choses matérielles et grossières. Mais dans ce second état, le feu du divin amour qui y doit achever son chef-d'oeuvre et expirer dans ses derniers efforts, allume dans l'âme une fournaise si ardente, et des flammes si pures et si subtiles, mais si violentes, que jamais elle n'a ressenti rien de pareil dans tout ce qui s'est passé en elle depuis son commencement jusqu'ici.

Cela vient de ce que l'amour qui peu à peu s'allait purifiant et consommant sa propre vie, étant enfin devenu le maître et, sur le point de régner tout à fait, trou­vant encore quelque reste d'empêchement qui retarde son mouvement circulaire867, fait des violences si étranges que c'est mer­veille comrnent ceux qui les souffrent les peuvent soutenir sans perdre la vie natu­relle. Ces esprits déjà assez heureux, meu­rent à tout moment de ne pouvoir mourir868 et de se voir quelque reste de vie qui leur empêche la parfaite union avec leur divin objet et fin dernière.

Les abandons, les pertes et anéantissements de ces citoyens du paradis ne consistent point à laisser les choses du dehors, car les honneurs, les richesses et les plaisirs leur sont des enfers. Je ne dirai pas que les affronts ni les confusions soient leur vie et leur plaisir, mais plutôt que tout cela ne leur est rien du tout, et que même ils ne réfléchissent pas pour s'y arrêter un seul moment. Les diables les fuient comme leur fouet869, et n'en osent approcher que de très loin, de peur de ressentir et d'exciter contre eux les foudres de leur vigoureuse force.

Et quoique ces âmes donnent à Dieu un plaisir infini, aux Anges une admiration extraordinaire, à leurs semblables, qui seuls les peuvent connaître, une joie non pareille, aux démons une terreur effroyable, si est-ce qu’elles ont encore beaucoup à quitter, pour ne point dire tout, puisqu'il serait vrai de dire que jamais elles n'auraient atteint la perfection à laquelle Dieu les destinait si elles étaient infidèles en ce point de si grande conséquence, qui consiste à donner consentement aux soustractions des lumiè­res divines, des goûts et bons senti­ments et bons désirs qu'on avait aupara­vant ; en sorte que, durant ce temps-là, l'âme ne saurait penser s'il y a un Dieu, si elle aime, si elle n'aime pas, si elle n'a jamais aimé et si elle sera sauvée, si elle sera damnée. Elle ne pense ni à ciel, ni à terre, ni à quoi que ce soit, sinon qu'elle ressent, et est, ce lui semble, dans un tourment infini et dans une agonie qu'elle seule peut concevoir : elle est destituée de tout secours et ne peut en demander à personne.

Elle est ici semblable à son Sauveur au jardin des Olives ; mais comme elle n'est pas encore établie dans un état si divin, parce que sa faiblesse ne lui permettant pas d'y demeurer longtemps, et son Divin Epoux s'accommodant à ses infirmités, [il] lui remontre la beauté de sa face, lui donne de nouvelles forces et la dispose à souffrir de temps en temps ces mêmes agonies, qui sont plus longues et plus fortes à mesure que l'âme devient plus forte et plus courageuse ; laquelle étant enfin purifiée de tout ce qui lui restait de propre par les divers travaux que son Epoux lui a fait souffrir en la plongeant dans cette mer de douleur, elle expire tout à fait en Lui et se jette pour jamais en cette abîme de mort, pour n'en point ressortir par sa première vie, mais par la résurrection que Dieu fera d'elle quand il lui plaira, pour la faire vivre non plus à elle-même, mais à lui et pour lui seulement.

Il faut remarquer ici la différence qu'il y a entre ces abandons, ces pertes et les pri­vations de la sensible présence de Dieu, et celles que j'ai dit que l'âme ressent dans l'état de la parfaite union et jouissance de son objet, qui est telle que, dans ce premier état, l'âme ne ressent plus de violence, de peine, ni de contrariété à quoi que ce soit qui lui puisse arriver, et elle se sent si fortement unie à son centre qu'elle n'a plus la moindre pensée que rien du monde l'en puisse diver­tir : c'est ce qui la maintient dans une paix éternelle dans l'intérieur, quoiqu'il semble qu'elle soit la plus pauvre et destituée qu'on puisse concevoir, et à l'extérieur bien souvent attaquée des créatures outre mesure.

Il y a encore cette différence que les pri­vations et soustractions durent plus long­temps, comme des années toutes entières ; et aussi de même les délices qu'apporte le retour de son Bien-aimé.

Mais dans cet état que je décris, où l'âme est seulement dans le moyen qui tend vers la fin, et comme j'ai dit au commence­ment, qui est un état de vie mourante, la déso­lation y est bien plus sensible, d'autant que l'âme n'a aucune assurance qu'elle fasse bien ou mal. Elle sent bien qu'elle souffre, et il lui semble que c'est infiniment, mais elle ne peut réfléchir pourquoi ni com­ment, ni si jamais elle aura le bonheur de revoir celui qu'elle aime tant : c'est ce qui lui fait ressentir des violences non pareilles, et qu'elle ne peut souffrir longtemps, parce qu'elle n'a pas encore l'habitude de mort de l'état supérieur ni aucune assurance de son établissement dans la possession de sa fin.

C'est pourquoi il faut bientôt la retirer de ces agonies et la remettre dans ses premières jouissances, et c'est ce que Dieu fait quand il voit qu'elle n'en peut plus. Ce n'est pourtant pas sans lui faire voir et lui reprocher son peu de courage et de fidélité à souffrir pour son amour, et la nécessité qu'elle a de s'abandonner pour jamais entre ses mains sans vouloir con­naitre où elle va, ce qu'elle fait, pourquoi ni comment.

Ces vues et ces reproches lui sont les plus cruels martyres qu'elle puisse souffrir, car à celui qui aime, il n'y a rien plus insupportable que quand celui qui est aimé, croit qu'on ne l'aime pas, mais sur­tout quand il a des sujets d'avoir cette défiance comme ici, où l'âme connaît bien sa faiblesse dans son impuissance. Elle voit bien ce qui lui manque, et ce qu'elle voudrait et qu'elle ne peut : tous ses efforts ne lui servent de rien, sinon pour s'en éloigner, ou s'empêcher de s'unir à ce qu'elle aime, qui, pour se communiquer, veut la voir en repos et sans sa propre activité.

Elle, voyant l'inutilité de ses plus séraphiques actions toutes ardentes d'amour, souffre en aimant et le plus grand tour­ment et les plus grandes délices qu'on puisse concevoir, et allume enfin en soi­-même par la vertu de Dieu un tel feu qu'elle est contrainte d'expirer à sa propre activité et d'entrer ainsi dans le dernier moyen, qui est de mort et qui la doit immé­diatement conduire à la résurrection d'une vie entièrement parfaite.

Cet état est d'aussi longue durée qu'il plaît à Dieu, et que l'âme est fidèle à mou­rir aux choses même les plus saintes et à ne s'attacher aux dons de Dieu ni à ses plus particulières communications, laissant les ravissements et autres semblables opé­rations pour chercher Dieu seul, unique­ment aimable pour soi-même. Et c'est à mon avis ce qui peut arrêter ici les âmes, ou pour mieux dire qui les arrête presque toutes, parce qu'entre mille, à peine en trouve-t-on une qui veuille entrer dans la mort et s'y perdre entièrement.

Car ce qu'elles expérimentent ici est si divin que, si leur vue n'est très subtile et perçante, elles n'apercevront rien de mieux ; et si leur volonté n'est prompte à se déga­ger de tout ce qui n'est pas Dieu, elles demeureront toute leur vie gisante dans les moyens et ne parviendront jamais à la fin, par leur seule faute. Car ici comme Dieu donne tout, il est si jaloux d'être aimé et qu'on lui reproche quand il appelle, que faire seule­ment une fois la sourde oreille, c'est se mettre en danger de n'être plus rappelé. Tout est ici de conséquence : de prendre ou laisser dépend quelquefois toute la perfection d'une âme. Pourtant cela se doit faire presque dans un moment, dans un clin d'oeil, car Dieu passe comme un éclair.

C'est pourquoi la conduite d'un expérimenté directeur est ici absolument nécessaire, faute de quoi et de fidélité entre toutes les âmes qui parviennent ici, qui sont fort rares, à peine y en a-t-il quelques-unes qui passent outre, et qui veuillent suivre leur Epoux dedans les agonies et les combats ; les autres, demeurant comme des épouses délicates, lâches et molles dans leur repos, n'expérimenteront jamais ce que c'est que d'être véritables et d'aimer à ses propres coûts et dépens, sans attendre ni plaisir, ni soulagement, ni récompense.

Ce que doit faire l'âme à qui Dieu a fait l'honneur et la grâce de l'appeler ici, c'est, comme je l'ai dit, de n’abuser de ses dons, qui sans doute sont si excellents et si fréquents que, si le monde connaissait ce que Dieu opère dans la créa­ture, il l'honorerait trop. Quelques-uns des plus saints que Dieu a voulu faire paraître extraordinairement aux hommes, ont été en ce degré les uns plus parfaits, les autres moins ; mais ceux des états précédents ne sont connus qu'à Dieu seul, et demeurent cachés, ou dans leur sépulcre de mort, ou dans la vie même cachée de Jésus-Christ, parce que le monde n'est pas digne de les connaître ; ils sont de vrai or au prix de ceux que nous décrivons, qui ne sont que­ de la paille en comparaison d'eux, quelque sainteté qu'ils aient, quelques miracles qu'ils fassent. Ceux qui conce­vront la différence de tous ces états par leur propre expérience, sauront bien que ce que je dis est vrai.

De là on peut connaître la différence qu'il y a entre l'état de mort purement, et celui de mourir sans cesse, qui étant toujours mêlé de vie propre, a toujours quelque obstacle aux infusions divines, qui ne peuvent tout à fait pénétrer ces âmes à cause de la contrariété et opposition qu'elles y mettent par leur propriété. Mais enfin pourtant, à force de mourir, elles viendront à la mort, si par des infidélités notables, elles ne se rendaient indignes d'un si grand bien. Il est vrai qu'elles ont grandement à craindre de s'aveugler dans l'abondance des lumières que Dieu leur donne d'ordinaire ici plus fréquemment, ou par des réflexions sur leurs grandes oeuvres que Dieu fait souvent par elles. Il est vrai qu'à mon avis il n'y a bien que ceux qui ne doivent point passer ceci, à qui Dieu communique si largement ses dons gratuits, comme ses miracles, ses grandes conversions des âmes, les ravissements extraordinaires, les visions et choses semblables, et ceci pour de très profondes raisons, qu'il n'est point besoin de rapporter ici, puisque ceux qui sont capables de les savoir, me com­prendront assez. Suffit de dire que les morts sont morts, et que ceux qui vivent en Dieu sont cachés en Jésus-Christ ; Dieu peut pourtant en disposer autrement, car il n'a point de règle puisqu'il est le Maître.

Quatrième état, qui est de vie languissante dans l'Amour divin.

Le précédent état est comme j'ai dit mêlé de vie et de mort, en sorte que la mort prédomine, ou pour mieux dire, c'est une vie mourante. Celle-ci donc qui la suit étant plus éloignée de la perfection que cette première, et qui participe pourtant quelque chose d'elle, doit être non pas une vie mourante, mais une vie languissante, dans laquelle vivre et mourir règnent également, et est composée des deux comme de ses parties intégrantes et égales, qui ont pour forme et comme pour âme l'amour et la charité divine. Quand je dis une vie languissante, je n'entends pas une vie lâche, molle et imparfaite, mais ces langueurs sont de celles que l'Epouse des Cantiques désirait si fort de faire connaître à son Bien-aimé, dans les plus sensibles ardeurs de ses amours: “Dites-lui que je languis d'amour”.

C'est bien sans doute dans cet état que consiste le Royaume de l'Amour dans lequel il fait connaître tout à fait l'étendue de son empire, et le pouvoir qu'il a sur le coeur des hommes. Car quoiqu'il soit dans les états supérieurs avec plus d'efficace, il n'oserait pourtant y paraître avec le nom et les effets d'amour ; ce ne sont plus que pertes, qu’anéantissements, que privations, qu'abandons. On n'y parle plus d'amour sinon comme en passant, et pour ceux seu­lement qui ne font qu'entrer, et qui ne sont pas encore accoutumés à de si rudes secousses et soustractions.

Dans les états inférieurs, l'amour n'est pas tout à fait en liberté, parce qu'il est retenu et empêché à consommer beaucoup d'imperfections grossières, qui restent dans l'âme, qu'elle a contractées par les désordres de la vie passée. Mais ici en étant venu à bout, comme victorieux de ses combats, il triomphe dans l'âme sans résistance, il la meut et gouverne sans contrariété, il s'y repose sans crainte qu'on le vienne troubler, et lui fait goûter sans mélange d'aucun travail les plus agréables délices de l'amour.

O Dieu ! que voilà de beaux commence­ments et que ce règne serait doux s'il devait être de longue durée ! L'âme serait assez contente de n'avoir point d'autre bonheur, si elle pouvait toujours posséder celui-ci ; elle est si pleine de joie qu'elle ne pense plus aux travaux qu'elle a souf­ferts dans son exil, et sous la captivité du péché et de ses imperfections ; il lui semble, qu'elle est comme une reine, à qui rien n'est impossible, et assise sur un trône de toutes sortes de délices car elle ne ressent et ne craint plus les peines des combats et des travaux précédents. Elle n'a point aussi encore goûté les agonies de l'état où elle doit entrer après celui-ci, ni même elle ne pense pas devoir jamais souffrir ni sentir autre chose que ce qu'elle sent ; de sorte qu'elle est tout à fait enivrée et absorbée dans ses contentements. Ce ne sont qu'extases, que ravissements per­pétuels, que défaillances et pâmoisons, parce que la nature ne peut souffrir de si fréquents assauts et des plaisirs si extra­ordinaires sans recevoir de grandes dimi­nutions dans ses forces et dans sa propre vigueur.

C'est pourquoi ceux qui ont soin de ces âmes, doivent être extrêmement prudents, pour empêcher que la santé corporelle ne soit notablement intéressée par ces trop fréquentes abstractions hors des sens, en les occupant à quelque chose extérieure, qui ne soit pas aussi trop extrovertissante870, de peur de mettre trop d'empêchement à l'action divine.

Or, comme cet état, au moins dans son commencement est tout dans l'abondance, il est fort à craindre que l'esprit ne s'aveu­gle dans les plaisirs et que, pensant avoir déjà ville gagnée, comme on dit, il croit être parvenu au souverain degré de la perfection, prenant le moyen pour la fin. C'est à quoi doit veiller le Directeur avec un soin non pareil, faisant voir au sujet qu'il gouverne, que toutes ces douceurs ne sont que pour les faibles, et pour attirer les pusillanimes aux plus généreux efforts d'un véritable amour, et au reste que plusieurs sont tombés d’ici, à cause qu'ils ont seulement abusé de ces dons que Dieu leur avait départis pour les fortifier.

Après que l'on a passé assez longtemps dans ces divins banquets, les puissances étant gagnées et le coeur affermi dans le bien, les forces naturelles viennent à se diminuer, tant par la force de l'amour qui les a consommées que par la permission de Dieu, qui veut préparer son épouse à des exercices plus généreux. Ce qu’elle, ressentant et voyant apertement871 cet amour sensible se diminuer, commence à s'étonner et à craindre de sa part quelque infidélité ou lâcheté. C'est ce qui la fait mettre en peine, et tâcher de rallumer en soi-même le pre­mier feu qu'elle y avait senti auparavant avec tant d'ardeur. Mais voyant que ses efforts lui sont inutiles, et que tant plus qu’elle s'efforce, moins elle approche de son Bien­-aimé, elle sèche sur les pieds, ne sachant que faire ni que devenir. Elle s'estime la plus misérable de toutes les amantes, à cause de son impuissance à aimer ; elle sent bien dans son coeur que ce n'est qu'amour, mais elle meurt de ne le pouvoir dire ni témoigner ; elle languit sans cesse dans ce martyre d'amour, elle n'ose plus penser à ses délices passées ni à ses amours872, car elle ne sait si ce n'a point été un abus, puisqu’elle se voit à présent si misérable et si éloignée, ce semble, de pouvoir aimer.

O bon Dieu ! quelle crève-coeur873 pour elle de se voir réduite en cet état de pauvreté après une telle abondance, et de ne pouvoir exprimer l'amour qui la consume, parce que toutes ses paroles sont moins que ce qu'elle sent ! Elle jette des regards si lan­guissants et si pitoyables vers son cher Epoux qu'ils seraient capables de fendre des coeurs de pierre. Elle sait bien que c'est lui seul qui la peut guérir, car c'est son amour qui l'a blessée ; mais lui qui ne regarde que son bien, et par ses langueurs la veut disposer à mourir, ne se montre pas sitôt à elle, quoique de temps en temps il lui donne quelques consolations et espé­rances de retourner bientôt ; mais il lui montre que son absence lui est nécessaire pour son avancement. Cela la console et la fait résoudre à se soumettre à son bon plaisir, quoique cela ne diminue point le mal qui la consomme ; car rien ne la peut guérir que la présence de son Bien-aimé, et son plus grand tourment, c’est de voir qu'elle est si malheureuse, que pour son bien il est nécessaire qu'elle souffre son absence et que ses plus cordiales affections ne sont point assez pures pour lui plaire, en un mot pour aimer et pour être aimée, qu'il faut qu'elle n'aime point selon sa façon de concevoir.

Elle n'ose ni gémir ni se plain­dre, car elle voit que son Amant prend plaisir à ses peines. Elle ne veut ni ne peut recevoir consolation de personne, ni même déclarer son tourment, parce qu'elle s'ima­gine que personne ne saurait concevoir sa grandeur ; enfin elle est résolue de vivre plutôt mille ans dans ces langueurs insup­portables que de chercher à en sortir avant que son Epoux le veuille. Ce lui est assez qu'il sache qu'elle souffre et qu'elle languit de son amour. Il est si bon et fidèle que, voyant les extrémités où son amour a réduit sa bien-aimée, et qu'elle est prête d'expirer s'il ne vient à son aide, après l'avoir laissée longtemps souffrir, il lui fait encore à la fin revoir la lumière de ses beaux yeux, il lui donne le baiser de sa bouche et l'honore de ses premières caresses.

O Dieu ! qui expérimentera ce qu'elle expérimente874 à ce premier abord, auquel elle ne pensait déjà plus. C'est trop peu de dire qu'elle en est ravie hors des sens : pour moi, je crois que sans une espèce de petit miracle, elle ne pourrait supporter sans mourir une joie si excessive.

Que celles qui l'ont expérimenté s'arrê­tent ici pour rappeler dans leur mémoire ce qu'elles ont autrefois goûté en pareille rencontre, et elles verront si je dis vrai. Non, elle ne voudrait point de toutes les délices du Ciel en comparaison de son bonheur. Elle ne se souvient plus de ses premières langueurs ni de tout ce qu'elle a souffert ; sa peine ici, c'est de ne pas mou­rir d'amour à tout moment. Mais c'est assez parlé de tout ceci, puisque ceux qui y sont arrivés goûteront tout ce qu'on peut dire.

Je dirai seulement que cet état ici, étant mêlé de plaisir et de langueurs, est aussi sujet à plusieurs vicissitudes, afin que l'âme se perfectionne et dans l’un et dans l'autre ; et après y avoir passé autant de temps qu'il plaira à Dieu, et qu'elle a été fidèle, ce feu si sensible d'amour allumé par la présence de l'objet, vient à la fin à se diminuer peu à peu, et laisse l'âme dans l'impuissance de le pouvoir rallumer pour toujours, de sorte qu'elle demeure dans ses langueurs non plus pour un temps comme aupara­vant, mais pour désormais, jusqu'à875 ce qu'on la tire de là pour la faire entrer dans l'état de la vie mourante, qui précède celui-ci en l'ordre de la fin.

L'âme voyant que la nécessité et l'amour l’ont réduite à une extrémité dont elle n'espère point se pouvoir relever, et se sentant contrainte par son impuissance de se priver de la douce et familière conversation de son cher Epoux, de ses chères caresses et entretiens si amoureux, et blessée de la plus sensible plaie que l'amour puisse faire, elle se résout à souf­frir ces langueurs immortelles dans le profond silence de toutes ses puissances, dans le lit de ses amertumes, dans la couche nuptiale où elle veut expirer en souffrant, pour témoigner à son cher Epoux la fidélité de son coeur. Et puisqu'elle est incapable d'aucune consolation, laissons-en la disposition à Celui qui l'a blessée à mort pour la faire participante des félicités ineffables.

Je dirai seulement ici que tout ce qu'elle a à faire, c'est endurer amoureusement son mal, sans vouloir ni essayer le moins du monde de s'en délivrer, sous peine d'une notable infidélité. Il lui est permis non pas d'exciter cette première activité et ces ardentes flammes d'amour qu'elle a ressen­ties autrefois, mais bien par des regards simples et amoureux, blesser elle-même le coeur de Celui qui l'a blessée ; car cette façon est bien plus efficace quoiqu'elle soit moins sensible et presque imperceptible, et tout à fait convenable à l'état où elle est, qui dans son commencement a été plein des délices de l'amour, dans son milieu de ses rigueurs, et à la fin de ses martyres. Mais par tout quoi qu'elle souffre, néanmoins c'est toujours avec je ne sais quel secret plaisir qui la tient si fort liée à ses tourments qu'elle ne voudrait pas pour quoi que ce soit en être délivrée, parce qu'elle voit bien que c'est le plaisir de son Bien-aimé.

Cinquième état, qui est de combats et de souffrances.

L'état duquel nous sortons est, comme nous avons dit, rempli de langueurs, qui sont causées dans l'âme par les flammes trop violentes de l'amour, que la présence sensi­ble de Dieu a allumées en elle ; et aussi de la joie qu'elle a de se voir délivrée des guerres, des combats et des coups qu'il lui a fallu soutenir dans les états inférieurs. Et voyant que cette faveur lui vient de la bonté de Dieu qui l'aime, elle ne sait que faire pour lui répondre par amour ; son amour même lui est un tourment, voyant combien il est inégal à celui de son Bien­-aimé et à ses propres désirs ; de sorte que, voulant aimer, elle défaut876 et languit à la vue de son impuissance, qui à la fin ren­dant son activité et son amour moins sensibles, et lui étant avis qu'elle n'aime plus, cela augmente ses langueurs tant qu'on ne peut les concevoir ni les dire.

Celui où nous entrons, qui est le quatrième en descendant de la fin vers les moyens inférieurs, est un état non pas de langueurs, car la langueur est un mal ou une douleur qui dure sans cesse, quoiqu'elle soit tantôt moins forte, tantôt plus cruelle.

Mais c'est un état véritablement de douleurs, de souffrances, de guerres et de combats très pénibles parce que c'est ici que se terminent les différends d'entre la chair, les sens, les passions et toute la partie inférieure et l'esprit. C'est ici où il faut faire cette division si solennelle du nouveau et du vieil homme. C'est enfin d'ici d'où l'esprit retourne à son Dieu qui l'a créé, et par où l'âme sort de la captivité du péché et se délivre du pesant fardeau de ses infirmités.

On peut donc voir par là quels efforts il faut faire pour rompre une liaison si étroite et une union si ancienne, et quelles douleurs il faut souffrir dans une telle séparation. Car c'est une résolution prise, et l'âme est si fort gagnée par l'amour de sa fin et de son souverain bien que, quoi qu'il lui en doive coûter, elle veut absolument, avec la grâce de Dieu, le chercher et le trouver à quelque prix que ce soit, foulant aux pieds tout ce qui lui a jusqu’ici résisté et qui l'a arrêtée dans son chemin.

Elle voit que jusqu’ici elle n'a presque travaillé qu'en politique, tâchant de régler les désordres de ses passions et de ses sens par les lois des vertus mora­les, sans s'attacher à leur propre racine et à les détruire en fond, et que, vivant ainsi, quoiqu'elle semblât à l'extérieur ne faire pas de grandes fautes à cause des lois qu'elle s'est prescrites, elle demeurait pourtant toujours dans la corruption de la nature. Cette vue produit en elle un zèle si fervent contre soi-même qu'elle ne veut plus se donner de repos qu'elle n'ait puri­fié son coeur de tout ce qui est contraire à son bien. Elle quitte, quoiqu'avec grand peine et travail, toutes les attaches aux créatures, les vaines récréations, les soins de sa santé, de son honneur, de ses petites commodités ; elle chérit le mépris et elle le cherche, elle surmonte généreusement ses inclinations, tous ses ressentiments, et s'offre de servir à ceux ou celles qui lui seraient plus antipathiques ; enfin elle veut mourir à soi-même et détruire tout à fait ce qui la fait vivre imparfaite, elle ne pense jour et nuit qu'aux moyens d'en venir à bout. Et les lumières que Dieu lui donne en cet état, la portent toute à rom­pre ses liens et se mettre en liberté.

Ces lumières sont ici assez grandes et fréquentes, et elles lui font clairement voir son imperfection ; et comme elle n'a fait jusqu'ici qu'effleurer, qu'elle n'a encore rien dans le fond de solide et véritable et que, si elle veut goûter ce que c'est que Dieu, il faut qu'elle se délivre de la capti­vité où elle est asservie sous l'esclavage de la corruption, ces mêmes lumières lui sont fort délicieuses, quoiqu'elles lui don­nent une grande confusion, parce qu'elles lui font voir que si elle veut travailler, Dieu ne désire rien tant que de la délivrer de ses maux et de lui faire voir la beauté de sa face. Et ainsi encouragée par tant de si pressants motifs, elle met en pratique toutes les généreuses résolutions aux­quelles Dieu, les hommes et les diables ne manquent pas de fournir de la matière de travail.

Car Dieu ayant retiré ses lumières et la laissant à sec, elle ne sait plus où elle en est : elle ne se regarde plus que comme une âme damnée et abandonnée de Dieu. Elle ne sait ce qu'elle doit faire, il lui semble que ses prières sont abominables devant Dieu et qu'à cause de ses péchés il l'a délaissée ; elle n'a de goût à quoi que ce soit ; et les tentations qui sont si ordinaires et si horribles, mettent une telle confusion dans son esprit qu'elle croit qu'il n'y a diable en enfer si méchant comme elle est ; elle ne se désespère pourtant pas tout à fait, mais elle ne sait où se tourner. Que si la contradiction des créatures vient encore par-dessus, comme il arrive fort souvent, c'est encore une augmentation de ses peines.

Il est vrai que cela ne dure pas long­temps pour l'ordinaire, car elle n'est pas encore assez forte pour soutenir longtemps un si rude assaut. C'est pourquoi, quand Dieu voit qu'il est temps, il commence à faire un peu reluire sa lumière dans cette âme et la fortifie en sorte qu'elle puisse faire fructifier ses souffrances, qui diminuent toujours peu à peu à mesure que la lumière croît qui, étant revenue dans sa plénitude, la remplit de consolations, lui donnant de nouveaux désirs de souffrir et de combattre ; elle lui fait aussi voir les défauts qu’elle a commis en cette occa­sion et comme elle devait se comporter, ce qui l'humilie beaucoup, et la rend hon­teuse, mais aussi plus prompte et plus résolue de mieux faire à l'avenir.

Cet état comme j'ai dit, est dans une grande ferveur qui porte l'âme à des actions fort généreuses pour se purger de toute l'ancienne rouille de ses imperfections ; c'est pourquoi elle fait des efforts extraor­dinaires.

Mais il faut prendre garde qu'elle ne s'exerce soi-même dans ses souffrances, en sorte que cela intéresse sa santé, ou bien aussi qu'elle ne fasse paraître aux autres l'excès de ses douleurs. C'est assez que Dieu sache ce qui se passe en elle, et celui qui a soin de la conduire ; et c'est une règle qu'on doit retenir pour tous les autres états supérieurs ou inférieurs, savoir que Dieu demande de ses épouses qu’elles gardent fidèlement le secret et qu’elles ne manifestent point ses divines opérations qu'à ceux qu'il a commis pour cet effet.

Il faut remarquer ici que cet état ici est presque en continuel changement de lumières et de ténèbres, de consolations et d'aridités, d'espérances et d'incertitudes, de misère et d'abondance. Cela vient de ce que l'âme n'est pas encore capable de souffrir nuement et pour toujours la privation des lumières et des grâces sensibles de Dieu. Mais aussi étant désireuse de parve­nir à la perfection, et ne le pouvant faire si elle n'est résignée à se priver de toutes consolations intérieures, il est nécessaire de lui faire ressentir successivement ces deux contraires, savoir la consolation en temps et l'affliction en l'autre ; et d'au­tant qu'elle devient plus forte, on la laisse plus longtemps dans la privation, parce que c'est son plus grand bien et qu'elle se purge mieux là-dedans sans comparaison que dans les douceurs ou grandes lumières.

Ces dérélictions877 au commencement sont fort amères ; elles sont plus supportables au milieu, et à la fin l'âme les envisage corrrme sa propre nourriture et son bien, par le moyen desquelles s'étant tout à fait dégagée des choses de la terre et de toutes les créatu­res, de celles mêmes auxquelles elle était attachée par quelque apparence raisonnable, et bien plus des grâces sensibles de Dieu, de ses propres actes d'amour, qui lui semblaient autrefois si relevés et. si fervents qu'ils étaient capables de pénétrer les cieux. Enfin, pour tout dire en peu de paroles, voyant la petite maison en paix, et hors du danger des ennemis domesti­ques, les ayant détruits jusque dans leur première origine, elle commence un peu à respirer l'air d'une plus douce région quoi­qu'elle n'y soit pas encore tout à fait entrée ; car elle ne laisse pas d'avoir ici quelque doute, voyant qu'elle n'a plus rien à combattre : elle ne sait de quelle façon elle doit agir, et même ses actes lui sont désormais insipides et inutiles.

De sorte que, se voyant sans rien faire, cela la fait craindre qu'elle ne soit pas en bon chemin ; néanmoins comme elle sait que Dieu veut qu'elle se résigne à toutes ses dispositions, elle le fait et s'abandonne à sa conduite, ce que voyant il vient lui-même la réveiller de ce sommeil pour l'introduire dans le cellier ou cabinet de ses amours, où il l'enivre du moult [sic] déli­cieux de ses divins plaisirs ; laissons-la jouir de ce bonheur et descendons plus bas.

Sixième état, qui est la première entrée dans la vie intérieure.

Dans l'état précédent se fait la sépara­tion de l'esprit d'avec la chair, et la partie supérieure termine ses derniers combats avec l'inférieure ; le dérèglement des passions, les désordre des sens et enfin tout le reste des imperfections passées sont détruits jusque dans la racine et coupés par le pied. Mais ici l'âme est occupée à empêcher les effets des principes qu'elle anéantit dans l'état supérieur. Elle range ses passions sous la règle de la raison, les tenant tellement en l’ordre que bon gré mal gré elle les empêche de sortir à aucun désordre, elle retire son appétit des choses sensibles, et peu à peu par la grâce de Dieu et par une fidélité courageuse, elle se retire en soi-même avec une conso­lation non pareille que Dieu lui donne en lui faisant goûter le bonheur qu'il y a de vivre à lui seul, dans le parfait dégagement des créatures, dans la paix et tranquilité de l'esprit.

Cette vue et ce goût, qui quelquefois ne fait que passer comme un éclair, et quel­quefois dure plus longtemps, fait une telle impression sur l'âme qui la reçoit, qu'il la fait se résoudre à quitter le dehors pour vivre intérieurement entre Dieu et elle. Mais voyant en soi-même tant de résistance et un si grand éloignement à cela, à cause de l’extroversion878 de ses sens et passions, elle désespèrerait d'en venir jamais à bout, si elle n'était aidée d’une grâce particulière de Dieu, qui lui gagnant le coeur par des douceurs sensibles, lui donne une horreur de tout ce qui la peut divertir de là. Elle aime davantage la solitude et la récollection, elle parle peu au-dehors, mais presque sans cesse avec Dieu. Elle a une si haute estime de l'état qu'elle conçoit, qu'il lui semble ne pouvoir assez faire pour l'acquérir ; toutes ses oraisons lui sont trop courtes et rien ne l'ennuie, sinon de se sentir encore si fort travaillée par les extravagances de son imagination et de ses passions, qui au commencement de cet état ne laissent pas de lui donner beaucoup de peine à les régler, jusque là même qu'elles la font quelquefois broncher par leur violence, et à cause de son infirmité ; mais cela ne fait que l'encourager contre soi-même, pour s'avancer de mettre ordre à ses dérèglements. Elle cherche toutes les occasions qu'elle peut inventer pour se vaincre. Elle surmonte courageusement, ou pour mieux dire, elle étouffe tous les mouve­ments de colère et de passion dans leur première naissance ; ou si étant surprise, elle ne le peut faire sitôt, elle empêche au moins leur effet au-dehors. Et comme les livres sont pleins de règles qui enseignent comme on se doit comporter en ces com­bats, je ne m'arrêterai point à en donner.

Je dirai seulement que le but et la fin de cet état est de rendre l'âme tellement paisible, retirée et morte aux choses du dehors, que rien ne la touche plus de la part des sens, afin que délivrée de leurs espèces et fantômes, elle s'applique tout à fait à Dieu au-dedans de soi-même. Ce qu'elle acquiert par la grâce de Dieu avec un long travail et une grande fidélité, car elle est plus souvent dans la peine et les combats que dans la consolation, surtout au commencement.

La raison est parce qu'il est absolument nécessaire avant toutes choses que les empêchements extérieurs soient tout à fait ôtés, autrement jamais elle ne serait rien. Et c'est à quoi on doit bien prendre garde de ne pas laisser courir les âmes après quelques douceurs qu’elles auraient ressenties, au moins pour s'y arrêter ; ni aussi les laisser voler à des exercices plus hauts et s'appliquer tout à fait au-dedans, [ce] qui serait flatter leur nature et les rendre pour jamais incapables d'acquérir aucune paix intérieure. Il faut qu'elles se fortifient contre les assauts du dehors, avant que de se retirer entièrement au-dedans. Je ne veux pourtant pas dire qu'elles doivent fuir l’introversion cependant qu'elles sen­tiront encore quelque attache extérieure ; au contraire, c'est de là qu'elles doivent tirer toutes leurs forces pour combattre. Mais je dis qu'il ne faut pas qu'elles délaissent de régler les désordres de leurs sens et passions pour s'appliquer seulement aux exercices intérieurs.

Enfin l'âme, par la grâce de Dieu, se sentant libre et dégagée de tout ce qui lui aurait pu donner de la peine et du trouble au-dehors, elle doit se retirer dans son fond pour y jouir du fruit des travaux précédents et reconnaître ce qu'elle a désormais à faire, et qui lui sera montré dans cette retraite, qui étant la fin des travaux qu'elle avait entrepris, on peut penser quelle joie elle ressent, voyant qu'elle en est venue à bout par la grâce de Dieu. Elle se voit si forte qu'il lui semble que rien ne lui sera difficile à sur­monter, après avoir gagné sur soi-même ce qui lui semblait insurmontable et quitté ce dont elle ne croyait jamais se pouvoir dégager. Elle sent son coeur si dilaté et si plein de consolation qu'elle voudrait la communiquer à tout le monde, et faire tous les autres participants de son bonheur. Tout son plaisir est de vivre au-dedans de soi-même, où elle a rencontré son bonheur, et où elle entretient son Dieu (sans être troublée) par des aspirations très amoureu­ses, très vives et très fréquentes. Mais qu'on prenne garde qu'elle ne les pousse avec trop de violence et d'effort en sorte que l'estomac ou la tête en fût incommodée ou bien qu'elles vinssent à lui être insipides.

Après qu'elle a passé quelques temps en ces réjouissances et allégresses spirituelles, et qu'elle s'est confirmée avec la présence sensible des grâces de Dieu dans son état, on lui montre qu'il faut commencer à monter plus haut et entreprendre de nouvelles guerres. Car quoiqu'elle soit à couvert des ennemis extérieurs et qu'elle n'ait plus rien à démêler avec le dehors, elle a pourtant au dedans de soi-même des ennemis domestiques, qui sont plus dan­gereux que ceux qu'elle a terrassés. C’est contre eux qu'elle a à faire dans l’état précédent, ainsi que je l'ai montré.

Septième état, dans lequel l'âme est toute occupée à mortifier ses passions et ses sens intérieurs.

Je viens de dire dans le sixième état qu’il est une entrée du dehors au dedans de soi-même, et un délaissement ou mort aux choses extérieures, pour vaquer au-dedans à Dieu en paix et tranquillité. Mais en celui que je vais décrire, l'âme est toute dans le tracas du dehors, boule­versée et tourmentée par l'orage de ses passions, et par toutes sortes d'espèces des objets extérieurs, et par ses propres ténèbres. Dieu lui a fait voir sa misère dont elle a grande horreur et voudrait bien s'en pouvoir tirer, mais elle voit tant d'obstacles de tous côtés, tant de tentations, tant de difficultés, qu'elle ne sait presque par où elle doit commencer.

Elle se résout pourtant, pressée des touches de879 Dieu et du véritable désir qu'il lui donne de le glorifier, d'entreprendre sa réformation et de rétablir en soi cette image divine qu'elle a reçue dans la Création, et qu'elle a souillée et gâtée par tant de désordres. Et comme elle voit fort bien qu'elle ne saurait le faire sans une grâce particulière de Dieu qui l'appelle à cela, elle s'adonne plus souvent à l'oraison afin d'obtenir ce qui lui est tant nécessaire, et elle s'accoutume à se rappeler souvent dans sa divine présence par des actes intérieurs qu'elle fait conformément à ses lumières et à ce qu'elle entreprend. Du reste, ce qu'il faut qu'elle fasse ici, c'est de s’exercer généreusement dans les vertus contraires aux mauvaises inclinations dont elle se sent plus vivement attaquée ; il faut qu'elle y aille tout de bon, sans se flatter ni se pardonner en quoi que ce soit ; et puisque c'est ici le fondement de tout l'édifice spirituel de l'âme, on peut juger quelle diligence on doit apporter pour le rendre inébranlable, et quelle constance à surmonter et ôter tout ce qui pourrait causer quelque ruine.

Car sans doute, si celui qui fait état de s'unir à Dieu à force d'aimer et de mourir à soi-même, n'a fait bonne provision de vertus, on peut dire que c'est grand mira­cle s'il ne tombe très lourdement, à l'heure même qu'il pensera être au bout de la carrière. Et rien à mon avis n’est de plus grande importance que d'arrêter ici les âmes jusqu'à ce qu'on voit en elles une sérieuse et véritable pratique de toutes les vertus, dans lesquelles on les doit bien exercer et ne les laisser pas voltiger selon leur fantaisie deçà et delà en toutes sortes d'exercices, et le plus souvent en ceux dont elles ne sont du tout point capables ; car faire autrement, c'est les perdre, et cette inconstance et légèreté dans les âmes ne vient que du désir qu'elles ont de se délivrer de la peine qu'elles ressentent en cet état, où il faut toujours être en guerre et toujours retranché, avec peu de satisfac­tion et avec beaucoup de tentations : cela fait qu'elles s'ennuyent fort facilement. Mais il faut leur montrer l'importance de s’arrêter ici, et qu'elles s'exercent dans leurs méditations sur cela, afin qu'elles se l'impriment fortement dans le coeur et que, connaissant cette importante vérité, elles se résignent de travailler et suer avec leur Sauveur pour établir en soi les véritables principes de la vie chrétienne et spirituelle, qui consiste dans le retranchement de tous les désordres du péché et dans la parfaite soumission de toutes nos puissan­ces à la volonté divine, qui nous appelle pour cela et nous donne sans cesse ses grâces, qu'elle verse abondamment dedans nos coeurs, afin que nous nous en servions pour l'accomplissement de ses désirs et la consommation de notre salut.

Il faut donc joyeusement et courageuse­ment entreprendre ce pénible travail et ap­porter de l'ordre dans cette confusion des sens et passions déréglées, et les retirant de l'excès, les réduire au juste milieu de la raison. Cela se fait par l'acquisition des vertus dont la parfaite possession doit être l'ornement et la fin de cet état.

Cette acquisition se doit faire par ordre, selon que les livres l'enseignent ou que le Directeur le jugera à propos ; mais en quelque façon qu'on le fasse, il ne faut rien laisser ni en haut ni en bas qui ne soit assujetti sous les lois d'une véritable vertu. Autrement, au milieu de la paix, on senti­rait l'effort de ses ennemis et les effets de cette faute.

Il ne faut point s'étonner si au commen­cement on voit si peu de profit dans beau­coup de travail, particulièrement dans ceux qui ont ou une nature plus vive ou qui se sont laissés emporter durant leur vie à beaucoup de dérèglements ; car il y a bien plus de peine à retourner au bien après qu'on l'a quitté, qu'à s'en détourner ; mais tout vient avec la grâce de Dieu et le temps, pourvu qu'on ne laisse point de travailler.

Il ne faut pas aussi s'imaginer que Dieu laisse ici l'âme tout à sec et qu'il ne l'arrose point de ses grâces ; au contraire, comme il connaît son besoin et sa faiblesse, il lui en donne souvent pour la fortifier et l'encourager. Et au reste, quand elle commen­ce à profiter dans la vertu, sa vie ne lui est plus pénible comme auparavant : elle a de la satisfaction de ses actions, elle commence à goûter le fruit de ses travaux et à respirer un peu après tant de peines qu'elle a souffertes au commencement. Et quand à mesure qu'elle est fidèle, elle s'approche plus de la fin, elle a le contentement tout entier de se voir libre dans toutes les actions du dehors. Elle va, elle vient, elle converse, elle agit avec tout le monde en si bon ordre qu'il ne sort rien d'elle qui ne soit d'édification et d'exemple ; et cela avec tant de facilité qu'il semble que cela lui soit naturel. Les occasions de souffrance ne lui sont plus pénibles. car elle se sent une telle force pour résister à toutes ses répugnances que rien ne la peut dérégler et tirer de sa fidèle pratique, sur laquelle ayant établi un fondement incorruptible des vertus, elle est disposée et capable de recevoir et supporter tous les étages et toutes les montées de l'édifice spirituel.

Huitième état, dans lequel l'âme s'occupe à mortifier ses sens extérieurs­.

L'état dont nous sortons a pour sa fin et pour objet le règlement des actions extérieures, soit des passions ou des sens, ce qui se fait par la pratique et acquisition des vertus. Mais celui-ci qui descend plus bas, a pour sa fin et son objet de fermer les portes par lesquelles le mal et le désordre entrent le plus souvent dans nos âmes.

Ces portes, comme on sait assez, sont­ nos sens, qui, s'ouvrant par les plaisirs, les mollesses et les désirs, se doivent fermer par les austérités et macérations, particulièrement en privant ces mêmes sens de la jouissance des objets qui pourraient exciter leurs appétits. Comme par exemple, il faut tellement retenir les yeux qu'ils n'aillent point s'égarant çà et là, par toutes sortes d'objets indifférents ni curieux ; à plus forte raison faut-il les empêcher de se porter vers ceux qui seraient de soi mauvais. Il faut fermer les oreilles aux nouvelles, les priver des musiques et chants mélodieux, de peur qu'étant excitées par ces délicatesses, qui semblent être honnêtes et innocentes, elles ne se portassent à entendre choses mauvaises. Et quand il n'y aurait point de danger d'autre mal que d'être rempli et embrouillé par tant d'espèces et flatté par toutes ces délicates­ses, il serait encore plus grand qu'on ne peut penser, puisqu'il nous retarde et nous empêche d'aller vers notre fin dernière, que nous ne saurions rencontrer dans la basses­se de ces plaisirs grossiers.

C’est de même du reste des autres sens, qu'il faut tellement tenir en bride : qu'on ne leur donne rien que la juste nécessité. Car comme on est encore ici presque sur le bord du péché, le moin­dre faux pas serait capable de nous y précipiter. Il faut ici de la résolution aussi bien qu'ailleurs, et à mon avis beaucoup davantage ; car dans les autres états on a déjà marché bien avant dans la perfection, on est accoutumé aux combats, on a une grâce plus forte parce qu'on a davantage travaillé, on a détruit les mauvaises habitudes et inclinations. On ne marche que dans les ténèbres, on ne sent que des peines, on se voit tiraillé de tous côtés, en sorte que sans une grande fidélité on aura de la peine à passer outre. Aussi la plupart demeurent ici ingrats et infidèles à Dieu, qui n’ont pas le courage de lui témoigner par aucune action qu'ils le veuillent servir ; ils ouvrent la porte à tout ce qui se pré­sente ; aussi sont-ils destinés pour le feu par leur faute et leur nonchalance.

Mais comme les livres sont pleins et de préceptes pour s'y bien comporter et de motifs pour exciter les lâches à cette entreprise absolument nécessaire à quiconque veut se consacrer à Dieu par un amour particulier, je ne m'arrêterai pas à en dire davantage ; suffit de montrer selon rnon dessein, l'ordre qu'on doit tenir pour parvenir à la bienheureuse jouissance et union avec Dieu, depuis le commencement jusques au plus haut degré.

Dernier état, qui est la sortie du péché et l'entrée dans la grâce.

Cet état qui est proprement la sortie du péché et l'entrée dans la grâce, est aussi le dernier pas en descendant de sa fin, et le premier pour y monter, car hors de là tout ordre vers la fin est rompu : l'on est ennemi de Dieu et de soi-même, citoyen de l'enfer, ami et compagnon des démons ; et si Dieu par son infime miséricorde ne nous tirait de cet abîme, il n'y aurait aucun salut pour nous.

Quand Dieu a résolu de tirer tout à fait une âme de ce chaos de perdition et du néant, il lui fait voir son misérable état, le danger où elle est, pourquoi elle est créée, le plaisir et le véritable contentement qu'il y a dans la paix d'une bonne conscience et dans l'amour de Dieu ; il lui fait par là concevoir une horreur de sa vie et un ferme désir de la quitter : elle s'y résout et elle le fait.

Ce Dieu d'amour la voyant en si bonne disposition l'excite à se confesser ; ce qu'ayant fait, il verse dans son âme de si grands et si sensibles regrets de sa vie passée qu'elle voudrait souffrir tous les tourments des martyrs ; il lui semble qu'aucune peine ne peut égaler ses crimes.

C'est pourquoi s'abandonnant à la conduite de quelque ami de Dieu, elle est résolue de lui satisfaire de tout son pouvoir, de la manière qu'il jugera plus à propos, sans vouloir épargner ni corps, ni vie, ni santé, ni quoi que ce soit ; car elle se connait si vile et si misérable qu'elle vou­drait que toutes les créatures se bandassent contre elle pour lui faire payer le déshon­neur qu'elle a fait à leur Créateur et au sien.

C'est pourquoi il est grandement impor­tant de bien ménager ces saints désirs que Dieu lui donne, pour lui en faire faire son profit selon toute bonne discrétion ; car il ne faut pas se régler toujours à ce qu'elle voudrait faire, mais il faut connaître son esprit et ses forces, afin de ne l'excéder pas, et aussi empêcher qu'elle ne prenne les moyens pour la fin ; je veux dire qu'elle ne mette toute la perfection à étourdir le corps à force d'austérités et qu'il lui semble qu'il n'y a rien de meilleur ; car cela ne servirait qu'à la rendre superbe, pen­sant être déjà sainte et avoir beaucoup fait : ainsi ce serait chasser un démon par un autre qui serait pire que le premier.

Il faut que l'on s'exerce par les macéra­tions dans un esprit d'humilité profonde, reconnaissant qu'on est indigne de s'appro­cher de Dieu par amour, comme font ses plus intimes amis. Et puisqu'on ne mérite pas cet honneur, on doit lui témoigner qu'on désire au moins lui donner ce qu'on peut, qui n'est rien que le service des pauvres esclaves, qui se jettent de tout leur coeur aux pieds de sa bonté pour satisfaire à sa justice, par le moyen de sa grâce selon leur indignité, mais d'une bonne volonté.

Quand cela se trouve en quelque sujet, il ne faut point douter qu'il n'ait de véritables dispositions à bien faire. Il n'y a qu'à les entretenir et bien gouverner, car l'attrait de Dieu y est et il continuera d'émouvoir ces âmes par ses grâces si leur infidélité ne l'en détourne, et les conduira jusqu'à la pleine possession de sa Divine Majesté, par les voies des plus secrètes communica­tions de son amour, qui est le lien par lequel il s'attache ses aimables épouses qu'il a destinées pour les délices de la gloire.




TRAITÉ DE LA FIDÉLITÉ DE L'AME A SON DIEU880

L’un des principaux points de la vie intérieure consiste en la fidélité que chaque âme doit rendre à son Dieu, en la voie en laquelle il la met pour sa gloire.

Cette fidélité requiert premièrement que l'âme ne choisisse point entre les voies, laissant à la divine volonté de les choisir pour elle et de les ordonner sur elle ; et cela est un des hommages que la créature doit à l'autorité suprême de son Créateur. Et aussi est une des plus grandes opérations du Créateur en sa créature après la créa­tion, de choisir, ordonner et accomplir sur elle la voie par laquelle elle doit rentrer en lui et lui en elle : cela est un des plus grands anéantissements de la nature humaine, en l'usage de sa liberté, de n'avoir point de choix de liberté, ni même de pensée en une chose qui la concerne si fort, et d'être en ce sujet comme n'étant point au regard de la volonté divine et incréée.

Secondement, cette volonté divine et incréée requiert que l'âme s'applique tout à Dieu, et totalement en la voie qu'il a choisie et ordonnée sur elle, comme s'il n'y avait point d'autre voie que celle-là ; car aussi vraiment il n'y en a point d'autre pour elle. Et pour son égard elle doit être sans goût et sans connaissance volontaire de toutes les autres voies que Dieu tient sur ses autres créatures, et être comme s'il n'y avait qu'elle et Dieu au monde, et comme s'il n'y avait que cette voie en laquelle Dieu l'a mise pour rentrer en lui, qui est le saint principe et la bienheureuse fin de l'âme ; et en cette unité d'application se commence la parfaite adhésion de l'esprit avec Dieu, qui nous conduit à l'unité de l’esprit avec lui.

En troisième lieu, cette fidélité requiert que l'âme emploie toutes ses puissances à se perdre et anéantir en Dieu, en la voie qu'il tient sur elle, afin que Dieu par après emploie sa puissance divine sur l'âme à l'anéantir lui-même par ses opérations inti­mes et secrètes, qui opèrent une sorte d'anéantissement sur l'âme, mais bien dif­férent de celui que l'âme exerçait aupara­vant par sa propre puissance sur soi-même. Car la puissance divine est bien plus effica­ce et puissante à anéantir l'âme que n'est pas celle de l'âme propre, qui a un pouvoir fort petit et limité à opérer sur elle-même ; et comme Dieu a voulu emplo­yer sa puissance à tirer l'âme du néant par la création, il veut aussi employer sa puissance suprême à la réduire à un autre néant, afin qu’elle ne soit plus qu’une capacité de Dieu881, qui veut désormais être tout en elle par sa grâce, en quelque manière approchante de cette sienne grâce, par laquelle il sera un jour tout à tous en la gloire.

Ces trois points sont généraux en toutes voies.

Je viendrai par après à la voie particulière qui est proposée seulement. Je vous prie d'observer ce que j'ai dit au second point, que l'âme se doit appliquer à Dieu en la voie qu'il lui a donnée. Mais parce qu'il y a des voies si simples et inconnues que l'âme ne peut s'y appliquer882 tant elles ont peu de forme et de substance, l'âme se trouve quelquefois en peine, ne voyant pas apertement883 sa voie, et cependant elle peut et doit s'appliquer à Dieu dans cette voie qui ne lui est autrement connue ; et quand l'âme se rend fidèlement à Dieu par cette voie simple, inconnue et désunie884 de toute forme qu'elle puisse apercevoir et reconnaître, Dieu lie cette âme à cette voie, ou plutôt il lie cette voie à l’âme, l'établit, la conserve et la perfectionne en elle, étant le propre de Dieu de faire l'un, et le propre de l'âme de faire l'autre ; c'est-à-dire étant lors l'ouvrage de Dieu de faire en l'âme ce qu'elle ne peut faire, qui est de la lier à Dieu en cette voie.

Quand les voies sont plus connues et sensibles, encore est-il mieux mon avis de se lier à Dieu par elles, pour éviter l'engagement secret et subtil que l'amour-propre sait bien faire entrer en l’âme, ès885 grâces et les voies de Dieu sur elle, pour détourner subtilement l’âme et la désunir de Dieu même.

Quant aux effets que produit en l'âme cette voie qu'on appelle de la foi parce qu'elle est destituée de lumière, sans connaissance particulière de ce qui se passe en l'âme, j'aime mieux dire que Dieu pro­duit ces effets que non pas cette voie, les attribuant donc à Dieu, parce qu'il daigne opérer plus immédiatement dans ces états inconnus. Je vous dirai que le premier effet qu'il opère en cette voie, lorsque l'âme s'y rend et soumet entièrement, c'est une pauvreté intérieure par laquelle il appau­vrit notre âme en ses richesses et facultés spiri­tuelles, qui sont lumières et sentiments, pour l'enrichir vraiment, non de ses dons, mais de soi-même qui est le fond de toutes les richesses de l'âme. Et comme il a établi la voie de la pauvreté extérieure pour enrichir l'âme de ses grâces, en cette voie il l'appauvrit même de ses grâces et richesses intérieures, pour l'enrichir de soi-même ; et alors l'âme sent et voit bien la pauvreté spirituelle en la­quelle Dieu l'a réduite, mais elle ne sent et ne voit point Dieu qui entre en elle à la place de ces dons qu'il lui ôte, parce qu'il est insensible même à l'esprit créé, et qu'il lui fait une communication de soi-même invi­sible et insensible, et ce bien est inconnu de l'âme.

Mais cette pauvreté intérieure lui fait encore un autre bien qui lui est fort pénible à recevoir: c'est que la créature a une imperfection quasi comme essentielle en qualité de chose créée, se joignant et s’attachant facilement à ce qui est créé, comme étant une chose de même nature et extraction ; car tout ce qui est créé a quel­que rapport et ressemblance en tant qu'il est créé, et en tant qu'il est tiré du même néant, et par inclination comme essentielle ; et ainsi l'âme s'attache défectueu­sement même aux grâces de Dieu, et prend un moyen de désunion ou de moindre union avec Dieu, par les grâces et dons de Dieu même ; et Dieu, par cette voie inconnue et par cette pauvreté spirituelle et intérieure, guérit l'âme de cette imper­fection qui lui est comme essentielle, et lui ôte cet attachement, ne lui laissant rien à quoi elle se puisse attacher ; et ainsi il la dispose à être unie avec lui-même plus intimement et plus puissamment.

Trois choses sont nécessaires à l'âme pour la conservation de la grâce en elle et pour l'accroissement et la perfection de l'âme en la grâce.

La première disposition nécessaire, c'est l'humilité d'esprit en laquelle l'âme doit entrer pour trois principaux sujets :

1. à cause de la grandeur et excellence de la grâce qui porte communication de Dieu en l'âme ;

2. à cause de la bassesse et néant de l'âme, laquelle par elle-même ne mérite que le néant et l'enfer, tant s'en faut qu'elle mérite cette communicalion souveraine de Dieu par la grâce ;

3. à cause que la grâce nous a été méritée par le Fils de Dieu, et par le Fils de Dieu humilié, et humilié jusqu'à la mort de sa Croix ; et à cause de l'humiliation par laquelle le Fils de Dieu nous a acquis la grâce, nous devons entrer dans l’humiliation pour nous disposer à la grâce.

La deuxième disposition nécessaire, c’est la pureté d'esprit, qui est une disposition un peu subtile, et plus délicate en la grâce. Et en ceci nous devons considérer deux choses, savoir le don de la grâce et Dieu qui nous est donné par la grâce ; or, il arrive souvent que l'âme, par un secret amour-propre, fait un mauvais usage de la grâce, ou la convertit à soi sans adhérer à Dieu qui nous est donné par la grâce. Ce n'est pas ce que l'âme doit faire, car elle doit bien recevoir la grâce, mais non pas s'arrêter et adhérer à la grâce, mais à Dieu qui nous est donné par la grâce, laquelle grâce n'est donnée à l'âme à autre fin que pour la lier, unir et faire adhérer à Dieu qui se donne par la grâce, et non pas à la grâce. Et c'est en quoi consiste la pureté d'esprit nécessaire à la grâce ; c'est là un bon moyen pour éviter beaucoup d'illusions dans la voie de la perfection.

La troisième disposition, c’est la fidélité qui consiste non à jouir de Dieu, mais à souffrir et opérer pour Dieu. La grâce que nous recevons sur la terre, doit être proportionnée au lieu de notre demeure, et au lieu auquel elle nous est donnée qui est la terre, tout ainsi que celle des saints dans le Ciel est proportionnée à leur état et au lieu de leur demeure, qui est le Ciel. La terre est un lieu de souffrance, un lieu de travail et un lieu de mort ; au Ciel est réservé le repos, la jouissance et la vie.

La terre est bien un lieu de vie, mais de vie mourante, et nous en avons de cette vérité un fondement en la personne de Jésus-Christ même, qui est non seulement principe de la grâce, mais exemplaire de grâce. Lui donc qui est notre modèle, n'est pas venu en ce monde pour jouir et pour vivre, mais pour souffrir et pour mourir ; et parce qu’en sa propre nature, il ne pouvait ni souffrir ni mourir, il s’est fait homme, unissant la Personne divine incapable de souffrir et de mourir, à notre nature capable de souffrir et de mourir. Et non seulement le Fils de Dieu est venu pour mourir, mais même, commençant à vivre, il a commencé à mourir ; et dès le premier instant de sa vie, il est mort, s'étant privé et dépouillé d'une vie en son corps très digne et très éminente, qui est une vie de gloire. D’autant que, comme la mort naturelle du corps se fait par un dépouille­ment de la vie naturelle, de laquelle vit notre corps, la mort aussi que le Fils de Dieu a soufferte et portée dès sa conception jusques au dernier moment de sa vie en son corps, consiste au dépouillement et en la privation qu'il a soufferte de la vie de gloire qui était due connaturellement à son corps, lequel étant uni à une âme glorieuse, devait recevoir communication de vie glorieuse. Et ce qui est à noter, c’est que pour mourir et se priver de cette vie glorieuse, il a fallu que le Fils de Dieu ait fait un miracle, qui a été opéré en la soustraction qu’a faite l’âme du Fils de Dieu à son corps de cette vie de gloire qui lui était dûe ; et ç’a été le premier miracle que le Fils de Dieu a opéré sur la terre sur lui-même en son propre corps.

En l'honneur donc de ce dessein du Fils de Dieu venant sur la terre, non point pour ne point souffrir ni pour ne point mourir, car pour cela il n'eût eu que faire de venir au monde ni d'emprunter une nature étrangère, étant en lui-même incapable de souffrir et de mourir, mais pour souffrir et pour mourir, en l'honneur de la vie de Jésus sur la terre, vie opérante, vie souffrante, en l'honneur de ce dépouillement de vie et de vie de gloire qu'il a soufferte et opéré miraculeuse­ment sur son propre corps, nous devons sur la terre travailler, souffrir et mourir à nous-mêmes ; c'est l'usage que nous devons faire de la grâce qui nous est donnée sur la terre, et c'est en quoi consiste la fidélité que nous devons à la grâce sur la terre ; il faut travailler, souffrir et mourir sur la terre, puisque la terre est un lieu de travail, de souffrance et de mort, pour en après se reposer, jouir et vivre dans le ciel, puisque le ciel est un lieu de repos, de jouissance et de vie, et de vie sans fin.

En discourant de Dieu et de ses perfec­tions infinies dans ses oeuvres et de l'oeuvre de ses oeuvres, nous voilà conduits au jour de son oeuvre, au vingt-cinquième Mars ; nous voilà arrivés à ce jour heureux, jour remarquable et aimable, jour où commencent nos biens et où finissent nos maux, jour qui ne doit jamais être effacé de notre mémoire, et auquel nos coeurs se doivent fondre de joie et d'allégresse en Dieu, jour de nos jours, et le plus cher de nos jours, auquel Dieu descendant de sa grandeur en sa bonté, et de sa justice en sa miséricorde, veut s'unir à notre humanité. Nous voilà au moment le plus cher qui fût jamais, moment précieux dans les siècles et dans l'éternité. Moment auxquels tous nos moments doivent être référés, moment auquel ce grand Dieu, comme s'oubliant soi-même pour se souvenir de nous, veut se revêtir de notre mortalité pour nous faire participant de sa divinité. Et nous voilà au point de l'état admirable auquel Dieu entre dans nos misères et l'homme entre dans la grandeur de Dieu. Car le Verbe se fait chair, Dieu se fait homme, l'homme devient Dieu, et Dieu se fait homme pour faire les hommes dieux886.


Les trois portes du palais de la divine sapience ouvertes en trois dialogues d'un solitaire avec une personne fort désireuse d'y entrer.

DIALOGUE PREMIER dans lequel on fait voir la nécessité qu'il y a de mourir aux objets sensibles, pour arriver au cabinet de cette divine Sagesse.

L’Ermite887.

Puisque les lois de ma solitude ne me permettent pas de vous voir, et vous entre­tenir aussi fréquemment que votre nécessité et la grandeur de votre entreprise le deman­deraient, j'ai cru devoir soulager votre travail, et satisfaire par ces écrits aux obli­gations que Dieu m'a imposées de vous aider, dans l'accomplissement des desseins qu'il a formés sur votre âme, laquelle il a choisie pour en faire un très beau palais de la divine Sagesse, si votre courage répond à ses inspirations, et si mon indignité, qui ne mérite que des châtiments, ne détourne pas de votre coeur les influences de ses grâces.

Mais remettons-nous du tout entre888 les mains de sa Providence, qui, ayant fait naître dans votre esprit par une rencontre si merveilleuse889 les désirs de la vraie Sagesse, a produit dans mon cœur une très cordiale affection de ne rien laisser à vous dire de tout ce que je croirai vous pouvoir servir pour son acquisition.

Vous avez des avantages naturels dans votre esprit si propres à recevoir cette noble Hôtesse, que je me promets qu'elle prendra beaucoup de délices à enrichir votre âme de ses plus précieux trésors. Mais de peur que je ne semble vous vouloir flatter, en vous louant pour des biens que vous avez reçus de la nature, et qui peuvent être communs aux bons et aux mauvais, et des­quels vous avez eu la jouissance dans la région de dissimilitude dans votre exil, durant cette triste nuit de vos plus mal­heureux jours, et lorsque vous pensiez le moins à rendre vos respects à l'objet le plus adorable de vos affections, je laisserai là à part tous les avantages, que vous ne regardez plus qu'à dédain, et pour en faire un aussi juste mépris qu'ils ont autrefois iniquement servi à votre vanité d'objet de ses adorations, contre la loi de votre Créateur et les remords de votre conscience.

Il me suffit d'avoir rencontré dans la faiblesse de votre sexe un890 courage si géné­reux qu'il est capable de se porter dans la pratique des plus éminentes vertus, et de s'élever, aidé de la grâce, jusqu'au faîte de la plus haute perfection.

Ce que j'ai donc maintenant à faire pour que la sortie de ma solitude ne soit pas infructueuse, c'est de répondre à quelques questions que vous m'avez faites, et de vous montrer, dans cet écrit, le chemin de la Sagesse, que vous désirez acquérir.

Et pour ne vous arrêter point dans un discours, qui ne convient pas à la profes­sion ni au silence d'un pauvre ermite comme je suis, je891 répondrai à la première question que vous me fites, après avoir rompu les liens qui tenaient votre âme captive sous le joug de ses sens et de ses passions, et à laquelle la brièveté du temps ne me permit pas de satisfaire avec autant d'étendue qu'il eût été besoin à une personne qui ne faisait qu'entrer dans une nouvelle vie de conformité avec celle du Fils de Dieu.

Vous me demandâtes s’il vous en souvient : Mon892 Père, que faut-il que je fasse pour acquérir cette Sagesse, dont vous m'avez donné une si haute estime, et pour posséder le Royaume de Dieu, que vous dites être au fond de mon âme ?

Je vous réponds, chère Angélique, que puisque vous êtes résolue de passer le reste de vos jours dans l'école de la vraie Sagesse, et de vous adonner893 tout à fait à son étude, il faut absolument nettoyer votre cœur des indispositions qui pourraient contrarier son inestimable pureté et empêcher les progrès que vous prétendez faire dans894 son amour.

Car elle ne saurait habiter dans une âme maligne et qui demeure volontairement dans le désordre, d'autant qu'elle est l'image de la vertu de Dieu, et le miroir sans tache de Son adorable Majesté.

Non, chère Angélique, cette divine Sagesse ne saurait souffrir de la division dans votre cœur, ni que vous en admettiez d'autres en partage de vos affections ; car comme elle est simple et unique, elle ne se peut diviser, elle veut tout posséder et être toute possédée.

Je ne vous demanderai pas si vous êtes toute résolue à cela, puisque vous m'avez promis qu'à quelque prix que ce soit, et qu'aux dépens de votre sang et de votre vie, vous vouliez suivre les attraits d'une grâce si particulière, dont vous avez res­senti des effets aussi extraordinaires qu'on ait ouï parler d’aucun895 des plus grands saints. Cela ne vous servira qu'à vous rendre plus coupable, si votre fidélité ne corres­pond à un si véritable amour de la part de Dieu.

Mais puisque vous m'avez donné parole que très assurément tous les liens qui vous pourraient attacher au dehors, étaient rom­pus, et que je ne crois pas que vous voulus­siez mentir au Saint-Esprit, comme une autre Saphira896, laissons là entièrement tout le passé sans y penser non plus qu'à ce qui n'a point été du tout, et commençons à entrer au-dedans de votre âme pour en ouvrir les portes à cette Sagesse que vous aimez si ardemment.

Vous devez premièrement savoir, qu'elle ne se rencontre point dans le coeur de ceux qui passent leur vie dans les délices, car une vie lâche et molle est indigne de sa générosité, et étant la fille du Très-Haut, elle ne peut souffrir ce qui est contraire à sa noblesse. Cela me fait espérer que son alliance avec votre coeur sera indissoluble, puisqu'elle y trouvera les qualités qu'elle chérit davantage, savoir : une horreur de tout ce qui est vraiment indigne d'une âme­ chrétienne et généreuse, et une perpétuelle et constante volonté de suivre la pratique des plus solides vertus. Ces deux principes généraux sont absolument nécessaires, si vous voulez réussir dans la conquête du trésor précieux que vous cherchez.

Angélique897 :

Il me semble, mon Père, que je me sens résolue à tout sans réserve ni exception aucune, et puisque vous me promettez la possession de ce bien que je préfère à ma propre vie. je ne veux rien du tout épargner pour son acquisition.

Mais je vous prie de me dire le moyen de réduire en pratique ces bons désirs qui me pressent le coeur, et par où il faut que je commence pour ouvrir la porte de mon esprit à cette Divine Hôtesse, pour laquelle j'ai conçu un si fort et si véritable amour.

L’Ermite :

Je vous ai déjà dit que l'amour des plaisirs est une clef plus propre pour lui fermer cette porte que pour lui ouvrir, parce que la lumière ne saurait compatir avec 1es ténèbres, ni la sagesse avec la confusion et l'aveuglement de nos sens ; car étant le rayon d'une splendeur éter­nelle, elle ne peut se mêler avec des impu­retés corruptibles.

Ne pensez non plus que les attraits d'une beauté passagère puissent l'émouvoir à venir dans votre âme, puisque c'est elle qui est le principe de la vraie beauté, et qui a commencé avec le Créateur à mettre ce bel ordre qui soutient tout le monde. Vous ne la trouverez pas aussi dans les honneurs ni dans les affections des hommes : car tout ce qui dépend de leur volonté (comme ces biens imaginaires) est trop inconstant pour contracter alliance avec son immutabilité. Les sciences humaines les plus relevées sont trop grossières pour atteindre et pour com­prendre son inestimable pureté. Non, Angélique, tous898 ces oiseaux du ciel, qui portent le vol jusque dans le soleil, et qui pénètrent par leurs sciences jusque dans les profonds abîmes de la nature, qui ravissent les hommes en admiration par l'éloquence des discours qu'ils font à l'honneur et à la louange de la Sagesse, ne méritent pas d'être les petits écoliers de cette belle maîtresse, qui hait autant la vanité et l'éclat de ces connaissances que la folie et l'ignorance des hommes les portent à les aimer sans considération, à les rechercher avec empres­sement, à les posséder avec autant d'attache que si elles étaient le comble de la dernière félicité.

Hélas ! Angélique, si la vraie Sagesse ne se pouvait acquérir que par le moyen des biens que je viens de vous décrire, les plus vertueux seraient les plus misérables, et les plus sages devraient être réputés pour des fous, et la Sagesse même serait une folie et une pure vanité, puis­qu'elle n'aurait pour ses colonnes les plus inébranlables que la corruption des sens, l'instabilité des honneurs, ou tout au plus la899 faiblesse de l'esprit humain, qui ne peut rien comprendre, par sa propre vertu, des choses qui sont au-dessus de lui.

Jugez donc si c'est dans ces occupations inutiles que vous devez employer les forces de votre âme, et si c'est dans la recherche et dans l'amour de ces biens et de ces beautés fantastiques900 que vous devez con­sommer vos jours, ou bien dans une perpé­tuelle méditation de leur extrême vileté, qui puisse engendrer en votre âme le juste mépris que vous en devez faire, et un regret très sensible d'avoir été si malheureuse que de soumettre vos plus sincères et plus cor­diales affections à des objets si indignes de les posséder.

Angélique :

Faut-il donc que je passe le reste de ma vie dans la considération de ces objets qui ont été les tyrans de mon âme et la source des malheurs dont je ressens à présent la rigueur ? Et faut-il qu,e pour m'éloigner de ce que je dois davantage haïr, je l'aie toujours dans la pensée et que je prenne pour objet de mes plus sérieuses considé­rations ce dont je dois sans cesse détourner mon coeur ?

L’Ermite :

Non, ce ne sera point pour toujours, et votre vie est trop précieuse à Dieu pour qu'il veuille que vous la passiez en d'autres choses qu'en son amour.

Il a bien d'autres desseins sur vous, puisqu'il vous destine pour l'une de ses plus chères amies si le coeur ne vient à vous faillir et si par votre lâcheté vous ne mettez empêchement à ses divines volontés.

Mais croyez qu'il est nécessaire de s'em­ployer pour un temps à rechercher et à reconnaître la bassesse et l'inutilité de toutes choses créées, et particulièrement de tout ce que les hommes recherchent avec tant d'avidité, et de ce dont nous avons été nous-mêmes les esclaves, afin que notre entendement étant parfaitement imbu de la connaissance du peu d'estime qu'on doit faire de tout ce qui est hors de Dieu, notre volonté, s'en étant détournée, demeure ferme et constante dans la recherche du vrai bien, sans plus aller désormais rôdant après des biens imaginaires, et qui ne peuvent nous apporter aucun solide contentement.

Je ne serais pourtant pas d'avis qu'on s'arrêtât à penser aux objets, pour lesquels nous sentirions que notre volonté aurait trop d'inclination, et qui pourraient rappe­ler dans l'esprit les espèces des choses passées, et faire quelque remuement dans nos affections. Mais à tout le plus, si on veut s'y arrêter, il faut que ce soit en géné­ral et en les comparant à cette bonté infinie, des douceurs de laquelle ils nous ont éloignés si longtemps.

Angélique :

Je vois bien maintenant, mon Père, la nécessité que j'ai de m'étudier à cette con­naissance, puisque j'ai été jusqu'ici si mal­heureuse dans mon aveuglement que de trouver, ou plutôt de vouloir trouver de l'innocence dans mes plus criminelles affec­tions ; et sous prétexte de ne vouloir pas être ingrat envers les créatures, j'ai commis contre mon Créateur les plus grandes ingra­titudes qu'on puisse penser ni concevoir, ne prenant pas garde que je lui dérobais par un sacrilège, que je déteste de bon cœur, la plus chère portion de moi-même, pour en faire présent à des créatures infiniment éloignées de sa grandeur. Je vous prie donc, mon Père, par cette affection que vous avez pour le bien de mon âme, de me dire l'ordre que je dois tenir dans une affaire qui m'est de si grande importance, afin qu'évitant la confusion je puisse suivre avec assurance le droit chemin que vous m'avez montré.

L’Ermite :

Vous savez, chère Angélique, que rien ne me peut être plus agréable que de vous voir dans les dispositions de travailler sans relâche à rétablir les puissances de votre âme dans leur première assiette et dans901 un attachement fidèle à tendre vers l'unique objet de leur félicité. C'est pour­quoi je vous dirai bien volontiers ce que vous me demandez.

Supposant ce que vous m'avez promis être véritable, savoir, que vous avez rompu tout le commerce que vous pouviez avoir avec les créatures du dehors, vous n'avez plus qu'à travailler à combattre contre vous­-même. Il est vrai que ce travail vous sera d'autant plus difficile que l'amour de vous­-même règne puissamment dans votre âme. Mais puisque c'est lui qu'il faut détruire et qu'il faut aller attaquer dans le centre de sa demeure, il faut commencer à prendre les avenues et fermer toutes les portes par où il pourrait recevoir du secours. Les portes de notre âme, comme vous savez, sont nos sens par lesquels elle sort hors de soi-même, et s'empêche au-dehors, en telle sorte bien souvent qu'elle ne sait ce qui se passe chez elle, et que connaissant toutes les autres choses, elle prend son seul plaisir à ignorer les désordres et à fuir le bien qui la peut rendre heureuse.

Il est donc nécessaire absolument de les fermer, afin de donner à votre âme le temps et le moyen de rentrer jusqu'au plus profond et intime d'elle-même, pour considérer la vérité dans sa source et hors du mélange des choses sensibles, qui la déguisent si étrangement que peu la peuvent recon­naître sous le voile grossier de leurs espèces. Et puisque vous désirez que je vous déclare l'ordre que vous y devez tenir, je vous conseille de commencer par les yeux, en les privant de regarder toutes sortes de choses curieuses, et non seule­ment les mauvaises, mais encore celles où vous vous sentiriez portée avec trop d'em­pressement, et dont la vue pourrait donner quelque plaisir à vos sens, qui seraient en cela déréglés, qu’il viendrait902 de votre curiosité comme de son principe. En un mot903 c'est qu'il faut vous résoudre à porter désormais la vue basse et modeste, ne regardant personne en face, et surtout ceux qui ne sont de votre sexe. Beau­coup plus la faut-il détourner de tous les objets dangereux qui se pourraient pré­senter.

Les yeux étant fermés, il faut boucher les oreilles à toutes sortes de discours mau­vais, vains, inutiles et récréatifs, et même aux indifférents, qui seraient hors le temps prescrit pour parler ensemble.

Et après que vous aurez interdit l'entrée de vos oreilles à tous les discours qui ne sont point nécessaires, il faut attacher votre langue pour l'empêcher d'en dire, et la retenir en telle sorte qu'elle ne profère rien qui puisse offenser le prochain, qu'elle ne rapporte point les nouvelles, et qu'elle n'interroge personne pour en savoir ; enfin prenez bien garder de la laisser aller à un babil désordonné, qui n'est jamais sans imperfection, même dans les discours des choses les plus saintes. Souvenez-vous que saint Jacques dit904 que celui-là doit être estimé bien parfait, qui a trouvé le moyen de retenir sa langue.

Il faut aussi mortifier le goût, auquel elle contribue avec le palais, en vous privant des choses délicates, où votre appétit vous porterait avec avidité. Mais il faut être ici fidèle et généreuse, afin que jamais le diable n'ait à vous reprocher qu'il vous a rendue esclave et sujette à votre bouche. Du goût, il faut venir à l'odorat, à qui il faut faire porter la peine de ses mollesses passées aussi bien comme aux autres ; c’est pourquoi je vous défends de lui présenter aucunes bonnes odeurs pour sa satisfaction, ni de l'arrêter à celles qui se présenteraient par rencontre.

Il ne reste plus que le toucher que j'estime trop grossier et terrestre pour en oser parler à une âme si généreuse comme la vôtre ; et j'estime tout ce qui le regarde si indigne de votre bon cœur, que je me contenterai de vous dire qu'il faut vous priver de toutes les curiosités et délicatesses dans vos habits. Vous avez assez de connaissance de tout le reste qui est sujet à ce sens pour n'y pas pécher par ignorance. Mais outre le règle­ment de tous ces sens, il faut aussi une modestie angélique et digne de votre nom dans le reste du corps, qui retienne tous les membres dans une honnête compo­sition. Que votre parler soit simple, vos paroles douces et jamais dans les clameurs, votre ris modéré, que vos gestes soient rares, votre port grave, mais sans affec­tation, enfin qu'on voie à votre maintien qu'il y a au-dedans de votre âme un Roi qui gouverne toutes vos actions, et qui donne le branle à tous les mouvements de votre corps.

Voilà en bref ce905 que j'avais à vous dire dans cette première attaque contre vous-même. Voilà ce qu'il faut que vous fassiez si vous voulez pos­séder la Sagesse, de la possession de laquelle vous m'avez témoigné un si ardent désir. Vous suivrez si vous voulez cet ordre comme je l'ai mis ici, ou quelque autre meilleur. Mais de quelque façon que vous vous y preniez, il faut vous rendre maître de vos sens par une entière et parfaite mortification de tous leurs appétits et dé­règlements. Et comme je ne doute point des grandes répugnances que la nature vous fera ressentir, et des combats furieux qu'elle vous livrera, je vous avertis aussi de vous munir contre elle et de chercher des forces dans la méditation, que vous ferez sur le même sujet que vous voudrez entreprendre de pratiquer : comme, si c'est la mortification de la vue à quoi vous vou­lez travailler, vous fournirez à votre enten­dement par le moyen de la méditation tous les motifs et les raisons que vous avez de vous mortifier, et à votre volonté les fermes résolutions de n'en jamais démordre pour quoi que ce soit.

Vous pourrez vous servir des motifs généraux que je vous ai donnés au com­mencement, pour vous dégager de toutes les créatures en général, des honneurs, des plaisirs, des vanités et autres choses, et après, descendre aux raisons et à la néces­sité que vous avez de mortifier un tel sens, comme la vue, l'ouïe. Je serais trop long à vous décrire tous les motifs que vous pouvez avoir, et cela serait inutile, car votre esprit, aidé de quelques livres, vous en four­nira plus que vous n'en aurez besoin, pour former les généreuses résolutions qui vous sont nécessaires dans les difficultés que vous aurez, et qui doivent être la fin de votre méditation ou oraison ; car vous ne devez chercher la connaissance que pour réduire tout en pratique ; et c'est le seul secret qu'il y a dans la vie spirituelle, de pratiquer beaucoup avec peu de lumière906.

Commencez donc par là et prenez à tâche de mortifier un de vos sens chaque semaine, vous imposant vous-même quel­que peine autant de fois que vous y aurez commis des fautes907.

Angélique :

Je vous avoue, mon Père, que l'aspect de tout ce que vous venez de me dire donne une telle frayeur à mes sens que si la grâce de Dieu ne me fortifiait, et si vous ne m'aviez assurée de son assistance, j'aurais bien de la peine à continuer dans mes premières résolutions. Mais je vous promets que, quand il y faudrait mourir, je suis prête à tout ; et il faut que Dieu règne dans mon âme à quelque prix que ce soit : je suis lassée d'une si longue servitude et si honteuse à une créature qui n'est faite que pour aimer Dieu. Ne craignez donc point de poursuivre, c'en est fait : Dieu est vain­queur et pour toujours.

Je vous confesse pourtant bien franchement que je n'avais jamais compris qu'il fallût devenir aveugle, sourd, muet, insensible et presque sans mouvement pour devenir sage ; j'avais toujours cru que, menant une vie douce accompagnée d'une honnête liberté, de récréations innocentes, et de familiarités et d'amitiés réciproques, avec les entretiens propres à les conserver, je pouvais, sinon atteindre à une sublime perfection, dont je me jugeais incapable et que je laissais chercher aux autres sans envie ; au moins je pouvais m'entretenir dans un genre de vie qui n'était ni désagréable à Dieu, ni contraire à la vertu, ni indigne de ma profession. Mais je vois bien qu'il me faut quitter ces opinions flatteuses, et me soumettre à une doctrine plus austère, et moins conforme aux inclina­tions de la nature. En effet, je vois bien que c'est se tromper que de vouloir chercher tant de délicatesse et de douceurs dans la vertu, qui est toujours amère à nos sens, et qui n'a rien de doux que son fruit.

L’Ermite :

Ne vous épouvantez pas, chère Angélique, de ne voir d'abord que des rigueurs et du travail. Ce sont là les principes et la façon d'enseigner la doctrine de Jésus-­Christ, bien contraire à celle des hommes, qui font montre dès le commencement de tout ce qu'ils ont de plus agréable, et qui peut plus doucement enlacer908 le coeur des autres.

On ne trouve, dans ces grands philo­sophes, qu'éclat, que merveilles, que lu­mières ravissantes, des raisonnements admi­rables, des pensées sublimes et qui semblent porter les esprits jusque dans le trône de Dieu, et leur faire trouver des bornes dans son immensité, qu'ils se persuadent pouvoir comprendre. On dirait qu'ils ont puisé la vertu jusque dans son centre, tant ils en parlent bien. Mais après tout, si vous consi­dérez la fin de tout cet éclat, vous verrez qu'il s'évanouit avec la fumée de leur vanité, et que pensant être riches, ils ne trouvent rien en leurs mains que de la confusion, et leur volonté, qu'ils n'ont jamais appliquée qu'à leur propre intérêt, est vide et destituée de toutes sortes de vertus. Voilà leur fin, - et celle de tous ceux qui les suivent (dont le nombre est trop grand), - qui909 est d'autant plus remplie d'amertume et d'af­fliction que leur commencement avait été accompagné de délices, et que leur pré­somption leur avait fait espérer de mer­veilles. Tous ceux-là ne sont point entrés par la porte dans le palais de la Vérité ; ils ont voulu comme des larrons entrer tout d'un coup par ce qu'il y a de plus haut et de plus sublime ; ils ont voulu monter par-dessus le toit, mais Dieu les a humiliés et confondus.

Le Maitre des hommes, les voulant tirer de leur ignorance, a fait tout au contraire car il ne nous a proposé d'abord que des croix et des souffrances, qu'il a lui-même supportées, le premier pour l'amour de nous, pour nous donner exemple et pour nous encourager à le suivre. Cette doctrine ne nous a point été enseignée par les inven­tions d'une éloquence humaine ni par la force des raisons, mais par la vertu de Jésus-Christ, qui est la Vérité même, et la vertu du Père Eternel, qui nous l'a lui-même prêchée, enseignée et pratiquée, qui ne nous promet dans le commencement que des combats, des agonies et des morts étranges910 ; mais aussi à la fin, il nous assure de récompenses éternelles et d'une félicité qui ne finira jamais.

Et sans doute, Angélique, il s'y fallait prendre de cette sorte pour rappeler les hommes à la jouissance de leur bonheur, de la possession duquel le péché les avait rendus indignes. Car n'est-il pas vrai que Dieu ne peut demeurer parmi le trouble et la confusion de nos passions déréglées, puisque sa vraie demeure n'est que dans la paix ? N'est-il pas vrai qu'il ne faut espérer aucune tranquillité dans notre âme pendant que les puissances dissipées par les sens s'occupent dans la multiplicité des objets du dehors, qui ne peuvent faire autre chose que partager leurs affections, soit dans les plaisirs, soit dans les honneurs ou dans les vanités des biens terrestres, qui tous sont plus capables de nous apporter de la peine que de donner quelque véritable satis­faction.

Je vous mets911 seulement juge des plus inno­centes amitiés, qu'on estime devoir tenir le premier rang entre les biens humains, et je vous prie de me dire si les inquiétudes qu'elles apportent à l'âme, peuvent être ré­compensées par le plaisir qu'elles donnent ? Combien de peine à les entretenir, de craintes inutiles, de soupçons ? Combien d'afféteries pour complaire, combien de menteries pour dissimuler, combien de protestations criminelles, de lettres dange­reuses, de paroles recherchées ? Eh bien ! quelle paix parmi toutes ces divisions ? Quel accord parmi tant de contrariétés ? Où est votre âme durant une telle guerre ? Pou­vons-nous assurer qu'elle est en elle-même, toutes ses pensées, ses affections et ses intentions étant toutes au- dehors ? Peut-­elle être en Dieu, et Dieu en elle parmi tant de désordres ? Que si la jouissance de ce bien, qu'on estime des plus convenables aux hommes, apporte avec soi tant d'épines, de chagrins et de dangers, que peut-on espérer de ceux qui sont moindres ? Si ces amitiés qui ne semblent être fondées que sur la raison, causent tant d'obscurités dans nos esprits, nous cachent la vérité sous des voiles si ténébreux, que devons-nous attendre des opérations de nos sens, qui sont toutes plongées dans la matière et dans la corruption, sinon un aveuglement éternel, des ténèbres perpétuelles et des troubles sans fin ?

Et de vrai, la curiosité de nos yeux ne remplit-elle pas notre âme d'espèces912 étran­gères, et bien souvent si mauvaises qu'elles portent la mort dans nos coeurs ? Les oreilles n'en font pas moins. La langue est encore plus dangereuse, car elle cause du mal au dedans et au dehors. L'odorat flatté par ses propres objets, nous rend lâches et efféminés, sans coeur et sans aucun courage. Et le toucher, par ses sensualités, nous rabaisse jusqu'à la condition des bêtes.

Tirons donc de tout ceci une vérité infaillible, qui demeure à jamais imprimée sur votre esprit, et qui vous puisse fortifier dans vos difficultés : puisque la vraie Sagesse est de posséder Dieu, et être possédé de lui, et qu'on ne le peut posséder que dans la paix, le repos et la tranquillité, sans doute il faut avouer que nous ne saurions posséder la Sagesse que dans la paix et union de notre âme. Et comme nous avons vu que la recherche des objets sensibles ne peut causer que du trouble et de la division, il était à propos que le Fils de Dieu, venant enseigner la Sagesse aux hommes, com­mençât à prêcher la mortification des sens, le retranchement des plaisirs, la fuite des vanités, et leur recommandât l'humilité, le mépris de soi-même, l'amour des souffrances et de la croix qu'il a portée tout le premier. C'est dans ces méditations que je désire que vous fortifiiez votre esprit, pour ne plus hésiter dans vos répugnances ; puisque vous voyez que cette doctrine, quoiqu'elle semble rigou­reuse, est toute divine et enseignée par la Sagesse même.

Ce que je vous prie de remarquer ici, et qui vous pourra servir dans les plus hauts états où vous pourrez arriver, c'est que la vraie Sagesse, et la doctrine de Jésus-Christ, et les lumières qui lui sont conformes, portent toujours dans l'humilité, dans l'obéissance, et la mortification des sens, des passions, du propre jugement, et jamais dans les curiosités de l'entendement, comme à désirer de grandes connaissances, d'avoir des pensées sublimes de la Trinité et des autres choses du Ciel : non, ce n'est point par là que vous devez chercher la Sagesse, car ses plus doux entretiens sont avec les simples, elle ne se plaît point dans l'éclat ni dans la vanité.

Commencez donc, au nom de Dieu, chère Angélique, à marcher dans cette voie très assurée de la mortification, et vous aurez une issue qui vous sera aussi heureuse sur la fin qu'elle vous aura semblé difficile dans son commencement.

Mais puisque vous reconnaissez sa nécessité, je crois que c'est assez pour vous la faire entreprendre, après la recommanda­tion du Fils de Dieu, qui doit être plus puissante pour vous y porter que tout autre motif.

N'oubliez donc pas ce qu'il me semble que je vous ai déjà recommandé, à savoir, que vous fassiez toujours marcher vos médi­tations et vos pratiques de pas égal, s'il est possible, les conformant à la vie et aux actions de Jésus-Christ, que vous devez regarder comme votre capitaine, et le suivre avec un courage invincible : comme il marche pour votre amour, c'est le meilleur livre que vous puissiez avoir. Et pour vous dire vrai, si votre coeur est gagné, comme vous me l'avez assuré, vous n'avez point affaire de courir beaucoup après les livres, vous trouverez assez de quoi méditer ; mais beaucoup plus en vous-même qu'ailleurs, y considérant ce que vous avez à faire, et la façon dont il faut vous y prendre, vous rendant attentive à suivre les bons mouve­ments que Notre-Seigneur met dans votre coeur pour l'attirer à lui.

Ne vous ennuyez point de rebattre sou­vent ces matières que je vous ai assignées pour vos méditations, à savoir la mortifica­tion des sens et des passions ; car, il n'y a rien de plus grande importance, et si vous pouvez vous en rendre la maîtresse, vous le ferez aussi bientôt du reste. Il ne faut rien faire ici à la légère, car il est question de jeter les solides fondements de tout l'édifice spirituel qui913 doivent être inébranlables, autrement tout le reste serait en danger.

Angélique :

Il me semble que je suis pleinement instruite de la façon avec laquelle je me dois comporter dans le règlement des sens exté­rieurs. Pourvu que Notre Seigneur continue ses grâces, qui me fortifient et m'aident à réduire en pratique les connaissances et les bonnes résolutions qu'il m'a données, j'espère que vous me verrez cheminer tout autrement dans la voie de la perfection que914 je n'ai fait jusqu'ici. Mais je vous prie, mon Père, quoique je n'aie nullement atteint ce que vous me venez d'enseigner, si ce n'est que vous voulussiez prendre la bonne volonté pour l'effet, de poursuivre à me déclarer ce qu'il me faudra faire, quand par la miséricorde de Dieu, j'aurai fermé la porte de tous mes sens extérieurs aux objets du dehors : car je suis résolue de passer outre, puisque vous dites que cette victoire n'est que la première entrée à cette Sagesse, pour laquelle mon âme a des flammes si ardentes et un amour si véritable915.

L’Ermite :

Il est raisonnable, chère Angélique, de ne pas vous laisser mourir de cette soif si ardente, manque de916 vous verser les eaux de cette divine Sagesse : je le ferai à mon possible d'autant plus volontiers que je me sens obligé par un trait de la Provi­dence divine de procurer en votre âme une demeure éternelle au Dieu tout-puis­sant, qui vous a choisie dès le commencement des siècles pour être son épouse bien-aimée et un miroir des vertus, si vos infidélités et lâchetés ne vous empêchent la jouis­sance de ce bonheur incomparable. Je vous montrerai donc dans le traité suivant ce que vous aurez à faire après ceci.


DIALOGUE SECOND.

Dans lequel on enseigne comment il faut effacer de son coeur et de sa mémoire les espèces des choses extérieures, et comment il faut faire mourir les passions.

Angélique :

Puisque la renonciation aux objets exté­rieurs, et la clôture des sens n'est que le commencement de cette Sagesse dont vous m'avez promis de me découvrir les mer­veilles, je vous prie de me conduire plus avant, et me dire ce qu'il faut faire pour s'approcher de sa possession : car je suis résolue, à quelque prix que ce soit, de suivre les mouvements que le Saint-Esprit me donne de la rechercher sans relâche.

L’Ermite :

Il est juste, Angélique, que je poursuive ce que vous me demandez, puisque votre courage et votre générosité m'ont engagé à vous découvrir un trésor qui vaut mieux que tous les trésors. Je vous dirai bien que ce pas que nous avons à faire présentement est le plus difficile de tout le chemin ; mais aussi son extrémité et sa fin atteint et aboutit au bien que vous désirez si ardemment. J'espère que notre Dieu ne me déniera pas les lumières nécessaires pour vous y conduire heureusement.

Il est donc question après cette véritable retraite des choses extérieures, d'entrer pro­fondément en vous-même pour voir ce qui s'y passe, et pour régler ce que vous trou­verez désordonné.

Ne pensez pas de prime abord pouvoir voler jusqu'au sommet de l'esprit dans une région de paix et de tranquillité : cela n'est dû qu'aux âmes épurées dans les flammes d'un ancien amour et nourries dans la pra­tique d'une fidélité invariable. Il y a un chaos à passer qui est presque infini, dont le seul aspect a donné tant de terreur à plusieurs qu'ils ont perdu courage, et n'ont osé passer plus avant. Ne vous attendez point de voir en ce commencement autre chose que des montagnes de difficultés, de rencontrer autres choses que des ténèbres917 immenses, des nuées très épaisses qui vous cacheront la lumière après laquelle vous aspirez, qu'un torrent d'espèces qui feront rouler votre imagination de tous côtés, une infime multitude de fantômes qui arrêteront après eux vos sens intérieurs malgré tous vos efforts, et les feront folâtrer sans que les remèdes que vous y apporterez puissent beaucoup servir. Les diables d'une part emploieront toute leur industrie pour vous empêcher ce passage, d'autant que c'est ici la dernière prise qu'ils peuvent avoir sur vous, et que si vous pénétrez une fois au travers de cette nuit obscure et pouvez atteindre à la lumière et clarté d'esprit, ils n'auront plus rien à démêler avec vous et seront contraints de céder la place, à leur très grande confusion et igno­minie : c'est pourquoi ils jouent de leur reste dans ce dernier combat, aidés de la nature corrompue.

Voilà les ennemis que vous avez à atta­quer, voilà les difficultés qu'il vous faut surmonter ; voyez si vous avez du coeur assez pour soutenir une entreprise si généreuse918, pour supporter de si rudes combats et vous abandonner aux rigueurs d'un chemin si fâcheux dans une nuit si obscure, et qui est pourtant suivie du plus beau jour qui jamais parût le long de votre vie ; ces travaux et ennuis se terminent par les plus véritables délices que vous ayez jamais goûtées ; et enfin ces combats sont récom­pensés dès cette vie de la gloire la plus heureuse, et de la plus glorieuse félicité qu'aucune créature vous puisse représenter. Dites-moi donc à quoi vous êtes résolue.

Angélique :

Mon Père, je suis absolument résolue à tout : j'abandonne à mon Dieu mon âme, ma vie et ma santé, et me remets du tout entre vos mains ; dites-moi seulement ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez, Dieu aidant, que je suis prête à tout.

L’Ermite :

Le commencement de la Sagesse, c'est de soupirer après elle avec autant d'ardeur comme je vois que vous faites ; cela me fait espérer un bon succès dans votre entre­prise, surtout vous voyant armée de courage, car sans doute vous en avez bien besoin ; et puisque vous voulez que je poursuive à vous déclarer mes sentiments et à vous enseigner les plus propres moyens que919 je connaisse pour parvenir à la vraie Sagesse, je le ferai dans la plus grande simplicité et sin­cérité920 qui me sera possible, m'étudiant plutôt à vous montrer la vérité toute nue qu'à vous la déguiser sous le masque de plusieurs paroles affectées, indignes de la profession d'un ermite921, qui doit haïr toute sorte de duplicité et de dissimulation. Je vous l'enseignerai donc comme je l'ai apprise, sans envie ni jalousie aucune.

Et pour commencer, il faut que vous sachiez que tout le mal qui règne parmi les hommes, et tous les dérèglements que nous sentons en nous-mêmes, viennent du dés­ordre qui est dans la partie inférieure et supérieure, qui a été introduit par le péché de nos premiers parents, et augmenté par ceux que nous avons actuellement commis. Désordre qui nous a réduits à un tel point de troubles et de misères, que la partie animale qui est la moindre et la plus impar­faite dans nous, est devenue la maîtresse par une corruption déplorable. C'est ce qui fait que, malgré tous les saints mouvements de la grâce et les efforts de la raison, nous sommes entrainés par le torrent de nos appétits brutaux, et comme abîmés dans le débordement de toutes sortes de passions, de sorte qu'il n'y a presque plus rien en l'homme de lui-même, au moins selon les opérations, qui devraient être toutes con­duites par les lumières de la raison, laquelle étant offusquée par les troubles de la con­cupiscence, il est922 abandonné au milieu d'une mer orageuse, comme un navire sans pilote, exposé à la merci de tous les vents.

L'homme dans ce pitoyable état ne se gouverne que par l'appétit de ses sens ; il n'a égard à d'autres intérêts qu'à ceux qui lui sont proposés ; il n'a en vue d'autre bien que celui qui lui est naturel ; il n'entreprend rien que pour soi-même ; il est si faible qu'il ne peut s'élever plus haut que ce qui le touche et lui appartient, et ainsi il fait tout pour soi-même, son coeur est tout converti à la créature et diverti de Dieu. Et c'est le point en quoi consiste le péché et la source de tous les péchés : c'est là le puits de l'abîme où tous les hommes sont plongés, sans pouvoir jamais en sortir par leurs propres forces, mais bien par l'ordre de la grâce et les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur.

Pesez bien tout ceci, Angélique, quoique je ne vous apprenne rien de nou­veau. Vous n'aviez pas peut-être recherché en quoi consiste proprement le dérèglement qui est dans les hommes, et par où il les faut prendre pour les rétablir dans leur première situation. Vous ne saviez pas d'où pouvait venir une milliace923 de pensées impertinentes, et souvent fort mauvaises, qui s'opposaient à vos desseins, lorsque vous tâchiez de vous élever au-dessus de vous-même et de tout ce tracas, pour chercher la paix de votre esprit. Vous ne saviez encore pourquoi on nous presse tant de mourir à nous-mêmes, ni à quoi il fallait mourir. Vous en connaissez maintenant la cause, voyant que la nature de l'homme est tellement corrom­pue, puisqu'il ne se gouverne que par ses propres appétits. Il n'a d'autres principes que le dérèglement de ses passions ni d'autre conduite que la concupiscence de ses sens.

Vous ne devez donc plus vous étonner s'il y en a si peu qui aient le courage d'en­treprendre un ouvrage si difficile comme est le rétablissement de l'homme dans sa propre perfection, puisqu'il faut se com­battre perpétuellement soi-même, et renon­cer à ce que nous avons de plus cher. Il ne faudra non plus vous étonner quand vous sentirez en vous-même des combats si étranges, des angoisses si extraordinaires, des nuits si obscures, des révoltes si uni­verselles que rien ne vous paraîtra qu'au travers de l'impossibilité. Et quand vous vous verrez dans le dernières agonies sur le bord du désespoir extrême, vous devez croire que la nature corrompue ne doit rien faire de moins pour se maintenir, et que la partie inférieure de l'homme, qui a malheureusement usurpé la domination et qui se sent en danger de la perdre, doit jouer de son reste et jeter tout dans l'extrémité.

Angélique :

O Dieu ! Mon Père, que la cause des désordres qui se passent en nous-mêmes me paraît clairement ! Et je vous avoue qu,e quoique j'aie lu et souvent entendu parler de ces dérèglements, je ne les avais jamais si nettement compris, manque de m'y appli­quer et d'y réfléchir sérieusement : la curio­sité m'avait toujours plutôt portée à prendre plaisir à ces hautes voies de l'esprit dont j'étais incapable, qu'à cette nécessaire occu­pation de la connaissance de moi-même et du dérèglement de l'homme intérieur ; il ne vous reste plus qu'à me dire comment il faut l'entreprendre, et de quels moyens vous jugez que je me dois servir.

L’Ermite :

Puisque vous voyez bien que tout notre mal est dans la corruption de la nature de l'homme, qui, entraînant la raison contre toute justice sous la tyrannie de l'appétit sensible, nous attache et nous lie par affec­tion désordonnée à nos propres intérêts, qui sont d'ordinaire la fin principale de nos actions, soit par ignorance ou par inadver­tance volontaire. Je vous prie de remarquer que je ne veux point ici parler des péchés actuels qui viennent tous de cette source, mais bien des effets qu'ils ont produits et laissés dans nos âmes après eux, à la des­truction desquels il est nécessaire que tous ceux qui veulent arriver à la perfection, travaillent incessamment, aidés de la grâce de Dieu qui ne leur manquera jamais. Car ce n'est pas assez à ceux qui font état de perfection d'avoir quitté les péchés actuels et de s'être retirés de tous les objets exté­rieurs qui leur pouvaient servir d'empêche­ment, comme je l'ai montré dans son lieu, mais il faut encore ici s'appliquer à faire la paix au-dedans, et à chasser des milliers d'espèces qui restent dans l'imagination, et qui nous travaillent bien souvent avec plus de cruauté et de violence que n'a fait autrefois la présence des objets qu'elles nous représentent.

Elles sont comme des nuées très obscures qui empêchent la lumière de la raison de pénétrer sur ce bas hémisphère des sens intérieurs. Et ainsi nous vivons dans924 une perpétuelle ignorance du vrai bien, dans une obscurité ennuyeuse, acca­blés de fantômes épouvantables et très dangereux, et dans une nonchalance de nous élever à quelque chose de meilleur que ce que nous fait goûter notre imagina­tion corrompue par l'impression très vive de tous ces spectres qui lui causent dans l'appétit sensible des effets si étranges et des tentations si fortes que ceux qui les ont éprouvés ont sujet d'en frémir encore quand ils y pensent.

Pour venir à bout d'une entreprise si dif­ficile, et qui vous semblera de prime face impossible925, je vous dirai franchement que pour y bien réussir, et bientôt, il faut quitter ab­solument et se dépouiller entièrement de l'affection de toutes choses. Car c'est du coeur, ainsi que dit notre Sauveur, que viennent toutes nos pensées. Et en effet, nous éprouvons assez que nous ne pensons à rien plus ordinairement qu'à ce que nous aimons ou à ce que nous avons aimé davan­tage ; si donc nous pouvons une fois rompre les liens de nos cœurs, nous serons plus libres pour appliquer nos pensées à tels objets que nous voudrons. Il faut donc se résoudre à n'aimer et à ne se soucier plus d'aucune chose qui soit au monde, sinon de celles d'obligation ; et si j'osais dire, il faut devenir comme stupides et insensibles à toute autre chose qu'à celle de travailler à sa paix intérieure et à la destruction de tant de pensées impertinentes et imagi­nations qui nous travaillent.

On me pourrait dire que c'est la fin de la perfection que d'être ainsi dégagés et comme morts à tout. Il est vrai que c'est la fin et le commence­ment, mais pourtant avec beaucoup de dif­férence : parce que, dans le commencement, on n'est mort que par le désir et la bonne volonté, qui est absolument résolue de quitter toutes choses pour chercher son Dieu uniquement aimable ; mais dans la fin, la mort est consommée, tout est anéanti, toutes les affections déréglées des créatures sont détruites, et Jésus-Christ tout seul vit et règne dans l'âme, mille fois trop heureuse de s'être perdue en mourant à soi-même, puisque Jésus-Christ en la ressuscitant lui a donné sa propre vie de sorte que ce n'est plus elle qui vit, c'est lui qui vit en elle. Je me suis un peu diverti926 de mon dessein, c'est pourquoi il faut y retourner.

Je vous disais que le meilleur moyen, et celui que je crois être l'unique pour dissiper en peu de temps les ténèbres de votre âme, et vous mettre en disposition de recevoir les lumières de Dieu, c'est de vous résoudre tout d'un coup à tout abandonner, non seulement d'affection, mais aussi de pensée, de sorte que vous viviez comme si vous n'aviez jamais été, comme si vous n'aviez jamais rien aimé, rien vu, rien entendu. Enfin comme s'il n'y avait que Dieu et vous au monde, entre les mains duquel vous remettiez entièrement et généralement tout ce qui vous regarde : parents, amis, vie, santé, le salut de votre âme, le soin de votre corps, et que vous n'ayez en pensée, en désir, ni en dessein autre chose, sinon de laisser régner Dieu en votre âme, comme il fait dans le ciel, c'est-à-dire sans qu'il y ait aucune contradiction de votre part ; que pour cet effet, vous devez recevoir également tout ce qui vous arrive : le bien, le mal, le doux et l'amer, et être soumis à toutes les créatures pour l'amour de lui, non seule­ment à vos supérieurs ou supérieures, mais aussi aux égales et aux inférieures, pour être traitée d'elles comme le rebut de tout le monde, comme un avorton de l'enfer, qui ne mérite que des flammes éternelles et d'être effacé du nombre de toutes les créatures. Il faut que vous soyez à la disposition de toutes, si elles voulaient s'en servir, hors le péché, comme l'instrument entre les mains du potier : en un mot, il faut vous résoudre à ne penser plus à vous-même, et par consé­quent n'avoir plus d'intérêt, ni pour votre renommée, ni pour vos commodités, ni pour quoi que ce soit.

O Dieu ! Chère Angélique, si vous pouviez une fois vous résoudre à une si généreuse pratique, que vous goûte­riez à longs traits les merveilles de Dieu ! Hé ! que vous feriez un long chemin en peu de temps ! C'est là, croyez-moi, l'entrée infaillible à la vraie Sagesse et à la vraie sainteté. Et ne faut pas vous étonner si de mille que vous verrez et entendrez faire état d'être spirituels, et vous en faire des discours merveilleusement relevés, si, dis-je, de mille, vous en trouvez un qui soit véritable927, et dont les pratiques corres­pondent à ses connaissances. Souvenez­-vous toujours que tout ce qui éclate n'est pas de l’or : et si vous voulez savoir la cause d'une chose si déplorable, c'est qu'il ne s'en trouve point qui veuille entrer dans la bergerie de Jésus-Christ par la porte de sa vraie imitation : presque tous veulent entrer par-dessus les toits comme des larrons. C'est pourquoi Dieu les confond dans leur vanité, et n'éclaire jamais leur entendement de ses véritables lumières, parce qu'ils les ont rejetées pour adorer les inventions de leur propre jugement. Ils voudraient assembler Jésus-Christ avec le monde, la délica­tesse, les honneurs, les vanités avec l'Esprit de Dieu. N’est-ce pas vouloir détruire Dieu et faire928 des monstres épouvan­tables ? Dieu veut tout ou rien. Il ne faut point s'abuser, il faut se donner tout à fait quand on le veut faire.

Angélique :

Hélas ! mon Père, je ne puis douter que le chemin que vous m'enseignez ne soit le vrai et unique pour me conduire à la vraie Sagesse, puisqu'il est si conforme à l'esprit de l'Evangile, et que c'est notre divin Sau­veur929 qui nous l'a lui-même formé par ses aimables travaux et ses souffrances indici­bles. Mais je le vois si horrible à la nature, et le corps et l'âme en frémissent d'une telle façon, que la seule appréhension que j'en ai m'est déjà la plus sensible qu’aucunes des peines intérieures que930 j'aie jamais souffertes. Hé ! quoi, mon Père, vous voulez qu'on commence par où les autres veulent qu'on finisse ! Je ne m'étonne pas en effet s'il y en a si peu qui veulent entre­prendre un chemin si difficile. Pour moi, je vous proteste derechef que, contre toutes mes répugnances, sans savoir ce que je fais ni ce que je dois faire, je me renonce et m'abandonne entièrement à l'aveugle entre les bras de Dieu pour jamais, afin qu'il fasse de moi, par vous ou par ceux qu'il me donnera, tout ce qu'il lui plaira, sans aucune réserve de mon côté.

L’Ermite :

Quiconque est dans les résolutions où vous êtes, n'a plus qu'à entrer en soi-même par une intime application de toutes ses puissances pour mettre la paix en la maison intérieure de ses sens, et y ranger chaque chose en son ordre. Et pour vous qui désirez si fort d'être délivrée de la tyranme du vieil homme, et qui m'en demandez les moyens, supposé que vos résolutions précédentes soient véritables, il faut que vous preniez pour l'objet de vos travaux et de vos études la pratique de ces mêmes résolutions, qui consiste à vous éloigner tant que vous pourrez d'affection, de souci et de pensée de tout ce qui n'est point Dieu, ou qui ne vous porte point à lui.

Il ne faut pas que vous vous persuadiez d'en venir sitôt à bout, si ce n'est par un coup extraordinaire de la grâce de Dieu. Car un si grand nombre d'espèces que vous avez autrefois reçues par les sens extérieurs, et qui sont si fortement imprimées dans l'imagination, ne seront pas sitôt effacées. Au contraire, vous ressentirez d'autant plus leurs importunités que la nature ne pouvant plus s'épancher au dehors pour s'y récréer, elle emploie tous ses efforts au-dedans et fait flèche de tout bois, se servant de tout ce qu'elle trouve qui la peut soulager et divertir, soit-il bon ou mauvais. Et les diables de leur côté, prévoyant leur perte et leur bannissement de votre âme, ne manqueront pas de remuer les plus infâmes fumiers et ordures qu'il leur sera possible, afin de vous donner du dégoût de ce que vous voulez entreprendre. Que cela ne vous étonne point, il faut qu'il en aille ainsi, afin que le pus et l'ordure, s'ôtant, fassent essuyer les plaies qui, pour être trop cachées, demeureront sans cela inconnues et sans pouvoir être guéries.

Ce qu'il faut donc que vous fassiez, c'est de vous appliquer tout doucement, sans beaucoup de violence ni de bandement de tête931, à considérer en particulier les causes des désordres que vous ressentez davantage ; et quand vous découvrirez que, nonobstant vos fermes résolutions, votre coeur est engagé dans l'affection de quelque chose que ce puisse être, il faut que sans autre remise vous vous en dégagiez par la grâce de Dieu qui vous sera présente pour cet effet.

Et en vérité si vous êtes fidèle en cette pratique, vous ressentirez en peu de temps un avancement merveilleux. Ne recherchez point ici des goûts et des lumières extraor­dinaires : prenez seulement avec humilité ce que Dieu vous départira. Mais tout votre but et votre application doit être de prati­quer et déraciner entièrement toute la semence et vieux levain des mauvaises habitudes auxquelles vous avez autrefois été sujette. Quand vous n'auriez jamais d'autre livre que cette vue de ce que vous devez faire et le sujet sur lequel vous devez employer toutes vos occupations, j'estime que cela sera suffisant pour vous tailler de la besogne, qui ne sera pas sitôt achevée à cause des répugnances que vous ressentirez dans cette division, qui seront telles que jamais vous n'en avez ressenties de pareilles. Mais cela ne doit en rien diminuer votre courage, puisque c'est pour posséder la vraie Sagesse que vous travaillez ; et d'ailleurs vous êtes assurée de la part de Dieu qu'avec la patience vous viendrez à la fin dans la pleine possession de votre âme.

Ne vous étonnez donc pas de voir que vous ne faites, ce vous semble, aucun progrès dans l'amour de Dieu ni aucune conquête sur vos ennemis, mais au contraire qu'il semble qu'ils aient plus de puissance contre vous : souvenez-vous que les ennemis ne combattent jamais avec plus de violence que quand ils font un dernier effort pour jouer de leur reste. C'est beaucoup avancer que de tuer tou­jours sans reculer. Qu’importe-t-il que les efforts soient doux ou violents, pourvu qu'ils demeurent inutiles et sans effet ? Tenez bon jusqu'à la fin, et combattez pour Dieu avec constance et courage ; car si cela est, vous êtes assurée de la victoire, et vous verrez (quand vous y penserez le moins) tous vos troubles se dissiper devant vos yeux comme les nuées à la face du soleil.

Pour réussir heureusement dans ces combats, et pour ne pas vous égarer dans un chemin si scabreux, il est nécessaire que vous preniez pour guide et pour capi­taine Jésus-Christ, qui est le principe de la vie chrétienne : il faut que ce soit votre exemplaire et votre lumière ; car dans ses actions, vous trouverez le vrai modèle des vôtres. Surtout je vous recommande de con­sidérer souvent cette pureté de vie qu'il a menée, et cet entier dégagement de toutes choses créées. Voyez cette abné­gation indicible, tant à l'extérieur qu'au-dedans, et le mépris qu'il a fait du monde, et celui que le monde a fait de lui. Impri­mez cette vie dans votre coeur et l'ayez toujours dans la pensée ; car c'est une vie qui est contraire au corps, qui tue la vie brutale, qui mortifie les passions, mais qui ressuscite l'âme dans une vie toute divine.

Retenez donc bien, s'il vous plaît, que je ne vous assigne que deux objets pour vos entretiens intérieurs, qui seront les sujets ordinaires de vos considérations dans ce commencement : le premier, ce sera le désordre qui est dans toute votre partie infé­rieure, dans l'appétit sensible, dans les passions et dans les affections déréglées, qui étant parfaitement reconnu de vous, doit être détruit par une juste modération de tous vos appétits, que vous devez réduire avec la grâce de Dieu sous les lois de la raison conforme à la divine volonté.

L'autre objet que je vous ai proposé, vers lequel vous vous occuperez aussi dans vos oraisons, ce sont les pratiques du Sau­veur du monde : c'est sa vie renoncée et ses abnégations, qu'il ne faut pas que vous considériez comme une chose étrangère et hors de vous, mais qu'il faut que vous renouveliez en vous-même par une fidèle imitation et une pratique sans relâche932, quelque répugnance et difficulté que vous y rencontriez du côté de la nature. A mesure que vous pratiquerez cette façon de vivre, vous sentirez vos affections933 se diminuer, vos passions s'amortir et vos pensées extravagantes et importunes se dissiper peu à peu ; les tentations n'auront plus tant de force, la lumière commencera un peu à paraître comme l'aube du jour au travers de la nuit, pour vous donner espérance d'un heureux succès.

Quand cela sera, tâchez d'ouvrir votre coeur par la force de vos soupirs, et conviez par une profonde admiration le Soleil d'où vous est venu ce rayon, de faire entièrement paraître sa face sur l'horizon de votre âme et de dissiper vos ténèbres. Si vous sentez longtemps cette même disposition en vous, et que votre volonté soit déjà comme ga­gnée, que ces pensées qui faisaient quelque impression sur vous, vous soient comme à dégoût, et que vous vous sentiez comme détachée de tout ce qui vous retenait davan­tage vers les sens, si, dis-je, cela est est temps aussi que vous commenciez un peu à élever votre action vers ce divin Soleil pour en attirer les influences sur la terre de votre âme que vous avez cultivée et disposée à les recevoir par vos travaux précédents, les exercices intérieurs dont vous vous servirez désormais, seront des aspirations toutes d'amour, lancées vers le ciel aussi souvent que votre désir sera grand de voir naître en votre coeur la Sagesse éternelle et l'image de Dieu réta­blie en votre âme, après en avoir été bannie si longtemps par la tyrannie du péché.

Vous aurez donc un exercice d'aspirations faites et formées tout exprès soit par vous-même ou par quelque autre, dont vous vous servi­rez en tout temps et en tous lieux : et pour vos oraisons, vous les devez passer en affec­tions, après quelques brèves considérations que je vous conseille de faire sur le bonheur de l'âme qui, s'étant perdue pour Dieu et qui ayant renoncé à soi-même et à toutes les autres créatures, possède Dieu autant pleinement qu'elle le peut en cette vie.

Considérez et vous réjouissez d'être ap­pelée à ce bonheur, si vous persévérez à vous rendre fidèle et à aimer Dieu, quoi qui puisse arriver : soupirez et aspirez sans cesse après ce bien, dont vous devez avoir une soif insatiable, qui le représente toujours à votre coeur pour le désirer et l'aimer.

Angélique :

Ne faut-il donc plus que je m'arrête sur moi-même pour réfléchir sur ce qui s'y passe, pour considérer mes besoins et pour remédier à ce qui me reste d'imparfait et déréglé ? Ne faut-il plus aussi entreprendre directement de combattre tant de pensées distractives qui me viennent brouiller dans mes prières et oraisons ? Dites-moi aussi, s'il vous plaît, ce qu'il faut faire à tant de des­seins qui se forment dans l'esprit, et qui portent tantôt à un certain genre de vie, tantôt à un autre, et à faire des choses qui vraisemblablement ne seront jamais.

L’Ermite :

Je vous dis, Angélique, pour la seconde fois, que Dieu par ses douceurs ayant fait impression sur votre âme et fait naître en votre esprit la beauté de sa lumière, il est plus à propos que vous la suiviez simplement que de vous arrêter à toute autre chose, puisqu'elle est capable de dissiper par son efficace ce qui reste d'im­parfait chez vous, et de vous conduire à la bienheureuse possession du bonheur que vous cherchez.

Ce n'est pas qu'il faille mépriser la con­naissance de vos défauts, qui est toujours nécessaire, en quelque état qu'on puisse être, mais c'est que cette lumière qui vous est donnée de Dieu vous les peut plus claire­ment faire voir que ne le pourraient faire les efforts de votre propre industrie, d'autant qu'il n'y a rien de plus contraire aux ténè­bres ni qui les fasse mieux paraître que la lumière. Tant plus donc que vous lui donne­rez le moyen de communiquer ses rayons à votre âme en la retirant de toutes les autres choses, et l'exposant à lui seul, vous éva­cuerez sans beaucoup de travail ce qui vous reste de désordre de vos anciennes habitudes.

Il faut donc que vous suiviez ce divin Rayon qui est envoyé à votre esprit pour y faire naître le Soleil, qui en est la source. Vous expérimenterez que ses opéra­tions sont si douces et qu'elles pénétreront tellement votre esprit et toutes les puis­sances de votre âme que, sans vous en être aperçue, vous vous sentirez dans une région de paix, élevée au-dessus d'un tracas d'un million d'espèces qui ravissaient à votre âme l'attention qu'elle doit à Dieu seul. De là vous pouvez juger combien il importe de suivre avec une fidélité non pareille cette lumière qui vous a apparu, car elle est l'unique clef pour vous ouvrir les portes de l'Esprit ; et qui n'en tient compte quand elle paraît, se met en un danger très évident de ne passer jamais outre.

Or, comme vous savez, tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que le dégagement de nos affections d'avec toutes les créa­tures ; ce sont des voies de purgation par où il faut passer, autrement cette lumière de Dieu n'aurait aucun effet en nous, tant nos ténèbres sont épaisses, et nos maux endurcis. Remarquez, je vous prie, que je n'entends pas dire que cette lumière éclaire continuellement l'esprit, au moins dans ce commencement : non934, car elle s'éclipse sou­vent et semble périr, laissant l'âme bien étonnée d'une perte si subite, ce qui l'excite à désirer et à rechercher avec plus d'ardeur ce bien dont elle se voit privée. Elle tâche de faire tout ce qui lui est possible pour se remettre dans les dispositions propres pour le recevoir, et le souci qu'elle a de sa perte l'éloigne de toute autre pensée ; cela la dé­gage insensiblement de toute autre chose, et enfin Dieu, voyant sa fidélité et son ennui, renvoie derechef ses clartés, qui se succédant les unes aux autres, renouvellent cette âme et l'élèvent de plus en plus au­dessus d'elle-même dans le pur Esprit où Dieu habite, et où il se donne à elle avec toutes les délices qui peuvent venir d'une telle possession.

Je m’oubliais de vous dire qu'il ne faut point du tout vous arrêter à grand nombre de beaux et de bons desseins qui vous vien­dront dans l'esprit, qui sous l'apparence de bien et de zèle, pourraient ou vous troubler tout à fait, ou vous empêcher d'un plus grand bien. Il faut, dis-je, les détruire tous, et ne vous arrêter qu'à une seule chose que vous avez à faire, qui est de suivre Dieu partout où il vous appelle, en mourant à vous-même sans cesse et sans relâche.

Prenez pour devise en cet état-ci : “Vous et moi seulement, mon Dieu” et la mettez en pratique. Si vous faites ce que je vous en ai dit dans ce petit traité, croyez-moi que vous n'aurez point affaire d'autres livres, que vous serez bien près du palais de la vraie Sagesse ; car vous aurez toutes les vertus dans un éminent degré, toutes vos passions seront mortes sans que vous les ayez entreprises chacune à part. Qui peut couper les vices et mauvaises habitudes dès la racine n'a que faire de s'arrêter aux branches, et il se délivre d'une infinité de travaux. Mais il est vrai qu'il faut dans cette façon d'agir que je vous ai enseignée, une ferme résolution de faire continuellement la guerre à la nature, il faut mourir et agoni­ser sans cesse ; cela ne vaut-il pas bien mieux que de languir si longtemps ? Nous voyons que notre Sauveur ne s'arrête point à faire de si longs discours des moyens de la perfection, il tranche en trois mots : « Si vous voulez être parfaits, renoncez à vous­-mêmes, portez la croix et me suivez » et ailleurs : “Que celui qui veut se sauver, il faut qu'il perde son âme”.

Voilà, chère Angélique, ce que j'avais à vous dire pour satisfaire aux instantes prières que vous m'avez faites, de vous montrer les chemins de la vraie Sagesse ; si ceux que je vous ai montrés sont un peu raboteux et difficiles, assurez-vous qu'ils sont et bien sûrs et bien droits, et, ce me semble, bien conformes à l'Évangile.

Angélique :

Je ne saurais reconnaître les obligations que je vous ai, mais il faut que vous les augmentiez encore, achevant de me con­duire jusqu'au bout du chemin. Les règles de votre ermitage ne sont pas si austères que de vous faire commettre une incivilité, telle que serait celle que vous feriez en me laissant toute seule au milieu du chemin, m'ayant conduite jusqu'ici.

DIALOGUE TROISIEME.

Dans lequel on apprend à détruire les plus secrètes recherches de la nature et à se laisser introduire dans le repos divin par l'opération de Dieu même.

Angélique :

Jusqu’ici j'ai pris la liberté de vous interroger touchant les voies que je devais tenir pour chercher la Sagesse, dont l'amour s'est si fort imprimé dans mon âme par le moyen de vos paroles. Mais dans ces états que vous dites qui restent dans ces régions de l'Esprit, où vous me voulez faire aller chercher ce trésor inconnu, il faut que vous me teniez toujours par la main pour me conduire, si vous ne voulez pas que je m'égare. Je ne puis vous faire aucune demande, s'il ne me vient d'autres lumières que celles que j'ai à présent, qui ne s'éten­dent point plus loin que les choses sensibles, encore est-ce avec beaucoup de médiocrité. Tout ce que je vous promets, c'est de vous être obéissante, et de vous écouter avec attention.

L’Ermite :

Vous avez raison, Angélique, d'avouer votre ignorance dans une chose si relevée, puisque à peine êtes-vous dégagée de celles qui ne surpassent point l'activité de vos sens. N'espérez point d'enseigne­ments extraordinaires pour vous conduire dans des voies si obscures à nos faibles esprits, qui s'éblouissent à force de lumières. Aussi n'est-il pas tant besoin ici de grand nombre de préceptes comme d'une grande fidélité. Il ne faut point tant d'activité comme d'attention à recevoir les actions de Dieu au fond de votre âme, sans empêche­ment de votre part à leur pleine et entière étendue : en un mot, c'est ici l’oeuvre de Dieu qui veut consommer l'action de la créature, et récompenser sa fidélité par la jouissance d'un repos bienheureux dans la Divinité, qui est le centre adorable de tous les esprits véritables et amoureux, qui s'écoulent dans cette mer d'où ils sont sortis comme des torrents impétueux, jusqu'à ce qu'engloutis dans cet océan infini, ils perdent leurs désirs, leurs noms, leurs actions, leurs cours, et enfin toute sorte de division et de distinction dans ce même océan, qui les a tous compris dans son infinité, et qui les rend bienheureux, les faisant par sa communication autant de petites divinités.

Mais avant que d'arriver à un tel comble de bonheur, il y a bien des régions à traver­ser, qui pour être trop longues ou trop difficiles, arrêtent la plupart de ceux qui y sont entrés, manque de courage et de vraie fidélité à renoncer à soi-même. Cela ne m'empêchera pas de vous dire ce que je crois qu'il faudrait pour réussir dans cette entreprise, et pour se maintenir et accroître dans les divers états où Dieu élève l'âme qui tâche de suivre sa voie et ses lumières.

Votre volonté étant dégagée de toutes les créatures et purgée au moins en quelque façon de la rouille qu'elle a contractée dans leur commerce, elle commence à prendre une nouvelle face, de nouveaux désirs et d'autres inclinations : ses yeux, ses soupirs, ni ses pensées ne se portent plus que vers le ciel ; tout ce qu'il y a de créé lui semble indigne de la moindre de ses affections ; et même ses propres efforts, et l'activité amoureuse dont elle s'était servie jusqu'ici, lui deviennent si insipides et lui semblent si inutiles qu'il lui est comme impossible de s'en servir. Mais aussi elle ne sait de quel côté se tourner ni que faire ; elle sent bien au fond de soi-même une vertu secrète, qui l'agite et l'émeut à935 quelque chose d'inconnu, mais elle n'ose pas s'abandonner à cela de peur de devenir oiseuse ; cela lui fait souffrir une peine incroyable, la tenant suspendue comme entre le ciel et la terre, et cette opération divine qui la pénètre jusqu'au plus intime d'elle-même, sans qu'elle puisse savoir comment le tout se fait, dure autant de temps qu'il est nécessaire pour faire suc­comber et anéantir toutes les façons d'agir dont elle se servait auparavant, lesquelles ayant cessé, cette vertu divine ne trouvant plus d'opposition ni de contrariété dans l’âme, elle commence à se dilater en elle et936 lui donner une nouvelle vie et un nouvel esprit, elle lui fait avoir de nouvelles opéra­tions et de toutes autres lumières que les précédentes.

Mais il faut prendre garde que, dans ce changement si admirable et cet heureux transport de la terre des mourants à celle des vivants, on peut beaucoup retarder l'opération divine, faute de quitter la sienne propre pour lui céder la place ; et la gêne que ressent l'âme dans ce passage, ne vient que de la contrariété de ces deux opérations qui, se combattant l'une l'autre, font ressentir dans le centre de l'âme ces rigoureux effets de leur combat.

Il dépend beaucoup de la conduite d'un sage directeur de savoir ce qu'il faut faire ici, quand et comment l'action de la créa­ture doit cesser et se laisser anéantir à celle de Dieu, sans pourtant que l'âme demeure en une oisiveté naturelle, ce qui n'arrivera jamais si elle est fidèle à se rendre atten­tive et soigneuse de ne mettre point d'empêchement à l'opération de Dieu. C'est à quoi on a davantage à prendre garde, car ici on n'a plus rien à démêler au-dehors comme je suppose ; et tout ce qu'on a à faire au-dedans, c'est de se laisser pos­séder de Dieu, ce qui n'est pas si facile comme on se pourrait bien imaginer, parce que l'âme a toutes les peines du monde à s'empêcher d'anticiper par son action les effets de cette vertu et de cette semence divine, dont elle se sent empreinte : elle tâche de la comprendre et de l'engloutir par sa vivacité, ce qui est directement s'opposer à elle et l'empêcher de s'étendre dans toute la capacité de l'esprit.

Angélique, si jamais vous avez le bonheur d'être élevée jusqu'ici, prenez garde à ce point qui est de très grande impor­tance, et suivez l'exemple des bienheureux séraphins, que le prophète aperçut couvrir leur face et mettre bas leurs ailes pour adorer la majesté de leur Dieu dans un profond silence.

Souvenez-vous que cette vertu infinie, qui doit engloutir et abîmer tous vos efforts et votre propre vie, ne vous est pas donnée pour être l'objet de vos puissances, mais bien pour être la vie de votre âme et le principe de toutes ses opérations, en sorte que ce ne soit plus vous qui viviez, mais Jésus-Christ qui vive en vous.

Je sais bien qu'il vous sera difficile de quitter si tôt vos propres pratiques, qui vous ont semblé si excellentes, et par le moyen desquelles vous avez monté jusqu'ici. Il vous viendra aussi en la pensée, si ce n'est point abus de quitter ainsi toutes sortes de bons exercices de piété pratiqués par les plus saints et confirmés par l'expérience de tant de grands personnages, pour s'adon­ner à une vie inconnue, où l'on ne voit rien et où l'on ne sent rien, où il ne faut rien faire ni penser, ni à avancement ni à retar­dement. Quand toutes ces pensées attaque­ront votre esprit, demeurez ferme dans vos voies, et ne vous arrêtez point à tout ce qui vous en voudrait détourner, mais sou­venez-vous que c'est Dieu tout seul que vous devez chercher sans aucun moyen937 et qu'avant le bonheur de le posséder lui­-même, vous devez être contente et vivre de foi dans son adorable présence, qui sera d'autant plus véritable en vous que moins le sentirez, puisque Dieu ne se peut sentir, et qu'il n'y a rien de plus certain que la foi. Il faut donc vous abandonner telle­ment à cette action de Dieu que vous ne vous souciez non plus comme cela se fait que si elle ne s'exerçait point en vous-même ; mais par une simple soumission de votre volonté, par un entier anéantissement de toutes vos propres industries, vous la devez laisser faire jusqu'à l'entière consommation de tout l'oeuvre, qui doit rendre votre âme bien heureuse et l'unir à son souverain prin­cipe, pour jouir de la possession, dès ce monde, des plaisirs éternels.

Mais comme ceci ne se fait pas tout d'un coup, tant à cause que l'âme, nouvellement élevée à cet état, n'a pas encore la force ni la fidélité nécessaire à une annihilation si938 étrange, comme aussi parce que Dieu tient toujours un ordre très parfait dans toutes ses conduites, et qu'il veut faire passer les âmes successivement par les divers degrés des pratiques requises en chaque état.

A cause de cela, il faut que quiconque est élevé ici, s'arme de constance et de courage pour soutenir les actions de son Dieu dans la paix de son âme, sans se changer ni varier aucunement pour quoi que ce soit. On ne saurait dire combien il y a ici à souf­frir ; il n'y a que ceux qui l'ont expérimenté qui le sachent, car personne ne le saurait exprimer par paroles. Je vous dirai seule­ment que l’âme se sent quelquefois, en cet état, dans une telle désolation qu'il n'y a tourment au monde qui puisse être comparé à son affliction ; en sorte qu'elle peut dire avec vérité que les angoisses la tiennent de tous les côtés, parce qu'il lui est impossible de retourner sur ses pas pour aller cher­cher ses anciennes habitudes, qu'elle a quittées, ni ses premières façons d'agir ; et elle ne le peut vouloir tant elle a de dégoût de tout le passé. D'autre part, toutes les voies lui sont bouchées, par lesquelles elle pourrait s'avancer. Elle ne sait à qui s'en prendre, ni à qui se plaindre, ni par qui ni comment elle s'est trouvée en cet état d'une nudité et pauvreté si extraordinaire ; elle cherche par où sortir, mais elle se trouve renfermée d'une haie d'épines si épaisse, qui lui bouchent le939 passage, qu'elle se résout à mourir là-dedans, si par cas fortuit il ne lui vient quelque secours ines­péré, qui la tire de cette prison, où elle demeure autant de temps qu'il plaît à son amoureux Geôlier, qui seul la peut remettre en liberté, comme c'est lui seul qui a la connaissance et la clef de ses prisons. Il l’y laisse ou plus ou moins selon qu'elle a de force pour soutenir cette désolation, qui lui fait perdre tout souvenir de tout ce qui s'est passé autrefois entre elle et son Epoux : la mémoire de toutes les délicieuses caresses ne lui sert plus que pour la tourmenter davantage ; elle ne sait si elle a jamais aimé véritablement, et elle se voit si malheureuse que d'être abandonnée tout à fait, ce lui semble, de son unique bien, qui seul la peut consoler, et qu'elle croit ne devoir jamais avoir d'affection pour elle à cause de son indignité, de sa pauvreté et nudité. En un mot elle est réduite à l'extrémité de la déso­lation, quoique parmi tant d'angoisses elle ressente je ne sais quelle force impercep­tible, qui la soutient et l'empêche de passer jusqu'au désespoir ; mais cela ne peut sou­lager sa douleur à cause que cette vertu est si secrète et si inconnue qu'elle n'y peut pas même réfléchir, et il semble qu’elle ne lui soit donnée que pour la faire vivre plus longtemps dans son martyre.

Angélique :

Voilà qui est étrange, c'est tout ce que j'en puis connaitre ; mais obligez-moi de me dire ce que l'âme réduite en cette extré­mite doit faire, si elle en doit sortir quelque jour et comment cela se fera.

L’Ermite :

O Dieu ! Angélique, que c'est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, et qu'il y en a peu qui veuillent seulement goûter du bout des lèvres un fiel si amer ! Sachez que le jugement de l'âme fidèle se fait ici entre Dieu et elle, et on la jette dans l'abîme d'un purgatoire, ou plutôt d'un enfer si épouvantable que la seule pensée est capable de faire dresser les che­veux à ceux qui l'ont expérimenté.

Et afin que vous voyiez l'ordre que Dieu tient ordinairement dans la conduite des âmes, souvenez-vous comment dans les états précédents, je vous ai fait voir que Dieu demande de vous une entière mort et renonciation, premièrement à toutes les choses extérieures et sensibles, et en second lieu à tous vos sens intérieurs, à toutes vos passions et affections déréglées, et généralement une parfaite soumission de toute la partie inférieure sous les lois et les règles de la raison. Le vieil Adam ou l'homme de péché doit donc expirer et mourir au moins sur la fin du dernier état : étant mort, il doit être jugé et condamné dans le commencement de celui-ci, où n'a plus de place940 que comme entre les morts.

C'est donc maintenant que celui qui jus­qu'ici avait été Prince de ce petit monde va être chassé honteusement ; c'est ici que son jugement va être fait, et l'âme délivrée de sa captivité, qui pour avoir été volontaire­ment choisie par elle contre le service et l'amour qu'elle devait à son Dieu, l'a rendue sujette à des tourments et des peines très grandes, à cause du crime de rébellion qu'elle a commis, duquel ne s'étant point suffisamment purgée dans les états infé­rieurs, tant à cause que la faiblesse ne lui permettait pas de soutenir des souffrances en quelque façon correspondantes941 à ses démérites, comme aussi à cause qu’elle était encore asservie sous le joug du vieux tyran qui, la réduisant sous l'esclavage de ses pas­sions ou mauvaises inclinations, l'empêchait de pouvoir offrir à Dieu un pur sacrifice de louange.

Mais à présent que la voilà dégagée par la bonté de son cher libérateur, et avec la fidélité qu'elle a apportée à correspondre à ses grâces, il faut qu'elle paie jusqu'au dernier denier, et qu'elle soit refondue dans le creuset des épreuves de Dieu afin que là-dedans toutes ses ordures et saletés soient consommées, qu'elle942 avait acquises dans cette région de dissimilitude, et dans cette terre d'oubli, où elle a été si long­temps bannie.

Ne vous étonnez donc pas, Angélique, de la voir précipitée dans ce chaos de ténèbres immenses, puisque les lois de l'amour et de 1a justice le demandent ainsi, et qu'elle ne pourrait atteindre jus­qu'à la montagne de Sion pour y considérer la face de son Bien-Aimé, s'il y avait la moindre tache dans son fond qui pût déplaire à ses yeux. Or, il est très certain qu'il n'y a que le feu secret d'une telle déso­lation qui puisse pénétrer jusqu'à ce fond, qui avait été couvert des peaux du péché, et par elles empêché de recevoir d'en haut les douces influences de son bienheureux Soleil, et de ne rien produire de soi qui n’eut passé au travers de ces eaux corrompues et gâtées943 par le mélange de leur iniquité. Il est donc nécessaire pour son bien qu'elle soit lavée dans ces eaux d'amertume, afin que la Babylone soit détruite et anéantie jusqu'à ses derniers et plus profonds fon­dements.

C'est pourquoi tout ce qu'il y a d'horrible et de plus effroyable dans la nature paraît à présent contre elle pour l'accuser, pour l'affliger et pour la tour­menter, et comme si elle ne faisait que commencer, et qu'elle fût encore dans les dérèglements de sa vie passée ; on appelle le temps contre elle, qui comme un témoin qui ne peut être récusé, mais qui est si exact qu'il ne laisse pas passer la moindre imperfection, tant il est impitoyable ; il lui rapporte toutes ses ingratitudes passées, lesquelles il lui fait voir sous un masque si horrible que tous les efforts qu'elle a faits pour se porter à la vertu ne lui semblent rien en comparaison de ses péchés. Dieu lui fait ressentir le poids de sa main, comme celui d'une montagne qui la va écraser. Il arrive aussi assez souvent que Dieu per­met aux démons d'exercer en ce passage certaines âmes fidèles qu'il a destinées pour être des miracles inconnus de son amour. Il permet encore pour l'ordinaire qu'en ce même passage les hommes qui vivent avec ces personnes contribuent à les tourmenter. Il souffre même quelquefois que les plus saints soient aveuglés en ce point, afin de les persécuter, ce qui leur est plus cruel qu'on ne saurait penser, de se voir affligées et délaissées par ceux de qui seuls elles pouvaient attendre de la conso­lation, soupçonnées et condamnées par ceux qui seuls les pouvaient connaître et défendre.

Quelle désolation, chère Angélique, puisqu'une pauvre âme ne saurait à qui s'adresser, ni de qui espérer consola­tion en son désastre ; elle se voit aban­donnée de Dieu, qui lui étreint le coeur tant qu'il peut, et la crucifie admirablement ; les anges ni les saints ne l'écoutent point, les hommes la tourmentent, la conscience allume en elle un feu d'enfer, les démons l'attisent par des suggestions de désespoir, de défiance de Dieu, de mécréance, de pensée contre la foi, et contre tous les plus saints mystères, et elle-même ne se pouvant supporter, elle s'écrie avec Job : “Que tout ce qui est en moi descende donc dans l'enfer”. Mais Dieu ! quels tourments, quel purgatoire, quel enfer ! Et vous vous étonnez quand on vous dit qu'il y en a si peu qui soient capables d'être introduits dans une telle vie ?

Hélas ! si parmi un million on pouvait en trouver dix de telle trempe, le monde serait trop heureux. Car qui est-ce qui pourra goûter et s'entretenir d'une nourriture qui est entièrement insipide, et qui apporte la mort seulement en la goûtant ? Croyez-moi, les hommes sont trop délicats pour vouloir s'approcher de ces viandes. Ce n'est pas le tout de dire : “Je ferai tout ce que vous vou­drez, dites-moi seulement ce qu'il faut faire”. Bon Dieu, s'il ne tenait qu'à dire, ce serait bientôt fait ; le tout consiste à être résolu de mourir en tout et partout, et pour tou­jours, et à le pratiquer en effet.

Retournons à la considération de cette pauvre désolée pour voir ce qu'il en arri­vera ; que peut-on penser qu'elle fasse, se voyant prisonnière, sans espoir de jamais recouvrer sa liberté, ni sans avoir d'autre image et pensée devant les veux que celle d'une misère éternelle, des ténèbres horribles et une tristesse insupportable ? Elle ne doit rien faire sinon de se résigner pour l'éternité que Dieu fasse en elle tout ce que bon lui semblera, si toutefois elle a encore le pouvoir de se résigner, ce qui est ainsi d'ordinaire pour la première fois qu'elle est plongée dans cet océan d'amertume, et que Dieu lui ôtera enfin, quand la force pour pâtir sera plus grande.

Il est à remarquer que Dieu ne fait passer également toutes les âmes dans de si étranges angoisses, mais pourtant il faut qu'elles soient toutes purifiées944 à proportion du degré de perfection où il a destiné de les conduire, et où elles arriveront si leur infidélité ne les empêche. C'est pourquoi leur fidélité doit être inébranlable pour ne point aller chercher, durant ce temps de désolations, des récréations parmi les créa­tures : il faut qu'elles suivent leur divin Epoux toutes nues, chargées de leur croix sur la montagne du Calvaire. Mais à cause de leur faiblesse ce Dieu d'Amour leur permet souvent de faire des pauses pour prendre haleine, et pour donner quelque relâche à la nature, qui ne pourrait pas tant supporter d'angoisses tout d'un coup.

C'est pourquoi Dieu ayant laissé les âmes dans les détresses aussi longtemps qu'il le juge à propos, il commence à leur faire revoir quelque espèce de clarté qui leur fait connaître que c'est pour leur bien qu'on les traite ainsi ; que les lois d'amour assu­jettissent à ces peines, et qu'il est nécessaire qu'elles soient détachées par ce moyen de tous les liens les plus secrets de l'amour­ propre ; cela fait un peu respirer ces âmes, et leur donne quelque espérance que Dieu ne les a pas délaissées pour toujours, mais que de vrai il fallait qu'il les traitât ainsi pour diviser entièrement l'esprit d'avec la chair, et d'avec toutes les affections et sou­venir des créatures.

Car, en effet, elles se sentent, après avoir été ainsi plongées dans cette mer d'amertume, comme hors d'elles-mêmes, dans une autre région bien éloignée, dans un tel dégoût de tout ce qu'elles ont aimé autrefois, que la seule pensée leur en est insupportable. Elles sentent au plus profond de l'esprit une vertu admirable, mais très secrète, qui les attire et les élève vers elles, en sorte qu'elles se sentent ravir sans savoir de qui, ni comment, ni aussi sans mettre empêchement de leur part, car elles ont appris dans l'état d'où elles sortent à ne se soucier plus d'elles-mêmes ni de tout ce qui se passera en elles, s'étant aban­données dans l'éternité, d'où elles ne veulent sortir pour retourner dans le temps, ni se rendre sujettes au changement, et même elles ne le peuvent sans se faire quelque violence par une infidélité très notable. Elles doivent donc selon leur état présent se laisser pénétrer et ravir par cette vertu divine, qui de plus en plus les va occuper jusqu'à ce qu'elles aient entièrement dissipé leurs ténèbres.

En quoi elles doivent bien prendre garde de ne point mêler leur action et leurs propres efforts avec cette action de Dieu, ce qui serait l'empêcher tout à fait, d'autant que Dieu veut agir lui seul, comme il est lui seul le maître de l'esprit de l'homme. Ce n'est pas comme dans les états inférieurs où il est question de réduire la partie ani­male sous les lois de la raison ; car dans cette oeuvre l'homme coopérait activement à la grâce. Mais ici où il s'agit d'unir l'esprit de l'homme avec celui de Dieu, il faut que ce soit par le moyen de l'action de Dieu dans l'homme, qui l'élève extra­ordinairement au-dessus de sa propre capa­cité dans l'éminence et la perfection de la foi, dans laquelle et par le moyen de la­quelle ce Dieu de majesté épouse sa créa­ture, s'unit à elle, la fait jouir du bonheur de sa possession, non pas en clarté et par vision comme dans la gloire, mais par expérience et par un goût aussi grand et aussi véritable comme est grande la foi qui est le lien de cette bienheureuse union.

Par là on peut connaître que la créature ainsi tirée de Dieu doit être plus passive qu'active ; et si on lui doit attribuer de l'activité, c'est celle-là seulement qu'elle doit avoir à se rendre attentive à ne trou­bler point l'action de Dieu par ses propres efforts, mais à recevoir sans résistance ce qui se passera en elle sans s’amuser à y réfléchir, prenant aussi bien garde à ne se laisser occuper l'esprit par les distractions qui ne manqueront pas de l'attaquer. Ce qu'elle aura à faire en cela est de les laisser passer comme ce qui n'est point du tout, sans s'arrêter ni à les combattre ni à les rejeter autrement qu'en s'appliquant à son attention simple, de même que s'il ne s'était rien passé.

Il faut faire ainsi dans les tentations, ou quand on sera ou qu'on aura été occupé aux choses extérieures, afin de se dégager vitement des espèces945 qu'on en aurait pu tirer. Enfin par le divers renouvellements que Dieu fait successivement dans l'âme, cette créature que nous avons vue dans l'extrémité de la disette et de la pauvreté, devient si riche et si abondante qu'il semble que toutes les délices du Paradis soient venues fondre sur elle pour la com­bler de bonheur ; en un mot c'est tout dire : elle jouit tout à plein des embrassements de son divin Epoux, dont l'honorable pré­sence lui est d'autant plus chère qu'elle a été hors d'espérance de la revoir jamais. En effet elle serait bienheureuse dans cette jouissance, si la nécessité qu'elle a d'en être privée pour une plus grande gloire de Dieu et pour son plus grand bien, ne lui venait dérober comme insensiblement ce trésor dont la possession lui semblait être due pour une éternité, à cause de ses tra­vaux passés et de la vérité de son amour.

Mais comme elle ne fait946 qu'entrer en une vie si sublime, qui demande d'elle une pureté d'esprit tout angélique, laquelle elle n'a pas encore acquise, d’autant que947 toutes les choses précédentes qui ont passé étaient seulement pour tirer l'âme d'elle-même et la purger et séparer des autres choses : c'était pour mettre la paix entre ses pas­sions, pour régler son imagination et retenir son appétit sensible.

Mais ici il se doit faire une sépa­ration948 de l'esprit d’avec l’âme, ainsi que dit saint Paul, c'est-à-dire que l'homme dégagé de la suggestion des sens et de ses pas­sions, et élevé au-dessus des discours et raisonnements dans l'obscurité de la foi et dans l'union de ses puissances spirituelles faite par la force de l’Esprit de Dieu, ne doit plus vivre que de Dieu, en Dieu et pour Dieu ; cela étant, il est nécessaire que la créature qui est destinée à un si grand bonheur, soit derechef plongée dans ce bain des amertumes dont j'ai déjà parlé, aussi pro­fondément, aussi longtemps et autant de fois qu'il plaît à Dieu.

Parce que, outre une certaine opposition et secrète répugnance qu'elle a à se laisser posséder pleinement, agiter, mouvoir et gouverner par l'action de Dieu, il lui reste encore une subtile inclination et une pente vers l'imperfection ; quoiqu'elle ne soit pas volontaire, c'est pourtant encore une rouille et comme une semence de péché, qu'il faut consumer par ce feu de la tribulation. Ce qui ne se fait pas tout d'un coup, tant à cause de la faiblesse humaine inca­pable de tant souffrir sans mourir, qu'à cause de l'ordre que Dieu veut ordinaire­ment garder dans la conduite des âmes qu'il a élevées par divers degrés, jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à leur entière consommation.

Or est à noter que949, quoiqu'il y ait toujours du plus ou du moins dans les divers sujets qui se donnent à Dieu, si est­-ce qu'il faut que tous soient exercés par cette voie de mort, chacun selon que Dieu le juge à propos. La raison est que pour venir à la résurrection de la vie avec Jésus­-Christ, il faut être morts, et qu'il vienne par sa vertu nous ressusciter, afin que nous vivions non plus nous-mêmes ni à nous­-mêmes comme auparavant, mais que lui vive en nous, et nous en lui.

Angélique :

Dites-moi, s'il vous plaît, mon Père, si l'âme en cet état n'est pas arrivée jusqu'au plus haut degré de perfection où elle puisse arriver, et si elle n'y est, quelle imperfection c'est, qui la détient et qui l'empêche d'y monter.

L’Ermite :

Je vous ai dit dès le commencement que ce n'était ici que l'entrée dans les pures voies de l'Esprit, lesquelles, quoique tout à fait950 au-dessus de celles de la chair et des sens, ont pourtant de l'ordre et de la pro­portion dans leurs degrés, en telle sorte que les plus parfaites nous951 con­duisent jusqu'au trône de Dieu, et nous font entrer dans l'éternité immuable de son pur amour. Et puisque vous désirez savoir quelle imperfection reste encore à une âme, telle que serait celle dont j'ai parlé ci-des­sus, que nous avons vue réduite, ce semble, jusque dans son néant et abandonnée à l'extrémité. Je vous dirai que ce qui la retient davantage, c'est une certaine pro­priété intérieure, qui est comme identifiée avec elle et comme unie à sa propre sub­stance qui la restreint et empêche de se laisser dilater par l'action divine, qui à cause de cela ne peut pénétrer entièrement cette âme pour la rendre pur esprit, ainsi que Dieu le désire.

C'est pourquoi il faut que Dieu, qui ne se lasse jamais quand il veut se rendre maître de nos cœurs, l'attaque par plusieurs assauts, la précipitant dans des abimes de misère et de pauvreté, tels que je vous les ai décrits, dans lesquels étant à la fin purgée de cette rouille et déchargée de cette peau de propriété, la lumière divine la pénètre parfaitement, de même que celle du soleil pénètre un très pur cristal, qui lui est opposé ; et étant ainsi délivrée des taches que le péché avait imprimées au plus intime d'elle-même, elle commence à respirer une nouvelle vie, à entrer dans une nouvelle région et à goûter les sincères plaisirs de ia liberté des enfants de Dieu.

Et moi, chère Angélique, je mettrais ici la fin à nos entretiens, si je savais que l'occasion se présentât une autre fois aussi favorable, comme à présent, pour conduire notre discours jusqu'au plus haut degré de perfection où la créature puisse arriver en cette vie. Mais de peur d'être obligé de quitter une autre fois ma chère solitude, j'aime mieux le continuer selon qu'il me sera possible, puisque je vois par l'attention que vous apportez à mes paroles que vous n'êtes pas ennuyée.

Angélique :

Mon très cher Père, au nom de Dieu, ne demeurez pas en si beau chemin, car quoique je sois à présent incapable de choses si divines, Dieu peut me changer par sa grâce comme il me donne un véri­table désir de tout quitter pour lui laisser prendre la pleine et entière possession de moi : ainsi952, si vous me refusez ce bien­fait, vous pourriez être la cause de mon retardement dans l'accomplissement de ses volontés, à cause que vous n'auriez pas voulu m'enseigner la façon de me bien comporter dans l'usage de ses grâces.

L’Ermite :

Je vois bien que je n'ai que faire d'espérer de repos cependant que je serai avec vous ; c'est pourquoi il vaut mieux que j'achève le plus tôt que je pourrai pour m'enfuir dans mon ermitage.

Commençons donc au nom de notre Sauveur, et entrons dans les voies admi­rables de ces chérubins de la terre, qui éclatent dans l'Eglise avec autant de splen­deur et de lumière par-dessus le commun des autres saints que le soleil paraît par-dessus les étoiles, et qui sont d'autant moins compris et connus que leur lumière est plus simple et plus relevée, et leur vérité plus entière et plus parfaite. Car ceux-ci n'ont plus de commerce ni rien à démêler avec les créatures parce que, comme j'ai dit, la lumière divine les a tellement pénétrés qu'elle les a rendus semblables à son inestimable pureté ; elle les a identifiés avec elle, et est comme l'âme et la vie de leur esprit ; ils n'agissent qu'en elle et par elle au-dedans et au-dehors, de façon que ne recevant rien et n'ayant point à faire du reste des autres créatures, cette même lumière les conserve dans la pureté qu'elle leur a apportée par sa communication sans que rien les puisse souiller ni même dé­peindre par des espèces étrangères.

C'est en cet état ici que se débordent sur la créature les torrents de la Sagesse divine ; c'est ici que lui sont montrées les raisons des merveilles de Dieu, et surtout de celles qu'il exerce sur les âmes. C’est ici qu'on connaît les bontés et les miséricordes de Dieu envers les hommes, et leur ingratitude envers lui. On voit ici tout à clair ce qui empêche les âmes de s'avancer dans la perfection à laquelle Dieu les avait appe­lées ; et enfin c'est ici que l'on connaît de nouveaux moyens de s'abîmer dans la Divinité, pour s'y perdre si heureusement qu'il ne reste plus de dissemblance percep­tible des fleuves d'avec l'océan infini de la même Divinité.

Quoique cet état dont je parle soit rempli de si merveilleuses délices qu'il semble incomparable, et qu'il dût être exempt de toutes les attaques qui pourraient troubler son bonheur, si est-ce qu'il y a bien à se donner de garde, parce que la chute en serait d'autant plus périlleuse qu'on tomberait de plus haut. Aussi les combats y sont sans aucune comparaison plus rudes que tous les précédents, parce que ce n'est plus avec la chair et le sang qu'on a à faire ; il n'est plus question de détruire l'in­clination et la pente vers les passions gros­sières et leur imperfection, mais il faut ici lutter avec les puissances de l'iniquité spi­rituelle, qui prennent pour le champ du combat ce qui doit être notre fort et notre retraite ; ils se servent des armes avec les­quelles nous les combattons pour les détruire. Car ils font tous leurs efforts pour nous faire réfléchir sur l'éclat de ces belles lumières que nous possédons si avan­tageusement ; ils voudraient nous faire mirer dans ces beautés, et nous ravir par une vaine complaisance, ce qui ne nous a été donné qu'après une infinité de travaux.

O Dieu ! qui évitera les pièges qui sont tendus en cette voie par nos ennemis sur le penchant de notre nature, quelque perfec­tion qu'elle puisse avoir acquise : c'est ici où les démons remuent toutes sortes de machines pour jouer de leur reste. C'est pourquoi si jamais l'âme a témoigné de la fidélité à demeurer dans son néant, c'est maintenant qu'elle en doit faire paraître en effet pour recevoir en soi toutes les mer­veilles de Dieu, toute la science et les con­naissances des anges s'il voulait les lui communiquer sans en retenir quoi que ce soit pour elle, sans s'y arrêter le moins du monde, qu'elle soit seulement comme un canal très pur qui ne retient rien du tout de toutes les eaux qu'il a reçues.

C'est ainsi que l'âme doit faire, quelque lumière qu'elle puisse avoir. Celles qui la porteront à s'anéantir, qu'elle consente à leur effet, et qu'elle ne mette point empê­chement à leur impression ; toutes les autres qui ne sont propres qu'à éclairer et enrichir l'entendement de quelque part qu'elles viennent, qu'elle ne les rejette pas si elle ne s'aperçoit manifestement qu'elles fussent du diable ; qu'elle ne s'y arrête pas aussi, mais qu'elle demeure anéantie en laissant faire à Dieu ce qu'il voudra en elle. Si elle n'a une fidélité entière pour déclarer à son directeur tout ce qui se passe en elle jusqu'au moindre mouvement, elle est en très grand danger, au moins si les lumières sont si abondantes, comme je suppose, ou que Dieu par un effet extraordinaire de sa bonté ne la préserve. Ceux qui ont l'expérience de ceci, soit par eux ou par ceux qu'ils ont conduits, savent que cette vérité est infail­lible.

Il est vrai que Dieu donne d'ordinaire un contre-poids à ses faveurs, permettant que ceux qui les reçoivent soient affligés de quelque tentation qui soit fort humiliante et qui les confond dans leur néant, leur faisant voir qu'ils ne sont rien et qu'ils ne peuvent rien d'eux-mêmes, et que s'ils ont quelque chose de bon, ils le doivent tout à la grâce, et rien à leurs mérites. Ceux qui sont véri­tables et fidèles parmi tous ces trésors qui leur sont départis du ciel, sont en admiration à Dieu et aux anges, parce qu'ils semblent égaler sa bonté et sa puissance, en lui ren­dant autant qu'ils ont reçu d'elle, faisant recouler tous ces dons dans leur propre source avec autant de pureté, ce semble, qu'ils en avaient à la sortie de celle-ci953.

Or quoique tout cet état soit admirable en perfection, si est-ce qu'il a divers degrés, car au commencement, les lumières qu'on y reçoit sont plus multipliées, et ont moins d'étendue que celles qui sont données au milieu ou à la fin. Cela vient de ce que l'esprit, quoiqu'il ne soit plus restreint par les affections des créatures ni des rouilles qu'il avait contractées, n'est pourtant pas encore si subtil ni si épuré en soi-même qu'il puisse égaler les lumières qu'il reçoit.

Une comparaison nous fera voir assez nettement, ce me semble, comment cela se fait. Nous voyons que la lumière du soleil pénètre le verre et le cristal : il y a néan­moins du verre et du cristal, qui empêche davantage la lumière de se communiquer et qui restreint davantage son effet, parce que ou il est moins clair, ou il y a quelque ern­pêchement ; néanmoins la lumière pénètre, mais non pas si parfaitement. Or nous voyons aussi que, quelque clarté et pureté que puisse avoir le cristal et le verre, il empêche pourtant et restreint davantage la lumière que ne fait l'air, lequel elle pénètre si parfaitement qu'il semble qu'il n'y ait point de distinction entre elle et lui.

C'est de même à proportion dans l'af­faire dont nous parlons. Car quoique l'es­prit n'ait plus rien de grossier qui résiste à la lumière, il n'est pas dès le commence­ment si épuré qu'il n'y ait beaucoup de dissemblance et de distinction entre lui et les lumières de Dieu.

C'est pourquoi notre Dieu, s'accommo­dant à sa capacité présente, multiplie et divise ses lumières et les lui communique distinctement, jusqu'à ce que, par la vertu de sa grâce et la coopération de l'homrne, l'esprit soit élevé à une telle excellence et étendue que de même que l'air semble n'être qu'un avec la lumière du soleil, ainsi l'esprit semble n'avoir aucune dissemblance ni distinction avec les lumières divines, qu'il semble que son étendue soit égale à la leur.

Je vois bien que vous êtes en peine quelle fidélité et quelle coopération on peut et on doit apporter ici, puisque j'ai dit qu'il n'y avait qu'à se laisser conduire et que Dieu était tout seul le maître ; qu'il n'y avait qu'à suivre son action, et ne mettre point empê­chement à ses desseins.

Je réponds à cela954 que ce que je vous ai dit est vrai, et que la coopération de la créature est de se laisser enlever aux impressions de Dieu qui l'attire comme hors de soi-même, qui l'élève, la purifie, et l'étend ainsi que nous voyons que les impressions du soleil attirent la rosée, et la subtilisent tellement que ce qui était eau devient air.

Mais remarquez, je vous prie, que les morts qu'il faut ici subir, sont si admirables et si inconnues qu'il n'y a que Dieu qui les puisse enseigner. Tout ce que j'en puis dire, c'est que la créature se doit laisser anéantir, ce qui se fera aussi par degré et successivement, à mesure qu'elle sera fidèle à se perdre et à se laisser aller, et à mesure de cela, ses lumières seront plus étendues et plus universelles, et feront toujours voir à l'âme qui les reçoit qu'elles ne sont point encore dans la plénitude, et selon l'étendue qui se pourrait faire, ce qui lui ferait con­naître son imperfection, et la porte à se laisser anéantir en ce qui lui reste de propres lumières et de désirs, tant bons soient-ils, et se laisser absorber et engloutir par la vérité et bonté même. A quoi étant arrivée par succession de temps et par divers changements, elle n'a plus qu'une vue, qu'une lumière, qu'une vérité qu'elle possède en soi-même sans distinction et comme si c'était une même chose avec elle. Il n'est point nécessaire de rapporter ici le comble du bonheur que la créature possède dans un état si parfait, aussi peut-être est-il impossible de le faire. C'est pourquoi je l'en laisserai jouir à repos, tant qu'il plaira au divin Soleil qui lui communique tous ces trésors, de la faire participante de ses divines lumières. Ce n'est pourtant pas encore ici où elle doit s'arrêter : autrement elle commettrait une faute irréparable.

Angélique :

Hé Dieu ! mon Père, que peut-il rester davantage ? Comment la créature peut-elle passer outre ? Quelle plénitude de lumières peut-elle avoir plus grande ? Quel état plus haut peut-on concevoir, que celui où la capacité de l'âme égale l'excellence de tous les dons qu'on lui saurait présenter, et où l'ceuvre semble atteindre le dessein et l'idée de son ouvrier ?

L’Ermite :

Ne vous étonnez pas, Angélique, c'est un abîme que la Divinité, et nos esprits sont trop faibles pour pouvoir com­prendre les diverses manières et les degrés qu'il y a d'y participer : quand on pense avoir fait et d'être à la fin de son oeuvre, on ne fait que commencer. Mais afin de ne vous laisser point en suspens et d'achever de vous déclarer ce qui me reste à vous dire des voies de Dieu dans sa créature pour se l'unir le plus parfaitement qu'il se puisse en ce monde, il faut que vous sachiez que quelque perfection, quelque étendue et quelque lumière qu'ait pu avoir l'âme jus­qu'ici, elle n'a pourtant contemplé sa sou­veraine vérité, que dans le miroir des clartés qui lui ont été communiquées, elle ne s'est unie à elle que sous l'énigme des vérités particulières qu'elle a reçues.

C'est tout de même que, si quelqu'un, ne voyant pas le corps du soleil en soi-même, le regarderait dans une eau bien claire. Or, comme toutes les plus excellentes lumières créées, et les plus excellentes communica­tions que Dieu fasse hors de soi-même, ne peuvent être la fin dernière de la créature raisonnable, et qu'il n'y a que Dieu seul lui-même qui955 soit le bienheureux objet de l’âme dans l'état de la gloire, et celui de son amour durant son pèlerinage dans le monde, il n'y a aussi que lui seul ni qui la doive arrêter ni qui la puisse contenter. Et quoique dans les états précédents il semble que toutes les délices du Paradis aient fondu sur elle, si pourtant elle était empêchée de passer outre dans ce dernier état d'union, toutes ces belles lumières ne lui serviraient que d'enfer et de matière de tourments. Aussi Dieu les lui fait-il voir (après qu'il les lui a communiquées dans toute la plénitude de sa capacité) comme étant si peu de chose au prix de lui956, qu'elle doit chercher et aimer, et qui est la source dont sont sorties tant de faveurs et largesses, qu'elle entre alors facilement dans l'indifférence de les avoir ou d'en être privée. Mais hélas, il faudra bientôt crier les hauts cris, et enfin expirer dans l'extrémité de la pauvreté et misère. Jamais rien ne fut si affreux et si horrible à la nature que ce qu'elle va souffrir, et à quoi elle s'attendait le moins.

Car tout ce bel état lumineux vient à s'obscur­cir tout d'un coup, ou peu à peu, selon que Dieu le juge à propos, mais enfin elle se trouve destituée de tout, elle ne voit rien en soi que le pur néant, toutes ses connais­sances se sont évanouies ; le Paradis et l'enfer lui sont, ce semble, indifférents ; elle ne sait ce qu'elle est, ni comment elle est devenue ainsi ; elle se souvient bien de ce qui s'est passé en elle, mais cela ne fait plus d'impression ; elle n'est plus en pouvoir ni de se plaindre ni de chercher les moyens de sortir, ni d'avoir recours à personne, car il lui est avis que tout est anéanti pour elle, et qu'elle est chargée du poids d'une mon­tagne infinie au-dessus de laquelle elle ne pourra jamais se relever. Sa désolation n'est plus dans l'activité ni dans des dou­leurs pressantes comme au commencement de ces voies de l'Esprit, car ici elle n'a plus de forces actives pour résister ou pour soutenir, mais elle est comme réduite à la simple subsistance, tout le reste demeurant comme anéanti sans aucune vigueur.

On peut dire qu'elle est réduite comme jusqu'à l'état de la matière première, et disposée à recevoir sans résistance telle forme qu'on lui voudra donner. Je puis pourtant bien assurer qu'elle n'en peut recevoir de mau­vaises, puisque957 la nature corrompue qui y en pourrait intro­duire est si fort anéantie, et que le diable ne connaît rien en cet état, beaucoup moins y peut-il entrer : il a puissance de Dieu de ruiner, de perdre, de détruire tout ce que l'âme possède, qui n'est point elle-même, mais de pénétrer dans le centre et dans le fond, cela est réservé à Dieu seul ; aussi est-ce son sanctuaire où il veut être glorifié, ainsi l'ennemi n'y saurait mettre ses ves­tiges ; tout958 le reste, hormis cela, est aban­donné à sa rage qu'il ne manque pas d'exercer sur ces âmes chéries de Dieu, qu'il sent tellement opposées à son iniquité et qu'il hait à cause de cela si étrangement qu'il voudrait les détruire avec l'auteur de leurs perfections, s'il était en son pouvoir ; il les attaque bien souvent par dehors, leur apparaissant en formes hideuses et hor­ribles pour leur faire peur ; d'autres fois il les veut épouvanter par des bruits ; d'autres fois il les bat, il se moque d'elles et leur fait de semblables méchancetés à l'exté­rieur, ne pouvant leur nuire au-dedans et ne recevant que de la confusion de tous ses efforts, ce qu'il craint étrangement.

Mais comme mon dessein n'est pas de parler des démons ni de ce qu'ils font aux personnes spirituelles et saintes, d'autant que cela n'arrive pas ordinairement, mais seulement par une spéciale dispensation divine, il faut ramener notre discours où nous l'avons interrompu, pour contempler la misère de cette pauvre âme réduite au néant de ses opérations, et ensevelie comme entre les morts éternels desquels personne n'a mémoire, dans l'impuissance de se mouvoir ni de côté ni d'autre, si on ne la remue.

O Dieu ! chère Angélique, qui est-ce qui pourrait dignement parler de cet état où la créature est réduite ? Il n'y a que celui qui l'y a mise qui le puisse connaître parfaite­ment ; tout ce qu'on en peut dire n'est rien, et qui est-ce qui pourra répondre à l'inter­rogation de Job, qui demande qu'on lui dise où est l'homme qui est réduit à cet entier dépouillement de toutes choses intérieures et extérieures, et qui est tout à fait con­sommé ? Celui-là seul le peut savoir qui connaît les choses qui ne sont point aussi bien que celles qui sont, et les appelle par leur nom. Puisqu'on ne peut suffisamment en parler et qu'il serait inutile de le faire, passons de ce néant, à l'être qui lui est ensuite donné et qui est infiniment meilleur que tout ce qu'elle a eu et goûté jusqu'ici.

Nous avons dit que ce qui reste à une âme en cet état d'anéantissement, est son fond ou son centre, que d'autres appellent la pointe de l'esprit, qui la fait subsister et où toutes ses forces se sont retirées comme dans un lieu incorruptible et immortel ; lesquelles forces, s'étant renouvelées dans leur propre source en qui est la vraie demeure et le royaume de Dieu dans l'homme, où il communique immédiatement ce qu'il veut opé­rer dans ce même homme, en sortiront ensuite avec une vigueur et une énergie toute divine. On pourrait dire des merveilles sur tout ceci, mais comme je cherche plutôt la pratique que les lumières, quelque admi­rables qu'elles puissent être, je laisserai à parler de cela à d'autres pour traiter de la résurrection que Dieu fait dans les âmes qui se sont laissées conduire à la mort par la force de son action sur elles.

Il faut donc que vous sachiez, Angélique, que l'âme et toutes ses puissances étant retournées et réduites dans ce fond, [ou] pour mieux dire, étant faites une dans cette nudité d'esprit, lorsque dans ce sanc­tuaire tout est dans un repos éternel, non pas de jouissance, mais d'action, comme je l'ai fait voir plus haut, Dieu tout-puissant et d'infime bonté, qui voit sa créature plongée par sa fidélité au profond abîme de son néant, et qui a perdu son être actif pour le laisser lui seul opérer dans son sanctuaire, Il y descend, non plus comme auparavant par l'abondance de ses lumières pour lui représenter ses diverses beautés, mais lui­-même il se donne à l'âme et se fait goûter à elle d'une façon inexplicable et qui sur­passe tout ce qu'en peuvent concevoir les créatures.

Ce n'est pas pourtant par vision, car cela est réservé dans le Paradis, mais c'est par une expérience si certaine, si admirable et si réelle que rien au monde n'est plus vrai : elle possède959 tout, et est toute possédée de lui ; il la fait revivre de sa propre vie, autant que la créature en est capable, et il l'élève a un état si haut et si noble que les anges en sont en très grande admiration ; toute sa vie n'est plus qu'en Dieu, par lui et pour lui. Et comme elle a été réduite au dernier principe, elle a été faite semblable à lui par l'éloignement de toutes choses étrangères, en sorte qu'il semble qu'il ne lui soit960 demeuré que le pur être, qui est le seul objet qui atteint immé­diatement la Toute-puissance de Dieu, qui a colloqué961 pour jamais son trône dans cette bienheureuse962 créature, laquelle recevant en soi le terme de la fécondité du Père Eternel, non pas en égalité, car cela est impossible à la créature, mais selon sa capacité, elle est ravie par ce second reçu vers963 le principe de son origine, par un amour non pas égal au principe incréé, mais au principe créé, uni et jouis­sant du principe incréé : ce qui rend la créature si heureuse et le Créateur si glo­rieux qu'il est difficile de concevoir une plus grande merveille dans le monde que celle-là.

Je finis, Angélique, car il n'est pas permis à l'homme de révéler les secrets qui se passent ici entre I'Epoux et l'épouse ; cela ne doit être connu qu'à eux deux, qui seuls en goûtent les délices.

Et pour vous, vous devez être plus curieuse de vous dis­poser par la grâce de Dieu et par votre fidélité à laisser opérer Dieu en vous et ne mettre point empêchement à ses desseins, que non pas rechercher ces choses si hautes. Je puis vous assurer que vous y parvien­drez, si vous faites ce que je vous ai dit, vous confiant entièrement en la grâce de Dieu, et nullement dans vos forces.

Si j'ai dit quelque chose qui soit mal à propos, croyez que c'est par mon ignorance, et non par mauvaise volonté et opiniâtreté : car je soumets le tout entièrement à la correction de notre Mère la Sainte Eglise Catholique et Romaine. Et vous, je vous recommande au Père, au Fils et au Saint-Esprit, pendant que je vais me retirer dans mon cher ermitage, où je prierai Notre-Seigneur qu'il accomplisse en vous ce qu'il a destiné de toute éternité. Ainsi soit-il.


Corrigenda (du tome I précédent)

Des erreurs dans notre lecture d’une reproduction médiocre du ms. B.N.F. fonds francais 19 345 affectent les très beaux « Traités de la vie intérieure et mystique » qui achèvent le volume : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », éd. du Carmel, 2007, pages 253 à 333. Nous remercions vivement le P. Irénée Noye, qui nous a communiqué ses avis et ses corrections établies par recours direct au ms. :

page ligne texte corrigé ou comportant des additions et nos (annotations)

89 11 toute l’âme coupée [sic], on sentira

120 14 guère personne (suppression de : [de] )

141 27 ailleurs la Sagesse (suppression de la virgule)

141 note 32 (suppression de la note)

255 note 6 (suppression de la note et rétablissement dans le texte :)

qui est enveloppée et entourée

256 note 7 (suppression de la note et modification dans le texte :)

dans le désordre et dans ses assujettissements à la chair qui sont

258 note 10 (devient :) Hebr. 6, 6.

(et modification de la citation :) Christum istarum crucifigentes in

259 note 11 (peut-être :) ressentissions ?

259 1 à 3 …[11] rendre heureux et content et de n’avoir point…

(pas d’alinéa et suppression de la note 12)

260 7 inhabitare

260 13 infâmes ordures, les

260 23 soyons formés de cela

261 7 en le faisant et en le souffrant

266 1 à 3 qui faisait son établissement en Jésus-Christ, se trouve si obscurcie

qu’il ne lui en reste plus que la substance en un mot, aussi fortement

270 11 à l’âme (suppression du doublon)

273 note 26 (suppression de l’interrogation)

276 note 2 (suppression, car la lecture est certaine)

276 16 à 18 Il est [37] (omission) préalable de détruire en nous

totalement et d’avoir arraché de l’âme jusqu’aux plus

petites racines qui sont ses inclinations qu’il a laissées

279 10 aures

296 note 11 (suppression de la note et rétablissement dans le texte :)

pour le présent, puisque

305 7 les produit en

311 note 20 (note remplacée par :) Le copiste semble avoir mélangé deux

rédactions dont l’une aurait dû être biffée.

311 9 Il est vrai qu’elle la met

311 12 à 16 et par amour, et que ces sacrées

(omission de : De la plénitude … principe).

316 note 25 (devient :) II Cor., 3, 18 : …de clarté en clarté par

l’esprit du Seigneur.

333 dern.ligne Fin, Ce 5 mai 1673. (en conformité avec la p. 25).



Quatrième de couverture :


Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) est le disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson (1571-1636) qui inspira la réforme des Grands Carmes : il poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion, vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, ainsi que vers des dirigées, dont la jeune Jeanne-Marie Guyon. Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait mal reconnaître des historiens religieux, à l’exception notable de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin.

On trouvera ici six traités réunis harmonieusement sous le titre pertinent d’Entrée à la divine Sagesse. Textes essentiels qui témoignent d’une très profonde expérience personnelle, ils portent sur la voie spirituelle proposée aux Grands Carmes au moment du bel essor de la réforme : plein d’élan et porté par l’influence du milieu mystique de Rennes où avait vécu Jean de Saint-Samson, Maur de l’Enfant-Jésus expose une voie complète dont le terme est la déification. Il s’exprime sans précautions particulières, alors que celles-ci deviendront de plus en plus nécessaires après la première et célèbre cabale « anti-mystique » du siècle menée contre lui et contre son ami Surin.

Tout commence par un don de la grâce qui permettra le progrès dans l’amour pur. L’heureuse initiative divine secondée par un renoncement rigoureux met en route le pèlerin dans son chemin mystique. Puis survient la fin des ravissements, des lumières et des opérations sensibles. C’est le début de l’état de foi obscure dont les abandons successifs sont longuement et finement analysés par Maur. Au terme, toute la place est laissée au divin : Dieu “prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même [...]on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image.”


















432 kcse sans sacré berceau (Maur I : 660)








Table des matières

JEAN DE SAINT-SAMSON 3

Un Florilège 3

3

Présentation 5

Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi. 7

Le Cabinet mystique (Première partie) 16

Livre second. Le cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées. 20

Première partie contenant divers traités ou exercices, proportionnés aux différents états de la vie contemplative. 20

Correspondances mss. de Rennes au Cabinet mystique de Donatien 71

Sources manuscrites 75

Textes choisis dans l’ensemble de l’œuvre de Jean éditée en 1658 93

94

Vrai Esprit du Carmel [extraits choisis] 95

Deuxième partie du Cabinet mystique [Chapitre 6] 121

Traité Miroir de conscience 224 [...] 123

Le miroir et les flammes de l’amour divin, disposant l’âme à aimer Dieu en lui-même. 302 [...] 124

Livre Sixième. Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’Amour divin. 385... 128

Relevés du Tome II  128

Quelques lettres 132

La direction de Dominique de Saint-Albert 136

150

Une « Autorité » pour Madame Guyon 152

ETUDES & SOURCES 198

199

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples 200

Pour aller plus loin ! 223

Table des matières 228

Dominique 237

de Saint-Albert 237

Œuvres mystiques 237

PrÉsentation gÉNÉrale 239

La Vie par le P. Nicolas de Saint Donatien 249

La doctrine (E. Tonna) 288

Traité trÈs exquis et mistique (ms. d’Avignon) 310

Traité trÈs exquis et mistique (ms. de Tours) 329

Traité sur la ThÉologie mystique (composition J. Brenninger) 344

Excellent Traité de l’oraison infuse et des dispositions nÉcessaires de l’Âme 356

Exercice spirituel 382

Correspondance de Dominique de Saint-Albert avec Jean de Saint-Samson 423

Témoignages sur Dominique de Saint-Albert. 438

Supplément de correspondance 462

Note de Dominique Tronc à l’intention d’un futur éditeur : 473

Avant-propos 475

MAUR DE L’ENFANT-JÉSUS, GRAND CARME. 476

LETTRES DE DIRECTION 486

Présentation 487

Lettres à Jeanne-Marie Guyon, jeune femme mariée. 490

Lettres à une religieuse de la Visitation. 502

TRAITÉS 511

Présentation. 512

Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. 517

Première partie. 517

Seconde partie. 544

Troisième partie 569

[Premier] traité de la vie intérieure et mystique 594

[Deuxième] traité de la vie intérieure et mystique 604

Mise à disposition du corpus de l'œuvre. 631

Entrée a la divine sagesse 636

présentation 637

643

Entrée a la divine sagesse 644

EPITRE DEDICATOIRE A LA SAGESSE ETERNELLE 645

A TRES VERTUEUSE ET ILLUSTRE DAME MADAME MAGDELAINE MOLE, ABBESSE DE SAINT ANTOINE DES CHAMPS, A PARIS. 645

AVANT-PROPOS 646

648

649

Théologie chrétienne et mystique 649

SANCTUAIRE DE LA DIVINE SAPIENCE 678

Montée Spirituelle, 691

exposition des COMMUNICATIONS DIVINES DANS TOUS LES ÉTATS ET DEGRÉS DE LA VIE MYSTIQUE ET SPIRITUELLE. 704

TRAITÉ DE LA FIDÉLITÉ DE L'AME A SON DIEU 718

Les trois portes du palais de la divine sapience ouvertes en trois dialogues d'un solitaire avec une personne fort désireuse d'y entrer. 721

Corrigenda (du tome I précédent) 743

fin




Imprimé sous Lulu.com, novembre 2020

© 2020.

Licence Creative Commons
Ce travail est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. - This work by Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0

1Reprise de pagination après une Vie de Jean de Saint-Samson rédigée par l’éditeur Donatien paginée 1-72.

2Sur le total des deux tomes on rencontre trois paginations : 72 + 1044 +16 = 1132 pages à 2 colonnes de 60 lignes de ~40 caractères totalisant plus de cinq millions de signes.

3Sur le web fin 2017 on trouve référence au P.Yves Jausions

4Par ailleurs critiqué par des confrères peut-être jaloux en tout cas grands défenseurs de Jean. Voir Bouchereaux.

5Sur banc éclairé généreusement partagé par l’archiviste des fonds d’Ille-et-Vilaine. DVD communiqué à ces archives à Rennes. Mais qui utilise encore un tel support? Je proposerai prochainement l’ensemble téléchargeable en ligne sur  www.cheminsmystiques.fr

6Jean de la Croix reste à compléter par l’œuvre de Quiroga, premier «historiador» de l’ordre naissant. Max de Longchamp et moi-même ont souligné son importance. Mais les manuscrits de la BNE n’ont à ce jour pas été exploités!

7Partiel, car Dominique de Saint-Albert est un autre grand mystique, sans oublier Maur de l’Enfant-Jésus et d’autres.

843n10

9Reprise de l’«Exercice pour entrer en la vie suréminente pour la commencer, pour s’y avancer et pour l’aschever, 10 [courts] chapitres», ms. Rennes, 9 h 43, liasse n.8, ff ° 319r ° -326 v °. Le présent chapitre 6 commence au f° 320, «Les pénibles morts d’amour consommant, chap. second», ainsi : «Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles très éloignées et abstraites de la plus que divine et éminente voie de l’esprit lesquelles consistent comme l’on sait, en une entière mort et annihilation de toutes choses créées aussi bien que de soi-même, il ne sera pas besoin d’en parler davantage. Je dirai seulement…»

10choses créées; sur quoi on remarquera que la différence du pouvoir fini de l’intellect en son action, d’avec la volonté élevée par amour au-dessus de tout intellect créé : en cela dis-je, se verra le fini de l’infini. La raison de cela est [f ° 320v °] que ce que l’un achève à force d’action, l’autre pour l’avoir surpassé à force d’amour actif le possède en passif et lors se voit la suréminente élévation de son esprit en l’esprit incréé, voire au-delà de toute éminence d’être et non-être. Ce qui aura grande force pour confirmer et stabiliser la foi de l’esprit ainsi insensiblement transformé en son objet. Que si [R] (omission)

11vacuité [R]

12Abandon de [R] f ° 321v °, que l’on retrouvera ci-dessous.

13Reprise de [R] f ° 321v ° :… très simple vue de raison, hautement illuminée, mais cela est bien peu ou rien au respect de ce qu’on a vu en plénitude. /[longue insertion par Donatien qui reprend ici — très approximativement — sa source :] Parlons maintenant du regard divin, lequel jusqu’ici a sorti ses plus hauts effets, purgeants, illuminants, et consommants. Ce regard n’est autre que Dieu… [R]

14Ici Donatien quitte sa source au début du f ° 322, fin du 2e chapitre du ms.

15Commenté dans les Justifications, clé 58, «Scandale» par madame Guyon ainsi : «On rapporte ce propos du bienheureux Jean de la Croix dans sa vie que, dans l’extrémité des peines qu’il souffrit dans sa dernière maladie, le prieur du couvent le traita et le persécuta avec une dureté incroyable, lui refusant tout ce qui pouvait lui donner quelque soulagement, soit dans le corps, soit dans l’esprit, et lui procurant tous les ennuis qu’il pouvait. […]» 

16Paragraphe cité dans les Justifications, clé 21. Fécondités spirituelles, §1, avec l’extrait suivant du commentaire par madame Guyon : «On écrit que saint François d’Assise et sainte Claire se communiquaient de la sorte dans leur contemplation mutuelle. Ces communications sont d’une si grande pureté que la moindre chose les ternit et les arrête.»

17Reprise du dernier chapitre de l’«Exercice pour entrer en la vie suréminente pour la commencer, pour s’y avancer et pour l’aschever, 10 [courts] chapitres», soit : «De l’essence de la vraie vie en union sans différence. Chap. dixième », Rennes, 9H43, n.8, f°326. Ce chapitre très court mérite d’être lu dans sa forme d’origine : «Puis que tout ce que nous avons dit jusqu’ici de l’excellence de telles âmes plus hautement et plus excellemment déifiées de Dieu, Dieu présuppose avoir surpassé toute action et passion et toutes les plus hautes montées créées et non créées qui se puissent atteindre, tant à l’action qu’en delà de l’action. Il faut maintenant dire quelque chose de ce qu’il se fait et expérimente aux dites âmes très hautement déifiées de Dieu en Dieu, toutes perdues consommées à elles-mêmes, et déifiquement déifiées, bien loin au-delà des plus hautes déifications procédantes de l’action de la passion et surpassion, en l’unité jouissante, qui en tant qu’unité n’opère point; mais est oisive, en laquelle les personnes prises en essence, sont unité oisive, de laquelle sortant chacune d’elles à leur propre action se béatifient infiniment au-delà de toute compréhension ou intelligence créée, par un seul acte perpétuel où ne se voit ni temps ni éternité perçue ni perceptible, mais infiniment loin de là. Cette essence suressentielle réside toute en soi, pour soi et par soi, se comprenant toute et totalement en sa suprême plénitude par regard [f ° 326v °] très fixe et immobile qu’elle fait sur toute son infinie étendue sans distinction des personnes, en laquelle plénitude et étendue, les âmes dont nous parlons, sont Dieu même, puis que très largement étendues au-delà de toutes bornes et limites créées et créables sont lui-même, soit en caliginosité, en lumière, en passion ou surpassion, ou en ignorance ou par dessus l’ignorance. Ce qu’on expérimentera être ainsi par les perceptions sans perceptions, par la connaissance, voire par-dessus la connaissance. » [R]

18Fin du parallèle au chapitre dixième qui vient d’être donné en note.

19Affirmation nette d’une déification possible dès ici-bas.

20La fin de la première partie du Cabinet mystique (ce chapitre et le suivant) serait à mettre en relation avec le témoignage suivant qui en laissa plusieurs perplexes : «… ledit compagnon traita et communiqua fort avec lui [Jean de Saint-Samson] et fort longtemps et lui demanda s’il avait vu les écrits du P. Jean de la Croix, il lui répartit que oui et qu’ils étaient fort excellents, mais qu’il y avait encore une vie par-dessus cela : les traités qu’il a faits de la “Consommation du sujet en son objet” feront bien voir son dire être véritable.» (rapporté par le P. Joseph, Rennes, boite 9 h 39, liasse n. 4, 131).

La scène se situe aux environs de 1629. Blommestijn, op. cit., p.100 & 165, renvoie au début du chapitre 10 ci-dessous, refuse d’y voir une comparaison entre deux maîtres, y voit l’affirmation d’un état qui ne peut être acquis qu’après la mort (sinon l’amour disparaîtrait?) soulignant «le dépassement progressif et indéfini du processus mystique, nécessaire pour anéantir l’amour-propre» (mais ce n’est plus nécessaire au stade avancé de consommation du sujet en son objet).

Nous pensons qu’il faut prendre l’affirmation de Jean de Saint-Samson telle qu’elle se présente, sachant par ailleurs que toute l’œuvre du premier Jean ne nous est pas parvenue (on dispose cependant de textes forts tel Vive flamme, str.3, § 78). On touche ici à la diversité des opinions quant au lieu et au temps d’une déification possible (v. la controverse autour des versions du Cantique spirituel).


21Ceci loin d’être charabia exprime en quelque sorte une «circulation de l’Énergie» divine.



22Expérimental.

23Clair et de nature expérimentale.

24Illusion dont souvent l’orgueil découle.

25Nous prenons pour titres secondaires les résumés italiques placés en marge. Les deux premiers titres reprennent l’«Exercice d’élévation d’esprit à Dieu», ms. Rennes, 9 h 39, liasse n.1, ff. 1 r ° -3 v °. Cet exercice vint en réponse à la demande qui lui fut faite par Philippe Thibault, grande figure de la réforme de Touraine : «… Jean dut faire derechef une année de noviciat 1612‑1613 — exigée depuis 1608. Mais déjà, Philippe et Mathieu [Pinault] avaient demandé au Père Louis Perrin faisant un séjour à Dol pour y prêcher le carême, d’examiner l’état intérieur du frère Jean. /Les supérieurs de Rennes s’efforcèrent d’inventer de rudes épreuves pour mesurer la trempe de son âme et découvrir le fond de son cœur. En effet, la situation était un peu paradoxale : le disciple d’il y a huit ans devait examiner la solidité de la spiritualité de son maître d’antan, et l’introduire dans les pratiques spirituelles de la réforme. Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique, étant incapable de retenir les transports de l’oraison contemplative [!]. C’est pourquoi Philippe l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit et son état de suréminente mysticité. Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes.» (H. Blommestijn, op. cit., 82-83.). — Donatien suit fidèlement ce compte-rendu tout en lui donnant une forme impersonnelle; nous indiquons les variantes significatives de Rennes [R].

26Mon exercice consiste en une entière élévation [R]

27espèces qui se puisse sentir en [R]

28également, soit que je sois à moi à ne rien faire, soit que je fasse [R]

29raisonnable. /C’est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même en nudité et obscurité d’esprit; élevée par-dessus toute lumière inférieure à cet état. [R]

30regard, qui est fait de lui et en lui par mutualité de regard. /Le continuel [R]

31son Objet, qui le tient immobilement arrêté en profonde simplicité; il le contemple perpétuellement en sa nue et simple jouissance [R]

32extase en soi-même [R]

33objets naturels et spirituels, qui sourdants [surgissant] presque [R]

34délices. /Et quoi qu’une telle âme souffre au-dehors, soit en agitation naturelle de ses puissances, ou en son cours, supposé, dis-je, qu’une telle âme réponde uniquement et toujours à Celui qu’elle voit et qui l’occupe par son entière et fidèle attention de tout elle, cela, je dis ces agitations mêmes, la rendant de plus en plus profondément occupée à son regard et à son repos simple, elle jouit, dis-je, en cela même en certaine manière, du Paradis en terre. Mais [R]

35soit un, et une [R]

36Ici se termine l’«Exercice d’élévation d’esprit à Dieu», [R], f ° 3r °.

37Ps 41, 8.

38s’alentir : se rendre plus lent

39in-traction : attirance intérieure

40succès : ce qui arrive, survient (bon ou mauvais)

41signamment : spécialement

42la troisième Personne : le Saint-Esprit

43pourpris : enceinte, habitation

44Reguinder : guinder de nouveau ; guinder : lever en haut.

45obténébrée : enténébrée

46I Co 9, 22.

47melliflue : abondante en miel

48Cf. Ct 5, 5.

49Se dit pour peu, sans jugement de valeur.

50« À faute de quoi je dis : de se forcer là-dessus, on demeure oiseux et à rien ne faire, ne sachant » [R].

51Autre paragraphe à apprécier dans son jaillissement : « …enflammés. / Au reste, l’ordre des courtes, étroites et réduites aspirations est interrogatoire par vives exclamations des flammes, interrogations et demandes de l’amour, de l’union, de la perfection et de toute semblable chose à Dieu, et qu’on continuera de faire en l’ardeur de son appétit enflammé, à mesure de la vérité de son amoureux appétit de Dieu, et le tout en l’ordre des matières concernant la perfection du même amour, pour la vraie et immobile stabilité. / Tous les écrits des mystiques sont pleins de toutes les sortes des dards amoureux, si bien qu'il n'est ici en besoin de vous en former expressément. Mais c'est assez que vous sachiez que la bonne aspiration ne compatit point avec l’imperfection volontaire, attendu qu'elle est pratiquée de dards vivement enflammés, pénétrant le coeur amoureux de Dieu, qui le contraignent de se vivement écouler en nous, nous ravissant de lui et en lui, d'une ardeur et impétuosité plus ou moins grande et indiciblement douce en saveur [f°287r°] savoureuse. Ce qu'expérimentant par ceci, vous saurez en quoi et pourquoi amour suffit à soi-même. »

52Ps. 83, 3.

53 « …apprises dans les livres. De quoi, vous dis-je, vous recevrez et ressentirez un double effet, pour par cela plus facilement pouvoir acquérir l’amour en soi-même, pour lequel vous vous travaillez amoureusement. Néanmoins plutôt que demeurer oiseux et stérile, vous pouvez recourir aux écrits, que vous vous rendrez vôtres, les digérant comme si vous les aviez formés de vous-mêmes. Enfin regardez de vous affecter le cœur, par les aspirations de moindre forme que vous pouvez, car moins [f°288r°] elles ont de forme, plus elles sont vives en affection vivement de cœur. Enfin soyez discrets en cet exercice, pour le plus et le moins, pour ne vous excéder en cela, et pour ne faire aussi trop peu d’une activité languide et remise. / Or c’est par l’amour en soi-même que l’âme, touchée vivement d’amour, désire se conjoindre étroitement à l’amour même incréé, qui est Dieu » (omission).

54compendieuses : abrégées

55discret : sage, prudent, réagissant à propos

56« Le soleil qui brille sur les hautes terres, au midi de ce monde, donnant contre les montagnes, produit un été plus précoce, fait mûrir des fruits meilleurs, donne des vins plus forts, et il répand la joie dans le pays […] L'homme qui veut maintenant sentir l'éclat du soleil intérieur qu'est le Christ lui-même, doit être voyant et établir sa demeure sur les montagnes » (Ruusbroec, L’Ornement des noces spirituelles, trad. Bizet, « deuxième livre : la vie dans le désir de Dieu »).

57« Ils voient, ils sentent, ils découvrent, moyennant cette lumière divine, qu'ils sont eux-mêmes ce même fond simple, selon ce qu'il y a chez eux d'incréé, d'où cette clarté jaillit sans mesure selon un mode divin, tandis que selon la simplicité de l'essence elle demeure éternellement au sein de l'unité où elle échappe à tout mode comme à toute diversité » (Ruusbroec, op.cit., « Troisième partie : la vie dans la contemplation de Dieu »).

58La source de cette partie du Vrai Esprit (autour de 43n5, 290r°) a fait l’objet d’une adaptation qui ouvre le recueil : Jean de Saint-Samson, La Pratique essentielle de l’amour, Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 1989, 14-30. Nous avons repris cette adaptation proche du manuscrit en fin de volume, au lieu de reproduire le manuscrit brut comme nous l’avons fait pour tous les autres sources, pour conclure en facilité et en beauté le Vrai Esprit. Nous indiquons dans ce qui suit entre crochets les pages de cette édition, outre les folios de la source.

59Sic.

60Commenté dans les Justifications, clé 48, « Propriété », par Madame Guyon : « J'ajoute ici que comme une personne serait propriétaire de son argent, qui le conserverait et n'en ferait aucune part à son prochain dans sa nécessité, une personne éclairée se croirait propriétaire des dons de Dieu, si elle n'en faisait pas part aux autres dans le besoin ; et la même libéralité qu'elle a eue pour ses biens temporels, lui est donnée pour ses biens spirituels. »

61Cf. Sg 7, 27.

62Sic.

63N’est que circonférence : n’est que périphérique, secondaire.

64Ruusbroec toujours !

65produise : fasse paraître

66Ici la source suit par une « Récapitulation de tout ce fonds », 295r°-300v°, omise par Donatien, reproduite dans La Pratique essentielle…, op.cit., 31-46.

67Nous reprenons l’adaptation du manuscrit par Max Huot de Longchamp.

68n5 (Jean de Saint-Samson, La Pratique essentielle de l’amour, textes établis et présentés par Max Huot de Longchamp et Hein Blommestijn, Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 1989, 14-30 ; pagination indiquée entre crochets). Ce chapitre 23 et dernier du Vrai Esprit conclut l’assemblage par Donatien et est important, ce qui justifie de rendre très lisible sa source. – Nous omettons la Récapitulation qui suit (ms. 43n5 : « Pratique Essentielle de l’amour en soi mesme, dont la theorie est divine », 289v°-295r°; « Recapitulation de tout ce fond », 295v°-300v°).

69« L'unité du coeur » s'établit à un niveau psychique inférieur à l'unité de l'esprit ; elle indique traditionnellement l'harmonie et le recueillement des puissances sensitives de l'âme attentive à la présence de Dieu.

70La « fruition » ne s'identifie pas avec la simple jouissance (que Jean de Saint-Samson utilise aussi) : elle en souligne la passivité absolue dans l'union mystique ; elle suppose la perte en Dieu, la participation à la « fruition », à la complaisance qu'il trouve en lui-même.

71C'est-à-dire tant que son activité propre, et non la seule action divine, alimente son désir.

72La scolastique ne désigne pas ici la théologie médiévale de type thomiste, mais la spéculation rationnelle en général dans l'ascension intellectuelle de la créature vers Dieu.

73Selon le judicium rationis, caractéristique des progressants dans le schéma de Guillaume de Saint-Thierry, auquel se réfère ici Jean de Saint-Samson.

74Cf. Sg 7, 22-24.

75Passage d'interprétation délicate ; c'est nous qui ajoutons « de l'intellect ».

76(1) À : d’autant plus. (2) À : vouloit. — Dans toutes les Correspondances qui suivent nous conservons les appels de l’éditrice en regroupant les notes des pages de son édition. (NDE).

77(1) À : m’est barré. (2) À : n’est rien. (3) À : mais toutesfoys je (4) A : reflux continuel. (5) À : et penetrés mq. (6) À : mais. (7) À : plaine. (8) À, tout delaissé. (9) À : tout est barré. (10) À : dans.

78(1) À : resjouls. (2) À : ces trois mots mq. (3) À : desja mq. (4) À : d’Angers mq. (5) À : prins. (6) À : en la voye. (7) À : pour. (8) A : plus au long.


79(1) À : sa gloire. (2) À : d’Angers rnq. (3) À : en. (4) Philip., 1, 21. (5) I Cor., 15, 31. (6) À : quoy que je les croye plus resignez. (7) À : permette. (8) Luc., 13, 7.


80(1) À : en de telles tristesses et angoisses. (2) À : qui est de ne me pas evertuer de n’en fere rien. (3) À : le. (4) Joan., 17, 10. (5) À : d’Angers mci. (6) À : entrecrivions. (7) À : conversations. (8) Ape.... 1, 10. (9) Philip., 1, 21.


81(1) Philip., 1, 22. (2) À : seule chose. (3) Job. 3, 6. (4) À : les laisse. (5) A : sinon estre. (6) À : supplie. (7) À : ou bien. (8) À : ou mq (9) A : en moy. (10) Pi. 115, Il. (11) Joo., 9, 3. (12) À : ne vay point. (13) A : lentement. (14) À : d’Angers mq.


82(1) À : appropinquamus (2) Ps. 106, 18. (3) II Cor., 5. 8. (4) Philip. 1, 4. (5) Philip., 1. 22. (6) Rom., 14, 8. (7) À : en l’unité de l’esprit. (8) je ne sçay que cest que mon faict. (9) I Cor. 4, 9. (10) I Cor. 15, 31. (11) À : en la façon. (12) À : de telle sorte que. (13) Ps. 72, 22. (14) À : ne le merite. (15) A : de Ploermel mq.


83(1) C : ce mot manque. (2) B : comme la mort que ensepulture. (3) C : que l’on. (4) B : le prie. (5) C. Cette phrase est à la fin de la lettre. (6) B : que si vous l’avez. (7) C : Ce passage manque. (8) Rom., 7, 1. (9) 1,2 lieu et la date mg. dans B, etc.


84(1) A : de treves. (2) À : Philipe. En octobre 1629, le Provincial n’etait plus Philippe Thibault, mais Bernard de la Madeleine. Mais vraisemblablement il s’agit de Philippe Thibault, Vicaire général des Carmélites de Nazareth-les-Vannes depuis 1627. (3) À : comme mourir. (4) À : Je ne trouve point de meilleure mort. (5) À : ces cinq mots manquent. (6) À : en elle. (7) Ps. 131, 14.


85(1) A : de speculations. (2) Philip., 1, 18. (3) 2 s. 72, 22. (4) D : compassion. (5) D : comme mq. (6) D : eternelles. (7) D : estans telles de toutes parts telles qu’elles sont. (8) B, C, B : en. (9) D : que les hommes cognoissent... ils auront.. n’ont pas. (10) B : en cela et par cela; D : par cela et en cela. (11) D : but contre le quel. (12) B et C : la totale dissolution de vray; et mq dans B; D : scavoir la totale dissolution; de vray la mort.


86(1) D : ces trois mots mq. (2) D : je scay. (3) C : resister si longuement. D : ces deux mots mq. (4) D : en mq. (5) D : pour. (6) D : la mq. (7) D : D. s’arrête ici. (8) c : envoie. (9) C : du P. L. (10) Signature et date dans A seul. (11) À : Mon cher Frere, humble salut. (12) À : que mourir est vivre. (13) A : encore mq. (14) A : quand.


87(1) Ps 72, 22. (2) II Cor, 1, 18. (3) Rom., 7, 1. (4) À : cet la qu’ils. (5) À : leur object. (6) À : ils mq. (7) À : allumant. (8) À : le vous ay dict. (9) À : je mq. (10) À : moy mq. (11) À : ny. (12) À : la tendue . . est d’a tendre. (13) A : d’attendre. (14) Eccli., 24, 29. (15) À : confrere mq. (16) À : eschapé. (17) À : pas.


88(1) À : que ce. (2) I Cor., 3, 7. (3)estre mq. (4) À : que nous pourrons l’Intérieur. (5) À : religieux mq. (6) C : tres cher.


89(1) C : en mq. (2) B : ainsin. (La même forme est employée dans toute la lettre.) (3) B : estes. (4) B : rour. (5) B : qui. (6) C : de vous mesme. (7) C : chercher. (8) B : entre nous deux c’est que; C : entre nous deux


90(1) B : 16. C : sans lieu ni date (2) B : plustot esté. (3) C : incommunicable. (4) :

91(1) B : Aux Carmes de Rennes; C : sans lieu ni date. (2) À : nous continue.

92 (1) I Cor., 15, 31. (2) Galat., e, 14. (3) Philip., 1, 21. (4) À : pour ce. (5) A : assez souvent. (6) A : aux charges et offices. (7) II Cor., 11, 29. (8) À : ne mq. (9) À : ne veux-je. (10) À : voyons mieux en. (11) À : le second nous mq. (12) À : ces trois mots plq. (13) Bernard de la Madeleine. (14) À : a Paris avec luy. (15) À, e (16) A la rédaction des Constitutions de l’Observance. (17) À : qu’au silence. (18) À : qui vit. (19) Joan., 17. 22. (20) À : novembre.

93(1) A : encore que je roule. (2) À : a ce que je croy. (3) À : a Rennes mq. (4) Philip., 1, 21. (5) H Cor., 12, 4. (6) À : vos saintes prieres. (7) Joan., 17. 22. (8) À : en. (9) À : le 2e nous mq. (10) À : consic; te. (11) A : de qui. (12) Ps. 48, 15.

94(1) À : Mon frere, salut. (2) À : je ne vous. (3) À : ma devise. (3 bis) I Reg., 2, 6. (4) À : ny mq. (5) À : ou à,. (6) À : de mq. (7) Il s’agit touiours des Constitutions. (8) A : mais morte angelorum, car la mort corporelle m’est indifférente. (9) À : ce mq. (10) À : correspondons. (11) À : est haec vita. (12) À : mon bon Dieu. (13) À : parmy nous l’esprit.

95(1) A: à Dieu. (2) Habac., 3. 18. (3) II Cor., 4. 18. (4) A: praesentiam (5) A: 29. (6) I Cor., 1, 9. (7) II Cor., 1, 8. (8) Prov., 16, 2.

96(1) I Cor., 15, 31. (2) Ps. 72, 22. (3) I Cor., 15, 31. (4) II Cor., 11, 29. (5) Job., 30, 14. (6) T: ut. (7) T: et neaninoins (8) T : ne regendi frangatur frangendi regatur authoritas.

97(1) II Cor., 7, 13. (2) Le ms. de Tours finit Ici. (3) II Cor., 4, 11. (4) Rom., 14, 8. (5) À : me donnez. (6) À : la douceur. (7) À : preveues. (8) À : comme mq. (9) À : en une continuelle. (10) Oen.. 8, 9. (11) Ps 72, 22. (12) À : ces. (13) Benolt de Canfeld. Reigle de perfection, Parte

98 (1) 4 : et de. (2) Constantin de Barbanson, Secrets sentiers de l’amour divin, Paris. (3) À : P. Benoist. (4) À : qui a la vraye experlence. (5) À : fort mq. (6) À : P. Maistre. (7) À : de nos freres qui me semblent. (8) Eccli., 23, 6. (9) À : ces gens la. (10) À : a les. (11) II Cor., 11. 29. (12) II Cor. 11, 28. (13) Ps. 47, 7. (14) À : Tenez moy s’il vous plaîst. (15) A : cher frere Jean. (16) A : si sq. (17) Cor., 15. 31. (18) A : a.

99(1) L’expression «épouser une prison» était-elle d’usage courant dans la première moitié du XVII. siècle? M. Jean Orcibal n’en dit rien et la prend au sens propre dans la bouche de Saint-Cyran, en rapportant «les mots que recueillit, peu avant sa mort, la Mere Angélique Arnauld : “la voie étroite l’avait obligé à épouser une prison plutôt qu’un évêché” [l’évêché de Bayonne que Saint-Cyran avait refusé de la main de Richelieu] (Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et son temps, II, p. 516). (2) À : n’avions... nous ne ressentirions. (3) À : proportion et mesure. (4) À : des choses. (5) À : delivrer. (6) À : je les souffre. (7) À : ferois je. (8) À : en. (9) À : recourber. (10) À : soubz. (11) A : moins encore. (12) A : si mq. (13) À : reélire. (14) À : excusant. (15) À : je ne sçaurois faire en aucun autre. (16) À : que je fais. (17) À : me re ecrire.


100(1) Rom., 7, 1. (2) II Tim., 4, 2.

101(1) Au début de la Réforme, Philippe Thibault usa de ces procédés, mais il comprit ensuite qu’il devait y renoncer. (2) Ps. 26, 14. (3) Eccli.. 1, 29. (4) Prov., 17. 18. (5) Ecrit de la main du P. Joseph. (6) À : cher frere. (7) À : aspirer.

102(1) À : étendeue. (2) À : a demander quelque chose. (3) À : puisse Jamais egaler. (4) À : ce mq. (5) À : comme nous faisons sans reflexion. (6) À : façon. (7) À : fere souffrir. (8) À : durant. (9) À : a. (10) A : mes desirs. (11) A : de chagrin, de tristesse. (12) Galat., 2, 19. (13) À : C’est vostre. (14) À : 7 nov.; le lieu mq.


103«Les Justifications»/Un Florilège mystique assemblé par Jeanne-Marie Guyon et François de Fénelon, Edition intégrale présentée par Dominique Tronc, collection «Cheminsmystiques», lulu.com

104Note du copiste. Curieuse formule… On aurait plutôt attendu «rien n’entre du dehors».


105Note du copiste. «Plongement» : terme qui ne figure pas dans le dictionnaire de Godefroy (une invention du Frère Jean?)


106Note du copiste. «refuse» : réfugiée (dictionnaire de Godefroy)

107Note du copiste. Le terme «créaturalité» était-il en usage? Il ne figure pas dans le dictionnaire de Godefroy. Il est possible qu’il s’agisse de l’une des (nombreuses) inventions terminologiques du Frère Jean… On retrouvera ce terme plus tard en philosophie chez Levinas ou Siewerth par exemple.

108Note du copiste : il est écrit «fraier». Terme à expliquer (payer le prix?)

109Note du copiste : Le Frère Jean a décidément le sens de la formule!

110Note du copiste : «refusion» : action de trouver se réfugier.

111Note du copiste : superbe formulation, très imagée… mais dont le sens reste (pour nous et pour l’instant) un peu obscur…

112On aurait plutôt attendu «elles» (à vérifier dans le texte original)

113On hésite à corriger «ils sont… tous pleins» en «ils sont… tout pleins». Le sens n’est pas le même selon que le «tous» réfère aux personnes (au sens de «toutes ces personnes») ou à «pleins» (au sens de «entièrement pleins»)

114Curieuse expression. Elle rappelle l’expression «y mettre du sien» (s’appliquer, s’investir dans la tâche)

115Voir note précédente. Faut-il entendre «tous nus» ou «entièrement nus? Si c’est la seconde hypothèse qui est la bonne, ne devrait-on pas avoir alors la graphie “tout-nus” comme on a quelques lignes plus bas “tout-accablés”?

116Voir note ci-dessus.

117Refusion : action de prendre refuge.

118Passage assez difficile à comprendre. Mais ce n’est pas très surprenant de la part du Frère Jean…

119Tel quel dans le texte. Comprendre «significativement» ou «notamment» ou encore «particulièrement».

120Comprendre :»… et que le sens et l’intellect humain n’en approchent pas davantage par la spéculation que la terre [n’approche] du ciel.»

121A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, I Carmelitani (trad. disponible de l’original anglais), 4 vol., Roma, 1989.

122 C. Janssen, Les origines de la réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, 225, souligne l’influence des déchaux sur les pratiques ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, 69, souligne le rôle du chartreux dom Beaucousin en relation avec les deux groupes réformateurs.

123 H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II L’Invasion mystique [chap. V sur Jean], 1930 ; S.-M. Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950 ; H. Blommestijn, Jean de Saint-Samson, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu…, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1987 [l’étude sur Jean couvre en fait les deux tiers du volume].

124 Manuscrits aux Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, liasses 9H39 à 9H44 [deux mille folios dont le quart bénéficie d’éditions récentes – notre base photographique est disponible]; Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif f. Iean de S.Samson ... avec un abrégé de sa vie, recueilly et composé par le P. Donatien de S.Nicolas, Pierre Coupard, Rennes, 1658-1659 [totum incontournable malgré les recompositions opérées par Donatien] ; Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, texte établi et présenté par H. Blommestijn et M. Huot de Longchamp, Paris, O.E.I.L., 1984 ; Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’amour, Coll. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 1989 ; Jean de Saint-Samson, Le vrai esprit du Carmel, Œuvre spirituelle et mystique assemblée par le P. Donatien de S. Nicolas. Sources manuscrites. Édition critique présentée par Dominique Tronc, étude par le P. Max Huot de Longchamp, Coll. « Sources mystiques », Centre Saint Jean-de-la-Croix, 2012.

125L.Reypens S.J., art. « Âme », DS 1.462.

126Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., « La Vie, les Maximes…», 3.

127Ibid., 9, 10.

128H. Blommestijn, op. cit., « 4. La vie de Jean de Saint-Samson », 69-87.

129Arias (-1605) et Louis de Grenade (1504-1588) dont les Traités spirituels peuvent « remplacer les ouvrages très médiocres de Nervèze » (Blommestijn, op. cit., 99).

130Le Jardin des contemplatifs (1605) est une compilation didactique et pratique.

131La Vie, les Maximes…, op. cit., 17.

132Blommestijn, op. cit., 78. Les citations sont extraites du ms. du P. Pinault et de la Vie de Donatien ; nous en modernisons le style.

133v. C. Janssen, Les origines…, 158 et 160 sq.

134Blommestijn, op. cit., 79-80.

135Ibid., p. 81-82 ; en italiques les reprises de : Donatien, La Vie, les maximes…, op. cit., 27, 28.

136Blommestijn, op. cit., 83.

137Voir C. Janssen, L’oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson, Carmelus, 1956, vol. II, 211. Janssen présente en parallèle des textes de Harphius /Herp et de Jean « quatre manières d’exercices ; qui sont comme quatre marteaux, avec lesquels on heurte fortement à la porte de Dieu, afin de pouvoir entrer en Lui selon son total. …La première [manière] est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé… La seconde de demander ses dons en Lui et pour Lui-même. La troisième est de se conformer à Lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse… La quatrième est [de] s’unir … ».

138Traité de la conduite spirituelle des novices, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison, quatrième volume, Ch. XXVIII, De l'oraison aspirative. Quel usage nous devons faire de l'exercice des aspirations.

139À l’exception d’une année à Dol.

140Blommestijn, op. cit., 86-87.

141Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., p. 60, repère B de cet in-folio en deux colonnes : ce que nous abrégeons par « R[ennes] 60B ». Par la suite nous mettons ces références R (ou rarement P pour Donatien, La Vie, les Maximes et partie des œuvres, Paris, 1651) en exposant en fin de citation, ce qui évite de trop fréquentes notes.

142Le thème du passage par la pourriture puis la cendre est repris par Madame Guyon dans ses Torrents.

143Archives d’Ille-et-Vilaine, 9H42, folio 2 sq.

144K. J. Healy, Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les Carmes, Abbaye de Bellefontaine, 2011 [traduction de Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956 ]. Cette étude présente aussi Jean et ses disciples.

145M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits », Revue d’Ascétique et de Mystique, n°139, 1959, 266 sq., 268.

146 C. Janssen, « L’oraison aspirative chez Herp … chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, p.19 à 216, (cit. p.21).

147Les quatre volumes des Directoires des novices (Paris, Cottereau, 1650-1651) ont intéressé des carmes des deux réformes. Etude par K. J. Healy, Les méthodes de prière… /Methods of prayer… , op.cit. ; réédition par P. Innocent de Marie Immaculée, du dernier volume, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, 1962. [V. tout particulièrement, les chapitres 28 et 29 (début), p. 195-207, 30 et 31 (début), p. 211-224, 33 (début), p. 269-277]. – Enfin il existe un cinquième volume (non compris sous le Directoire), Traité de la componction. - Voir aussi DS 10.284/7 car l’art. « Marc de la Nativité de la Vierge » est consacré en grande partie au Directoire.

148Quatrième volume du Traité de la conduite spirituelle des novices, « Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison et pour s'exercer avec fruit en la présence de Dieu », Deuxième partie : Présence de Dieu, Chapitre XXX. De la présence de Dieu laquelle est nécessairement conjointe à l’Oraison aspirative.

149S.M. Bouchereaux, « Dominique de Saint-Albert » 3-167, 307-334 [contient la Vie du Père Dominique… par Donatien de Saint-Nicolas, ainsi qu’un échange de lettres], Analecta Ordinis Carmelitarum, vol. II, Nova series, / vol. XV, 1950, Fasc. I. ; K. J. Healy, Les méthodes de prières…, op.cit., « II. Le vénérable Dominique de Saint-Albert », 245-261 ; DS 3.1542/3.

150S.M. Bouchereaux, op.cit. , [échange de 21 lettres entre Dominique et Jean].

151Dominique souffrit beaucoup ses derniers mois d’un “ulcère [cancer?] avecq de grandes doulleurs dans le fondement” (lettre d’Isaac de Sainte Thérèse, Bouchereaux, op.cit., 142).

152Nous remercions le Frère Klaus (Couvent des Grands Carmes, 8 rue Vauvert, 49100 Angers) qui nous l’a communiqué. Il prépare l’édition des œuvres de Dominique de Saint-Albert, dont un admirable Exercice mistique [sic] … et un Traité de l’Oraison infuse et des dispositions nécessaires… ; voir aussi du même Dominique : « Théologie mystique… », Etudes carmélitaines 22, avril 1937, 258-269.

153Ch. I. « L’occupation la plus importante pour un chrétien, c’est de faire oraison ».

154Ch. II. « Des moyens à utiliser pour avancer dans l’oraison d’union ».

155Ch. III. « Comment on doit affronter lumières et ténèbres dans l’oraison ».

156Ch. V. « En quoi consiste la vraie contemplation en cette vie ? ».

157Jean Cassien (+ entre 430 et 435) et saint Antoine (+356), moines.

158Ch. IX. « Sur tous ces chemins mystiques et dans tous ces états perdus… »

159M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus…, op. cit. ; Thèse (qui fut dirigée par L. Cognet) de D. Di Domizio, « Maur de l’Enfant-Jésus (+1690), A study of his life and works », Institut Catholique, réf. 9099, Th. 254. – Nous avons publié l’intégralité de l’œuvre de Maur, quelque peu sévère mais profonde et très structurée : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689 & Entrée à la Divine Sagesse, Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008.

160Di Domizio, op. cit., p. 3.

161Les cheveux de Mme Guyon qui servirent à la confection d’une crèche et de ses personnages lors de son emprisonnement à la Bastille, sont conservés à la B.N.F., papiers La Reynie, ms. N. Acq. Française 5250.

162Di Domizio, op. cit., p.3 qui traduit sa source : Arch. Ord., II, 42, f°70.

163Di Domizio, op. cit., p. 16 ; v. p. 21, note 26.

164C. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, chapitre IV, pages 166, 180.

165M. de Certeau, op. cit., p. 269 où il donne un résumé savoureux de l’affaire.

166S.-M. Bouchereaux, La réforme des carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950, p.449/50.

167J.-J. Surin, Guide Spirituel, Desclée de Brouwer, 1963. Voir sur la « campagne » de Chéron, l’Introduction par M. de Certeau, p. 1-61.

168Nicolas de Jésus-Marie avait édité la Phrasium mysticae theologiae R.P.F. Joannis a Cruce elucidatio (Cologne, 1639), traduit par le Père Cyprien de la Nativité et publiée en appendice aux Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix, Paris, 1641.

169M. de Certeau, op. cit., 272. - À propos de la célèbre Jeanne des Anges, il nous informe que « le Père Maur se montre un sage : il n'a pas l'air d'apprécier beaucoup les révé­lations que Jeanne prétendait tenir de son Ange gardien et qui lui permettaient de donner des consultations sur les questions les plus diverses. Le Carme fait ici preuve de plus de prudence que Surin. Il était bon juge en matière de spiritualité ; aussi la Mère de Saint-Eli, carmélite de Bordeaux, lui fait-elle lire les Questions importantes à la vie spirituelle sur l'Amour de Dieu, ouvrage que Surin venait d'écrire et qu'il prêtait à ses Philo­thées. » On se reportera au grand œuvre de M. de Certeau : J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1966, 945 (brève notice élogieuse sur Maur).

170L’abbé de Brion ( ? -1728) ne semble pas avoir su poursuivre l’apostolat spirituel de Maur, même si ses écrits sont nombreux et abondants.

171L’inventaire de sa cellule ne comportait qu’une « petite couchette à tresteaux, deux chaises à bras, une méchante table de sapin couverte d'un treillis bled ».

172M. de Certeau, op. cit., 10-11, établit les éditions du XVIIe siècle qui constituaient probablement cette modeste « bibliothèque ».

173M. de Certeau, op. cit., p. 274.

174Opus complet : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689 & Entrée à la Divine Sagesse, op. cit. (Coll. Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008).

175Outre Écrits de la maturité, op. cit., v. Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Champion, 2003, 50-74. Sur son “inspiration” par Maur et Jean de Saint-Samson, v. aussi Pourrat, La spiritualité chrétienne, IV, 181-182, repris par Bouchereaux, La réforme…, op. cit., 448.

176DS 10.1187/91 (A. Deblaere). Nos extraits : 10.1189, 10.1190/91.

177Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure, Parole et Silence, 2005.

178DS 12.1227/9 (A.Derville) ; Albert Deblaere ,S.J. (1916-1994) Essays..., Essais sur la littérature mystique, Saggi..., with contributions... [de ses élèves] Edited by Rob Faesen, Leuven univ. - Peeters, 2004, "Maria Petyt, écrivain et mystique flamande (1979)" 223-290.

179 Dominique souffrit beaucoup ses derniers mois d’un “ulcère [un cancer?] avec de grandes doulleurs dans le fondement” (lettre d’Isaac de Sainte Thérèse, cit. Bouchereaux., Analecta, 142).

180 Ch. I. « L’occupation la plus importante pour un chrétien, c’est de faire oraison ».

181 Ch. II. « Des moyens à utiliser pour avancer dans l’oraison d’union ».

182 Ch. III. « Comment on doit affronter lumières et ténèbres dans l’oraison ».

183 Ch. V. « En quoi consiste la vraie contemplation en cette vie ? ».

184 Jean Cassien (+ entre 430 et 435) et saint Antoine (+356), moines.

185 Ch. IX. « Sur tous ces chemins mystiques et dans tous ces états perdus… »

186 Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez le Carmes, Abbaye de Bellefontaine, 2011.

187 Suzanne-Marie Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, Paris, 1950.

188 ANALECTA ORDINIS CARMELITARUM, VOL. II, NOVA SERIES, VOL. XV, 1950, FASC. I, “DOMINIQUE DE SAINT-ALBERT”, 3-167 & FASC. II, 307-334.

Brève description des contenus : FASC. I. Présentation : 3-13 ; Vie du Père Dominique de Saint-Albert, 15-95 ; II Correspondance de Dominique de Saint-Albert et de Jean de Saint-Samson, 96-124 ; III Textes relatifs à Dominique de Saint-Albert, 125-167 ; FASC. II. [Complément de] Correspondance de Dominique de Saint-Albert, 307-334.



189 Cf. Thomas d'Aquin, III Sent., d. 27, q. I, a. 3, 3.

190 Cf. Bremond, Histoire du sentiment religieux, II, p. 377.

191 Au tome II des Oeuvres de Jean de Saint-Samson

192 La Vie et les maximes de Jean de Saint-Samson, p. 160.

193 Lézin de Sainte-Scholastique, Vie de Ph. Thibault, p. 89-92.

194 Durtelle de Saint-Sauveur, Le Collège de Rennes…, Bull. de la Soc. archéologique d’Ille-et-Vilaine, 1918., p. 78.

195 Ibid., p. 40

196 Ibid., p. 70.

197 Lézin, op. cit., p. 94. Ils furent 1484 en 1626, 2800 en 1653 (Durtelle de Saint-Sauveur, op. cit., p. 141).

198 Durtelle de Saint-Sauveur, op. cit., p. 78.

199 Les ouvrages imprimés que nous citons plus loin écrivent: Leschart.

200 Bibliotheca carmelitana, I, 404-406.

201 B. M. d'Orléans, ms. 1430.

202 In Archivo postulatoris generalis, Romae. Codex XV.

203 La Vie et les maximes...

204 Oeuvres. Voir en particulier les Lettres spirituelles et le Vray esprit du Carmel, ch. I, p. 2

205 Vita et doctrina P. Dominici a S. Alberto, (Analecta ordinis Carm., VIII, VI (1936)).

206 II, 1008.

207 Dans un article publié en 1937 (Analecta ordinis Carm., vol. IX, fasc. I), le P. Brenninger a utilisé cette Vie manuscrite qu'il n'avait pas connue dans sa précédente étude. Notre travail était terminé lorsque nous avons eu communication de ce second article, grâce à l'obligeance du R. P. Albert Groeneveld à qui nous exprimons ici notre reconnaissance.

208 Publié en 1941 par le P. Jean Brenninger (Analecta O. C., vol. XI, fasc. I-II).

209 Orléans, ms. 1430.

210 B. du Musée Calvet, ms. 400, ff. 20-22.

211 Avignon, mss. 400 et 499; Orléans, ms. 1430.

212 Ibid. Publié par le P. Brenninger, dans les Etudes Carmélitaines, avril 1937.

213 La Vie et les maximes..., p. 154.

214 Parfois même Jean de S.S. craint que ses lettres, après lecture, ne soient pas transmises et le déclare ouvertement: "Mon cher frère, je ne sçay quasi si on vous peut escrire facilement et si on vous donne les lettres qu'on vous pourroit escrire; cela a esté cause que je ne me suis pas porté à vous escrire, mais maintenant que nos chers frères qui vont à Paris doyvent passer par Tours, j'ay jugé avoir l'occasion favorable pour le faire." Au F. Euverte de Sainte-Catherine (Rennes 9 H39, 37).

215 Rennes 9H39, 38.

216 C'était alors Ph. Thibault.

217 Ex. spic. des novices, ms. Orléans 1430, fol. 135 v°. Voir aussi à l'appendice la lettre de Jean de Saint-Samson à J. Douet, parent de son frère Jean-Baptiste, où il parle de l'amitié avec un abandon charmant.

218 Contra gentiles, lib. IV, cap. XXI.

219 "L'amour ne nous treuvant pas égaux, il nous égale; ne nous treuvant pas unis, il nous unit" dit saint François de Sales (Traité de l'amour de Dieu. éd. d'Annecy, livre III, ch. XIII, p. 206). Il faut entendre l'amour d'amitié, que le saint docteur exalte un peu plus loin (p. 208) en rappelant celle qui unissait Grégoire de Nazianze et Basile. L'amitié ne prend naissance qu'entre égaux. parce qu'elle est un échange; c'est pour cela que M. Gilson a fort bien dit qu'"on n'est pas l'ami de quelqu'un qui n'est pas votre ami" (Saint Bernard et l'amour courtois, dans Théologie mystique de Saint Bernard, p. 203).

220 H. D., Tr. III, Diverses lumières appartenantes à la vie contemplative.

221 I. 1., p. 773-774.

222 Pour ne pas augmenter le nombre déjà considérable de notes nous reprenons au fil du texte entre crochets les synonymes et annotations donnés par l’éditrice. (NDE).

223 Thren., 4, 1.

224 Prov., 31, 16-19.

225 Luc., 10. 42.

226 Mat., 6, 33.

227 Jn., 7, 6.

228 Mt 10, 23.

229 Sur un autre fol. qui donne un texte 'brodé": l'an 1599.

230 Ibid., . . . trois ans auparavant par le gouverneur, afin qu'il ne est servir de fort ni de retra,te aux soldats ennemis. — Un autre fol. détaché donne le texte suivant en partie biffé : ... Sur quoy je ne dois pas omettre en passant, que ceux qui ruinerent le convent et en prirent les materiaux perirent dans l'an, de mort violente : ce qui semble donner à connoistre que cette demolition ne fut pas agreable a Dieu. Il semble mesme que ce fut le sentiment de Henry le Grand, de triomphante memoire, car ce prince passant par là, et prié d'ordonner le retablissement de cette maison, dist agreablement a ceux qui disoient qu'on l'avoit ruiné pour conserver la ville, qu'il falloit plûtost ruiner la ville pour conserver le convent, d'autant qu'il n'y avoit alors rien considerable dans ce lieu que ce monastere, et que la ville qui depuis s'est accreüe en faubourgs, estoit alors de tres petite estendue.

231 Le nom du duc Jean est en blanc dans le texte, il s'agit de Jean II.

232 Ps. 93, 16

233 Exod., 32, 26.

234 Il Mac., 6, 7.

235 Mt 7, 14.

236 Cette dernière phrase est barrée.

237 Rom., 4, 18.

238 Ps. 147, 16.



239 Ps. 68, 10.

240 Ps. 33. 16.

241 Jonae, 1. 3.

242 Rm 4. 18.

243 Ant. O Sapientia

244 1 Cor., 2, 4.

245 Nous avons signalé ailleurs les erreurs commises ici par les biographes de Philippe Thibault. Voir : La Réforme des Carmes en France, 1ere part., ch. II.

246 On avait écrit d'abord : pourroit prendre, ce qui justifie la construction de la suite de la phrase.

247 Heb., 11, 33.

248 Ps. 125. 5.

249 Jn., 16, 21.

250 Galat., 2. 2

251 Act., 9, 15

252 Cette assertion est inexacte. Cfr. les diverses Vies de Jean de S. Samson

253 Introït de la fète de Noël, messe du jour.

254 Ps 20, 4

255 Les registres de catholicité de la ville de Fougères, publiés par les soins de l'abbé Paris-Jallobert, ne remontent malheureusement, pas au-delà du XVIIe siècle : ceux de la paroisse Saint-Léonard ne commencent qu'en 1623 pour les baptêmes, en 1638 pour les décès, en 1641 pour les mariages ; ceux de la paroisse Saint-Sulpice, en 1617 pour les baptêmes (plus quelques feuillets pour mars 1606 - août 1607), et 1653 pour les mariages et les sépultures ; ceux de la paroisse abbatiale de Rillé sont plus tardifs encore : 1632 et 1633. Les familles Eschard et Lemaignan y sont longuement représentées. La première était très répandue dans la contrée ; nous connaissons le nom de plusieurs de ses membres, surtout des femmes, et leurs dates de décès, entre 1638 et 1703. Ces renseignements trop tardifs nous permettent seulement de constater la survivance de la branche de La Salle, avec Suzanne Eschard, dame de La Salle, more en 1647, et Adrienne Eschard, dame de La Salle, morte en 1663. La famille des Lemaignan, avec sa parenté fort nombreuse, nous est mieux connue encore, entre 1619 et 1108 ; une partie de la généalogie a pu être reconstituée. On y remarque une Agathe Lemaignan, dame de La Salle, fille de Jean, sieur de Harlays et de Suzanne Lemarchand, qui n'est pas le mère de notre Vincent, puisque née en 1635 et morte en 1654. Ce ne sont peut-être pas les seules alliances entre ces deux maisons. (Paris-Jallobert, Anciens registres paroissiaux de Bretagne, p. 118 et 212-214).



256 Ps. 115, 15.

257 Vincent Eschard sieur de La Motte recteur de Saint-Léonard de Fougères, 1591 + 22 Janvier 1611 (Reg. des insin. ecclés. de l'évêché de Rennes. Arch. dép. d'Ille-et-Vilaine ; pp. Guillotin de Corson au T. IV du Pouillé historique de l'archevêché de Rennes, p. 627).

258 Isaac, fol. 1, v0

259 Isaac: "dès le lendemain, il mourut" (fol. 1, v0

260 Job., 31, 18.

261 Eccli., 3, 2

262 Luc., 18, 17.

263 Ps 20, 4

264 Sap. 8. 2.

265 Invocations que les P.P. Carmes ajoutent aux Litanies de Lorette.

266 Cant. 1, 3.

267 Les Constitutions (Pars I, c. III. 13) disent: Nemo nisi gravi de causa. et . . . ex R. P. Provincialis dispensatione admittatur ante decimum quinte annum.

268 II Reg., 1. 21.

269 I Reg., 1. 24.

270 III Reg., 19, 11.

271 Isaac: "A l'âge de 15 ans et quelques moys . . . il se présenta au Prieur", fol.4.

272 vérifier !

273 Galat., 6, 14.

274 II Petr., 2. 21

275 Isaac: "luy disant qu'il luy consignoit entre les mains ce qu'il avoit de plus cher, et qu'il le supplioit d'estre donc desormais le pere de son enfant à la vesture duquel il voulut estre present" (fol. 4).

276 Cant., 8, 7.

277 Voir sur lui Bibliotheca carmelitana, I, 103.

278 Isaac: "specialement dans la promotion de la Reforme, et se souvenant de la devise qu'avoit d'ordinaire en bouche le premier des zelateurs de cette Reforme : Si quis est Domini jungatur miha, Exo. 32" (fol. 4 et v°).

279 Isaac : "son âge qui n'éstoit pas de saize ans complets" (fol. 4, v°). Il y a ici une erreur. Dominique, né le 14 avril 1596, avait 17 ans lorsqu'il entra au noviciat, si la date de sa naissance est exactment rapportée.

280 Jac. 5, 7.



281 Isaac, fol. 4. v°.

282 Apoc., 3, 16.

283 Joan, 7, 6.

284 Joan, 9, 4.

285 Isaac, fol. 4 v°.

286 ) Ibid., fol. 5

287 ) Ps. 50, 19.

288 76, 11.

289 "Je voudrais pouvoir raconter cette histoire avec autant d'energie que de brieveté Mais on verra par la suite que cette chose arriva, à proportion, comme a plusieurs, par exemple a S. Paul., a sainte Magdeleine et autres de qui les conversions ont été extraordinairement miraculeuses" (Isaac, fol. 5).

290Isaac, fol. 7.

291 Dans le ms. du P. Isaac, long passage sur son application à rechercher la Sagesse.

292 Philip., 3, 7.

293 Matth., 21. 16.

294 Isaac, fol. 5 y°.

295 Le 14 mai 1614. Rennes, 9H 29. Original.

296 Philip., 3, 13

297 Act., 9, 16

298 Spec. carm., n, 1009

299 Spec. carra., II, 1008.

300 Rom., 13, 14.

301 Apoc., 21, 19.

302Isaac, fol. 6.

303 Isaac, fol. 6.

304 Macé, ou mieux Mathieu, de Bethléem (Mathieu Fetis) avait fait profession le 16 janvier 1613 (Rennes, 9 H 29).

305 III Reg., 19, 20.

306 Isaac, fol. 8.

307 Ce testament est conservé (Rennes, 9 H 21).

308 A l'âge de 66 ans (Rennes, 9 H 46).

309 Prov., 9. 17.

310 Sans doute Benoît de Sainte-Marguerite dont il sera parlé plus loin.

311 Isaac, fol. 9.

312 Jean., 4, 23.

313 Philip., 3, 20.

314 Osée., 2, 14.

315 Luc, 5, 8.

316 Cant., 4, 12.

317 I Cor., 2, 14.

318 Isai., 66, 12.

319 Isai., 8, 6.

320 Pratique interieure sur la Passion de notre Seigneur par le meme Reverend Fere Dominique de saint Albert pour les ames deja fort avancees dans l'union avec Dieu. Orléans, ms. 1430, ff. 117-128.

321 Ps. 30, 11.

322 Joan., 12, 26.

323 Cant., 5, 1.

324 Marc., 14, 34.

325 Matth., 26, 38; Marc., 14, 34.

326 Ps. 92, 1.

327 Coloss., 2, 3.

328 Les trois pages qui suivent sont consacrées à cette digression sur le péché, qu'il est sans intérêt de reproduire.

329 Prov., 1, 17.

330 Ps. 138, 12.

331 Ce paragraphe est barré dans le texte. Le suivant a été corrigé sous la forme que nous publions.

332 Jn, 18, 38.

333 Ephes., 4, 22-23.

334 Philip., 2, 8.

335 Philip., 1, 22.

336 Ex. 25, 40; Heb. 8, 5.

337 Regula Ord.Carm., cap.XVIII

338 Lc 22, 53

339 Jn 19,11

340 Mich 1, 8

341 2Cor 8, 2

342 Phil., 3, 13.

343 Cant., 5, 4.

344 Luc., 8, 16.

345 1 Cor 13, 17

346 Isaac, fol 11 et 11v.

347 il s’agit probablement du travail cité par Tonna infra dans sa présentation du Traité mistique ? comme c’est ici une traduction du latin on peut s’affranchir des notes.

348 TONNA E., De doctrina spirituali Dominici a S. Alberto, O ; Carm., dans Carmelus, 11 (1964) 44-80.

349 BRENNINGER J., Dominicus a Sancto Alberto Carmelita Provinciae Turonensis, dans Analecta Ordinis Carmelitarum, 8 (1932) 261-327, et 9 (1937) 10-25.

350 TONNA E. Dominique de saint Albert, carme, 1596-1634, vie, œuvres et doctrine, dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, III, Paris, 1957, co. 1542-1543 ; LE BRUN Jacques, France : VI Le grand siècle de la spiritualité française et ses lendemains, dans Dictionnaire de spiritualité, V, col. 920.

351 BOUCHEREAUX S. M., La Réforme des Carmes en France et Jean de saint Samson, 1950, 8, 78, 86, 93-94, 109 et passim ; BRENNINGER J., Directorium Carmelitanum vitae spiritualis, Romae, 1940, 73, 116, 160, 163, 213 et passim ; HEALY KILIAN, Methods of prayer in the Directory of the Carmelite Reform of Touraine, Rome, 1956, 19, 72, 90, 158-170 ; JANSSEN P. W. , Les origines de la Réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, La Haye, 1963, 191, 192, 195, 198, 214-217 et passim..

352 BOUCHEREAUX S. M., Dominique de saint Albert : sa vie et sa correspondance avec Jean de saint Samson (Thèse, Faculté des Lettres, Paris), Rome, 1950 ; TONNA E., De doctrina spirituali Dominici a S. Alberto, O. Carm. (Excerpta ex dissertatione ad Lauream in Facultate Theologica Pont. Universitate Gregorianae, Romae, 1964

353 JANSSEN P. W., Les origines, 256.

354 Dominique de saint Albert, Théologie Mystique ; éd. de Brenninger J., dans Etudes Carmélitaines mystiques et missionnaires, 22e an. (1937), I ; 258-269.

355 Ms. 499, pp. 1-123 de La deuxième partie ; et ms. 400, ff. 5r-14v.

356 Grands Carmes de Rome, Cod. ms., ff. 278 r-315 v.

357 Sur Simplicien de S. François (1628-1710), Voir VILLIERS C., Bibliotheca carmelitana, Aurelianis, 1752, II, 763.

358 Orléans, Bibliothèque publique, ms. 1430, ff. 37r-97 v.

359 ceci n’est pas issu d’Avignon, mais figure dans la 2e version = à ne conserver que si on élimine la version 2e .

360 Dieu ne s’élève pas dans le cœur humain.

361 Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu.



362 Par la pensée et un ardent désir.

363 2e version expliquée par Tonna précédemment ; de Brenninger ! allemand à reprendre sur l’original pdf car divers degrés d’oraisons sont indiqués.

364 Etudes Carmélitaines, Foi et « Mystiques » humaines, Desclée de Brouwer, Paris, Avril 1937, « Textes Anciens, Théologie mystique par Dominique de Saint-Albert Grand carme (1595-1634), 258-269. – Nous rééditons cette composition ou assemblage dont on appréciera particulièrement les extraits associés dans les abondantes notes. (NDE).

365 Rennes, Arch. départem. 1 H 4/46.

366 L. c. I, 406 : Parisiis, apud Josephum Cottereau 1650 in-12. Ibidem apud Claudium Calleville 1665, in-24.

367 SERAFINO MARIA POTENZA, (v. Bibliotheca Carmelitana II, 736-738). Introduttione nella mistica terra del Carmelo, partie II (entière) et II (quelques chapitres). Manuscrit dans les Archives générales de l'Ordre des Grands Carmes à Rome

368 Orléans, Bibliothèque publique, ms. 1430 ff. 291r — 229v. Sur Simplicien de S. François (1628-1710), voir Bibliotheca Carmelitana II, 763.

369 EXERCICE SPIRITUEL DES FRÈRES TANT NOVICES QUE PROFÈS VIVANT DANS LE NOVICIAT DE NOTRE CARMEL DE REDON, édité infra .

370 Ms. T 488 ff. 278v.-279r : « Estans libres de ses (de la terre) liens (Dominique parle ici aux religieux Carmes), nous tachions de rejoindre et réunir estroitement nostre ame avec Dieu non seullement d'une union habituelle qui se faict estant en grace, mais encore par une actuelle et continuelle tendance en luy, par nos operations interieures de cognoissance et amour, y aiant ceste difference entre les communs Chrétiens et les vrais religieux que ceux cy operent fidellement et mettent en acte les habitudes surnaturelles de foy, esperance, charité, qui faict que par succession le reste des chrestiens n'ayant que la foy seulle de cet estat divin, qu'ils croient entre en eux, les ames intérieures en ont l'experience et le goust, comme avoient les apostres et principalement le grand saint Paul qui disoit Dieu luy avoir revelé par son saint Esprit choses que l'oeil n'a veu ny l'oreille entendu, qui ne sont autre chose que la perception et science experimentale des dons divins et de l'estat surnaturel auquel il l'avoit eslevé.

371 Ms. T 488 f. 285r-v : « Or est-il que d'avec cet estat l'entendement n'a autre opération que d'une foi nue par laquelle aiant montré a la volonté Dieu estre inconceptuable (ms. A 400 et 499 : inconcevable) par-dessus tout sens et intelligence, la volonté a pénétré en cet ineffable et a mérité de le gouster, le goust estant en (ms. A. om. en) une sorte de science qui respond a la faculté appetitive et amative comme qui a gousté du miel, quoy qu'il n'en ayt oui parler, en a une science expérimentale. D'icy redonde en l'entendement une lumière qui faict que sa foy est esclairée et que ce que auparavant semblable experience il croyoit, maintenant il en a une perception, si qu'il luy est advis voir les choses qu'il croit, quoyque ceste cognoissance n'oste pas le merite de la foy, n'estant pas entierement claire, mais une expérience de la certitude de nostre (ms. A 400 et 499 : cette) foy.

372 Ms. T 488 ff. 287r/288r « Or il est que ceste operation de nostre ame que nous appellons desir de Dieu (ms. A 400 et 499 : ou) tendance en Dieu, (ms. A : ne) demandant point de cognoissance formee par discours de l'obiect qui l'attire, il peut faire en ce desir son impression et attraction pendant que l'entendement negotie a aultre chose... qui joue de la harpe, est attentif aux regles de l'art et ne lui est pas advis... Dieu estant pur esprit unist aussi nostre esprit a lui d'une facon purement spirituelle, incogneue a nostre raison et a nos sens... Dieu qui comme centre a faict une vifve impression de soy dans ce coeur, lui donne toujours une secrete impulsion vers soy qui lui cause ceste inquietude et appetence de Dieu, son mesme centre. »

373 Ms. T 488 f. 290v: « Comme si Dieu estoit une pierre d'aymant... ainsy en est du coeur esprins et pocedé (ms.A : poussé) de l'amour de Dieu, et comme obiect en tant que centre faict en lui par soymesme une impression obiective par sa bonté et amabilité infinie, et comme moteur et principe y met une impulsion vitale de grace provenante efficace qui le faict mouvoir continuellement vers ce centre, et pour ce que ce centre et obiect est infini en la vertu d'attirer, le coeur voudroit l'aymer a l'infini. »

374 Ms. T 488 f. 314r /315r : « Vray est que nostre estat en ce monde est comme opposité a celui de la gloire ; car la cognoissance cause l'amour et est comme première selon saint Thomas ; mais icy la cognoissance est causee par l'amour lequel tient la memoire attentive a l'obiect convoité, mémoire qui continuellement est remplie de suavité divine goustant « quam suavis est Dominus », d'où redonde ou plustost qui faict le don de sapience, appellée sapida scientia, don qui correspond a la charité, comme le don d'entendement correspond a la foy. Dont la raison est que l'amour cause le desir, le desir la poursuite, la poursuite ameine la pocession : et la pocession d'une chose bonne en est dans rame la gustation, comme nous voyons que le gouster est conjoinct avec l'appetence (ms. A : experience ; Simplicien ms. O 1430 f. 97r : appetit) ... Cette souvenance avide, dcsireuse, comme nous avons ja plusieurs fois dict, est la plus haulte veuf qu'en ce monde on puisse avoir de Dieu, puisque elle enveloppe la foy et y adioute la sapience, qui est comme un goust et experience des choses que nous croyons ; haec est sanctorum scientia, voire celle des seraphins.

375 Ms. T 488 f. 292r : « C'est bien la en quoy consiste la beatitude de ceste vie a aymer actuellement et ind:ficiemment Dieu d'un amour de charité. Nous ne sommes pas en ce monde pour cognoistre Dieu, mais pour l'aymer ; la mesure non de nostre cognoissance, mais de nostre amour estant la disposition a l'aulne, a la mesure de laquelle precisement la gloire et beatitude nous sera donnee dans le ciel. » f. 288v : « Au reste l'aine amoureuse doibt scavoir que comme quand Dieu produist en elle des lumieres et sainctes pensers et . paroles mentales sur son estat, elle ne s'.11 sert pour s'enfoncer en Ditu, mais de son seul desir qui est par dessus tout cela, l'effort duquel la jete en Dieu plus profondément que ne peut faire auquun acte formé en vertu des lumieresieccues. »

376 cfr Simplicien ms. O 1430 f. 104r : « Ce que l'ame ne pouvant faire comme elle voudroit bien, elle se voit obligée de succomber et de s'abandonner à l'effort de l'Amour, et se rend par cette heureuse défaillance et impuissance comme propre et comme naturel le même Amour infini de Dieu,

377 Alouvi : affamé comme un loup… (Godefroy, Lexique de l’Ancien Français) (NDE).

378 Ms. T 488 f. 291v : « Qu'on ne pense pas que les vrais contemplatifs soient oyseux : ils sont continuellement operants de la plus haute fason qu'on puisse operer en terre, scavoir d'amour actuel de tres pure charité, charité dont l'acte est mesme en espece que celui des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est, et en cela seul ils reposent, leur estant asses que Dieu soit ce qu'il est, pour les rendre heureux ; de mesme a proportion sont les aines vraiement contemplatives.

379 Ms. T 488 f. 292r-v: « Or pour aymer parfaictement Dieu en ce monde, n'est pas besoing de le parfaictement cognoistre, quoyqu'on ne puisse aymer une chose qu'on ne la cognoisse en quelque façon, si est ce que la grandeur de la dilection peut exceder celle de la cognoissance. Nous ne cognoissons pas Dieu en ce monde immédiatement, mais seulement par ses effects, si est ce que nous l'ayrnons immédiatement tout tel qu'il est et a cause de lui. C'est asses que la foy nous enseigne que Dieu est un estre surinfini, immense, et inepuisable en bonté et perfection pour contraindre nostre ame de recolliger toutes ses affections et les unir et faire aboutir toutes dans ce centre, dressant vers lui toutes son attention et vigueur comme en l'obiect pour lequel seul appeter elle a receu la faculté d'ayrner, et ayant la charité qui est une participation de l'amour increé dont ce grand Dieu s'ayme infiniment lui mesme, ceste charité donne a nostre ame un autant grande aptitude et inclination a tendre a Dieu et se joindre a lui par exercice d'amour actuel, comme la legereté faict au feu pour tendre en haud, et la pesanteur a la pierre pour tendre en bas. »

380 Ms. T 488 f. 286r« Si Dieu estoit quelque chose qui tombast au coeur de l'homme, les pensees et discours l'y metteroient et conserveroient ; mais estant pur esprit qui ne se voit, ne se sent, mais qu'on croit seullement, il fault pour estre vraiement uni a lui que ce soit par un moien incogneu et ineffable et que nous ne cognoissons pas de cognoissance reflexe, mais seullement directe ; ce qui est dans cet estat. » f. 285r : Or cet estat est l'estat d'union tres intime de l'esprit creé avec l'Increé, ou le sommet de l'esprit, la puissance amative immediatement appliquee a Dieu apprehendé par dessus tout concept et sentiment, s'enfonce de plus en plus dans l'abisme sans fond de la divinité, la vertu penetrante estant l'amour et le desir de Dieu tant immediatement qu'il n'est pas de voir de Dieu, mais de Dieu en h-i mesme, et pour cet acte estant semblable a celui des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est ce qu'il est, sans reflexion sur eux mesmes.

381 Ms. T 488 ff. 279v /280r: « Il y en a qui quand ils parlent des personnes mystiques et contemplatives. ils croient que c'est un,estat ou tout le monde ne doibve aspirer, que sont des dons rares et corrgne gratuits ; pauvre gens, comme nous n'estions pas tous obliges de tendre a nostre fin derniere, qui est Dieu et ce par les moyens qui immediatement nous y joignent, qui sont les operations de nostre entendement et volonté, qui ne sont crees que pour ceste application : qu'est ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine ? Dieu n'est-il pas esprit ? et qui plus s'aproche continuellement de luy par les operations de son esprit, ne devient-il pas un mesme esprit avec luy : “qui adhaeret Deo, unus spiritus est?” f. 315v : « Haec est scientia sanctorum, voire celle des seraphins, qu'il nous est permis de desirer, puisque ce n'est que par la croix, purgation, denudation et par un effort genereux de nostre volonté prevenue de la grace qu'on y parvient, et que tout cet estat est sanctifiant et inserant toutes les vertus en l'ame et en faisant sortir les actes dans leur souveraine excellence scavoir en Dieu et pour Dieu - Quicumque perfecti sumus, idem sapiamus. » ff. 292' /293r : « Le mal est que croiant par la foy que nous avons telles habitudes et vertus infuses, nous les laissons oyseuses et n'en exercons que fort rarement les actes ; d'ou vient que nous n'avons pas experience de l'estat divin auquel nous sommes esleves par la grace sanctifiante. Sur quoy on remarquera que quand nous disons que la vraye vie spirituelle et contemplative gist en la charité et amour de Dieu, ne fault pas penser que ceux qui ont l'abitude de charité plus grande, soient precisement plus grands contemplatifs. Rien moins, l'habitude de la charité ne nous faict pas immediatement sentir Dieu, jouir de luy, nous souvenir de luy ; c'est la charité actuelle qui nous faisant sans cesse desirer Dieu, haleter et respirer après luy, y ficher par conséquent nostre memoire, aussy bien que nos coeurs ; et en ceste souvenance amoureuse, avide, soucieuse de jouir de Dieu et l'avoir toujours present gist la contemplation de ce monde. Il fault estre avec Dieu « cogitatione et aviditate ». La pensee sans l'affection et desir n'unist point et ne transforme point l'ame en Dieu, l'affection actuelle ne peut estre sans pensee concomitante…»

382 cfr. Ms. O 1430 f. 109v: « mais à entendre, goûter et comprendre Dieu d'une façon laquelle est au-dessus de toute composition, division, raisonnement et discours interieur, par une elevation et suspension que fait l'Esprit de Dieu des operations et des actes de l'entendement et de la volonté. »

383 Inaction : action intérieure. (NDE).

384 Ms. T 488 f. 286v /287v: c Vray est que sont icy des secrets tres profonds que personne ne peut entendre, s'il n'en a l'experience, scavoir comment la volonté peut negocier et operer avec Dieu, l'entendement estant tout absorbé dans une speculation ; c'est bien a la verité une grande merveille ; mais que cela ne se puisse par une abondance de grace, il n'y a doubt auqun... l'operation divine qui lors divise nostre esprit d'avec nostre ame, je dis nostre desir d'avec l'operation sensible de l'entendement, faict sentir une douleur intense tout le temps de l'importunité facheuse que cause la speculation. Car le propre de l'esprit amoureux estant de tendre a Dieu par unité en nyant et surpassant toutes espaces et penetrant par dessus tout ce qui est sen3ible, tant plus l'operation du sens prevault, tant plus comme par antiperistase, lui faict elle redoubler ses forces interieures l'espurant d'autant plus que plus elle le tourmente ; si que lors tant moins il sent Dieu, tant plus purement et profondement il est en lui. »

385 Ms. T 488 f. 311v: « C'est la supreme union de tout nostre esprit avec Dieu qu'on peut mesme avoir en ce monde, scavoir un estat metoien entre l'estat des bienheureux et des communs voyageurs les bienheureux voient Dieu et le goustent ; les communs chrestiens ne le voyant ny le goustent ; les vrays mystiques ne voyent pas Dieu, mais ils le goustent et ont de lui une science experimentale. »

386 Ms. T 488 f. 310v/311v: « Quand Dieu opere en nous, nous ne scavons pas ce qu'il faict ; mais apres comme fruict de nostre foy, il le nous faict entendre. On ne connoist les voyes mystiques qu'apres qu'on les a passees... C'est la manne cachée, quod nemo vidit nisi qui accipit ; sont pourtant choses qu'il est permis de desirer... ceste science experimentale de Dieu n'est pas un don gratuit... ainsi que seroit le don de prophetie ; mais c'est le fruict de l'amour et desir actuel de Dieu. »

387 Ms. T 488 f. 289r /290r« Car il fault bien penser (ms. A : peser) que Dieu unist mieux et plus intimement l'ame a soy en l'estat passif qu'en l'actif : J'appelle l'estat actif, quand on a sentiment reflexe et perception (ms. A : perceptible) de ce qu'on est, on se voit infiniment estendu en Dieu comme si on estoit ja en l'éternité sans souvenance de rien que Dieu qui nous revest comme d'une lumiere infinie, nous estant advis que jamais ne sentirons, gousterons et verrons que Dieu. Bref il semble quasi qu'on soit au port de la felicité. J'appelle estat passif quand on ne sent rien de tout cela, au contraire, on sent en soy comme un enfer de chagrin, point de pensées de Dieu, point de lumiere, que de folles extravagances, voire mauvaises pensees ; enfin on est plus pauvre que ceux qui jamais n'ont oui parler d'oraison mentale. Je dicts qu'en cet estat Dieu opere davantage dans l'ame pour ce que luy qui est pur esprit, qui en soy n'a rien de sensible ni qui tombe au coeur de l'homme — Deus in cor hominis non ascendit — ,n'est rien de ce que nous entendons. Il touche lors de soy mesme immediatement le sommet de l'esprit creé qui est sa tendance centrale vers lui, et cause en elle par soy mesme immediatement et non par aucqun don qui nous soit perceptible, ce secret mouvement d'inquietude vers le centre de l'esprit creé qui est le mesme Dieu, la ou quand nous avons la perception et sentiment reflexe de nostre estat et sommes en lumiere, quoyque nous ne reposions, mais sentions nostre desir ne s'arrester a rien, ains tendre a l’infini. Neanmoins en ce que nous sentons perceptiblement l'effort et la tendance du mesme desir, nous sommes moins purs et Dieu opere moins en nous. Car tant moins avons de sentiment reflexe de Dieu, plus sommes nous enfonces en lui. »



388 Ms. T 488 ff.281r/285r.

389 Ms. T 488 f. 277v.

390 Ms. T 488 f. 294v.

391 Ms. T 488 f. 294v/295r.

392 « Qui adhère à Dieu est un seul Esprit avec lui. »

44

393 Trismégiste.

Le roi-prophète désigne le roi David, considéré comme l’auteur des Psaumes.



394

395 vérifier

396 Ici, ce terme traduit le mot « mortification » qui apparaît de multiples fois dans le document. « « Mourir à soi-même » consiste à maîtriser ses tendances égoïstes pour favoriser la vie de Dieu dans le cœur du novice. Dans d’autres passages, il a été rendu soit par « pénitence », soit par « humiliation » en fonction du contexte. Les différentes épreuves proposées par le maître des novices ont pour but de purifier le jeune religieux et de le rendre semblable au Maître qu’il veut suivre, le Seigneur Jésus.

397 (1) A: d'autant plus. (2) A: vouloit. – Dans toutes les Correspondances qui suivent nous conservons les appels de l’éditrice en regroupant les notes des pages de son édition. (NDE).

398 (1) A: m' est barré. (2) A: n'est rien. (3) A: mais toutesfoys je (4) A: reflux continuel. (5) A: et penetrés mq. (6) A: mais. (7) A: plaine. (8) A, tout delaissé. (9) A: tout est barré. (10) A : dans.

399 (1) A: resjouls. (2) A: ces trois mots mq. (3) A: desja mq. (4) A: d'Angers mq. (5) A: prins. (6) A: en la voye. (7) A: pour. (8) A: plus au long.


400 (1) A: sa gloire. (2) A: d'Angers rnq. (3) A: en. (4) Philip., 1, 21. (5) I Cor., 15, 31. (6) A: quoy que je les croye plus resignez. (7) A: permette. (8) Luc., 13, 7.


401 (1) A: en de telles tristesses et angoisses. (2) A: qui est de ne me pas evertuer de n'en fere rien . (3) A: le. (4) Joan., 17, 10. (5) A: d'Angers mci. (6) A: entrecrivions. (7) A: conversations. (8) Ape.... 1, 10. (9) Philip., 1, 21.


402 (1) Philip., 1, 22. (2) A: seule chose. (3) Job. 3, 6. (4) A: les laisse. (5) A: sinon estre. (6) A: supplie. (7) A: ou bien. (8) A: ou mq (9) A: en moy. (10) Pi. 115, Il. (11) Joo., 9, 3. (12) A : ne vay point. (13) A: lentement. (14) A: d'Angers mq.


403 (1) A : appropinquamus (2) Ps. 106, 18. (3) II Cor., 5. 8. (4) Philip. 1, 4. (5) Philip., 1. 22. (6) Rom., 14, 8. (7) A : en l'unité de l'esprit. (8) je ne sçay que cest que mon faict. (9) I Cor. 4, 9. (10) I Cor. 15, 31. (11) A: en la façon. (12) A: de telle sorte que. (13) Ps. 72, 22. (14) A: ne le merite. (15) A: de Ploermel mq.


404 (1) C: ce mot manque. (2) B: comme la mort que ensepulture. (3) C: que l'on. (4) B: le prie. (5) C. Cette phrase est à la fin de la lettre. (6) B: que si vous l'avez. (7) C: Ce passage manque. (8) Rom., 7, 1. (9) 1.2 lieu et la date mg. dans B etc.


405 (1) A: de treves. (2) A: Philipe. En octobre 1629, le Provincial n'etait plus Philippe Thibault, mais Bernard de la Madeleine. Mais vraisemblablement il s'agit de Philippe Thibault, Vicaire général des Carmélites de Nazareth-les-Vannes depuis 1627. (3) A: comme mourir. (4) A: Je ne trouve point de meilleure mort. (5) A: ces cinq mots manquent. (6) A: en elle. (7) Ps. 131, 14.


406 (1) A: de speculations. (2) Philip., 1, 18. (3) 2s. 72, 22. (4) D: compassion. (5) D: comme mq. (6) D: eternelles. (7) D: estans telles de toutes parts telles qu'elles sont. (8) B, C, B: en. (9) D: que les hommes cognoissent . . . ils auront . . n'ont pas. (10) B: en cela et par cela; D: par cela et en cela. (11) D: but contre le quel. (12) B et C: la totale dissolution de vray; et mq dans B ; D : scavoir la totale dissolution; de vray la mort.


407 (1) D: ces trois mots mq. (2) D: je scay. (3) C: resister si longuement. D: ces deux mots mq. (4) D: en mq. (5) D: pour. (6) D: la mq. (7) D: D. s'arrête ici. (8) c: envoie. (9) C: du P. L. (10) Signature et date dans A seul. (11) A: Mon cher Frere, humble salut. (12) A: que mourir est vivre. (13) A: encore mq. (14) A: quand.


408 (1) Ps 72, 22. (2) II Cor , 1, 18. (3) Rom., 7, 1. (4) A: cet la qu'ils. (5) A: leur object. (6) A: ils mq. (7) A: allumant. (8) A: le vous ay dict. (9) A: je mq. (10) A: moy mq. (11) A: ny. (12) A: la tendue . . est d'a tendre. (13) A: d'attendre. (14) Eccli., 24, 29. (15) A: confrere mq. (16) A: eschapé. (17) A: pas.


409 (1) A: que ce. (2) I Cor., 3, 7. (3) estre mq. (4) A: que nous pourrons l'Intérieur. (5) A: religieux mq. (6) C: tres cher.



410 (1) C: en mq. (2) B: ainsin. (La même forme est employée dans toute la lettre.) (3) B: estes. (4) B: rour. (5) B: qui. (6) C: de vous mesme. (7) C: chercher. (8) B: entre nous deux c’est que ; C: entre nous deux



411 (1) B : 16. C : sans lieu ni date (2) B : plustot esté. (3) C : incommunicable. (4) : µ coupé

412 (1) B: Aux Carmes de Rennes; C: sans lieu ni date. (2) A: nous continue.

413 (1) I Cor., 15, 31. (2) Galat., e, 14. (3) Philip., 1, 21. (4) A: pour ce. (5) A: assez souvent. (6) A: aux charges et offices. (7) II Cor., 11, 29. (8) A: ne mq. (9) A: ne veux-je. (10) A: voyons mieux en. (11) A: le second nous mq. (12) A: ces trois mots plq. (13) Bernard de la Madeleine. (14) A: a Paris avec luy. (15) A , e (16) A la rédaction des Constitutions de l'Observance. (17) A: qu'au silence. (18) A: qui vit. (19) Joan., 17. 22. (20) A: novembre.

414 (1) A: encore que je roule. (2) A: a ce que je croy. (3) A: a Rennes mq. (4) Philip., 1, 21. (5) H Cor., 12, 4. (6) A: vos saintes prieres. (7) Joan., 17. 22. (8) A: en. (9) A: le 2e nous mq. (10) A: consic;te. (11) A: de qui. (12) Ps. 48, 15.

415 (1) A: Mon frere, salut. (2) A : je ne vous. (3) A: ma devise. (3 bis) I Reg., 2, 6. (4) A: ny mq. (5) A: ou à,. (6) A: de mq. (7) Il s’agit touiours des Constitutions. (8) A: mais morte angelorum, car la mort corporelle m’est indifférente. (9) A: ce mq. (10) A: correspondons. (11) A: est haec vita. (12) A: mon bon Dieu. (13) A: parmy nous l'esprit.

416 (1) A: à Dieu. (2) Habac., 3. 18. (3) II Cor., 4. 18. (4) A: praesentiam (5) A: 29. (6) I Cor., 1, 9. (7) II Cor., 1, 8. (8) Prov., 16, 2.

417 (1) I Cor., 15, 31. (2) Ps. 72, 22. (3) I Cor., 15, 31. (4) II Cor., 11, 29. (5) Job., 30, 14. (6) T: ut. (7) T: et neaninoins (8) T: ne regendi frangatur frangendi regatur authoritas.

418 (1) II Cor., 7, 13. (2) Le ms. de Tours finit Ici. (3) II Cor., 4, 11. (4) Rom., 14, 8. (5) A: me donnez. (6) A: la douceur. (7) A: preveues. (8) A: comme mq. (9) A: en une continuelle. (10) Oen.. 8, 9. (11) Ps 72, 22. (12) A: ces. (13) Benolt de Canfeld. Reigle de perfection, Parte

419 (1) 4: et de. (2) Constantin de Barbanson, Secrets sentiers de l'amour divin, Paris. (3) A: P. Benoist. (4) A: qui a la vraye experlence. (5) A: fort mq. (6) A: P. Maistre. (7) A: de nos freres qui me semblent. (8) Eccli., 23, 6. (9) A: ces gens la. (10) A: a les. (11) II Cor., 11. 29. (12) II Cor. 11, 28. (13) Ps. 47, 7. (14) A : Tenez moy s’il vous plaîst.(15) A: cher frere Jean.(16) A : si sq.(17) Cor., 15. 31. (18) A: a.

420 (1) L'expression "épouser une prison" était-elle d'usage courant dans la première moitié du XVII. siècle? M. Jean Orcibal n'en dit rien et la prend au sens propre dans la bcuche de Saint-Cyran, en rapportant "les mots que recueillit, peu avant sa mort, la Mere Angélique Arnauld: "la voie étroite l'avait obligé à épouser une prison plutôt qu'un évêché" [l'évêché de Bayonne que Saint-Cyran avait refusé de la main de Richelieu] (Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et son temps, II, p. 516). (2) A: n'avions . . . nous ne ressentirions. (3) A: proportion et mesure. (4) A: des choses. (5) A: delivrer. (6) A: je les souffre. (7) A: ferois je. (8) A: en. (9) A: recourber. (10) A: soubz. (11) A: moins encore. (12) A: si mq. (13) A: reélire. (14) A: excusant. (15) A: je ne sçaurois faire en aucun autre. (16) A: que je fais. (17) A: me re ecrire.



421 (1) Rom., 7, 1. (2) II Tim., 4, 2.

422 (1) Au début de la Réforme, Philippe Thibault usa de ces procédés, mais il comprit ensuite qu'il devait y renoncer. (2) Ps. 26, 14. (3) Eccli.. 1, 29. (4) Prov., 17. 18. (5) Ecrit de la main du P. Joseph. (6) A: cher frere. (7) A: aspirer.

423 (1) A: étendeue. (2) A: a demander quelque chose. (3) A: puisse Jamais egaler. (4) A: ce mq. (5) A: comme nous faisons sans reflexion. (6) A: façon. (7) A: fere souffrir. (8) A: durant. (9) A: a. (10) A: mes desirs. (11) A: de chagrin, de tristesse. (12) Galat., 2, 19. (13) A: C'est vostre. (14) A: 7 nov.; le lieu mq.



424 De l’édition par S. Bouchereaux.

425 (1) Le P. J. Brenninger dit (art. cit.) que cette lettre est adressée au Provincial qui était alors Archange de saint-Luc ; rien ne justifie cette assertion. (2) Cf. supra, P. 82. (3) B: vostre bon maitre et vostre bon pere. (4) B: ami mq. (5) B: presente.



426 (1) B: toute mq. (2) B: cela vous set comme. (3) B: vous les amitié. (4) B: tres. (5) 13: et sa. (6) B: son mq. (7) B: ce qui est de dire. (8) B: vous animera et. (9) B: aussy (10) B: plus mq. (11) B: chaque mot est répété trois fois. B: à. (12) B : à (13) B: que la sienne en toute l'Eglise de Dieu. (14) B: de sa.

427 (1) B: esté tousjours. (2) B: et en son âme. (3) B: principalement. (4) B: pour mq. (5) B: rejouissez vous. (6) B: toute vostre vie cette lettre. (7) B: qui suis. - Le mn. A s'arrête ici. (8) Cette lettre figure dans le.recueil d'Avignon sous le titre: Réponce de F. Jan de St. Sanson à la suddite lettre, c’est-à-dire à la lettre de Benoit de Sainte-Marguerite qui suit ici.



428 (1) Ad eorum tota aviditate currebamus (S. Bernard, Sermo 2, die Festo omnium sanctorum). (2) Thren., 1, 13.

429 (1) Ps. 72, 25. (2) I Cor., 6, 17. (3) Philip., 3, 13. (4) Ps. 33. 4. (5) Ps. 138, 18. (6) Eccll., 14, 22. (7) Ecc11., 39, 6. (8) Ps. 10, 7.

430 (1) Rom., 8, 39. (2) Galat., 4, 1. (3) Luc., 4, 24.

431 (1) Ps. 30, 33; 50, 13. (2) prima antiphona secundum Ritum Ord. carm. cantata, quando Incipitur Adoratio Crucis feria VI in Parasceve. (3) I Petr., 2, 20.

432 (1) Jac., 1, 2. (2) Philip., 4, 8-9.

433 (1) I Cor., 15, 31. (2) Rom., 6, 9. (3) Rom., 6, 10.

434 (1) Joan., 21. 15-17.

435 (1) II Cor., 5. 14.

436 (4) Le Speculum carmelitanum, et le ms. d'Orléans donnent les même détails. Le p. Simplicien (Orléans, me. 1430, fol. 20. vo) écrit: "Enfin après avoir été elu prieur de Nantes contre son gré, vers le milieu de ses trois ans il tomba malade de la maladie dont il mourut; il fut lui-même en partie cause de sa mort si surprenante, sans y penser, pour n’avoir pas voulu découvrir par un sentimens de pudeur et de honte chaste et pure, un ulcère horrible qui s’était formé dans les hémorroïdes.



437 (2) Luc., 5, 5.

438 (1) L'ouvrage de Jansénius ici mentionné est l'Oratio de interioris hominis reformatione paru en 1627, et traduit par Arnauld d'Andilly.

439 (1) Le Vray esprit du Carmel, ch. I, p. 2, éd. Donatien.

440 (1) Ps. 113, 11.

441 (1) I Cor., G, 12, 10, 22.

442 (1) Cette tunique fut retrouvée, à la mort de Jean de Saint-Samson, dans un coffre où il conservait ce qu'il avait de plus cher; il y avait là aussi, dans un sac noir, les lettres de Dominique et celles d'autres religieux. (Ms. du P. Joseph, Rennes,9 H 39. p. 139). (2) B et C: faut. (3) B et C: entretien. (4) B et C: et mieux mg. (5) B: aussy. (6) B et n: en. (7) B: le meilleur. (8) 13: dans.

443 (1) B et C: d'orner et mq. (2) B et C: la. (3) B: plus mq. (4) B et C: qu'ils voient cela. (5) B et C: et ainsi c'est. (6) B et C: les transporte. (7) B et C: pour Jamais de son amour. (8) B: ce qui fait. (9) B: et infini mq. (10) B: et mq. (11) Luc., 12, 49. (12) C: 1e mq (13) C: et en. (14) B: je me transporte par son exemple.

444 (1) C: mesme mq. (2) B et C: eu mq. (3) B et C: inimitable mq. (4) B et C: s'est. (5) C: de sur. (6) B: les plus perdus d'entre les hommes; C: les hommes les plus perdus. (7) B et C: si mq. (8) C: excellement et exactement.



445 (1) C: raisons eminentes, voire tres mistiques; B: voire et tres mistiques. (2) B et c: en voir aucun plus. (3) B :et Ca:inasvi.ec experience tres certaine. (4) C: et (5) C: aussi. (6) B et C: les choses. (7) B et C: et de. (8) B et C: que nul' (9) C: tres (10) B et C: Je fais un.

446 (1) B et C: 1e mq. (2) C: toujours la dedans (3) B et C: reposeray en paix, en cela mesme je dorrniré et me reposeré. (4) C: ni cens mq (5) B et C: le subject . . de soi qu'il est en soi mesme. (6) B: si sainct et merveilleux.

447 (1) Rom., 8, 23.

448 (1) Beau-frère ddee Jean-Baptiste Du Moulin, le frère de Jean de Saint-Samson, (2) Cf, Hugues de Saint-Victor, De Vanitate mundi, I.

449 (1) Marc., 6, 11.

450 (12) Math. 3, 10. (13) Luc. 13, 7. (14) Resp. Libera me.

451 (15) Col. 3, 15. (16) Joan. 11, 36. (17) Act. 9, 38.

452 (18) Philip. 3, 8. (19) 2 Cor. 3, 7. (20) Cor. 11, 22. (21) Eph. 1, 3. (22) Luc. 10, 42. (23) I Cor. 4, 2. (24) I Mac. 6, 57. (25) 2 Cor. 11. 21.

453 (26) Eph. I, 17-18. (27) Rom. 12, 2.

454 (28) Q Petr. 3. 1. (29) Jean. 1, 4.

455 (30) Philip. 4. 1. (31) 2 Cor. 7, 3. (32) 2 Cor. 12, 15. (33) Gal. 4, 19. (34) Psal. 136, 6.

456 (a) Reddimus hic textum T. L'exemplaire de Tours étant détruit, cette lettre-ci est publiée sous la seule responsibilité du R. P. J. Brenninger, O. Carm. (b) Versio prelo impressum in Analecta Ord. Carm. IX, 16. (c) R, et A ornittunt "modicum". (d) R: eam quae est invicem. (e) A et R: in. (f) A: vestram omnium menteur sinceram. (g) A: sapientes. (h) A: omittit : et. (i) A: addit: vestrae. (1) Cor. II, 11, 1-2. (2) Born. 1, 11. (3) Rom. 1, 12. (4) Cor. I, 5, 3. (5) Cor. II, 7, 3. (6) Petr. Il, 3, 1. (7) Eph. 4, 1. (8) Hebr. 3, 1. (9) Coll. 3, 2. (10) Cor. II, 5, 14. (11) Hebr. 6, 1.

457 (j) A: addit: mea. (k) A: omittit: quam ltbentimime impendam et. (m) A: addit: vos. (n) R: nos. (o) A et R: omit. tota. (p) R: nos. (r) A et R: omit. et. (12) Philip. 3, 13. (13) Cor. I, 9, 24. (14) Cor. II, 7, 4. (15) Philip. 4. 1. (16) Cor. II, 6, 11. (17) Cor. II, 12, 15. (18) Cor. II, 7, 16. (19) Joan. III, 4. (20) Phatp. 1, 9 (21) Philip. 1, 8. (22) Gal. 4, 19. (23) Cor. I, 1, 26. (24) Act. 17, 28. (25) Joan. I, 4, /d

458 (a) Constantin de Barbanson, Secrets sentiers de l'amour Divin, 1622.

459 (a) R/98 omit. Le Pere... Pentecoete.

460 (b) R/46 omit. Le pere Prieur... d'insistance. (c) Au dos, à côté de l'adresse. (35) 2 Cor. 1, 12. (36) 2 Cor. 5, 12. (37) 2 Cor. 11, 17-19 (38) Phil. 4, 7.

461 (39) I Cor. 15, 31. (40) 2 Cor. 7, 5. (41) Rom. 9, 2. (42) 2 Cor.1,8. (43) 2 Cor.1, 8. (44) 2 Cor.11, 29. (45) 2 Cor. 11, 28.

462 (a) Ex "M"; alterum exernplar in R/48 omit.: Nostre frere... comme il fault!

463 (46) II Oar. 15, 31. (47) T Gor. 16, 31.

464 (a) ex "M", alterum exemplar in R-16 (b) M: omit: ce. (c) M: j'espere. (d) M: ces.

465 (e) M: bien Reverend. (f) M: addit: Mon Reverend pere, vostre tres humble et obeissaint Religieux. (g) M (i.e. collectanea missa post mortem Dom. ad P. Donatianum a S. Nicolao ad vitam scribendam - vide R/46) habet: Lettre du b. p. D. au R. P. Thibault, provincial, au haut de laquelle sont escrits ces propres termes: Cette lettre est du bienheureux pere dominique de St. Albert, au Reverend pere Philippe Thibault, lors Provincial, au temps de la contagion. (48) Antiph. quae eantatur post Professionem. (49) Angers?

466 A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, The Carmelites ; A history…, 4 vol., Carmelite spiritual center, Darien, Illinois, 1982. (traduction : I Carmelitani…, 4 vol., Edizioni carmelitane, Roma, 1989).

467  C. Janssen, dans Les origines de la réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, p. 225, souligne l’influence des déchaux sur les pratiques ; S.-M. Morgain, dans Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, p. 69, souligne le rôle du chartreux dom Beaucousin en relation avec les deux groupes réformateurs.

468 H. Bremond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France… II L’Invasion mystique (chap. V sur Jean de Saint-Samson), 1930, 2006 ; S.-M. Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950 ; H. Blommestijn, Jean de Saint-Samson, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu…, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1987.

469 Corpus aux Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, 9H39 à 9H44 ; disponibles en version modernisée : Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, Paris, O.E.I.L., 1984 & La pratique essentielle de l’amour, Coll. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 1989.

470 D. Tronc, Un mystique réformateur des Carmes, Jean de Saint-Samson (1571-1636), Carmel, n°112, juin 2004, 71-82, (art. repris partiellement ici).

471 C. Janssen, Les origines…, op. cit., p. 83.

472 C.Janssen, « L’oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. II, p. 211, présente en parallèle les textes de Harphius [van Herp] et de Jean.

473 R.P. Donatien de S.Nicolas, La Vie, les Maximes et partie des œuvres du très excellent contemplatif, le Vénérable frère Ian de S.Samson…, Paris, 1651, [source que nous citons : P], p. 92.

474 Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif f. Iean de S.Samson […] avec un abrégé de sa vie, recueilly et composé par le P. Donatien de S. Nicolas, Pierre Coupard, Rennes, 1658-1659, [source que nous citons : R], p. 62, colonne de gauche, à la hauteur repérée « B » [que nous notons b pour indiquer la col. de gauche ; la majuscule serait conservée pour indiquer la col. de droite].

475 R 762A.

476 R 79 A.

477 R 773e.

478 R 79 a.

479 R 760A.

480 R 78B.

481 R 309b

482 P 495-497.

483 R 683c, R 683B.

484 R 754a.

485 R 145a.

486 Archives d’Ille-et-Vilaine, 9H42, folio 2 sv.

487 R 169D.

488 Blommestijn, op.cit., p.86-87. Catherine de Gênes, Jean de Saint-Samson et Jean de la Croix, seront les trois mystiques cités bien avant tous les autres dans les Justifications établies en 1695 en vue des entretiens d’Issy par madame Guyon avec l’aide de Fénelon.

489 Dict. Spir., 3.1542/3 (tome III, col. 1542 et 1543) ; Y. Durand, Un couvent dans la ville. Les grands carmes de Nantes, Rome, 1996, p. 209.

490 M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits », R.A.M. n° 139, 1959, 266 sv., p. 268.

491 Voir C. Janssen, « L’oraison aspirative chez Herp… », op. cit., vol. III, p. 19 à 216, dont p. 21, la « prière brève, qui part d’un coeur brûlant dans un élan très intense … préparation à … une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui. »

492 Les quatre volumes des Directoires des novices (Paris, Cottereau, 1650-1651) ont intéressé des carmes des deux réformes : étude par K. J. Healy, Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956 ; réédition du dernier volume par le P. Innocent de Marie Immaculée, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, 1962. Enfin il existe un cinquième volume (non compris sous le Directoire) : le Traité de la componction. Voir DS 10.284/7, où l’article « Marc de la Nativité de la Vierge » est consacré en grande partie au Directoire. Nous rééditerons un choix dans notre second volume consacré à Maur.

493 Méthode claire et facile…, p. 217-219.

494 Pour cette présentation biographique nous sommes redevables à : M. de Certeau, Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits, R.A.M. n° 139, 1959, 266 sv. ; F. Lemoing, Ermites et reclus du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1953 ; D. Di Domizio, Maur de l’Enfant-Jésus (+1690), a study of his life and works, Institut Catholique, réf. 9099, Thèse 254 (qui fut dirigée par Louis Cognet). L’étude de Michel de Certeau [1955] est la plus solide, D. Di Domizio [1969] apporte des compléments compte tenu de son exploitation des archives carmes et de son souci de présenter un résumé de chaque œuvre ; enfin Blommestijn [1978] résume dans Dict. Spir., 10.826/831, les événements attestés.

495 Dict. Spir., 3.1542, art. « Dominique de Saint-Albert ».

496 Di Domizio, op. cit., p. 3.

497 Les cheveux qui servirent à la confection des personnages d’une crèche lors de l’emprisonnement de madame Guyon à la Bastille, nous sont parvenus ! (B.N.F., papiers La Reynie, ms. N. Acq. Française 5250).

498 Dict. Spir., 10.284, art. « Marc de la Nativité de la Vierge ».

499 Di Domizio, op. cit., p. 3 qui traduit sa source : Arch. Ord., II, 42, f°70.

500 Di Domizio, op. cit., p. 6 ; v. p. 10, note 43.

501 Di Domizio, op. cit., p. 16 ; v. p. 21, note 26.

502 C. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, op.cit. , chapitre IV, pages 166, 180.

503 M. de Certeau, op. cit., p. 269.

504 J.-J. Surin, Guide Spirituel, Desclée de Brouwer, 1963. Voir sur la « campagne » de Chéron, l’Introduction par M. de Certeau, p. 1 - 61, au-delà de l’exécution rapide par Bremond, XI, [325], « La bombe Chéron ».

505 « Nicolas de Jésus-Marie avait édité la Phrasium mysticae theologiae R.P.F. Joannis a Cruce elucidatio [Cologne, 1639], bientôt traduite par le Père Cyprien de la Nativité et publiée en appendice aux Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix [Paris, 1641] : Eclaircissement théologique des phrases et pro­positions de la théologie mystique contenues ès livres dit Bien­heureux Père Jean de la Croix [figure dans le tome II, p. 1-270, avec un supplément de 71 pages: Notes et remarques en trois dis­cours... ] ». (M. de Certeau, op. cit., p. 271).

506 M. de Certeau poursuit (op. cit., p. 272) : « …Surin écrivait en effet le 2 mai 1660 à la Mère Angélique de Saint-François, encore prieure des Ursulines de Loudun pour un mois : « Je crois que vous aurez vu, ou que vous verrez bientôt à Loudun le Père Maur de l’Enfant­-Jésus, qui est un Père Carme de cette ville. Il vous dira de nos nouvelles: il est fort mon ami ». L'année suivante, il écri­vait à Mme du Houx [qui met en relation le groupe jésuite breton et Bordeaux], qui se trouvait alors à la Visitation de Rennes : « Je ne puis laisser partir le R.P. Maur de l'Enfant­-Jésus sans vous écrire un mot, Madame ma très chère fille. Le Père vous dira de nos nouvelles. C'est un bon serviteur de Dieu; vous pouvez prendre en lui toute confiance » [28 mai 1661]… ». Plus bas, à propos de la célèbre Jeanne des Anges, M. de Certeau nous informe que  « …le Père Maur se montre un sage : il n'a pas l'air d'apprécier beaucoup les révé­lations que Jeanne prétendait tenir de son Ange gardien et qui lui permettaient de donner des consultations sur les questions les plus diverses. Le Carme fait ici preuve de plus de prudence que Surin. Il était bon juge en matière de spiritualité ; aussi la Mère de Saint-Eli, carmélite de Bordeaux, lui fait-elle lire les Questions importantes à la vie spirituelle sur l'Amour de Dieu, ouvrage que Surin venait d'écrire et qu'il prêtait à ses Philo­thées. » On se reportera au grand œuvre de M. de Certeau : J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1966, où figure une brève notice élogieuse sur Maur, p. 945.

507 F.Lemoing, Ermites et reclus du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1953, « XII. Ermitage Sainte-Catherine de Lormont », p. 69-81 (avec reproduction de la gravure citée, issue de l’album : « Bordeaux au temps de Louis XIII »). Voir aussi l’Inventaire, donné en annexe, p.144-148.

508 « Le supérieur prétendit alors que le bénéfice était indépendant du couvent de Bordeaux, ce qui occasionna une nouvelle affaire : on en référa au Général et au Pape ; l'évêque de Bazas et le Parlement de Bordeaux, sollicités d'intervenir, se montrèrent favorables au Père André ; en 1677, appel fut fait à l'archevêque de Bordeaux, Henri de Béthune, que les Carmes [dont le Père Maur] priaient de défendre les droits du couvent... » F. Lemoing, Ermites…, op.cit., p. 75-76. On trouvera tous les détails dans Di Domizio, chap. V. Nous avons ici préféré allonger les notes - comme pour l’afffaire Chéron - pour éviter de donner trop d’importance à ces chicanes : elles constituent souvent les seules traces accessibles aux biographes, mais induisent un déséquilibre, pour des figures discrètes, quant aux aspects profonds de leur vie, dont le vrai caractère paisible reste alors voilé.

509 M. de Certeau, op. cit., p. 10-11, établit les éditions du XVIIe siècle qui constituaient cette modeste « bibliothèque ». - Voir aussi, F. Lemoing, op.cit., « Inventaire… », p. 146-147, pour les deux bibliothèques des chambres du P. André et du P. Maur.

510 M. de Certeau, op. cit., p. 274.

511 F. Vial, « Une correspondance inédite de l’abbé de Brion (1700-1703) », R.A.M. 47, 1971, p. 296-297.

512 Sur l’abbé de Brion, le disciple de Maur dont l’approche déborde notre cadre, outre l’étude de Darricau,  « De la cour de Louis XIV à l’Ermitage de Lormont, L’abbé de Brion (1647-1728) », Revue Historique de Bordeaux, 1955, on se reportera à F. Vial, « Une correspondance… », op. cit., 291-316, et surtout aux œuvres, dont : Considérations et entretiens spirituels pour une retraite de dix jours avec un petit traité de la perfection chrétienne, Paris, 1717 ; La vie de la très sublime contemplative sœur Marie de Sainte Thérèse, carmélite de Bordeaux…, Paris, 1720 ; Lettre spirituelles… [de la même], Paris, 1720, 2 tomes [comportant quelques belles lettres au tome II, p. 366 sq. & 612 sq. ; sur sœur Marie, voir F. Vial et Bremond, VI, 435-439] ; Traité de la vraie et de la fausse spiritualité, Paris, 1728, 2 tomes.

513 Traité …, op. cit., tome II, Supplément, p. 295 sq. [la critique ne dépasse guère le niveau rhétorique propre au style des controverses de « l’après-quiétisme »].

514 Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, [1962].

515 Réimpression de l’éd. de 1655 : L’entrée à la divine sagesse composés par le R. P. Maur…, Bibl. Mystique du Carmel, 4 vol., Soignies [Belgique], 1921-1933. La distribution des opuscules est la suivante : vol. I, « Les trois Portes… », p. 30-141 ; vol. II, « Montée spirituelle, Traité de la fidélité », p. 1-78 ; vol. III, « Théologie chrétienne et mystique », p. 1-175 ; vol. IV, « Sanctuaire… », p. 1-77, « Exposition… », p. 80-156. Le texte est modernisé mais s’avère fidèle.

516 Madame Guyon, Correspondance, tome I, Directions Spirituelles, Honoré Champion, 2003, p. 50-74.

517 M. de Certeau, op. cit., « Lettres I à XXII à une religieuse de la Visitation », p. 289-303.

518 Le Nouveau Testament […] par le R.P. D. Amelote, prêtre de l’Oratoire […] Paris, datée de 1688 pour l’édition que nous avons utilisée, constituait la version imposée par le catholicisme français à l’époque de la Révocation de l’Edit de Nantes. Elle diffère peu de l’édition catholique dite de Louvain, utilisée depuis le début du siècle (très nombreuses éditions : Lyon 1603, etc.), dont elle constitue une des nombreuses variantes. – La Bible, traduction de Lemaître de Sacy, rééditée par P. Sellier, Laffont, 1990, fut établie entre 1657 et 1696 par les écrivains théologiens de Port-Royal, (incluant l’édition dite de Mons, en fait Amsterdam, de 1668). Elle est ici utilisée pour l’Ancien Testament non couvert dans l’entreprise de traduction en français de l’époque de la Révocation. En cas d’obscurité nous avons eu recours à la TOB. – Les références sont celles de la Vulgate latine, un peu différente de la version moderne de R. Gryson.


519 Di Domizio pense que ces lettres furent adressées à madame de Pontac, une dirigée de Surin dont le mari fit par ailleurs une donation à Lormont. L’attribution par M. de Certeau « à une femme mariée qui habitait Paris » nous paraît devoir être tranchée en faveur de madame Guyon, femme mariée qui monte souvent de Montargis à Paris, ayant des enfants, et dont le mari est malade (on sait que, par discrétion, toutes traces plus directes telles que noms de destinataires, dates, allusions plus personnelles, furent retirées dans l’édition par Poiret et son équipe – sauf les renseignements inséparables du fil du texte). D’autre part, dans ses Justifications, madame Guyon citera Jean de Saint-Samson parmi ses trois auteurs mystiques préférés (les deux autres sont Catherine de Gênes, figure très connue au XVIIe siècle, et Jean de la Croix). Enfin à la fin de sa vie, lorsqu’elle rassemble à l’intention des disciples le corpus de son principal directeur Bertot, elle ajoute les lettres publiées de Maur que nous reproduisons ici, tandis qu’un seul autre auteur prend place à ses côtés : Marie des Vallées, que respectait profondément Bernières et Bertot. On prendra aussi en compte le tempérament volontaire, parfois anxieux, de la jeune femme, dont les causes seront données dans sa Vie par elle-même, auquel s’adapte admirablement les directives de Maur.

520 Elles forment le début de la seconde partie du volume IV du Directeur Mystique, pages 265 à 309, sous le titre « Seconde partie, / contenant / Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’Enfant Jésus et de Madame Guyon, / qui n’ont point encore vu le jour. / Première section ou / Lettres du R. P. Maur de l’enfant Jésus, Religieux Carme / Ces lettres sont écrites à une même personne et dans le même ordre ». Elles sont localisées entre onze lettres très probablement adressées par Bertot à Madame Guyon et vingt-et-une lettres qui sont nommément attribuées à celle-ci, soulignant sa place éminente, à la suite de son père spirituel. Nous avons réédité ces lettres de Maur avec apparat critique et variantes, dans : Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Champion, Paris, 2001, pages 50 à 74 (sur 922 pages).

521 Il s’agit du ms. n° 332, in-18, 140 x 88 mm, relié parchemin, écriture du XVIIIe siècle, décrit par C. Couderc, Cat. des manuscrits de la bibliothèque municipale de Bor­deaux, qui porte le titre : « Lettres du P. Maur de l'Enfant-Jésus, religieux des Grands-Carmes, à une religieuse de la Visitation, avec plusieurs avis que le même lui a donnés, et de plus il y a à la suite quelques autres lettres spirituelles écrites à la même religieuse par d'autres ». Les lettres de Maur couvrent les pages 1-62, tandis que les pages 63-89 fournissent les huit « autres lettres écrites à la même religieuse par quelque autre personne spirituelle », où saint François est cité, ce qui suggère un franciscain ; il s’avère de bon esprit mais moins profond. Nous avons corrigé les quelques erreurs de la transcription du chanoine Lemoing reprise par M. de Certeau. Ce dernier rappelle une attribution possible : « Ant. de Lantenay, en les signalant dans les Mélanges de biographie et d'histoire, Bordeaux, 1885, p. 330. n., rapportait la remarque de J. Delpit : « L'écriture parait être celle de Marie-Henriette Levasseur, dont nous avons plu­sieurs manuscrits. Ne serait-ce pas à elle que ces lettres ont été adressées ? » (Cat. des manuscrits…, p. 125). C'est là un point que nous n'avons pas pu élucider. » Il justifie ensuite l’ordre reconstitué des lettres (M. de C., op.cit,  p. 287-288). Nous avons consulté le ms. 336 : provenant du monastère de la Visitation Sainte Marie de Bordeaux et attribué à la Sœur Marie-Henriette Emilie Levasseur Foucques,  il n’est pas de la main du manuscrit de Maur.

522 Voir l’analyse de M. de Certeau, op. cit., p. 278-279 & 280.

523 Nous adoptons pour titre de lettre leur incipit. Les paginations entre crochets sont celles de l’édition Poiret.

524 Allusion probable à l’épreuve de la variole. Madame Guyon et son fils aîné demeurent défigurés, tandis que le cadet meurt le 20 octobre 1670. Elle aurait tenté de trouver un appui auprès de Maur de l’Enfant-Jésus avant sa rencontre avec Bertot le 21 septembre 1671.

525 En juillet 1673 Madame Guyon fait un pèlerinage avec son mari à Alise Sainte-Reine près de Semur-en-Auxois.


526 Le verbe ennuyer est à prendre au sens fort de « causer des tourments ».


527 Seul indice d’une rencontre de Maur avec sa dirigée à l’occasion d’un des rares voyages de ce dernier de Bordeaux à Paris.


528 devant : avant.

529 Matt. 10, 38 ; Matt. 16, 24 ; Marc 8, 34 ; Luc 14, 27.


530 L’image sera reprise par madame Guyon (Moyen court, ch. XII) et étendue à la maternité spirituelle (Commentaire au Cantique, ch. VII, v. 3).

531 L’ermitage de Sainte-Catherine de Lormont sur la falaise rocheuse qui surplombe la rive droite de la Garonne.

532 M. de Certeau indique en note : « Nous éditons ces lettres selon l'ordre chronologique probable, en indiquant entre parenthèses la date approximative de leur rédaction là où elle n'est pas donnée, et en laissant en tête le numéro qu'elles portent dans le texte original ». Nous suivons cet ordre.

533 Pesant sur la personne. (Littré).

534 Ce que souligne Blommestijn dans sa notice « Maur de l’Enfant-Jésus » (Dict. Spir., vol. 10, 1978, col. 828).

535 Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes. Divisé en trois parties, composé par le R. P. Maur de l’Enfant-Jésus, religieux Carme réformé, Ex-provincial de la Province de Gascogne, « Vobis datum est nosse Mysterium Regni Dei. Luc 8 ». Seconde édition, chez la veuve Denys Thierry, Paris, 1664..

536 B.N.F., ms. fonds français 19 345. Les deux traités n’ont fait l’objet que d’une publication très partielle : un extrait, bien choisi, du premier traité par Michel de Certeau, op. cit. Le caractère admirable du second traité a peut-être été voilé par l’écriture très difficile car ambigüe du manuscrit.

537 Et de toutes traditions : en témoigne par exemple le franc et beau récit de l’Archimandrite Spiridon, Mes missions en Sibérie, souvenirs d’un Moine Orthodoxe Russe, introduction et traduction de Pierre Pascal, Cerf, 1950.

538 Royaume intérieur…, III, chap. 1 & 2.

539 Référence incomplète donnée dans le texte (nous reproduirons en général ces références figurant dans l’édition de 1664). Heb., 11, 6 : Or sans la foi il est impossible d’être agréable à Dieu. Car quiconque s’approche de lui, doit croire qu’il y a un Dieu, et qu’il récompense ceux qui le cherchent. (Amelote : A).

540 Heb., 11, 6 : …Car quiconque s’approche de lui, doit croire qu’il y a un Dieu… (A).

541 Eccl. [Sirach], 45, 4 : Il l’a sanctifié dans sa foi et dans sa douceur, et l’a choisi d’entre tous les hommes. (Sacy : S).

542 Le texte s’arrête brusquement, sans les points de suspension. En fait le texte continue probablement par le titre (attribué postérieurement) du chapitre 4 suivant.

543 Osée, 2, 20 : Et sponsabo te mihi in fide et scies quia ego Dominus : Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité, et vous saurez que c’est moi qui suis le Seigneur. (S) – Je te fiancerai à moi par la fidélité et tu connaîtras le Seigneur. (TOB : Osée, 2, 22).

544 Luc, 17, 21 : On ne dira point : il est ici, ou il est là ; car sachez que le royaume de Dieu est au-dedans de vous. (A).

545 Comme précédemment, le texte continue par le titre attribué postérieurement au chapitre 5.

546 Voluntarie genuit nos verbo veritatis ut simus initium aliquod creaturae eius,  Car c’est de sa pure volonté qu’il nous a engendrés par la parole de vérité, afin que nous soyons un commencement de sa créature (Jacques, 1, 18 par A).

547  Nous corrigeons : « Lui à qui ils le doivent ».

548 Eccl. 41, indiqué dans le texte. Dorénavant nous omettrons souvent les références imprimées dans l’édition originale. – Eccl. 41, 17 : Conservez, mes enfants, pendant que vous êtes en paix les instructions que je vous donne ; car à quoi servent une sagesse cachée et un trésor inconnu ? (S).

549 Mt, 6, 24 : Personne ne peut servir deux maîtres […].

550 II Cor., 5, 4 : Car tant que nous demeurons dans ce tabernacle, nous soupirons sous son poids : non que nous désirions d’être dépouillés, mais d’être revêtus ; afin que l’immortalité consume ce qu’il y a de mortel. (A).

551 Mt, 19, 25 ; Mc, 10, 26 ; Lc, 18, 26.

552 Mc, 1, 40 : Il vint un lépreux qui le pria, et qui lui dit, le genou en terre ; si vous voulez, vous me pouvez guérir. (A).

553 Feintise : dissimulation.

554 Galates, 4, 19 : Mes petits enfants, que j’enfante de nouveau, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (A).

555 I Jn, 2, 27 : Mais pour vous, faites que l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous. Et vous n’avez pas besoin que personne vous enseigne. Mais ce que son onction vous apprend de toutes choses, c’est la vérité, et il n’y a point en cela de mensonge. Ainsi donc qu’il vous a enseigné, demeurez en lui. (A).

556 Malachie, 3, 6 : Car je suis le Seigneur, et je ne change point… (S). (Voir aussi Isaïe, 45, 6 : …ego Dominus et non est alter : …Je suis le Seigneur, et il n’y en a point d’autre.)

557 Ecclésiaste, 3, 15 : Ce qui a été est encore. Ce qui doit être a déjà été, et Dieu rappelle ce qui est passé.(S) - Qohéleth 3, 15 : Ce qui est, a déjà été, et ce qui sera a déjà été, / et Dieu va rechercher ce qui a disparu. (TOB).

558 Jn, 17, 3 : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé. (A).

559 Jn, 10, 10 : Le larron ne vient que pour dérober, pour égorger, et pour perdre les brebis. Mais moi je suis venu afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient avec plus d’abondance. (A).

560 Mt, 3, 17 : En même temps on entendit cette voix du ciel : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je me plais uniquement. (A).

561 Jc, 1, 18 : Car c’est de sa pure volonté qu’il nous a engendrés par la parole de vérité, afin que nous soyons un commencement de sa créature. (A).

562 Ph, 2, 5 : Car vous devez avoir les mêmes sentiments que Jésus-Christ a eus. (A).

563 II Co, 4, 10 : Nous portons partout en notre corps la mortification de Jésus-Christ, afin que la vie aussi paraisse visiblement dans nos corps. (A).

564 I Jn, 5, 5 : Qui est le vainqueur du monde, si ce n’est celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? (A).

565 Ph, 2, 7 : Toutefois il s’est anéanti lui-même en prenant l’être d’un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et en se faisant tel que les autres hommes. (A).

566 Terme vieilli : mettre après (le contraire de préférer). (Littré).

567 Béelzebub : Belzébuth : Baal-Zebub, « Seigneur des mouches », dieu philistin d’Eqron.

568 La phrase demeure incomplète.

569 I Co, 1, 21 : Car le monde éclairé des lumières de la Sagesse divine, n’ayant pas reconnu Dieu par la Sagesse, il a plu à Dieu de sauver, par la folie de la prédication, ceux qui auront la foi. (A).

570 [sic]. Phrase peu compréhensible.

571 I Co, 1, 23-24 : Mais nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un sujet de scandale aux Juifs, et semble une folie aux Gentils. – Mais qui est pour ceux qui sont appelés, soit d’entre les Juifs, ou d’entre les Gentils, la force et la sagesse de Dieu. (A).

572 Ps, 72, 21 [22] : Mais parce que mon cœur a été tout enflammé, et mes reins tout altérés ; que je me suis vu comme réduit au néant, et dans la dernière ignorance (S).

573 Job, 28, 12-13 : …Où réside l’intelligence ? – On en ignore le prix chez les hommes, et elle ne se trouve pas au pays des vivants. [TOB].

574 Isaïe, 53, 3 : Il nous a paru un objet de mépris, le dernier des hommes, un homme de douleur, qui sait ce que c’est que souffrir…

575 Lam, 3, 12 : Il a tendu son arc, et il m’a mise comme en butte à ses flèches. (S).

576 Espace blanc dans une cible, but : ceux qui tirent au blanc. [Littré, 2. blanc, 9° sens].

577 Ps, 68, 3 : Je suis descendu dans la profondeur de la mer, et la tempête m’a submergé. (S).

578 Mt, 27, 46 : …Eli, Eli, lamma sabacthani ; Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? [ Sacy].

579 Mt, 26, 38.

580 Jusqu’au dernier souffle.

581 Job, 16, 8.

582 Eph, 4, 7 : Or chacun de nous a reçu la grâce selon la mesure que Jésus-Christ nous l’a donnée.

583 Pt, 2, 25 : Car vous étiez comme des brebis égarées : mais maintenant vous êtes retournés au Pasteur et à l’Evêque de vos âmes. (A). - …mais maintenant vous vous êtes tournés vers le berger et le gardien de vos âmes. [TOB].

584 Is, 1, 9 : Si le Seigneur des armées ne nous avait réservé quelques-uns de notre race, nous aurions été comme Sodome, et nous serions devenus semblables à Gomorrhe. (S).

585 Mt, 16, 24 : Si quelqu’un me veut suivre, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix, et qu’il marche sur mes pas. (A). Lc, 9, 23 & 14, 27.

586 Actes, 22, 10 : Je lui demandai : Seigneur, que dois-je faire ? Et le Seigneur me dit : Levez-vous, et allez à Damas, et vous apprendrez là tout ce que vous aurez à faire ; (A).

587 I Jn 2, 6 : qui dicit se in ipso manere debet sicut ille ambulavit et ipse ambulare : Celui qui dit qu’il demeure en lui, doit vivre lui aussi comme il a vécu (A). Celui qui dit qu’il demeure en Jésus-Christ, doit marcher lui-même comme Jésus-Christ a marché. (S).

588 Eph., 4, 13 : Donec occurramus omnes in unitatem fidei et agnitionis Filii Dei in virum perfectum in mensuram aetatis plenitudinis Christi : Jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à l’unité de la foi, et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’âge de l’homme parfait, et de la plénitude de Jésus-Christ. (A).

589 Conquester : conquérir.

590 Ps. 82, 19.

591 Sap., 4, 12 : fascinatio enim nugacitatis obscurat bona… : Car l’ensorcellement des vanités obscurcit le bien… (S).

592 Luc, 22, 53.

593 Jn, 12, 31 : …Maintenant le Prince de ce monde sera chassé dehors. (A).

594 Jb, 40, 18 : Il absorbera le fleuve, et il croira que c’est peu encore ; il se promet même que le Jourdain viendra s’écouler dans sa gueule. (S).

595 Ps. 83, 3 : desiderat et defecit anima mea in atria Domini cor meum et caro mea laudabunt Deum viventem : Je languis à rendre l’âme après les parvis du Seigneur. Mon cœur et ma chair crient vers le Dieu vivant. [TOB].

596 Jacques, 1, 18 : Car c’est de sa pure volonté qu’il nous a engendrés par la parole de vérité, afin que nous soyons un commencement de sa créature. (A).

597 Heb., 4, 12 : Car la parole de Dieu est vivante et efficace : il n’y a point d’épée à deux tranchants qui pénètre si avant qu’elle. Elle s’insinue entre l’âme et l’esprit, dans les ligaments des os, et dans les moelles : elle discerne les pensées et les intentions du cœur. (A).

598 II Cor, 10, 5 : …et in captivitatem redigentes omnem intellectum in obsequium Christi : …rendant tout esprit captif pour le service de Jésus-Christ. (A).

599 Jn, 12, 27-28 : …Mon Père, délivrez-moi de cette heure. Mais c’est pour cela que je suis venu en cette heure. Mon Père, glorifiez votre nom… (A).

600 Jn, 3, 4 : Nicodème lui demanda : Comment est-il possible qu’un homme qui est déjà vieux, renaisse ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère, pour naître une seconde fois ? (A).

601 Mt, 16, 24 : Alors Jésus dit à ses disciples : Si quelqu’un me veut suivre, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix, et qu’il marche sur mes pas. (A). Et Lc, 9, 23.

602 Job, 28, 5-6 : terra de qua oriebatur panis in loco suo igne subversa est - locus sapphyri lapides eius et glebae illius aurum  : la terre d’où le pain naissait comme de son lieu a été renversée par le feu – Le saphir se trouve dans ses pierres et ses mottes sont de l’or (S).

603 Job, 14, 10 : homo vero cum mortuus fuerit et nudatus atque consumptus ubi quaeso est : mais quand l’homme est mort une fois, que son corps séparé de son esprit est consumé, que devient-il ?

604 Col, 3, 3 : Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. (A).

605 Ps. 101, 8 : vigilavi et fui sicut avis solitaria super tectum : j’ai veillé pendant la nuit, et j’étais comme le passereau qui se tient seul sur un toit. (S).

606 Philippiens, 3, 7 : Mais l’amour de Jésus-Christ m’a fait considérer ces avantages comme des pertes. (A). Or toutes ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considérées comme une perte à cause du Christ. [TOB].

607 Philippiens, 3, 8 : Car en effet j’estime que tout n’est qu’une perte, en comparaison de la haute science de Jésus-Christ mon seigneur, pour l’amour duquel j’ai renoncé à toutes choses, et je considère toutes choses comme de la boue, pourvu que je le puisse posséder. (A).

608 C’est peut-être ce qui fit rechercher Maur par la jeune madame Guyon se croyant abandonnée par Bertot, comme elle l’explique dans sa Vie par elle-même.

609 Galates, 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi… (A).

610 Apoc., 13, 10 : …C’est ici que se verra la patience et la foi des saints. (A).

611 Job, 29, 18 : dicebamque in nidulo meo moriar et sicut palma multiplicabo dies : Je disais : Je mourrai dans le petit nid que je me suis fait, et je multiplierai mes jours comme le palmier. (S).

612 II Cor, 4, 11 : Car pendant toute notre vie nous ne cessons d’être exposés à la mort pour Jésus, afin que sa vie aussi paraisse visiblement dans nos corps. (A).

613 II Cor, 4, 12 : La mort donc agit sur nous, et la vie sur vous. (A).

614 Ps. 50, 18 : Un esprit brisé de douleur est un sacrifice digne de Dieu ; vous ne mépriserez pas, ô mon Dieu, un coeur contrit et humilié. (S).

615 Rom., 1, 17 : …Le juste vit de la foi. (A) - Galates, 3, 11 - Heb., 10, 38.

616 Colloquer : mettre quelqu’un en une place assez mauvaise. (Littré).

617 Luc, 1, 50 : Il a déployé la puissance de son bras ; il a dissipé les desseins que les hommes superbes formaient dans leur cœur. (A).

618 Philippiens, 2, 9 : C’est pourquoi aussi Dieu l’a élevé par-dessus toutes choses, et il lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom. (A).

619 Matt., 19, 12 : …qui pourra entendre cette parole, l’entende. (A).

620 Rom., 8, 38-39 : Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, […] ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature, ne nous pourra jamais séparer de l’amour que Dieu nous porte en Jésus-Christ notre Seigneur. (A).

621 Sag., 5, 3-5 : …Ce sont là ceux qui ont été autrefois l’objet de nos railleries, et que nous donnions pour exemple de personnes dignes de toutes sortes d’opprobres. – Insensés que nous étions, leur vie nous paraissait une folie, et leur mort honteuse. – Cependant les voilà élevés au rang des enfants de Dieu, et leur partage est avec les saints. (S).

622 Jn, 1, 14 : Et le Verbe a été fait chair […] plein de grâce et de vérité. (A).

623 Compasser : exécuter avec exactitude, soumettre ses actions à une règle minutieuse. (Littré).

624 Lam., 3, 6 : Il m’a mis en des lieux ténébreux comme ceux qui sont morts pour jamais. (S).

625 Eph., 3, 19 : …afin que vous soyez remplis de Dieu en toute plénitude. (A).

626 Tobie, 12, 7 : Car il est bon de tenir caché le secret d’un roi… (S).

627 Ps. 17, 11 : Il a abaissé les cieux et est descendu ; un nuage obscur est sous ses pieds. (S).

628 Cant., 2, 14 : vous qui êtes ma colombe, vous qui vous retirez dans les creux de la pierre, dans les enfoncements de la muraille, montrez-moi votre visage, que votre voix se fasse entendre à mes oreilles…

629 II Cor, 4, 7 : Or nous portons ce trésor dans des vases d’argile ; afin que la grandeur de sa force en soit attribuée à Dieu, et non pas à nous. (A).

630 Cant., 2, 7 ; 3, 5 ; 8, 4 : Je vous conjure, ô filles de Jérusalem, de ne point faire de bruit, et de ne point réveiller celle que j’aime, jusqu’à ce qu’elle le veuille elle-même. (S).

631 Jn, 10, 10 : Le larron ne vient que pour dérober, pour égorger, et pour perdre les brebis. Mais moi je suis venu afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient avec plus d’abondance. (A).

632 I Cor, 13, 12 : Nous ne voyons maintenant les choses que dans un miroir, et sous des images obscures : alors nous les verrons en elles-mêmes, et à face découverte. Je ne connais maintenant [les choses] qu’imparfaitement ; mais alors je les connaîtrai, comme j’ai été moi-même connu [de Dieu]. (A).

633 Jn, 18, 36 : Mon Royaume n’est pas de ce monde

634 Rom., 7, 24-25 : Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? – Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur… (A).

635 II Cor, 4, 11 : Car pendant toute notre vie nous ne cessons d’être exposés à la mort pour Jésus, afin que la vie de Jésus paraisse aussi en notre chair mortelle. (A). [verset précédent cité ci-dessous].

636 Rom., 8, 23 : Et elles [les femmes dans le travail] ne sont pas seules dans cette impatience, nous-mêmes qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons en notre cœur après l’accomplissement de l’adoption des Enfants de Dieu, et de la délivrance de notre corps. (A).

637 II Cor, 4, 10 : Nous portons partout en notre corps la mortification de Jésus-Christ, afin que sa vie aussi paraisse visiblement dans nos corps. (A).

638 I Cor, 15, 53 : Car ce corps mortel et corruptible doit être revêtu d’immortalité. (A).

639 Cant., 5, 3 : …J’ai lavé mes pieds, comment pourrais-je les salir de nouveau ? (S).

640 Jn, 12, 46 : Moi qui suit la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi, ne demeure point dans les ténèbres. (A).

641 I Cor, 15, 51 : Voici un secret que je vous découvre : il est vrai que nous ressusciterons tous ; mais nous ne serons pas tous changés. (A).

642 II Cor, 4, 7 (déjà cité au chap. XV) : Or nous portons ce trésor dans des vases d’argile ; afin que la grandeur de sa force en soit attribuée à Dieu, et non pas à nous. (A).

643 Jn, 11, 26 : Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point pour toujours. Le croyez-vous ainsi ? (A).

644 I Cor, 6, 19 : Ne savez-vous pas que vos membres sont les Temples du St Esprit, qui est en vous… (A).

645 II Cor, 5, 4 : …afin que l’immortalité consume ce qu’il y a de mortel. (A).

646 « à » est introduit probablement par erreur, indiqué par : <à>.

647 Apoc., 21, 2 : Et moi Jean je vis la sainte Cité, la nouvelle Jérusalem qui venait de Dieu et descendait du ciel, étant prête comme une épouse qui s’est parée pour son époux. (A).

648 Ephes., 4, 13 : jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus à l’unité de la foi, et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’âge de l’homme parfait, et de la plénitude de Jésus-Christ. (A).

649 Titre couvrant la page [1]. En tête de la page [2] du ms. figurent « S.Germain [illis.] » et « N. 2433 ».

650 Souligné et/ou surligné par la première main du ms. Nous utilisons les italiques.

651 Par la suite la numérotation désigne les folios. A partir du folio [5], nous omettrons nos relevés de leurs versos (v°).

652 mot manquant.

653 Il s’agit probablement du jeune abbé de Brion évoqué dans notre introduction.

654 mot illisible.

655 lecture incertaine.

656 Prêtre astrologue qui, au troisième siècle avant Jésus-Christ, donna à chaque planète le nom d’un dieu du panthéon grec.

657 Mc, 15, 32 : Que ce Christ Roi d’Israël descende maintenant de la croix, afin que nous voyions et que nous croyions…

658 La citation est très incertaine.

659 Lecture très incertaine : ressuscitons ?

660 Deux mots illisibles.

661 passage fort obscur pour le copiste qui ne ponctue pas et pour nous-même qui le déchiffrons mal.

662 Rom., 8, 1 : Il n’y a donc plus maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ, et qui ne vivent pas selon la chair. (A).

663 Mot effacé en fin de feuillet.

664 Eph., 3, 17 : Que Jésus demeure par la foi dans vos cœurs… (A).

665 Ps., 69, 3 : infixus sum in limum profundi… : Je suis descendu dans la profondeur de la mer, et la tempête m’a submergé. (S).

666 Lam., 3, 29 : Il mettra sa bouche dans la poussière, pour concevoir ainsi quelque espérance. (S).

667 Prov., 24, 10 : Si vous vous abattez au jour de l’affliction en perdant la confiance, votre force en sera affaiblie. (S).

668 Heb., 4, 15 : …temptatum autem per omnia pro similitudine absque peccato : …il a été tenté comme nous par toutes sortes de maux, excepté le péché. (A).

669 Fin de phrase de lecture incertaine.

670 Ces mots sont soulignés dans le ms. Il en est de même pour les passages en italiques qui suivent, hors citations latines.

671 II Cor., 4, 12 : La mort agit donc sur nous et la vie sur vous. (A).

672 Gal., 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même ; c’est Jésus-Christ qui vit en moi… (A).

673 d’iceux : de ceux-ci.

674 de viaticus, du voyage ? (via : voie)

675 Rom., 7, 24-25 : …Qui me délivrera du corps de cette mort ? / Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur… (A).

676 I Cor., 2, 3 : et ego in infirmitate et timore et tremore multo fui apud vos : aussi j’y ai été [vers vous] dans l’infirmité, dans la crainte et dans le tremblement. (A).

677 Dans le ms., le titre du deuxième traité, identique au précédent, est indiqué de la même main au verso du feuillet [35]. Par contre le texte de ce nouveau traité est d’une nouvelle main, beaucoup plus soignée et lisible. Il ne comporte aucun soulignement.

678 Mot de lecture incertaine.

679 Les titres des sections qui suivent, de corps plus grand, sont reproduit ici en italiques. Il sont suivis de numéros, placés ici en tête.

680 majuscule du ms.

681 I Cor., 2, 9 : …Que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu

682 Ps., 138,11 [139, 12] : …ses ténèbres sont à votre égard comme la lumière du jour même. (S).

683 Ps., 82, 6 : J’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du très-Haut. (S).

684 Ps., 118,131 [119,131] : J’ai ouvert la bouche, et j’ai attiré l’air que je respire, parce que je désirais beaucoup vos commandements. (S).

685 Ps., 41, 1 [42, 2] : Comme le cerf soupire après les eaux, de même mon cœur soupire vers vous, ô mon Dieu. (S).

686 II Cor. 5, 4 : Car tant que nous demeurons dans ce tabernacle, nous soupirons sous son poids : non que nous désirions d’être dépouillés, mais d’être revêtus ; afin que l’immortalité consume ce qu’il y a de mortel. (A).

687 Mot de lecture incertaine.

688 Ex., 33, 20 : Dieu dit encore : Vous ne pourrez voir mon visage, car nul homme ne me verra sans mourir. (S).

689 Piscine probatique : nom du bassin établi près du Temple, dans lequel on purifiait les victimes destinées au sacrifice.

690 Job, 14,10 : Mais quand l’homme est mort une fois, que son corps séparé de son esprit est consumé, que devient-il ? (S).

691 Ecclésiastique [Siracide], 2, 6 : Ayez confiance en Dieu et il vous tirera de tous ces maux… (S).

692 décliner vers : s’éloigner, avec une idée accessoire de chute. (Rey).

693 Col., 3, 3 : Car vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. (S).

694 Col., 3, 4 : cum Christus apparuerit vita vestra tunc et vos apparebitis cum ipso in gloria : Quand Jésus-Christ, qui est notre vie, paraitra, alors vous paraitrez aussi avec lui dans la gloire.

695 Jean de la Croix : « O Verbe, Fils de Dieu, touche exquise qui, par la délicatesse de ton être divin pénètre subtilement la substance de mon âme ! tu l’absorbes avec une suavité infinie totalement en toi-même… […] Il faut savoir que plus la touche est légère, plus son contact est délicieux et plus elle apporte la joie. … Cette touche divine n’a ni grosseur ni lourdeur … touche ineffablement légère du Verbe qui se produit dans l’âme par rien moins que par ta substance très simple et ton être intime. (Vive Flamme B, str. 2, § 17 & 20).

696 Phrase inachevée, sans verbe actif...

697 Ps. 83, 6 : Heureux est l’homme qui attend de vous son secours, et qui, dans cettte vallée de larmes, a résolu en son cœur de monter et de s’élever toujours jusqu’au lieu que le Seigneur a établi. (S).

698 émus : mis en mouvement (Littré, 1er sens).

699 Rom., 8, 14 : Parce que tous ceux qui sont poussés par l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. (A).

700 Mt, 17, 4 ; Mc, 9, 4 : … Maître, il fait bon demeurer ici : faisons-y trois tentes… (A).

701 II Cor., 3, 18 : Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, notre gloire venant de la sienne, comme de l’esprit du Seigneur. (A).

702 avec sujet : avec raison.

703 Jb 29,18 : Je disais : Je mourrai dans le petit nid que je me suis fait, et je multiplierai mes jours comme le palmier. (S).

704 Ps., 138,10 [139, 11] : Et j’ai dit : Peut-être que les ténèbres me cacheront ; mais la nuit même devient toute lumineuse pour me découvrir dans mes plaisirs. (S).

705 Ps. 138,11 : …ses ténèbres sont à votre égard comme la lumière du jour même. (S).

706 Métaphore fréquente (reprise par ex. par madame Guyon dans ses Torrents : « Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. »)

707 Suppôt : celui qui, membre d’un corps, remplit de certaines fonctions pour le service de ce corps. (Littré, 1er sens).

708 Sens incertain, il doit manquer un mot dans le ms.

709 Jean de la Croix : « En cette nuit trois fois heureuse, / En mystère, n’étant point vue, / Moi ne regardant chose aucune, / J’allais sans lumière, sans guide, / Que le feu brûlant en mon coeur. [Explication, § 3-4 :] Les ténèbres spirituelles de cette nuit ont plongé dans l’obscurité toutes les puissances … Enfin elle ne s’appuie désormais sur aucune lumière particulière … Maintenant l’amour … meut et guide seul cette âme. Il la fait voler vers Dieu par un chemin solitaire, sans qu’elle sache de quelle façon elle s’avance. » (fin inachevée de la Nuit obscure, trad. Marie du Saint-Sacrement, chap. 25).

710 Ps., 16, 17 [17, 15] : …je serai rassasié lorsque vous m’aurez fait paraître votre gloire. (S).

711 Cantique, 5, 3 : … j’ai lavé mes pieds, comment pourais-je les salir de nouveau ? (S).

712 Jean de la Croix : « Celui-là donc qui refusera de sortir durant la nuit que nous avons décrite, pour se mettre à la recherche de son Bien-Aimé, celui qui refusera de se laisser mortifier et dépouiller de sa volonté, mais se contentera de le chercher dans un lit commode … celui-là ne le trouvera point. » (Nuit obscure, trad. Marie du Saint-Sacrement, chap. 24, § 4).

713 Ps., 138, 11 [139, 12] : Parce que les ténèbres n’ont aucune obscurité pour vous, que la nuit est aussi claire que le jour, et que ses ténèbres sont à votre égard comme la lumière du jour même. (S).

714 Jean de la Croix : « Ce repos et cette quiétude … l’âme l’obtient … de manière à pouvoir être enrichie stablement de cette union qui n’est autre qu’un divin mariage entre l’âme et le Fils de Dieu. » (Nuit obscure, trad. Marie du Saint-Sacrement, chap. 24, § 3).

715 Jn, 17, 21 : ut omnes unum sint sicut tu Pater in me et ego in te ut et ipsi in nobis unum sint… : afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous ; afin qu’ils soient aussi un en nous… (A).

716 Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, janvier 2007, dont la présentation comporte une biographie complète de Maur, ici complétée par un aperçu du chemin intérieur.

717 Cet ouvrage en quatre tomes fera ultérieurement l’objet d’un volume dans cette même collection, qui livrera un choix des textes encore vivants pour des moines d’aujourd’hui.

718 L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Desclée, 1958.

719 L’entrée à la divine sagesse composés par le R. P. Maur…, Bibl. Mystique du Carmel, 4 vol., Soignies [Belgique], 1921-1933.

720 Sigles : MS pour la « Montée spirituelle contenant huit degrés… », SS pour le « Sanctuaire de la divine Sapience », TM pour la « Théologie chrétienne et mystique ». Lorsque plusieurs extraits appartiennent à une même section d’un traité (titre ou chapitre), sa référence est donnée en fin de séquence.

721 Terme propre aux auteurs spirituels du siècle : Bernières, Bertot, Mme Guyon …

722 « O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu'une force secrète s'empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu'à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n'est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s'emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie… ». (Guyon, les Torrents, I, chap. IX, 3).

723 “L’esprit trépasse ici dans la jouissance, il s’écoule pour se jeter dans la nudité essentielle [...] dans la Simplicité sans nom, dans l’indétermination où nulle raison n’a prise. Or dans ce gouffre sans fond [...] il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour...” (Ruusbroec, Les Noces spirituelles, conclusion, trad. Bizet).

724 « Dieu a d’abord créé le monde comme une chose amorphe et dépourvue de grâce, et semblable à un miroir qui n’a pas encore été poli ; or c’est une règle de l’Activité divine de ne préparer aucun lieu sans que celui-ci ne reçoive un esprit divin […] effusion inépuisable […] Il n’y a donc qu’un pur réceptacle… » (Ibn Arabi, La Sagesse des prophètes, Adam, trad. Burckhardt).

725 “L'âme au sortir du tombeau […] est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, la soumission… ». (Guyon, les Torrents, I, chap. IX, 20).

726 Les références figurant dans notre étude « Maur de l’Enfant-Jésus, Grand Carme », section « L’œuvre », qui ouvre le volume Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, 2006, sont ici complétées dans leurs descriptions.

727 Référence absente du Catalogue Collectif de France ; l’exemplaire que nous avons consulté aux archives du Carmel de Clamart ne comporte plus sa page de titre ; s’agit-il d’une édition bordelaise comme c’est le cas de la Théologie de l’année précédente (également absente du CCFR) ?

728 L’édition de 1655 a pour titre : ENTRÉE A LA DIVINE SAGESSE, / COMPRISE EN PLUSIEURS Traitez Spirituels qui contiennent les Secrets de la Théologie mystique. / Composez par le R. P. MAUR DE L'ENFANT-JESUS, Prieur des Carmes reformez du grand Couvent de Bourdeaux. / Revue et augmentée par l’Autheur. / A PARIS, Chez Antoine Padelou, rue sainct Iacques, à l’Enseigne du S. Scapulaire. / MDCLV. / Avec Privilège du Roi. – Ce titre deviendra dans la dernière édition : L'ENTRÉE A LA DIVINE SAGESSE Comprise en plusieurs traités Spirituels qui contiennent les Secrets de la Théologie mystique et augmentés de nouveau d'un trait de la fidélité de 1’âme à son Dieu, COMPOSÉS PAR LE R. P. MAUR DE L'ENFANT-JESUS, Ex-provincial des Carmes réformés de la Province de Gascogne (+1690), NOUVELLE ET DERNIÉRE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE, Paris, MDCXCII, Avec Privilège du Roi et Approbation.


729 Cette Epître à la Sagesse éternelle apparaît dès l’édition de 1652.

730 Cette dédicace apparaît à la seconde édition de 1655.

731 Reproduit de l’édition de 1678, dernière édition de la vie de l’auteur. Cet avant-propos figure déjà dans la première édition de 1652.

732 Les deux paragraphes qui suivent apparaissent seulement en 1655 d’où la variante suivante : « …nul danger. / Pour les dialogues… » ( texte continu en 1652).

733 Le privilège donné à Paris le 19 mai 1654 apparaît dans l’édition de 1655 à la suite de l’Avant-Propos. Comme indiqué en introduction, il est suivi de trois Approbations délivrées en 1651 par le fr. Jean-Baptiste Gonet dominicain, par le fr. Arnal religieux Augustin, par le fr. Joseph de l’Ascension religieux carme, tous de Bordeaux et apparaissant sur l’édition de 1655. Celle du fr. Joseph se distingue par son contenu significatif.

734 Nous reproduisons ici l’approbation délivrée par le fr. Eustache de l’Incarnation, religieux carme, qui figure dans l’édition de 1651 de la Théologie chrestienne et mystique puis dans l’édition plus générale de 1678. (On est donc en présence de quatre attestations pour les diverses éditions, dont deux sont reproduites ici).


735 « Ils adoreront le Père en esprit et en vérité ». Jn 4, 23 (traduction Crampon, 1923).

736 « Le chemin, la vérité et la vie ». Jn 14, 6.

737 “Une seule chose est nécessaire, c'est qu'ils vous connaissent, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ”. Jn, 17, 3.

738 « Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ». I Cor. 1, 20.

739 « Goutez et voyez combien Yahweh est bon ». Ps 33, 9.

740 voir quelle doit être la règle de ses (Soignies ! l’éd. de 1655 est en parfait accord avec celle de 1678…).

741 « Il se faisait un bruit, partant du firmament étendu sur leurs têtes ; quand ils s'arrêtaient, ils laissaient retom­ber leurs ailes ». Ezéchiel 1, 25.

742 par une simple attention (seulement dans Soignies : retour de la volonté !)

743 Evoque les Torrents de madame Guyon.

744 1 Cor. 12, 31 : “Aspirez aux dons les plus parfaits...”

745 Prisons, enfers.

746 Job 6, 6 : “Comment se nourrir d'un mets fade et sans sel?”

747 opère lui-même à sa place (Soignies seul)

748 Omis par Soignies seul !

749 « Tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître » Jn 15, 15.

750 « Pour nous ressembler il les a toutes éprouvées, hormis le péché ». Hebr. 4, 15.

751 « La nourriture solide est pour les hommes faits » Hebr. 5, 14.

752 “Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélés aux petits. Oui, Père, je vous bénis, de ce qu'il vous a plu ainsi.” Matt. 11, 25-26.

753 « Qu'il renonce à soi-même .» Matt. 16, 24.

754 « Suis-moi. » Matt. 19, 21 ; Lc 17, 22.

755 étaler 1687 (corrigé).

756 entière abnégation (Soignies).

757 « Il n'y entrera rien de souillé. » Apoc., 21, 27.

758 « Quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple » Lc 14, 33.

759 bénit 1678

760 font encore quelque impression (Soignies)

761 rencontre : au sens d’opposition, vicissitudes.

762 hantise : fréquentation

763 appéter : désirer

764 « Mais ces titres qui étaient pour moi de précieux avantages, je les ai considérés comme un préjudice à cause du Christ » Philippiens 3, 7.

765 respect : raison, motif, rapport.

766 engloutir comme dans (précaution de Soignies)

767 « Soyez parfaits comme votre Père » Matt. 5, 48.

768 prévention : prévenance.

769 Comparaison reprise par madame Guyon : “Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail...” (Moyen court, ch. XXII, § 7-8) .

770 Madame Guyon, une correspondante de Maur, reprendra ce thème dans son Moyen Court.

771 “Et la nuit sera la seule lumière qui m'entoure.” Ps. 138, 11.

772 « Car l'homme ne peut me voir et vivre. » Ex. 33, 20.

773 “...prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer.” (Madame Guyon, Moyen Court, chap. I).

774 “Jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous.” Galat. 4, 19.

775 “Nous sommes transformés en la même image.” II Cor 3, 18.

776 dans cet abandon (Soignies).

777 “Mais l'homme meurt, et il reste étendu ; quand il a expiré, où est-il ?” Job 14, 10.

778 “...il lui faut mourir et expirer dans sa course...” (Madame Guyon, Torrents, I, VII, 33 ; et nombreuses reprises parallèles).

779 comme absorbée dans un abîme de vide, où (Soignies)

780 Sens : cela n'est point à sa portée.

781 Au sens d’une force agissante.

782 formes : imaginations, idées.

783 “Afin qu'ils soient uns comme nous sommes un.” Jn 17, 22.

784 “La crainte et l'épouvante m'assaillent et le frisson m'enveloppe.” Ps. 54, 6.

785 grièves : graves.

786 rebouchés : empêchés, obstrués.

787 “D'en haut Il a lancé dans mes os un feu qui les dévore.” Thre. 1, 13.

788 espèces : idées, souvenirs.

789 “Car tous ceux oui sont conduits par l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu.” I Rom. 8, 14.

790 « qui n'est pas permis à un homme de révéler » II Corinthiens 12, 4.

791 qui la fait reboucher : qui l’absorbe.

792 recueillir (Soignies)

793 mû (Soignies)

794 Moyens au sens d’intermédiaires. Le mystique cherche un contact immédiat.

795 Succombe 1678 (corrigé).

796 « Que nous sommes encore hommes et viateurs, et non point anges ni compréhenseurs. Que nous allons et marchons encore chargés… » Constantin de Barbanson, Anatomie de l’âme, Quatrième Traité. Viateur : sur la voie.

797 et 1678 (corrigé).

798 bénit (corrigé).

799 dans l'état de voyageur.

800 devant : avant de

801 beaux 1651 – agréables 1655

802 Pour le goût il le faut priver des morceaux délicats. Et quand on a quelque chose à manger, dont on ne peut et on ne doit se priver, qu’on mange au moins ce qui est de meilleur le dernier, afin de se priver autant qu’on peut de toute délicatesse. Pour 1655

803 Développé : dépouillé.

804 Néanmoins à cause que le plaisir qu’elles donnent, elles attachent excessivement 1651 – Nous corrigeons suivant 1655.

805 fantaisie : mémoire sensitive.

806 espèces : images sensibles, impressions des sens.

807 auxquels on s'arrête souvent, ou par désir, ou par poursuite réelle contre les lois. 1655

808 Mauvais, en cela je pèche et commets une offense. 1655

809 détruire fortement [: par force] ; mais 1655

810 bander : retenir.

811 pratique, aussi bien que toutes 1655

812 démarche être animées 1655

813 mort, nenny ; d’autant que 1652 – mort ; nullement, parce que 1655 – repris.

814 de cette marche : de ce degré.

815 qu’il doit 1655

816 Sens : que les images et impressions sensibles ne laissent plus en eux aucune trace.

817 hommes, comme ont été S. Paul l'Hermite, S. Hila­rion, Sainte Marie l'Egyptienne et autres, quand 1655

818 défaire 1655

819 d’iceluy 1652

820 bien immense et incomparable ; et cela 1655

821 chef 1655

822 pour devenir 1655

823 tenir que je prends des 1652 - corrigé 1655

824 entièrement 1655

825 comme aimant infiniment les hommes 1655

826 Seulement 1655

827 Dans Les trois portes du Palais de la divine Sapience, Dialogue 3e.

828 se servir : le moyen ou exercice dont elle doit faire usage.

829 part, à guise de 1652 – Nous corrigeons selon 1655.

830 gluant 1652 – Nous corrigeons selon 1655, ...mais gluant est plus intéressant !

831 fait ce que 1655

832 et mépriseurs des 1652 – Nous corrigeons suivant 1655.

833 Sauveur, en sorte qu’elle 1655

834 en Dieu même 1655

835 elle le voit 1655

836 Dieu, et 1655

837 il en est de 1655

838 comprendre ; quoiqu'elle ne la sente pas bien 1655

839 que de pénétrer de 1655

840 grand espace entre-deux 1655

841 c'est merveille de ce 1655

842 qu'il a laissé à 1655

843 pratique elle doit consister à 1655

844 il trouve ensuite de la difficulté à se rappliquer selon cet exercice ; et cette difficulté 1655

845 merveilles, si 1655

846 pensée 1655

847 être causé par aucun 1655

848 passé. / Or 1655

849 fait reboucher : absorbe.

850 dans l'état d'une si grande pauvreté et d'un tel dénuement, n'a 1655

851 ès 1652 – aux 1655

852 dedans, qu'il faut 1655

853 en 1655

854 vertu mais 1655

855 Au sens de mis en jeu.

856 Madame Guyon : “C'est donc dans ce tombeau que l'âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement… », Torrents, I, IX, 2.

857 l'âme ; sa capacité s'étend davantage, à mesure qu'elle est pénétrée. 1655

858 c'est de [ne pas] mettre quelque milieu [intermédiaire] entre 1655

859 viatrice 1652 – voyagère 1655 – que nous reprenons.

860 L’ordre est inversé par rapport à la pratique courante, allant ici du plus élevé au moindre des états. – Rappelons que nous utilisons à partir de maintenant l’édition de 1678, dernière du vivant de l’auteur qui s’avère identique à l’édition de 1655 (pour les ouvrages précédents nous avons utilisé l’édition de 1652 en donnant des variantes de 1655). – L’édition moderne de Soignies s’écarte légèrement du texte en le modernisant ou en arrangeant la syntaxe (tout en respectant généralement le sens profond), tandis que nous reproduisons exactement le texte primitif.

861 Ruusbroec : “...il doit se perdre lui-même dan l’indétermination sans mode [...] sans pouvoir jamais plus se retrouver [...] dans le vide qui s’ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd dans moyennant l’amour de fruition, et reçoir sans intermédiaire la clarté divine.” (Ruusbroec, Les Noces spirituelles, troisième livre, trad. Bizet)

862 anéanti et fait reboucher : anéanti et absorbé (éd. de Soignies)

863 « infinité » que nous corrigeons.

864 immobilement : immuablement (adopté par l’éd. de Soignies).

865 de ces amours très purs (exemple de correction de l’éd. de Soignies, ici pudique).

866 s’y joindre : s’y unir (Soignies).

867 Au sens de mouvement parfait (selon l’astronomie traditionnelle).

868 Jean de la Croix.

869 leur fouet : leur fléau (Soignies).

870 qui ne les dissipe pas trop aussi (Soignies).

871 apertement : ouvertement

872 affections (Soignies)

873 douleur (Soignies)

874 éprouve (Soignies) – Nous ne donnons que quelques exemples de tels affaiblissements et modifications.

875 désormais pour jusqu'à 1678 (ici, nous adoptons la correction stylistique de Soignies)

876 défaut : défaille

877 déréliction : état de l’être qui se sent abandonné. (Robert). - abandons (Soignies)

878 extroversion : dissipation (adopté par Soignies)

879 pressée par les attraits de (Soignies)

880 De l’édition de 1669, numéroté 1-11.

881 afin qu'elle soit dans la seule dispo­sition de Dieu (Soignies !). – capacité : de capere, capable. Néant capable de Dieu!

882 Ne se peut appliquer à icelles 1668 (que nous modernisons comme Soignies).

883 apertement : ouvertement.

884 désunie : détachée.

885 dans les (Soignies)

886 Probable allocution. L’édition de Soignies propose parfois une glose en lieu de texte ! – Celui-ci fait l’objet de l’approbation suivante : « J’ai lu un petit Traité de la Fidélité de l’Ame à son Dieu, colligé des écrits du Père Maur de l’Enfant-Jésus, religieux carme du couvent du S. Sacrement, dit des Billettes de Paris. Fait ce 17 novembre 1668. Grandin. »

887 L’HERMITE. (orthographe ancienne, éd. 1652) devient L’ERMITE en 1655.

888 remettons-nous entièrement entre 1655

889 En un rencontre si merveilleux est converti en féminin en 1655, correction que nous adoptons.

890 votre âge un 1655

89147 d'un solitaire, je 1655

892 Demandâtes : Mon 1655

893 Donner 1655

894 prétendez dans 1655

895 En aucun 1655 – Dorénavant nous ne signalons plus de telles légères retouches qui n’affectent que la forme.

896 V. Actes des Apotres, ch. V.

897 LE DISCIPLE 1655. La variante n’est plus signalée par la suite.

898 Non, cher disciple, tous 1655. La variante n’est plus signalée par la suite.

899 Ou à tout le plus (1652) – nous adoptons la correction de 1655.

900 Fantastiques : chimériques, imaginaires.

901 dans l'ordre que Dieu leur avait donné et dans 1655

902 déréglés ; ce qui viendrait 1655

903 principe, et partant il faut vous en mortifier. / En un mot 1655

904 Epitre III, 2.

905 Voilà en peu de mots ce 1655

906 peu de connais­sance 1655

907 aurez failli 1655

908 Engager 1655

909 suivent, qui 1655

910 agonies étranges 1655

911 Fais 1655

912 Espèces : images.

913 l'édifice qui 1655

914 me verrez marcher dans la voie de la perfection autrement que 1655

915 si ardentes. 1655

916 soif ardente, faute de 1655

917 En ce commencement autre chose que des ténèbres 1655

918 si dan­gereuse 1655

919 poursuive à vous enseigner les moyens les plus propres que 1655

920 grande sin­cérité 1655

921 solitaire 1655

922 il demeure 1655

923 milliace : mille au sens d’un grand nombre indéterminé.

924 Et ainsi elles nous font vivre dans 1655

925 vous semble d'abord impos­sible 1655

926 diverti : écarté

927 si peu qui soient véritables 1655

928 l'Esprit de Dieu, et faire 1655

929 Benoist Sauveur 1651 – nous adoptons la correction de 1655.

930 sensible que 1655

931 d'effort de tête 1655

932 Pratique indéficiente 1651 – nous adoptons la correction 1655

933 A mesure que vous éprouverez vos affections 1655

934 nenny 1651 – non 1655

935 Emeut à : met en mouvement vers.

936 Se dilater en icelle 1651 - s’y délicater et 1655

937 sans aucun moyen : sans intermédiaire.

938 à un anéantissement si 1655

939 lui semble boucher le

940 mort, il n'a plus de place 1655

941 proportionnées 1655

942 Dieu pour y con­sommer les ordures qu’elle 1655

943 qui ne passât à travers ces eaux gâtées 1655

944 soient purifiées 1655

945 espèces : imaginations, idées, souvenirs.

946 Il est pourtant besoin qu'il en soit ainsi, parce qu'elle ne fait 1655

947 parce que 1655

948 sensible ; c'est pourquoi je dis qu'il est nécessaire qu'il soit fait une sépa­ration 1655

949 consommation. / Il est à remarquer que 1655

950 L’esprit, qui quoi qu’elles soient tout à fait 1651 (Nous reprenons la correction 1655.)

951 plus parfaites seulement nous 1655

952 de mon âme : ainsi 1655

953 sortie d’icelle 1651 – sortie de celle-ci 1655.

954 Je vous ai répondu à cela 1651 – Je réponds à cela 1655

955 Dieu qui 1655

956 voir être si peu de chose après qu’il les lui a communiquées dans toute la plénitude de sa capacité (au prix de lui 1651 – Nous reprenons la correction de 1655 ; au prix : en comparaison.

957 mau­vaises que très difficilement, puisque 1655

958 mettre ses ves­tiges ; pour tout 1651 mettre de ves­tiges ; tout 1655

959 elle le possède tout 1651 – elle possède tout 1655 – correction reprise.

960 ait 1651 – soit 1655

961 Qui a remis. (colloquer : terme de jurisprudence).

962 béniste 1651 – bienheureuse 1655

963 ravie par là vers 1655 – reçu au sens d’un acquit ou décharge : le “second reçu” insiste sur la re-création mystique.

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